Jean Calvin, les deux royaumes et la loi civile
{Cet article fut publi sur http://theonomiebiblique.com/ le 27 fvrier 2014.}
En ce bref article, nous proposons de dmontrer deux choses, savoir : 1) Quil ny a aucune
correspondance entre la thologie des deux royaumes telle quelle fut articule par les
rformateurs du 16me sicle par rapport aux tenants modernes du dualisme luthrien
(VanDrunen, Horton, Tuininga, etc.). Nous montrerons comment Calvin, particulirement,
affirmait lexistence de deux rgnes non pour invalider lapplication de la loi de Dieu dans la
sphre civile mais, AU CONTRAIRE, pour fonder son droit, son utilisation. 2) Deuximement,
nous dmontrerons que pour Calvin, il ny a que la loi crmonielle qui est abolie, bien que nous
retenions sa substance en Jsus-Christ; les lois morales et judiciaires demeurent, les dernires
selon lquit qui les fonde.
Calvin et les deux royaumes
Au chapitre XX, livre IV, de son IRC[1], Calvin pose les fondements de sa thologie politique
quil oppose aux anabaptistes qui concevaient le gouvernement civil comme un domaine pollu,
duquel le chrtien devait rester loign. Calvin va plaider en faveur de linstitution du
gouvernement civil en affirmant quil ny a pas seulement un royaume, le royaume spirituel
qui rside dans lme et qui doit se soumettre linstitution de lglise, mais bien un deuxime,
lequel ne soppose pas au premier, et sans lequel on risque de voir menace la puret de la
foi . Ces propos sont clairement exprims en lInstitution, Livre IX.20.1 :
Nous avons reconnu deux rgnes dans ltre humain et nous avons dj assez parl du
premier, qui rside en lme ou dans ltre intrieur et qui concerne la vie ternelle. Il
convient maintenant de nous proccuper du second qui il revient dtablir seulement
une justice civile et de rformer la moralit sociale. Si ce sujet semble loign de la
thologie et de la foi que je traite, la suite des dveloppements montrera, pourtant, que
cest juste titre que je laborde ensemble avec cette doctrine. Surtout, parce
quaujourdhui, il y a des anarchiques violents qui voudraient renverser lordre dans la
cit, bien quil soit tabli par Dieu. Dautre part, ceux qui flattent les gouvernants, en
faisant une apologie dmesure du pouvoir, les font quasiment jouer tre des dieux.
Ainsi, si on ne prend pas linitiative de limiter ces deux excs, on risque de voir
menace la puret de la foi.
Cest galement dans cette perspective quil crit au Roi Franois Ier :
Or, cest votre fonction, Sire, de ne dtourner ni vos oreilles ni votre courage dune si
juste cause, tant donn, surtout, quil est question dune chose capitale : comment
maintenir la gloire de Dieu sur terre; comment conserver son honneur et sa dignit sa
vrit; comment sauvegarder totalement le rgne de Christ. Ce sujet est digne de retenir
votre attention, digne de relever de votre juridiction, digne de votre trne royal! Car un
vrai roi sait se reconnatre vrai ministre de Dieu en gouvernant son royaume. linverse,
celui qui ne rgne point avec la proccupation de servir la gloire de Dieu nexerce pas
une autorit lgitime, mais se comporte comme un brigand. Et on se trompe si on espre
une longue prosprit pour un rgne qui nest pas soumis au sceptre de Dieu, cest--dire
sa sainte Parole.[2]
Au paragraphe suivant qui sintitule Les deux rgnes ne sont pas antithtiques , Calvin va
dvelopper la question de la complmentarit des deux royaumes, lesquels se complmentent et
se supportent du fait que le gouvernement civil a le devoir de faire respecter la premire table de
la loi (IX.20.2;9) :
Comme nous avons dj indiqu que ce rgne diffre du rgne spirituel et intrieur de
Christ, il faut reconnatre aussi quil ne sy oppose pas. Le rgne spirituel nous procure,
dj sur la terre, un avant-got du bonheur ineffable et ternel. Le but du rgime
temporel du gouvernement est, tant que nous vivons dans la socit des humains, de
veiller sur le service extrieur de Dieu et de subvenir ses besoins, de veiller sur la pure
doctrine et la religion, de protger le bien-tre de lglise, de nous aider observer
lquit ncessaire, de promouvoir une justice civile dans le domaine des murs, en vue
de la paix commune et de maintenir la loi et lordre pour le bien de tous. (IV.20.2)
Dans le paragraphe Abus des pouvoirs spirituel et temporel (IV.11.8) Calvin va affirmer que les
rgnes spirituel et temporel sont des lments fondamentaux et constitutifs de lordre
thocratique tabli par Dieu en Isral:
Quelle est la seigneurie de Jsus-Christ dans tout cela, lui qui, sans aucun doute, a
voulu que les ministres de sa Parole ne fassent pas partie des seigneurs du monde,
lorsquil dit: Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent mais il nen sera pas
de mme parmi vous (Matthieu 20.25-26; Luc 22.25-26)? Par ces paroles, il indique non
seulement que loffice de pasteur est diffrent de celui de lautorit civile, mais que les
deux sont tellement distincts quils ne peuvent pas tre exercs par la mme personne.
Que Mose ait exerc ces deux charges ensemble (Exode 18.16) est dabord d un
miracle et, ensuite, cela na t que temporaire, jusqu ce que la situation se soit
stabilise. Ds que Dieu a prescrit lorganisation quil voulait, il nest rest Mose que
le gouvernement civil du peuple. Quant la prtrise, il la transmise son frre Aaron,
et juste titre. Il serait, en effet, surhumain pour une seule personne dassumer les deux
charges.
