Transcript
Page 1: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

L’aLgebre, ou

L’ecoLe de La raison

Didier Lesesvre

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

5

Résumé : L’algèbre, après avoir été au cœur de l’enseignement des mathématiques modernes,est aujourd’hui abordée de plus en plus tard, sinon occultée dans les programmes. Pourtantl’algèbre, bien au-delà d’une discipline particulière, est le fondement de l’enseignement desmathématiques, et peut-être même le modèle de la raison scientifique et de la rigueur de la pen-sée. Nous souhaitons rendre à l’algèbre une juste place dans l’éducation de l’esprit, et de fait dansl’enseignement. Nous argumentons en ce sens, non pas d’un point de vue didactique, psycholo-gique ou pratique, de telles études ne manquant pas, mais de manière plus théorique, nous inté-ressant aux caractéristiques et aux raisons d’être de l’algèbre dans l’enseignement avant de nouspencher sur son enseignement effectif. Un bref retour sur la genèse de l’algèbre permet unconstat épistémologique important concernant le parcours de la pensée vers l’abstraction et la natu-re particulière de l’algèbre, ce qui nous permet de dégager une vision de son enseignement plusproche de la démarche historique de l’algébrisation, qui n’est autre que le sens normal de touttravail en mathématiques, en sciences, et plus généralement de tout travail critique.

Des premières conceptions abstraites de la notion de nombre jusqu’à l’éclosion de l’algèbreau sein du monde arabe médiéval, de l’avènement du calcul différentiel jusqu’aux formalisationsde la logique au XXe siècle, passant par ce que l’on retient comme la révolution cartésienne, noussoulignons le mouvement lent et difficile, mais fructueux, de la pensée vers l’abstraction et la for-malisation syntaxique. Le mouvement de la pensée s’est d’abord fait de manière rationnelle, allantdes objets particuliers vers les formes algébriques générales avant d’aller dans l’autre sens, et deredescendre de manière logique d’une théorie générale aux situations particulières comme la pré-sentent les enseignements actuels. Ce constat historique nous interpelle quant au cheminement par-ticulier qu’est celui du scientifique lors de l’utilisation de l’algèbre et de l’avancée vers l’abstrac-

Remerciements : Cet article doit beaucoup à Hadrien Batmalle, qui a su y dissiper bien des brumes en y apportant d’heu-reuses formulations où, parfois, notre pensée peinait à s’exprimer hors d’un système épistémologique précis. Qu’il ensoit ici sincèrement remercié.

Page 2: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

6

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

I. — Introduction : l’algèbre au cœur desmathématiques, des sciences, de la pensée

1.1 L’algèbre, clé de voûte de la penséescientifique moderne

L’algèbre est le cheminement de l’esprit dessituations particulières vers l’abstraction, versleur formalisation sous des notations opéra-toires s’affranchissant de toute informationsuperflue à la réflexion. En cela, l’algèbre estl’essence même des mathématiques. Au-delà den’être qu’un outil de base du mathématicien ouun moyen de représenter les problèmes duscientifique, l’algèbre est, et c’est là bien plusimportant, l’architecture générale sur laquellese construit petit à petit chaque raisonnement,en un mot un canon moderne de la pensée. Sil’algèbre est fondée sur un aspect essentielle-ment calculatoire qui, lui, n’est pas universel,elle comporte également un aspect critique à tra-vers la réflexion sur les modélisations qui, tropsouvent méconnu et incompris des élèves, pour-rait justement les réconcilier avec les mathé-matiques et surtout leur enseigner la dialec-tique scientifique, leur apprendre à penser.C’est cette algèbre très générale, qui relèveplus de la démarche que de l’outil final, que nousvoulons présenter ici, cette algèbre dont l’his-toire est celle de la science en train de se faire,

cette algèbre dont la compréhension est de faitsi primordiale à l’enseignement des mathéma-tiques et plus encore à l’éducation de l’esprit,puisqu’elle n’est autre que l’école de la raison.

1.2 Une disparition progressive et inquiétante de l’algèbre des programmes

Voilà peu de temps, le tout algébriquedominait l’éducation. Le milieu du XXe sièclereste marqué par l’introduction des mathéma-tiques modernes dans l’enseignement élé-mentaire et secondaire, dogme caractérisé parla formalisation des notions dès le plus jeuneâge, l’omniprésence explicite des structuresalgébriques et l’axiomatisation des théories, sui-vant ainsi l’influence bourbachique dominan-te et fructueuse dans les plus hautes sphèresmathématiques : la géométrie et l’intuitiondélaissées au profit de l’algèbre formelle la pluspure, la théorie des ensembles mise aux fon-dements en lieu et place de l’arithmétique 1.

À l’inverse, les dernières réformes des pro-grammes de mathématiques prennent sûrement

tion. C’est ce cheminement qu’il nous semble important de faire suivre aux élèves quel que soitleur niveau, car lui seul permet de comprendre non seulement la portée de l’algèbre, mais aussi etsurtout sa raison d’être. Plus qu’une simple branche des mathématiques, l’algèbre apparaît alorscomme une méthode de modélisation des problèmes qui n’a cessé de gagner du terrain à traversles siècles, pour aujourd’hui dominer très largement non seulement les mathématiques, mais tou-jours plus les autres sciences. C’est la raison pour laquelle l’on ne peut ni ne doit l’isoler commeune discipline à part, au risque de la dénaturer profondément et de la condamner à l’incompréhension.Ce sont cette démarche et ce point de vue qui nous semblent les mieux adaptés pour faire de l’ensei-gnement de l’algèbre non seulement un enseignement plus efficace dans le seul cadre des mathé-matiques, mais également pour développer l’initiative et l’autonomie des élèves, leur culturescientifique et leur esprit critique, et c’est en ce sens que nous abondons en formulant quelquesidées pour renforcer et améliorer l’enseignement de l’algèbre et son impact pour chacun.

1 Pour plus d’informations sur le contenu de ce nouvel ensei-gnement des mathématiques qui émerge dans les années1960, plus ou moins artificiellement imposé par la com-mission Lichnerowicz, le lecteur peut consulter le petit manueld’introduction de Warusfel, qui développe parfaitement l’espritde ce nouveau programme d’enseignement.

Page 3: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

7

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

le contre-pied de cette tendance, et mènent à unedisparition progressive de l’algèbre de l’ensei-gnement général, même dans les filières scien-tifiques. À tel point que les fondements lesplus élémentaires de l’algèbre ne s’enseignentdésormais que pendant les premières années d’uni-versité, hormis quelques vestiges qui demeu-rent tant bien que mal dans un cadre qui ne per-met plus de les traiter correctement, et quirestent donc incompris. Ainsi, en l’espace dequelques décennies, l’algèbre semble avoirperdu tout attrait, sinon tout crédit, au point quecertains responsables politiques évoquent lapossibilité de s’affranchir de ces mathéma-tiques bien inutiles dans les filières qui ne s’yspécialisent pas. L’enchantement des révolutionsmathématiques du début du XXe siècle etl’immense rayonnement intellectuel de Bour-baki laissent alors place, au sein d’une générationqui a désormais été éduquée au sein de cette écolemoderne des mathématiques, à des mauvaissouvenirs qui tournent au dégoût plutôt qu’àl’impression d’une réussite, ou même d’uneculture acquise. Il suffit pour s’en rendre comp-te d’interroger son entourage sur ses souve-nirs des bancs de l’école : souvenirs angoissésd’avoir désespéré des heures durant à planchersur des problèmes tant insolubles qu’impéné-trables pour certains, visions de simples déliresde mathématiciens déconnectés de toute réali-té et de tout intérêt pour d’autres, luxe del’enseignement peu justifié et peu justifiable pourchacun, si ce n’est comme outil suprême de sélec-tion des élites.

Ces symptômes flagrants trahissent unmanque de conscience général de l’importan-ce de l’algèbre. Si elle est aujourd’hui si mal-menée, c’est qu’elle est pour l’essentiel incom-prise et peut-être jusque par ceux qui décidentdes programmes. Et cela touche également cer-tains professeurs qui, non contents de n’avoirjamais vu en l’algèbre autre chose qu’un outil,certes puissant, soit la biaisent et s’en détour-

nent autant que possible pour éviter de faire endu-rer leurs anciens calvaires aux élèves, soit la pré-sentent comme un simple outil dont l’autoritén’est pas à remettre en cause et dont les résul-tats sont la seule justification. Et que leur repro-cher sur ce point, alors que les programmes nesont constitués que de chapitres qui se succè-dent sans guère de cohérence, dont les seulesconnaissances exigibles sont des formules algé-briques bien identifiées, où le seul fruit estl’appropriation irréfléchie de méthodes ? ouplutôt d’astuces, car qu’est-ce qu’une métho-de sans compréhension ? Et comment espérerqu’il en soit autrement, alors que l’utilité etl’applicabilité de ces enseignements est mise encause en tout lieu, des hommes politiques auxparents même ?

1.3 La nécessité de changer de cap et de renforcer la présence de l’algèbre

L’algèbre est pourtant non seulement uneimmense évolution des mathématiques quicontinue sans cesse depuis les premières tracesde la notion de nombre abstrait et son utilisa-tion dans chaque civilisation antique, mais c’estégalement un mode de pensée complet et rigou-reux, dont la puissance se prête tant aux mathé-matiques qu’aux autres sciences, plus généra-lement à toute réflexion. La tristesse de voir cettemagnifique école de l’esprit s’effondrer dans desprogrammes de plus en plus incohérents nepeut que frapper tous ceux qui ont compris laportée du raisonnement algébrique. Cet ensei-gnement actuel, étrange reste d’un tout algébriqueauquel on retire tout ce qu’il avait d’algébrique,s’il va dans le sens d’une incompréhensiongénérale de l’algèbre, demeure pourtant celuiqui est enseigné dans les écoles et les lycéesaujourd’hui, et est celui qui teintera les géné-rations de demain d’un dégoût évident pourl’algèbre et, par extension, pour les mathéma-tiques, peut-être même pour les sciences engénéral. Or l’enseignement a pour objectif de

Page 4: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

8

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

libérer l’élève, en ce qu’il lui donne les connais-sances nécessaires tant à la compréhension dumonde dans lequel il vit qu’à la critique néces-saire à un esprit libre ; et nous défendons queles sciences, et tout particulièrement les mathé-matiques, sont l’un des meilleurs moyens pourparvenir à ces objectifs, ainsi qu’il apparaîtratout au long de ces réflexions sur l’algèbre.C’est la raison pour laquelle une réhabilitationde l’algèbre dans l’enseignement ne saurait sefaire attendre alors qu’elle se trouve au bord dela disparition.

Alors que l’enseignement semble aller àcontre-courant de la science, celle-ci est enplein essor. Les anciennes barrières de préju-gés préscientifiques tombent et, la physiquecomme la biologie, l’informatique commel’économie, toutes les disciplines se fondent tou-jours plus sur les mathématiques et sur la for-malisation – par essence algébrique, nous le ver-rons – des théories et des modèles2. La diversitédes domaines scientifiques et les incessantes évo-lutions du monde moderne sont d’ailleurs le faitd’une explosion du nombre de places dans lesuniversités, de la diversité des formations tou-jours plus spécifiques, ainsi que du perpétueléchange existant entre les savants et tous les acteursdu monde. Or, c’est l’algèbre qui apporte uneformalisation permettant la communicationinterne au monde scientifique ; c’est l’algèbrequi fournit des outils puissants et généraux demodélisation et de résolution des problèmes ;c’est l’algèbre qui permet une méthode de tra-vail, de réflexion, de recherche ; c’est l’algèbrequi est la clé de voûte invisible qui permet à cet

immense édifice, toujours grandissant, de res-ter cohérent et structuré. Alors comment peut-on envisager un avenir où de plus en plusl’algèbre se perd, jusque dans ses parties les plusélémentaires, jusque dans les enseignements lesplus fondamentaux ? La situation est des pluspréoccupantes, pourtant elle ne semble pasinquiéter au-delà des sphères de l’enseigne-ment et de la recherche. Or, ne sommes-nouspas témoins d’une pénurie croissante de pro-fesseurs de mathématiques, ainsi que d’undésintérêt, sinon d’un désamour, croissant pourla science ? Faute de prise en considérationdes réflexions sérieuses sur le sujet, l’abâtar-dissement de l’enseignement de l’algèbre mènelentement à une régression de la qualité del’enseignement des mathématiques, donc à unerégression de sa compréhension et de sa consi-dération, et donc naturellement à un recul desvocations professorales ainsi qu’à une incapa-cité des élèves, de la nation de demain, à com-prendre un monde profondément scientifique,à raisonner droitement et consciemment surtout.

1.4 Une démarche historique et critique

Avant de nous pencher sur l’aspect actuelde l’enseignement de l’algèbre, en théoriecomme en pratique, il nous paraît nécessaire denous attarder sur la signification de l’algèbre,qui semble incertaine jusqu’au sein même dumonde scientifique, et sa portée. Pour cela nouscommençons par retracer quelques aspectsmajeurs et significatifs de son développementau fil de l’histoire. L’algèbre n’est pas réduiteà des règles et des symboles, ainsi qu’on laprésente lorsqu’une fameuse équation est miseen avant dès qu’il s’agit de caricaturer un savant– toujours fou et vivant en ermite. Nous com-mencerons d’emblée par souligner et expli-quer pourquoi l’algèbre n’est pas une discipli-ne à part entière. Elle ne peut se concevoir, etdonc se comprendre, de manière déconnectéedu monde mathématique et scientifique dans lequel

2 Nous ne disons aucunement que cette progression versune mathématisation systématique du monde est une bonnechose, ni qu’elle est justifiée. Toutefois tel est l’état de nom-breuses sciences aujourd’hui, et en cela la compréhensionde cette démarche est importante dans l’éducation de cha-cun. Cependant, l’importance de l’algèbre comme modè-le de la démarche du raisonnement critique est plus fon-damentale encore que cet aspect culturel.

Page 5: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

9

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

elle vit et qu’elle éclaire autant qu’elle est éclai-rée par lui. Et notamment les structures algé-briques, qui sont au cœur de l’algèbre maisauxquelles on la réduit trop souvent, ne peuventêtre étudiées pour elles-mêmes tant que leursraisons d’être n’ont pas été comprises et n’ontpas légitimé ces études.

À l’idée d’une algèbre aride et irréelle,nous répondons qu’elle est, au contraire, laliberté conquise sur l’aridité et l’irréel dessciences qui la précédèrent, et aucun exemplene saura plus étayer et développer cette idée quesa propre histoire, d’où nous essayons de fairerejaillir l’essentiel de la valeur rationnelle et épis-témique de l’algèbre. Ce constat historique nemanque pas de susciter une réflexion épisté-mologique sur la valeur de l’algèbre en tant queforme de la pensée, et nous mettons alors en évi-dence sa place centrale au sein de l’éducationainsi que ses immenses apports dans la forma-tion d’un esprit véritablement scientifique, d’unesprit critique et conscient des objets et outilsqu’il manipule, d’un esprit libre.

