L’art des tranchées, un récit de guerre en trois dimensions (Nicolas J. Saunders)
Indifférence, kitch tels semblaient être encore récemment les principaux qualificatifs associés
à « l’art des tranchées ». Or, depuis quelques années on assiste à un regain d’intérêt.
Nombreux sont ainsi les contributeurs qui, lors de la Grande Collecte, ont ramenés leurs
pièces d’«art des tranchées ».
On désigne par le terme « art de tranchée » tout article fabriqué durant le conflit et dans les
années qui ont suivi par des soldats, des mutilés, des prisonniers de guerre, des civils, voire
des industriels, directement à partir d’un matériel de guerre ou de quelque autre matériau,
pourvu que l’un et l’autre soient temporairement et/ou spatialement associé au conflit armé ou
à ses conséquences (Nicolas J. Saunders).
Le regain d’intérêt pour ces objets particuliers est fortement lié à l’historiographie et aux
changements de paradigmes dans le questionnement des historiens.
Pendant de nombreuses années, l’histoire s’est attachée à raconter la Grande Guerre par le
biais de ses épisodes les plus marquants.
Puis, à partir des années 70, cette histoire bataille a laissé peu à peu place à une approche plus
sociétale de la guerre, s’attachant à décrire et analyser la manière dont les contemporains, non
plus en tant que nations mais comme groupes humains de composition très diverses
(hommes/femmes, militaires/civils, officiers/hommes du rang…) avaient vécu et appréhendé
cette période.
Depuis les années 1990, la Première Guerre mondiale est abordée sous un angle encore plus
individuel très centré sur le monde combattant, interrogeant le vécu et le quotidien non plus
d’un groupe mais d’individus. On assiste un « retour à l’objet » (Stéphane Audoin-Rouzeau),
un objet témoin, un objet qui nourrit et documente une réflexion.
Ces objets occupent désormais une place croissante en tant que matériau historique témoin
des évolutions sociales, économiques, culturelles liées au conflit racontant des moments de
vie.
Ces objets questionnent aussi au regard de l’histoire des arts. L’art des tranchées, lié au
domaine des arts du quotidien et des arts populaires, permet d’interroger le processus de
création artistique lié à la guerre. Par ailleurs, l’hésitation entre les qualificatifs d’art ou
d’artisanat pour le nommer pose la question de la frontière entre l’art et l’artisanat, d’autant
qu’à la même époque plusieurs courants artistiques, comme le dadaïsme ou le ready-made
viennent brouiller la différence entre l'artiste et l'artisan et qu’aujourd’hui de nombreux
musées et expositions prennent le parti pris d’exposer ces objets aux côtés d’œuvre d’art ou
avec le statut d’œuvre d’art.
Dans notre enseignement, ils peuvent êtres un point de départ, dans le cadre d’une démarche
inductive, pour interroger le premier conflit mondial à travers les regards croisés de l’histoire,
de l’histoire des arts, de l’archéologie et de l’anthropologie. D’autant qu’ils sont des objets du
quotidien dans de nombreuses familles soit par héritage familial, soit acquis dans des
brocantes. Ce qui pose également la trajectoire de ces objets et de leur signification, près de
100 ans après la fin du conflit.
I. Ecrire une « biographie de l’objet » (Nicolas J. Saunders)
Nicolas J. Saunders dans son article intitulé « objets de guerre » paru dans l’Encyclopédie de
la Grande Guerre invite à retracer la biographie de l’objet c’est-à-dire étudier tous les aspects
de sa « vie sociale » pour appréhender les expériences très diverses de celui qui l’a façonné
comme de ceux à qui ils étaient destinés, les ont achetés ou les ont utilisés.
Cette étude anthropologique permet de mettre en perspective les différents concepts issus de
la recherche scientifique qui ont percolé dans les programmes scolaires : culture de guerre,
expérience combattante, violence de masse, guerre totale.
A. Les artefacts d’une guerre totale
Pour Nicolas Saunders, l’art des tranchées est né de la « première guerre industrielle et
mondialisée »
Si l’artisanat militaire est une tradition culturelle de longue date comme les « travaux de
pontons » des prisonniers de guerre du Premier Empire (durant les guerres du Premier Empire,
les marins prisonniers français retenus de longues années sur les pontons anglais ont
confectionné des objets), les quilles de « libérables » confectionnées par les conscrit…,
l’importance du phénomène durant la Première Guerre mondiale est sans précédent. Plusieurs
facteurs permettent d’expliquer cette production considérable :
- la topographie particulière du front ;
- la quantité massive de débris générés par la guerre ;
- la dimension mondiale du conflit.
En effet, c’est tout d’abord la topographie particulière du front avec un front bloqué et la vie
dans les tranchées pendant près de 3 ans et demi qui a donné son nom à cette forme d’art
populaire militaire. Une telle production n’aurait pu être possible dans un contexte de guerre
de mouvement avec des armées en campagne. C’est bien l’immobilisation dans les tranchées
et la nécessité d’occuper le temps d’attente entre les différents assauts tentés pour percer ce
front immobile qui ont permis aux hommes de façonner ces objets.
