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  • Rsum

    Le recours des formes pseudonymiques, au xviie sicle, ne sert pas seulement se cacher et na pas pour seul but le dsir dchapper aux perscutions et aux poursuites judiciaires. Pour autant, limportance de lusage des pseudonymes, cette poque, comme dispositif dautoprotection ne doit pas tre minimise. Si une quelconque spcificit liber-tine dans lusage des pseudonymes nest pas rechercher au-del de celle attendue pour lpoque que met en vidence Adrien Baillet dans Les Auteurs dguiss (1722), ouvrage qui va nous servir de guide, il nen demeure pas moins que, pour les contemporains, parmi les motifs et finalits du recours aux pseudonymes, gnralement jugs indfendables, figurent la publication douvrages libertins , entendus par l des livres portant atteinte la religion ou/et aux bonnes murs. Il sagira donc dexaminer comment la doxa contempo-raine jugeait le recours aux pseudonymes, quel tait le discours dominant en la matire et quel type de taxinomie des motifs conduisant ladoption de faux noms pouvait tre propose.

    Abstract

    In the seventeenth century, the use of pseudonyms did not just serve to hide one-self and to escape from persecutions or judicial action. Still, the importance of pseudo-nyms as a means of self-protection at that time should not be underestimated. Although this specific libertine usage of pseudonyms cannot be investigated beyond the evidence found in Adrien Baillets Les Auteurs dguiss, which we will use as a guide, it is nevertheless clear that the publications of libertine books, with regard to religion and/or morals, figured as an important ground or aim for the use of pseudonyms. This essay intends to examine how the prevailing orthodoxy at the time judged the use of pseudonyms and what the dominant opinion on this topic was. It will also propose a taxonomy of grounds which led to the adoption of pseudonyms.

    Jean-Pierre CavaillPseudonymie et libertinage

    la lumire de louvrage dAdrien Baillet : Les Auteurs dguiss

    Pour citer cet article : Jean-Pierre Cavaill, Pseudonymie et libertinage la lumire de louvrage dAdrien Baillet : Les Auteurs dguiss , dans Interfrences littraires/Literaire interferenties, n 9, novembre 2012, pp. 165-179.

    http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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  • Interfrences littraires/Literaire interferenties, n 9, novembre 2012

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    pseudonymie et libertinage la lumire de louvrage dAdrien Baillet : Les Auteurs dguiss

    Dun ct [la vanit] porte [les auteurs] se produire, lors quils font paratre leur nom et leurs qualits, ou quils donnent dautres marques pour se faire connotre ; de lautre, elle forme en eux une complaisance secrete lors quils se cachent, afin quils puissent se glorifier destre cachs. Et il faut avouer que cette espce de gloire toute extraordi-naire quelle parot a ses charmes et a ses douceurs particulieres, puisque le raffine-ment la fait attacher mme son ennemie, qui est lobscurit.1

    De nombreux ouvrages considrs comme relevant du courant dit liber-tin , parce quils portent atteinte la religion ou (et) aux murs, sont parus soit sous anonymat partiel (initiales, acronymes, etc.) ou complet, soit sous la protec-tion de pseudonymes. Ainsi des Dialogues limitation des anciens de Franois La Mothe Le Vayer, publis sous le pseudonyme Orasius Tubero, les Considrations politiques sur les coups dtat de Gabriel Naud, paru trs confidentiellement Rome sous les initiales de G N P (Gabriel Naud Parisien), le fameux Alcibiade Fanciullo a scola dAntonio Rocco, circulant sous les seules lettres D P A (sans doute Di Padre Antonio), qui les firent attribuer lArtin (Di Pietro Aretino), ou encore le Corriere svaligiato, dont lauteur, Ferrante Pallavicino, se dissimula en vain sous le pseudonyme acadmique de Ginifacio Spironcino2.

    Dautres se sont cachs derrire des prte-noms ; ainsi le nom de De Vaux, en tte des Jeux de linconnu, a-t-il pu recouvrir les productions dAdrien de Monluc et de ses amis. Certains auteurs dits libertins , choisirent de se faire connatre travers un pseudonyme, comme le sulfureux pote Charles Dassoucy3, en prenant un nouveau prnom, comme Tristan lHermite (qui se prnommait Franois), ou encore par lusage de leur seul prnom de baptme,

    1. Adrien baillet, Auteurs dguiss sous des noms trangers, emprunts, supposs, faits plaisir, chiffrs, renverss, retourns ou changs dune langue en une autre, dans Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs, vol. 6, Paris, Charles Moette, 1722, p. 349. Les rfrences cet ouvrage se feront dsormais entre parenthses dans le texte.

    2. On pense aussi lanonyme parution de lcole des Filles, aux Dialogues apocryphes de Luisa Sigea mise en latin par un pseudo Joannes Meursius derrire lequel se cachait Nicolas Chorier ou encore louvrage qui est considr souvent comme la synthse du libertinage philosophique, le Theophrastus redivivus, dont le titre mme est une forme de pseudonyme.

    3. Voir la prface de Dominique Bertrand son dition de Charles Coypeau dassouCy, Les Aventures et les prisons, Paris, Champion, Sources classiques , 2008, p. 19.

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    comme Thophile (de Viau), quun auteur plus infortun encore, Claude le Petit, reprendra une gnration aprs en se faisant appeler Thophile le Jeune.

    Ces derniers exemples montrent que le recours des formes pseudony-miques, au xviie sicle, ne sert pas seulement se cacher et na pas pour seul but le dsir dchapper aux perscutions et aux poursuites judiciaires, mme si bien des exemples attestent de cette pratique.

    cette poque, lusage des pseudonymes est trs largement rpandu et tolr, malgr les dispositions, dailleurs limites, du Concile de Trente (1546)4 et, en France, les dits royaux successifs (Henri II, 1547, 1551 ; Charles IX, 1573 ; Louis XIII, 16265) tendant, non sans hsitation, limposition du nom vritable de lauteur en tte des livres. Ainsi, le rpertoire de Pierre Conlon permet de constater que sur 396 ouvrages publis en 1696, 236 ne portent pas le vrai nom de leurs auteurs6. Certes, dans le feu des controverses, le recours au pseudonyme est souvent dnonc comme le fait dune me basse et lche, le cas chant par un auteur qui lui-mme nhsite pas adopter un nom demprunt ! Aussi cet usage, en soi, nest-il nullement la marque dun quelconque libertinage ni dune quel-conque htrodoxie ou dissidence. Les plus sourcilleux champions du Concile de Trente eux-mmes, commencer par le cardinal Bellarmin, recoururent aux pseudonymes dans leurs ouvrages de controverse antiprotestante7.

    Limportance de lusage des pseudonymes, cette poque, comme dispo-sitif dautoprotection ne doit pas tre minimise ; mais il ny a pas cet gard de spcificit libertine ; toute forme de dissidence tait susceptible de reprsenter un danger pour les auteurs, mmes les mieux protgs8.

