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  • Essais sur la monnaie et l'conomie

  • Du mme auteur aux ditions Payot

    Thorie gnrale de l'emploi, de l'intrt et de la monnaie, 1988.

  • p Petite Bibliothque Payot

    John Maynard Keynes Essais sur la monnaie et l'conomie Les cris de Cassandre

    Traduction et prsentation de Michel Panoff

  • Cet ouvrage (Essays in Persuasion, Rupert Hart-Davis, Londres) a t publi pour la premire fois en 1971 dans la Petite Bibliothque

    Payot. La prsente dition en reprend le texte intgral.

    1971, ditions Payot pour l'dition en langue franaise.

  • Avant-propos du traducteur

    Tout le monde est keynsien : axiome. Y compris le prsident Antoine Pinay? Y compris le libral Milton Friedman, qui un robuste mpris pour les chichis scientifiques permettait de nier rcemment encore que la crise montaire actuelle (aot 1971) ft la crise du dollar?

    Et pourquoi pas, en effet? Il n'est pas trop difficile d'accommoder Keynes toutes les sauces en redcou-vrant point nomm l'article posthume o il soulignait la permanence de certaines vrits nonces par les classi-ques et recourait la mtaphore de la main invisible pour dcrire les mcanismes autorgulateurs de l'cono-mie. La redcouverte se veut adroite; elle est plutt nave, car l'homme que l'cole librale affecte de revendi-quer maintenant pour mieux l'enterrer, n'a jamais fait mystre de ses convictions relatives aux forces naturelles de l'univers conomique. En tmoignent par exemple les essais runis ici. Et puisque c'est propos des phno-mnes montaires que la controverse entre partisans du volontarisme et partisans de l' automatisme est la plus vive, il sera fort utile de voir comment Keynes dfinit sa position dans les chapitres consacrs l'talon-or et la crise de la livre sterling. Quant l'ide de recon-natre en lui un hrtique repenti, il suffira de lire La fin du laissez-faire pour en mesurer toute la frivolit.

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  • Ni orthodoxe malgr les honneurs dont fut accompa-gne la fin de sa vie (1), ni communiste au rebours de ce que peuvent imaginer de nafs Texans, il demeure inclas-sable, tout en servant d'idole ou d'pouvantail quicon-que a besoin de sa renomme pour sermonner autrui. S'il est devenu si populaire, n'est-ce point la preuve qu'il est dpass ? On l'entend dire parfois dans les milieux d'conomistes professionnels. A une poque o beau-coup se croiraient dshonors d'tre aperus au volant d'une auto de l'anne dernire, il est gnant de se rfrer fi. un homme mort il y a vingt-cinq ans et dont la grande uvre, La thorie gnrale, fut conue au lendemain de' la Grande Crise. Parler de lui dj comme d'un clas-sique de la science conomique, n'est-ce pas galement le desservir auprs de ceux qui n'ont d'oreilles que pour l'efficacit et demandent qu'on leur fournisse des solu-tions toutes faites aux problmes d.e l'heure? Mais si l'on voit bien, en croire du moins les garagistes, ce qu'il y a de prim dans le modle tant et tant des Automobiles Untel, il est en revanche fort malais de dire par qui Keynes a t dpass. Il ne suffit pas de renvoyer, d'un mouvement de plume et d'un clat de voix, hommes et uvres la maison de retraite des vieux serviteurs de l'Histoire; encore faut-il pouvoir avancer des noms la place. Si dignes qu'ils soient des suffrages du comit Nobel, Tinbergen et Samuelson sont d'minents spcia-listes dont la russite est d'un autre ordre. Qu'on prenne la peine de parcourir les Collected Pa pers (d. Styglitz) du second, par exemple, pour s'en assurer.

    S'il subsistait encore quelques doutes, le dsarroi qui se manifesta ds le commencement de la crise montaire actuelle ne devrait pas manquer de les dissiper en faisant sentir chacun qu'il nous manque prcisment un Keynes

    (1) Titre de haronet, nomination au poste de Gouverneur de la Banque d'Angleterre, etc. Pour plus de dtails, voir la biographie de R. F. Harrod.

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  • en ce moment. O se trouve-t-il donc l'esprit capable d'oprer les synthses fcondes rclames par les tho-riciens, et capable aussi de guider l'action dans les pro-chaines annes? Que voyons-nous en effet parler ou se taire au nom de l'conomique? Des experts et de hauts fonctionnaires, dont les noms sont chuchots dans l'atmo-sphre feutre entourant les centres de dcision, comme ceux de grands mdecins appels en consultation auprs d'un monarque. Leur utilit est indiscutable. Cependant, le coup d'il du clinicien ni l'agilit manuelle du chirurgien ne sauraient remplacer les crits d'un Claude Bernard ou d'un Jacques Monod. En attendant que nous soit donn un second Keynes, le premier de ce nom demeure, et non point seulement comme un buste laur que saluent des professeurs fatigus. Les essais prsents ici le feront voir.

    Hormis les deux derniers, tous ces textes sont des crits de circonstance, et qui plus est, des crits dicts par les circonstances les plus pressantes. Imagine-t-on produc-tions de l'esprit qui risquent davantage de dater ? La priode o ils virent le jour, la dcennie de 1920 1930, est rvolue, les difficults conomiques qui firent le dses-poir de ses contemporains ne se reproduiront plus, et les remdes qu'il prconise sont dsormais - grce Keynes justement! - connus de tous. Voil ce qu'on pour-rait penser avant d'ouvrir ce petit recueil, auquel il res-terait pourtant la valeur d'un tmoignage de premire importance pour l'histoire conomique de l'entre-deux-guerres, cette histoire si passionnante et si ddaigne, comme le dit Alfred Sauvy (1). Or, il n'en est rien. A croire que, sur les sujets de l'inflation, du rle de l'or, des mcanismes montaires, les Franais de 1971 sont affligs de ce que les psychanalystes appellent le retour du refoul , tant les ides et les prjugs que combattait

    (1) Dans Histoire conomique de la France entre les deux Guerres, tome l, p. 78.

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  • Keynes huit ou neuf lustres plus tt fourmillent de nou-veau dans les journaux et les discours politiques. Si le vu de Keynes de voir la volont humaine corriger, peut-tre mme remplacer le jeu des forces naturelles dans la rgulation des mouvements montaires, est au-jourd'hui assez largement ralis, la controverse volon-tarisme contre automatisme n'en a pas moins recom-menc dans les mmes termes qu'entre 1923 et 1931. Qu'on se rappelle tout ce qui a t dit, depuis le mois d'aot 1971, sur le rajustement des grandes devises les unes par rapport aux autres et par rapport l'or, et que l'on considre comment les chapitres IV VII de ce volume clarifient le dbat. On pourra mesurer ainsi la profondeur rellement atteinte par l'influence de Keynes dans l'esprit de nos contemporains, et on verra, du mme coup, ce que signifie l'axiome : tout le monde est keynesien.

    L'actualit que conservent ces textes, ou qu'ils ont retrouve, et la justesse des prvisions qu'on y lira, ne doivent pas nous faire oublier que les faits allaient s'insurger contre l'optimisme, au reste plutt modr, qui visait rassurer les Anglais de 1931 lisant La fin de l'talon-or . En effet, Keynes annonait que la dva-luation de la livre sterling serait bnfique pour des pays comme l'Australie, l'Inde et l'Argentine qui auraient payer dsormais des annuits beaucoup moins lourdes sur les emprunts contracts antrieurement auprs des banquiers de Londres. Or, la livre tant monnaie de rf-rence pour l'ensemble du monde cette poque, son dcrochement par rapport l'or entrana un nouvel effondrement des cours des matires premires et des grands produits alimentaires qui taient heureusement en train de se stabiliser. C'est dire que, contrairement aux prvisions de Keynes, la dvaluation eut un effet dsastreux sur le commerce des trois pays en question, pays essentiellement producteurs de matires premires.

    CeHe erreur de pronostic court terme tant releve, 8

  • il est d'autant plus frappant de constater la justesse pro-phtique des deux derniers essais, o c'est bel et bien l'avenir lointain de notre civilisation capitaliste qui excite et dcuple l'imagination, l'humour aussi, de l'auteur. Bien que le cours des vnements n'ait pas encore rattrap l'avance d'un sicle qu'il se donne dans Perspectives conomiques pour nos petits-enfants , le futur dont il nous parle est maintenant singulirement proche, et l'image qu'il en dessine nous poursuivra comme de plus en plus plausible. Le processus spontan de socialisation du systme capitaliste par l'accroissement incessant des pouvoirs accords au personnel gestionnaire des grandes entreprises prives et par la multiplication des institutions autonomes sur le modle anglais des corporations est dsormais unfait que personne ne songe plus nier. Sans doute trouve-t-on chez Marx et Veblen quelques intui-tions allant dj dans cette direction, mais tous ceux qui seraient tents d'attribuer J. Burnham la premire interprtation correcte de cette volution verront ici qu'il faut en faire remonter la paternit Keynes au moins. D'autres prvisions d'une aussi grande porte se sont galement vrifies ou sont en passe de l'tre, notamment celles qui concernent le dveloppement de la technologie et la possibilit d'accorder des loisirs accrus aux travail-leurs des pays industriels avancs. Bien que nous puis-sions sourire aujourd'hui de l'espoir plac par Keynes dans la sagesse des gouvernements pour contrler la natalit humaine, contrle dont il faisait la condition pralable toute prospective pour la gnration de ses petits-enfants, le nombre de transformations qui se sont ralises aprs avoir t annonces dans ces deux derniers essais, est tel que nous devons aussi prendre au srieux les consquences qu'il entrevoyait. Cela vaut surtout pour les problmes vertigineux que posera l'ven-tuelle extension des loisirs dans une civilisation qui, depuis des sicles, oblige l'homme rechercher le profit

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  • pcuniaire avant toute chose. Quel usage l'homme, si longtemps conditionn de la sorte, pourra-t-il faire de l'immense oisivet que le progrs technique devrait rendre possible aux alentours de l'an 20001 Le problme n'est nullement acadmique, et il n'est pas davantage le passe-temps maniaque de quelques rabat-joie profession-nels (hommes d'glise, assistantes sociales, etc.), comme le prouvent les slogans les plus typiques de l'insurrection des jeunes en mai 1968. Si nous voulons que cette man-cipation de la ncessit conomique soit autre chose qu'une maldiction pour l'individu et la socit, il nous faut entreprendre ds prsent une reconversion radicale de nos manires de penser et de sentir, de nos instincts et de nos aspirations. Au vrai, il s'agit tout bonnement, quoique le mot n'en soit pas prononc, d'une entreprise de dsalination. Et l'on ne doutera plus que c'est bien ainsi que l'entendait Keynes lui-mme, quand on aura remarqu que, depuis conomie et Philosophie de Marx (1), il ne s'tait point vu de portrait aussi puissant de l'homme alin que dans ces dernires pages. Alin, le bourgeois l'est autant que le proltaire, mais Keynes lui donne infiniment moins de chances de salut. Ce qui doit nous rendre tout notre courage, car il n'est pas craindre ds lors que l'humanit future emploie ses loi-sirs aussi mal que les riches d'aujourd'hui. '

    Michel PANOFF.