C’est aussi principalement les matériaux collectés sur le champ de bataille qui ont
constitué la matière première principale de tous ces objets que les soldats récoltent parfois au
péril de leur vie.
Les plus connus sont le laiton et le cuivre provenant des projectiles :
- les douilles : étui en laiton contenant de la poudre propulsant le projectile après
percussion de l’amorce, éjectée de la culasse du canon et récupérée par les soldats ; les
étuis en laiton sont découpés puis déployés de façon à obtenir une tôle plane ;
l’inscription gravée sur le culot indique le pays de fabrication et, pour les douilles
françaises, la provenance du métal, par exemple 75 DE C MGM 133L 16 USA
(poinçon triangulaire au bout) ; la mention USA indique que l'obus a été fabriqué avec
du laiton provenant d'Amérique
- les fusées d’obus (partie supérieure qui coiffe les obus),
- les shrapnels,
- les cartouches…
En effet, des quantités effarantes d’obus ont été tirées sur le front ouest entre 1914 et 1918 :
331 millions pour la seule armée française. Ces quantités témoignent d’une guerre devenue
industrielle et de l’adaptation des stratégies militaires à la guerre de tranchée : bombardements
préparatoires aux grandes offensives, tirs de représailles… En 1916, sur la Somme 1 500 000
obus sont tirés avant l’assaut. Après guerre, dans le Saillant d’Ypres, on pouvait trouver
jusqu’à 5 obus non explosés par mètre carré et 5 tonnes de shrapnell et de détonateurs par
hectare…
On récupère aussi les métaux provenant de l’équipement individuel : aluminium des quarts,
gamelles, cuivre des boutons…
Le bois fut aussi un matériau de prédilection pour les soldats. Facile à trouver, demandant peu
ou pas d’outillage spécifique il permet la création de nombreux objets comme des tabatières,
boîtes à bijoux, bas reliefs décoratifs, cannes aux pommeaux sculptés et aux formes variées,
instruments de musique, des plus simples au plus complexes : flûtes, xylophones, tambours,
guitares, violons, violoncelles, etc.
Parfois composite, la pièce d’art des tranchées peut aussi réunir divers matériaux récoltés dans
différents endroits du front, comme le tissu, le cuir, la craie ou les os d’animaux ayant servi à
nourrir les soldats… La quête des matières premières s’effectue dans les maisons
abandonnées, les villes détruites…
Il peut aussi s’agir de matériaux échangés avec d’autres soldats ou pris sur les prisonniers et
les cadavres ennemis qui sont dépouillés de tout ce qui peut servir, comme par exemple les
pièces de monnaie, les boutons ou les cartouches…
L’iconographie dit aussi cette guerre totale :
- le conflit est évoqué par le nom, le lieu et la date de batailles célèbres
- le canon de 75, le « canon de la victoire », symbole patriotique, est fréquemment
représenté sur les douilles d’obus ;
- à partir de 1917, les chars Renault FT 17 ou les Mark britanniques servent de modèle
aux soldats qui en font des tirelires, des encriers, des jouets… ;
- le portrait d’as de l’aviation orne également certains objets.
Mais une nuance est à apporter : si le conflit est évoqué, en revanche les représentations des
combats sont inexistantes.
Les objets de l’art des tranchées témoignent enfin de la mobilisation d’hommes venus des
cinq continents. En effet, toutes les troupes des pays belligérants ont produit de l’art des
tranchées (trench art en anglais, Schutzgraben Hanwerk en allemand). Dès leur arrivée, les
troupes américaines l’adoptent. Français, Britanniques, Allemands, Belges, Russes,
Américains, chaque combattant laisse exprimer sa sensibilité propre, introduit l’iconographie
et les traditions artistiques de leur pays. Ainsi, les prisonniers russes dans les camps allemands
ou autrichiens travaillant le bois avec des motifs issus du folklore traditionnel.
B. Des représentations matérielles des temps et des espaces du conflit
Écrire la biographie d’un objet, c’est étudier la succession de ses propriétaires et des
transmissions qu’ils effectuent. Ces objets portent en effet la trace de trajectoires multiples
tant dans leur processus de création que dans leur réception. Ils témoignent des multiples
relations invisibles qui se déploient dans le temps, de 1914 à l’après-guerre, et dans l’espace,
du front à l’arrière.
En l’absence de témoignage direct concernant la création de l’objet, il n’est pas toujours facile
de savoir si son créateur a participé au conflit en tant que combattant.