II. — Éléments d’histoire de l’algèbre

2.1 Une première définition

Avant toute discussion il convient de poserplus précisément ce que nous entendons paralgèbre. Plus qu’une branche des mathéma-tiques spécialisée, telles le calcul variationnelet l’analyse réelle, l’algèbre est ici prise dansla large acception de mouvement de l’esprit dansle sens de l’abstraction rationnelle d’une situa-tion dans un système formel. Autrement ditl’algèbre est la démarche adoptée lors de l’étudede situations dont on relègue la sémantique ausecond plan, pour ne plus laisser place qu’à unestructure abstraite munie d’un ensemble derègles formelles applicables, de sorte que laréflexion puisse alors ne s’appuyer que sur ces

règles indépendamment de la situation particulièrel’ayant motivée. Elle est donc une démarche ration-nelle de généralisation formelle, démarche bienplus fondamentale que les seules structuresformelles qui en résultent et que les seuls résul-tats qui en naissent, qui ne sont que des fruitsde cette démarche, des fruits de l’algèbre.

Voilà donc une définition, certes large, del’algèbre. Le bien fondé et la cohérence decette définition apparaîtront tout au long dudéveloppement, et plus encore dans un regardréflexif sur sa pratique mathématique ou scien-tifique, plus généralement intellectuelle, et nousy reviendrons, mieux avertis au terme desquelques constats historiques que nous dressons.Mais c’est à notre sens l’âme des mathématiques,l’essence des réflexions fructueuses qui, tout aulong de ses développements au cours des siècles,n’a cessé de croître et de gagner en importan-ce et en clarté, en devenant toujours plus for-melle, toujours plus systématique, toujours plusconsciente d’elle-même. C’est donc à traversquelques arrêts 3 sur cette histoire marchantinlassablement dans le sens de l’algèbre que nousillustrerons et légitimerons dans un premiertemps cette vaste conception qui en fait un élé-ment si central dans les mathématiques de toustemps. Il n’est pas question de déceler lesmoindres évolutions de l’aspect algébrique desmathématiques et si, pour cause de complétu-de du récit, les grandes étapes de l’histoire sontmentionnées et leurs rôles dans le développe-ment de l’algèbre brièvement commentés, nous

3 Arrêts malheureusement trop brefs pour l’importanceque ces idées ont pour les mathématiques. Nous espéronsciter une bibliographie suffisamment complète pour que chaquethème abordé, ainsi que d’autres périodes et lieux centrauxdans le développement de l’algèbre qui sont seulementeffleurés ici, puissent trouver une fontaine à laquelle les curieuxpourront étancher leur soif. Nous avons également tâché dela garder suffisamment succincte pour encourager le lecteurà se pencher plus avant sur cette histoire des mathématiquesqui est une honorable part de l’histoire de l’esprit humain.

Page 6: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

10

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

nous attachons à mettre en évidence la démarcheet la nature algébriques de trois périodes qui noussemblent particulièrement significatives : l’appa-rition de l’idée de nombre dans les civilisa-tions archaïques ; la codification de la forme etla mise en évidence des raisonnements géné-raux avec les mathématiques grecques ; etl’entrée dans le monde formel avec les mathé-matiques arabes 4.

2.2 L’émergence de la notion de nombre

Une première démarche d’abstraction peutêtre vue dans l’apparition du nombre en tantqu’entité mathématique idéale et non plus entant que nombre de quelque chose, autrementdit dans le passage du nombre attaché à sonobjet au cardinal abstrait. Dès le VIIIe millé-naire avant notre ère, certaines civilisations méso-potamiennes utilisent des jetons pour le com-merce, mais si ces jetons sont une représentationdes objets qu’ils dénombrent, ils leurs restentattachés : dans une situation donnée, ils ne sontque la simple transposition d’un seul objetparticulier. Ce n’est qu’avec l’émergence del’écriture, au IVe millénaire au sud de l’actuelIrak, et avec les besoins de la comptabilité, pourle commerce comme pour l’organisation socia-le, que commence le passage progressif des jetonsaux marques abstraites représentant les quan-tités. Cette évolution se fait petit à petit, maisreste encore en premier lieu un moyen decomparaison, un moyen terme nécessaire àtout équilibrage d’échange de marchandises oude contrôle de la taille d’un troupeau, d’un char-

gement 5. Ce n’est qu’une fois un tel systèmecomptable formel établi que le nombre abstraitapparaît comme un symbole dénué de sens, ence qu’il n’est attaché à aucune réalisation,mais doté de propriétés, à savoir les proprié-tés communes à tous les représentés. Le sys-tème de numération se développe alors, notam-ment sous l’empire d’Hammourabi. C’est cequi rend possible l’apparition des premiersproblèmes imaginaires, bien qu’ils fassentintervenir des opérations et des figures enco-re floues et très liées à la pratique et à l’expé-rience sensible.

L’essentiel premier pas vers l’algèbre est fran-chi, le nombre ayant acquis une existence en tantque tel, représenté par des symboles qui lui sontpropres, pratiqué systématiquement quel quesoit l’objet auquel il se rapporte. Malgré lesapparences et surtout malgré l’habitude de cha-cun à considérer les nombres abstraits, cettepremière algébrisation du monde n’a rien de natu-rel et est déjà l’aboutissement d’un lent procé-dé de maturation de l’idée de nombre à traversson usage, essentiellement commercial, dansles civilisations archaïques. En effet c’est bienun mouvement contre nature que de subsumerla quantité de deux hommes, de deux chevauxet de deux dalles de marbre sous un mêmeconcept abstrait de « 2 ». Des entités si diffé-rentes et absolument incomparables a priori seretrouvent dénuées de toute leur identité pourne laisser place qu’à un concept abstrait, à uncardinal qui n’a plus rien de commun avec l’ori-gine de son idée, sinon ses propriétés opératoires.

4 Lorsque nous ne citons pas de source particulière, noussuggérons pour les détails historiques et une bibliogra-phie plus spécialisée l’ouvrage collectif très complet diri-gé par Bartocci et Odifreddi. L’évolution à travers l’his-toire de la conception mathématique et de la significationdes méthodes, que nous essayons de faire ressortir ici, estagréablement présentée dans le petite livre de Gilles Dowek.5 On peut notamment se rapporter, pour plus de détails concer-

nant ces questions, aux nombreuses études anthropolo-giques consacrées à l’émergence de la forme du nombre,notamment les travaux de Levy-Bruhl. Pour une histoirecomplète, richement documentée et illustrée d’exemples,qui souligne la percée lente et hésitante du nombre des pre-mières pratiques comptables jusqu’aux différents systèmesde numération, on renvoie à l’Histoire universelle deschiffres de Georges Ifrah.

Page 7: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

11

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

Voilà la démarche que l’on constate toutau long de l’histoire des mathématiques et quiapparaît toujours plus clairement dans lesexemples que nous présentons par la suite :l’idée en tant qu’idée abstraite identifiée suc-cède aux particularités l’ayant motivée, sinonnécessitée 6. Ainsi, « il n’y a pas d’expressionabstraite qui n’ait commencé par être unedénomination concrète » selon la très juste phra-se de Léon Brunschvicg dans ses Étapes dela philosophie mathématique. Cette lente per-cée de l’idée de nombre, ce que nous pouvonsoser voir comme la première manifestation del’algèbre dans l’histoire, est le fruit d’unelente évolution de ces balbutiements élé-mentaires et utilitaristes jusqu’à l’arithmé-tique générale des Grecs. Nous ne nous attar-dons pas plus sur ce fascinant sujet de lagenèse de l’idée de nombre, déjà clairementexposé par exemple dans le premier livre del’ouvrage précédemment cité de Léon Brun-schvicg ou dans l’histoire de Ifrah, mais noussouhaitons soulever dès ce stade élémentai-re cette démarche algébrique, constante maisbien peu naturelle, d’assimilation d’une cer-taine structure générale comme abstraction desituations particulières du monde ou de l’esprit.C’est en cette démarche que réside le subli-me de l’évolution des mathématiques, dessciences et de la pensée scientifique, plusqu’en son seul résultat, allant dans le sens denotre définition de l’algèbre.

2.3 De nombreuses mathématiques archaïques

À partir de l’émergence de l’écriture, lesbalbutiements du nombre et les premiers pro-

blèmes ou réflexions mathématiques se géné-ralisent dans toutes les grandes civilisations.Ainsi les mathématiques babyloniennes etmésopotamiennes sont marquées par un inté-rêt tout particulier pour les résolutions d’équa-tions et les approximations numériques. C’estune première apparition des manipulations dunombre déconnecté de ses manifestations pra-tiques, dans des problèmes de l’esprit, fussent-ils architecturaux, plutôt qu’une simple utili-sation immédiate du nombre et de son abstractionpour le commerce. Cela souligne déjà unedimension nouvelle offerte par l’abstraction dunombre, qui va de pair avec le développe-ment de l’art conscient, construit, recherchécomme tel.

Les nombres, qui n’étaient jusque là quedes intermédiaires motivés de manière a pos-teriori par une situation, apparaissent pour lapremière fois dans leur potentiel a priori, pou-vant susciter et résoudre des problèmes qui nesont pas des situations effectives immédiates,mais des problèmes dont on prévoit l’exis-tence. Ce nouveau champ des possibles est laporte ouverte à l’assimilation progressive dunombre comme idée entièrement abstraite etautonome. Mais ces travaux et les calculsretrouvés ne mettent pas en avant un quel-conque raisonnement formalisé et général per-mettant d’aboutir aux résultats. Bien que lesméthodes exposées soient clairement desméthodes applicables à tous les nombres, et sem-blent bien présentées comme des méthodes par-ticularisées mais implicitement générales, leurgénéralité n’était pas plus exploitée que dansl’intuition qu’elle pouvait donner. Qu’un rai-sonnement général fondant ces méthodes pré-

6 Et cela, sans que l’on n’ait à s’avancer sur le problèmede savoir si cette idée est créée proprement à cette occa-sion comme intermédiaire de l’esprit, ou si elle se mani-feste ; débat non moins intéressant, pour lequel on pourrapar exemple consulter les études de Louis Couturat, qui défendun concept abstrait (la notion d’infini) comme forme de la

raison, contre Kant qui le défend comme accessible àl’intuition et dont les arguments sont soigneusement exa-minés. Mais les positions sont nombreuses et l’on ne pour-rait manquer de citer le réalisme platonicien à ce propos,qui se distingue nettement des deux positions précédentes.Le problème est bien évidemment le même concernant toutestructure algébrique, concernant tout modèle.

Page 8: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

12

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

sentées dans des cas particuliers ait existé etn’ait pas été entièrement révélé 7, ou qu’il aitété moins conscient, l’absence de toute justi-fication ainsi que de volonté de le transmettredans sa généralité fait des mathématiquesd’alors une science encore essentiellementempirique, ou au mieux expérimentale. Eneffet, si la manipulation du nombre marque uneévolution par rapport aux précédentes civili-sations archaïques, aucun accent n’est porté surla formalisation du nombre, ni surtout sur laformalisation du raisonnement.

La civilisation égyptienne développe paral-lèlement un système numérique plus maniable,et il s’y trouve des manipulations fréquentesde fractions, même si les notations comme lesraisonnements restent fastidieux. Les nota-tions des nombres deviennent ainsi suffisam-ment intégrées et naturelles pour permettre lareprésentation des rapports de nombres et uneméthode effective de calcul entre ces rapports.De nombreux papyrus retrouvés contiennent desproblèmes arithmétiques et géométriques pra-tiques, notamment concernant les construc-tions de pyramides, en exploitant ces nou-velles idées qui sont déjà suffisamment maîtriséespour servir d’outils. Si les nombres sont enco-re un simple outil, ils paraissent déjà fournirdes méthodes systématiques résolvant des pro-blèmes réels, et non des moindres, comptetenu de l’importance divine des pyramides : iln’y a donc plus d’hésitation quant au statut géné-ral du nombre et à son utilisation systéma-tique. La Chine antique est aussi le berceau d’unevaste tradition mathématique, s’étendant entrele IIe millénaire avant notre ère et le IIe mil-lénaire, qui se transmet notamment à travers lesNeuf chapitres sur l’art mathématique, ouvra-

ge qui compile de nombreux problèmes réso-lus de manière détaillée et didactique. Si plu-sieurs papyrus égyptiens témoignent de lavolonté de sauvegarder cette technique nouvelle,les Neuf chapitres vont plus loin en cherchantà compiler les savoirs acquis en tant que savoirs,l’accent étant surtout mis sur la transmissionintelligible et didactique des mathématiques,dont le caractère peu naturel semble donc déjàconscient. L’Inde et les Incas méritent égale-ment leur place dans cet aperçu de la mathé-matisation des problèmes. Peu de choses sontaujourd’hui connues des mathématiques indiennesavant notre ère, bien que nous soyons assurésd’une pratique de la manipulation des nombres; et les Incas semblent avoir mis au point desmathématiques assez fines pour leur cosmologie,notamment en matière arithmétique. Danstoutes ces civilisations se développent donc lesnombres et leur pratique, jusque dans l’archi-tecture, les arts, l’éducation. L’outil abstrait leplus élémentaire semble dès lors assimilé dansson universalité, ouvrant la voie à de plusvastes développements.

2.4 La méthode mathématique grecque

En cela, les mathématiques qui émergenten Asie mineure avec Thalès et qui éclosent dansla Grèce classique sont une nouvelle révolu-tion épistémique que l’on peut estimer être lapremière période au cours de laquelle lesmathématiques commencent à avoir conscien-ce d’elles-mêmes et de leur portée universel-le, en séparant définitivement l’objet concretde son idée abstraite. Non seulement les mathé-matiques sont considérées comme modèlerégissant le monde 8, mais surtout les acteursd’alors manifestent une forte volonté d’énon-

7 Ainsi il ne serait pas absurde de penser que les auteursde ces problèmes résolus n’aient présenté que des illustrations,pour conserver le primat de la méthode générale dans toutesa richesse. Nous savons bien la volonté de certaines écolesgrecques de cacher la généralité, de la réserver aux seuls

initiés et de ne pas perdre leur suprématie, ainsi chez lespythagoriciens.8 Par exemple la société et son organisation sont pour Pla-ton à rapprocher de nombreux modèles mathématiques de sec-tions géométriques, ainsi que le développe Jules Vuillemin.

