Transcript
  • mariage de Grard, LeTheuriet, A.

  • A propos de eBooksLib.comCopyright

    mariage de Grard, Le

    1

  • chapitre I quelles voix berceuses possdent ces cloches deprovince qui sonnent encore le couvrefeu dans certainespetites villes ! Cette musique familire clt doucement lajourne de travail, et endort les enfants dans leur lit d'osiermieux qu'une chanson de nourrice. Il y a quelque chosed'intime et de rconfortant dans ces sons pleins, larges etpacifiques... le couvrefeu de JuvignyEnBarrois a de cesaccentsl. Sa voix chaude s'envole chaque soir, huitheures en hiver, neuf heures en t, du haut de la massivetour de l'horloge, seul fleuron laiss la couronne murale dela vieille cit par Louis XIV, ce grand dmanteleur de nosforteresses lorraines. Au moment o commence cettehistoire, un beau dimanche de juillet 186., les derniresvibrations de la cloche venaient de s'vanouir le long descoteaux de vignes o les maisons de Juvigny, parpillesdans la verdure, dvalent vers la rivire d'Ornain, comme unblanc troupeau indisciplin qui descend l'abreuvoir. Dansun des jardins qui verdoient derrire les vieux logis de laville haute, un jeune homme, accoud au mur d'une terrasse,contemplait les pentes de la gorge de Polval, resserre entredeux vignobles et dj envahie par le crpuscule. Lespremires toiles ouvraient leurs yeux de diamant audessusdes lisires boises qui bordent l'horizon, et tout au loin,vers les bois, des roulements de chariots rsonnaient sur laroute pierreuse et s'en allaient diminuant toujours.

    Au milieu du silence relatif qui avait succd auxtintements de la cloche, tout coup le vent d'est apporta par

    mariage de Grard, Le

    2

  • bouffes joyeuses la musique d'un bal champtre perdu sousles feuilles d'une promenade voisine. Le jeune hommeredressa la tte et aspira longuement l'air sonore, comme s'ilet voulu s'abreuver des sons mlodieux pars dans le vent.

    Monsieur Grard, cria tout coup derrire lui la voixnasillarde de la vieille servante du logis, M De Seigneullesest dj couch, Baptiste et moi nous allons en faire autant,ne comptezvous pas rentrer bientt ?

    tout l'heure, Manette.

    La servante, ayant ferm double tour la porte qui donnaitsur les vignes, revint vers son jeune matre. bonsoir donc !Ditelle, quand vous remonterez, n 'oubliez pas deverrouiller le vestibule.

    Vous savez que votre pre n'aime pas coucher les portesouvertes.

    oui, oui, rponditil impatiemment, bonsoir !

    Grard De Seigneulles tait un garon de vingttrois ans, la taille un peu frle, mais bien prise. Son teint mat et sesyeux d'un bleu profond contrastaient avec ses cheveux noirset sa barbe brunissante. Sa physionomie tait mobile etnerveuse, la passion s'y trouvait comme voile et contenuepar une singulire timidit, et ce mlange donnait toute sa

    mariage de Grard, Le

    3

  • personne une apparence de rserve qu 'on prenai tcommunment pour de la raideur.

    Son p r e , cheva l i e r de Sa in tLou i s e t anc i engardeducorps sous la restauration, s'tait mari tard etavait perdu sa femme au bout de quelques annes. Grardtait l'unique enfant de M De Seigneulles, qui l'avait levsvrement et l'ancienne mode. Lgitimiste ardent etobstin, intelligence peu cultive, mais coeur droit et d'uneloyaut proverbiale, le chevalier, comme on l'appelait Juvigny, avait pour principe que les fils doivent obirpassivement jusqu' leur majorit, et pour lui la majorittait reste, comme dans l'ancien droit, fixe vingtcinqans.

    douze ans, Grard avait t envoy au collge desjsuites de Metz. Il se souvenait encore en frissonnant destranses qui le saisissaient quand, aux vacances, il rentrait la maison avec de mauvaises notes. Il lui tait arriv souventde faire cinq ou six fois le tour de la ville haute avant d'osertirer la sonnette paternelle et affronter les bruyantes colresde M De Seigneulles. Aussitt aprs son baccalaurat, ilavait suivi un cours de droit Nancy ; mais l encorel'austre chevalier s'tait bien gard de lui laisser la bride surle cou.

    Il avait mis son fils en pension chez une vieille parentedvote et casanire. Pour gagner sa chambre, Grard devait

    mariage de Grard, Le

    4

  • traverser celle de cette respectable douairire, ce quil'obligeait rentrer de bonne heure et rendait impossibletoute tentative d'mancipation nocturne. un pareil rgime,on comprend que le jeune homme n'avait pas d traner sondroit en longueur. Aprs avoir dpch coup sur coup sesquatre examens, il venait de passer sa thse, et il tait deretour Juvigny depuis quinze jours peine. En dpit decette ducation claustrale, Grard tait mondain jusqu'auxmoelles, et sa vertu lui pesait lourdement. On ne changegure plus ses instincts que son temprament, et le jeuneSeigneulles se sentait pris d'un got violent pour les plaisirsterrestres. Il avait le sang chaud et l'esprit curieux. Commeon lui avait tenu jusqu'alors la drage haute, il se promettaitde la croquer belles dents le jour o il parviendrait lahapper. Malheureusement, ds la premire semaine de sonretour, il lui fallut en rabattre. Bien que Juvigny ft lecheflieu d'une modeste prfecture, les plaisirs n'yabondaient pas ; la vie qu'on menait chez M De Seigneullesn'avait rien de rjouissant pour un garon que ses vingttroisans dmangeaient fort et dru. Le chevalier ne voyait que lecur de sa paroisse et deux ou trois honntes gentilshommesdu cru. Tout en laissant son fils un peu plus de libert, il nelui donnait gure les moyens d'en profiter, et de plus, aumilieu des jeunes gens de Juvigny, dont il n'avait ni lesmoeurs ni le langage, Grard se trouvait gauche et dpays.

    Il aurait voulu vivre cependant ! D'impatientes aspirationslui gonflaient le coeur et lui montaient aux lvres. Ardent, la

    mariage de Grard, Le

    5

  • tte pleine de dsirs et le corps plein de sve, il se disait quechaque heure de cette existence maussade tait autant depris sur sa jeunesse, et, tout en s'agitant dans sa solitudecomme un cureuil dans sa roue, il billait d'ennui et delangueur. La veille encore, une jeune ouvrire, que Manetteemployait la journe et qu'on nommait Reine Lecomte,l'avait surpris dans cette situation d'esprit. Il se promenaitdans le jardin paternel en s 'tirant les bras et en sedmanchant la mchoire. La jeune fille, coquette et dlurecomme la plupart des grisettes de Juvigny, le lorgnait ducoin de l'oeil, tandis qu'elle ramassait du linge sur lapelouse. Monsieur Grard, lui dit elle tout coup, vousavez l'air de joliment vous ennuyer !

    c'est vrai, rponditil en rougissant, je trouve lesjournes longues.

    c'est que vous ne savez pas vous amuser.

    Pourquoi n'allezvous pas le dimanche au bal des saules ?

    au bal ! Murmura Grard, qui tremblait que son pren'entendt.

    oui, comme tous ces messieurs... on croirait que c'est parfiert et que vous faites fi de nos bals d'ouvrires.

    mariage de Grard, Le

    6

  • on se tromperait, rpliquatil ; si je n'y vais pas, c'estque je n'y connais personne.

    bah ! Vous ne manquerez pas de danseuses ; si vous yvenez demain, je vous promets une contredanse.

    Tout en jasant, la petite Reine pliait son linge ; le grandsoleil clairait ses yeux rieurs, son nez retrouss et ses dentstincelantes. Elle s'loigna aprs avoir jet au jeune hommeun sourire qui le rendit rveur.

    Depuis le matin, il ruminait cette ide d'une fugue au baldes saules, pesant dans la balance l'attrait du fruit dfendu etles risques du courroux paternel. On s'explique maintenantpourquoi les sons joyeux de l'orchestre lointain lui causaientce soirl une si singulire motion. Un parisien habitu dpenser librement sa jeunesse et souri d'une pareilleagitation propos d'un bal d'ouvrires ; mais pour Grard,lev comme une demoiselle et n'ayant donn que de rarescoups de dents la grappe du plaisir, ce bal avait lasduction mystrieuse d'un pch commis pour la premirefois. La guinguette des saules lui semblait un jardin ferm,plein de senteurs nouvelles et capiteuses. Une soudaineexplosion de l 'orchestre tr iompha de ses dernireshsitations. Il ne fallait pas songer sortir par la porte desvignes, dont Manette avait emport la cl. Grard enjambale mur de la terrasse, sauta lgrement sur la terre lastiquedu vignoble, et se glissa avec prcaution travers les

    mariage de Grard, Le

    7

  • pampres. Un quart d'heure aprs, il cheminait sous les arbresde la promenade.

    La longue alle de platanes qui borde un bras de l'Ornaintait plonge dans une ombre paisse.

    Tout au fond, les lanternes de couleur suspendues l'entre du bal semblaient des vers luisants pars dans lafeuille. Quand la musique se taisait, on n'entendait plus quele clapotement cristallin de l'eau entre les racines des arbres.Arriv prs du rustique pont de bois qui conduisait laguinguette, Grard, essouffl et palpitant, sentit son audaces'vanouir. Il ne savait comment se prsenter dans ce baldont il ignorait les usages, et il se mit errer, indcis, aubord de la rivire.

    L'orchestre jouait une valse. travers les charmilles, ondistinguait les guirlandes de verres de couleur, et onentrevoyait les couples tournant lentement dans un cercleplein de poudroiements lumineux.

    Les clats de rire se mlaient aux sons clins des fltes etau chant plus aigu des violons ; une odeur de rsda et declmatite, s'exhalant des parterres voisins, acheva de griserGrard. Il se prcipita sur le pont, paya en baissant les yeuxson entre au contrleur, tapi dans sa logette de sapin, et,longeant comme un pauvre honteux les plus obscurescharmilles, il se glissa derrire les rangs des mres

    mariage de Grard, Le

    8

  • endimanches et des bourgeoises curieuses qui formaient lagalerie de ce bal en plein air.

    Il tait peine remis de son blouissement, lorsqu'ildistingua parmi les danseuses le minois chiffonn de lapetite Reine. La couturire tait toute pimpante dans sa robede mousseline peinte et sous les rubans roses de son mignonbonnet, dont les brides volaient au vent. Elle dansait avec ungrand et robuste garon, la barbe blonde touffue, la minepanouie et narquoise, qui valsait merveille et semblait lecoq du bal. Il tait coiff d'un feutre mou larges bords, etvtu d'un ample veston de velours noir sur les revers duquelflottaient les bouts d'une cravate ponceau ; un pantalon decasimir blanc orn d'une bande noire compltait cette toilette la fois nglige et tapageuse, qui contrastait avec lesredingotes correctes et les chapeaux haute forme desautres jeunes gens. La souplesse, l'entrain et l'aplomb duvalseur en veston de velours paraissaient faire l'admirationde la galerie. voyezvous, dit une commre, la petite Reineaime les beaux danseurs ; elle ne quitte pas M Laheyrard.

    elle se venge sur le frre des tours que lui joue la soeur,rpliqua une fille laide qui faisait tapisserie. MademoiselleLaheyrard a souffl Reine son amoureux.

    quoi ! Ce petit Finol se serait mis en tte d'pouser laparisienne ?

    mariage de Grard, Le

    9

  • il est toujours accroch ses jupes, et elle le tranepartout comme son ombre !

    La valse venait de finir, et Grard, le coeur battant, se mit la recherche de la petite Reine.