    On ne cherchera donc pas ici une quelconque spcificit libertine dans lusage des pseudonymes, au-del de celle attendue pour lpoque que donne louvrage qui va nous servir de guide, en cela parfaitement reprsentatif : le mot de libertinage en effet renvoyant la fin du xviie sicle, souvent de manire diffrencie (ce qui nest pas le cas plus tt), la transgression des normes morales et/ ou reli-gieuses. Au contraire, les auteurs que lhistoriographie subsume sous cette catgorie ne se distinguent nullement dans leurs pratiques pseudonymiques, abstraction faite

    4. Ce seroit une chose infinie de rechercher les xemples des bons et des mchans Livres anonymes & pseudonymes qui ont t approuvs & condamns en France, sans quon ait jamais fait lhonneur ce Decret du Concile de Trente de se souvenir de lui & de sa disposition, soit pour sy conformer, soit pour sen carter exprs . Du reste les Pays o le Concile de Trente semble avoir t re sans rserve, ne se sont pas distingus de la France par cet endroit (Adrien baillet, Auteurs dguiss, op. cit., p. 277).

    5. Voir encore le chapitre trs complet (I, 7) que Baillet consacre aux dispositions du Concile et aux dits royaux, leurs restrictions et surtout leur absence dapplication relle.

    6. Prlude au Sicle des Lumires, Genve, 1970-1975, t. 1, observation faite par Gian Luca mori, Anonymat et stratgies de communication : le cas de Pierre Bayle , dans Lettre Clandestine. Bulletin dinformation sur la littrature philosophique clandestine de lge classique, n 8, Anonymat et clandestinit aux xviie et xviiie sicles , 1999, p. 20. [En ligne], URL : http://www.lett.unipmn.it/~mori/bayle/pdf/anonym.pdf

    7. Voir ce sujet, Adrien baillet, I, 7. Baillet rappelle que Bellarmin signa du nom de son secrtaire Matthaeus Tortus sa rponse au trait de Jacques Ier, Triplici nodo, triplex cuneus, imprime en 1608 et emprunta par ailleurs les noms dAdolphus Schulckenius et de Francescus Romulus (op. cit. p. 278).

    8. Mme un monarque pouvait recourir aux pseudonymes, pour des raisons prudentielles excdant la seule protection individuelle (Jacques Ier dans ses controverses avec Bellarmin, par exemple). Louvrage Triplici nodo triplex cuneus, apologie du serment dallgeance, attribu Jacques Ier (et que le monarque revendiqua lui-mme dans sa rdition) portait sa parution le nom de laumnier royal L. Cicestriensis, pseudonyme de Lancelot Andrewes, vque de Chichester (un pseudonyme peut donc en cacher un autre !).

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    des motifs spcifiquement libertins (dsir de couvrir la licence et limpit). Les auteurs rputs libertins investissent des procds tablis et fort communs. Il nen demeure pas moins que, pour les contemporains, il est vident que parmi les motifs et finalits du recours aux pseudonymes, gnralement jugs ind-fendables, figurent la publication douvrages libertins , entendus par l des livres portant atteinte la religion ou/et aux bonnes murs.

    Il est donc utile dexaminer dabord comment la doxa contemporaine ju-geait le recours aux pseudonymes, quel tait le discours dominant en la matire, et dautre part quel type de taxinomie des motifs conduisant ladoption de faux noms pouvait tre propose. Nous disposons pour cela dun ouvrage dune trs grande richesse et qualit danalyse, Auteurs dguiss dAdrien Baillet (sous les seules initiales A B dans le privilge), grand rudit, esprit critique et curieux, mais toujours sou-cieux de se conformer ce qui lui parat tre le plus communment acceptable par ses contemporains9. Chez lui, ni grands emportements contre les crits libertins et licencieux , ni complaisance, au moins visible, leur gard. Cest bien en ceci quil est prcieux.

    1. une apologie de lusage du pseudonyme

    Baillet semploie dabord innocenter autant quil le peut le recours aux pseudonymes, en cherchant le ramener une pratique indiffrente , qui nest louable ou blmable que par ses usages. En ceci, il se place dans le droit fil du dis-cours moral le plus commun son poque concernant les actes indiffrents et la licit de la dissimulation lorsquelle est utilise bonne fin ; cacher le vrai ntant nullement en soi une tromperie ou un mensonge. Ainsi de lanonymat, qui consiste cacher le nom de lauteur, dissimulation indiffrente en soi ; mais il est moins facile dinnocenter les pseudonymes, simulation de nom qui entre dans le domaine de la tromperie, en induisant le lecteur en erreur.

    Un Auteur veut-il ntre pas connu, veut-il tout srieusement demeurer cach ? Quil prenne le parti de se faire Anonyme: il ny a rien dans cette conduite que de fort indiffrent, je dis plus, rien que de fort innocent tant que sa conscience ou ses devoirs ne lobligeront pas de se produire & de comparotre. Mais quun Auteur qui aura les mmes vus, les mmes intentions, veuille se rendre Pseu-donyme, cest vouloir au moins se faire connotre dune certaine manire en se cachant de lautre; cest se jouer de la bonne foi de son Lecteur & lui donner le change. Cest se montrer mal & se cacher mal tout la fois, & par consquent pcher doublement contre la sincrit du cur. (p. 263)

    Telle est lobjection et en quelque sorte la critique que sadresse lui-mme Baillet, qui consent admettre qu

    Il ny a point de motif aussi spcieux, aussi juste, aussi honnte quil puisse tre, qui soit capable de leur mriter autre chose que le pardon : point de modestie, point de prudence, point de ncessit qui puisse en rectifier le fond

    9. Paris, 1690. Voir galement les ouvrages de Johann deCKHerr, De scriptis adespotis, pseude-pigraphis, et supposititiis conjectuae, Amsterdam, 1686 (3e dition, contient la lettre de Pierre Bayle, de Scriptis Adespostis) et Vincent plaCCius, De scriptis et scriptoribus anonymis atque pseudonymis syntagma, Hamburgi, 1674. Sur ce corpus, il faut lire louvrage indispensable de Maurice lauGaa, La Pense du pseudonyme, P.U.F., criture , 1986.

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    jusqu leur communiquer linnocence, & jusqu faire une vritable vertu de ce dguisement. (p. 263)

    Toutes ces concessions la morale chrtienne prise dans toute sa rigueur sont de pure forme, car lusage le plus rpandu, tout simplement sy oppose et lintention de Baillet, proche parfois des Jansnistes, nest pas de prcher le rigorisme (du reste les Jansnistes eux-mmes furent de grand usagers du pseudonyme : que lon songe aux Petrus Aurelius, Louis de Montalte, William Wendrock, Paul Irne10, etc.). Sil doit concder quil ny a donc pas dAuteur Pseudonyme de quelque espce que soit son dguisement, dont la conduite puisse tre absolument innocente , cest pour insister sur le fait que celle-ci est souvent excusable (pp. 264-265). La cha-rit chrtienne, daucuns diraient le laxisme moral, est prfrable la rigueur :

    Linclination que nous devons avoir pour diminuer toujours le nombre des coupables, & davoir des penses favorables de la conduite dautrui me porte ne considrer le changement des noms comme criminel, que lorsquon prend des noms destins mentir ou nuire. Si les noms feints ou supposes ne sont pas faits pour rendre aucun de ces mauvais offices soit la vrit, soit la charit, je ne puis approuver la svrit de ceux qui veulent quon les laisse envelopps dans la condition des autres. (p. 267)

    Ainsi suffit-il que ladoption de noms demprunt obisse des motifs lgitimes et honntes et que lon ait de bonnes raisons pour se drober la connoissance de ceux qui lon a intrt de ne se pas faire connotre , voire mme que ce dgui-sement soit simplement indiffrent tout le monde (p. 245), cest--dire quil ne porte tort personne et napporte aucun trouble, ni ltat ni lglise.