    ,,1) Manuscrit posthume de 1844.

  • Prface de l'auteur

    Voici donc rassembls les croassements de douze annes, les croassements d'une Cassandre qui ne fut jamais capa-ble d'inflchir temps le cours des vnements. J'aurais bien pu intituler ce volume Essais dans l'art de proph-tiser et de persuader , car j'ai eu malheureusement davan-tage de succs dans la prophtie que dans la persuasion. C'est pourtant avec une ardeur militante que la plupart de ces essais furent crits, en un effort pour influencer l'opi-nion publique. En leur temps ils furent considrs, au moins nombre d'entre eux, comme des propos tmraires et outrs. Mais je crois que le lecteur qui les parcourra aujourd 'hui reconnatra que cela tenait au courant irr-sistible des sentiments et de l'opinion de l'poque l'encontre duquel ils se lanaient de front, et non leur caractre propre. Les relisant maintenant et quoique je ne puisse tre impartial, j'ai l'impression, au contraire, que la retenue y est plus frquente que l'outrance, si l'on en juge par les vnements qui ont suivi. Que cela soit ncessairement leur tendance dcoule, de manire naturelle, des circonstances dans lesquelles ils furent crits. Car j'crivis nombre de ces essais avec la conscience douloureuse qu'une arme de tmoins charge se lve-rait contre moi et que j'aurais trs peu de partisans, et que je devrais donc prendre grand souci de ne rien dire

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  • qui ne soit 50 lidement tabli. Je fus sans arrt attentif tre aussi modr que mes convictions et la matire en cause le permettaient, comme je me le rappelle parfaite-ment en jetant un regard en arrire.

    Tout cela vaut surtout pour les trois premires des cinq parties entre lesquelles la matire de ce volume se distri-bue d'elle-mme (1), c'est--dire pour les trois grandes querelles de ces dix dernires annes dans lesquelles je me lanai sans rserve : le Trait de Paix et les dett es de guerre, la politique dflationniste et le retour l'talon-or (2). Ces trois querelles taient troitement lies sous certains rapports, les deux dernires l'tant plus encore. Dans les essais de ces trois premires parties l'auteur tait press, dsesprment soucieux de convaincre son public avant qu'il ne soit trop tard. Dans les deux dernires parties de ce volume, par contre, le char du Temps fait un bruit moins assourdissant. C'est que l'auteur y porte ses re-gards vers un avenir plus loign et rumine des sujets qui ont besoin d'une lente volution pour pouvoir tre tranchs. Il y est plus l'aise pour s'abandonner une humeur nonchalante et philosophique. Et voici qu'appa-rat alors avec plus de clart ce qui forme, vrai dire, sa thse essentielle d'un bout l'autre du livre: la profonde conviction que le Problme conomique, comme on peut l'appeler en bref, ce problme du besoin et de la pauvret et cette lutte conomique entre classes et entre nations, tout cela n'est qu'une effroyable confusion, une confusion phmre et sans ncessit. Pour venir bout du Problme conomique qui absorbe maintenant nos nergies morales et matrielles, le monde occidental possde dj en effet les ressources et les techniques ncessaires; il lui reste

    (1) Ayant conserv moins d'actualit que les autres, les essais qui formaient la premire partie de l'dition originale n'ont pas t retenus dans la prsente slection (Note de l'diteur).

    (2) Pour l'essentiel, je reste fidle ce que j'crivais en 1923 dans Positive Suggestions for the Future Regulations of Money, avant notre retour l'or (Note de Keynes).

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  • crer l'organisation capable de les mettre en uvre de manire adquate.

    Ainsi donc l'auteur de ces essais, malgr tous ses croas sements, continue d'esprer et de croire que le jour n'est pas loign o le Problme conomique sera refoul la place qui lui revient: l'arrire-plan; et que le champ de bataille de nos curs et de nos ttes sera occup, ou plutt roccup par nos vritables problmes, ceux de la vie et des relations entre hommes, ceux des crations de l'esprit, ceux du comportement et de la religion. Et il se trouve que pour une subtile raison tire de l'analyse conomique, la foi, dans ce cas particulier, peut agir. En effet si nous agissons continment sur la base d'une hypo-thse optimiste, cette hypothse tendra devenir ralit, tandis que nous pouvons nous maintenir jamais dans l'enfer du besoin en prenant pour base de nos actions une hypothse pessimiste.

    Ces essais ont t extraits de diverses publications de l'auteur, tantt de livres ou de plaquettes, tantt d'articles de journaux ou de revues, sans faire de diffrences entre les sources. On a pris pour rgle d'omettre, librement et sans donner d'indications spciales dans le corps du texte, tout ce qui semblait redondant ou inutile pour l'argumentation adopte ou ce qui semblait devenu sans intrt avec le passage du temps. Mais on a veill ne rien changer l'intrieur des textes qui avaient t retenus pour cette collection. De nouvelles notes explicatives, ajoutes la matire de ce volume, ont t places entre crochets droits. L'auteur s'est efforc d'viter que les omissions ne donnent l'quilibre de son argumentation une apparence autre que celle qui se trouvait dans la forme initiale de la publication. Mais pour le chercheur curieux, s'il doit s'en trouver un, une table de rfrences indique la fin du volume la source de chaque essai et comment le relire dans tout le contexte de son poque.

    J'ai jug opportun de faire paratre cette collection 13

  • maintenant pour la raison que nous sommes une heure de transition. On a parl de Crise Nationale. Mais c'est inexact, car la crise majeure est passe en ce qui concerne la Grande-Bretagne. Il y a une accalmie dans nos affaires. En cet automne 1931 nous nous trouvons au repos dans un bassin tranquille entre deux chutes d'eau. L'important est que nous avons reconquis notre libert de choix. En Angleterre il n'est plus personne ou presque pour avoir foi dans le Trait de Versailles ou dans l'talon-or d'avant-guerre ou dans la politique de dflation. Ces batailles ont t gagnes, bien plutt grce la pression irrsis-tible des vnements que par le dprissement lent de vieux prjugs. Mais la plupart d'entre nous n'ont encore qu'une vague ide de ce que nous allons faire dans la prochaine tape et de la manire dont nous allons employer notre libert de choix reconquise. Aussi voudrais-je verrouiller le pass, si je puis dire, en rappelant au lec-teur le chemin parcouru, les vues que nous en avions alors, et la nature des erreurs que nous avons faites.

    J. M. KEYNEs. 8 novembre 1931.

  • 1. Les effets sociaux des fluctuations de la valeur de la monnaie

    (1923)

    La monnaie n'a d'importance que par ce qu'elle permet d'acqurir. Ainsi une modification de l'unit montaire qui est applique uniformment et affecte toutes les tran-sactions de la mme manire restera sans cons~quences. Si, la suite d'une modification de l'talon de valeur, un homme recevait et p (ssdait deux fois plus d'argent qu'auparavant et s'il en dboursait galement deux fois plus pour tous ses achats et pour la satisfaction de tous ses besoins, il ne sentirait aucune diffrence par rapport la situation antrieure.

    Il suit de l qu'une modification de la valeur de la monnaie, c'est--dire un changement du niveau des prix, n'importe la Socit que pour autant que son incidence se manifeste de manire ingale. Des modifications de cet ordre ont produit dans le pass et sont en train de produire actuellement des effets sociaux d'une extrme ampleur parce que, nous le savons tous, quand la valeur de la monnaie change, elle ne change uniformment ni pour tous les individus ni pour tous les usages. Les recettes et les dpenses d'un mme individu ne sont pas toutes modifies dans une proportion uniforme. Ainsi une modi-fication des prix et des rtributions dans leur expression montaire affecte gnralement les diffrentes classes sociales de manire ingale; elle fait changer la richesse de

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  • mains, rpand l'abondance ici et ailleurs la gne, et fait tant et si bien en redistribuant les faveurs de la Fortune que les calculs sont djous et les esprances dues.

    Depuis 1914 les fluctuations de la valeur de la monnaie ont eu lieu sur une si grande chelle qu'elles reprsentent, avec toutes leurs implications, l'un des plus importants vnements de 1 'histoire conomique du monde moderne. La modification de l'talon montaire, qu'il soit d'or, d'argent ou de papier, a non seulement revtu un carac-tre de violence ingale jusqu'alors, mais a t inflige une socit dont l'organisation conomique repose, plus que jamais auparavant, sur la croyance une relative stabilit de l'talon.

    Pendant les guerres napoloniennes et la priode qui les suivit immdiatement, l'cart maximal relev dans les prix anglais d'une anne l'autre fut de 22 %. Le niveau le plus lev atteint par les prix durant le premier quart du XIXe sicle, priode la plus mouvemente de notre histoire montaire selon nos estimations de nagure, fut peine le double de leur niveau le plus bas, et cela dans un intervalle de treize ans. Que l'on compare cette varia-tion les mouvements extraordinaires de ces neuf dernires annes. Entre 1914 et 1920 tous les pays connurent ungon-flement de la masse montaire susceptible d'tre dpense en regard de la quantit de biens et services offerte sur le march, c'est--dire l'Inflation. Depuis 1920, ceux des pays qui ont repris en mains la situation de leurs finances, non contents de mettre fin l'inflation, ont contract leur masse montaire et ont connu les fruits de la Dflation. D'autres ont suivi des trajectoires inflationnistes de ma-nire plus anarchique qu'auparavant.

    Chacun de ces processus, l'inflation comme la dflation, a caus de grands dommages. Chacun a pour effet de modifier la distribution de la richesse entre les diffrentes classes sociales, l'inflation tant le pire des deux, sous ce rapport. Chacun a galement pour effet d'emballer ou de

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  • freiner la production des richesses, bien que, ici, la dflation soit le plus nocif. La division de notre sujet, que nous ve-nons d'indiquer, est la plus commode suivre: examiner d'abord les effets des variations de la valeur de la monnaie sur la rpartition de la richesse en prtant une particulire attention l'inflation, puis passer leurs effets sur la production des richesses en insistant surtout sur la dfla-tion.

    A. LES FLUCTUATIONS DE LA VALEUR DE LA MONNAIE DANS LEURS EFFETS SUR LA RPARTITION DES RICHESSES

    1. La classe des investisseurs

    Parmi les divers usages qu'on peut faire de la monnaie, certains dpendent essentiellement de la supposition que sa valeur relle restera peu prs constante pendant un laps de temps dtermin. Les plus importants de ces derniers sont ceux qui se rapportent, au sens le plus large, aux contrats visant placer de l'argent. Ces contrats, qui stipulent le paiement de sommes dtermines pendant une longue priode de temps, sont reprsentatifs de ce qu'il est commode d'appeler le Systme de l'Investisse-ment, en tant qu'on le distingue du systme plus gnral de la proprit.