D’abord parce qu’une grande partie de cet art est anonyme : peu de combattant signait leurs
œuvres ou la signature était réduite à la simple mention des initiales. Cela s’explique par le
fait qu’il était illégal de se servir de biens de l’État à des fins personnelles. D’autant que le
métal issu des douilles d’obus est un matériau stratégique, soigneusement récupéré sur le
champ de bataille pour être reconditionné ou refondu. Toutefois, au début du conflit, l’autorité
militaire autorise la récupération de matériaux de faible valeur comme en témoigne cette lettre
de Joffre de juin 1915 : « Mon attention a été appelée sur l’intérêt qu’il y aurait à accorder
aux militaires l’autorisation de conserver par devers eux, comme trophées, des objets pris sur
le champ de bataille. J’ai décidé que les objets de faible valeur pécuniaire et ne présentant
que l’intérêt du souvenir pourraient être laissés en la possession de ceux qui les ont recueillis,
avec l’autorisation du chef de corps et sous réserve que ces objets seront envoyés
immédiatement vers l’arrière aux frais de l’expéditeur. Seuls les casques, les insignes de
grade, les boutons d’uniforme, les débris de munition ne renfermant pas de substances
explosives et d’un poids inférieur à 500 grammes pourront être conservés. Les autres objets
(armes, munitions, matériel de guerre, effets d’habillement et d’équipement, harnachement,
papiers militaires et personnels, argent, bijoux, etc.) resteront soumis à la réglementation en
vigueur et seront toujours remis aux autorités ou services qualifiés pour les prendre en
charge. Les objets concédés demeureront la propriété personnelle du détenteur et ne devront
donner lieu à aucun trafic. Je vous prie de vouloir bien porter ces dispositions à la
connaissance des troupes et services placés sous votre commandement.». A partir de 1917, du
fait de la pénurie de métal, il est interdit aux soldats français de récupérer nos obus ou leurs
douilles pour se livrer à l’artisanat de tranchée. Pour s’assurer du respect de cette loi, les
Poilus sont fouillés avant de monter dans les trains de permissionnaires. Mais certains
continuent en gravant des obus allemands.
En revanche, dans l’armée allemande des Waffensammel Offizier à la tête d’Etappen Sammel
Kompagnie ont pour mission, dès 1914, la récupération des munitions en vue d’une
réutilisation du métal. De ce fait, l’artisanat de tranchée allemand sur munitions métalliques
est rare.
Ensuite, parce que l’expression « art des tranchées » est trompeuse car tous les objets n’ont
pas été façonnés par des soldats. Par ailleurs, il serait faux de croire que le qualificatif de
« tranchée » renvoie forcément au soldat des premières lignes qui, entre deux attaques, forge
un souvenir pour sa bien-aimée dans la boue des tranchées.
En ce qui concerne les objets fabriqués par les soldats entre 1914 et 1919 (date du traité de
Versailles qui met définitivement fin au conflit), on distingue :
- les objets conçus par les soldats du front, le plus souvent des bagues, qui requièrent
peu de matériel ; témoignage de Daniel Mornet, critique littéraire qui a combattu
pendant la Première Guerre mondiale dans Tranchées de Verdun (1918) : « Au
moindre répit, chacun commence, continue ou achève une bague, un médaillon, un
briquet, un coupe-papier, un encrier ».
- les objets confectionnés dans les lignes arrières par des artisans disposant d’un savoir-
faire et d’outils plus perfectionnés ; il y était notamment possible de se servir des
forges militaires.
- les objets réalisés par des prisonniers de guerre en échange de nourriture, de cigarette
ou d’argent. Des fouilles archéologiques récentes ont permis de retrouver les traces
d’un dépotoir d’atelier, découvert sur la ZAC Actiparc près d’Arras. La fouille d’une
portion de tranchée a mis au jour des dizaines de rebuts de tôle de laiton. Leur étude a
permis de retracer une chaîne de production d’étuis de protection de boîtes
d’allumettes, mais aussi de coupe-papier et de boucles de ceinturons. Les inscriptions
en allemand gravées sur certaines pièces ont permis d’identifier leurs créateurs, des
prisonniers affectés à la réfection de la ligne de chemin de fer Arras-Lens en 1919.
- Les objets fabriqués par des soldats blessés à l’occasion d’une période de rééducation
physique ou mentale dans les hôpitaux. Des écoles de rééducation et des associations
sont créées, comme Les Blessés au travail, dont la production était destinée à la vente
publique et qui certifient l’origine des objets vendus.
A l’arrière, ces créations suscitent un véritable phénomène de mode parmi toutes les
catégories sociales et entraîne le développement d’un marché parallèle pour créer et diffuser
des produits dérivés du front. De nombreux objets sont fabriqués entre 1914 et 1939 pour
alimenter la demande des familles venus en pèlerinage sur les champs de bataille ou celle des
premiers touristes des champs de bataille. Chacun veut voir ou posséder un objet façonné par
un soldat.
Ainsi, les douilles récupérées en quantité sur les champs de bataille après guerre sont
sculptées par des civils déplacés ou les travailleurs chinois du labour corp qui les revendent
pour augmenter leurs faibles revenus.
Certaines pièces ont été fabriquées en série par des sociétés civiles de l’arrière, reprenant les
canons artistiques du temps et développant le processus de fabrication en provenance de la
zone des armées, les « bagues de poilu » notamment ont un succès considérable. Un autre bon
exemple est le briquet de soldat que l’on peut trouver dans les commerces mais aussi dans
certains catalogues qui proposent, dès 1915, des modèles personnalisables portant le logo
d’une unité, un nom de bataille...
En 1939, avec l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, ce marché développé à l’arrière
pris fin avec la fin des pèlerinages et de ce premier tourisme de mémoire.
De fait, en l’absence de témoignage, il est souvent difficile de distinguer les objets
confectionnés par les soldats de ceux qui l’ont été à des fins commerciales.