Page 9: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

13

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

cer ce que pour la première fois on appelle « théo-rème » 9, autrement dit des vérités générales.Ces théorèmes peuvent certes s’illustrer par descas particuliers, mais se prouvent par des rai-sonnements généraux sur des objets généraux,a priori et non particularisés, marquant là unealgébrisation allant jusqu’au raisonnement,dont la logique est mise en avant ainsi quel’exploite largement Aristote avec les syllogismes.Cette émergence des mathématiques nouvelles,si liée au développement d’un mode de pen-sée philosophique également plus abstrait et géné-ral, est caractérisée par le règne du raisonne-ment et de la justification rationnelle. Un degrésupérieur dans cette abstraction est atteintlorsque les Éléments d’Euclide compilent lestravaux antérieurs en un traité qui est toujoursle modèle – quant à sa structure logique – destraités actuels, un traité qui pose clairement lesaxiomes admis initialement 10, puis qui fontdécouler de ces axiomes tous les autres résul-tats à partir de raisonnements fondés sur desrègles de déduction logique strictes et des défi-nitions explicites de nouveaux objets, dont lajustification relève également d’une réflexionmétamathématique. C’est de cette époque quedatent la première mise en forme unifiée de résul-tats aussi généraux qu’utiles dans la pratique,que sont par exemple les théorèmes de Thalèsou de Pythagore, ou encore les propriétés élé-mentaires des triangles.

Cet âge d’or grec si souvent loué, et quipour certains condense déjà tous les dévelop-pements ultérieurs de l’algèbre 11, souffre pour-tant d’un handicap immense comparé à l’algèbred’aujourd’hui, et même du XVIe siècle :comme chacun s’en convainc en lisant la

moindre propriété des Éléments, l’absence denotations systématiques et de vocabulaire pré-cis pour désigner les propriétés et les situationsfont que la moindre réflexion devient un lourdexercice de style, et l’effort reste plus porté surla compréhension de la représentation desobjets que sur la réflexion sur leurs proprié-tés. Il importe de bien comprendre le manqueimmense de formalisation des mathématiquesgrecques : les lettres sont au mieux des étiquettes,et aucunement des symboles pour représenterdes objets, moins encore des symboles surlesquels ont peut opérer, en témoignent les nom-breuses lettres différentes qui désignent uncentre de cercle ou un isobarycentre de triangledans les Éléments.

La formulation est grandement handica-pée par cet encombrement des descriptionsqui surviennent lorsqu’il faut désigner unefigure ou un point particuliers dans une construc-tion. Si les mathématiques grecques sont ungrand pas dans l’algébrisation des mathéma-tiques, le gouffre les séparant de la période car-tésienne et moderne est encore immense. Ainsiaujourd’hui, chacun reconnaîtra dans un contex-te assez général en n un entier, en x une variablenumérique, en f une fonction, en K un corps,etc. Cependant nulle uniformisation systéma-tique de la sorte n’existe encore dans la pra-tique mathématique de l’Antiquité, et l’expres-sion algébrique claire et maniable d’aujourd’huiest bien loin des formulations d’alors. Or, laréflexion ne peut être que lourdement handi-capée par une telle lourdeur descriptive, ainsique le serait le plus riche des rêveurs et le plusinventif des poètes s’il peinait à trouver les motspour s’exprimer. Chacun saura en juger sur

9 Étymologiquement il s’agit d’une « contemplation »,preuve supplémentaire de la volonté de croire en la réa-lité représentée par ces mathématiques, qui apparais-sent comme une algébrisation — en notre sens — dumonde.10 Et dont la justification relève alors du domaine de

la philosophie, par exemple fondés sur la raison, surl’intuition, ou encore sur la nature.11 Ainsi des historiens renommés tels Heath, Tanne-ry et van den Waerden, parmi tant d’autres, y voientdéjà en germe l’essentiel de l’algèbre moderne, notam-ment les premiers pas de la géométrie algébrique.

Page 10: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

14

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

l’exemple de la proposition IV du livre II desÉléments, que l’on traduirait aujourd’hui parl’identité remarquable

∀(a,b) ∈ R2 , (a + b)2 = a2 + 2ab + b2

et qui pour Euclide se formule ainsi :

« Si une ligne droite est couppée comme on vou-dra ; le quarré de la toute est égal aux deuxquarrez des parties, et à deux fois le rectangled’icelles parties. » (trad. D. Henrion, 1632)

en notant qu’il s’agit là fort probablement d’uneversion déjà remaniée. Si cette formulationpeut encore se comprendre d’un seul souffle,ses limites apparaissent rapidement pour des pro-priétés à peines plus complexes, telle la proposi-tion XII du livre II, aujourd’hui connue sous lenom de théorème d’Al-Kashi :

∀(A,B,C) ∈ (R2)3,

BC2 = AB2 +AC2 – 2AC.AB cosÂ

qui se trouve exprimée sous la forme :

« Aux triangles ambligones, le quarré ducosté qui soustienne l’angle obtus, est plusgrand que les quarrez des deux autres cos-tez, de la quantité de deux fois le rectangle,compris d’un des costez contenant l’angle obtus,et celuy sur lequel estant prolongé tombe laperpendiculaire et de la ligne prise dehors entrela perpendiculaire et l’angle obtus. » (trad.D. Henrion, 1632)

et les preuves requièrent encore davantaged’efforts de style et de force de conviction pourle mathématicien, de capacité de concentra-tion pour le lecteur. En cela, les traductions etcopies des travaux grecs au cours des siècles quisuivirent ont contribué à un formatage évolu-tif des textes pour en simplifier la consultationen uniformisant le langage, et cette initiative troplongtemps ignorée a déjà été un immense pas

vers l’algébrisation des mathématiques, un lan-gage purement formel commençant à se voir attri-buer une valeur sémantique et la forme étant recon-nue comme l’un des aspects primordiaux destextes scientifiques 12. C’est une surinterpréta-tion constante des écrits grecs qui a mené à cesconsidérations dangereuses et anachroniques quiont pu masquer les barrières dues à l’absencede forme algébrique dans les mathématiques del’époque 13, handicap bien réel pourtant.

2.5 L’éclosion de l’algèbreau sein du monde arabe

Ce n’est que très lentement que la prise deconscience de la similarité des objets et des situa-tions pouvait gagner à être représentée demanière unifiée, et ce sont les travaux de plu-sieurs siècles de mathématiciens, de physicienset de philosophes qui permettront la réalisationde cette mutation. C’est dans les écoles et lescours arabes, à Damas notamment, que naît uncalcul littéral conscient et exploité. Si les mathé-matiques arabes héritent sans aucun doute desidées et des problèmes grecs, elles n’en sont pasmoins extrêmement novatrices et sont la sour-ce d’une profusion de concepts et de méthodes

12 Sur le sujet de l’impact des copistes et des bibliothécairesde l’Antiquité et du Moyen-Âge, on invite à consulter lestravaux de Reviel Netz et sa notion de texte deutéronomique.13 Concernant ces surinterprétations déviant le contenumathématique réel en prenant le risque d’interpoler jusqu’àde la géométrie algébrique dans des textes d’Euclide, la cri-tique d’Unguru est d’une juste sévérité, et met notammentle doigt sur l’étrange tendance qu’ont les mathématiciensà se faire passer pour historiens de leur domaine, opérantde fait un illégitime transfert d’autorité qui aboutit à biendes absurdités dues à un aspect historique traité avec bientrop de liberté, déformant les pensées d’hier pour les remettreaux normes d’aujourd’hui. Nous espérons attirer l’attention,à défaut de pouvoir le développer plus avant et de présen-ter des exemples ainsi que nous le faisons avec les Éléments,sur la longue et continue évolution de cet aspect des mathé-matiques entre les premières traces d’abstraction jusqu’à nosjours, et surtout jusqu’à la période cartésienne.

Page 11: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

15

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

sur lesquelles se fondent les mathématiquesdes siècles futurs, notamment consacrées par larévolution cartésienne. L’historien RoshdiRashed dégage, au cours de son parcours du pay-sage mathématique arabe, le cœur de la révo-lution classique souvent attribuée exclusive-ment à Viète et à Descartes, et tout ce que leclassicisme occidental doit à cette fécondepériode orientale. Le développement du mondearabe permet une évolution particulière desmathématiques, à l’extrême opposé de cequ’elles étaient dans la tradition grecque. La scien-ce mathématique est considérée dans son aspectpurement formel, comme un ensemble de règlessyntaxiques sans sémantique particulière. Iln’y a pas de distinction profonde identifiée etexhibée entre science et art et, si la sciencerationalise les pratiques, l’art peut égalementrésoudre des problèmes. Ce mariage et cette visiondes mathématiques sont rendus nécessairesentre autres par la volonté d’établir clairementles lois coraniques, et de se mettre à l’abri duflou qui englobe les textes sacrés et qui délais-se la loi pour laisser place aux interprétations.C’est bien la preuve de l’acceptation de ladéconnexion entre la formalisation et l’immé-diat sensible, qui donne accès à un calcul algé-brique naissant, aspect non moins important del’algèbre que nous connaissons, aspect entiè-rement étranger aux mathématiques grecques.

La première apparition du terme d’« algèbre »remonte à Al-Khwarizmi, dans un ouvrage quiest mathématiquement très simple et que l’onpourrait considérer comme une simple réécri-ture d’idées et de méthodes déjà connues desGrecs, mais qui cache une profonde révolu-tion conceptuelle, celle-là même que l’on n’hési-te pas aujourd’hui à attribuer à Descartes : laformalisation algébrique. Cette simplicité est assu-mée de la part d’Al-Khwarizmi, l’importantétant de pouvoir tout ramener aux règles simplesqui y sont explicitées. Bien des concepts qui fon-dent l’algèbre moderne y sont présents et exploi-

tés tels qu’ils le sont encore aujourd’hui : opé-rations élémentaires, équations, formes nor-males d’équations, classification de problèmespar leur degré et résolutions algorithmiques. Siles preuves sont essentiellement géométriques,comme dans la tradition hellène, l’idée nova-trice d’Al-Khwarizmi est de ne pas s’y limiter :là où les Grecs n’utilisaient des symboles quecomme simples étiquettes pour désigner des objets,il va jusqu’à affirmer que l’inconnue n’a pas denature et que les problèmes ne dépendent pasde la géométrie particulière dans laquelle on lesinsère : la sémantique omniprésente chez lesanciens laisse place à la pure syntaxe algé-brique. Là où les Grecs avaient achevé la prisede conscience de l’abstraction du nombre, lesArabes ont fait un pas de plus dans cette abs-traction en introduisant dans leurs problèmes desinconnues opératoires, soumises aux mêmesrègles que les nombres déterminés. Quelle libé-ration ! Là où les Grecs perdaient toute possi-bilité d’envisager des nombres négatifs ou irra-tionnels, ne pouvant se les représenter commedes grandeurs géométriques comparables, lesArabes calculent avec les mêmes règles sans sesoucier du statut du nombre. L’impact sur lescontemporains est immense, et la recherchealgébrique ainsi née peut se poursuivre dans unessor croissant : l’essence de l’algèbre dont leprincipe a été soulevé en introduction trouve icison origine, dans le retrait de l’importancesémantique devant l’aspect syntaxique et dansl’aisance qui en découle à effectuer des calculsdans un cas général.

Le mathématicien Thabit Ibn Qurra s’attacheau parallèle entre l’algèbre et la géométrie touten les distinguant clairement quant à leur réa-lité, mais les confondant dans les manipulationsmathématiques que l’on en peut faire. Cettepremière période créatrice des mathématiquesarabes est marquée par l’arithmétisation destravaux grecs, essentiellement géométriques. Ainsiles Arithmétiques de Diophante sont entièrement

Page 12: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

16

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

revisitées dans le langage d’Al-Khwarizmi,puis Al-Karaji cherche à étendre l’arithmé-tique usuelle sur les entiers à des objets ressemblantbeaucoup à ce que nous appellerions des poly-nômes formels. Son ouvrage est repris, maintesfois développé, et les fonctions élémentaires bienconnues des modernes — telles les puissances,les factorielles et les coefficients binomiaux— apparaissent ainsi que l’extension, pure-ment syntaxique, des règles de calcul aux irra-tionnels, en lesquels les Grecs avaient trouvéla limite de leur conception du nombre. Laquestion concernant les extractions de racinespolynomiales de petits degrés est posée parAl-Sulami et résolue dans les cas élémentaires,ce qui n’est pas sans rappeler le même effort dela part de l’école italienne plusieurs sièclesplus tard. C’est ainsi près d’un millénaire quis’écoule, au cours duquel les mathématiquesn’avancent guère en occident, mais trouvent dansle monde arabe le berceau d’un renouveau enprofondeur. Les travaux de Roshdi Rasheddécrivent avec précision la lente maturationdes idées algébriques au cours de tout ce mil-lénaire médiéval pendant lequel les mathéma-ticiens arabes ont mis sur pied l’immense édi-fice algébrique, qui pénètre à nouveau en Europenotamment par l’intermédiaire de Léonard dePise au XIIe siècle. C’est de cette algèbre dontViète et Descartes ont été les héritiers, le cal-cul littéral indifféremment appliqué à l’arith-métique ou à la géométrie achevant alors deprendre en essence sa forme moderne avecleurs travaux.

2.6 La révolution cartésienne

Ces développements de l’algébrisation desmathématiques et du monde culminent avecl’avènement de l’algèbre en tant que calculfonctionnel, c’est-à-dire purement syntaxiqueet opératoire, achevant ainsi le programmecommencé par les penseurs arabes. Si Viète, Har-riot et Oughtred développent l’aspect opératoire

de l’algèbre, introduisant des notations adé-quates et entièrement formelles, c’est avec lagéométrie de Descartes que le support visuel etintuitif est entièrement mis de côté une fois leproblème formalisé, une fois les figures géo-métriques lues en termes de coordonnées dansun repère. Ces coordonnées ne sont alors plusde simples étiquettes attachées aux pointsqu’elles représentent, mais sont les nouveauxtermes du problème algébrisé. Les résultatssont alors naturellement interprétés en termesgéométriques initiaux, mais la résolution effec-tive du problème se fait désormais dans ununivers entièrement déconnecté, dans un for-malisme algébrique abstrait et calculatoire. Cesont les débuts de la géométrie analytique, tou-tefois encore handicapée par des notationslourdes et une utilisation incertaine des rai-sonnements algébriques, mais dont la puissan-ce ne fait déjà plus de doute, ainsi qu’on le voitlors de la résolution par Descartes, en quelqueslignes, de certains problèmes du sixième degréà l’aide de coefficients indéterminés.