    Ayant remarqu que la plupart des jeunes gens segantaient pour danser, il fouilla dans ses poches et n'y trouvaqu'une paire de gants noirs. On ne se mettait pas en fraisd'lgance chez M De Seigneulles, et le noir y tait lacouleur la mode. Tandis que Grard regardait piteusementcette livre de deuil et se demandait s'il ne valait pas mieuxdanser les mains nues, il entendit le signal de la contredanseet se trouva tout coup face face avec Reine Lecomte.

    la bonne heure ! S'cria gaiement la couturire, voustes de parole ; donnezmoi le bras.

    Grard enfona prcipitamment ses doigts dans ses tristesgants noirs, et Reine, pendue son bras, le promenatriomphalement aux endroits les mieux clairs de la sallede bal. Elle n'tait pas fche de montrer toute la galeriequ'elle avait pour cavalier un joli garon et de plus l'hritierd'une des meilleures familles de Juvigny. Le jeune homme,devinant que tous les yeux le dvisageaient, acheva deperdre son aplomb. Quelques danseurs, qui le connaissaientet ne l'aimaient pas, le regardaient de travers ou ricanaienten sourdine. Grard se sentait mal l'aise et commenait

    mariage de Grard, Le

    10

  • regretter son escapade quand l'orchestre prluda. Au mmemoment, le joyeux compagnon la veste de velours abordala petite Reine et s'cria sur un ton demigoguenard etdemiprtentieux : eh quoi ! Reine de mon coeur, vousm'avez fait faux bond, vous prodiguez vos grces untranger !

    oui, rponditelle en minaudant, M De Seigneulles vientici pour la premire fois, et il faut encourager les dbutants.

    je sais que vous aimez faire des ducations, rpliqua lejeune homme avec un large clat de rire, et soulevant sonfeutre : mes compliments, monsieur !

    Ditil Grard, qui se mordait les lvres et rougissait.

    taisezvous, impertinent ! s'cria Reine furieuse, puis,se tournant vers son cavalier, elle lui demanda s'il avait unvisvis. Sur sa rponse ngative, elle interpella denouveau le jeune homme la barbe blonde. allons,mauvais sujet , repri tel le , invi tez vi te une de cesdemoiselles et faitesnous visvis.

    vos ordres, duchesse ! ... il s'inclina plaisamment,pirouetta sur ses talons et revint bientt avec une danseuse.

    Le quadrille commena. Grard ne savait que dire ReineLecomte, il ignorait compltement la langue qu'il faut parler

    mariage de Grard, Le

    11

  • aux grisettes ; la conversation languissait, et le fils de M DeSeigneulles songeait que ce bal tait loin d'avoir les charmesqu'il avait rvs. Il tremblait de commettre quelquegaucherie en dansant ; heureusement le quadrille s'excutaitavec un sansfaon qui aurait mis l'aise un enfant : chaque figure, les danseurs prenaient leurs danseuses par lataille et se bornaient pirouetter avec elles. Le cavalier seulfut l'unique preuve rellement pnible pour Grard : ilcroyait sentir tous les regards fixs sur lui et il s'avanaittimidement, osant peine lever les yeux et ne sachant quefaire de ses bras. Il comprit surtout son infriorit quand ilvit l'oeuvre son visvis en veston de velours. Le jeunehomme dbuta par une srie d'entrechats foltres, pendantlesquels il battait l'air de ses bras, dresss audessus de satte comme les antennes d'un insecte gigantesque ; soudainil s'arrta court, se balana lentement et gravement en facede Grard, baucha un salut grotesque en rejetant vivementson feutre en arrire, envoya du bout des doigts des baisersaux deux danseuses, puis leur tendit les mains, et termina letout par une ronde chevele.

    Grard tait baubi. quel est ce jeune homme ?

    Demandatil Reine.

    mais c'est votre voisin, le fils de l 'inspecteur del'acadmie... ah ! Ah ! Je gage que vous connaissez mieux sasoeur, la belle Hlne Laheyrard.

    mariage de Grard, Le

    12

  • non, j'arrive de Nancy et je ne connais plus personne.

    vous la connatrez bientt, reprit la petite Reine avec uneintention maligne, elle fait assez parler d'elle ! Dieu ! Sinous autres nous osions le demiquart de ce que se permetcette parisienne, on n'aurait pas assez de pierres pour nouslapider.

    vraiment, et elle est jolie ?

    cela dpend des gots, rpondit Reine avec ddain ; il y ades gens qui en raffolent parce qu'elle a de grands yeux quiont l'air de vouloir dvorer le monde, et de longs cheveuxboucls qu'elle laisse traner sur son dos. Quant moi, je netournerais pas seulement le menton pour la voir passer ;mais les hommes sont si btes !

    Le galop final coupa court la conversation ; Grard, quiavait repris un peu d'aplomb, enlaa troitement la taille desa danseuse et se mit tourbillonner comme les autres travers le bal. Il gotait fort cette faon de danser. Tout fierde s'en tre si bien tir, il ne songeait plus dj qu'recommencer, lorsqu'une exclamation partie du banc o ilavait reconduit Reine Lecomte le fit retourner sur ses pas.Une voisine venait de faire remarquer la couturire lescinq doigts du gant de Grard imprims en noir sur soncorsage blanc.

    mariage de Grard, Le

    13

  • ah ! Monsieur De Seigneulles, s'cria la grisettecourrouce, vous tes gentil ! Voyez dans quel tat vousavez mis ma robe !

    Le pauvre garon, stupfait et penaud, aurait voulu tre cent pieds sous terre. On faisait cercle autour d'eux, et lesrieurs malintentionns ne manquaient pas. Grard rougissait,murmurait des excuses et s'embrouillait dans ses phrases.

    ma foi ! Dit derrire lui la voix goguenarde d'un groscommis de magasin, puisque M De Seigneulles permettait lebal son fils, il aurait bien d lui payer une paire de gantsjaunes.

    bah ! Reprit un autre, qui voulait faire le spirituel, tousces nobles de la ville haute sont les mmes, ils portent ledeuil de leur garderobe et de leurs esprances.

    Grard n'tait point patient ; il se retourna vers le rieur, lesaisit par le revers de sa redingote, et , le secouantviolemment : monsieur, s'criatil, je crois que vous vouspermettez de m'insulter !

    En un instant, il fut entour par une bande de jeunesboutiquiers qui ne demandaient qu' lui faire un mchantparti. la porte ! Criaiton : estce que ces noblillonss'imaginent qu'ils viendront faire les matres dans notre bal ?...

    mariage de Grard, Le

    14

  • tout beau, messieurs ! Cria une voix retentissante, estceainsi qu'on pratique l'hospitalit chez vous ? de deux coupsde ses solides paules, M Laheyrard se fit jour travers labande, et vint vivement se camper ct de Grard. Lespoings carrment appuys sur ses hanches, la minenarquoise, et le chapeau rejet en arrire, le jeune hommedvisagea les adversaires de M De Seigneulles. voil biendu bruit, continuatil, pour une robe fripe ! Monsieur sefera un plaisir d'en offrir une neuve Mademoiselle Reine,c'est son affaire. Estce une raison pour vous conduirecomme des roquets de village qui aboient quand un trangerpasse dans leur bourgade ? Je vous trouve absolumentgrotesques, et je vous dis ceci : le premier qui fera un pasvers mon jeune ami entamera d'abord une conversation avecmes deux poings... avis aux amateurs !

    Les assaillants se regardrent, calculrent mentalement lapesanteur des bras du jeune Laheyrard, et aprs quelquesgrognements sourds s'parpillrent aux premires mesuresde l'orchestre, qui annonait un nouveau quadrille.

    Grard remerciait chaudement son dfenseur : celuicihaussa les paules et poussant son protg vers une allesolitaire : vous venez sans doute au bal des saules pour lapremire fois ? Lui demandatil, et sur sa rponseaffirmative : on le voit, vous n'avez pas encore le piedmarin ; mais cela vous viendra avec un peu de pratique.

    mariage de Grard, Le

    15

  • Grard rpliqua que cet esclandre l'avait dgot pourlongtemps des bals publics, et voulut prendre cong de sonnouvel ami. minute !

    S'cria celuici, je ne vous quitte pas. La promenade estobscure et dserte ; ces idiots de lbas pourraient enprofiter pour prendre une revanche.

    Ils sortirent ensemble et firent quelques pas sous lesplatanes.

    si je ne me trompe, dit Grard, nous sommes voisins. Jeme nomme Grard De Seigneulles, et je crois que c'est Monsieur Laheyrard fils que j'ai le plaisir de parler.

    oui , rpondi t son compagnon en se ca ressan tcomplaisamment la barbe, Marius Laheyrard, tudiant de lafacult de Paris et rdacteur de l' aurore borale, journal dela nouvelle cole...

    vous avez pu y lire assez souvent des vers de ma faon.

    pardon, dit poliment Grard, je vous avoue que je neconnaissais pas ce journal, mais je me le procurerai...

    je signe Mario, poursuivit M Laheyrard, par gard pourle bonhomme... quel bonhomme ? Fit Grard, qui n'ycomprenait rien.

    mariage de Grard, Le

    16

  • l e b o n h o m m e L a h e y r a r d . . . m o n p r e , a j o u t angligemment le pote. Il a horreur des vers, et il voulaitm'empcher d'crire sous prtexte que mes pomesorgiaques compromettent sa dignit universitaire ; mais jelui ai riv son clou !

    ah ! Murmura le jeune De Seigneulles, interloqu dusansfaon avec lequel ce pote t rai ta i t l 'autori tpaternellepuis, voulant tre aimable, il ajouta : j'aimebeaucoup les vers moimme ; j'admire surtout Lamartine.

    Lamartine, un vieux rossignol empaill !

    S'cria irrvrencieusement Marius.

    mais, objecta Grard, pourtant... Jocelyn... Jocelyn,c'est le vieux jeu ! reprit impitoyablement M Laheyrard.Avec beaucoup de verve, il se mit alors exposer soncompagnon toute une thorie potique d'aprs laquelle unesavante combinaison de mots curieusement sonores etcolors tenait lieu d'motion et de pense. voyezvous,s'criatil d'un air superbe, l'inspiration qui fait pousser despomes en une nuit, comme des pissenlits dans un pr, iln'en faut plus...

    nous qui ciselons les mots comme des bronzes, il faut lalueur des lampes, l'effort inoui et le combat nonpareil.

    mariage de Grard, Le

    17

  • Grard ouvrait de grands yeux. Pour joindre l'exemple auprcepte, Marius, travers les rues endormies, se mit rciter des sonnets o on ne parlait que de sicles fauves, d'obscures pouvantes et de farouches nostalgies ; le soleilcouchant y tait compar un ivrogne barbouill de vin, etles toiles des poissons rouges nageant dans un bocald'azur... aprs avoir dclam pendant un bon quart d'heure,le pote s'arrta pour bourrer sa pipe et l'allumer. la lueurde l'allumette, Grard contemplait la mine sensuelle etrjouie de Marius, large des paules, rabl et maflu commefrre Jean des entommeures, et il s'tonnait que cette posiefunbre et macabre pt sortir de cette tte rabelaisienne.

    je suis altr comme le sable du Sahara, s'cria MLaheyrard, en faisant claquer sa langue, et il est dplorableque les cafs soient dj ferms...

    ldessus, changeant de thse et sautant en pleine ralit,il vanta les vertus de la bire mousseuse, et, passant del'esthtique la gastronomie, il clbra en style pique lesdners plantureux qu'on faisait Juvigny. Le caractre deMarius prsentait un tel mlange d'affectation bizarre et degaminerie enfantine, de bonhomie joviale et d'excentricitvoulue, que Grard De Seigneulles se demandait s'il avaitaffaire un fou ou un mystificateur. Tout en devisant, ilsavaient atteint la rue du tribel, o ils demeuraient tous deux.Marius tira de sa poche un norme passepartout. voici,ditil, la mignonne cl qui ouvre le manoir paternel, mais je

    mariage de Grard, Le

    18

  • veux d'abord vous reconduire jusqu' votre porte.

    c'est que, balbutia Grard confus, je n'ai pas de cl, moi,et puis je tiens ne pas rveiller mon pre. il conta la faondont il avait saut pardessus le mur du jardin.