Si ces objets sont identiques, car fabriqués à partir de matériel de guerre recyclés, leur
signification est néanmoins différente.
Les objets fabriqués par les soldats ont plusieurs destinations :
- la création d’objets personnels, utilitaires: une pipe, un briquet, plus discret et
davantage résistant à l’humidité que les allumettes conventionnelles fournies par
l’armée
- la création d’objets souvenirs destinés aux proches, famille, fiancée, amis…, soit
envoyés soit ramenés lors de permissions, ce sont des objets chargés de sens, parce
qu’on les a fait soi-même et que ce seront peut être les seuls souvenirs tangibles
laissés aux proches
- la fabrication d’objets que l’on peut échanger sur le front, fabriqués à la demande ou
vendre à l’arrière pour améliorer leur ordinaire.
- la simple fixation de l’esprit sur quelque chose que l’on crée. Ces objets ont également
pu être conservé par le combattant lui-même comme souvenir de son expérience de
guerre.
Témoignages :
Marcel Papillon (« Si je reviens comme je l’espère ». Lettres du Front et de l’Arrière. 1914-
1918, Paris, Grasset, 2003) : « Maintenant, je réussis ces bagues assez bien, c’est une
distraction, ça fait passer le temps et nous n’y perdons pas ».
Germain Cuzacq (Le soldat de Lagraulet. Lettres de Germain Cuzacq écrites du front entre
août 1914 et septembre 1916. Toulouse, Eché, 1984, 156 pages.) : « Nous profitons toujours
de l’accalmie et depuis quelques jours nous ne faisons pas grand-chose. Tous s’occupent à
faire des bagues en aluminium avec des têtes d’obus allemands ; on redevient gosses, d’une
telle façon que tout le monde en veut comme souvenir ».
Pour les civils à l’arrière, ces créations singulières représentent non seulement un souvenir des
amis ou des membres de la famille partis au front, mais aussi un lien avec le cœur de la guerre.
En ayant sous les yeux des objets réalisés avec les matériaux entourant les poilus, et surtout
ceux directement liés au combat – munitions, projectiles, armes... – les civils ont l’impression
de partager une partie de l’expérience des combattants. Ils apprennent à connaître les objets de
mort qui tuent leurs proches tout en participant, par leur achat, à l’effort de guerre, c’est-à-dire
à la victoire.
Après guerre, avec le développement des pèlerinages et du tourisme des champs de bataille,
ils deviennent des objets-souvenirs incarnant le temps du deuil, de la mémoire et des
commémorations. Ramenés au domicile, ils réorganisent l’espace symbolique de la maison :
les familles endeuillées conservent pieusement la mémoire des disparus grâce aux objets qu’il
a fabriqués ou aux objets achetés sur les lieux du décès qui deviennent les attributs d’un culte
familial et privé.
Plus ironiquement, ce sont parfois ces acheteurs civils qui avaient façonnés dans les usines de
l’arrière les obus et les armes qui étaient la matière première des objets achetés sur les anciens
champs de bataille.
Témoignage de Stefan Zweig, dans le "Berliner Tageblatt", suite à sa visite d’Ypres en 1928 :
"Sur la Grand Place [d’Ypres], il y a un parc d’autos comme devant un théâtre, ces
automobiles (…) déversent journellement des milliers de touristes dans la ville, lesquels
contemplent sous la conduite d’un guide au verbe haut les "curiosités". Pour dix marks on a
tout : la Grande Guerre de 4 ans, les tombes, les gros canons, la halle communale détruite
par les obus, avec lunch, ou dîner et tout le confort "and nice strong tea", comme il est dit sur
chaque enseigne. Dans toutes les échoppes ont fait des affaires avec les morts (…) ; on
présente des articles de fantaisie fabriqués à l’aide d’obus (qui ont peut-être déchiré les
intestins d’un combattant), des jolis souvenirs du champ de bataille"
C. De l’immatériel dans le matériel
La perspective anthropologique permet d’aller au-delà des objets pour saisir le lien intime qui
unit les hommes à des pièces qui ne sont pas que décoratives mais symbolisent ou évoquent
des moments forts de leur existence.
À travers les pratiques, les formes et l’iconographie de l’artisanat de tranchée, il est possible
d’appréhender l’histoire immatérielle du conflit, celle des mentalités, des comportements
collectifs et individuels suscités par le conflit, de ses représentations, de sa mémoire. A travers
eux s’expriment les identités multiples et complexes des hommes engagés dans le conflit à la
fois civils, militaires, citoyens et combattants, la façon dont ils transposent leur identité dans
la culture matérielle et la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes par rapport aux autres.
En effet, ces objets matérialisent le fait que les combattants transportent sur le front leur
identité de civils et la porosité front/arrière. S’adonner à l’artisanat de guerre représentait une
part importante du temps libre des soldats et leur rappelait leur vie d’avant guerre. Retrouver
les gestes de leur métier d’avant guerre leur permet de garder leur humanité. Certains soldats
étaient dans la vie civile des artisans très qualifiés – orfèvres, graveurs, dinandiers,
mécaniciens de précision, etc. – ou des paysans (40% des effectifs) faisant preuve d’une
grande habileté manuelle dans la fabrication d’objets d’art populaire. La fréquence de
l’iconographie végétale, notamment du motif de la vigne, montre l’importance de l’univers
rural dont la plupart des soldats est originaire.