    Il faut donc envisager lusage des pseudonymes pour les ouvrages dont lhonntet put paratre problmatique, en relation cette grande indulgence voire bienveillance lgard dune pratique universellement adopte.

    Le temps nest plus, en effet, souligne Baillet, o la licence de feindre les noms et de travestir les personnes (p. 260) se bornait la posie, au thtre et au roman. Du reste cette pratique usuelle consistant dguiser le nom de lauteur ou, pour les comdiens, de prendre des noms de scne, ntait pas dissociable de lhabi-tude de changer les noms des personnes relles voques dans les uvres de fiction, habitude juge prfrable la publication des noms vritables. Sur ce plan dailleurs, entre ce pass tout fait indtermin dun tat innocent du pseudonyme limit la fiction et le prsent, rien na vraiment chang. Les uvres de fiction exigent une pratique systmatique du dguisement des noms comme du reste ; il paratrait au contraire incongru, inconvenant et mme offensant de ne pas y procder11. Spon-

    10. Respectivement Duvergier de Hauranne, Pascal et Nicole, pour les deux derniers.11. Personne nauroit peut-tre trouve redire la licence de feindre les noms & de traves-

    tir les personnes, si elle toit demeure dans ses bornes anciennes. Elle avoit presque toujours t renferme dans la Posie, & rarement lavoit-on vu passer le thtre. Les Potes & les Comdiens avoient reu le privilge de se dguiser, & de dguiser les autres sans que personne et paru leur porter envie. II ny avoit point dabus ou de dsordres craindre de leur part dans ces sortes de fictions, parce quon toit persuad quils ne prtendoient abuser de la bonne foi de qui que ce ft, & quils nimposoient personne. [] On na jamais cri contre les Potes & les Comdiens pour avoir associ les Auteurs de Romans leur privilge. Les liaisons troites & les rapports merveilleux qui se trouvent entre leur profession & celle de ces derniers, demandoient quils les laissassent entrer en communication dun droit dont lusage leur est indispensable. La fiction des personnes ne leur est pas moins ncessaire que celle des choses pour faire rgner le Vraisemblable ou le Merveilleux dans leurs compositions. Ceux mme qui ont eu dessein de renfermer lHistoire des choses vritables

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    tanment, la fiction nest pas saisie comme trangre toute ralit assignable, mais sy rapporte par le biais de procdures de travestissement qui suffisent lui confrer un statut ludique et la rendre socialement inoffensive. Il sagit l, bien sr, dun dis-cours faussement candide, suggrant lexistence dune sorte dtat normal, norm et parfaitement accept de la fiction, protg par ses conventions et la licence potique dont elle bnficie.

    Cela permet Baillet dassocier aux potes, aux comdiens et aux roman-ciers les auteurs dcrits satiriques lgitimes , ceux qui reprennent les vices sans dchirer les personnes, grce en particulier aux changements de noms, de sorte que l encore le pseudonyme apparat comme une extension naturelle de lart du travestissement12. Enfin, la mme classe des usagers innocents, ou du moins de peu de compte, des noms travestis, figure les faiseurs dalmanachs et de pronos-tics , genres de nulle considration et dsormais quasi teints, prcise Baillet, du fait mme que lon ne chercha pas le censurer, laissant toute libert aux auteurs de controuver les noms comme les choses13. Bref, les pseudonymes, dans tous ces genres mineurs, ont presque toujours t jugs de nulle consquence dans la vie civile . Ce presque , videmment, en dit long, dans un sicle qui a vu les procs criminels de Thophile de Viaux, de Ferrante Pallavicino, de Thophile le Jeune, et eu gard aux difficults, soucis, censures et perscutions de bien dautres potes et satiristes ; ou plutt il signifie, pour la voix de la doxa quest ici Baillet, que ceux-l ont t poursuivis parce que leurs pomes et leurs satires ntaient pas lgitimes et nullement parce quils avaient cach et dguis leurs noms.

    Mais surtout, ce qui caractrise le sicle prsent, pour Baillet, est lextension de la pratique pseudonymique tous les genres dcriture, y compris les plus nobles et les plus graves : Il ny a point de Profession parmi les Lettres o lon ne voye des lgions entires de ces sortes de Pseudonymes, qui ont mieux aim porter de faux noms que de nen point avoir du tout (p. 261). La grande majorit de ses contem-porains, note-t-il, qui ne mettent pas leur vrai nom en tte dun livre prfrent en effet recourir au pseudonyme qu lanonymat, pour deux raisons selon lui : lesp-rance de limpunit constate chez les potes, les romanciers et les comdiens, et surtout linclination particulire que les hommes ont toujours fait parotre pour la fiction & pour la dissimulation .

    Si lon espre rester impuni, cest videmment que lon craint la punition si lon publiait visage dcouvert. Ce qui ne veut pas dire, comme on le verra, que, pour Baillet selon une opinion trs largement partage son poque , ces motifs ne puissent tre lgitimes. Qui, au xviie sicle, pourrait affirmer que seuls sont punis

    dans leurs Romans, auroient infailliblement t blms du Public, sils navoient eu recours la fic-tion des noms pour envelopper leurs vrits. (p. 260).

    12. Il semble quon ne puisse nier quon nait encore laiss tendre le privilge de changer les noms par voie de dguisement jusquaux Auteurs satiriques. Jentens seulement ceux qui ont connu lusage lgitime de la satire, & qui ne sen sont pas carts ; ceux qui se sont contents dexposer les dfauts au jour pour leur donner un tour ridicule plutt que pour dchirer ou dtruire ceux qui en taient coupables & ceux qui ont eu la discrtion de cacher les personnes en dcouvrant leurs vices. (p. 260).

    13. Enfin, la petite figure que les faiseurs dAlmanachs & de Prognostics ont toujours faite dans le monde na peut-tre pas peu contribu lindulgence dont on a toujours us leur gard touchant la libert quils se sont donne pour la supposition des noms, comme pour celle des choses. Les Potes ne leur ayant jamais intent de procs pour avoir usurp leur privilge, le Public na pas cr sy devoir intresser plus queux. Ils ont eu lieu de feindre impunment tout ce qui leur a pl. Personne nayant form dobstacle leur manie. (p. 261).