    Marius clata de rire. ah ! Ah ! Ditil en se tenant lesctes, les gants noirs, votre danse pudibonde et voscrmonies avec la petite Reine, tout s'explique... allons,vous tes un bon jeune homme, et j'espre que nous nousreverrons. Regagnez votre mur, mon ami, et bonne nuit !

    Il rentra chez lui en sifflant. Quant Grard, il tourna lecoin de la rue, enfila le chemin du pquis, puis, remontant travers les vignes, se mit en devoir d'escalader la terrasse.Grce de vieux espaliers moussus qui formaient deschelons naturels, il atteignit sain et sauf la crte du mur.

    Il y tait encore chevauchons quand une voix gouailleuselui cria : bravo ! et en relevant la tte, il aperut le pote,qui fumait, perch sur un arbre du jardin voisin.

    Le plus fort tait fait. Avec prcaution, Grard franchit levestibule et monta l'escalier sur la pointe des pieds. Il avaitatteint le palier sur lequel se trouvait la chambre de son pre,et il se croyait dj sauv, quand par malheur il heurta unmeuble dans l'obscurit. Au mme instant, la porte de lachambre s'ouvrit, et le chevalier De Seigneulles, drap dans

    mariage de Grard, Le

    19

  • sa robe de flanelle, apparut, un bougeoir la main.

    mule du pape ! Monsieur, s'criatil, prenezvous mamaison pour un htel garni ? Je n'entends pas que mesportes restent ouvertes pass dix heures.

    Vous devriez le savoir... et comme Grard essayait de sejustifier : assez, ajoutatil svrement, allez vouscoucher, vous me prsenterez demain vos excuses.

    chapitre II le lendemain, jour de barbe, le chevalier DeSeigneulles tait install dans un fauteuil de cuir, au beaumilieu de sa cuisine, entre sa servante Manette et son barbierMagdelinat. Manette avait allum une flambe pour fairedgourdir l'eau destine la savonnette, et le jet de laflamme promenait de clairs reflets sur les ferrures dutournebroche, les ranges de casseroles, les bassines decuivre rouge, et le haut dressoir charg de vaisselle. Unrayon de soleil filtrant travers les rideaux de cotonnaderouge colorait d'un joli ton rose les cheveux dj blancs deM De Seigneulles et la face glabre et fute de Magdelinat,occup promener son rasoir sur la bande de cuir. Lebarbier tait un beau parleur, obsquieux et insinuant,mchant comme une gupe et peureux comme un livre. Ilconnaissait le premier tous les petits scandales de Juvigny etavait l'art de les assaisonner de malins commentaires, afin deleur donner une saveur plus ou moins pice selon le gotde ses clients.

    mariage de Grard, Le

    20

  • M De Seigneulles tait le seul qui accueillt assez mal leshistoires du barbier, et Magdelinat lui en gardait secrtementrancune. Il avait appris en se levant l'aventure du bal dessaules, et il aurait aim en rgaler le chevalier, afin derabattre un peu ses airs hautains et cassants. La langue luidmangeait fort, mais d'un autre ct il tait retenu par lacrainte des orageuses colres de M De Seigneulles, et touten affilant son rasoir il cherchait un procd ingnieux poursatisfaire son envie sans risquer de se brouiller avec sonclient.

    Ce jourl, l'ancien gardeducorps semblait moinsdispos que jamais lier conversation avec son perruquier.Il s'tait rveill de fort mchante humeur ; sa maigre figuretait rigide, ses yeux gris restaient fixs droit devant eux, sessourcils avaient l'air de deux accents circonflexes, et son nezd'aigle tait plus pinc que d'habitude. Il ne desserrait gureles dents et restait insensible aux clineries de ses deux chatsfavoris, qui se frlaient en vain contre ses longues jambes enpoussant de petits miaulements trangls.

    o est mon fils ? Demandatil brusquement.

    Manette rpondit que M Grard, parti ds le matin pour lesbois et ne sachant s'il rentrerait midi, avait recommandqu'on dnt sans l'attendre.

    M De Seigneulles grogna d'un air de mcontentement.

    mariage de Grard, Le

    21

  • M Grard, dit gracieusement Magdelinat, est un joligaron. Il promet de devenir un bien agrable danseur.

    qu'en savezvous ? Fit schement M De Seigneulles.

    oh ! Je n'en sais rien que par oudire.

    que me chantezvous l avec vos oudire ? ... mon filsn'a jamais mis les pieds dans un bal, et je ne sache pas qu'ilaille battre des entrechats sur la place publique.

    Magdelinat toussa discrtement, et s'occupa de fairemousser son savon dans le plat barbe de faence.monsieur le chevalier connatil le jeune Laheyrard ?

    ce drle qui sonne du cor et m'empche de dormir ! ...

    dieu merci, non ! Et je n'ai nulle envie de le connatre.

    M Laheyrard est aussi un joli danseur, et de plus ungaillard qui n'a pas froid aux yeux...

    M De Seigneulles fit un geste d'impatience, et Magdelinatse hta de lui promener son blaireau sur les joues et lementon ; mais quand le chevalier, le visage enduit d'uneonctueuse couche de mousse, fut mis hors d'tat de parler, ce moment critique o le client est entirement ladiscrtion du barbier, Magdelinat reprit perfidement : il

    mariage de Grard, Le

    22

  • n'est bruit dans le public que de l'affaire de M Laheyrard aubal des saules. Figurezvous, monsieur, qu'hier soir il a tenutte cinq ou six mchants drles qui voulaient molester unjeune homme peu au courant des usages et venu au bal pourla premire fois ! Comprendon cela ? Chercher querelle un charmant garon, sous prtexte qu'il est noble et que sonpre regrette Charles X ? ...

    il fut violemment interrompu par le chevalier, qui luiserrait le bras comme dans un tau. son nom ! S'criait MDe Seigneulles travers des flots de mousse. C'tait Grard,n'estce pas ?

    Sangrebleu, faitesmoi grce de vos mystres, etditesmoi tout sans biaiser !

    sapristi, lchezmoi ! Murmura le barbier pouvant, jen'tais pas l... on m'a, il est vrai, parl vaguement de MGrard, mais je n'affirme rien... tenezvous en repos,Monsieur De Seigneulles, sinon mon rasoir vous feraquelque estafilade...

    contezmoi tout ! Rpliqua le chevalier d'un air sombre.

    Le malicieux coiffeur ne se fit pas prier. Sans tenir comptedes grimaces de Manette, qui lui montrait le poing derrirele fauteuil, il dvida son cheveau jusqu'au dernier fil,dtaillant le quadrille dans par Grard, l'admiration du

    mariage de Grard, Le

    23

  • jeune homme pour la petite Reine, la scne des gants noirs,et finalement la triomphante intervention de MariusLaheyrard. M De Seigneulles coutait tout sans broncher ;les muscles de sa figure s'taient dtendus, son front taitmorne, et ses yeux ne jetaient plus qu'une grise lueur. Ilsemblait si mortifi que Magdelinat eut peur d'avoir t troploin, et, cherchant raccommoder les choses, il ajoutaqu'aprs tout Reine tait une jolie fille, et que plus d'unvoudrait tre la place de M Grard.

    assez ! Grogna l'austre chevalier, croyezvous mon filscapable de s'afficher avec cette ouvrire ?

    et quand cela serait, rpondit le barbier en riant, pourvuqu'un garon rapporte au logis ses deux oreilles, il n'y a pas s'inquiter du reste.

    mais il peut compromettre cette petite fille !

    S'cria M De Seigneulles scandalis.

    bah ! Reine est une ruse... c'est son affaire d'ailleurs, etquand elle ferait un faux pas en compagnie de M Grard,cela n'a pas de consquence !

    Monsieur... Magdelinat, dit le chevalier de son air le plusmprisant, chez vos boutiquiers de la ville basse cettemoralel peut passer ; mais chez moi, quand on casse les

    mariage de Grard, Le

    24

  • vitres, on a pour principe de les payer. Les Seigneulles onttoujours vcu sans reproche, et mon fils respectera cettejeune fille...

    je ne veux pas qu'il s'expose quelque compromisscandaleux ou pis encore. Manette, ajoutatil en selevant firement et en s'essuyant le menton, dis Baptiste deseller Bruno !

    M De Seigneulles sortit sans daigner jeter un regard versMagdelinat, qui pliait bagage, poursuivi des reproches deManette.

    Quand Bruno fut sell, le chevalier, qui avait revtu salongue redingote brune et coiff son chapeau aux largesailes, descendit dans la cour, enfourcha son vieux cheval etpartit pour sa promenade quotidienne. Tous les matins, aprsavoir entendu la messe de sept heures et achev sa toilette, ilfaisait dans les environs une chevauche de deux heures.Droit sur sa selle et ne perdant pas un pouce de sa hautetaille, il suivait au pas les rues de Juvigny. Quand il passaitdevant une de ces vierges de pltre qui ornent le logis de nosvignerons et qu'on dcore d'un raisin noir l'assomption, ilne manquait pas d'ordinaire d'arrter Bruno et de souleverson chapeau dvotement. Il fallait qu'il ft absorb par debien srieuses rflexions, car ce jourl il ne prit garde niaux faades tapisses de vigne, ni aux notredame de pltre.Il avait la tte basse et ruminait pniblement les propos de

    mariage de Grard, Le

    25

  • Magdelinat. ainsi, pensaitil, Grard n'a pas chapp lacon tag ion ! J ' a i eu beau ve i l l e r su r l u i , l ' l eve rreligieusement, lui drober le spectacle d'un monde impie etlibertin, rien n'y a fait...

    maudit sicle ! Continuatil en allongeant un coup decravache Bruno, qui profitait des distractions de son matrepour tondre les brindilles d'une haie ; poque sans principeset sans respect, ta lpre gagne les mes nourries desdoctrines les plus saines !

    Aller se compromettre dans un bal de grisettes !

    Grard n'atil point de honte ? ...

    c'est une chose terrible que d'avoir des fils. Ds qu'ilssentent leurs vingt ans, ils deviennent semblables ces vinsqui se mettent bouillonner aussitt que la vigne est enfleur, et cassent les bouteilles, si on n'y prend garde...sangrebleu, tous ces coeurs de jeunes gens sont donc lesmmes ?