    Pendant le stade du capitalisme dont le XIXe sicle fut le crateur, de nombreux arrangements furent imagins afin de sparer gestion et proprit des richesses. Ces arrangements relvent de trois catgories principales :

    10 Ceux qui dchargent le propritaire de la gestion de ses biens mais lui en rservent la proprit (terres, bti-ments, outillage, etc.), la formule la plus typique tant la dtention d'actions ordinaires dans une socit par actions;

    20 ceux par lesquels le propritaire, en change du

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  • paiement annuel d'une somme dtermine, abandonne temporairement la proprit mais la recouvre intgrale-ment l'expiration du contrat, comme dans la formule du bail;

    3 ceux par lesquels il abandonne dfinitivement sa proprit en change d'une annuit perptuelle stipule en monnaie ou en change d'une annuit rsiliable et le remboursement du principal en monnaie la fin de la priode convenue. Ce troisime type, reprsent par les hypothques, les rentes, les obligations et les actions de prfrence, est la forme la plus acheve de l'Investis-sement.

    Les contrats donnant droit la perception de sommes fixes des dates futures et conclus sans clause spciale pour l'ventualit d'une modification de la valeur relle de la monnaie ont d exister depuis qu'on a prt et em-prunt de l'argent. Sous la forme d'hypothques et de baux, aussi sous la forme de prts permanents aux gou-vernements et certains organismes privs comme la Compagnie des Indes, ils taient dj frquents au XVIIIe sicle. Mais c'est pendant le XIXe sicle qu'ils prirent une importance nouvelle et accrue, pour aboutir, vers le dbut du xxe sicle, la division des classes possdantes en deux groupes, les hommes d'affaires et les inves-tisseurs, anims d'intrts partiellement divergents. La division entre individus n'tait pas tranche, car des hommes d'affaires pouvaient tre galement investisseurs, et les investisseurs pouvaient dtenir des actions ordi-naires ; mais cette division tait cependant relle et, pour tre rarement perue, n'en tait pas moins importante.

    Grce ce systme la classe active deshommesd'affai-res pouvait faire appel l'pargne de toute la commu-naut afin de dvelopper les entreprises, au lieu de se contenter de ses propres ressources. D'un autre ct, les professions librales et les classes possdantes pouvaient donner un emploi leurs ressources sans avoir ni graves

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  • soucis ni responsabilit, et en courant, croyait-on alors, des risques minimes.

    Pendant un sicle le systme fonctionna d'un bout l'autre de l'Europe avec un succs extraordinaire et favo-risa le dveloppement des richesses sur une chelle sans prcdent. pargner et investir devinrent tout la fois le devoir et la volupt d'une large classe sociale. L'par-gne ainsi ralise tait rarement retire pour servir la consommation et, s'accumulant intrt compos, devait permettre les immenses succs matriels que nous consi-drons tous maintenant comme allant de soi. La morale, la politique, la littrature et la religion de l'poque s'unirent en une gigantesque conspiration pour l'encouragement de l'pargne. Dieu et Mammon se trouvaient rconcilis. Paix sur la terre aux hommes de bonne aisancel Aprs tout, le riche pouvait bien entrer au Royaume des Cieux, pourvu seulement qu'il voult pargner. Une harmonie nouvelle se faisait entendre du haut des clestes sphres. TI est curieux d'observer que, grce la sagesse et la bienveillance de la Providence, l'individu se rend le plus utile au public lorsqu'il n'a rien d'autre en tte que son propre gain (1) ; voil ce que chantaient les anges.

    L'atmosphre cre de la sorte harmonisait parfaite-ment la demande manant des affaires en expansion et les besoins d'une population en accroissement avec le dve-loppement d'une classe aise qui se tenait l'cart du commerce. Mais, au milieu des satisfactions procures par l'aisance et le progrs, on oubliait de mesurer combien tout le systme dpendait de la stabilit de la monnaie laquelle la classe des investisseurs avait li sa fortune. Et on avait apparemment la certitude aveugle que la chose prendrait bien soin d'elle-mme. Les placements se rpan-

    (1) Easy Lessons on Money Matters for the Use of Young People (

  • dirent et se multiplirent au point que, pour les classes moyennes du monde entier, les obligations dores sur tranche. finirent par reprsenter la quintessence de la permanence et de la stabilit. Et la confiance routinire en la stabilit et la scurit des contrats d'argent avait de si profondes racines que le Droit anglais a toujours encourag les mandataires et autres individus chargs de curatelle placer exclusivement dans des transactions de ce genre les fonds dont ils avaient la garde. Il leur est mme interdit de les employer autrement sauf pour acqurir des immeubles, exception qui n'est d'ailleurs elle-mme qu'une survivance d'un autre ge (1).

    Ici comme en d'autres domaines, le XIXe sicle tablait sur la perptuation indfinie de ses propres expriences heureuses et ddaignait l'avertissement donn par les calamits du pass. Il choisit d'oublier qu'il n'existe pas de prcdent historique permettant d'esprer que l'unit montaire sera toujours reprsente par une quantit constante d'un certain mtal et encore moins par un pou-voir d'achat constant. Et pourtant la Monnaie est tout juste ce que l'tat dclare de temps en temps tre le moyen lgal de s'acquitter des contrats d'argent. En 1914, il Y avait moins d'un sicle que l'or tait l'talon britannique, et moins de cinquante ans qu'il tait l'unique talon de tout autre pays. L'historien ne connat pas de guerre pro-longe ni de profonde convulsion sociale qui n'ait t accompagne d'une modification du pouvoir libratoire lgal, mais il y a au contraire, dans tout pays possdant une histoire, une chronique presque ininterrompue de la dtrioration graduelle de la valeur relle reconnue aux instruments libratoires successifs qui ont reprsent la monnaie, et cela en remontant aux plus anciens tmoi-gnages.

    (1) En Allemagne ils ne furent dlis d'une obligation semblabl~ qu'en 1923, date laquelle la valeur des fonds eux confis et placs en titres contrepartie montaire s'tait compltement vapore.

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  • Qui plus est, cette dgradation progressive de la valeur de la monnaie travers l'histoire n'est point un accident. Deux grandes forces motrices lui sont sous-jacentes: l'im-pcuniosit des gouvernements et l'irrsistible influence politique de la classe des dbiteurs.

    La facult de taxer les gens en dprciant la monnaie a toujours t inhrente la souverainet de l'tat depuis que Rome en fit la dcouverte. La cration d'instruments libratoires a toujours t et est encore l'ultime recours de tout gouvernement, et aucun tat ni aucun gouvernement n'est dispos proclamer sa propre banqueroute aussi longtemps que cet expdient n'a pas encore t utilis.

    En outre, comme nous le verrons plus loin, les bnfices d'une dprciation de la monnaie ne sont pas limits au gouvernement. Les fermiers et les dbiteurs, ainsi que toutes les personnes obliges de payer des sommes fixes terme, profitent ensemble de cette volution. Au mme titre que les hommes d'affaires d'aujourd'hui, ces classes sociales reprsentaient jadis les lments moteurs et crateurs de notre systme conomique. De tels mouve-ments sculaires qui ont toujours dprci la monnaie dans le pass ont donc aid les hommes nouveaux s'affranchir de la main morte; ils profitrent aux fortunes de frache date aux dpens des anciennes et donnrent l'esprit d'entreprise des armes contre l'acccumulation des privilges acquis. La tendance de la monnaie se dva-luer a t autrefois un contrepoids efficace balanant les effets cumulatifs de l'intrt compos et de la transmis-sion des fortunes par hritage. Elle a exerc une influence modratrice sur la rigidit avec laquelle tait rpartie la richesse anciennement acquise et sur la sparation entre proprit et activit. Par ce moyen chaque gnration peut dshriter partiellement les hritiers de la gnration prcdente. Et le dessein d'tablir une fortune perptuit doit tre djou de cette manire, moins que la commu-naut elle-mme ne s'arrange pour y pourvoir de quelque

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  • autre faon qui soit plus quitable et plus efficace. Quoi qu'il en soit, par le jeu de ces deux forces, les

    embarras financiers des gouvernements et l'influence politique de la classe des dbiteurs, le premier rle reve-nant tantt l'une tantt l'autre, le progrs de l'infla-tion a t incessant si l'on considre de longues priodes depuis l'invention de la monnaie au VIO sicle av. J.-C. Parfois l'talon de valeur s'est dprci spontanment; dfaut, les dvaluations autoritaires ont accompli la mme uvre.

    Toutefois il est facile chaque moment d'oublier tout cela et de tenir la monnaie elle-mme pour l'talon absolu de la valeur, tant notre manire de l'employer dans la VIe de tous les jours fait illusion. Quand, de surcrot, les vnements rels d'un sicle entier n'ont pas dissip de telles illusions, la moyenne des hommes considre ce qui a t la norme pendant trois gnrations comme partie intgrante du tissu social ternel.

    Le cours de l'histoire d'un bout l'autre du XIX sicle favorisa ces ides. Durant les vingt-cinq premires annes de ce sicle le niveau trs lev des prix qui marqua les guerres napoloniennes fut suivi par une hausse assez rapide de la valeur de la monnaie. Pendant les soixante-dix annes suivantes, exception faite de quelques fluctua-tions de courte dure, la courbe des prix continua d'tre descendante, le minimum tant atteint en 1896. Mais, quoique ce ft bien l le sens de la tendance enregistre, le trait remarquable de cette longue priode fut la rela-tive stabilit du niveau des prix. On retrouve en effet peu prs le mme niveau des prix en 1826, 1841, 1855, 1862, 1867, 1871 et 1915, ou dans les annes contigus. Les prix furent galement tales dans les annes 1844, 1881 et 1914 (1). Si nous prenons pour base 100 le niveau de cette dernire srie d'annes, nous constatons que

    (1) [Et nouveau en 1931, peut-on dsormais ajouter.) 22

  • pendant la priode d'un sicle environ qui va de 1826 la dclaration de guerre, l'cart maximal en hausse ou en baisse fut de 30 points, l'indice ne montant jamais au-dessus de 130 ni ne descendant plus bas que 70. Rien d'tonnant ce que nous en soyons venus croire la stabilit des contrats d'argent sur une longue priode. Il se peut bien que le mtal or n'ait point possd tous les avan-tages thoriques d'un talon soumis une rgulation arti-ficielle, mais il chappait aux manipulations et avait fait la preuve que l'on pouvait compter sur lui dans la pratique.