Très vite, face à l’engouement suscité par les objets d’art de tranchées, s’organise sur le front
un véritable commerce, des ateliers se créent dans les cantonnements où des combattants, en
fonction de leurs compétences s’associent et exécutent une partie du travail (fondeur, mouleur,
scieur, découpeur, ébaucheur, finisseur, ciseleur et graveur...) pour fournir des pièces
difficiles à fabriquer sur le front, un travail très spécialisé pour un ou l’autre élément de la
pièce ou un travail non spécialisés mais plus rapide et plus précis à faire réaliser à l’arrière
immédiat du front comme le polissage, le sciage, etc.
Ces objets-témoins disent également quelles formes a pu prendre la sociabilité combattante et
sont des indicateurs de l’importance des « béquilles du combattant » (François Cochet) qui
permettent de tenir :
- le premier est le lien fondamental avec l’arrière et les proches, notamment par le biais
des lettres qui explique que l’on trouve en quantité des plumes, des encriers ou encore
des coupe-papier ;
- le second sont les temps de repos durant lesquels les soldats transportent aussi sur le
front les loisirs du temps de paix comme les jeux avec la fabrication de dès par
exemple ou encore la musique. En effet, dans un pays encore à 80% rural, dans les
villages, la musique marquait toutes les dates calendaires, tout le monde était donc
plus ou moins musicien et c’est donc naturellement que des instruments de musique de
fortune ont été fabriqués sur le front : casque transformé en guitare, une gourde de
métal en Banjo... L’instrument le plus célèbre est sans conteste le « poilu »,
violoncelle fabriqué pour Maurice Maréchal par deux de ses hommes de troupes,
menuisiers dans le civil à partir de bois de caisse de munitions allemandes et de
morceau de porte en chêne.
Cette anecdote permet aussi d’éclairer les hiérarchies sociales mis en lumière par Nicolas
Mariot, dans son livre Tous unis dans la tranchée?: 1914-1918, les intellectuels rencontrent le
peuple. Il fait le constat que l’artisanat de tranchées est la seule pratique de sociabilité des
soldats issus des classes populaires qui trouve grâce aux yeux des intellectuels combattants.
Beaucoup d’entre eux se font fabriquer par leurs soldats, à l’instar de Maurice Maréchal, des
objets à destination de leurs proches, comme Guillaume Apollinaire offrant une bague ciselée
à Lou. Il met également en lumière que le front transpose les hiérarchies sociales du temps de
paix: sur les 42 intellectuels étudiés par Nicolas Mariot, seul un, Marcel Clavel, se lance lui-
même dans le polissage des métaux.
L’iconographie permet aussi de mieux cerner l’univers mental, les croyances des combattants.
Les motifs figurés dans l’artisanat de tranchée relèvent essentiellement de deux types :
- un grand nombre d’objets s’inspire de l’imagerie collective et officielle visible sur les
affiches, les médailles, les monuments, dans les journaux et exprime des
représentations communes à l’ensemble de la société. C’est le cas notamment des
figures patriotiques telles que le coq, la croix de Lorraine, les drapeaux ou les figures
historiques comme Jeanne d’Arc qui rappellent la lutte des soldats français face aux
envahisseurs allemands. Elles renvoient aussi à la notion de devoir envers la patrie. Ou
encore des représentations de l’ennemi dont les caricatures renvoient à celles des
cartes postales ou des journaux de l’arrière : ainsi, la figure du Konprinz, le fils de
Guillaume II reprenant le motif populaire de « Jean qui rit – Jean qui pleure »
- les motifs plus personnels qui touchent au domaine de l’intime. Ainsi, bien souvent,
les représentions figuratives sont des personnages féminins, celle la femme absente du
champ de bataille, mais tellement présente dans le coeur des soldats: mère, épouse,
fiancée, marraine de guerre, infirmière, allégorie de la patrie ou de la victoire. Cette
présence féminine peut aussi être simplement suggérée par un prénom
Enfin, vivre dans les tranchées où la mort est omniprésente génère chez les soldats une
angoisse qui pousse nombre d’entre eux à trouver refuge dans la foi. Ce regain de religiosité
s’exprime à travers les objets fabriqués : crucifix fabriqués à partir de cartouches, «Sacrés
Cœur de Jésus», petit drapeau tricolore de tissu sur lequel est représenté un cœur sanglant,
bien que les autorités militaires aient interdit, dès 1915, que le drapeau soit surchargé d’un
signe religieux quelconque, briquets en forme de livre symbolisant un missel…
Parallèlement à ces manifestations de foi religieuse, les combattants se réfugient aussi dans
des croyances ancestrales proches de la superstition : les trèfles, fers à cheval, le lierre
symbole de protection divine et d’immortalité ou le numéro 13 sont fréquemment utilisés. On
fabrique des cartouches talisman, des amulettes… . Ces porte-bonheur sont souvent conservés
par les soldats bien des années après la fin de la guerre.