    Mon dieu, oui, tous semblables ! Et si M De Seigneulles,qui longeait une lisire borde de gros tilleuls, et seulementregard autour de lui, il aurait pu voir que, dans la cration,les moindres bestioles taient, comme les garons de vingtans, en proie aux mmes troubles et aux mmes tentations ;toute la nature portait la marque de la tache originelle. Sous

    mariage de Grard, Le

    26

  • la feuille mielleuse des tilleuls, de magnifiques papillonsnacrs se poursuivaient deux deux ; des libellulles vertesse balanaient par couples aux tiges des joncs, et de l'autrect de la haie, des moissonneurs embrassaient leursmoissonneuses, sans vergogne, en plein soleil. Je ne sais sile chevalier vit ces choses et si elles lui firent impression,mais il cingla les flancs de Bruno d'un vigoureux coup decravache. La bte prit le trot et ne s'arrta pour souffler quesur les friches de Savonnires. Le soleil, dj haut, rpandaitses nappes dores sur un paysage agreste et accident.Audessus des fonds ombreux de la gorge de Savonnires,une lgre brume se balanait encore, mais sur les plateauxet les versants opposs tout tait allgresse et lumireaveuglante. Entre deux bouquets de bois, on apercevait travers un clair voile de fume les maisons de Juvignychelonnes aux flancs de la colline. Les toits rougestranchaient avec vigueur sur la verdure fonce des jardins,les vitres scintillaient donner des blouissements, etaudessus des fumes fuyantes la flche de sainttienne etla tour de l'horloge se dressaient lumineuses sur un ciel d'unbleu immacul. Au del de la ville, des vignes, puis desvignes encore, toute une perspective de collines onduleuseset verdoyantes se prolongeant jusqu'aux grands bois del'Argonne, dont la ligne bleutre et lointaine marquaitl'extrme limite de l'horizon. travers ce joyeux soleil, dansl'air limpide, les voix sereines des cloches de Juvignys'envolaient en grappes sonores.

    mariage de Grard, Le

    27

  • Le chevalier laissa se reposer Bruno et savoura avec unecertaine volupt cet ensemble de choses harmonieuses. Cepays tait le sien, il en avait ds l'enfance respir les senteursrobustes, et il l'admirait avec un orgueil patriotique. Lespectacle des bois vaporeux et des vignobles pleins debruissements de sauterelles, la vue des vieilles maisons de laville haute et le chant de ces mmes cloches qui avaientsonn son baptme lui rappelrent sans doute le temps o ilavait t jeune, o il avait eu aussi un coeur tendre et prompt la tentation. Il se sentit adouci et comme imprgnintrieurement d'une rafrachissante rose. Un moment, lerigide gentilhomme s'amollit et revint des sentiments plushumains. allons, soupiratil en donnant de l'peron Bruno, il faudra marier ce garonl... il n'est que temps !

    Marier Grard ! Ce fut le sujet de ses mditations pendantle repas de midi. Le jeune homme, sous le coup del'explosion des colres paternelles, s'tait bien gard derentrer. M De Seigneulles dpcha son dner, et descendit la ville basse chez une vieille veuve de ses amies, MadameDe Travanette.

    Le logis de la veuve, situ dans le quartier de Juvignyqu'on nomme le bourg, est clbre dans le pays par son joliperron rampe de fer forg et sa faade du XVIe sicle auxlgantes gargouilles de pierre. Ce logis tait alors le seulpoint de runion des rares dbris de l'ancienne noblesselocale.

    mariage de Grard, Le

    28

  • Chaque jour, d'une heure quatre, les vieux amis de lamaison se relayaient pour faire la partie de trictrac de laveuve. Quand M De Seigneulles pntra dans l'antiquesalon, lambriss de chne et tendu de verdures de Flandre, ilaperut l'abb Volland, dj assis prs de la bonne dame.Dans le demijour bleutre entretenu par les volets moiticlos, au milieu de ce grand salon aux meubles fans et auxdorures ternies, ces deux personnages faisaient un aimableet piquant tableau d'intrieur. l'un des coins de la bergre,Madame De Travanette, vtue de soie puce, trsdroiteencore malgr ses soixantedix ans, ayant une figure scheet bilieuse sous un tour de faux cheveux noirs, tricotaitattentivement un gros bas de laine. Appuy sur les bras deson fauteuil, l'abb Volland, cur de sainttienne, clignaitdoucement les yeux en coutant les confidences de la vieilledame.

    L'abb tait un petit homme replet, aux mains courtes etpoteles, la mise soigne. Il frisait la soixantaine. Seslvres paisses, rouges et fendues dans le milieu, donnaient sa bouche l'air d'une cerise double ; quand il riait, onvoyait sous ces lvres gourmandes deux ranges de petitesdents blanches et carres du bout. Cette bouche vermeille, lenez aux ailes grasses et retrousses, l'oeil fin et d'paischeveux gris tout friss disaient clairement que le curdevait tre un charmant convive, l'humeur enjoue, auxmanires onctueuses et l'esprit dli.

    mariage de Grard, Le

    29

  • l'arrive de M De Seigneulles, l'abb Volland se leva enbauchant lgamment un de ces saluts ecclsiastiques quiressemblent une rvrence.

    On causa d'abord de choses indiffrentes, puis le nom deGrard ayant t prononc : comment vatil, demandaMadame De Travanette, estil vrai que vous vouliez faire delui un magistrat ?

    non, dit le chevalier, tant que le gouvernement actuelsera sur pied, Grard ne prtera jamais un serment qu'il nepourrait pas tenir. Je rserve mon fils pour le jour o notrevrai roi reviendra, ce qui ne saurait tarder...

    amen ! Soupira Madame De Travanette, et que le bondieu vous entende ; mais je crains bien de ne pas voir cejourl... les rois en exil ont tort ; ils sont l'gard de leurssujets comme d'anciens amis qui veulent renouer unecorrespondance interrompue depuis de longues annes ;quand il s'agit de reprendre la plume, on s'aperoit qu'on n'aplus une seule ide commune, et on ne trouve rien sedire...

    l'abb, qui redoutait la politique, prit des airs distraits etgratta sur la manche de sa soutane d'imperceptibles grainsde poussire. en attendant, dit Madame De Travanette, quecomptezvous faire de Grard ?

    mariage de Grard, Le

    30

  • je veux le marier.

    si vite ! ...

    il n'est que temps, rpliqua le chevalier. il contal'escapade du bal des saules, tandis que le cur souriait del'air de quelqu'un dj au courant de l'aventure. Quand M DeSeigneulles pronona le nom de Marius Laheyrard, MadameDe Travanette joignit les mains : ah ! S'criatelle, cesLaheyrard, quelle famille ! Il parat qu'on n'a jamais vud'intrieur plus dsordonn. Les enfants sortent avec des bastrous, et jamais dans la maison on ne touche une aiguille.Je ne dis rien du pre, c'est un pauvre homme ; mais la mre,quelle folle ! ... elle ne peut pas garder une bonne. On necomprend pas vraiment qu'elle ait eu assez peu de tact pourfaire nommer son mari dans une ville o elle a men unejeunesse orageuse. Chacun sait que, lorsqu'elle a pous MLaheyrard, il y avait urgence... elle m'a fait une visite que jene lui ai pas rendue, et j'espre qu'elle s'en tiendra l.

    sa fille ane a du talent, objecta l'abb.

    pauvre enfant, je la plains, elle est si mal leve ! Estcevrai, l'abb, qu'elle se promne seule avec un petit employde la prfecture, et qu'elle dessine des nudits ?

    L'abb Volland pousseta de nouveau d'invisiblessoupons de duvet.

    mariage de Grard, Le

    31

  • je vous assure, madame, qu'on en dit plus qu'il n'y en a.

    oh ! Vous, Monsieur Volland, vous les dfendez ; vousavez un faible pour les brebis galeuses.

    eh ! Madame, riposta doucement l'abb, n'estce pas lavraie charit vanglique ? D'ailleurs Madame Laheyrard estun peu ma parente ; Hlne est ma filleule, et elle chanteaux orgues avec beaucoup de zle et de ferveur.

    enfin, continua obstinment Madame De Travanette,personne ne les voit.

    pardonnezmoi, Madame Grandfief, toute rigide qu'elleest, n'hsite pas recevoir Mademoiselle Laheyrard...

    qui donne des leons de dessin sa fille Georgette.

    Ah ! Madame Grandfief est une fine mouche !

    ne parlezvous pas, interrompit M De Seigneulles, de lafemme de l'ancien matre de forges de Salvanches ? Elle adonc une fille ?

    oui, reprit Madame De Travanette, et puisque vouscherchez une femme pour Grard, voil votre affaire.

    mariage de Grard, Le

    32

  • Le chevalier dressa l'oreille. Madame De Travanette, quiavait la manie des mariages, fit aussitt un merveilleuxloge de Georgette Grandfief : dixhuit ans, jolie,suprieurement leve, deux cent mille francs de dot, en unmot, un excellent parti.

    De Seigneulles et prfr une famille moins bourgeoise ;mais la vieille dame lui remontra qu' Juvigny les fillesnobles taient fort pauvres et fort montes en graine ; elletermina en offrant de servir ellemme d'intermdiaire. Lechevalier restait pensif. Avant de faire une dmarche, ilaurait voulu voir la mre et la fille, et juger par luimme...

    coutez, dit tout coup l'abb en se levant pour partir, ceq u e j e v a i s v o u s p r o p o s e r n ' e s t p e u t t r e p a strscanonique, mais le ciel me pardonnera cause de lapuret de l'intention.

    Demain, Madame Grandfief et sa fille passeront aupresbytre l'aprsmidi, afin de confectionner avec lesdemoiselles du rosaire les fleurs destines la fte del'assomption. Venez me faire visite vers quatre heures etamenez Grard. Vous verrez ces dames, et le jeune hommenous dira son got.

    M De Seigneulles fit un signe d'assentiment, l'abb pritcong, et la partie de trictrac commena.

    mariage de Grard, Le

    33

  • Le soir, souper, le chevalier accueillit son fils d'un air debonne humeur et ne souffla mot des vnements de la veille.Avant de se coucher, il dit Grard : demain, vous ne vousloignerez pas.

    Nous irons ensemble visiter l'abb Volland...

    et, ajoutatil, vous me ferez le plaisir d'acheter des gantsgris ; j'ai assez de vos gants noirs !

    Ce fut la seule allusion qu'il se permit l'endroit du baldes saules.

    chapitre III le jardin du presbytre tait bien le plustrange jardin de cur qu'on pt rver. Dispos en terrassessur l'emplacement des anciens fosss de la ville haute, et fortnglig par l'abb Volland qui n'entendait rien au jardinage,il offrait l'oeil un chantillon des cultures les plus diverses.Dans ce fouillis, parfait symbole de l'esprit d'galitchrtienne qu'un bon pasteur doit maintenir parmi sesouailles les laitues croissaient fraternellement ct desrosiers cent feuilles, les lis alternaient avec les groseilliers,et de grands pieds d'anglique, des touffes de fenouil, degrosses boules de buis mlaient leurs senteurs aromatiquesau parfum des clmatites. Le long de la terrasse infrieurergnait une alle de charmes centenaires, au centre delaquelle s'ouvrait une rotonde orne d'une table de pierre etde siges rustiques. L s'taient runies les jeunes filles

    mariage de Grard, Le

    34

  • occupes confectionner des fleurs de papier, sous ladirection de la doyenne des congrganistes et d'un jeuneprestolet de vicaire trsremuant et fris comme un mouton.Quand M De Seigneulles et Grard entrrent dans lecorridor, un murmure de voix fminines, s'levant de cettecharmille comme d'une ruche bourdonnante, parvint jusqu'eux.

    La servante les introduisit dans le salon, o l'abb Vollandse trouvait en confrence avec Madame Grandfief. Grande,avec une taille plate et de gros os, cette dame avait desmanires imposantes et mesures, la parole imprieuse etemphatique.

    Son front carr, encadr de maigres cheveux chtains, sonnez trslong, sa face rectangulaire termine par un mentonmassif, rappelaient vaguement le type de la race chevaline.L'abb lui prsenta ses visiteurs, et M De Seigneullesentama avec elle une solennelle conversation roulant sur desrelations communes. Cet entretien crmonieux amusaitmdiocrement Grard, et il commenait touffer desbillements nerveux, quand le cur proposa de descendre aujardin. Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, et dsqu'on fut dehors, abandonnant l'abb et ses htes, quimarchaient d'un pas de procession, il se dirigea vers lacharmille dont le gai bourdonnement l'attirait.

    mariage de Grard, Le

    35

  • Quand il eut atteint l'une des ouvertures, il s'arrta unmoment sur le seuil de cette obscure et verte alle, d'o onapercevait, comme au fond d'un panorama, le groupe desrobes claires au milieu desquelles la soutane du vicairefaisait une tache noire. Debout au centre du groupe, unejeune fille, trsblanche de peau, et dont les pais cheveuxblonds ondoyaient librement sur les paules, tenait uneassiette pleine de groseilles rouges, o elle picorait avec dejolies mines d'oiseau friand.

    vous aimez les groseilles, Mademoiselle Laheyrard ?