    En mme temps l'investisseur en Cons ols (1) du dbut du sicle avait trs bien jou, et de trois manires diff-rentes. La scurit de son investissement en tait venue tre juge aussi proche de la perfection que possible. La valeur de son capital avait rgulirement augment, en partie pour la raison qu'on vient de dire, mais surtout parce que la baisse continue du taux d'intrt aboutissait majorer le nombre d'annes de rachat du revenu annuel reprsentant le capital (2). Et le revenu annuel en monnaie avait un pouvoir d'achat qui, dans l'ensemble, s'accrois-sait. Si, par exemple, nous considrons les soixante-dix annes de 1826 1896, en ngligeant la grande hausse qui suivit immdiatement Waterloo, nous constatons que la valeur en capital des Consols s'accrut constamment de 79 109, avec seulement des reculs temporaires, et cela mal-gr la conversion de Goschen du taux de 3 % au taux de 2,75 % en 1889 et au taux de 2,50 % partir de 1903. En mme temps le pouvoir d'achat des dividendes annuels, compte tenu pourtant de la rduction des taux d'intrt, avait augment de 50 %. Mais, qui plus est, les Consols avaient ajout la vertu de la stabilit celle de la bonificatioD. Sauf pendant les annes de crise, les

    (1) Consols (abrv. de consolidated debts) : rentes d'tat (Note du Traducteur).

    (2) Si, par exemple, le taux d'intrt flchit de 4,50 % 3 % la valeur des Consols 3 % augmente de 66 points 100 points.

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  • Consols ne descendirent jamais au~dessous de 90 tout au long du rgne de la Reine Victoria, et mme en 1848, alors que les trnes s'croulaient travers l'Europe, la moyenne annuelle de ces titres ne flchit que de 5 points. A 90 points quand Victoria monta sur le trne, ils atteignirent leur maximum avec elle l'anne du Jubil de Diamant. Com-ment donc s'tonner que nos parents jugrent les Consols un bon placement!

    C'est ainsi que se dveloppa au cours du XIXe sicle une classe nombreuse, puissante et profondment res-pecte qui tait forme de gens trs aiss, pris individuel-lement, et fort riches, pris dans leur ensemble. Elle ne possdait ni btiments, ni terres, ni fonds de commerce, ni mtaux prcieux, mais des droits un revenu annuel fix en monnaie cours lgal. En particulier, cette inven-tion spcifique et cet orgueil du XIXe sicle, l'pargne des classes moyennes, avait t essentiellement place de cette manire. L'habitude et desexpdences toujours favorables avaient valu cette forme d'investissement une rputa-tion irrprochable de scurit.

    Avant la guerre dj la hausse des prix et du taux de l'intrt avait commen\: de faire subir quelques pertes ces fortunes moyennes, par comparaison avec l'apoge de leur prosprit qui se situa vers le milieu des annes 1890. Mais les vnements montaires qui ont accompa-gn et suivi la guerre, leur ont enlev la moiti de leur valeur relle en Angleterre, les 7/8 en France, les 11/12 en Italie, et la totalit, ou peu s'en faut, en Autriche-Hongrie et en Russie. Ainsi l'effet de la guerre et de la politique montaire qui l'a accompagne et suivie a t de ravir la plus grande partie, en valeur relle, des richesses appar-tenant la classe des investisseurs. La perte a t si rapide et a concid si exactement dans le temps avec d'autres pertes bien plus graves que toute son ampleur n'a pas encore pu tre mesure sparment. Mais elle a produit nanmoins un changement lourd de consquences dans les positions

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  • relatives des diffrentes classes sociales. D'un bout l'au-tre du Continent, l'pargne constitue avant la guerre par la classe moyenne a t largement ou totalement balaye dans tous les cas o elle tait investie en obliga-tions, hypothques ou dpts bancaires. En outre, il n'est pas douteux que cette exprience modifiera la psycholo-gie de notre socit vis--vis des pratiques d'pargne et d'investissement. Ce qui tait jug le plus sr dans le systme s'est rvl au contraire l'tre le moins. Ceux qui n'taient ni dpensiers ni spculateurs, qui pour-voyaient dignement l'avenir de leur famille, qui chan-taient des hymnes pour clbrer la scurit et observaient le plus strictement la morale des gens difis, ainsi que les respectables injonctions de la sagesse d'ici-bas, oui, ceux-l mmes qui donnrent le moins de gages la Fortune versatile, ont pourtant reu d'elle les plus cruels flaux.

    Quelle moralit pouvons-nous en tirer pour le propos qui nous occupe ici? Principalement ceci, je crois: il n'est ni sr ni honnte de combiner la forme d'organisation de la socit qu'a labore le XIXe sicle et qui demeure, avec une politique de laisser-faire en matire montaire. Il n'est point vrai que nos arrangements d'autrefois ont fonctionn correctement. Si nous devons continuer d'at-tirer l'pargne volontaire de la commuaut vers des in-vestissements , il nous faut donner pour premier objec-tif une politique dlibre de l'tat le maintien d'un talon de valeur stable qui permette d'exprimer ces inves-tissements. Par d'autres moyens spcialement conus pour toucher galement toutes les formes de richesses et non pas seulement les biens des investisseurs peu prs sans dfense, il nous faudra aussi harmoniser la redistribution de la fortune nationale, si, avec le passage du temps, les lois successorales et le taux d'accumula-tion ont dtourn une trop forte proportion des revenus des classes actives vers la sphre o les inactifs ont le pouvoir de dpenser.

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  • 2. La classe des hommes d'affaires Il y a longtemps que les milieux d'affaires, comme les

    conomistes, ont reconnu qu'une priode de hausse des prix stimule l'esprit d'entreprise et est bnfique aux hommes d'affaires.

    En premier lieu, ils ont le bnfice qui forme la contre-partie de la perte subie par la classe des investisseurs que nous venons d'examiner. Quand la valeur de la monnaie baisse, il est vident que ceux qui se sont engags payer chaque anne des sommes fixes sur les profits de leurs affaires vont tre avantags, puisque le montant fixe de leurs dbours reprsentera une proportion plus faible de leur chiffre d'affaires mesur en units montaires. Cet avantage persiste non seulement pendant la priode tran-sitoire de dprciation, mais, pour ce qui concerne les emprunts antrieurs, il subsiste encore aprs stabilisation des prix leur nouveau cours plus lev. Par exemple, les fermiers qui, d'un bout l'autre de l'Europe, avaient obtenu par hypothque les fonds ncessaires J'achat de la terre qu'ils cultivaient, se trouvent maintenant presque entirement librs de leur fardeau aux dpens des pr-teurs hypothcaires.

    Mais durant la priode transitoire, et tant que les prix montent de mois en mois, l'homme d'affaires profite d'une aubaine supplmentaire et plus importante. Qu'il soit marchand ou indu

  • peut-tre rien fait, ou presque, pour mriter. Ainsi, pen-dant la hausse des prix, l'homme d'affaires qui emprunte de l'argent est en mesure de rembourser le prteur au moyen de ce qui, en valeur relle, non seulement ne pro-cure aucun intrt mais reprsente mme une somme in-frieure au capital initialement avanc.

    Toutefois, si la dprciation de la monnaie est une source de gains pour l'homme d'affaires, c'est aussi une occa-sion d'opprobre pour lui. Aux yeux du consommateur les profits exceptionnels de 1 'homme d'affaires apparais-sent comme la cause de cette chose excre, la hausse des prix, alors qu'ils en sont la consquence. L'homme d'affaires lui-mme, au milieu des changements rapides de ses chances, en vient se dfaire de ses instincts conser-vateurs et se met penser aux normes gains du moment plutt qu'aux profits, plus modestes mais constants, d'une activit commerciale normale. La prosprit long terme de son entreprise lui importe moins qu'auparavant, et son imagination s'enfivre devant la perspective d'une fortune rapide, suivie d'une liquidation totale. Ses gains excessifs lui sont venus sans qu'il les ait cherchs, sans qu'il ait commis de faute ni fait de calculs, mais une fois qu'il les a obtenus, il ne va pas y renoncer d'un cqrlger; il se battra pour garder son butin. Anim de telles impul-sions et en une telle position, l'homme d'affaires n'chap-pera pas lui-mme un sentiment de malaise plus ou moins refoul. Au fond de son cur il perd la bonne conscience avec laquelle il considrait nagure sa relation au corps social, l'assurance qu'il avait de son utilit et mme de la ncessit de son rle dans le systme conomique. Il s'inquite de l'avenir de son affaire et de sa classe sociale, et moins il se sent assur du lendemain, plus il se cram-ponne nergiquement sa fortune. L'homme d'affaires, ce pilier de l'ordre social, ce btisseur de l'avenir dont les activits et la rtribution bnficiaient, il y a peu de temps, d'une approbation presque religieuse, le voici donc, lui,

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  • te plus respectable, le plus digne de louanges et le plus ncessaire de tous les hommes et qu'il tait non seulement dsastreux mais presque impie de contrarier, le voici maintenant essuyer des regards torves, se sentir soup-onn et attaqu, le voici victime de lois injustes et perni-cieuses, le voici devenu un profiteur et se sachant demi-coupable!

    Aucun homme de caractre ne consentira rester pau-vre s'il croit que ses suprieurs ont gagn leurs richesses par un heureux coup de ds. Faire de l'homme d'affaires un profiteur, c'est porter un coup au capitalisme, parce que c'est dtruire l'quilibre psychologique qui permet au systme des rtributions ingales de se perptuer. La doc-trine conomique des profits normaux, doctrine vaguement saisie par tout un chacun, est indispensable la justifi-cation du capitalisme. L'homme d'affaires n'est tol-rable qu'aussi longtemps que ses gains peuvent tre considrs comme ayant un certain rapport avec ce qui correspond grossirement l'utilit de ses activits pour la Socit.

    Telle est donc la deuxime perturbation de l'ordre co-nomique existant, qui est imputable la dprciation de la monnaie. Si la baisse de la valeur de la monnaie dcou-rage les investisseurs, elle jette aussi le discrdit sur les entrepreneurs.

    Non point que l'homme d'affaires 'ait jamais eu le droit, mme en priode de boom, de conserver la totalit de ses profits exceptionnels. Une multitude de remdes populaires ont vainement essay de gurir les maux de l'heure, mais ces remdes eux-mmes (subventions, blocage des prix et des loyers, chasse aux profiteurs, taxation des super-profits) finirent par devenir un mal, et non le moindre.

    A son heure la dpression arriva, avec sa baisse des prix qui affecte les dtenteurs de stocks de marchandises l'inverse de la hausse. Des pertes excessives, sans aucun

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  • rapport avec le bon ou mauvais fonctionnement des entreprises, succdent aux gains inesprs et immrits. Et les efforts de tous pour maintemr les stocks au niveau le plus bas finissent par arrter l'industrie, de mme que les efforts pour gonfler les stocks l'avaient stimule de manire excessive. Le chmage devient le problme du moment au lieu du problme pos par les profiteurs.