L’algèbre subit ainsi une immense évolu-tion de son statut épistémologique, et devientpour la première fois un moyen de preuve entiè-rement autonome, dépassant le simple supportde raisonnement qui trouvait sa justificationet ses arguments ailleurs, typiquement dans lagéométrie, ainsi qu’elle l’était jusqu’alors. C’estl’achèvement d’une prise d’indépendance del’algèbre, des mathématiques, de la penséemême, par rapport au monde immédiat et auxproblèmes sensibles : la puissance avérée du rai-sonnement algébrique mène à une formalisationtotale de nombreux problèmes classiques, ainsique le fait Fermat en arithmétique, et à un inté-rêt porté désormais essentiellement sur cesnouveaux problèmes formels. S’instaure alorsla certitude de la fiabilité de la transcription algé-brique, qui apparaît comme enfermant la dif-ficulté des raisonnements et l’imprécision despreuves dans un simple formalisme calcula-

Page 13: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

17

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

toire. Si cet espoir a ses limites, ainsi qu’on leconstate avec l’incapacité encore actuelle àformaliser entièrement les problèmes scienti-fiques, ne serait-ce que la physique, il est jus-tifié en ce qu’il porte ses fruits quand bienmême le problème ne serait que formalisé loca-lement, dans ses parties les plus techniques, peut-être les plus clairement conçues de sorte à cequ’une « bonne » formalisation14 puisse soulagerle raisonnement, le tenir à la rigueur, l’éclairerparfois. Et c’est bien l’espoir avoué de Descartesqui publie sa Géométrie à la suite du Discoursde la méthode, comme si elle était le passageet l’outil nécessaires à l’achèvement de sa phi-losophie de la pensée, espoir qui rayonnerajusqu’aux philosophes des Lumières. La métho-de calculatoire se développe alors, donnant àl’algèbre toute sa puissance et délivrant le rai-sonnement des lourdeurs de notations du tempsde Descartes et de Viète, évolution vers lesméthodes formelles que l’on peut considérercomme achevée dans sa forme calculatoiremoderne avec les travaux de Gauss. L’algèbreachève ainsi sa constitution essentielle, étant enfinmunie de l’outil calculatoire entièrement réa-lisé et autonome, tout en étant consciente de sonpotentiel et de son fonctionnement. La voieest dès lors ouverte à l’essor de l’algèbre dansde multiples directions mathématiques et scien-tifiques qui naîtront ou renaîtront à travers leuralgébrisation.

2.7 Un essor fulgurant du calcul différentiel

Les traductions de problèmes et de situa-tions classiques en termes purement algé-

briques donnent son plein essor à ce nouveaucalcul, laissant entrevoir déjà les infinies pos-sibilités de l’algèbre et son grand pouvoir uni-ficateur dont Leibniz a sans nul doute été l’undes premiers adeptes, voyant là une ported’entrée vers son rêve d’une characteristica uni-versalis dans laquelle s’exprimeraient toutes lesvérités scientifiques.

Dès lors, l’algèbre n’a cessé de conquérirtous les domaines des sciences, allant mêmejusqu’à dépasser très largement les mathéma-tiques, avec son utilisation fructueuse par Pas-cal et Newton au XVIIe siècle pour la modéli-sation des phénomènes physiques. C’est l’écoleanglaise qui devient alors le berceau du calculdifférentiel, se développant autour de Wallis etculminant avec Newton, qui réduit notammentl’étude des courbes — vues comme courbes ciné-matiques, traces d’un mobile physique — auxconnaissances de certaines quantités, en termesmodernes : des dérivées de la position. Cedéveloppement de l’algébrisation à l’extérieurdes mathématiques est à porter au crédit de lagénéralité de la méthode algébrique, qui permetnon seulement de résoudre des problèmes de laphysique, mais aussi et surtout de mettre au pointles propres outils qui serviront à leur résolution,ainsi les notations différentielles.

2.8 L’algèbre, berceau de l’analyse

Si l’algèbre permet dès le XVIIIe siècle detraiter d’innombrables problèmes d’analyseformelle, le langage algébrique se précise avecles analystes du XIXe siècle tels Cauchy puisDirichlet, qui établissent un nouveau standardde rigueur qui se rapproche des pratiquesactuelles concernant la précision des énoncéset des preuves. Les structures formelles com-mencent alors à se dégager, ainsi les réflexionsne se font plus sur les objets mais de plus en plussur des structures plus générales qui regroupenttoutes les propriétés dont il est besoin, et les

14 Peut-être est-ce là la grande difficulté algébrique : si lesoutils sont puissants, encore faut-il une formalisation en adé-quation avec le problème, et soit des outils adéquats à laformalisation, soit une formalisation adéquate aux outilsdisponibles. C’est ce qui motive, dès cette période carté-sienne, une diversification des méthodes et des outils, etplus récemment une prolifération des structures algébriqueset des tentatives d’unifications entre forme, outil et objet.

Page 14: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

18

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

exemples fourmillent. Les groupes apparaissentinconsciemment dans les travaux de Lagrange,pour être très largement explorés par Galois avantune pleine formalisation générale par Cayley.Les problèmes d’arithmétique gagnent beaucoupà s’exprimer grâce à la notion d’idéal introduitepar Kummer. L’utilisation géométrique desnombres complexes en arithmétique par Gaussest l’événement déclencheur de leur efficacitéet de leur compréhension profonde, aboutissantnotamment au théorème de D’Alembert-Gauss15.La géométrie et la théorie des systèmes linéairesse développent petit à petit en la Théorie del’extension de Grassmannn, entièrement axio-matisée par Peano peu après en l’algèbre linéai-re que nous connaissons. L’algèbre toucheainsi tous les domaines et toutes les écoles entirent profit, aucune direction ne résistant à laformalisation et à la mise en place de nou-veaux concepts et de nouvelles structures.L’algèbre pousse donc à l’exploration critiqueet raisonnée des possibilités de formalisation,ouvrant la voie à une diversification des conceptset des points de vue.

2.9 Vers une unification des géométries

En 1872 survient ce que Dieudonné consi-dère comme l’algébrisation ultime de la géo-métrie, qui est l’essence du programme d’Erlan-gen proposé par Felix Klein. Il s’agit d’unevision unificatrice des différentes géométries quiémergent depuis le XVIIIe siècle, la géométrien’étant plus réduite à une axiomatique extérieuremais vue comme l’action d’un groupe sur unensemble donné. Cette algébrisation permet

d’éclairer d’un jour nouveau les rapports entregéométries, notamment la richesse de la géo-métrie projective, ainsi que d’ouvrir la porte audéveloppement de nouvelles géométries, notam-ment différentielle. Inversement, si l’algèbre formeà la liberté et à la diversification, elle cherchenaturellement l’unification, sa nature formellemettant au jour certaines similarités calculatoirespoussant à la généralisation. C’est la pratiqueintense, réflexive et critique qui permet unetelle unification, ainsi les géométries dans le pro-gramme d’Erlangen.

2.10 L’algébrisation de la logique

Si la logique est depuis Aristote profon-dément intégrée à l’esprit scientifique, c’est tou-tefois un immense renouveau qu’elle connaîtavec son algébrisation par Boole, qui en fait unvéritable calcul algébrique. Puis sa formalisa-tion axiomatique totale par Frege puis Russell,bien qu’elle se solde par des échecs dans sa viséeuniverselle, ouvre la voie à l’idée d’une algé-brisation des mathématiques à un autre niveauque celui connu jusqu’alors, allant cette foisjusqu’à formaliser la pensée mathématiquemême, donnant ainsi naissance à la logique for-melle. Toute la révolution ensembliste etlogique qui s’en suit, au confluent des XIXeet XXe siècles, marque profondément lesmathématiques d’aujourd’hui 16, et devient unthème central en informatique théorique depuisla mise en évidence de l’équivalence entrepreuve mathématique et programme informa-tique, que constitue la correspondance deCurry-Howard. L’algèbre s’empare donc du méta-raisonnement, prouvant son potentiel réflexif,se prenant toujours plus comme propre objet.

Le potentiel apparemment sans limite del’algèbre continue ainsi à étendre sa domina-tion pendant le XXe siècle, le groupe Bourba-ki étant l’un des grands artisans d’une algébri-sation ordonnée des mathématiques et de la

15 Sur l’évolution de la conception des nombres com-plexes et les méthodes pour arriver au théorème fondamentalde l’algèbre, preuve majoritairement achevée par Laplace,on peut se référer à Une histoire de l’imaginaire mathématiquede Dhombres et Alvarez.16 Sur cet incroyable chapitre de l’histoire de la pensée,on peut consulter la somme From Frege to Gödel : ASource Book in Mathematical Logic.

Page 15: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

19

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

définition de nombre de structures et objetstrès généraux dès qu’ils pouvaient se révéler avoirdes propriétés particulières, remplaçant parexemple les notions les plus géométriques del’analyse par la topologie. Parallèlement, lathéorie des catégories de Mac Lane et Eilenbergsous-tend de plus en plus les points de vuemodernes, notamment la très géométrique topo-logie algébrique, offrant une possibilité d’uni-fication nouvelle et surpassant la théorie desensembles bourbachique.

Ainsi l’algèbre s’épanouit petit à petitdepuis l’aube des mathématiques, pour n’êtrepeut-être aujourd’hui que l’embryon de cequ’elle sera demain — les développementsmodernes de la formalisation des structures etle formalisme de la théorie des catégories étantles meilleures preuves du potentiel toujoursimmense que l’abstraction formelle, en d’autrestermes l’algèbre, conserve. Tous ces fruits et bien-faits de l’algèbre, qui tendent à dominer et à uni-fier les mathématiques et les sciences, sontdéveloppés avec élégance et compétence par lesouvrages de vulgarisation générale de Dieudonné.Une fois l’algébrisation en marche, l’histoire nousfournit des myriades d’exemples de sa puissanceet de la toute généralité des idées épurées parl’algèbre. Insistons sur la démarche constantede l’algébrisation qui est apparue à travers cesquelques points historiques : à partir de problèmesmathématiques spécifiques, voire même desituations concrètes, l’esprit s’approprie pro-gressivement le problème en l’algébrisant, parabstraction et formalisation croissantes. C’estcette algèbre, une fois élaborée, qui permetd’éclairer le problème initial en mettant en évi-dence des propriétés nouvelles ou en unifiantdes propriétés a priori distinctes d’objets a prio-ri sans rapport. Mais le chemin ne s’arrête paslà, et tant les problèmes qui demeurent que lesrapprochements modernes de nombreusesbranches des mathématiques mènent à consta-ter que l’algébrisation ouvre toujours la voie à

des généralisations plus vastes encore, où lesstructures algébriques deviennent elles-mêmesobjets particuliers appelant une abstractionstructurelle de degré encore supérieur. Ce pano-rama, bien que trop succinct, donne cependantquelque matière pour réfléchir à la valeur épis-témologique de l’algèbre et d’examiner de plusprès ses caractéristiques.

III. — Conséquences et interprétations épistémologiques

3.1 L’algèbre, entre calcul et critique

Profitons de ces quelques éclairages his-toriques pour illustrer et préciser ce que nousavons avancé concernant l’algèbre au début dela partie précédente. Notre définition s’oppo-se aux définitions usuelles de l’algèbre, tra-duisant l’opposition entre notre conception del’algèbre comme démarche critique et unifica-trice, et la conception commune de l’algèbrecomme simple calcul formel, qui découle de lamauvaise idée véhiculée par l’enseignementde l’algèbre. Cette opposition n’est pas en soijustifiée, car il ressort de ces développementsplurimillénaires de l’algèbre qu’elle n’est pasplus une démarche de raisonnement critiquequ’une boîte à outils calculatoires. Elle estincontestablement les deux, chacun de cesaspects étant nécessaire à l’autre et apportantde la valeur et de la puissance au raisonne-ment mathématique. La formalisation et le cal-cul algébrique permettent une liberté de mou-vement sans pareille dans le raisonnement, touten contribuant à mettre à l’abri des illusions etdu manque de rigueur. Parallèlement, l’aspectcritique de l’algèbre est la condition de possi-bilité et d’amélioration de ce calcul. Si nous insis-tons sur l’aspect critique au point d’y semblerréduire l’algèbre, c’est bien parce que l’algèbreest depuis trop longtemps dénaturée par unexcès de formalisme et réduite au calcul le plus

Page 16: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

20

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

abscons dans la totalité des enseignements : voilàqui ne peut que détourner les élèves des mathé-matiques et des sciences, mais aussi et surtoutles priver de l’aspect le plus formateur del’algèbre. C’est l’échange permanent entre laréflexion critique et la puissance calculatoire quifait les fruits de l’algèbre. Et pour ce faire,pour tirer l’algèbre vers son côté critique de sortequ’elle puisse revenir à son équilibre vertueuxentre critique et calcul, rien ne sera plus effi-cace que de délaisser un calcul qui n’est que tropmis en avant pour ne plus défendre ici quel’aspect critique, de sorte qu’il revienne à la lumiè-re du jour.

Ainsi, l’Académie française17 définit l’algèbrecomme « la branche des mathématiques danslaquelle, les grandeurs et les nombres étantreprésentés par des lettres, les problèmes sontrésolus par des formules  », mettant l’accentsur l’aspect calculatoire de l’algèbre et surl’aspect encapsulé et prêt à l’emploi des résul-tats, donnés par des formules qui semblentimmuables, ainsi que le déclare Alain dans sesPropos lorsqu’il constate que « l’algèbre est déjàune sorte de machine à raisonner ; vous tour-nez la manivelle, et vous obtenez sans fatigueun résultat auquel la pensée n’arriverait qu’avecdes peines infinies  ». Ces aspects formel etmécanique, dynamique et souple, sont bienévidemment une grande force de l’algèbre,nous l’avons déjà souligné, mais l’enseignementvisant à l’éducation de la raison plus qu’auseul apprentissage de techniques et de résultatsprêts à l’emploi, il ne doit pas être uniquementfondé sur ces fruits de l’algèbre, mais aussisur son aspect instructif pour le raisonnement,sur sa démarche. C’est l’enfermement del’algèbre dans son aspect le plus calculatoire,aride et sans aucune raison d’être apparente, qui

fait qu’elle demeure incomprise et signe d’incom-préhension, parfois même d’incompréhensible,en témoigne l’acception au sens figuré del’algèbre comme « chose à laquelle on ne com-prend rien », selon l’Académie.

3.2 La spécificité algébrique :une démarche plutôt qu’une essence

La pratique réelle de l’algèbre est aussi etsurtout, si tant est qu’on veuille la comprendreet s’en servir pour résoudre des problèmes, lecheminement de la pensée qui permet d’abou-tir à de tels résultats. Ainsi nous préféronsamplement la définition de l’algèbre proposéepar le Trésor de la langue française, plus prochetant de la pratique mathématique de l’algèbreque des qualités requises pour un bon ensei-gnement, de « branche des mathématiquesayant pour objet de simplifier et de résoudre aumoyen de formules des problèmes où les gran-deurs sont représentées par des symboles, et d’engénéraliser les résultats ». Là où l’Académie pré-férerait insister sur les mots « formules » et « sym-boles », nous soulignerions dans cette défini-tion les mots « simplifier » et « généraliser ».