II. Un art né de la guerre
Poser la problématique de la guerre et l’art soulève un paradoxe : alors que la guerre
transforme la matière par la destruction, les soldats transforment la matière en art.
Cette perspective permet d’interroger des thématiques peu exploitées en HDA :
- en collège, la thématique « Arts, créations, cultures » : l’oeuvre d’art et ses formes
populaires (improvisation, bricolage, détournement, parodies, savoir-faire, etc.)
- en lycée, la thématique « Arts, contraintes, réalisations » : l’art et la contrainte : la
contrainte comme source de créativité.
A. Recycler pour créer
Art populaire issu de la récupération et de la transformation, qualifié parfois d’art brut, les
objets d’art des tranchées permettent d’appréhender une démarche artistique issue de la guerre,
la créativité qui en a découlé et le faire artistique dans une situation de contrainte.
Les objets fabriqués ont d’abord été utilitaires : les combattants ont recours au système D et
créent eux-mêmes une partie du matériel non prévu par l’intendance y compris certaines
pièces d’armement. En effet, le haut commandement n’avait pas envisagé la possibilité d’une
guerre défensive, on était parti en 1914 pour une guerre courte, faite de grande offensive
comme les conflits précédents. Les combattants fabriquent donc ce que l’armée ne peut leur
fournir pour subvenir à leurs besoins, par exemple le paquetage contenaient des allumettes
inutilisables avec l’humidité des tranchées, les soldats ont donc commencé à fabriquer des
briquets illégalement pour allumer le feu qui devaient réchauffer leur gamelle.
Puis, à partir de 1915, l’industrie ayant suppléé au nécessaire, le soldat peut consacrer son
temps libre à fabriquer des objets souvenirs décoratifs et donner cours à son inspiration. Mais
les combattants ont dû s’adapter aux contraintes du front tant dans les matériaux que dans les
techniques utilisés.
Le recyclage est au cœur de la création de ces objets. Ainsi, l’idée première ayant conduit à la
réalisation des bagues vient d’une constatation : le canal de mise à feu des obus a, à peu près
le diamètre d’un doigt, notamment la fusée allemande de 77 qui se rapproche le plus des
dimensions d’un doigt de femme. Par la suite, on utilise aussi le coulage en se servant du
fourreau de la baïonnette du fusil Lebel dont la forme conique permet d’obtenir toute une
série de gabarits. Pour la fusion du métal, on utilise généralement une « cervelière », sorte de
calotte d’acier que les soldats portaient sous le képi avant l’introduction du casque Adrian.
Afin d’obtenir un métal dépouillé de scories, on pratique la technique industrielle du
« perchage » qui consiste à mélanger longuement au moyen d’une branche de bois vert.
Démoulé, le métal est alors découpé en rondelles plus ou moins épaisses et le travail de
polissage peut commencer. Le bijou terminé sera passé à la toile émeri au grain de plus en
plus fin. Il ne restera plus qu’à polir énergiquement avec un morceau de bois tendre ou … sur
le cuir du ceinturon.
Témoignage de Stanley K. Pearl (Australian 5th Field Company Engineers)
“Made at Ypres in March 1918. The case was made from two 4.5-inch shellcases picked up on
Christmas Day 1917 at the Australian batteries at Le Bizet. The foot support is a clip of an
18-pounder shell. The arms are detonator wells of rifle-grenades and nose-caps. The hands
are from a guncotton case, while the alarm cover is an American-made 18-pounder nosecap
with a ‘whizz-bang’ driving-band. The Rising Sun is the badge of a mate killed at Noreuil,
while a button from the maker’s greatcoat and a German bullet surmount the whole.” (AWM,
14155)
L’archéologie a également permis d’éclairer cette adaptation de la création en temps de guerre.
Les fouilles d’Actiparc à Arras ont mis à jour toute la chaîne opératoire de confection des
objets en laiton : depuis les négatifs de découpe de formes diverses jusqu’aux outils, poinçons,
limes et petits marteaux, eux-mêmes réalisés dans des allumeurs d’artillerie lourde, dont
aucun texte ne faisaient mention.
Cet art spécifique va être enrichi des savoir-faire des artisans présents sur le front et de leur
connaissance des tendances artistiques, comme en témoigne la fréquence des motifs issus de
l’art nouveau. De même, de nombreux artistes présents sur le front créent de l’art des
tranchées et/ou des œuvres influencées par celui-ci :
- Le peintre allemand Paul Klee peint sur des lambeaux de toiles récupérées sur des
épaves d’aéroplanes
- Henri Gaudier-Brzeska (mort à Neuville-st-Vaast en 1915), dessinateur et sculpteur
français, acquiert un mauser allemand et y sculpte une statue de maternité
- André Derain martèle des masques dans des douilles d'obus
Cette opération de recyclage donne aussi un caractère particulier et profondément ambigu à
ces objets.
En effet, consciemment ou inconsciemment, les soldats effectuent une mutation du regard
porté sur ces objets en transformant des engins de mort en objets utiles à utilisation pacifique.