    3. Le salari

    C'est devenu un lieu commun des manuels d'conomie politique que d'affirmer la tendance des salaires se laisser distancer par les prix, la consquence tant que les revenus rels des salaris s'emenuisent en priode de hausse des prix. Il en a bien t ainsi dans le pass de nombreuses occasions et il se peut que mme aujourd'hui ce soit vrai pour certaines classes de travailleurs qui sont trop mal places ou trop mal organises pour amliorer leur position. Mais en Grande-Bretagne au moins et aux tats-Unis galement, des sections importantes du salariat ont t capables de faire tourner la situation leur avantage, non seulement pour obtenir des salaires gaux ce qu'ils avaient auparavant en termes de pouvoir d'achat, mais aussi pour s'assurer de relles amliorations, pour combiner celles-ci avec une rduction du temps de travail- en fait une rduction de la quantit de travail effectu, si l'on en juge par ce qui s'est pass jusqu' maintenant - et pour accomplir tout cela, dans le cas de l'Angleterre, un moment o la richesse globale de la communaut avait subi une diminution relle. Ce renversement du cours habituel des choses n'est pas fortuit mais est imputable des causes dtermines.

    L'organisation de certaines classes du salariat (chemi-nots, mineurs, dockers, etc.) l'effet d'obtenir des hausses de salaires est meilleure qu'elle n'tait. La vie aux armes, pour la premire fois peut-tre dans l'histoire des guerres,

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  • releva bien des gards le niveau communment admis des ncessits de l'existence : le soldat fut mieux vtu, mieux chauss et souvent mieux nourri que le manuvre, et sa femme, ajoutant une indemnit de sparation en temps de guerre aux nouvelles occasions de gagner de l'argent, avait aussi largi ses ides.

    Mais il aurait pu se faire que de telles influences, tout en fournissant la motivation approprie, restent sans rsul-tat si un autre facteur n'tait intervenu :,"les super-profits tombs du ciel dans la caisse du profiteur. D'avoir gagn et de continuer gagner notoirement de considrables super-profits excdant les bnfices normaux du commerce exposait l'homme d'affaires des pressions, non seule-ment de la part de ses employs, mais de la part de l'opi-nion publique en gnral. Et en mme temps ces super-profit!; lui permettaient de cder de telles pressions sans difficults pour ses propres finances. En fait, il avait tout intrt payer ranon et partager avec ses ouvriers la bonne fortune du moment.

    C'est ainsi que la classe ouvrire amliora, dans les annes d'aprs-guerre, sa position relative par rapport toutes les autres classes sociales, en exceptant celle des profiteurs . En quelques cas d'importance elIe amliora mme sa position absolue; autrement dit, si l'on prend en compte la rduction de la journe de travail, la hausse des salaires en monnaie, et la chert accrue de la vie, certaines sections de la classe ouvrire s'assurrent une rmunration relIe plus forte pour chaque unit de travail ou d'effort effectu. Mais il est impossible de juger la sta-bilit de cette situation, en la distinguant de son caractre souhaitable, tant que l'on ne connat pas la source d'o la rmunration accrue de la classe ouvrire tait tire. La cause en tait-elle une modification permanente des facteurs conomiques qui dterminent la rpartition du produit national entre les diffrentes classes? Ou bien tait-ce l'effet d'une influence temporaire et rsorbable

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  • qui serait lie l'inflation et au bouleversement concomi-tant de l'talon de valeur'!

    La priode de dpression a fait payer son tribut la classe ouvrire davantage sous la forme du chmage que par une rduction des salaires rels; ct l'aide de l'tat aux chmeurs a grandement attnu les dsagrments de ce tribut lui-mme. La valeur des salaires en termes de monnaie a suivi les prix dans leur mouvement descendant. Toutefois la dpression de 1921-1922 n'annula ni n'en-tama srieusement l'avantage relatif conquis par la classe ouvrire sur les classes moyennes au cours des annes prcdentes. En 1923, le taux des salaires en Grande-Bretagne se trouvait un niveau sensiblement plus lev que ne l'tait le cot de la vie par rapport aux indices d'avant-guerre, si l'on tient compte de la rduction de la dure du travail.

    B. LES FLUcruATIONS DE LA VALEUR DE LA MONNAIE DANS LEURS EFFETS

    SUR LA PRODUCTION

    Si, pour une cause (uelconque, le monde des affaires prvoit, tort ou raison, une baisse des prix, le processus de production tcnd tre frein; et si c'est une hausse qui est escompte, il tend tre stimul de manire excessive. Une modification de l'talon servant mesurerla valeur des choses ne change en rien la richesse du monde, les besoins du monde ou la capacit de production du monde. Il n'y a donc pas de raison pour que le caractre ou le volume de ce qui est produit en soit affect. Un mouve-ment des prix relatifs, c'est--dire un mouvement affec-tant les prix des diffrentes marchandises les uns parrap-port aux autres, influe ncessairement sur le caractre de la production, car il rvle que les diverses marchan-dises ne sont pas produites dans des proportions vrai-

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  • ment satisfaisantes. Mais cela ne vaut point pour une mo-dification du niveau gnral des prix, en tant que telle.

    Que l'anticipation d'un changement dans le niveau gnral des prix affecte le processus de production, c'est l un fait qui a de profondes racines dans les lments les plus spcifiques de l'organisation conomique de notre socit actuelle. Nous avons dj vu qu'une modification du niveau gnral des prix, c'est--dire un changement de l'talon de mesure, qui fixe les obligations des emprun-teurs d'argent vis--vis des prteurs, accomplit une redis-tribution de la richesse relle entre les deux groupes, le premier mettant la production en mouvement par ses dcisions et le second devenant inactif ds qu'il a prt l'argent. En outre, le groupe actif peut modifier ses actes l'avance de manire rduire ses pertes ou augmenter ses gains au dtriment du groupe passif s'il prvoit un changement de cette nature, et que ce changement se ralise. Si le groupe actif s'attend une baisse de la valeur de la monnaie, il peut trouver collectivement avantage rduire la production, quoiqu'un ralentissement impos de la sorte appauvrisse la Socit dans son ensemble. S'il escompte une hausse, au contraire, il trouvera peut-tre avantage s'endetter plus largement et gonfler la production au-del du seuil o le rendement rel est tout juste suffisant pour ddommager la Socit dans son ensemble de l'effort fourni. Parfois, bien sr, une modifi-cation de l'talon de mesure, surtout si elle est imprvue, peut profiter un groupe au dtriment de l'autre de ma-nire disproportionne l'influence qu'il exerce sur le volume de la production. Mais, pour autant que le groupe actif s'attende un changement, la tendance sera bien celle qui vient d'tre dcrite. Tout cela revient simplement dire que, dans les conditions actuelles, l'intensit de la production est largement dtermine par le profit rel qu'espre l'entrepreneur. Toutefois ce critre ne joue cor-rectement son rle, en ce qui concerne la communaut

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  • dans son ensemble, que si le dlicat ajustement des divers intrts n'est pas boulevers par les fluctuations de l'talon de valeur.

    Il y a, de plus, un risque considrable dcoulant direc-tement de l'instabilit dont souffre la valeur de la monnaie. Pendant le lent processus de production le monde des affaires doit encourir des dbours en termes de monnaie (paiement des salaires et des autres dpenses de produc-tion) dans l'espoir de rcuprer ces frais ultrieurement par la vente du produit fini en change de signes mon-taires. Autrement dit, le monde des affaires, dans son ensemble, est ncessairement dans une position qui lui fait toujours gagner de l'argent en cas de hausse des prix et lui en fait toujours perdre en cas de baisse. Bon gr mal gr, la technique de la production de richesses nou-velles sous un rgime de contrats d'argent oblige toujours le monde des affaires une forte spculation; et s'il rpugne cette attitude spculative, le processus de production doit tre ralenti. 11 n'y a rien changer ce raisonnement gnral quand on introduit le fait d'une certaine spcialisation fonctionnelle l'intrieur du monde des affaires, le spculateur professionnel venant l'aide du producteur proprement dit auquel il se substi-tue pour assumer une partie des risques.

    Or, il suit de l, non seulement que la survenance effec-tive de fluctuations des prix bnficie certaines classes et en lse d'autres, ce qui a t le sujet de la premire par-tie de ce chapitre, mais aussi qu'une crainte gnrale d'une baisse des prix peut bloquer le processus de produc-tion compltement. En effet, si une baisse des prix est attendue, on ne trouve plus assez d'esprits aventureux pour jouer la hausse de manire spculative. Et cela veut dire que les entrepreneurs rpugneront s'embar-quer dans des processus de production de longue dure et qui rclament une mise de fonds longtemps avant l'amortissement des frais engags. D'o chmage. Le

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  • fait rel de la baisse des prix lse les entrepreneurs; par voie de consquence, la seule crainte d'une baisse les incite se prmunir en restreignant leurs oprations. Et cependant c'est sur l'agrgat de leurs estimations individuelles du risque et leur inclination courir le risque que les activits productives et le plein emploi reposent essentiellement.

    Il y a une aggravation supplmentaire du phnomne qui vient de ce que toute anticipation du mouvement des prix, si elle est adopte par un grand nombre d'agents conomiques, tend tre cumulative dans ces effets jus-qu' un certain point. Si une hausse des prix est attendue et que le monde des affaires agit sur la base de cette antici-pation, ce fait mme provoquera une hausse pendant un certain temps et, en dmontrant la justesse de la prvision, renforcera l'influence du facteur psycho-logique. Et il en va de mme si on s'attend une baisse. C'est ainsi qu'un branlement relativement faible l'ori-gine peut suffire provoquer une fluctuation importante.

    Pour gurir cette maladie mortelle de l'individualisme, le meilleur moyen serait de faire en sorte qu'il n'existe jamais d'anticipation assure quant au mouvement des prix en gnral. En outre, il faudrait prvenir tout risque srieux qu'un tel mouvement, s'il doit s'en produire un, prenne de l'ampleur. Si, de manire inattendue et fortuite, un mouvement modr devait alors se produire, la richesse globale de la communaut n'en serait pas diminue, tout en tant peut-tre rpartie diffremment entre ses membres.

    Obtenir ce rsultat en cartant toutes les influences qui peuvent favoriser un mouvement ses dbuts semblerait une entreprise sans espoir. Le remde devrait plutt tre recherch dans un contrle de l'talon de valeur qui permettrait, toutes les fois que le cours des vnements abandonns eux-mmes ferait prvoir un changement du niveau gnral des prix, de prendre des mesures appro-pries pour qu'entre en jeu un facteur exerant 34

  • une influence contraire. Mme si une telle politique ne russissait compltement ni neutraliser les anticipations ni viter les mouvements effectifs des prix, elle marque-rait pourtant un progrs par rapport la politique qui consiste se croiser les bras pendant que l'talon de valeur,soumis des influences de hasard et dlibrment tenu l'cart d'un pouvoir central de rgulation, suscite des anticipations qui paralysent ou enfivrent les autori-ts dirigeant la production.