Ce choix de définition est fondamentalpour ce qu’il permet de mettre au jour concer-nant l’algèbre. Il existe bien évidemment unebranche algébrique des mathématiques, ainsi quenous l’entendons lorsque nous parlons de théo-rie des groupes ou d’algèbre linéaire, et noussommes bien capables de reconnaître un domai-ne algébrique et le distinguer d’autres domaines.Mais il ne s’agit plus là d’une branche algébrique,d’une algèbre, mais de plusieurs, et l’on nepeut se suffire de cela pour justifier une telle déno-mination commune, même en relevant que leurintersection n’est jamais vide. En effet, est-ceparce que les représentations permettent d’étu-dier des groupes au travers des espaces vecto-riels, ou parce que les groupes sont intime-ment présents dans leur forme la plus triviale

17 Les références concernant les définitions de l’algèbreproviennent de la neuvième édition du dictionnaire del’Académie française et du Trésor de la langue française.

Page 17: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

21

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

au fondement de ces espaces, ou encore parceque des groupes linéaires émergent naturelle-ment, que l’on peut les associer comme iden-tiques ? assurément non, sinon la géométriecartésienne mettrait un terme à toute distinctionentre analyse et géométrie, et à ainsi raisonneril n’y aurait plus de distinction à faire qu’entrethéories mathématiques et théories extérieures,et cette distinction ne serait plus vraimenttenable non plus. Les domaines « algébriques »ont des particularités, qui sont le résultat de ladémarche d’abstraction algébrique, qui laisseplace à des structures formelles que l’on étu-die en soi : si chacune est différente des autres,elles ont toutes la même genèse et la même moti-vation, sont toutes semblables dans leur formeen tant que donnée d’objets munis de relations,autrement dit de structures algébriques, onttoutes la même approche systématique à par-tir de mathématiques plus particulières qu’ellespermettent d’élever à de plus grandes généra-lités et de découvrir plus en profondeur. C’esten cela qu’elles sont algébriques, non en ceque leur objet est par essence algébrique, maisen ce qu’elles sont le fruit de l’algèbre. Voilàla raison pour laquelle il serait plus raison-nable de délaisser la question stérile de savoirce qui est de l’algèbre et ce qui n’en est pas, cequi ne peut rien apporter de plus que l’appau-vrissement dû à un cloisonnement hermétique,pour plutôt s’intéresser à la démarche scienti-fique apportée par l’algèbre.

3.3 La dialectique de la science

L’algèbre est donc plus un cheminement com-plet de la pensée qu’un domaine délimité pardes thèmes. Le traitement algébrique d’un sujetcommence par sa manipulation naïve et la fami-liarisation avec le comportement de ses objets,qui laissent apparaître une discrimination entrece qui relève du comportement commun deces objets et de leurs relations, et ce qui n’estque traces de la nature particulière de l’objet que

l’on a choisi pour la manipulation ainsi qu’il appa-raît dès l’émergence de la notion de nombre. Decette familiarisation, il ressort que seules cer-taines propriétés des objets régissent leurs com-portements, du moins ceux auquel on portel’intérêt actuel, et de fait elles seules méritentd’être étudiées dans l’optique du traitement duproblème : voilà l’apparition de la notion si natu-relle, intuitive, et aussi si essentielle au rai-sonnement, d’objets isomorphes. Ainsi, d’unregard historique sur l’algèbre ressort la dialectiqueunificatrice et critique des mathématiques, quiest jusqu’à la « structure du progrès de la scien-ce » selon François Russo : à partir de déve-loppements séparés de théories et de problèmesparticuliers, le constat de la similarité entre lesobjets et les relations mène à un rapprochementdes situations pour en dégager les structures déter-minantes dans la théorie. Cela aboutit à une uni-fication mettant en évidence certains carac-tères algébriques essentiels, qui permet d’explorersous un jour nouveau ces théories et problèmesparticuliers à la lumière de nouvelles définitionset d’un nouveau point de vue valorisant l’uti-lisation de ces caractères.

Mais ces unifications n’ont rien de cris-tallisations, et forment bien au contraire des pointsde vue toujours en mouvement, qui évoluent avecles problèmes posés et les propriétés que l’onsouhaite faire intervenir ou ignorer. Une fois déga-gés ces caractères pertinents pour un problème,se met en place une structure formelle – « algé-brique » dit-on – qui consiste en des symboles,qui représentent les objets ; des règles de syn-taxe, qui représentent les manipulations usuellesqui donnent les propriétés et les comporte-ments des objets manipulés et qui sont donc lesmanipulations que l’on s’autorise à faire avecces objets ; et des règles de réécriture, quireprésentent les relations qui existent systé-matiquement entre les objets. Les propriétés decertains éléments distingués parmi les objets ini-tiaux sont formulées sous forme d’axiomes ou

Page 18: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

22

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

de définitions. La structure algébrique modé-lisant l’ensemble initial est donc exactement unsystème logique, dont on espère que l’étude seraplus aisée que l’étude des objets particuliers enprésence initialement : à défaut de pouvoirappréhender le réel dans toute sa complexité,on préfère raisonner sur des objets dont seulesles propriétés intéressantes sont considéréesplutôt que sur des objets trop richement habilléset dont on ne saisit plus l’essentiel. On espèrealors que cette étude plus générale permettra demettre au jour des résultats nouveaux ou du moinsmettre au jour des manipulations qui ne seraientpas apparues naturellement en ayant conservéles objets initiaux. Voilà là une autre notion natu-relle : l’oubli de structure ou de propriétés.Mais ce n’est aucunement un oubli incons-cient, une défaillance de la mémoire, mais bienau contraire un oubli conscient et éclairé, jus-tifié par la familiarité avec les objets et par ladémarche rationnelle de l’algèbre. Il ne s’agitpas d’oublier ou de trahir les objets initiaux, maisde changer d’objets pour mieux les voir : parexemple parce que les simplifications que nousavons toujours tendance à faire avec les objetsparticuliers que l’on manipule ne sont que for-tuites et conséquences des choix faits lors de lasélection des objets censés représenter la géné-ralité d’une classe, choix toujours trop particuliersmalheureusement — il suffit de mettre en évi-dence la difficulté de constater la fausseté decertaines propriétés des triangles, car il est dif-ficile de dessiner spontanément un trianglesans propriété particulière.

La réalisation d’une telle entreprise de lapensée permet non seulement d’éclairer le pro-blème initial en en révélant des structures sous-jacentes, mais peut également être source de géné-ralisation à d’autres problèmes vérifiant despropriétés semblables. Notons que le choixd’une structure de représentation est toujoursun appauvrissement de la situation initiale, etil ne faut pas perdre de vue que l’objectif,

même s’il est atteint, peut souvent être amélioréde maintes manières, que ce soit en affaiblis-sant les hypothèses de la structure, ce qui per-met d’obtenir des résultats parfois identiques dansdes cas plus généraux et a priori inattendus ; ouque ce soit en spécialisant la structure, en ajou-tant des hypothèses qui sont apparues commenaturellement intéressantes lors du développe-ment formel du modèle ou qui étaient des pro-priétés délaissées initialement lors de la modé-lisation des objets en structure algébrique. C’estla comparaison permanente entre le modèle —structure modélisant — et le modèle — objetmodélisé — qui permet tant d’accroître laconnaissance des objets particuliers, en endécouvrant des propriétés nouvelles, que d’affi-ner la structure qui sert de modèle, en réévaluantde manière dynamique l’adéquation entre les deux.Ainsi, c’est dans une remise en question constan-te que la pensée algébrique évolue, jusqu’àatteindre une structure adéquate à un problèmeet à des exigences données, mais sans jamaisse figer comme un modèle achevé et parfait. End’autres termes, la pensée algébrique n’estautre que la critique organisée de ses propresmodèles au cours de leur exploitation.

3.4 L’algèbre comme modèle de réflexion critique

La puissance de l’outil algébrique est doncutilisée également par les physiciens, depuis New-ton et ses calculs algébriques de fluxionsjusqu’à la physique moderne, qui est pour unegrande part une physique mathématique, etqui a su éclairer le monde par l’algébrisationdes lois, des entités, de l’espace même. L’algèbrene manque pas d’être exploitée pour sa puis-sance jusque par les philosophes, ainsi les rai-sonnements logiques chers à Aristote, l’usageaxiomatique en vigueur chez Spinoza, ou enco-re l’empirisme logique du cercle de Vienne sontautant d’infiltrations de la logique formelledans le domaine de la pensée pure. Plus récem-

Page 19: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

23

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

ment, Jules Vuillemin a fondé l’applicationdes méthodes de l’algèbre à la philosophie, etréciproquement la philosophie arrive à dialo-guer avec l’algèbre grâce à l’ouverture cri-tique de chacun de ces deux domaines del’esprit qui se réfléchissent l’un sur l’autre,ainsi que le développe de manière très optimisteMaximillien Winter dans ses travaux 18. Ainsi,dans de multiples situations où les méthodesa priori particulières laissent paraître, au fur età mesure de la pratique et de la compréhensionde leur fonctionnement, une certaine similari-té, c’est la recherche de généralité qui mène àune représentation standardisée des objets simi-laires du point de vue des propriétés observées.Mais cette évidence moderne est une véritablerévolution épistémique et nul ne peut affirmerle naturel qu’il y a à considérer deux objets dif-férents, par exemple le centre O1 de tel cercleC1 et le centre O2 de tel autre cercle C2, commeessentiellement le même : le centre O d’uncercle générique C.

La capacité à s’affranchir des particulari-tés n’influant pas sur les propriétés observéesest la base de l’algèbre et résulte d’un acte fortd’abstraction, qui requiert avant tout une com-préhension – nécessairement sur des cas parti-culiers – des propriétés à observer et de cellesqui sont moins importantes. L’outil de l’algé-briste qu’est le calcul littéral n’a donc pu trou-ver sa réalisation que dans la compréhension dela possibilité de généralisation d’une situation,car c’est cette compréhension qui lui insuffletoute sa fécondité, et ce calcul n’est aucunementun donné mais un construit. La remise en ques-tion permanente des hypothèses fondant lemodèle et des données qui y sont superflues estainsi nécessaire à l’avènement et à l’utilisa-

tion de l’algèbre, et c’est cet état d’esprit pro-prement critique qui fait de l’algèbre non seu-lement un outil puissant pour les mathéma-tiques, et de fait pour tous ses domainesd’application et toutes les sciences, mais éga-lement l’outil privilégié de tout raisonnement.

L’algèbre possède ainsi bien des qualitésqui échappent aux dangers de biais et de faci-lité dans le raisonnement scientifique que Gas-ton Bachelard dénonce au travers de ses obs-tacles épistémologiques 19. En d’autres termes,l’algèbre est un garde-fou contre bien desdérives inconscientes, de sorte que le formalismealgébrique et le raisonnement mathématiqueréalisent heureusement un modèle sain de rai-sonnement scientifique. Si l’autonomie et le carac-tère autocontenu de la preuve mathématique met-tent à l’abri de tout argument d’autorité, c’estbien à la formalisation et à l’esprit algébriqueque les mathématiques doivent le respect destrois autres impératifs bachelardiens : se libé-rer des illusions et des opinions, ainsi qu’on leconstate dès la géométrie analytique et la for-malisation de la physique ; être toujours prêt àrevenir sur ses conceptions et ses modèles,ainsi que la formalisation axiomatique puis lenouveau point de vue apporté par Klein sur lesgéométries l’ont fait pour les géométries noneuclidiennes ; enfin, faire preuve d’esprit cri-tique, ainsi que le requiert l’essence de l’algèbre,la dialectique algébrique, sans quoi l’algèbre neserait pas supportable, sans quoi elle serait unjeu syntaxique stérile et inhumain, une simpleapplication d’un système syntaxique sans moti-vation, sans justification, sans aboutissement.Ce sont ces qualités qui font de la dialectiquealgébrique un modèle de pensée résistant auxobstacles épistémologiques. La non-immédia-

18 Qui sont tous publiés dans la Revue de Métaphysiqueet de Morale, notamment des réflexions sur l’utilité et lanécessité de la philosophie en mathématiques.

19 La théorie des obstacles épistémologiques et leur explo-ration ordonnée, qui ne pourront pas être présentées tropen détails ici faute de place, sont présentées dans La For-mation de l’esprit scientifique.

Page 20: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

24

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

teté de son objet, sinon son caractère idéal oudéfinitivement inaccessible en tant que réel,met à mal les obstacles matérialistes de l’expé-rience première et de la substance. La critiqueimposée par sa démarche, sinon la consciencede la tension permanente entre la volonté d’uni-fication et la recherche de précision, permet desurpasser les obstacles de la connaissance géné-rale et du verbal 20. Un tel modèle, efficace tanten théorie que porteur de fruits en pratique,mérite donc l’intérêt des éducateurs.

3.5 La nécessité et les bienfaits d’un enseignement de l’algèbre

Avant de se matérialiser en un calcul litté-ral redoutable, l’algèbre est donc un raisonne-ment qui doit être suffisamment ouvert et librepour tisser des liens entre des domaines et desobjets a priori distincts. Cette dialectique scien-tifique est fondamentale, non seulement parcequ’elle est la démarche scientifique, mais parcequ’elle est également un modèle du dialogue cri-tique le plus théorique et le moins soumis àl’illusion des sens. C’est donc un modèle de pen-sée qui dépasse le seul cadre des mathéma-tiques pour devenir l’outil de la liberté de l’esprit.Enseigner l’algèbre participe donc à enseignertant le raisonnement rigoureux propre aux mathé-matiques que l’ouverture d’esprit et la critiquenécessaires à un raisonnement complet et met-tant à mal tout présupposé sur les conceptsmanipulés, car imposant une redéfinition per-

manente des termes et un contrôle incessant dubien-fondé de ces définitions, passant toujourspar un examen de leurs limites21. En ce sens, pen-ser à bannir à petit feu et sans plus de procèsl’algèbre des programmes des collèges et deslycées, et y arriver de plus en plus notammentdans les filières non scientifiques, revient à pri-ver l’enseignement de l’un des meilleurs pro-fesseurs. L’algèbre est la démarche dans toutemodélisation de situations, dans toute résolutionde problèmes, et participe donc à la formationde chaque citoyen et à l’enrichissement dechaque esprit, et en cela elle mérite une placede choix dans les programmes d’enseignement,c’est-à-dire dans le socle commun de connais-sances que la nation veut pour son peuple. Et sil’algèbre a pour principal fondement et outil lecalcul littéral, on ne peut ni ne doit oublierqu’elle est avant tout une discipline proprementmathématique qui émerge sous la plume demathématiciens, et c’est donc au sein des mathé-matiques que doivent émerger les idées del’algèbre et que doit se développer sa placedans l’éducation. En effet, il n’est pas de terrainplus libre de tout préjugé, de toute habitude, detoute sensibilité, permettant de développer le plusaisément et le plus naturellement la pensée pure.Et c’est incontestablement au sein des mathé-matiques que se trouve le statut ontologiqueidéal, le plus maîtrisé et maîtrisable, pour exer-cer le raisonnement. C’est donc à l’enseignementdes mathématiques qu’il incombe la tâched’apporter à l’esprit la rigueur et la généralitési propres à l’algèbre, si universelles pourtant.