Mais peut-on aller jusqu’à dire avec Jean Jacques Lebel que «ces douilles ouvragées par des
inconnus étaient, au départ, des engins de mort et que la métamorphose constitue à elle seule
une critique sourde, anonyme mais implacables des tueries voulues et programmées par les
impérialistes, les militaires et les marchands de canons de toutes nationalités qui ont profité
de la guerre » (article une "Une concomitance énigmatique », dans 1917, catalogue
d’exposition, Metz, Centre Pompidou, 2012.)
De même, leur matière première provient d’un produit manufacturé pour la guerre industrielle
moderne alors que leur décor, leur mise en forme et leur fonction évoquent le monde d’avant
la guerre détruit par l’un même de ces produits.
Les motifs floraux souvent repris de l’art nouveau soulèvent ce même paradoxe : l’obus,
incarnation des procédés industriels dépersonnalisés de l’industrie de guerre est couvert de
motifs d’un style apparu à la fin du XIX° siècle en réaction contre l’uniformité impersonnelle
de la production industrielle.
Enfin, issus d’une guerre industrielle, ces objets permettent aussi d’aborder la question de la
pièce unique et des objets fabriqués en série, les seconds s’inspirant des premiers, de modèles
puisés dans le répertoire artistique et déclinés en des milliers d’exemplaires, au point de
constituer un style longtemps méprisé au regard d’un art noble qui l’avait inspiré.
B. Art ou artisanat ?
Le rôle des institutions culturelles, muséales, politiques, ainsi que des médias, a été central
dans la perception de ces objets au cours du temps. D’objets utilitaires ou décoratifs, ces
objets ont pu devenir des objets patrimoniaux, des pièces artistiques et/ou muséales.
Dès le conflit, un article du journal Le Temps, du 22 décembre 1916, paru dans la rubrique «
Art et curiosités » au sujet de l’exposition de près de 3000 objets organisée sous l'égide du
gouvernement et de l'armée du 22 décembre 1916 au 22 février 1917 au jardin des Tuilerie
dans la salle du Jeu de Paume à Paris, pose la question et souligne cette ambiguïté : «On y voit
de tout : des peintures, des aquarelles, des dessins, des croquis au crayon ou à la plume, des
gravures, des sculptures, des reproductions en plâtre ou en carton des cagnas souterraines,
des bijoux en aluminium, des cartouches boches, des ogives de 75 ou 77 et des obus à ailettes
transformés et affectés à la destination pacifique de briquets, d’encriers, de candélabres et de
services pour fumeurs, des violons de tranchées dont la boîte de résonance est faite d’un
bidon, d’une boîte de conserves ou d’une boîte à cigares, un charmant violon en bambou, des
cannes surtout, innombrables, autour desquelles s’enroule une couleuvre et dont la tête est
macaquisée du Kronprinz ou de son auguste père orne la poignée. L’œuvre d’art y voisine
avec le travail de patience et l’artiste avec l’amateur ingénu ou le débutant novice. Il y en
aura pour tous les goûts et pour toutes les catégories de collectionneurs. »
En effet, de nombreuses expositions sont mises en place et soutenues par ces différents
acteurs dès le début du conflit. Ainsi, à l’été 1915 est organisée au jeu de paume à Paris une
exposition de 947 objets confectionnés par des combattants français sous le nom
d’« Exposition nationale œuvres des artistes tués à l’ennemi, blessés, prisonniers et aux
armées ». René Lalique est désigné comme expert pour sélectionner les « œuvres » qui seront
présentées. La même année, une exposition de plein air est organisée à proximité du front
d’objets divers allant de la douille ouvragée à la peinture ou au dessin, tous signés « Musée du
Deuxième Zouave ».
Dans les années après-guerre, effet du temps, de l’estompement de la mémoire intime, on
passe d’un surinvestissement de l’institution culturelle et muséale durant le conflit, à un oubli
des musées, au profit d’un surinvestissement de l’art des tranchées par les collectionneurs
privés. Ce sont d’ailleurs leurs collections qui permettront -et permettent toujours- des
expositions d’envergure.
Avec la création de nouveaux musées consacrés à la Grande Guerre dans les années 1990 et
2000, on assiste au retour de ces objets dans le discours des musées. Intégrés aux Musées, ces
objets qui n’étaient jusque-là que des souvenirs de famille, viennent grossir le rang des objets
« témoins ». Or, dans ces musées, ils ne sont pas exposés dans les mêmes sections, ainsi,
l’étude faites par Nicolas J. Saunders montre qu’au National Army Museum , ils le sont dans la
catégorie « arts décoratifs », au Royal Air Force Museum labels dans celle de « l’art commmémoratif » au
National Maritime Museum dans le département des antiquités et à l’Imperial War Museum
dans celui des armes.
De plus, ces œuvres présentées aujourd’hui dans les musées n’avaient, dans la plupart des cas,
pas été conçues pour y être exposées. Ce qui invite à interroger la notion même d’« art » et
tout ce que cette catégorie implique: l’autonomie supposée de l’expérience esthétique,
l’accent mis sur la singularité de l’œuvre et le génie de l’artiste. Ils posent également la
question de l’« artification » : qu’est-ce donc qu’une « œuvre d’art » ? Qu’est-ce qui
différencie l’art de l’artefact ? Comment certains artefacts ont été consacrés comme œuvre
d’art ? Par quels processus du non-art est-il transformé en art ? Elles posent aussi la question
de l’intégration des cultures populaires au sein des institutions de légitimation et de
reconnaissance.