    Dit au mme instant le vicaire avec un fort accent lorrain.

    oui, j'aime surtout les cueillir, et vous monsieur l'abb ?

    moi aussi, mais je n'aime pas seulement celles que jecueille, rponditil d'un air de convoitise.

    voulezvous des miennes ?

    L'abb fit un signe affirmatif, et en un clin d'oeil lacharmante espigle, sans s'inquiter des figures scandalisesde ses voisines, saisit du bout des doigts une longue grappe,bien apptissante, et la balana devant les lvres du vicaire.

    Le malheureux tait devenu cramoisi. Il regardait avecahurissement cette grappe tentatrice, tremblotant

    mariage de Grard, Le

    36

  • l'extrmit d'une main mignonne, et du mme coup ilentrevoyait un bras blanc, que la manche trslarge laissait dcouvert. Il balbutia quelques syllabes confuses, et,tournant les talons, battit prudemment en retraite vers l'autreextrmit de la charmille, o le cur, M De Seigneulles etMadame Grandfief avaient assist la scne. quelleinconvenance ! Murmura cette dernire l'oreille du cur,qui faisait la moue.

    Cependant la jeune fille tenait toujours sa grappe du boutdes doigts : ce sera donc moi qui la mangerai ! Ditelleavec un limpide clat de rire, et elle l'grena gentiment danssa bouche. Grard s'tait approch, elle l'aperut, fit unmouvement de surpr i se , e t ses c la i r s yeux brunsrencontrrent les regards merveills du jeune homme.

    Georgette, dit la svre Madame Grandfief en s'adressant l'une des travailleuses, mets ton chapeau, il est temps denous retirer.

    Une seconde jeune fille, brune avec des joues couleur depche mre , une bouche en coeu r , de g ros yeuxsournoisement baisss, et des formes grassouillettes, sedtacha du groupe qui regardait Mademoiselle Laheyrardavec horreur, et s'approcha de Madame Grandfief.

    voici ma fille, Monsieur De Seigneulles, dit la dame,tandis que Mademoiselle Georgette faisait une rvrence

    mariage de Grard, Le

    37

  • crmonieuse.

    elle est charmante ! Murmura galamment le chevalier.

    L'abb Volland, essayant de donner un air grondeur saphysionomie onctueuse, avait pris part la blonde espigleaux groseilles. Hlne, ditil, je te prie l'avenir derespecter mon vicaire.

    mais, monsieur le cur, rpondit la jeune fille d'un tonmalicieusement confus, je le respecte et mme je l'admire.Si vous aviez vu avec quel air de mouton effarouch il arsist la tentation...

    il m'a rappel le Saint Antoine des marionnettes.

    enfant terrible ! Grommela le cur en secouant la tte.

    Lorsque le chevalier et Grard sortirent du presbytre :comment trouvestu cette jeune fille ?

    Dit M De Seigneulles.

    trssduisante, rpondit le jeune homme encore toutrveur, quel joli son de voix et quels magnifiques cheveuxblonds !

    mariage de Grard, Le

    38

  • blonds ? Rpta le chevalier en s'arrtant, aije laberlue ? Il m'a bien sembl qu'elle tait brune.

    blonde, mon pre ! Avec de longues boucles soyeusesqui couvrent ses paules...

    M De Seigneulles frona les sourcils. sangrebleu !

    Soyez donc la conversation ; qui vous parle de cettevaltonne la crinire flottante ? Il s'agit de MademoiselleGrandfief.

    ah ! Fit Grard, je l'ai peine remarque.

    eh bien ! Quand vous aurez l'honneur de vous retrouveravec elle, ayez la bont de la regarder.

    Je l'ai remarque, moi, et il ne me dplairait pas qu'elledevnt ma bru.

    Pendant ce temps, la jeune fille que le chevalier traitait d'valtonne quittait son tour le presbytre et regagnaitlentement la rue du Tribel . quelles prudes que cesprovinciales, songeaitelle, et quelle ide a eue papa devenir Juvigny ! tout en maugrant, elle poussa un soupir ;les causes qui avaient amen sa famille en province luirevenaient tristement l'esprit. Son pre, ancien professeurde physique SaintLouis, avait fait de ncessit vertu en

    mariage de Grard, Le

    39

  • quittant Paris, o la vie commenait tre lourde avecquatre enfants et des appointements modestes. et songer,pensaitelle, qu'il faudra moisir Juvigny, devenir peuttreune vieille fille laide et parchemine comme la doyenne descongrganistes ! .. oh ! Non, jamais ! au mme instant,Grard, qui marchait derrire son pre, se retourna, reconnutMademoiselle Laheyrard et la salua avant de rentrer lamaison. tiens !

    Se dit la jeune fille, interrompant brusquement sesrflexions mlancoliques, notre voisin a dcidment bonnemine... il est joli garon et n'a pas l'air prtentieux des jeunesgens de la ville.

    Ma conduite avec le vicaire a d le suffoquer. elle se mit rire tout haut en songeant la mine effare de l'abb.

    Des cris d'enfant l'accueillirent au moment o elle entradans la cour de la vieille maison occupe par l'inspecteurd'acadmie. eh bien ! Tonton, la maison estelle en feu ?Demandatelle une fillette de neuf ans, aux cheveuxbouriffs, la robe trop courte laissant voir des jambesmaigres et noircies aux genoux.

    Hlne, s'cria l'enfant, le benjamin a dchir sonpantalon, et maman dit que tu dois le raccommoder tout desuite.

    mariage de Grard, Le

    40

  • jolie besogne ! Murmura Hlne, ne pouvaiton la fairesans moi ?

    maman dit que tu as emport le fil noir.

    c'est vrai ! Fit la jeune fille en fouillant dans sa poche,d'o elle retira en riant un livre, une cl, des prunes vertes etenfin un petit sac de paille contenant le fil et les aiguilles.

    Tonton la prit par la jupe et l'entrana dans une grandepice trssimplement meuble, qui servait d'ouvroir et desalle manger. Le Benjamin, garon de onze ans la mineinsouciante, sifflait, perch sur le bord du buffet, etattendait, les jambes nues, qu'on voult bien rparer sonunique pantalon. Hlne passa un d son doigt, et,s'emparant de la culotte, o billait un norme accroc, elle yfit une reprise, tandis que Tonton, abusant de la position dumalheureux Benjamin, lui pinait les jambes en poussantdes clats de rire aigus.

    bravo ! Cria Marius, dont la figure gouailleuse, panouiecomme un gros dahlia, apparut dans l'embrasure de la porte,touchant tableau de famille ! la vierge au pantalon,admirable sujet pour un pote de l'cole du bon sens ! .. ah, il est six heures, on ne dne donc plus ici ?

    ne t'impatiente pas ! Dit Madame Laheyrard, qui semontra sur le seuil de la cuisine, on va mettre le couvert.

    mariage de Grard, Le

    41

  • Hlne prit des assiettes dans le buffet et les disposa sur latable, garnie d'une simple toile cire.

    Pendant ce temps, le Benjamin, remis en possession deson vtement indispensable, tait all chercher son pre.Bientt toute la famille fut runie dans la salle manger.

    Le dner se ressentait de l'absence d'une cuisinire, lafaon mme dont il tait servi disait la hte d'un repasimprovis sans got et sans art. je suis excde ! GmitMadame Laheyrard en posant sur la table ses coudespotels. elle approchait de la cinquantaine, mais elle avaiteu la beaut du diable, et il lui restait encore une chevelureblonde bien fournie, des yeux vifs et de superbes paules.Elle tait sans cesse affaire et remuante ; mais son activitbrouillonne ne profitait gure au bientre du mnage. Elleperdait toutes ses journes discuter avec les fournisseurs, se quereller avec sa servante, se lamenter sur la chert desvivres et le peu de ressources de la petite ville. Ce soirl, l'heure du repas, ses plaintes taient encore plus verbeuses etplus amres que de coutume ; elle venait de renvoyer sadomestique, et le dner en avait pti.

    affreux pays ! S'criaitelle en lanant des regardscourroucs vers son mari, qui mangeait paisiblement sondessert, on nous a bien mal traits en nous envoyant danscette bourgade !

    mariage de Grard, Le

    42

  • mais, ma bonne amie, rpondit M Laheyrard en secouantles longs cheveux gris qui lui retombaient sur le cou,rappelle tes souvenirs ; c'est toimme qui as demandJuvigny au ministre.

    L'inspecteur d'acadmie parlait lentement ; rien qu'encoutant son dbit scand et lgrement sentencieux, ondevinait le vieux professeur qui a trn longtemps dans unechaire universitaire.

    Cette parole mesure avait le don d'exasprer toutparticulirement Madame Laheyrard.

    eh oui ! C'est moi, rpliquatelle aigrement ; quand tume le rpteras cinquante fois ! ... je me suis trompe et j'enfais pnitence. Le pays n'est plus reconnaissable ; la ville estmaussade, et quant aux habitants, parlonsen ! Des gensvaniteux et mal levs. Nous avons fait plus de quarantevisites, et c'est peine si on nous en a rendu dix... c'est tafaute aussi, Monsieur Laheyrard !

    ma faute ! Murmura l'ancien professeur, puisje forcerles gens venir chez moi ?

    tu n'as pas su te poser Juvigny. On donne des dnerspartout ; astu seulement tent une dmarche pour faireinviter ta femme et ta fille ?

    mariage de Grard, Le

    43

  • j'ai pour principe de ne jamais m'imposer, rpondit lebrave homme, c'est de la dignit.

    c'est de l'gosme ! Disdonc que tu prfres t'enfermeravec tes livres !

    M Laheyrard releva la tte et fixa un instant sur sa femmeses yeux intelligents et fatigus. Mlanie, ditil doucement,tu vas trop loin. Si on nous nglige Juvigny, tu devrais terappeler que c'est peuttre autant ta faute que la mienne.

    Madame Laheyrard se mordit les lvres. Cette timideallusion l'histoire de sa jeunesse jeta une douche froide surson excitation nerveuse. Marius bourra sa pipe d'un airimpatient et alla finir sa soire dehors. L'inspecteur, pour sedrober de nouvelles lamentations, se rfugia dans lejardin.

    Hlne se hta d'enlever le couvert et courut le rejoindresous les arbres du verger.

    chapitre IV seule de toute la famille, Hlne comprenait MLaheyrard et l'aimait. Elle le voyait tourment par les follesexigences de Madame Laheyrard, tourn en ridicule parMarius, peine obi par les enfants, auxquels on n'avaitinculqu ni la soumission ni le respect. Cependant elle lesentait bien suprieur comme coeur et comme esprit au restede la famille, et elle s'efforait de lui faire oublier toutes ces

    mariage de Grard, Le

    44

  • petites misres domestiques force de tendres clineries.El le s ' in tressa i t ses t ravaux ; lu i , de son ct ,l'encourageait dans ses tudes de peinture. Quand il taitfatigu de ses livres, elle l'gayait de ses saillies espigles.Pour M Laheyrard, au milieu des tracas administratifs, lagaiet d'Hlne tait comme la chanson d'un rougegorgependant une maussade journe d'hiver. Ce soirl, ils sepromenrent longtemps, bras dessus bras dessous, le longdes alles herbeuses du jardin ; puis le vieux professeurbaisa sa fille au front et regagna son cabinet de travail,tandis qu'Hlne se mettait la recherche des enfants afin deles traner leur dortoir.