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    ou inquits les lettrs qui le mritent ? Ce lgalisme sans faille est tout fait tran-ger en une poque o les conflits religieux et civils font rage et o chacun sait que l envie dun puissant, ou de ses pairs (malgr le mythe mais justement il ne sagit que dun mythe de la libert et de lgalit de la Rpublique des lettres, dont Baillet se fait pourtant le chantre), peuvent suffire ruiner la carrire, voire ter la vie dun homme de lettres.

    La seconde raison, le got des hommes pour la fiction & la dissimulation , fait apprhender ce que lon pourrait nommer une esthtique des pseudonymes. Sil ne sagissait que des bonnes et mauvaises raisons de cacher son nom, lanony-mat ferait laffaire. Baillet conduit envisager, travers linclination, quil semble partager lui-mme, pour la fiction & la dissimulation , le jeu social du masque pseudonymique, qui va lencontre du strict anonymat et consiste aussi bien fourvoyer le lecteur par de fausses attributions qu donner des indices sur la per-sonne de lauteur, par acronymes, toponymes, anagrammes ou encore latinisations ou hellnisations du nom. Cest l tout le paradoxe, a priori contre performant, mais quaffectionnent les gens de lettre, pour la dissimulation partielle du pseudonyme se montrer mal & se cacher mal tout la fois (p. 263) , au demeurant aussi rpandue parmi les auteurs rputs libertins que parmi les autres.

    2. les motifs des pseudonymes Baillet entreprend danalyser les raisons du recours aux pseudonymes par-

    tir dune revue circonstancie de ses motifs psychologiques, composant une sorte de petit trait des passions des auteurs masqus. Il en ressort une trs grande diversit de motivations, complmentaires ou au contraires exclusives, souvent innocentes dun point de vue moral, parfois rprhensibles, ou blmables, selon le contenu des ouvrages.

    Voici la liste non exhaustive de ces motifs :

    Il suffira de vous faire remarquer parmi les principaux motifs qui ont port les Auteurs changer de nom, lamour de lAntiquit prophane qui a excit plu-sieurs de nos Modernes prendre des noms qui toient de lusage de lancienne Grce ou de lancienne Rome ; la prudence qui a fait chercher aux Auteurs les moyens darriver leurs fins sans tre reconnus ; la crainte des disgrces & des peines de la part des Adversaires qui ont le crdit & lautorit en main ; la honte que lon a de produire ou de publier quelque chose qui seroit indigne de son rang ou de sa profession ; & la confusion qui pourroit revenir des Ecrits, du succs desquels on a quelque raison de se dfier ; le dessein de sonder les esprits sur quelque chose qui pourroit parotre nouveau, & sujet tre bien ou mal re ; la fantaisie de cacher la bassesse de sa naissance ou de son rang, & celle de rehausser quelquefois sa qualit ; le dsir dter lide que pourroit donner un nom qui ne seroit pas dun son agrable ou dune signification heureuse.

    Il ne faut pas oublier dy ajouter la modestie de ceux qui ne se soucient pas de parotre ni de recueillir les fruits passagers de leurs travaux; la pit de ceux qui veulent laisser des marques extrieures de leur changement de vie ; la fourbe & limposture pour sduire les simples & les ignorans qui ne peuvent juger du fonds que par la surface; la vanit qui donne quelquefois le change la modestie au sujet du mpris quon peut faire de la gloire laquelle les autres aspirent en crivant ; la mdisance ou lenvie de mdire avec impunit, & dinjurier son aise ; limpit & le libertinage desprit, dont le motif a beaucoup de rapport avec la crainte dtre dcouvert & de sattirer quelque tempte ; enfin le mouve-

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    ment dune pure gaiet de cur excite par quelque rencontre, ou par un simple caprice de limagination (pp. 284-285).

    Cette revue, pour Baillet, simpose, car il sagit, par la multiplicit des motifs pos-sibles, de rendre compte de la multiplicit des formes de pseudonymat. Le bio-graphe de Descartes dresse ainsi un panorama assez complet de tout ce que les contemporains ont pu dire pour expliquer, excuser, justifier ou condamner le re-cours aux pseudonymes en gnral, mais surtout en des cas particuliers. Limpit et le libertinage desprit y paraissent ainsi aux cts de lamour de lantiquit, de la prudence, de la crainte des disgrces, de la honte, de la modestie, de la pit, de la fourbe et de limposture, de la vanit, de la mdisance, de la pure gat et dautres motifs plus particuliers, comme la volont de sonder les esprit, de cacher la bassesse de son extraction sociale, ou le dsir de se dbarrasser dun nom disgracieux ou ridicule. Si la taxinomie de Baillet est quelque peu brouillonne, elle a le mrite de permettre de couvrir entirement le champ des utilisations empiriques possibles du pseudonyme, apprhendes sous langle de la morale. Ces motifs se recoupent et se superposent. Le motif de limpit, par exemple, ne va pas sans celui de la prudence et de la crainte, mais il est aussi susceptible de sassocier presque tous les autres, mis part, bien sr, celui de la pit. Ce faisant, Baillet met en vidence la diversit, mais surtout la complexit des motifs en associant sous ce terme, au risque dune certaine confusion, les passions et les desseins, deux plans distincts qui le poussent plusieurs reprises insister sur le fait que, obissant une mme passion (par exemple la crainte), voire mettant en uvre les mmes qualits (de prvoyance et de prudence en particulier), un pseudonyme peut couvrir une entreprise entirement louable ou blmable, impie ou libertine.

    3. libertinage et pratiques pseudonymiques3. 1. Les habits lantique

    Si certains usages des pseudonymes lantique, tirs du latin ou du grec, sont inoffensifs ou du moins excusables, dautres sont suspects. Baillet critique en effet ceux qui ont dfigur leur nom de baptme, pour lui ter lide du Christia-nisme et lui communiquer celle du Paganisme par un changement lger (p. 291). Il prend lexemple de lhumaniste italien Joannes Paulus Parisius qui, la fin du xve sicle, se travestit la paenne par le nom dAulus Janus Parrhasius. Baillet ne lexcuse pas davoir troqu le beau et saint nom de Paulus pour celui dAulus et peut-tre aussi davoir chang un patronyme voquant la ville de Paris pour celle de Parrhasie en Arcadie, napercevant pas, comme le fait remarquer son annotateur posthume que, fort probablement, Parrhasius stait donn un tel nom pour revendiquer la parrh-sie (le franc parler) dans ses travaux de critique14.