    On voit donc que la hausse et la baisse des prix ont chacune leurs inconvnients propres. L'Inflation qui dclenche le premier de ces deux mouvements est source d'injustices pour les individus et pour les classes, surtout pour les titulaires de rentes, et dcourage donc l'pargne. En faisant baisser les prix, la Dflation, de son ct, appau-vrit les salaris et les entreprises, car elle incite les entrepre-neurs restreindre la production afin de ne pas subir eux-mmes de pertes; elle est donc d'un effet dsastreux sur la situation de l'emploi. Bien entendu, le pendant de ce qui vient d'tre dit est galement vrai : la Dflation est source d'injustices pour les emprunteurs, et l'Inflation &boutit stimuler l'activit industrielle de manireexces-sive. Mais ces effets ne sont pas aussi marqus que ceux que nous avons souligns plus haut, car les emprunteurs sont mieux arms pour se dfendre contre les pires cons-quences de la Dflation que ne le sont les prteurs contre celles de l'Inflation, et parce que les ouvriers sont mieux placs pour se garder du surmenage en priode de vaches grasses que du chmage en priode de vaches maigres.

    Ainsi l'Inflation est-elle donc injuste et la Dflation inopportune. Peut-tre la Dflation est-elle la pire des deux si on fait abstraction des inflations extraordinaires comme celle d'Allemagne. En effet, dans un monde appauvri il est pire de provoquer le chmage que de frus-trer le rentier dans ses espoirs. Mais rien ne nous oblige mettre ces deux maux en balance. Il est plus facile de

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  • convenir que tous deux sont des maux viter. C'est justement parce que le capitalisme individualiste d'aujour-d'hui confie la tche d'pargner l'investisseur indivi-duel et celle de produire l'employeur individuel. qu'il suppose l'existence d'un talon de valeur stable et qu'il ne peut fonctionner efficacement ni mme peut-tre sur-vivre si cette condition n'est pas remplie.

    Pour ces graves raisons nous devons nous affranchir de la profonde mfiance qui se manifeste devant l'ventualit de soumettre la rgulation de l'talon de valeur l'em-pire des dcisions dlibres. Nous ne pouvons plus nous permettre de l'abandonner ce domaine qui regroupe, en vertu de caractristiques communes possdes des de-grs divers, la pluie et le beau temps, le taux de natalit et la Constitution, domaine o les affaires sont rgles par le jeu des causes naturelles, ou bien rsultent de la conjonction d'innombrables actions individuelles accom-plies indpendamment les unes des autres, ou encore sont telles que seule une rvolution peut les changer.

  • 2. La grande crise de 1930 (1930)

    Il a fallu du temps pour que le monde se rende compte que notre vie se droule cette anne dans l'orbe de l'une des plus grandes catastrophes conomiques de l'histoire moderne. Mais maintenant que l 'homme de la rue a pris conscience de ce qui se passe, son ignorance des tenants et aboutissants du phnomne le remplit de frayeurs qui se rvleront peut-tre exagres, de mme qu'auparavant elle tait source d'indiffrence au moment o le dbut de nos difficults aurait justifi une certaine proccupa-tion. Le voici qui commence douter de l'avenir. Est-ce la fin d'un beau rve dont il s'veillerait maintenant pour affronter la noirceur des faits? Ou bien est-il en train de sombrer dans un cauchemar qui va s'vanouir?

    Il n'a point hsiter. La situation antrieure n'tait pas un rve. C'est maintenant qu'il a affaire un cauchemar qui s'vanouira avec la lumire du matin. Car les ressour-ces de la nature et les inventions de 1 'homme sont tout aussi riches et fcondes qu'eIJes taient auparavant. Notre aptitude rsoudre les problmes matriels de l'existence progresse un rythme qui n'est pas moins rapide. Nous sommes tout aussi capables que nagure d'offrir chaque individu un niveau de vie lev par comparaison avec le

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  • niveau d'il Y a vingt ans, et nous apprendrons bientt dgager les ressources rendant possible un niveau plus lev encore. Auparavant nous n'tions pas victimes d'une illusion, mais nous nous sommes emptrs maintenant dans un dsordre gigantesque parce que nous avons fait une fausse manuvre en conduisant une machine dli-cate dont le fonctionnement chappe notre comprhen-sion. Il s'ensuit que nos richesses potentielles vont peut-tre se dissiper en pure perte pendant un temps, et mme un temps relativement long.

    Je doute de pouvoir faire pleinement saisir au lecteur mes ides sur le sujet. J'en dirai trop pour le profane, et trop peu pour le spcialiste. C'est que l'conomie poli-tique est un sujet technique et difficile, quoique personne ne veuille le croire. L'conomie politique est mme en train de devenir une science. Je ferai cependant de mon mieux, duss-je laisser de ct, en raison de leur trop grande complexit, bien des lments ncessaires la pleine intelligence des vnements contempo-rains.

    En premier lieu, il faut noter l'extrme violence de la crise actuelie. Dans les trois premiers pays industriels du monde, les tats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, dix millions de travailleurs sont sans travail. Il n'y a pres-que plus nulle part d'industrie importante qui ralise assez de bnfices pour pouvoir se dvelopper, ce qui est bien le critre dcisif du progrs. En mme temps, dans les pays o prdomine le secteur primaire, la production des mines et de l'agriculture se vend un prix infrieur son cot, et cela est vrai de presque tous les produits importants et de la majorit des producteurs. En 1921, quand les prix baissrent de manire aussi dramatique, c'est partir d'un niveau de boom assurant aux produc-teurs des profits anormaux que le mouvement de baisse s'amora; et l'histoire moderne n'offre pas d'exemple d'une baisse aussi forte et aussi rapide partir d'un ni-

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  • veau normal des prix que celle qui eut lieu l'anne der-nire. D'o l'ampleur de la catastrophe.

    Pour plusieurs raisons le temps qui s'coule avant que cesse la production et que le chmage atteigne son maxi-mum, est beaucoup plus long dans le secteur primaire que dans celui des industries de transformation. Dans la plu-part des cas les units de production sont plus petites et moins bien organises entre elles pour pouvoir imposer un processus disciplin de restrictions; la dure du cycle de production est plus longue, en particulier dans l'agri-culture; le cot d'une cessation temporaire d'activit est plus lev; plus souvent qu'ailleurs les hommes sont leurs propres employeurs et se soumettent donc plus faci-lement une rduction du revenu pour lequel ils sont disposs travailler. Enfin, les problmes sociaux poss par le licenciement de travailleurs sont d'autant plus graves que les communauts concernes sont plus pri-mitives, et les problmes financiers poss par un arrt de la production de base sont galement plus redouta-bles dans les pays o ces produits de base sont peu prs le seul moyen de subsistance de la population. Malgr tout cela, nous approchons rapidement du moment o la production du secteur primaire sera rduite dans la mme mesure que celle des industries de transformation, et il en rsultera pour ces dernires une difficult suppl-mentaire, car les producteurs de produits de base manque-ront du pouvoir d'achat leur permettant d'acqurir des produits manufacturs, et ainsi de suite en un cercle vicieux.

    Engags dans cette impasse, des producteurs individuels attachent des espoirs trompeurs telle ou telle ligne de conduite qui serait profitable un producteur isol ou u.ne classe de producteurs si personne d'autre ne l'adop-tait, mais cesse d'tre avantageuse ds que chacun la fait sienne. Par exemple, rduire la production d'un cer-tain produit de base a pour effet de faire monter son prix

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  • aussi longtemps que la production des industries qui l'uti-lisent reste inchange; mais si la production est freine partout, alors la demande du produit de base s'effondre tout autant que l'offre, et personne n'en est plus avanc. Ou encore si un producteur dtermin ou un certain pays diminue les salaires, ce producteur ou ce pays sera en mesure de se tailler une meilleure part de la demande globale tant que les autres ne l'imiteront pas. Mais si on diminue les salaires partout la fois, le pouvoir d'acnat de la communaut dans son ensemble sera rduit du mme montant que les cots, et, ici non plus, personne n'y gagnera.

    Ainsi, ni la rduction de la production ni la diminu-tion des salaires ne permettent, appliques isolment, de rtablir l'quilibre.

    En outre, mme si nous devions russir en fin de compte rtablir la production au niveau rduit des salaires qui correspondrait au niveau des prix d'avant-guerre, nous ne serions pas au bout de nos difficults pour autant. En effet, depuis 1914, un norme fardeau de dettes nationales et internationales sous forme de bons souscrits par le public existe en termes de monnaie. Aussi toute baisse des prix rend-elle ce fardeau plus crasant, puisqu'elle se traduit par une rvaluation de la monnaie servant le mesurer. Par exemple, si nous devions revenir au niveau des prix d'avant-guerre, la Dette Nationale Britannique serait de 40 % environ plus lourde qu'en 1924 et atteindrait le double de ce qu'elle tait en 1920; le Plan Young aurait des effets beaucoup plus crasants sur l'Allemagne que le Plan Dawes, lequel tait dj consi-dr, de l'avis de tous, comme insupportable pour l'co-nomie de ce pays. L'endettement des allis de la Grande Guerre vis--vis des tats-Unis reprsenterait de 40 50 % de plus en biens et en services qu' la date de signa-ture des accords; les obligations de pays dbiteurs, comme ceux d'Amrique du Sud et l'Australie, deviendraient

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  • intolrables sans une rduction de leur niveau de vie au profit de leurs cranciers. Enfin, les exploitants agricoles et les chefs de famille du monde entier qui ont emprunt de l'argent sur garantie hypothcaire seraient les victimes de leurs cranciers. Dans un tel tat de choses il n'est pas sr du tout que les accommodements ncessaires pour-raient tre faits temps pour viter une cascade de ban-queroutes, de dfauts de paiement et de reniements de dettes qui branleraient le systme capitaliste jusque dans ses fondations. Il y aurait alors un terrain favorable l'agitation, aux sditions et la rvolution. Il en est dj ainsi dans bien des rgions du monde. Et pourtant, tout au long de cette priode, les ressources de la nature et les inventions de l'homme n'auraient point cess d'tre aussi riches et aussi fcondes qu'auparavant. Simplement, la machine se serait grippe par suite du dsordre environ-nant. Mais ce n'est point parce que nous avons une panne d'allumage que nous devons nous voir prochainement de retour l'ge de la charrette grinante, et postuler que l'automobile est condamne.

    II

    Nous voil avec une panne d'allumage. Comment donc remettre le moteur en marche? Remontons le cours du temps et passons les vnements en revue.

    10 Pourquoi ouvriers et outillages sont-ils sans emploi? Parce que les industriels n'esprent pas tre en mesure de vendre sans perte ce qui serait produit si le travail reprenait.

    20 Pourquoi les industriels ne peuvent-ils avoir l'espoir de vendre sans perte? Parce que les prix ont baiss davan-tage que les cots. Au vrai, les cots ont trs peu baiss.