    Quand elle redescendit, lasse des criailleries des deuxmarmots, Madame Laheyrard, qui ne pouvait tenir en place,tait sortie pour faire des courses en ville. Hlne se retiradans une grande pice contigu au jardin, dont elle avait faitson atelier.

    Des tudes taient accroches au mur ; dans un angle, prsd'un piano charg de musique, se dressait un chevalet ; surun guridon, un bouquet de fleurs des champs s'talait dansun pot de faence. La premire chose qui frappa les yeux dela jeune fille fut l'empreinte des cinq petits doigts de Tontonsur la toile o une tude tait frachement bauche.

    Hlne frappa du pied avec colre. bicoque de maison !S'criatelle, et, en proie un violent accs de mauvaise

    mariage de Grard, Le

    45

  • humeur, elle alla s'asseoir sur les marches de pierre quidescendaient vers le jardin. L, les coudes sur les genoux,les mains enfonces dans ses cheveux, elle promena sesregards mlancoliques sur la gorge de Polval, rougie par lesdernires lueurs du crpuscule.

    Juvigny lui pesait. Ne Paris et parisienne jusqu'au finbout de ses ongles roses, elle ne pouvait s'habituer cecalme bat, ces horizons troits, ces intrts mesquins dela petite ville. La vie de province lui faisait l'effet d'unevisite trop prolonge chez des gens ennuyeux, dans unemaison sentant le moisi et le renferm. Au loin, dans lefaubourg, un orgue nasillard jouait un air qu'elle se souvintd'avoir entendu l 'an pass dans quelque thtre duboulevard. Toutes ses impressions de l'existence parisiennelui revinrent alors la file.

    Elle se rappela son balcon au quatrime d'une maison de larue d'Assas, la grille du Luxembourg, le jeu de paume avecses joueurs aux casaques blanches et rouges, les caissesd'orangers alignes sur la terrasse o les bourgeois duquartier et les tudiants se promenaient gaiement l'heuredu crpuscule. Elle gravit en imagination l'escalier du museet revit la place o elle s'installait avec son chevalet et soncarr de toile cire pour copier le labourage nivernais. elleavait la nostalgie de toutes ces choses ; elle aurait donndeux ans de sa vie pour entendre de nouveau la clameur desgardiens criant sous les grands marronniers : on va

    mariage de Grard, Le

    46

  • fermer ! prise d'un mouvement d'irritation et de rvolte :oh ! Je m'ennuie trop ! S'criatelle avec colre en tirantses bras.

    si je pouvais du moins tre bon vous distraire !

    Dit derrire elle une voix mordante et bien timbre.

    Elle tourna languissamment la tte. ah ! C'est vous,Monsieur Finol, bonsoir !

    j'avais parler service avec M Laheyrard, il m'a dit quevous tiez votre atelier, et j'ai pris la libert d'entrer...estce que je vous drange ?

    non pas, j'ai mal aux nerfs, voil tout... vous tes lebienvenu.

    Dans la pnombre crpusculaire , on dis t inguai tconfusment la petite taille du nouvel arrivant et sa tte pleencadre de longs cheveux. Ses grands yeux d'un jaunefauve, ses joues maigres et ses lvres minces avaient cetteexpression la fois souffreteuse et spirituelle qui est l'indiced'une organisation rachitique. Francelin Finol tait, eneffet, afflig d'une dviation de l'pine dorsale, et c'taitmme en partie cette difformit qu'il devait son admissiondans l'intimit de la famille Laheyrard.

    mariage de Grard, Le

    47

  • Son emploi de souschef la prfecture l'avait mis enrelation avec l'inspecteur d'acadmie, et, comme il taitobligeant, agrable causeur et bon musicien, MadameLaheyrard, peu gte par la socit de Juvigny, avaitaccueilli familirement ce visiteur chtif et malingre, qu'elleregardait comme un garon sans consquence. commentallezvous aujourd'hui ? Reprit Hlne en lui tendant unemain qu'il serra avec vivacit dans ses longs doigts amaigris.il y avait dans l'accent et le geste de la jeune fille quelquechose d'amical et d'attendri.

    Sa bont native la portait se montrer affectueuse pour cepe t i t t r e malad i f e t d i sg rac i . Ce t t e f ami l i a r i t compatissante surprenait bien des gens, et ceux quiconnaissaient mal la jeune fille taient ports confondrecette piti sympathique avec un sentiment plus vif. voir lesyeux subitement illumins de Francelin Finol, on et ditqu'il s'y mprenait luimme et s'abusait sur la nature desdmonstrations cordiales de Mademoiselle Laheyrard.

    je vais toujours bien ds que je suis ici, rponditil d'unevoix caressante, rien que le contact de vos mains suffit pourme gurir.

    Elle se mit rire et se tourna vers lui tout en allumant lesbougies du piano. voulezvous, ditelle, que je soiscompltement aimable, permettezmoi d'aller me rasseoirsur la pierre du perron ; le frais du soir me dtendra les

    mariage de Grard, Le

    48

  • nerfs.

    Sur un geste du jeune homme, elle reprit sans faon lapose dans laquelle il l'avait trouve : le front dans les mainset les yeux perdus dans le vide.

    Assis sur le tabouret du piano, Francelin Finol la dvoraitdu regard, tandis qu'elle restait silencieuse et commeenfonce dans sa rverie.

    mon peu de crmonie ne vous choque pas trop ?

    Repritelle ; c 'est que, voyezvous, j 'ai dj taujourd'hui un objet de scandale au presbytre, et je nevoudrais pas recommencer ce soir. propos, il y avait chezl'abb Volland un de nos jeunes voisins, M De Seigneulles ;le connaissezvous ?

    fort peu, mais assez pour ne pas l'aimer.

    pourquoi ? Il a une figure expressive, le regard fier, labarbe noire, et avec cela il rougit comme une pensionnaire.La timidit sied aux bruns comme les fleurs aux grandsarbres.

    Grard De Seigneulles, poursuivit ddaigneusementFinol, est un de ces jolis garons qui sont venus au mondeavec des gants... cerveaux borns et vaniteux, plantes de

    mariage de Grard, Le

    49

  • luxe brillantes et inutiles...

    Hlne lui coupa la parole. j'aime les fleurs qui neservent rien, s'criatelle d'un petit ton dcid, j'aime toutce qui est color et lumineux !

    La soire tait chaude, et des papillons venus du jardintournoyaient autour des bougies. Eux aussi !

    Rpliqua ironiquement le petit bossu en montrant lesinsectes qui se grillaient la flamme.

    vous tes sentencieux, ce soir, Monsieur Finol. Hlnese leva, passa devant lui et se mit au piano.

    chantezmoi quelque chose, cela dissipera nos idesnoires.

    Elle frappa quelques accords et indiqua du doigt Finolla partition de Don Juan ouverte l'endroit de la srnade.F r a n c e l i n o b i t e t c o m m e n a . I l a v a i t u n e v o i xmerveilleusement pure et vibrante ; les sons, en s'chappantde ses lvres, donnaient la sensation d'une musique tropidale pour tre humaine ; on et dit une me qui chantait.

    Tout en accompagnant, Hlne subissait le charme decette voix trange et pntrante. Quand l'air fut fini, elle seretourna et vit le regard profond du bossu fix sur elle avec

    mariage de Grard, Le

    50

  • une intensit embarrassante.

    que vous avez de beaux cheveux ! Murmuratilsourdement.

    vous trouvez ? Fitelle en passant ses doigts dans lesboucles anneles avec un geste de coquetterie nave, bah ! quoi cela me sertil ? Il faudra les enfouir un de ces matinsdans une affreuse rsille et devenir institutrice au fond dequelque pensionnat maussade.

    quelle plaisanterie ! Dit Finol en haussant les paules.

    je ne plaisante pas ; nous sommes pauvres, je suis unefi l le sans dot , e t i l faudra que je gagne mon pain.Gouvernante ou sousmatresse, voil mon lot ; cela vautencore mieux que de scher sur pied dans ce trou deJuvigny.

    vous n'tes pas de celles qu'on laisse scher !

    Rpliquatil en s'animant ; n'avezvous donc pasd'ambition ? Belle et richement doue comme vous l'tes,n'avezvous jamais rv un intrieur, des enfants, un mariheureux de faire de vous la reine de cette petite ville, quevous mprisez trop ?

    mariage de Grard, Le

    51

  • Elle secoua la tte. bourgeoise en province, non, je n'aipas la bosse...

    elle n'eut pas plus tt lch ce dernier mot qu'elleremarqua une amre expression sur la figure de Finol, ets'aperut qu'elle venait de dire une sottise. En un instant, sesclairs yeux bruns devinrent humides. Vexe de sontourderie, dsole d'avoir pu blesser le jeune homme,Hlne lui tendit la main avec vivacit. je voulais dire,repritelle confuse, que j'ai trop mauvais caractre pourfaire une bonne femme d'intrieur.

    Les pommettes du bossu s'taient colores d'une lgrerougeur. j'ai compris, fitil tristement ; puis, retenant lamain d'Hlne dans les siennes avec une insistancepassionne : vous me croyez votre ami, n'estce pas ?S'criatil ; eh bien !

    Promettezmoi de ne prendre aucune rsolution extrmeavant de m'en parler... jurezlemoi !

    Elle le regarda avec tonnement. je vous le promets !

    Ditelle un peu effraye ; l, tesvous content ?

    merci ! Murmuratil en rendant la libert la main dela jeune fille.

    mariage de Grard, Le

    52

  • Sur ces entrefaites, Madame Laheyrard, revenue de sescourses la ville basse, entra dans l'atelier.

    Dix heures venaient de sonner. Finol prit cong de cesdames et regagna son logis.

    Il habitait une maison d'assez pauvre apparence, situe micte, quelques pas du vieux collge.

    Un tisserand en occupait les caves et le rezdechausse ;les pices du premier tage taient loues en garni depetits employs ou des ouvrires. Francelin remonta danssa modeste chambre encombre de paperasses, et, ne sesentant pas en humeur de dormir, alla s'accouder lafentre, ouverte sur les jardins et le petit bois du collge.

    Francelin tait enfant naturel ; sa mre, lessiveuse etjournalire de son mtier, tait morte la peine six ansauparavant. lev en qualit de boursier dans ce mmecollge dont les arbres ombrageaient sa croise, il avait faitde bonnes tudes, et force de volont il tait parvenu sortir du milieu misrable dans lequel il avait pass sonenfance.

    Degr par degr, il avait grimp jusqu' michemin del'chelle sociale de Juvigny. vingtcinq ans, il s'tait faitnommer souschef de bureau, et il avait l 'oreille dusecrtairegnral de la prfecture ; c'tait un rsultat, mais

    mariage de Grard, Le

    53

  • bien mince encore aux yeux d'un garon tenace et ambitieuxcomme Finol.