    Ce motif dune prfrence affiche pour le paganisme se trouve sans aucun doute dans le choix dun titre pseudonymique comme celui du Theophrastus Redivivus, qui nest donc pas, proprement parler, un ouvrage anonyme (bien que dans ce cas le nom de lauteur reste inconnu). Il est aussi la raison pour laquelle La Mothe Le Vayer prit le nom dOrasius Tubero (mise en latin du patronyme La Mothe, comme

    14. Sur Joannes Paulus Parisius ou de Parisiis, diffam pour sodomie, voir le Dictionnaire de Bayle, entre Parrhasius .

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    Baillet le signale15) pour publier ses Dialogues limitation des Anciens, auquel il associe du reste au cours des changes o Orasius intervient comme chantre du scepti-cisme, des pseudonymes lantique pour dsigner ses amis dans la vie (Telamon pour Naud, Cassander pour Gassendi, Marcellus pour Colletet, etc.)16. Le Vayer reprendra dailleurs le mme code, un ge avanc, et alors que tout le monde le connaissait sous son pseudonyme de jeunesse, pour faire paratre son Hexamron rustique : il y prend la parole sous le nom de Tubertus Ocella (transposition latine de Le Vayer, celui qui voit) et ses amis se nomment gisthe (Urbain Chevreau), Marulle (Marolles), Mnalque (Mnage), Racemius (Bautru)17 Dans ce type de pseudonymes lauteur ne se cache vraiment qu demi et donne volontairement tous les indices pour tre reconnu, tout en se mnageant une porte de sortie en cas de scandale ou de poursuites. Ce nest quau cas par cas, souvent de manire purement conjecturelle que sapprcie le degr de dissimulation vritable ou feinte, et parfois donc dexhibition de lauteur masqu. Une rputation dhomme ou de femme de lettres pouvait se gagner par le biais des pseudonymes ou de faux anonymats, et cela est aussi vrai dauteurs considrs comme libertins. Ainsi peut-on supposer que la notorit de La Mothe Le Vayer fut en partie redevable au succs de ses dialogues clandestins sous le nom dOrasius Tubero et, contrairement ce que lon pourrait croire, on ne peut affirmer que cette rputation sulfureuse ait nui sa carrire de courtisan, sil est vrai que ceux qui le nommrent prcepteur du dauphin connais-saient cette activit18.

    Certains auteurs, que lon associe au mouvement libertin, choisirent des noms la grecque qui sont des transpositions transparentes, l encore, de leurs noms propres et qui navaient dailleurs pas la fonction de cacher leur identit, mais bien plutt de leur donner un habit de parade que certains contemporains trou-vrent ridicule et vaniteux. Ce fut le cas de Jean-Jacques Bouchard (Pyrostome, littralement bouche ardente ) ou de Giovanni Vittorio de Rossi (Janus Nicius Erythraeus19).

    Comme Baillet laperoit, cette pratique est usuelle en Italie et ne consti-tue nullement, en elle-mme, lindice dune quelconque dissidence. Mais, de fait, elle tait disponible pour un investissement libertin, comme Bouchard le fait par exemple en se donnant un nom de tragdie grecque (Oreste), dans ce que lon a appel son Journal (certes non destin la publication imprime), et surtout en le graphiant laide de lettres grecques (Oresths), ainsi que les noms de ses amis

    15. Ibid., p. 410.16. Ren pintard, Le libertinage rudit dans la premire moiti du xviie sicle, Genve, Slatkine, 2000,

    p. 179. Baillet fait erreur en faisant dgiste, personnage intervenant dans lHeptamron rustique, Le Vayer lui-mme (il sagit en ralit dUrbain Chevreau).

    17. Voir ldition critique (avec la cl) de Gabriel Los dUrizen, pseudonyme contemporain que je me garderai bien dclairer (Paris, Paris-Zanzibar, 1997).

    18. Voir au sujet des difficults dapprciation de la relle fonction dun pseudonyme qui se posent lhistorien, larticle de Claudine ndeleC, quivoques de lauctorialit au xviie sicle , dans Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, n 33, 2004. [En ligne], URL : http://ccrh.revues.org/index235.html

    19. Depuis il a mesme traduit et mal traduit son vray nom de Bouchard en Pyrostome, comme vous aurs peu remarquer dans cette farce que vous mallgus limitation des farfantes, pdans illtrs de ce pais l, qui par Giovanni Vittori de Rossi affectent de sappeler Janus Nicius Erythraeus, suyvant par une estrange corruption desprit, Mlanchton plustost dans ses imperti-nences que dans ce quil a fait de bien. (lettre de Jean Chapelain Balzac, 17 septembre 1639, dans Jean CHapelain, Lettres, d. Tamizey de laroque, Paris, Imprimerie nationale, 1893, t. I, pp. 496-497).

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    parisien ou romain. Dans ce cas, les pseudonymes renforcent le caractre clandestin du texte, tout en demeurant transparents pour quiconque connat les milieux lettrs concerns et dchiffre le grec. Mais l encore, ce qui diffrencie ce texte dautres jeux savants sur les noms est le contenu, scandaleux, du voyageur franais en qute dune prlature.

    3.2. Couvrir des livres indignes

    Baillet consacre un chapitre cet usage consistant chez les auteurs recourir des pseudonymes lorsquils publient des ouvrages quils jugent indignes de leur statut et de leur rang. Il en distingue deux espces. Il y a dabord ceux qui voulant divertir les autres de ce qui les divertissoit eux-mmes en crivant, nont os publier leurs bagatelles, leurs fadaises & leurs badineries sous leur nom par lapprhension de se deshonorer (p. 307). Et de citer une srie douvrages de rcration et de divertissement comme les Baliverneries dEutrapel de Nol du Fail (Leon Adulsi20), les Bigarrures de Tabourot (seigneur Des Accords), les posies macaroniques de Teofilo Folingo (Merlin Coccae), etc. La seconde espce comprend ceux qui croyant que leur Prose galante ou leurs Vers amoureux pourroient tre de quelque utilit dans le monde, ont eu honte de leur laisser porter leur nom (p. 307). Ainsi peut-on louer au moins la discrtion des Religieux, des Prtres, & des autres Ministres Ecclsias-tiques, qui nont pas eu le front de se dclarer Auteurs des galanteries, ou des obsc-nits quon ne peut sempcher de blmer dans de simples Lacs, & qui font rougir les moins difficiles dentre les honntes gens du sicle (p. 309). Ce sont l tous ceux, nombreux parmi les religieux italiens et espagnols, qui ont pris le parti de se travestir en personnes sculires pour voir parotre leurs crits libertins ou licentieux, plutt que de les supprimer ou de les pleurer sous lhabit Religieux (p. 310). Ainsi cite-t-il, entre autres, Gabriel Tellez, qui fit paratre ses comdies sous le nom de Tir-so de Molina. On notera videmment la mention d crits libertins , qui renvoient ici au libertinage en matire de murs (Baillet tablit en effet une distinction, que retiendra lhistoriographie surtout la suite de Bayle entre cette forme de liberti-nage et ce quil appelle le libertinage desprit ). Il aurait pu mentionner aussi en ce lieu des noms qui appartiennent lhistoire du libertinage comme Antonio Rocco ou Ferrante Pallavicino, quil cite ailleurs (voir infra).

    Baillet vite manifestement toute publicit des ouvrages les plus scandaleux, se contentant den dvoiler les noms dans son index final. Cette discrtion tmoigne de sa volont dorthodoxie et elle est typique dune pratique de censure consomme, dsormais appuye, pour les ouvrages mettant mal les bonnes murs, sur limpra-tif de biensance. Si Baillet voque bien la licence morale et limpit contenues dans les uvres comme des motifs, parmi les autres, de la protection des pseudonymes, il nest gure disert sur ces productions, sachant que toute complaisance cet gard lui serait reproche, comme il avait pu le voir pour tant dautres auteurs (le pre Garasse par exemple, qui fut lui-mme accus de participer du libertinage quil dnonait du seul fait quil le faisait de manire trop prcise et circonstancie). Il est cet gard rvlateur que lorsquil voque les ouvrages dimpit, il ne produit aucun exemple.