IV. — Réflexions sur l’enseignement de l’algèbre

4.1 La caverne de l’enseignement : des conditions nécessaires à l’éducation

Attachons-nous désormais à la problé-matique centrale de l’enseignement de l’algèbre,

20 Les obstacles restant tombent sous le coup de la non maté-rialité de l’objet mathématique, voire même de son carac-tère nouménal, non phénoménal.21 Et en cela l’utilité de l’algèbre comme école de l’espritcritique est flagrante, à l’image de ce qu’en dit Comte-Spon-ville : « Définir, c’est établir la compréhension d’un concept[...] et permettre par là de le comprendre. On se souvien-dra pourtant que les concepts ne sont pas réels, et qu’aucu-ne définition ne saurait tenir lieu de connaissance [...] Enquoi définir est un exercice d’humilité : c’est assumer,sans être dupe, notre lot de sens et d’abstraction ».

Page 21: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

25

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

de l’éducation à et par l’algèbre. Un immen-se défaut de l’enseignement des mathéma-tiques est son caractère non pas abstrait, maisabstrait et autoritaire. Quel peut bien être eneffet l’intérêt d’enseigner des théorèmes, aussidifficiles et féconds soient-ils, à des élèves quiau mieux s’en souviendront jusqu’à l’exa-men, souvent l’oublieront, mais toujours ne sau-ront ni pourquoi ils les connaissent, ni pour-quoi ils sont vrais, ni surtout pourquoi ils ontun intérêt, une nécessité d’être. C’est le défautque nous reprochons à un enseignement qui nemet pas suffisamment en évidence la démarchede la pensée qui sous-tend les mathématiques,et plus généralement tout domaine de laconnaissance. Ce point s’illustre cependantparticulièrement bien avec les mathématiques,et ces défauts coûtent également particulière-ment cher à leur enseignement, car de scien-ce libre et incitant à la réflexion et à la construc-tion par la pensée, elle devient devant lesélèves un simple fascicule de résultats plus oumoins utiles. L’enseignement idéal doit per-mettre à chacun de comprendre les idées. Pourcela, il faut aider l’élève à traverser deuxépreuves, qui sont celles apparues au cours duconstat historique que nous avons esquissé.

Premièrement, Pour reprendre l’image pla-tonicienne de la caverne22, l’élève doit sortir dela caverne. Cela signifie que c’est son esprit quidoit sortir et que ses yeux doivent s’habituer petità petit à la lumière de sorte qu’il puisse de

mieux en mieux voir – c’est-à-dire comprendre— les idées. Il ne s’agit donc pas de le mettredevant un théorème qui lui paraîtra artificiel etl’aveuglera, avant de le relâcher sans qu’il n’aitrien appris, en lui faisant conserver commeunique souvenir de l’algèbre une expérience trau-matisante de victimisation et d’incompréhen-sion. L’élève se sauve malgré tout de son cal-vaire car il réussit à décrocher la moyenne, auprix d’un immense effort artificiel et frustrantd’apprentissage mécanique et sans aucune com-préhension satisfaisante de ce qui a été retenu 23.

Puis, l’élève doit être capable, une foisrevenu auprès de la société qui demeure dansla caverne, de voir le monde à la lumière de sonesprit, désormais plus éclairé. Or cela néces-site que les idées aient réellement pénétrél’esprit, et la séparation est fine entre celuiqui a réellement compris l’idée comme ladémarche, et celui qui s’est contenté de rete-nir une ombre. Il est alors du devoir du professeurde faire en sorte que l’élève comprenne, et nereste pas dans l’obscurité de l’ignorance et del’incompréhension, quand bien même devrait-il affronter des théories et un formalisme dif-ficiles — et il le doit. Mais la tâche n’a riend’aisée. Cette pénétration se fait mieux lorsquel’idée est déjà recherchée par l’esprit, si elle estla lumière que désirait l’élève suite à de nom-breux problèmes et à de nombreux question-nements, restés insolubles ou résolus de maniè-re peu satisfaisante. Pour ce faire, il faut donc

22 Nous prenons ici cette image, tirée de La République,pour son éloquence et nous ne disons pas que nous sous-crivons à la thèse du réalisme platonicien, le statut onto-logique des résultats mathématiques n’influant pas surl’image ni surtout sur la situation immédiate de l’élève faceà une théorie inconnue et a priori sans intérêt ni raison d’être,et nous ne nous prononçons donc pas à ce propos. Il fautdonc comprendre notre caverne non pas comme celle del’ignorance des idées mais comme celle de l’ignorancepar les élèves des connaissances que l’on cherche a leur ensei-gner. Ceci justifie en particulier le rôle primordial du pro-

fesseur dans ce cheminement, car lui seul est hors de la caver-ne, au moins de la caverne dans laquelle sont les élèves.23 Et lorsque l’on constate les objectifs chiffrés à l’avan-ce des taux de réussite au baccalauréat, on comprend bienque cette réussite n’est qu’apparente, et on n’espère sûre-ment pas que les élèves aient appris et compris le minimumdu programme nécessaire pour avoir la moyenne. Ils en ontsimplement retenu une portion suffisante, celle corres-pondant aux exercices tombant aux épreuves depuis maintesannées. Et cela suffit, tout étant fait pour réduire la raisond’être de l’enseignement secondaire au seul baccalauréat.

Page 22: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

26

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

au moins que l’élève ait été confronté à la dif-ficulté, à l’impossibilité d’avancer dans uneréflexion faute d’idées et d’outils assez clairs,à l’erreur même, car c’est la seule qui met enévidence le manque de méthode et de logique 24.Ce n’est qu’à cette condition qu’il pourraaccepter les théorie qu’on lui présente, et qu’ilpourra les comprendre vraiment.

4.2 Un enseignement de l’algèbre artificiel et incohérent

Attachons-nous alors à préciser ce que nousentendons par ce schéma d’apparence simplistede l’enseignement de l’algèbre, et ce quenous tirons de ces nécessités qui en apparaissentà la raison concernant l’enseignement actuel.Chacun s’accordera pour dire qu’un bonenseignement apportant la compréhensiondes idées ne doit pas être un enchaînement arti-ficiel de chapitres, de définitions, de pro-priétés et de démonstrations sans plus de lienapparent que leur logique — que l’élève necomprend pas, car il ne sait pas ce que c’est— et leur présence imposée par le cours —qu’il ne peut alors voir que comme mani-festation de l’autorité du professeur. Or quefait-on lorsque l’on pose brutalement à desélèves de quatrième la formule de doubledistributivité avant d’expliquer pourquoi onexpose de manière si formelle et à quoi peutbien servir une chose qui n’a jamais servi d’unemanière ou d’une autre lors de la manipula-tion de chiffres concrets ? que fait-on lorsquel’on impose à des élèves de troisième la défi-nition d’une fonction avant d’en donner desexemples, d’en faire des études et d’en com-prendre l’utilité, le caractère général et éclai-rant ? que fait-on lorsque l’on commencel’année en donnant à des élèves de seconde

la définition d’un vecteur ou encore les for-mules de résolution d’un système linéaire dedeux équations à deux inconnues avant qu’ilsn’aient jamais croisé ces objets en situation,alors que chacun pense déjà qu’une seuleéquation linéaire à une inconnue est un arte-fact bien inutile n’existant que dans les exer-cices ? que fait-on lorsque l’on encadre devantdes élèves de première la formule donnant lesracines d’un polynôme du second degré ouencore les formules de dérivation des fonc-tions polynomiales, avant même qu’ils sachentce qu’est un nombre dérivé ? que fait-onlorsque l’on fait apparaître comme par magiedevant des élèves de terminale l’exponen-tielle comme la solution d’une certaine équa-tion différentielle avant toute rencontre avecune situation nécessitant rationnellementl’existence de cet objet ou l’utilisation d’objetsayant ces propriétés ? qu’est-ce donc quecette situation si ce n’est l’enfermement desélèves dans un monde de plus en plus mys-térieux, laissant pour seul goût celui d’undiktat de la pensée ? C’est exactement leséblouir en leur demandant de regarder deforce la lumière, de retenir par cœur et sansrien avoir compris, en somme c’est les gaverau lieu de les instruire. Et qui plus est les gavermal, car qu’en restera-t-il ? on ne le consta-te que trop bien en demandant à n’importe quel-le personne qui a des souvenirs assez précisde ses cours de mathématiques du secondai-re : des images apprises mais non comprises,des formules étranges qui avaient pour seulet unique objectif d’apporter suffisamment depoints pour ne pas être puni ou recalé. Ainsidans les quelques exemples sus-cités, cer-tains sauront encore dériver un polynôme, peut-être même relier le signe d’une telle dérivéeau sens de variation de la fonction polynomialeassociée, peut-être encore savoir repérer depossibles extremums, mais qui saura ce qu’ilest alors en train de faire, et pourquoi il le fait ?Ce ne sont que des fragments d’un tout oublié,

24 Il est à ce propos regrettable que l’éducation actuelleressemble plus à un culte à l’absence d’erreur, alors quel’école devrait au contraire être le lieu privilégié de l’erreur.

Page 23: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

27

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

pas l’application d’une théorie comprise et jus-tement utilisée.

L’imagination de chacun saura mettre descouleurs et des formes aux résultats qu’il est censéconnaître, malheureusement mais sûrement unsimple habillage mnémotechnique, trop rarementsincère. Il ne s’agit nullement d’une condamnationde l’apprentissage par cœur, qui est nécessaireet qui est toujours un heureux bagage d’outils,mais qui ne devient puissant que lorsque des idéesl’accompagnent pour les manœuvrer et les uti-liser, qui ne devient supportable que lorsqu’il estlégitimé par une structure dans laquelle il est unmaillon fondamental : tel est le cas lorsquel’élève comprend que la méthode algébrique, qu’ila apprise et comprise, fonctionne et est puissante,lui donne les outils pour résoudre et pour créer,pour penser sans entraves. En somme, on ne retientque ce que l’on comprend, tout du moins ce àquoi on prend part même si la compréhensionest toujours partielle, et c’est d’autant plus vraipour des élèves de lycée. Mais comprendre lefonctionnement de l’algèbre et l’intérêt de l’uti-lisation de théories formelles, plutôt que de trai-ter les problèmes dans leur spécificité, est unedémarche — bien peu naturelle, nous l’avons déjàvu concernant l’abstraction du nombre — quinécessite aussi beaucoup de pratique, et unepratique parfois virtuose qui nécessite de l’entraî-nement. En cela il ne faut ni rejeter la nécessi-té de l’apprentissage par cœur, ni fuir la diffi-culté formelle des mathématiques, car c’estl’aspect calculatoire de l’algèbre qui fait saforce, sa souplesse, sa généralité. Cet aspectformel rend plus difficile la pénétration desrésultats et des idées, mais doit être compris àtravers la grande portée des résultats qu’il per-met d’obtenir et la grande facilité de manipu-lation des objets formels : chacun a l’habitudede remplacer les données d’un problème par desvariables pour pouvoir le traiter plus efficace-ment, et personne ne doute de la puissance decette démarche, qu’il faut plus que toute autre

chose enseigner aux élèves. Or la terrible situa-tion que nous avons décrite sur l’état actuel descomportements des élèves ressemble plutôt à uninsuffisant apprentissage par cœur plutôt qu’àun enseignement. C’est la peur de la mauvaisenote qui fait faire, et non pas la connaissance 25

acquise par la compréhension du fait. La note,s’il y a, doit servir de tremplin à la motivation,tout apprentissage étant en partie contrainte,d’autant plus si le rythme est imposé par des pro-grammes. Ce doit être un contrôle, une échéan-ce qui force à faire effectivement les partiesrébarbatives du travail d’apprentissage, maissans qu’elle devienne la source de l’intérêt, dela réflexion ou du travail.

4.3 L’algèbre : enseignement complet, éducation de l’esprit, école de la pensée

L’algèbre doit donc être enseignée demanière vivante et autonome et non comme unoutil abscons qui fonctionne par magie et que

25 Nous parlons de connaissance au sens des conditionsau moins nécessaires, sinon suffisantes, que sont unecroyance vraie et justifiée, ainsi que le défend le Socra-te platonicien dans le Théétète. Or si la vérité est un pro-blème accessible en mathématiques – qui est un mondequi possède une ontologie locale permettant de traîter lesquestions de vérité sans trop d’ambiguïté – il reste leproblème de la croyance et celui de la justification. Maisil est bien évident que, pour un élève qui apprend ainsiartificiellement un résultat, il n’y a ni croyance (qui doitêtre sincère, donc venir de soi et non être imposée par unprofesseur) ni justification (qui ne se suffit pas de lapreuve, mais qui nécessite aussi la mise au jour des néces-sités d’être du problème considéré, et ce de manièrerationnelle), et encore moins compréhension de la notionde vérité en mathématiques. Ce problème de la connais-sance mérite sa place dans le débat sur l’enseignement,car nous osons espérer que l’éducation a toujours pour rôlede transmettre, au moins en partie, des connaissances. Lalittérature et les traditions ne manquent pas, et à défautde pouvoir aborder ce vaste domaine, on peut suggérerau lecteur de se reporter au cours de Claudine Tiercelinau Collège de France.

Page 24: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

28

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

l’on étudie sous l’autorité d’un professeur quinous teste et nous impose tant d’artifices etd’astuces improbables. Alors comment intro-duire l’algèbre ? La démarche que l’on prôneest en essence la démarche que l’on a dégagéeprécédemment lors du retour historique sur lesdéveloppements de l’algèbre. Ce n’est pas tantle caractère historique qui justifie par une quel-conque autorité ce choix26, mais bien le fait quec’est avec cette approche qu’est le mieux sou-levée la manière naturelle dont l’algèbre doitêtre comprise jusque dans son principe et, unefois ce principe compris, l’algèbre n’aura pasbesoin d’autre justification que la satisfactionde l’esprit à avoir dominé une situation par uneffort d’abstraction. Et combien de telles situa-tions sont possibles à tous niveaux ! Tout pro-blème concret peut servir de tremplin à l’inté-rêt, susciter l’attention et la curiosité, et il estimportant que chacun ait été l’artisan d’unemodélisation où l’on crée les outils de sa propreréussite, les variables et les objets formels étantintuitivement leurs particularisés originaux,justifiant ainsi les règles de calcul, permettantégalement un contrôle critique concernant la per-tinence des résultats généraux, et montranttoute la puissance de l’algèbre en appliquant aposteriori le raisonnement à d’autres particu-larisations, du même type ou d’un autre type auto-risant les mêmes règles. Ainsi les systèmeslinéaires pour la recherche de compromis, la théo-rie des graphes pour les nombreux problèmespratiques et omniprésents qui en relèvent, lessystèmes dynamiques pour les croissances

démographiques et les problèmes épidémiolo-giques, l’analyse d’une variable réelle pour lesproblèmes également très variés d’optimisa-tion, la théorie naïve des ensembles pour les pro-babilités discrètes, et tous les autres sujets desmathématiques comme des autres disciplines 27

sont autant de sources d’inspiration pour uneutilisation complète d’un raisonnement algébrique.L’essentiel est de laisser la liberté à l’élève, demodéliser comme de résoudre le problème, etc’est là un objectif bien différent que celui dedemander la dérivée d’une fonction donnée, detous ces exercices qui ne viennent de rien ni nevont à rien, et qui sont pourtant l’essentiel dela pratique du secondaire. Il ne s’agit pas là denier l’utilité des exercices élémentaires et ciblés,mais nul ne peut espérer un franc succès avecune liste d’exercices si jamais leur dénoue-ment n’apparaît quelque part, si jamais lesélèves n’ont vu l’aboutissement de tout ce tra-vail, si jamais ils n’ont eu besoin de l’outilavant de le trouver.