    30 Comment se peut-il que les prix aient baiss plus que les cots? C'est que les cots sont ce que l'homme d'affaires dbourse, quoi qu'il arrive, pour produire l'article de sa

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  • spcialit, tandis que les prix dterminent ses rentres d'argent au moment o il vendra sa production. On com-prend sans peine comment ces deux chiffres peuvent tre ingaUlf pour une entreprise dtermine ou un produit en particulier. Mais pour la communaut dans son ensem-ble, les hommes d'affaires rcuprent autant qu'ils dboursent, car ce qu'ils dpensent durant le cycle de production forme les revenus du public et celui-ci le leur restitue en change de leurs produits, n'est-ce pas? Car c'est bien l ce que nous entendons par cycle normal de producti~n, d'change et de consommation, voyons!

    40 Non! Malheureusement il n'en va pas ainsi; et telle est l'origine de tout le mal. Il n'est pas vrai que l'argent dbours par les hommes d'affaires pour les cots de production leur revienne ncessairement sous la forme de recettes lors de la vente de ce qu'ils produisent. C'est le propre d'une conjoncture de boom que les recettes de leurs ventes dpassent leurs cots, efc'est le propre d'une dpression que les cots soient plus levs que les recettes des ventes. En outre, il est illusoire de supposer qu'ils russiront ncessairement restaurer l'quilibre en rdui-sant leurs cots globaux, soit par une contraction de leur production, soit par une amputation des taux des salaires. En effet, il se peut qu'une rduction de leurs dbours fasse baisser d'autant leurs recettes en diminuant le pou-voir d'achat des salaris qui sont aussi leurs clients.

    50 Comment se peut-il donc que, pour l'ensemble du monde, le total des cots de production ne soit pas gal au total des recettes des ventes? De quoi dpend ce ds-quilibre entre les deux? Je pense connatre la rponse. Mais elle est trop complique et insolite pour que je l'expose ici de manire satisfaisante: ailleurs j'ai essay de le faire avec prcision (1). Il me faudra donc tre quelque peu superficiel.

    (1) Dans mon Treatise on Money. 42

  • Prenons, pour commencer, les biens de consommation qui arrivent sur le march pour tre vendus. De quoi dpendent les bnfices raliss ou les pertes subies par les producteurs de ces biens? Le total des cots de production qui, envisag d'un autre point de vue, est identique au total des gains de la communaut se compose, selon une proportion dtermine, du cot des biens de consomma-tion et du cot des biens de production. Les revenus du public, qui sont galement identiques aux gains totaux de la communaut, se rpartissent aussi en proportion dter-mine entre les dpenses faites pour acqurir des biens de consommation et l'pargne. Si la premire proportion est plus forte que la seconde, les producteurs de biens de consommation perdront de l'argent, car leurs recettes, qui sont gales aux dpenses consacres par le public aux biens de consommation, seront infrieures ce que ces biens leur auront cot produire. Un instant de rflexion suffit le faire voir. Si, au contraire, la deuxime proportion est plus forte que la premire, les producteurs de biens de consommation raliseront alors des gains exceptionnels. Il suit de l que les producteurs de biens de consommation n'ont que deux chances de retrouver leurs profits de nagure: il faut que le public pargne moins et consacre une proportion plus forte de ses revenus l'achat de tels biens, ou il faut qu'une part plus large de la pro-duction prenne la forme de biens d'quipement, puisque cela revient fabriquer proportionnellement moins de biens de consommation.

    Mais les biens de production ne seront pas fabriqus sur une plus grande chelle si les producteurs de ces biens ne font pas de bnfices. Nous en venons donc notre deuxime question : de quoi dpendent les profits de ceux qui fabriquent les biens de production? Ils dpen-dent de l'usage que fait le public de ses pargnes, soit qu'il prfre les garder liquides sous forme de monnaie ou d'un quivalent de la monnaie, soit qu'il prfre les

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  • employer l'achat de biens de production ou de leur quivalent. Si le public rpugne acheter ceux-ci, les fa-bricants de biens de production subiront des pertes; par voie de consquence, ils en produiront moins, et il s'ensui-vra, pour les raisons indiques plus haut, que les produc-teurs de biens de consommation perdront, eux aussi, de l'argent. Autrement dit, toutes les classes de producteurs auront tendance subir des pertes, et le chmage en rsul-tera dans tous les secteurs. A ce moment, un cercle vicieux apparatra et, par le jeu de multiples actions et ractions en chane, la situation ne cessera d'empirer jusqu'au jour o un vnement viendra renverser le courant.

    Voil l'image exagrment simplifie d'un phnomne compliqu. Mais je crois qu'elle renferme cependant l'essentiel de la vrit. De nombreuses variations et orne-ments fugus peuvent lui tre superposs, mais c'est bien le ton.

    Si, donc, mon interprtation est correcte, la cause fon-damentale du marasme, c'est que le dsir de crer de nouvelles entreprises fait dfaut parce que le march des investissements est mal dispos. Comme le commerce est international, une production insuffisante de biens de productions travers le monde en gnral influe sur les prix des produits en tous lieux et, par consquent, sur les profits des producteurs dans tous les pays la fois.

    Pourquoi y a-t-il une production insuffisante de nou-veaux biens de production dans l'ensemble du monde? A mon avis, la conjonction de plusieurs causes en est respon-sable. Au dbut, le phnomne a t caus par l'attitude des prteurs, car les biens de production sont, dans une large mesure, fabriqus grce des emprunts. Mainte-nant, l'attitude des emprunteurs est devenue aussi dter-minante que, elle des prteurs.

    Pour plusieurs raisons les prteurs ont demand et continuent de demander des conditions qui excdent les possibilits d'une entreprise nouvelle. Premire raison:

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  • comme le gaspillage du temps de guerre a permis aux entrepreneurs de consentir des taux plus levs pendant quelque temps une fois la paix revenue, les prteurs se sont habitus compter sur des taux beaucoup plus levs qu'avant 1914. Deuxime raison: les circonstances ont fait apparatre diverses catgories d'emprunteurs qui, tant prts payer n'importe quel intrt si nces-saire, ont mis les prteurs mme d'obtenir des taux plus levs que ne peut supporter aucune entreprise srieuse ses dbuts. Ainsi en a-t-il t des emprunteurs poli-tiques qui devaient se conformer aux obligations du Trait de Paix, des banques empruntant afin de soutenir les talons-or frachement restaurs, des spculateurs empruntant pour avoir leur part des booms boursiers, et enfin de tous ceux qui taient aux abois aprs l'effon-drement des prix et devaient emprunter pour rparer les pertes subies. Troisime raison: la situation trouble du monde et les habitudes rgissant le placement de l'par-gne ont restreint le nombre de pays o les prteurs sont encore disposs placer leur argent des conditions raisonnables. Une vaste partie de la plante excite, pour une raison ou une autre, la mfiance des prteurs, en sorte que ceux-ci exigent une prime de risque d'un montant trangler compltement toute nouvelle entreprise .. Au cours des deux annes coules, deux des trois principaux pays cranciers du monde, la France et les tats-Unis, ont retir du march international des prts long terme une bonne partie de leurs ressources.

    Dans l'intervalle, l'attitude ngative des prteurs a trouv sa contrepartie dans une attitude peine moins ngative de la part des emprunteurs. En effet, l'effon-drement des prix a t un dsastre pour ceux qui avaient emprunt, et quiconque a renvoy plus tard le lance-ment d'une nouvelle affaire a profit de ce retard. En outre, les risques qui font peur aux prteurs effraient aussi les emprunteurs. Enfin, aux tats-Unis la trs grande

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  • chelle sur laquelle les entreprises de capitaux ont t lances pendant ces cinq dernires annes n'a pas man-qu d'puiser pour le moment, tout le moins tant que l'atmosphre de dpression continue de rgner, les ps-sibilits lucratives ncessaires au dmarrage de nouvelles affaires. Vers le milieu de 1929 les nouvelles entreprises de capitaux se trouvaient dj sur une chelle inadquate dans l'ensemble du monde, en dehors des tats-Unis. Le coup de grce a t l'effondrement des nouveaux pla-cements aux tats-Unis, leur montant actuel tant pro-bablement de 20 30 % infrieur ce qu'il tait en 1928. Ainsi, dans certains pays les possibilits de nouveaux placements lucratifs sont plus limites qu'auparavant, tandis que dans d'autres elles comportent davantage de risques.

    C'est donc un large gouffre qui spare les ides des pr-teurs de celles des emprunteurs en ce qui concerne les nouveaux placements caractre srieux; il s'ensuit que les pargnes des prteurs servent financer des dficits commerciaux et secourir des emprunteurs en dtresse, au lieu de financer de nouvelles entreprises de biens d'qui-pement.

    En ce moment l'importance de la crise est probablement un peu exagre pour des raisons psychologiques. On doit donc s'attendre tout instant une reprise lim~te. Mais il ne pourra y avoir de vritable redress~ment conomique, me semble-t-il, tant que les ides des pr-teurs et celles des emprunteurs n'auront pas t rappro-ches les unes des autres grce un double mouvement, les prteurs consentant progressivement prter leur argent des conditions moins dures et les emprunteurs retrouvant confiance et dynamisme pour emprunter plus volontiers de nouveau.

    Dans toute l'histoire des temps modernes on a rare-ment vu de foss aussi large et infranchissable entre les deux groupes. Si mon diagnostic est correct, la crise

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  • actuelle va tre suivie d'une dpression qui, accompagne de fluctuations des prix en dents de scie, peut durer des annes et causer des dommages incalculables la richesse matrielle et la stabilit de l'organisation sociale de tous les pays la fois. Ce n'est qu'en tendant nos volon-ts et nos intelligences la recherche d'une solution dans cette voie, et avec pour aiguillon la croyance la validit du diagnostic, que ces prils seront conjurs. Si nous voulons voir dans un avenir assez proche les faits justifier l'optimisme de mon entre en matire, il est indispen-sable de mettre tout notre srieux trouver une solution.

    Indiquer les orientations de la politique mettre en uvre serait sortir du cadre de cet essai. Mais seules les banques centrales des principaux pays cranciers sont en mesure de prendre les premires initiatives requises. En outre, il faut dire qu'aucune banque centrale agissant isolment ne pourra produire un effet suffisant. Une action rsolue entreprise par les Banques Fdrales de Rserve des tats-Unis, la Banque de France et la Banque d'Angle-terre pourrait beaucoup plus que ne veulent le croire la plupart des gens qui prennent les symptmes ou les circonstances aggravantes pour la maladie elle-mme. A tous gards le remde le plus efficace consisterait dans l'association des banques centrales de ces trois grands pays cranciers qui ramneraient un climat de confiance sur le march international des prts long terme grce un audacieux plan commun. Cela contribuerait ranimer l'esprit d'entreprise et l'activit en tous lieux, rtablir le niveau des prix et des profits, en sorte que les rouages du commerce mondial se remettraient tourner au moment opportun. Et mme si la France, cramponne la prtendue scurit de l'or, prfre ne point s'engager dans cette aventure qu'est la cration de richesses nou-velles,je suis persuad que la Grande-Bretagne et les tats-Unis, partageant les mmes vues et agissant de concert, russiront remettre la machine en marche dans des

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  • dlais raisonnables. La condition du succs, c'est qu'ils soient galvaniss par une conviction inbranlable quant l'origine et la nature de nos maux. C'est en effet l'absence d'une telle conviction qui, plus que toute autre cause, paralyse aujourd'hui l'action des autorits responsables des deux cts de la Manche et de l'Atlantique.