    20. Voir larticle de Dominique bertrand, Autrement dire : les jeux du pseudonyme chez Nol du Fail , dans Seizime Sicle, vol. 1, n 1, 2005, pp. 257-266. [En ligne], URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xvi_1774-4466_2005_num_1_1_857.

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    3.3. Sonder les esprits

    Un autre motif que Baillet expose comme susceptible dtre parfaitement lgitime dans le recours la fois aux pseudonymes et lanonymat est [l]e dessein de sonder les esprits sur quelque chose qui pourroit parotre nouveau, ou dont le succs seroit incertain (titre du chap. 8, partie II) : On peut dire que cest une Dfiance dont les regards sont doubles. Elle ne se contente pas de sarrter sur la capacit & les forces dun Auteur, elle regarde encore les dispositions fcheuses ou favorables dun Lecteur (p. 329).

    La dfiance lgard du public est en effet un souci frquemment exprim au xviie sicle, souvent associ la conviction dapporter des propositions nou-velles, dont lacceptabilit parat problmatique. L encore, Baillet distingue deux attitudes possibles.

    La premire consiste considrer son propre Ouvrage comme celui dun tranger qui nous seroit inconnu, de se mler sous le masque dans la foule des cen-seurs pour contrefaire lindiffrent, & de se mettre en devoir de se juger soi mme avec une libert qui ne soit point gne ni suspecte daffectation (pp. 329-330). Ce passage nous renseigne sur des pratiques courantes son poque et sur leur per-ception. Baillet, en effet, ne dnonce nulle supercherie ou imposture (sa dfinition de limposture est troitement limite lusurpation de lidentit dun autre auteur). Au contraire, il fournit lexemple de saint Grgoire de Naziance qui sanctifie une conduite pour le moins opaque et tortueuse. Il aurait pu prendre des exemples contemporains (mais il se garde bien de le faire) dauteurs ayant feint de rfuter leurs uvres publies sous pseudonymes ou qui ont utilis un pseudonyme pour produire une feinte auto-rfutation, comme Pierre Bayle (par exemple propos de la Harangue au Duc de Luxembourg et de la Rponse un nouveau converti)21.

    La seconde attitude dcrite par Baillet consiste ne se point montrer sous quelque apparence que ce soit, mais [] se tenir cach, pour ainsi dire, der-rire son Ouvrage, afin dtre toujours en tat dcouter les jugemens diffrens que lon en pourroit porter (p. 330). Elle est reprsente par la posture du peintre Apelle, qui se tenait cach derrire son tableau pour couter ce que les spectateurs en disaient. Il cite le cas fameux du pre jsuite Scheiner qui, pour prsenter son ouvrage sur lobservation des taches du soleil (1612), prit le nom dApelles latens post tabulam (Apelle cach derrire le tableau). Il aurait bien sr pu voquer aussi le cas, quil connaissait parfaitement, de Descartes publiant anonymement le Discours de la Mthode (1637), et dclarant dans une lettre Mersenne, quil entendait faire comme le peintre Apelle, afin davoir la libert de le dsavouer 22.

    Rien nest plus courant que la publication anonyme ou pseudonymique des ouvrages de philosophie au xviie sicle. Il suffit de citer, aprs Gian Luca Mori, outre le clbrissime livre de Descartes, la Recherche de la Vrit, de Malebranche ; la Logique ou lart de penser dArnaud et Nicole, lEssai de Thodice de Leibniz, la Lettre sur la Tolrance de Locke, le Trait Thologico-politique de Spinoza ou encore les plus impor-tants ouvrages de Fontenelle (Histoire des Oracles, Entretiens sur la pluralits des mondes), tous parus dabord sans ces noms auxquels tout le monde les associe aujourdhui.

    21. Voir larticle trs complet de Gian Luca mori, art. cit. 22. Ren desCartes, uvres compltes, d. Charles adam & Paul tannery, Paris, Vrin, 1996,

    pp. 23-24 et p. 137. Voir Fernand Hallyn, Descartes : dissimulation et ironie, Genve, Droz, 2006, p. 46.

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    Laudace de leur pense en fit passer plusieurs (au moins Fontenelle, Spinoza, et avant eux, Descartes), aux yeux de leurs adversaires, pour des impies et des liber-tins . Et par libertinage, on entendait en premier lieu cette libert, ou plutt licence prise lgard des autorits philosophiques et thologiques, qui ne pouvait que lcarter des voies de lorthodoxie.

    Mais Baillet montre que cette dissimulation post tabulam nest nullement considre au xviie sicle, en elle-mme, comme un aveu ou un signe patent de dissidence. Cette attitude, au contraire, lui parat, comme telle, minemment positive (sans prjuger de la possibilit de son dvoiement libertin) : On ne peut nier que le motif de se cacher pour sonder la pense de ceux dont on recherche les sentimens, ne soit lun des plus honntes & des plus louables de ceux qui peuvent mouvoir un Auteur Anonyme ou Pseudonyme . Selon lui, lexprience montre quil nest quelquefois rien de plus prjudiciable un livre que le nom de son Auteur (p. 331). Sous lanonymat ou le pseudonyme non quivoque (cest--dire sans indice de lidentit de lauteur), le jugement du lecteur est enti-rement libre, dgag de tout a priori li lopinion que lon se fait de son auteur. Sous ce voile dignorance, le livre ne vaut que par lui-mme, indpendamment de la rputation de lauteur, bonne ou mauvaise. Baillet, qui pourtant considre favorablement la coutume des Anciens consistant appuyer les ouvrages de la rputation morale des auteurs en leur associant les noms vritables (p. 254), enregistre ici une tendance lautonomisation de lobjet livre, qui renvoie certes ncessairement un auteur dtermin (unique de prfrence, comme on la vu) comme son concepteur, son pre, mais qui, idalement, soffre au jugement indpendamment de tout ce que les lecteurs peuvent penser de lhomme, en bien ou mal. De ce point de vue, lusage des masques devient le moyen de purifier le jugement des prjugs. Cette conception rsolument moderne de la production crite publique, rencontrait les convictions de ceux qui enjoignaient au public, souvent pour justifier leur anonymat ou loption du pseudonyme, de lire leurs ouvrages sans prvention ni prjugs, en usant de leur seule raison ou bon sens. Avec cette objectivation et (relative) autonomisation du livre, on ne saurait distinguer ce quil est convenu de nommer libertinage des principaux courants de la philosophie moderne.

    3.4. La prudence et la crainte

    Les auteurs qui se dfient du public et se donnent la possibilit de dsa-vouer des uvres mal reues, obissent aussi la passion de la crainte et, pour rester en sret tout en atteignant leurs fins, adoptent des stratgies prudentielles dont le recours au pseudonyme fait partie.