Et grâce à un tel objectif, l’algèbre peuts’enseigner à n’importe quel niveau, l’essentielétant de rester cohérent avec les acquis. Noussommes toutefois convaincus de la nécessité decommencer à utiliser un langage algébriquerelativement tôt. Par exemple, il ne serait pasdéraisonnable d’introduire au début du collè-ge la notion d’équation du premier degré à uneinconnue, la traiter avec un support géomé-trique, imaginer des situations où nécessaire-ment il faut passer par un raisonnement qui est

26 On ne songerait ainsi pas à introduire l’ensemble desnombres complexes comme l’école italienne du XVIe siècle,

introduisant des sans se poser plus de ques-tions, mais bien de manière motivée par l’usage géométriqueque l’on en veut faire, ainsi que Gauss l’a bien compris,approche rationnelle des nombres complexes défendueexplicitement par Louis Couturat.27 Un autre regret mérite également d’être souligné ici,à savoir celui du manque de cohérence entre les cours,

" 2 1

et surtout de l’absence quasiment totale d’interactions etd’interfaces entre les disciplines, lors même que tant depossibilités existent et pourraient motiver les élèves à tra-vailler l’une et l’autre matière, entre mathématiques etautres sciences, mais également avec l’histoire et la géo-graphie, l’éducation physique même. Chaque profes-seur et chaque élève gagnerait dans de tels travaux, exi-geant une approche, une motivation, une méthode, un pointde vue différents.

Page 25: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

29

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

celui de la résolution générale d’une telle équa-tion, et le faire comprendre aux élèves. Repous-ser la difficulté ne fait que la rendre plus insur-montable encore, et comme nous l’avons déjàsouligné, certes cet effort dépaysant est diffi-cile, mais parfois l’abstraction permet de mieuxcomprendre les objets, que l’on manipulaitjusqu’alors plus par habitude que par compré-hension des opérations. Les notions pénètrentd’ailleurs mieux un esprit plus jeune, qui auraaussi plus de temps pour les mûrir au long deses études et des diverses utilisations, toujoursmoins masquées, des notions. À l’inverse,attendre que les idées et les habitudes soient déjàbien ancrées avant d’enseigner les équations algé-briques est une condamnation infligée à chacun,et l’impact est réel : comment un élève qui n’ajamais vu ce qu’est la composition de fonctions,comme c’est le cas de tous les élèves de terminaledésormais et donc de tout citoyen n’ayant pasfait d’études supérieures scientifiques, pourra-t-il comprendre, autrement que par une assimilationhasardeuse, qu’un taux d’intérêt annuel de 5%sur deux ans n’est pas un taux de 10% ? com-ment le même élève, qui ne connaît rien aux fonc-tions réciproques, peut-il espérer savoir trou-ver, autrement que par des tâtonnements et unesatisfaction intuitive, un prix hors taxes connais-sant le prix à l’achat ? pourtant les idées qui setrouvent derrière n’ont rien d’insurmontable, ellessont naturelles, et il s’agit en pratique de résoudredes équations du premier degré !

Soulignons que lorsque nous mentionnonsl’utilité et l’application des mathématiques, ilest question d’objectifs de la raison et propre-ment mathématiques, et bien que cela puisse etdoive s’appliquer également à des applicationsconcrètes extérieures, lorsque nous parlons derattacher une théorie au réel et au concret, nousentendons par là souligner sa cohérence ration-nelle et la construction par la pensée d’outils per-mettant de vaincre des obstacles. Si l’utilitépragmatique des mathématiques est indéniable

et doit aussi être comprise et pratiquée, ellen’est qu’un fruit parmi d’autres, notammentl’esprit critique et la capacité d’abstraction.Nous suivons les justes mots de Nuccio Ordi-ne concernant les maux de l’absolu utilitaris-me de l’éducation, estimant qu’ « il serait absur-de de contester l’importance de la préparationprofessionnelle parmi les objectifs des écoleset des universités. Mais la tâche de l’ensei-gnement peut-être vraiment se réduire à la for-mation de médecins compétents, d’ingénieursefficaces et d’avocats scrupuleux ? Favoriser exclu-sivement la professionnalisation des étudiants,ce serait perdre de vue la dimension universa-liste de la fonction éducative de l’enseigne-ment : aucun métier ne saurait être exercé entoute conscience, si les compétences techniquesqu’il requiert ne sont pas subordonnées à uneformation culturelle plus vaste, seule suscep-tible d’encourager les étudiants à cultiver libre-ment leur esprit et à laisser libre cours à leur curio-sitas en toute autonomie. Mais allons encore plusloin : sans cette dimension pédagogique abso-lument éloignée de toute forme d’utilitarisme,il serait bien difficile, à l’avenir, de continuerà imaginer des citoyens responsables, capablesde dépasser leur égoïsme pour embrasser lebien commun, se montrer solidaires, pratiquerla tolérance, revendiquer leur liberté, protégerla nature, défendre la justice...  ». L’histoireprouve bien assez que l’inutilité est la libertéde la recherche et de la pensée, et bien peu delaboratoires de développement peuvent osercroire que leur contribution à l’utilité et à la pra-tique sont au niveau de sciences bien inutilesen apparence comme l’arithmétique et la théo-rie des nombres — qui fondent aujourd’huitous les systèmes de sécurité cryptographiques,ainsi que les sytèmes de détection et de correctiond’erreur 28. Sur ce point, il est donc tout aussi

28 Sans pouvoir développer plus avant la nécessité etl’apport de cette liberté, nous encourageons la lecture deDe l’utilité du savoir inutile, et du manifeste de Nuccio Ordi-ne, L’utilité de l’inutile déjà cité.

Page 26: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

30

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

malheureux de transcender les mathématiques,en leur retirant toute applicabilité potentielle aumonde ainsi qu’aiment à le faire certains puristes,que de les faire sombrer dans l’utilitarisme leplus absolu et totalitaire, ainsi que semblent levouloir des parents d’élèves et des respon-sables politiques, bien peu compétents dansl’objet de leurs discours. Les deux positions sontappauvrissantes et nous sommes certains qu’uneplus grande ouverture d’esprit et une plus gran-de liberté des professeurs ne peut être que béné-fique pour cela, car eux seuls ont le pouvoir d’inflé-chir ces dérives et de donner toute son ampleuret toute sa valeur au raisonnement et à l’édu-cation par l’algèbre. Si le contenu des pro-grammes regorge de savoirs puissants, de nom-breux domaines d’applications, de sources demotivations, c’est ultimement au professeurde mettre en œuvre leur enseignement, deve-nant ainsi la clé de voûte du système, qui doittant être conscient de son rôle que jouir de laliberté et de la confiance suffisantes pour menerà bien l’éducation de ses élèves.

4.4 Le rôle et la liberté du professeur dans un enseignement rationnel

C’est en ayant éveillé l’intérêt de l’élève,en lui ayant montré l’apparition récurrented’une forme de situation, d’un certain raison-nement, d’une certaine astuce, une fois qu’il s’ysera petit à petit habitué, que l’autorité – mal-gré tout nécessaire, nul ne pouvant espérerrefaire seul et de manière entièrement ration-nelle ce que l’humanité a mis plusieurs millé-naires à bâtir, parfois de manière hasardeuse –pourra l’accompagner dans une abstractionprogressive et une structuration de la pensée etde la méthode. Ainsi, la résolution d’une énig-me est aisément motivante pour les premièresannées du secondaire ; puis les systèmes linéairessont une mine de problèmes avec contraintesaccessibles dès la fin du collège ; enfin, des pro-blèmes d’optimisation complets sont très abor-

dables dès que la notion de dérivation est dis-ponible, au cours du lycée. Nous ne soumettonspas l’algèbre aux problèmes qu’elle peut modé-liser, mais nous défendons que c’est là un trem-plin efficace, rationnel et motivant pour desélèves qui, a priori, n’ont aucune envie de fairedes mathématiques toute leur vie, ni d’être encours au moment où ils le sont. Car en effet, ceque l’on apprend le mieux est ce à quoi onprend part — intellectuellement — et qui nousapporte une certaine satisfaction, à défaut de ladiscipline nécessaire à tout travail et de lavolonté de rechercher la connaissance pourelle-même et non pas pour des notes ou des exa-mens, ce que nous ne pensons pas être raison-nable d’espérer de la part d’élèves encore trèsjeunes. C’est la raison pour laquelle le profes-seur de mathématiques doit faire comprendreà chaque futur citoyen l’importance de l’algèbre,non seulement en insistant sur sa place parti-culière dans la démarche scientifique, maisaussi en motivant son enseignement et en sus-citant l’intérêt et l’investissement de ses élèves.Mais pour comprendre la portée et le fonc-tionnement de l’algèbre, l’élève doit com-prendre ce qui lui est présenté, il doit le trou-ver déjà naturel. Ne pas rechercher cet intérêtde l’élève ne peut se faire qu’au risque dedéconnecter l’algèbre, et de fait les mathéma-tiques, puis les sciences et peut-être toute l’édu-cation, de la réalité et de la raison pour ne pluslaisser paraître qu’un jeu obscur et sadique desprofesseurs pour noter les élèves. Et c’est ce tra-vers qui mène à ce que, élèves comme parents,nul ne voit plus les mathématiques que commeun outil de sélection qui doit être subi et traî-né, au lieu d’être compris, ne pouvant dès lorsque mener au développement d’un certain dépit,sinon un mépris, envers tout scientifique 29.

29 Situation ô combien courante dans un pays où lahaute considération des chercheurs n’empêche aucune-ment de leur nier toute autorité. Ainsi le CNRS est l’ins-titution ayant la plus grande confiance parmi les français

Page 27: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

31

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

Nous croyons également à ce que peut appor-ter une contribution de l’histoire des sciencesà ce propos. Par exemple, quelle preuve plus écla-tante de l’efficacité du formalisme algébriquemoderne que la comparaison entre le traite-ment des mêmes problèmes par les Grecs ou parViète et Descartes ? De même, l’informatiqueest un moyen efficace de mettre en applicationet de faire comprendre les raisonnements syn-taxiques et la logique élémentaire.

Il s’agit donc d’éviter absolument l’alié-nation par la forme, la réduction de l’algèbreà un jeu syntaxique dénué de sens et de faitstérile, tant pour la raison que pour touteapplication, mais le faire sans nier l’importancefondamentale de la forme. C’est tout le tra-vail du professeur de faire en sorte que, unefois le terrain préparé et l’élève sensibilisé auxtechniques et aux idées dont il va découvrirla forme générale, l’outil algébrique soit l’outilde la liberté et non les chaînes de l’asservis-sement aux épreuves d’évaluation. Et il est dudevoir du professeur de ne pas rester dans l’indif-férence des incompréhensions possibles maisau contraire de permettre une compréhen-

sion, fût-elle particulière30. Certes il y a là l’auto-rité des exemples et de la compréhension per-sonnelle du sujet ou de l’outil, mais cetteautorité est nécessaire et saine en ce qu’elleinculque non pas l’exemple illustratif oul’interprétation de l’équation, mais la démarchede l’esprit, la compréhension du chemine-ment suivi et la contemplation de la puissan-ce du résultat. C’est ainsi que l’enseignementde l’algèbre doit se faire pour être compris etreçu par les élèves, et sûrement pas en occul-tant ce tout qu’est la démarche du mathéma-ticien, du scientifique, de tout penseur, pourla remplacer par des exercices saccadés de ques-tions mécaniquement résolubles, par des rai-sonnements partiels qui s’intégreront un jour,on l’espère, à un raisonnement complet 31.Nul n’apprendrait les phrases centrales d’unpoème avant de l’avoir lu et apprécié, or il esttout aussi absurde de vouloir faire apprendredes morceaux de raisonnement, des outilspartiels et sans motivation ni finalité, plutôtque de faire comprendre, parfois a posterio-ri, la démarche qui elle seule peut justifier uneétude algébrique. Non pas parce que c’estinutile, ces outils pouvant servir par la suite,

après la famille, selon un sondage TNS-Sofres, maispourtant les scientifiques n’ont guère de poids face à n’impor-te quel homme politique ou syndicat. Aussi absurde soit-il non seulement les chercheurs sont considérés commedes personnes intellectuellement renfermées puisqu’ilssont toujours considérés comme incompétents hors de leurdomaine, mais en plus les situations sont courantes oùjournalistes et responsables politiques vont même jusqu’àaccuser les scientifiques d’erreurs dignes d’un débutantdans leur domaine. Nous ne développerons pas plus,mais bien évidemment cela n’est pas sans lien avecl’image hors du monde des sciences que l’on conserveen sortant de l’enseignement secondaire et qui, semble-rait-il, n’a pas tendance à s’améliorer.30 Et elle l’est nécessairement. Nous suivons OlivierReboul qui souligne avec insistance le fait que le profes-seur est et doit être un professeur engagé, c’est à dire enga-gé dans ce qu’il enseigne, et qu’il ne doit pas transmettre

la monotonie d’une théorie uniformisée par des commis-sions rédigeant des programmes inertes, mais insufflerune âme à ce programme qui permet de transmettre aux élèvesune connaissance profonde de son sujet – sa propre connais-sance profonde, car de toute manière il n’est d’objectivi-té en rien — et il faut assumer ce rôle qui est bien évidemmentpeu incité aux professeurs en France.31 On ne sait trop quand d’ailleurs, puisque la téléologiedu secondaire est toute entière tendue vers le baccalauréat ;or le baccalauréat est justement constitué d’exercices sac-cadés de questions et de raisonnements partiels sans quel’on attente de l’élève une quelconque synthèse, une quel-conque autonomie, une quelconque compréhension. Toutenseignant du supérieur qui a à examiner des dossiers decandidature sait d’ailleurs bien que les informations per-tinentes ne sont aucunement dans les résultats au baccalauréat,peut-être est-ce là un signe assez clair du peu de contenuqui s’y trouve.