  • 3. L'conomie en 1931

    I. L'ALTERNATIVE: PARGNER ou DPENSER? (1)

    La crise du commerce et de l'emploi et les dficits que sont en train de subir les affaires du monde entier sont aussi graves que les pires prcdents qu'ait connus l'histoire des temps modernes. Aucun pays n'est par-gn. Les privations et, ce qui est parfois plus grave, l'angoisse dont sont accabls aujourd'hui des millions de foyers travers le monde, sont extrmes. J'estime que pans les trois principaux pays industriels du monde, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et les tats-Unis, il y a probablement douze millions de chmeurs pour le secteur industriel seulement. Mais je me demande s'il n'y a pas encore davantage de dtresse humaine l'heure actuelle dans les grands pays agricoles du monde, au Canada, en Australie et en Amrique du Sud, o des millions de petits fermiers voient l'effondrement des cours de leurs produits leur apporter la ruine, la vente de leurs rcoltes leur procurant beaucoup moins d'argent qu'elles ne leur ont cot produire. En effet la baisse des prix des prin-cipaux produits de base, tels que le bl, la laine, le sucre, Je coton, et mme de la plupart des autres denres, a tout bonnement t catastrophique. Ces prix aujourd'hui sont dans leur majorit au-dessous de leur niveau d'avant-

    (1) Allocution radio-diffuse.

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  • guerre; et pourtant les cots demeurent fort au-dessus de leur niveau d'avant-guerre, comme nous le savons tous. Il y a une semaine ou deux, le bl s'est vendu Liverpool, dit-on, au prix le plus bas qui ait jamais t enregistr depuis le rgne de Charles II, c'est--dire voil plus de 250 ans. Comment, dans des conditions pareilles, la vie est-elle encore possible pour les fermiers? Elle est devenue impossible, c'est vident.

    On pourrait supposer que le bon march des produits est ncessairement un avantage; et certaines personnes austres en sont effectivement convaincues. Le consom-mateur gagne ce que le producteur perd, tel est le raison-nement que l'on croit pouvoir faire. Mais il n'en est rien. En effet ceux d'entre nous qui travaillent, et nous for-mons l'immense majorit, ne peuvent consommer que s'ils ne cessent pas de produire. En sorte que tout ce qui entrave les processus de production entrave aussi les processus de consommation de manire in-faillible.

    La cause en est que toutes sortes de facteurs empchent les prix et les cots de chaque chose de baisser dans la mme proportion. Par exemple, les charges salariales de la plupart des industriels sont pratiquement identiques ce qu'elles taient auparavant. Voyons comment le processus aboutit un cercle vicieux. Les cours de la laine et du bl dgringolent. Voil une bonne chose pour le consommateur britannique de bl et de vte-ments de laine, pourrait-on imaginer. Mais les produc-teurs de laine et de bl, recevant trop peu d'argent pour leurs produits, ne pourront plus acheter les marchandises britanniques dont ils se portent habituellement acqu-reurs. Par voie de consquence, ceux des consommateurs britanniques qui travaillent, d'autre part, produire ces marchandises vont se trouver sans emploi. A quoi nous avance le bon march des produits quand les revenus dcroissent?

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  • Quand le Dr Johnson (1), lors d'une visite l'Ile de Skye, apprit que pour un sou on pouvait acheter vingt ufs, il dit: Eh! bien, Monsieur, je n'en dduis pas que les ufs abondent dans votre le misrable, mais que les sous sont rares.

    Le bon march qui rsulte d'une productivit accrue et d'un perfectionnement des aptitudes professionneIIes des producteurs est certes un avantage. Mais le bon march qui suppose la ruine du producteur est l'un des plus grands dsastres conomiques susceptibles d'arriver.

    Affirmer que nous ne considrons point la situation avec gravit serait inexact. Pourtant je doute que nous la prenions suffisamment au srieux. La richesse poten-tielle que l'oisivet force de millions d'hommes nous fait sacrifier en pure perte permettrait d'accomplir des prodiges. C'est par millions et millions de livres sterling qu'il faut chiffrer les biens qui pourraient tre produits chaque jour par les ouvriers et les machines qui restent inactifs; et les ouvriers s'en trouveraient plus heureux et y auraient tout avantage. Nous devrions, toutes affaires cessantes, chercher arranger les choses avec la svre rsolution et la volont d'agir tout prix que nous aurions si nous tions en guerre. Et pourtant une immense inertie semble nous accabler. A mon avis, ce que notre situation a de particulier, c'est que les remdes qui nous ont t proposs par telle ou telle personne ont, tous ou presque tous, quelque chose de bon, quoique certains soient videmment meilleurs que d'autres. Toutes ces politiques rivales qui se disputent notre prfrence ont quelque chose nous offrir. Et pourtant nous n'en adoptons aucune.

    Le pire de tout est que nous avons une excellente excuse pour ne rien faire. Dans une large mesure, en

    (1) Littrateur et encyclopdiste du XVIIIe sicle, un Montaigne anglais en un sens, dont la vie et les propos ont t immortaliss par J. Boswell. (N. d. T.)

    SI

  • effet, le salut est hors de notre porte. Le problme est international, et un pays qui dpend du commerce ext-rieur autant que le ntre ne peut mener bien que peu de choses par ses propres moyens. Mais ce n'est point la seule raison de notre passivit. Et ce n'est pas une raison suffisante non plus. Car il y a toujours quelque chose au moins que nous sommes capables de faire indpen-damment du reste du monde. La seconde raison essen-tielle, me semble-t-il, est un grave malentendu sur l'uti-lit ou la nocivit des mesures qui pourraient tre prises. II y a aujourd'hui beaucoup de gens qui, voulant du bien leur pays, s'imaginent qu'pargner plus qu' l'ordinaire est la meilleure chose que leur prochain et eux-mmes puissent faire pour amliorer la situation gnrale. S'ils s'abstiennent de dpenser une proportion de leurs revenus plus forte que d'habitude, ils auront aid les chmeurs, croient-ils. Et s'ils sont membres de conseils municipaux ou de County Councils (1), ils croient que la ligne de conduite adopter l'poque prsente, c'est de s'oppo-ser toute dpense qui irait de nouveaux chantiers de travaux publics ou l'amlioration du confort collectif.

    Or, en certaines circonstances tout cela serait parfai-tement juste, mais dans la situation actuelle c'est malheu-reusement faux de point en point. Rien ne peut tre plus nuisible ni malavis. C'est une croyance qui est aux antipodes de la vrit. En effet la fonction de l'pargne est de rendre une certaine quantit de travail disponible pour la production de biens d'quipement, tels que maisons, usines, routes, machines etc. Mais si un sur-plus important de chmeurs est dj disponible pour des emplois de ce genre, le fait d'pargner aura seulement pour consquence d'ajouter ce surplus et donc d'accrotre le nombre des chmeurs. En outre, tout

    (1) Collectivits locales d'une importance essentielle pour la vie politique et administrative de la Grande-Bretagne. Elles jouissent d'une large autonomie (N. d. T.).

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  • homme mis en chmage de cette manire ou pour toute autre raison verra s'amenuiser son pouvoir d'achat et provoquera, son tour, un chmage accru parmi les travailleurs qui auraient produit ce qu'il n'a plus les moyens d'acheter. Et c'est ainsi que la situation ne cesse d'empirer en un cercle vicieux.

    La meilleure estimation que je puisse hasarder est que toutes les fois que vous conomisez cinq shillings vous privez un homme de travail pendant une journe. En pargnant ces cinq shillings vous contribuez au chmage raison d'un hommefjour, et ainsi de suite dans cette proportion. Par contre, toutes les fois que vous achetez des marchandises vous contribuez multiplier les emplois offerts aux travailleurs, avec cette rserve que les mar-chandises achetes doivent tre britanniques et fabriques ici si vous tenez une amlioration de la situation de l'emploi dans ce pays. Tout compte fait, ce n'est rien l que le bon sens le plus lmentaire. En effet, si vous achetez des marchandises, il faut bien que quelqu'un les produise. Et si vous n'en achetez pas, les dtaillants ne pourront venir bout de leurs stocks, ils ne renouvelleront pas leurs commandes, et quelqu'un perdra son travail.

    Or donc, vous, matresses de maison pleines de patrio-tisme, lancez-vous dans les rues demain ds la premire heure et rendez-vous ces mirifiques soldes que la publi-cit nous vante partout. Vous ferez de bonnes affaires, car jamais les choses n'ont t aussi bon march, un point que vous ne pouviez mme rver. Faites provision de tout un stock de linge de maison, de draps et de couvertures pour satisfaire vos moindres besoins. Et offrez-vous, par-dessus le march, la joie de donner plus de travail vos compatriotes, d'ajouter la richesse du pays en remettant en marche des activits utiles, et de donner une chance et un espoir au Lancashire, au York-shire et Belfast.

    Ce ne sont l que des exemples. Faites donc tout ce

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  • qu'il faut pour satisfaire les plus raisonnables de vos propres besoins et de ceux de votre maison, apportez des amliorations votre intrieur, faites construire.

    Car ce qu'il nous faut maintenant, c'est non pas nous serrer la ceinture, mais nous mettre en humeur de rani~ mer expansion et activit, ce qu'il nous faut, c'est agir, acheter des choses, crer des choses. Tout cela est le bon sens le plus vident assurment. En effet, prenons le cas~limite. Supposez que nous allions conomiser la totalit de nos revenus et cessions de rien dpenser du tout. Eh! bien, tout le monde serait en chmage. Et avant longtemps nous n'aurions plus de revenus dpenser. Personne n'en serait plus riche d'un sou et, pour finir. il ne nous resterait plus qu' mourir de faim, ce que nous aurions bien mrit pour avoir refus de nous acheter des choses les uns aux autres et de prendre mutuellement notre linge laver, car c'est ainsi que nous vivons tous. Et on peut en dire autant, avec plus de raison encore, du travail des collectivits locales. Voici le moment pour les municipalits de faire preuve de dynamisme et de s'occuper de toutes sortes de modernisations raisonnables.

    Le malade n'a pas besoin de repos. II lui faut de l'exer~ cice. Il est impossible de remettre les chmeurs au travail en se tenant sur la rserve, en refusant de placer des commandes, en cultivant la passivit. Tout au contraire, l'activit de quelque nature que ce soit est le seul moyen de faire nouveau tourner les rouages du progrs conomique et de la cration de richesses.

    Sur le plan national galement je souhaiterais que l'on conoive et excute des plans de grandeur et de magnificence. Il y a quelques jours, j'ai lu que l'on proposait de tracer une grande route no


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