    Baillet distingue, de manire apparemment formaliste, le motif de la pru-dence qui a port les auteurs se cacher, qui leur a fait chercher les moyens darriver a leurs fins sans tre reconnus. (chap. 3, partie II) de celui de la crainte de tomber dans quelque dis-grace, ou dencourir des peines de la part des Adversaires qui ont le credit & lautorit en main (chap. 4, partie II).

    Pourtant la distinction nest pas inutile car, on la vu, il est possible de vou-loir dissimuler son identit, sans pour autant avoir craindre ses adversaires ni

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    les puissants de ce monde : les auteurs peuvent obir dautres passions que la crainte , du moins celle-ci peut-elle tre secondaire.

    Baillet considre en fait la prudence non dans sa pleine acception philoso-phique dintelligence pratique moralement oriente, mais comme cette qualit ou cette habitude qui fait rechercher les meilleurs moyens pour parvenir ses fins, sans sarrter sur leur nature. Il donne ainsi une dfinition essentiellement pragma-tique de la prudence, anticipant notablement sa dchance morale. la fois, nous le verrons, tributaire dune longue tradition, il ne peut sempcher denvisager encore la prudence comme une vertu morale et de lapprcier comme telle, y compris chez les auteurs les plus loigns de la vrit chrtienne (voir infra). En tout tat de cause, lon peut parler de la prudence dauteurs poursuivant de mauvaises fins, et donc, par exemple, des fins libertines .

    Cependant, significativement, Baillet ne le fait pas, du moins dans le chapitre quil consacre la prudence, cest--dire quil ne sengage pas (par prudence ?) sur la piste quil ouvre lui-mme, la rservant pour le chapitre suivant, en se contentant de donner ici des exemples dune prudence dont la fin est irrprochable : la pru-dence chrtienne . Ainsi consacre-t-il de nombreuses lignes ce modle danony-mat que reprsente pour la littrature patristique la Lettre aux Hbreux de saint Paul (qui nest dailleurs plus considre aujourdhui comme une uvre paulinienne), mais aussi aux pseudonymes utiliss pour sduire les hrtiques convertir ou se proposant comme fin larbitrage et la conciliation dans les conflits interconfession-naux de lpoque moderne. En adoptant des noms comme Simplicius Christianus ou Sincerus Christianus, il sagit de sattirer la bienveillance des deux partis en dissi-mulant une identit qui souffrirait de la prvention dune identification partisane. Mais la prudence pseudonymique ne fait pas tout et Baillet constate lchec de toutes ces entreprises de conciliation, les meilleures dentre elles ne faisant autre chose que de provoquer le mcontentement des belligrants. On aurait videmment envie dtendre ces remarques et ces constatations la prudence profane luvre dans lintervention de pseudonymes, et aussi bien pour mener la bataille que pour lapaiser, dans les conflits politiques (les guerres de libelles), les combats scienti-fiques et philosophiques et plus gnralement les querelles des belles lettres, o le pseudonyme peut aussi bien exprimer ou servir laffrontement, qutre employ pour ses pouvoirs dapaisement et de conciliation. Ce quil est convenu dappeler libertinage est susceptible dtre dissmin dans tous les genres dcrits, y com-pris au demeurant parmi ceux qui opposent les confessions et, dans les confessions, les partis. Le terme est du reste frquemment utilis en contexte religieux, du xvie (noublions pas Calvin et son trait Contre la secte phantastique et furieuse des libertins) au xviiie sicle, dans un but polmique, pour dsigner les groupes accuss de laxisme moral ou dimpit et les auteurs qui en publient les ides.

    Au cur de ces conflits, la crainte apparat comme la majeure passion mo-trice du choix prudentiel de lanonymat et des pseudonymes. Baillet lui consacre un chapitre important de son ouvrage, dans lequel il lenvisage non en elle-mme, mais en tant quelle guide les choix en matire de dissimulation :

    Cest une crainte accompagne de la Prvoyance qui est ncessaire pour viter le danger auquel on sexpose en crivant, de sorte que le mal quon apprhende ne paroisse ni trop prt darriver, ni absolument invitable. Cest une crainte

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    qui ne se trouve presque jamais sans la Prudence qui la doit conduire, & sans lEsperance qui la doit soutenir. Cest une crainte clairvoyante, qui porte les Auteurs jusquau pressentiment des disgrces les plus loignes Les maux les plus trompeurs, ceux mme qui semblent les plus cachs sous des apparences flateuses, nchappent point ses ieux ni ses soins; & lon peut dire quen faisant prendre le masque un Auteur quelle porte le cacher, elle lui fait lever le masque qui couvre le danger qui le menace & qui renferme quelque malheur dguis sous une autre apparence. (p. 301)

    Au-del, ou plutt en de des pseudonymes, la crainte des dangers et de la mort est, partout dans le monde, le motif du dguisement. De nombreux exemples nous montrent que ce motif peut tre entirement lgitime : ainsi de David se dguisant le visage pour chapper Saul, ainsi dUlysse prenant le nom dOts (Personne) pour chapper au Cyclope, considr par les mythographes comme la figure de quelque prince tyrannique. De la mme faon, en ce sicle, le jeune Charles II dAngleterre, pour fuir devant les Bourreaux & les parricides du Roi son pere (Charles Ier), se dguisa sous le nom de Guillaume Jonas .

    Ces exemples, crit Baillet, suffisent justifier les Auteurs qui employent de semblables moyens leurs fins, pourvu que ces fins soient aussi honntes & aussi lgitimes, & que la Prudence ne soit jamais spare de cette crainte (p. 302). Une fois encore, les fins font le dpart entre un usage lgitime ou illgitime des pseudonymes. La justification du dguisement par la crainte, linvocation de la ti-mor mortis , est un lieu commun de la thologie morale qui prend tout son sens dans le climat des conflits religieux et politiques des deux derniers sicles.

    Le cas qui vient immdiatement lesprit de Baillet est celui des catholiques anglais perscuts, que la crainte et la prudence ont contraint adopter divers dgui-sements et dabord celui des noms, pour poursuivre leurs activits de missionnaires et de controversistes en faveur de lglise apostolique et romaine :

    Cest donc le Motif de la crainte, mais dune crainte judicieuse dont la fin toit trs-lgitime qui a fait prendre la plupart des Anglois Catholiques de ces tems-l deux noms & deux surnoms, selon les usages diffrens quils en vouloient faire, afin dagir srement, tantt avec les Catholiques, & tantt avec les Hrtiques. (p. 302)