Près de cent ans après le conflit, en 2012, le Centre Pompidou de Metz dans une exposition
consacrée à l’année 1917 choisit d’exposer aux côtés de la célèbre œuvre de Duchamp
« Fountain », une installation de Jean-Jacques Lebel : une bibliothèque de 1000 douilles
d’obus, rangés comme des livres, entre lesquelles sont intercalées des étagères d’objets de
toutes sortes, quotidiens, créés par les soldats à partir des douilles, posant un parallèle entre
l’art des tranchées et le vaste mouvement de redéfinition de l’art au XX° siècle questionnant
la place des objets issus de l’industrialisation dans l’art.
Ce questionnement nouveau des artistes a débuté dans les années 1910 avec les premiers
papiers collés de Braque et de Picasso dans lesquels des fragments ou objets du réel non
identifiés comme artistiques font apparition sur la toile. En 1914, avec le Porte-bouteilles,
acheté au Bazar de l’Hôtel de ville, Duchamp élabore le concept de ready-made : « objet usuel
promu à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste » (Dictionnaire abrégé du
Surréalisme, André Breton, 1938). Marcel Duchamp révolutionne l'histoire de l'art en
affranchissant l'artiste du devoir de fabrication manuelle pour concentrer la création dans le
travail de conception. La main de l’artiste n’intervient plus dans l’œuvre et se réduit au seul
choix et à la nomination de l’objet. Duchamp entend enlever à l’objet sa fonction pour révéler
sa forme. L’idée prévaut désormais sur le résultat final. L’art n’est plus un sujet de
contemplation mais un sujet de réflexion. L’art devient alors aussi un média. Il donne à voir,
ou comme le disait le peintre Paul Klee, « l’art n’imite pas le visible, il rend visible ». La
démarche esthétique de Duchamp repose sur un pari : la présentation de la forme doit
déclencher le jeu des représentations symboliques associées spontanément à ces formes. Ce
jeu avec les automatismes psychiques sera explicitement exploité quelques années plus tard
par les surréalistes dans les « poèmes-objets ». Le titre qui, d’abord, nomme le plus platement
l’objet, Porte-bouteilles, prendra de plus en plus d’importance : en 1915, Picabia rebaptise le
dessin d’une bougie de moteur automobile : « Portrait d’une jeune fille américaine dans l’état
de nudité ».
L’opération de recyclage et de transformation de l’art de tranchées a pu aussi être comparée
aux assemblages et aux reliefs de Kurt Schwitters, peintre, sculpteur et poète allemand
appartenant au mouvement Dada, précurseur du Junk art et adepte du recyclage méthodique
des déchets de la civilisation industrielle. (Kurt Schwitters, Merz Picture 46 A. The Skittle
Picture 1921)
Mais là où s’arrête la comparaison est le fait que, pour les artistes, l’opération est consciente
et porte un message clairement voulu et pensé par lui, celui d’une rébellion contre la guerre et
l’ordre établi. L’œuvre de Duchamp s’inscrit dans une revendication, en montrant ce qui est à
voir selon une perspective nouvelle et parfois subversive, il donne également à réfléchir sur
l’art et le rapport entretenu avec le monde. Ce qui est très loin d’être avéré pour la majeure
partie des soldats ayant produit de l’art ou de l’artisanat de tranchées.
C’est le sens aussi de l’exposition tenue à Strasbourg en 2013 intitulée « l’art des tranchées
aujourd’hui » : elle présente des créations contemporaines qui incorporent des reliquats de
guerres et conflits afin d’imaginer ce que pourrait être un Art des tranchées d’aujourd’hui.
Ainsi, William Drummond, Encyclopédie à l'attention des entraîneurs, fait un parallèle entre
les stratégies utilisées dans le sport et celles utilisées à la guerre.
Sculpture sonore de Léa Bricomte réalisée à partir de douilles d’obus et exposée en 2014
Musée des Beaux-arts de Calais.
Conclusion : objets souvenirs, mémoire d’hommes
Le succès des dernières expositions dans le cadre des commémorations d’art des tranchées
interroge le regard que l’on porte aujourd’hui sur ces objets.
L’objet ne détient pas la vérité. Polyfonctionnel d’abord, polysémique ensuite, il ne prend de
sens que dans un contexte. L’objet a besoin de discours pour être « lu », interprété, compris. Il
en existe trois types :
- le discours scientifique qui correspond à toutes les informations que peut nous fournir
et permettre de développer l’objet.
- le discours culturel qui englobe toutes les approches que peut déployer le concepteur
de l’exposition qui encadre l’objet dans un dispositif particulier et dans un faisceau
d’interprétations.
- le rapport subjectif du visiteur qui se fabrique sa propre histoire, ses propres
représentations au grès de sa réception.
Delphine Dufour, professeur agrégée d’histoire-géographie, chargée de mission 14/18