    Le fils de la lessiveuse rvait d'tre admis sur un piedd'galit dans les salons des riches fabricants et des hautsfonctionnaires de Juvigny. Son talent de musicien lui avaitdj ouvert la porte de quelques familles ; mais d'autresmaisons, et des meilleures, lui restaient obstinmentfermes. Depuis l'arrive des Laheyrard, son ambition avaitreu un coup d'peron violent. bloui par la beaut d'Hlne,gris par sa grce familire et ses faons affectueuses, ilmarchait depuis lors au milieu d'un mirage et ne pensait plusqu' devenir le mari de mademoiselle Laheyrard.

    pourquoi pas ? Se disaitil ce soirl en coutant letictac des mtiers de tisserand pars dans le faubourg,Hlne est pauvre et ne trouvera pas facilement se marier ;moi, comme esprit et comme volont, je suis suprieur tous les jeunes gens d'ici. Avec elle pour femme, je mesentirais de force remuer tout le petit monde de Juvigny et grimper sur le dos de tous ces gensl pour atteindre monbut. Je pourrais me faire nommer conseiller municipal,supplanter le maire, qui est une nullit, et, qui sait ? Par cetemps de suffrage universel, arriver jusqu' la dputation...

    un bruit frais de plantes mouilles et le glouglou d'unecarafe sur le rebord de la fentre voisine le rappelrent laralit et lui firent faire un brusque mouvement de retraite.

    mariage de Grard, Le

    54

  • Au mme instant, une voix de jeune fille se mit fredonner,une tte se pencha, et, la lueur de la lune naissante, lafigure ruse de la petite Reine se montra entre deux pots debalsamines. tesvous rentr, Francelin ?

    Demanda la couturire.

    R e i n e L e c o m t e t a i t l a n i c e d u t i s s e r a n d d urezdechausse ; tout enfant elle avait jou avec Finol, etils s'taient tutoys pendant longtemps.

    Elle aussi, depuis trois ou quatre ans, choyait un rve :c'tait de devenir une dame et de porter chapeau. Pour enarriver l, il suffisait d'pouser Francelin, et son tourl'ambitieuse grisette se disait : pourquoi pas ?

    Comme le jeune homme se tenait coi, elle renouvela saquestion.

    oui, rpliqua schement Finol, mcontent d'tredrang, je rentre l'instant, et je vais me coucher.

    vous tes bien fier depuis que vous frquentez vos bellesdames de la ville haute ! Ces parisiennes vous feront perdrela tte, mon pauvre Francelin.

    vous m'obligerez en laissant ces dames en paix, ditFinol avec humeur, bonsoir !

    mariage de Grard, Le

    55

  • patience ! Murmura la petite Reine, qui voulait avoir ledernier, qui va chercher de la laine revient tondu, et vousle serez ras, mon bel agneau blant.

    Finol referma violemment sa fentre et s'alla coucherfurieux.

    chapitre V satisfait de sa premire entrevue avec MadameGrandfief, M De Seigneulles s'tait dcid menerrondement cette importante affaire du mariage de Grard.Sur sa demande, l'abb Volland et Madame De Travanetteavaient sond le mnage Grandfief, et, leurs dmarchesayant t accueillies favorablement, le chevalier avait chargson notaire de rsoudre les questions d'intrt. En hommesage, il estimait qu'il ne fallait point mler les discussionsd'argent aux affaires de sentiment.

    Quand les apports respectifs furent bien tablis, M DeSeigneulles se mit directement en relation avec M etMadame Grandfief, et il fut convenu que Grard seraitautor is fa i re sa cour la jeune f i l le . Le v ieuxgentilhomme dsirait que son fils ft agr comme unhomme aimable avant d'tre impos comme un mari. Lemariage ne devait tre divulgu que lorsque les deux jeunesgens se seraient mis d'accord, et Madame Grandfief, sre del'obissance de sa fille, convaincue d'ailleurs de l'attraitirrsistible de la beaut de Georgette, accepta cettecondition, bien qu'elle lui part ridiculement romanesque.

    mariage de Grard, Le

    56

  • Donc deux fo is par semaine Grard a l la passerl'aprsmidi dans la maison de Salvanches, situe l'extrmit de la promenade des saules, au milieu d'un grandparc que l 'Ornain baigne de ses eaux bruyantes etpoissonneuses. Le jeune homme s 'y rendait , tanttaccompagn par son pre, tantt chaperonn par MadameDe Travane t t e ou l ' abb Vol land . Ces en t revuescrmonieuses se passaient d'une faon fort maussade.Excutant strictement le programme impos par sa mre,Mademoiselle Georgette, droite sur sa chaise, le nez en l'airet les yeux baisss, ne se mlait la conversation qu'avecune sage retenue. Si Grard lui adressait la parole, ellesoulevait lentement ses paupires ranges de longs cils etregardait d'abord Madame Grandfief, comme pour chercherune rponse dans les yeux maternels. Quand elle se dcidait parler, elle semblait presque rciter une leon. Elle taitjolie, et bien que ses gros yeux noirs eussent plus d'clat quede profondeur, son nez retrouss, ses joues fraches, sabouche mignonne, lui donnaient une certaine grce piquanteet sensuelle ; mais elle avait l'esprit troit et peu cultiv,dans la ville ses navets taient devenues proverbiales, etson babillage frivole, tout rempli de dtails de toilette, n'taitpas fait pour mettre Grard en verve. Le jeune homme avaitune de ces natures rserves qui ne s 'panouissentp le inement que dans des mi l ieux rchauffan ts e tsympathiques. Aussi demeuraitil froid et taciturne, laissanttout le poids de la conversation l'abb ou Madame DeTravanette.

    mariage de Grard, Le

    57

  • Ces visites priodiques Salvanches lui paraissaient delourdes corves ; il en revenait chaque fois somnolent, las etmlancolique.

    Un soir d'aot, aprs une de ces stations chez lesGrandfief, il rentrait tout morose la maison.

    Ayant pris par les vignes, il gravissait le sentier mitoyenentre la proprit de son pre et celle du voisin, quand desclats de voix et des cris joyeux lui firent relever la tte. Ilaperut deux enfants qui tranaient une chelle et qui sonapproche disparurent derrire les massifs de la terrasse.Tonton ! Benjamin ! Voulezvous bien rapporter l'chelle ?Cria une voix argentine et arienne. de triomphants clats derire rpondirent seuls cette sommation. mchantsgamins ! Continua la voix mystrieuse.

    Dans le verger voisin, le feuillage d'un vigoureux pruniers'agita toutcoup, et Grard y dcouvrit, assise entre deuxmatresses branches, tenant d'une main un gros morceau depain et de l'autre cueillant des reinesclaudes, MademoiselleHlne Laheyrard.

    Elle tait charmante ainsi, tte nue, cheveux au vent, avecune lgre teinte rose sur ses traits anims et un clair dansses grands yeux. Les rayons pars dans la feuil lepromenaient alternativement sur son cou et sur sa figure derapides touches d'ombre et de lumire ; un lger vent qui

    mariage de Grard, Le

    58

  • agitait l'ourlet de sa robe dcouvrait deux mignonnesbottines et mme parfois la naissance de deux jambes auxattaches menues. la vue de Grard, Hlne, avec un joligeste la fois chaste et coquet, ramena sur ses pieds les plisflottants de sa jupe de toile ; puis, ses regards rencontrantceux du jeune homme, elle ne put s'empcher de rire.

    mademoiselle, dit Grard en la saluant, permettezmoid'aller chercher une chelle.

    ne vous donnez pas cette peine, monsieur, rponditelle ;l e s en fan t s r ev i end ron t d ' euxmmes ds qu ' i l ss'apercevront que leur niche ne m'a pas mue.

    Grard la trouvait merveilleusement belle dans cetencadrement de feui l les ver tes . Cet te rayonnantemanifestation de la beaut fminine eut pour premier effetde vaincre sa rserve et sa timidit.

    laissezmoi du moins, repritil, vous tenir compagniejusqu' ce que Tonton ait rapport l'chelle.

    Il tremblait que sa requte ne ft mal accueillie ; maisHlne eut l'air de la trouver toute naturelle.

    volontiers, fitelle. D'ailleurs, puisque nous sommesvoisins, je tiens me rhabiliter dans votre esprit. Voil laseconde fois que je vous scandalise, et c'tait dj trop de la

    mariage de Grard, Le

    59

  • grappe de groseilles...

    le jeune homme voulut protester . voyezvous,continuatelle en l'interrompant familirement, il ne fautpas me juger sur mes tourderies, et si mon frre Mariustait ici, il vous dirait que je suis une fille srieuse, bienqu'un peu toque. ce dernier mot, Grard ouvrit de grandsyeux.

    je veux dire un peu folle, repritelle en riant.

    Ah ! Je ne suis pas une demoiselle bien leve et bien sagecomme Georgette Grandfief ! ... vous la connaissez, jecrois ? ... si sa mre la surprenait, perche comme moi surun prunier, quelle sermonnade ! je l'entends d'ici dire : fidonc !

    Mademoiselle !

    Elle roulait de gros yeux, pinait les lvres et mimait leton sentencieux de la dame avec une drlerie si comique queGrard ne put retenir un clat de rire. vous avez,s'criatil, un joli talent d'imitation.

    je possde comme cela un lot de jolis talents qui me fontpasser pour une fille mal leve...

    mariage de Grard, Le

    60

  • j'essaie parfois de mettre en cage mes espigleries, maisj'oublie de fermer la porte, et prrrou ! ... les maudits oiseauxreprennent leur vole. Au rebours de bien des gens, chezmoi le premier mouvement est toujours dtestable, mais lesecond est trsbon, je vous assure.

    j'en suis certain, s'cria Grard charm. appuy labarrire du verger, i l admirait Hlne avec un relenthousiasme. L'une des mains de la jeune fille allait etvenait dans le feuillage, en qute des reinesclaudes dontl'piderme ros, dj fendu par la maturit, laissait voir leschairs juteuses et dores. Elle les croquait avec des minesfriandes en passant, comme une chatte, le fin bout de salangue sur ses lvres humides, ou bien elle mordait sansfaon dans son croton de pain. Le soleil faisait tincelerl'mail de ses petites dents, et parfois aussi les frais contoursde ses bras blancs sous l'ampleur des manches. Grard,bloui, se sentait mtamorphos et dcouvrait au fond de luides audaces dont il ne s'tait jamais dout. Troubl par cesmotions subites, qui lui montaient la tte comme lamousse capiteuse du vin nouveau, il tait tent de crier lajeune fille : c'est fait de moi ! Vous tes trop adorablementbelle ! ...

    ses yeux du moins le lui disaient ; quant ses lvres,elles s'agitaient pour parler, mais ne savaient ou n'osaientrien exprimer. la fin, elles se desserrrent. oui,rptatil, je suis certain que vous tes bonne autant que

    mariage de Grard, Le

    61

  • belle, bonne comme tout ce qui est franc et spontan : lesfleurs et le soleil !

    pas de compliments ! Rpliqua Hlne d'un ton dcid ;d'abord votre comparaison ne vaut rien. Le soleil n'est pastoujours bon, et celui de ce soir est en train de me rtir sibien les paules que je n'oserai plus les montrer au prochainbal de Madame Grandfief, car vous savez qu'on danse Salvanches... vous aimez la danse, je crois ?

    Ajoutatelle en lui lanant un regard malicieux.

    cette allusion l'aventure du bal des saules, Grardrougit et balbutia. moi, continua Hlne, je ferais cinqlieues pied, par la pluie, pour danser un quadrille. Aussi,comme j'ai horreur de rester sur ma chaise, j'ai tenu ce soir me montrer sous mes moins mauvais cts, afin que vousn'ayez pas honte de m'inviter jeudi.

    Elle fut interrompue par une voix retentissante qui criait :ne t'impatiente pas, Hlne, je t'apporte l'chelle de ladlivrance !

    Marius Laheyrard dboucha d'un massif de noisetiers entranant l'chelle vole par les enfants ; au mme moment, ilaperut Grard : par Zeus !

    S'criatil, c'est mon danseur aux gants noirs...

    mariage de Grard, Le

    62

  • tu connais donc M De Seigneulles, sournoise ?

    Grard expliqua le hasard de la rencontre, tandisqu'Hlne posait ses pieds sur les premiers chelons. Ellerassembla ses jupes, sauta sur le gazon, et alla se suspendreau bras de son frre.