Calvin et la loi judiciaire
Au chapitre 15, Calvin va dvelopper les distinctions internes de la loi, morale-judiciaire-
crmonielle, tout en nuanant au chapitre 16 que la loi judiciaire quil vient dabroger au
chapitre prcdant, est toujours normative selon lquit qui la fonde. Il y distingue entre lquit
et la Constitution (ou formulation), ce qui est le fondement de la distinction que lon retrouve
dans les confessions ultrieures, de Westminster et de 1689 (19.4)[3] :
Mon propos sclairera si, dans les lois, nous discernons les deux choses suivantes: la
formulation de la loi et lquit qui la fonde. Lquit, puisquelle est naturelle, est
toujours la mme pour tous les peuples. Cest pourquoi toutes les lois du monde, quel
quen soit lobjet, doivent en revenir la mme quit. Quant aux constitutions ou la
formulation, puisquelles sont lies aux circonstances, dont elles dpendent en partie, il
ny a rien dtonnant ce quelles soient diverses, si du moins elles tendent, de la mme
manire, au mme but quest lquit. (IX.20.16)
Plus loin dans le mme paragraphe, Calvin va, par quelques exemples, lucider son propos : les
lois dictes peuvent tre plus ou moins svres, mais elles doivent nanmoins maintenir lesprit
de la loi mosaque. Remarquez dans le texte les deux mots de lexpression: qui tendront vers ce
but et qui seront limites par ces bornes [4] :
Ainsi, les lois soumises cette rgle, qui tendront vers ce but et qui seront limites par
ces bornes, ne doivent pas nous dplaire quelles que soient leurs diffrences avec la Loi
mosaque ou entre elles. La Loi de Dieu interdit de voler. On peut voir dans le livre de
lExode quelle tait la peine prvue pour les larcins dans la lgislation des Juifs (Exode
22.1-4). Les plus anciennes lois des autres nations ont puni les voleurs en leur faisant
rendre au double ce quils avaient drob. Celles qui sont venues, ensuite, ont distingu
entre les vols manifestes et cachs. Dautres ont t jusquau bannissement, certaines au
fouet et dautres jusqu la mort. (IX.20.16)
Ailleurs, dans son Brive instruction pour armer tous bons fidles contre les erreurs de la secte
commune des Anabaptistes (1545), Calvin va, tout comme il le fit dans son Institution, rfuter le
retraitisme des partisans de la rforme radicale et affirmer limportance du gouvernement
civil, lactualit de la loi de Mose et des lois judiciaires pour tous les peuples :
Ils rpliqueront (les anabaptistes) possiblement, que tout ce gouvernement civil du
peuple dIsral tait une figure du Rgne spirituel de Jsus-Christ, & pourtant quil na
dur que jusqu sa venue. Je leur confesse bien, quen partie il a t figure : mais quil
nait t autre chose, je leur nie : & non pas sans raison. Car a t de soi-mme un
gouvernement politique, comme il est requis quil y en ait en tous peuples. Quainsi
soit : il est dit de la prtrise lvitique, quelle doit prendre fin & abolie lavnement de
notre Seigneur Jsus. Ou est-ce que cela est dit de la police externe? Il est vrai, que le
sceptre & le gouvernement doit tre t de la lign de Juda, & de la maison de David;
mais quil ne doit plus avoir gouvernement aucun, cela est manifestement contre
lcriture. [5]
Cest cette conception qui lamnera affirmer dans son chapitre Explication des dix
commandements (II.8.35, 37) :
Dieu nous ordonne dhonorer les parents qui nous ont engendrs dans cette vie, ce que
la nature elle-mme doit nous enseigner. Tous ceux qui sen prennent lautorit
paternelle, pour la mpriser ou se rebeller contre elle, sont des monstres, pas des
hommes! Cest pourquoi notre Seigneur ordonne, juste titre, de mettre mort tous
ceux qui dsobissent leur pre et leur mre. En effet, puisquils ne reconnaissent pas
ceux par lesquels ils sont venus la vie, ils sont assurment indignes de vivre
(II.VIII.35)
Si le Seigneur promet sa bndiction, dans la vie prsente, ceux qui auront t
obissants leurs pres et leurs mres, de la mme manire mais linverse, il indique
que sa maldiction sera sur tous ceux qui auront t rebelles. Et, afin que son jugement
soit excut, il ordonne dans sa Loi que justice soit faite. Si ces personnes chappent aux
mains des hommes de quelque faon que ce soit, Dieu sen chargera. [6] (II.VIII.37)
[1] Institution de la Religion Chrtienne.
[2] Jean Calvin, Institution de la Religion Chrtienne, ptre au Roi, dition Krygma, p. XXIX.
[3] Il faut toutefois considrer que bien que la rception de la thologie politique de Calvin chez
les puritains est quasi-intgrale, elle connue nanmoins un dveloppement non-ngligeable quil
faut prendre en compte lorsque lon situe larticle 19.4 de la confession dans son contexte
historique.
[4] Certainement, ces deux catgories sont relies au fait que Calvin soppose tant aux anarchistes
anabaptistes quaux absolutistes : Surtout, parce quaujourdhui, il y a des anarchiques violents
qui voudraient renverser lordre dans la cit, bien quil soit tabli par Dieu. Dautre part, ceux
qui flattent les gouvernants, en faisant une apologie dmesure du pouvoir, les font quasiment
jouer tre des dieux. (IV.XX.1)
[5] Extrait de la Brieve instruction pour armer tous bons fidles contre les erreurs de la secte
commune des Anabaptistes (1545).
[6] Idem, p. 338.