Page 28: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

32

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

mais simplement parce que nul ne s’en sou-viendra suffisamment pour en voir les abou-tissements 32. Or à tous les niveaux il existe deréelles possibilités d’enseignement complet del’algèbre, complet non pas dans le sens del’exhaustivité — il ne s’agit pas d’expliquerce qu’est un anneau euclidien à un élève deprimaire qui apprend la division, ou les limitessuivant des filtres à un élève qui découvre lessuites, ni même penser à explorer toutes lesconséquences du théorème de Thalès — maisdans le sens de cohérent et de rationnel, se suf-fisant à lui-même : c’est de la compréhensionprofonde de situations simples et particu-lières que doit se dégager l’idée généraled’une méthode, et cette conviction de géné-ralisabilité étant acquise, cette répétition desmêmes techniques et des mêmes construc-tions, doit amener à comprendre que tous lesproblèmes du même type peuvent être traitésune bonne fois pour toutes, suffit-il d’oser mani-puler un cas général en se disant que les lettresabstraites ne sont que des objets qui vérifientce que vérifient les nombres par exemple.Introduire l’enseignement de l’informatiquenous semble à ce propos être de bon ton pouraider à comprendre l’algèbre. La programmation,au cours de sa pratique, va en effet naturel-lement vers l’écriture de programmes tou-jours plus généraux. Une fois le programmefonctionnel, c’est de plus une source indéniablede motivation et de gratification.

4.5 Des formats d’enseignement

Tous les défauts ne sont pas à imputer auxprofesseurs, qui sont les premiers à les déplo-rer. Une grande part des maux est le fait du conte-

nu des programmes. Nous avons noté la gran-de nécessité de la liberté du professeur et l’aspectpersonnel et engagé de son enseignement.D’autre part, nous insistons non pas sur le faitque le professeur doit accompagner les élèves,mais bien sur le fait qu’il doit accompagner leurraisonnement, ou à défaut essayer de leur faireaccompagner le sien. Le raisonnement exposémagistralement est une pensée imposée à l’élèvequi non seulement ne le comprend pas, mais nepeut en être que frustré. Toutefois, espérer plusest hors de question : comment demander auxprofesseurs d’enseigner mieux, alors qu’unexposé magistral, qui est beaucoup plus rapi-de, ne suffit même pas à terminer les pro-grammes à temps compte tenu des volumeshoraires actuels ? Les heures de travaux diri-gés, les travaux d’initiative personnelle et lesdevoirs à la maison sont sûrement de bonnes occa-sions pour développer cela, mais il est un peutriste de devoir fonder une méthode d’ensei-gnement sur ce qui se passe hors des cours, etce devrait être au professeur d’enseigner les idéeset les raisonnements et aux livres d’enseignerles cours et les détails, plutôt que l’inverse. Ilnous semble en effet plus dommageable demanquer d’idées et de capacité à raisonner quede manquer d’un peu de pratique ou de tech-nique, celles-ci étant motivées par celles-là, etstériles sans elles.

De cette difficile situation nous pouvons déga-ger deux solutions. Une possibilité serait demettre un terme au primat du cours magistraldominant en France, ce qui permettrait de faireplus de travaux de groupe en classe, plus de pro-jets tutorés à l’extérieur, ainsi qu’en Angleter-re, et de favoriser de fait la réflexion person-nelle, la recherche de solution à un problème :voilà exactement la première étape de la démarchealgébrique, si nécessaire à sa compréhension pro-fonde et pourtant absente des enseignements.L’autre possibilité est de conserver le systèmedu professeur omniprésent et central, mais de

32 Et si les mathématiques sont le lieu privilégié pournourrir les réflexions les plus pures, elles ont aussi le tra-vers d’être des monts dont certains n’arriveront pas àatteindre le moindre sommet, c’est-à-dire la moindre com-préhension, faute d’efforts. D’où l’importance cruciale del’éveil de l’intérêt et de la critique.

Page 29: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

33

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

lui donner les moyens de faire ce travail avecsa classe, travail qui prend assurément du tempscomme tout travail de réflexion : cela veut dirediminuer la taille des classes de sorte qu’un coursbasé sur l’échange avec les élèves et sur les tra-vaux en binômes soit possible — comprendre :supportable et gérable — ou alors diminuer lataille des programmes. Nous avons d’ailleursla conviction que cette dernière solution esttout à fait défendable, à condition de faire desprogrammes plus cohérents et moins éclatés endes myriades de thèmes plus ou moins dis-joints chaque année, de prendre plus le tempsde la réflexion avec les élèves au sujet de la signi-fication et de l’enchaînement logique des notions,de faire en sorte que ce qui est enseigné soit pro-fondément compris bien au-delà des exigencespratiques d’un baccalauréat, et enfin de laisserune plus grande part à l’initiative et à la liber-té intellectuelle de l’élève, ce qui attisera sa curio-sité et permettra de traiter des sujets intéressantsen devoir comme en examen. En somme, mieuxvaut apprendre deux fois moins chaque année,mais le faire de manière rationnelle et conscien-te de ce qui est fait, motivée par des mises ensituation et excitée par la difficulté d’un pro-blème complet, cohérent et par un travail col-lectif. Nous sommes profondément convaincusqu’ainsi, ce qui est appris le sera bien plus quedeux fois mieux, et assurément pour longtemps.

Nous aurions apprécié pouvoir passerquelques pages à développer un traitementcomplet d’un sujet simple et aisément accessible,dans cet esprit d’une démarche entraînante etréjouissante pour les élèves, libre surtout, lesamenant à comprendre l’algèbre en algébri-sant eux-même un problème, puis en le traitantgrâce à l’emploi des outils de base dont ils dis-posent, et dont la solution obtenue est même suf-fisamment générale pour éclairer d’autres pro-blèmes. Un thème très formateur à notre goûtest la théorie des graphes, qui a le mérite de liervision géométrique, qui va souvent de pair

avec biais de raisonnement et illusions des casparticuliers, et problèmes d’algèbre discrète etde combinatoire, tout en étant omniprésentdans nombre d’applications modernes, historiqueset ludiques. Cet objectif a été testé devant desclasses de lycées, de premières et terminales desfilières S et ES, dans le cadre d’une associationvisant à promouvoir les sciences, et surtout lessciences faites sans en occulter les idées les plusfondamentales, avec un point de vue vivant eten se fondant sur les seuls outils de base pos-sédés au lycée. Les retours ont tous été très posi-tifs et le dynamisme de certains élèves au coursde la présentation a même surpris leurs professeurs: nous espérons qu’il y a là un argument de plusen faveur de notre argumentaire. La présenta-tion consistait en la première partie de l’Invi-tation à la théorie des graphes du GICS, qui aété rédigé dans l’esprit qui a été décrit ici, et s’iln’a pas le dynamisme d’une présentation orale,nous pensons qu’il en possède l’essentiel du conte-nu, auquel il faudrait naturellement adjoindrebeaucoup d’interactivité et de tentatives infruc-tueuses. Nous faisons confiance à la grandeculture de chaque professeur pour illustrer notreposition par leur propre programme et leurspropres intérêts, mais puisqu’il a fallu faire unchoix entre exposé théorique et illustration pra-tique de notre thèse, et que maints travauxs’attachent à développer la didactique de l’algèbreet l’examen de situations concrètes. Un travailremarquable de réflexion et de synthèse sur ladémarche algébrique, sur sa psychologie et sadidactique dans l’enseignement primaire, est menédepuis plusieurs années par le Ministère del’Éducation de l’Ontario, illustré par de nom-breux exemples et de nombreuses mises ensituation 33, nous avons sans hésitation préféré

33 Et si les mathématiques sont le lieu privilégié pournourrir les réflexions les plus pures, elles ont aussi le tra-vers d’être des monts dont certains n’arriveront pas àatteindre le moindre sommet, c’est-à-dire la moindre com-préhension, faute d’efforts. D’où l’importance cruciale del’éveil de l’intérêt et de la critique.

Page 30: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

34

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

aller plus avant dans le développement théoriquede notre argumentaire, qui nous semble être aucœur du problème de l’enseignement de l’algèbre,que nous nous refusons à risquer de travestir enle traitant à partir de seuls exemples.

V. — Conclusion : Comment et pourquoi enseigner l’algèbre ?

La triste situation actuelle d’un désamourgénéral des mathématiques, dans l’enseignementcomme dans la société, est plus due à uneincompréhension profonde de l’esprit de l’algèbrequ’à une critique éclairée de son bien fondé, qu’ilsoit pédagogique ou utilitariste. Des premiersbalbutiements de l’algèbre jusqu’aux dévelop-pements les plus récents des sciences, l’algèbreest mue par le même esprit de formalisation, nonpas une formalisation qui serait un aboutisse-ment en soi, mais une formalisation motivée enpermanence par la conviction que c’est en selibérant des situations trop concrètes que l’onréussit à atteindre la compréhension la plusintime de l’objet étudié, et si ce n’est son essen-ce, tout du moins un modèle fiable et plusexploitable. Et quelle plus belle victoire pourl’algèbre que de voir à quel point des domainesbien distincts des mathématiques ont éclos à lalumière de leur algébrisation. Ainsi la phy-sique relativiste a su exploiter les formalisationsgéométriques que sont les surfaces de Rie-mann, ainsi la mécanique quantique s’exprimeen termes de théories d’opérateurs, ainsi lalogique et la combinatoire sont des pans fon-damentaux de l’informatique, ainsi la théoriede la mesure et de l’intégration ont ouvert lesportes d’un renouveau en profondeur de lathéorie des probabilités, ainsi tant d’autresdomaines ont grandi après avoir appris à com-

prendre l’algèbre, cette idée que l’on appellealgèbre, cette forme générale de la raison quisubsume la pratique et l’intuition sous des rai-sonnements purement formels.

Quel tort que de ne voir dans l’algèbre queformalisation gratuite, que manipulation insen-sée, ou encore épreuves absconses d’examenset de concours ! L’algèbre n’est pas réduite àsa seule partie calculatoire et syntaxique, elleest avant tout une démarche rationnelle et cri-tique. Et c’est cette idée, ce constat en perma-nence renouvelé des fruits de la formalisationcritique, qui doit être au cœur de tous les ensei-gnements de l’algèbre sinon de tous les ensei-gnements. L’utilité et les applications pratiquesdes formules algébriques ne doivent pas êtrel’unique motivation pour l’élève, et nul ne doitremettre en cause cet enseignement pour sonmanque d’applicabilité immédiate – dans letemps comme dans la chaîne du raisonnement— sans oublier non plus que les situationconcrètes sont une source de motivation et degratification puissante, inépuisable et capti-vant l’intérêt. Apprendre l’algèbre, c’est apprendreà raisonner, et maîtriser des outils dont on a com-pris la portée. L’algèbre est le raisonnement cri-tique le plus pur, et bien plus que le simple outilpour faire des mathématiques, ce qu’elle est aussiindéniablement, elle est la meilleure école del’esprit, celle qui n’enseigne pas la solutionaux problèmes, mais celle qui apprend à lesrésoudre. C’est au prix de l’effort d’une abstractionet d’une formalisation difficiles et contre-natu-re que l’algèbre doit être comprise, et c’est à ceprix qu’elle l’a toujours été. Mais si l’idée fon-damentale de l’algèbre, qui sous-tend tout rai-sonnement, est acquise, voilà un prix bien déri-soire pour avoir appris à penser.

Page 31: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

35

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

Bibliographie

[1] Alain. Propos. Gallimard, 1927. [2] D. Alvarez. Une histoire de l’imaginaire mathématique. Hermann, 2011. [3] G. Bachelard. La formation de l’esprit scientifique. Vrin, 2000. [4] C. Bartocci and P. Odifreddi. La mathématique. Les lieux et les temps.

CNRS Éditions, 2009. [5] L. Brunschvicg. Les étapes de la philosophie mathématique. A. Blanchard,

1993. [6] K. Chemla and G. Shunchun. Les neuf chapitres. Le classique mathématique

de la Chine ancienne et ses commentaires. Dunod, 2004. [7] A. Comte-Sponville. Dictionnaire Philosophique. PUF, 2001. [8] L. Couturat. De l’infini mathématique. A. Blanchard, 1973. [9] J. Dieudonné. Panorama des mathématiques pures. Le choix bourbachique.

Bordas, 1977. [10] J. Dieudonné. Pour l’honneur de l’esprit humain. Les mathématiques

aujourd’hui. Hachette, 1987. [11] G. Dowek. Les métamorphoses du calcul. Le Pommier, 2007. [12] A. Flexner. The Usefullness of Useless Knowledge. Harper’s Magazine,

1939. [13] Groupe pour l’Initiative et la Culture Scientifiques (GICS). Une invitation

à la théorie des graphes. www.gics.fr, 2011. [14] G. Ifrah. Histoire universelle des chiffres. Seghers, 1981. [15] F. Klein. Le programme d’Erlangen. Jacques Gabay, 1872. [16] L. Levy-Bruhl. Fonctions mentales dans les sociétés inférieures. Alcan,

1918. [17] Ministre de l’Éducation de l’Ontario. Guide d’enseignement efficace des mathé-

matiques de la 4e à la 6e année. Modélisation et algèbre.www.atelier.on.ca/edu/resources/guides, 2008.

[18] R. Netz. Deuteronomic Texts : Late Antiquity and the History of Mathema-tics. Revue d’Histoire des Mathématiques, 1998.

[19] N. Ordine. L’utilité de l’inutile. Les Belles Lettes, 2013. [20] Platon. La République. GF, 2002. [21] Platon. Thééthète. Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1950. [22] R. Rashed. D’Al-Khwarizmi à Descartes. Études sur l’histoire des mathé-

matiques classiques. Hermann, 2011. [23] O. Reboul. Qu’est-ce qu’apprendre. PUF, 1980.

Page 32: L’aLgebre, ou L’ecoLe de La raisonnumerisation.irem.univ-mrs.fr/WR/IWR13021/IWR13021.pdf · Résumé : L’algèbre ... des sciences, de la pensée 1.1 L’algèbre, clé de voûte

REPERES - IREM. N° 93 - octobre 2013

36

L’aLgEbRE, ou

L’EcoLE dE La RaISoN

[24] O. Reboul. La philosophie de l’éducation. PUF, 1989. [25] C. Tiercelin. La valeur de la connaissance. Collège de France, 2010. [26] TNS-Sofres. www.tns-sofres.com/_ assets/files/2010.01.15-confiance-poli-

tique.pdf, 2009. [27] S. Unguru. On the need to rewrite the history of greek mathematics. Archi-

ve for History of Exact Sciences, 1975. [28] J. van Heijenhoort. From Frege to Gödel. A Source Book in Mathematical

Logic, 1879-1931. iUniverse, 1999. [29] J. Vuillemin. La philosophie de l’algèbre. PUF, coll. Épiméthée, 1993. [30] J. Vuillemin. Mathématiques pythagoriciennes et platoniciennes. A. Blan-

chard, 2001. [31] A. Warusfel. Les mathématiques modernes. « Le rayon de la science », Le

Seuil, 1969. [32] M. Winter. Du rôle de la philosophie dans la découverte scientifique.

Revue de métaphysique et de morale, 1908.


Recommended