    Le jeune Seigneulles saluait dj pour prendre cong,quand Marius le retint par le bras. non pas, s'criatilimptueusement, vous avez mis le pied sur notre domaine,et nous vous gardons... il y a aujourd'hui un rti passable, etvous dnerez avec nous.

    Grard voulait refuser, mais Hlne se tourna vers lui etritra gaiement l'invitation ; il se sentit sduit, et se laissaentraner jusqu'au logis de l'inspecteur, o Marius leprsenta sa mre.

    Madame Laheyrard parut trsfire du nouvel ami de sonfils, et l'ancien professeur fit son jeune voisin un accueil la fois grave et bienveillant qui le mit tout de suite l'aise.Le dner fut cette fois prsentable ; les enfants taient sages,la nappe tait blanche, et le rti cuit point. Mis en gaietpar la bonne chre et la prsence d'un tranger, Marius enprofita pour exposer ses thories les plus excentriques.Hlne riait aux clats, et parfois, quand les charges dujeune pote dpassaient la mesure, le silencieux MLaheyrard se contentait de hausser les paules et de s'crier

    mariage de Grard, Le

    63

  • avec un doux accent de reproche : Marius, mon ami, tu mecompromets ! ce qui avait invitablement pour effet dedterminer une plus formidable explosion de ptardssubversifs, destins mystifier le bonhomme. dans cetteatmosphre de bonne humeur, ayant devant les yeux lesourire tincelant et le regard spirituel d'Hlne, Grard sedgourdissait peu peu. Il se faisait luimme l'effet d'unefeuille de th toute recroqueville avant de tomber dans lathire, et qui sous l'influence de l'eau chaude se dtend, sedplie, reprend sa forme naturelle et donne tout son parfum.Quand on servit le caf, il se sentait dj un autre homme. Iltait devenu bavard et expansif. Il conta son enfancesolitaire dans la vieille maison de la ville haute, sonadolescence clotre chez les jsuites de Metz, ses tudes dedroit Nancy avec l'antique douairire pour chaperon...Hlne se mit rire. mais c'est un pre farouche que levtre, et j'ai d le choquer terriblement l'autre jour aupresbytre ! ...

    ah ! Ce n'est pas notre papa, nous, qui aurait de cesduretsl, s'criatelle en clinant M Laheyrard.

    oui, murmura le vieux professeur, moi, on me mne parle bout du nez !

    si bien, continua l'espigle jeune fille en prenant le nezde son pre entre ses doigts effils, si bien que son nez s'enest allong ; mais on aime bien son pre ! Repritelle en

    mariage de Grard, Le

    64

  • frottant sa joue satine contre la barbe dj longue dusavant. Elle eut un subit lan de tendresse ; le pre et la filles'embrassrent avec effusion, tandis que Grard muadmirait le groupe charmant form par le vieillard aux longscheveux gris et la blonde enfant.

    Un pied en l'air soulevant l'ourlet de la robe, l'autre peinepos sur la pointe, Hlne avait pass ses bras autour du coude son pre et ne voulait pas le dsemprisonner.

    la fin, M Laheyrard se dgagea et rentra dans son cabinetde travail. Madame Laheyrard tait alle coucher lesenfants, Marius fumait dans le jardin ; Hlne et Grardrestrent seuls prs du perron, au pied d'un grand mriernoir, qui semait sur eux des baies purpurines. Le crpusculetait arriv, les grillons chantaient, des sphinx de vignebourdonnaient audessus des phlox en fleurs. Hlnes'approcha des touffes lilas et parvint enfermer dans sesmains un des sphinx qui rdaient autour des fleurs ; puis,revenant prs de Grard, elle carta les doigts demi pourlui montrer l'insecte qui faisait faire le moulinet ses ailesroses et grises. n'estce pas, ditelle, qu'il est trange avecsa tte pointue et ses gros yeux brillants comme desdiamants noirs ?

    Grard, afin de mieux voir, avait pris les doigts d'Hlneentre les siens et les tenait presque au niveau de ses lvres.Mademoiselle Laheyrard sentait sur ses mains le souffle du

    mariage de Grard, Le

    65

  • j eune homme. que l le jo l ie nuance ont ses a i les !Murmuratil.

    je voudrais avoir une robe de ce rosel !

    S'cria Hlne, j'ai envie de l'emprisonner sous un verrepour le peindre demain.

    non, rpondit Grard, soyez gnreuse... il a si longtempsvcu clotr dans la maussade prison de sa chrysalide !

    comme vous ! Fit tourdiment la jeune fille.

    oui, comme moi, rpliquatil gaiement, cette nuit estpeuttre sa seule nuit de fte, ne la lui prenez pas.

    bien parl, dit Hlne, va donc, bohmien, reprends talibert et dpensela joyeusement.

    Elle ouvrit ses mains, et le sphinx s'enfuit en bourdonnant.Grard demeurait pensif. Peuttre songeaitil qu'entre luiet le papillon l'analogie s'arrtait l ; tandis que le sphinxreprenait son libre essor vers les phlox humides, le coeur deGrard restait comme otage dans les petites mains d'Hlne.Quand il rentra chez son pre, i l lui sembla qu'unemtamorphose s'tait opre dans toute sa personne ; en luiblanchissait une aube obscure, pareille cette lueur diffusequi se rpand audessus des bois au moment o la lune va

    mariage de Grard, Le

    66

  • se lever.

    chapitre VI partir de cette soire, Grard retourna plusd'une fois chez Marius. l'aide d'une subtile capitulation deconscience, il regardait ces visites, ignores de son pre,comme une compensation de l'ennui qu'il prouvait Salvanches. Il ne se considrait pas comme engagsrieusement avec Mademoiselle Georgette ; il allait chezles Grandfief pour ne pas dsobir M De Seigneulles, maisaprs avoi r accompl i ce devoi r fas t id ieux i l s ' enrcompensait par une fugue chez les Laheyrard, o onl'accueillait avec cette familiarit naturelle aux parisiens,habitus aux relations rapidement noues. MadameLaheyrard lui reprochait de ne pas venir plus souvent, etHlne le traitait en ami.

    Elle se sentait curieusement attire vers ce jeune hommerserv et cependant expansif ses heures, timide etenthousiaste, l'esprit cultiv et pourtant naf, auquell'ducation provinciale donnait le charme et la verdeur d'unfruit sauvage.

    Peu peu elle l'introduisait dans son intimit, lui montraitses dessins, lui faisait de la musique et lui parlait de Paris,qu'il n'avait jamais vu.

    La conversation d'Hlne, spirituelle et vagabonde, tanttmue et tantt railleuse, maille de mots tranges

    mariage de Grard, Le

    67

  • emprunts l'argot des ateliers, dcouvrait Grard deshorizons inconnus et attirants. Prs d'elle, il se trouvaitignorant comme une carpe, et cependant il se sentait plus l'aise et plus loquent que partout ailleurs.

    La jeune fille lui donnait un aplomb et une confiance dontil ne s'tait jamais cru capable.

    Entre eux, du reste, pas un seul mot d'amour, pas mme ungrain de cette menue galanterie qui est devenue presque unemonnaie banale dans les conversations mondaines ;seulement parfois de longs silences inquitants, un contactdoucement prolong de deux mains tournant un feuillet demusique, une fleur cueillie et donne au moment du dpart...

    ce n'tait rien et c'tait exquis. Le meilleur de l'amour estdans ces muets commencements, et Grard savouraitdlicieusement cet andante de la symphonie amoureuse.

    quelques soirs de l, le jeune homme venait de quitterHlne, lorsque Francelin Finol entra dans l'atelier. Lajeune fille, assise au piano, rptait encore une des mlodiesprfres de son voisin. On et dit que dans l'atmosphrequelque chose trahissait le passage rcent de Grard, carFrancelin amena immdiatement la conversation sur M DeSeigneulles.

    il sort d'ici, dit Hlne.

    mariage de Grard, Le

    68

  • ah ! Murmura Finol, vous le voyez donc maintenant ?Puis il ajouta avec une intention maligne : on parlebeaucoup en ville de son mariage avec MademoiselleGrandfief.

    Hlne plit. Cette nouvelle inattendue lui causa uneimpression pnible. Elle avait beau se dire qu'elle n'avaitaucun droit sur le coeur de Grard, elle prouva unesouffrance aigu et sut trsmauvais gr Finol de cettervlation dsagrable.

    ah ! Fitelle avec une indiffrence affecte, riend'tonnant cela ; M De Seigneulles est d'ge se marier, etGeorgette est un bon parti.

    propos des Grandfief, vous savez qu'ils donnent un bal ?

    quand ? Demanda anxieusement Finol.

    jeudi prochain... les invitations sont lances ; mon pre areu la ntre hier, et vous en trouverez une sans doute enrentrant.

    Francelin parut visiblement inquiet. Il avait toujoursardemment dsir d'tre invit chez Madame Grandfief, dontle salon tait le plus exclusif de Juvigny. tre reu lquivalai t pour le jeune ambit ieux une let t re denaturalisation dans la haute socit de la petite ville. Son

    mariage de Grard, Le

    69

  • agitation devint si manifeste que Hlne crut devoir lerassurer. j'ai parl de vous Georgette, ditelle, on fera dela musique, et vous tes trop bon musicien pour qu'on vousoublie.

    Nanmoins Francelin ne paraissait que mdiocrementtranquillis. Il ne tenait plus en place, et, abrgeant sa visite,il descendit en courant jusqu' la cte du collge. Ce futavec un tremblement qu'il introduisit sa cl dans la serrure etqu'il alluma une chandelle. Quand la vacillante lueur puttriompher de l'obscurit, le bossu parcourut d'un rapide coupd'oeil toute l'tendue de sa chambre. Il ne vit pas l'invitations i a rdemment convoi te , e t son coeur se ser ra . I lrecommena ses perquisitions en visitant les meubles un un. Rien. Alors, furieux, il bondit dans son escalier pourinterroger la femme du tisserand, et rencontra ReineLecomte, qui lui apportait un papier pli. Il le lui arracha desmains. Hlas ! Ce n'tait que le journal du cheflieu, encorevierge sous sa bande grise.

    vous tes sre, s'criatil, qu'on ne m'a pas apportd'invitation pour le bal de Salvanches ?

    ma tante n'a rien reu, rpondit la petite Reine, tandisqu'un clair malicieux passait dans ses yeux gris.

    Les lvres de Francelin devinrent toutes blanches. c'est unoubli, murmuratil d'une voix trangle.

    mariage de Grard, Le

    70

  • non, ce n'est pas un oubli, dit nettement la couturire, quin'tait pas fche de la dconvenue de son ancien camarade.

    qu'en savezvous ? Grommelatil en lui lanant deuxregards aigres et envenims.

    je le sais, rpta Reine impitoyablement, parce que j'tais Salvanches quand Mademoiselle Georgette a propos samre de vous inviter, quoi Madame Grandfief a rponduschement : non, non, je n'aime pas mler mon monde... estce assez clair ?

    Le petit bossu restait muet. Une colre sourde lui mordaitle coeur, et des larmes de rage et d'humiliation roulrentdans ses yeux fauves.

    Reine aperut ces deux larmes brlantes ; se repentantsans doute d'avoir assn le coup trop brutalement, ellereprit d'un ton affectueux : je vous ai fait de la peine, monpauvre Francelin ; mais, quand je vois des gens d'espritcomme vous se laisser berner de la sorte, a me donne surles nerfs, et je ne puis me retenir de leur crier cassecou !

    Finol demeurait silencieux. La couturire lui mitamica l emen t s a ma in su r l e b r a s . voyezvous ,continuatelle, ces gens riches nous font quelquefoisbonne mine, mais au fond ils nous mprisent et se croientptris d'une autre pt