    Mais, cette fois, Baillet se montre moins timor, car il insiste sur le fait que si lon accepte de mettre la question des fins poursuivies entre parenthses, les auteurs adoptant des pseudonymes dans les controverses sous la menace de la rpression ne doivent tre apprcis quautant que la prcaution leur aura fait faire un bon usage de leur crainte, & que la prudence aura fait russir lindustrie quils auront fait parotre se cacher . De ce point de vue, un antitrinitariste socinien cest--dire un membre de la secte, proche du disme, la plus honnie en cette fin du xviie sicle , tabli dans un pays catholique comme la Pologne, ne mrite pas moins destime quun catholique, lorsquil parvient sa fin : publier ses livres sans tre dcouvert. [I]l ny a presque rien dans le Motif de la Crainte qui a fait cacher les Catholiques en crivant, que lon ne puisse attribuer galement un Socinien, quon suppose navoir pas t en pays de libert lorsquil a pris la plume . Et dajouter :

    Navons-nous pas sujet de dire quun Socinien dans cette disposition, auroit pch contre les rgles de la Prudence, sil avoit prsum de la bont, pour ne

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    pas dire de la facilit du Prince & des Etats dun Royaume o les Sociniens ntoient pas plus tolrs que les Catholiques en Angleterre. Un Socinien avis & prvoyant a pu juger du peu de progrs quil y avoit esprer, sil entrepre-noit de rpandre ses opinions dcouvert dans un pays Catholique. Il a d concevoir quil y alloit quelquefois de la perte de sa vie, ou pour le moins de celle de sa libert ou de ses biens, dont il avoit besoin pour avancer ou pour maintenir les affaires de son parti, dont la conservation dpendoit de mille prcautions difficiles prendre. [] Si un Socinien dans toutes ces conjonc-tures, pouss par le Motif de la Crainte de se perdre soi-mme, ou de perdre son parti entier, russit se cacher sous de faux noms, pourrons-nous refuser au moins sa crainte circonspecte & prvoyante les loges qui sont ds toute action humaine qui aura t conu avec esprit, & execute avec prudence. (pp. 303-304)

    Cette longue citation exprime bien cette thique de la dissimulation large-ment partage dans une Europe o les pays de libert religieuse et philosophique sont rares. Lexception hollandaise, trs certainement, contribuait cependant faire avancer les discussions sur ce point. Car Baillet qui, comme on la dit, ne cherche pourtant pas adopter une position davant-garde ni particulirement librale, travers sa comparaison du socinien et du catholique, sous le biais de la prudence pseudonymique, pose bien indirectement la question, thique et politique, de la tolrance et de la libert de culte et de publication, en mme temps quil affronte explicitement la question de la licit de la dissimulation. Apprcie laune de lefficacit de son dguisement, la conduite prudentielle dun auteur hrtique confront la perscution, ft-il socinien, peut ses yeux servir de modle tous les autres membres de la Rpublique des lettres23. La fiction de cette Rpublique conduisait en effet relativiser les clivages confessionnels et dune certaine faon, les liberts prises lgard de la religion chrtienne. Du reste, par del la viru-lence des dsaccords doctrinaux, les lettrs les plus orthodoxes dans leur confession pouvaient entretenir une correspondance avec des Sociniens, ainsi que le fit par exemple le Pre Mersenne, pour lequel le socinianisme tait pourtant lantichambre de lathisme. Le raisonnement de Baillet est que lon ne peut refuser tous ceux qui nappartiennent pas la vraie glise, en leur qualit dhommes, dacqurir les vertus morales, & nommment celle de la Prudence, qui doit conduire la passion de la Crainte, pour lui faire dguiser un Auteur avec succs (p. 303). Le partage dune mme crainte des perscutions, et lacquisition de la prudence dictant des conduites dissimulatoires, crait ainsi une forme de communaut, par del les confessions, qui se reconnaissait dans lusage des pseudonymes.

    Ainsi, au-del mme des Sociniens, Baillet dit explicitement que cest la mme aune quil faut juger la plupart des Ecrivains diniquit, qui ont pris le masque par la crainte dtre dcouverts dans leurs mauvaises intentions (p. 304). Il passe ainsi en revue divers types dauteurs masqus dont les productions relvent de ce que les contemporains nomment libertinage, commencer par une justi-fication de la Polygamie , dun auteur mort rcemment et dont peut conjecturer quil sagit du dcri Johann Lyser, qui avait publi un De Polygamia triumphatrix en 1682, sous le nom de Theophilus Alethaeus24. Dans le mme groupe, il range, sans citer de nom, les Auteurs sditieux qui ont employ leurs talens pour crire contre le

    23. Voir Maurice lauGaa, op. cit., p. 206.24. Voir surtout sur cet ouvrage, Pierre Bayle, Dictionnaire, entre Lyserus (voir Jean F.

    GoetinCK, Essai sur le rle des Allemands dans le Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre

  • Jean-Pierre Cavaill

    Interfrences littraires/Literaire interferenties 2012

    gouvernement lgitime de lEtat auquel ils toient soumis, & qui ont os soulever les esprits par leur plume, pour tcher de les porter la rvolte . Enfin tous ceux qui se sont hazards traiter des sujets odieux, & qui ont eu affaire en meme tems des Adversaires galement puissans & Vindicatifs (p. 304). Ceux-ci ont t en tel grand nombre, ajoute-t-il, quil ne faut stonner si certains lont pay de leur vie par manque de prudence. La conclusion est sentencieuse et renvoie, enfin, un nom : il leur arrive souvent dexpier sous un nom les fautes quils ont faites sous un autre, comme on a p le remarquer-en la personne des prtendus Alcinio Lupa & Ginifacio Spironcini, qui se trouvrent navoir quune tte deux, lorsque le bourreau dAvignon abatit celle de lAuteur anonyme du Divorce cleste de dessus les paules de Pallavicin (p. 304).

    ** *

    La dfense de lusage des pseudonymes, du moins quant aux principes, t-moigne de la monte sourde et contrarie dune revendication pour limpunit to-tale des belles lettres et pour la libert dexpression. Car le propos consiste dcla-rer qutant donn les mille prils, embches et difficults auxquels les auteurs sont confronts, mais aussi pour dautres raisons chapper aux contraintes sociales, sonder son public, etc. , le recours lanonymat et aux pseudonymes est parfaite-ment lgitime, moralement et politiquement, pourvu que le contenu des ouvrages ne soit pas blmable. videmment, cette restriction parat neutraliser entirement la porte transgressive ( libertine ?) de largumentation. Cependant, lnonc et la description fine, propose par Baillet, de toutes les bonnes raisons dadopter le masque des pseudonymes reste dactualit. Lon peut y trouver aujourdhui encore de quoi justifier un pareil choix de publication, qui va lencontre de lidologie de la transparence gnralise. Pour cette dernire, au nom de la leve prtendue de la censure des livres, le choix du pseudonyme apparat comme une pratique la fois lche, mensongre et pusillanime, en vertu de lopinion ingnue et autrement plus liberticide si lon y songe que les concessions de Baillet selon laquelle, dans une dmocratie qui garantit la libert dexpression dans les limites de la loi, un auteur qui na rien se reprocher ne saurait avoir de bon motif de se masquer.

    Jean-Pierre Cavaillcole des hautes tudes en sciences sociales (Paris)

    [email protected]

    Bayle, Tbingen, Gunter Narr Verlag, 1982, p. 68. Au mme endroit, Baillet voque des Dfenses apologtiques que nous navons pu identifier.