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Le Petit Roi d'Amour: Entre dévotion privée et politiqueAuthor(s): Sandra La RoccaSource: Archives de sciences sociales des religions, 46e Année, No. 113 (Jan. - Mar., 2001), pp.5-26Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30116472 .

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Arch. de Sc. soc. des Rel., 2001, 113, (janvier-mars 2001) 5-26 Sandra LA ROCCA

LE PETIT ROI D'AMOUR : ENTRE DEVOTION PRIVIE ET POLITIQUE

Dbs le ddbut du XVIIe sidcle, le culte de l'Enfant Jdsus, alors tout juste instaur6 en tant que tel, ddvoile son caractbre politique. Le cas de Marguerite du Saint-Sacrement est i cet 6gard explicite. Autour d'une d6votion spdcifique a l'Enfant J6sus, un pouvoir royal sur la voie de l'absolutisme et une Eglise en pleine reconquite des ames s'imbriquent pour asseoir leur emprise sur la population. Un r6seau symbolique complexe lie intimement le c61leste Petit Roi de Gloire de Marguerite et le petit Louis XIV. Par I'intermddiaire de son Petit Roi, la carmdlite de Beaune oeuvre spirituellement pour le Roi et la France; en retour, la monarchie et lEglise la reconnaissent et 16gitiment son culte et son action. II serait 6galement possible d'dvoquer pour le XVIIe sidcle, si f6cond en culte de l'Enfant J6sus, le carme d6chaussd Frangois de l'Enfant-J6sus et son engagement auprbs du roi d'Espagne, Philippe II; Madame Guyon et son Petit Maitre, autour duquel se ras- semble une aristocratie dissidente. Dans tous les cas, les diff6rentes ddvotions ne sont jamais anodines et leurs implications politiques sont incontestables (1).

Dans les anndes 1940, Mere Yvonne-Aimde, une religieuse de Malestroit - un petit village du Morbihan -, instaure avec succ~s la ddvotion toujours vivante au Petit Roi d'Amour. Cette ddvotion a tout pour susciter l'dtonnement. Elle surgit en plein XXe sidcle et ressuscite, a la veille du second conflit mondial, un Enfant Jdsus dont les principales caractdristiques datent du ddbut de l'dpoque moderne. Mais en trois sibcles, les donn6es sociales et politiques ont radicalement chang6. L'Etat royal est devenu une Rdpublique, un Etat laique ; I'lglise et l'Etat sont officielle- ment sdpards depuis 1905. Par ailleurs, a cette 6poque, l'Enfant J6sus s'est mud en petit Jdsus et appartient a l'univers enfantin. II est l'Enfant couleur pastel des ima- ges pieuses qui exhorte a 8tre sage et obdissant ; il est aussi le poupon des creches que l'on vient saluer a Noel. Dans ces conditions, que signifie cette ddvotion a l'Enfant J6sus qui appara"it dans un contexte politique prdcis ? D'autre part, au-dela du Petit Roi d'Amour, Yvonne-Aimde rev&t personnellement une dimension poli-

(1) Les articles les plus r6cents consacrds g l'Enfant J6sus soulignent le caractbre politique et natio- nal des diffdrentes ddvotions qui lui sont attachdes. Voir i ce sujet Jacques LE BRUN, 1998, p. 419.

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tique. Elle v6hicule une iddologie traditionaliste jusqu'aux premibres anndes du second conflit mondial, puis rompt brutalement avec elle. Dbs lors, il s'agit de cer- ner la nature du lien entre ces deux facettes a priori disjointes du personnage.

La polmique

Le cas d'Yvonne-Aimde de Malestroit est surprenant a bien des 6gards. De son vivant, la Mere augustine suscitait a la fois l'admiration la plus inconditionnelle et les rdticences les plus vives. Les innombrables manifestations du surnaturel qui accompagnaient son quotidien ont pos6 problbme a l'autoritd eccl6siastique ddja engagde dans l'esprit de Vatican II. En 1960, neuf ans aprbs sa mort, le Saint-Office a annonc6 l'arrat d6finitif du procks de canonisation et l'interdiction formelle de publier des ouvrages sur Yvonne-Aimde de Malestroit. N6anmoins, la rigidit6 de l'interdit s'est quelque peu relachde face a la demande. En 1985, I'abbd Laurentin a obtenu l'autorisation exceptionnelle de publier un ouvrage d6did a Mere Yvonne-Aimde ; ouvrage ridditd en 1995. D'autre part, un dnorme recueil composd par le Phre Labutte, fiddle ami d'Yvonne-Aimde, a dtd commercialisd en d6cembre 1997 (2). J'ai pu consulter deux ouvrages publids en 1956, avant l'interdiction. L'un a 6t6 6crit par les soeurs Augustines de Malestroit en l'honneur de leur supdrieure; l'autre a 6td composd par le Phre Barral en vue de son procks de canonisation. Ils n'apportent pas de rdvdlations suppldmentaires par rapport aux livres a prcsent autorisds, mais restent particulibrement intdressants dans la mesure oh ils ont dtd composds a une 6poque oii la canonisation de Mbre Yvonne-Aimde ne faisait aucun doute pour leurs auteurs. Les manifestations du merveilleux sont exposdes litt6rale- ment, sans dramatisation excessive; et les valeurs de la socidtd d'aprbs-guerre s'expriment librement. Ces ouvrages, autoris6s ou non, sont essentiellement des compilations de l'abondante production 6crite de Mbre Yvonne-Aimde. Elle a laiss6 de nombreux carnets intimes ainsi qu'une extraordinaire correspondance (3). Cette bibliographie quelque peu limitde est compl6t6e par des tdmoignages directs que j'ai pu obtenir a Malestroit mime ainsi qu'a Vannes.

I1 est absolument hors de propos dans cette 6tude de ddterminer le vrai du faux dans le cas d'Yvonne-Aimde de Malestroit. Mon but n'est pas d'apporter une nou- velle piece a la poldmique engagde a son dgard de son vivant. I1 s'agit d'insdrer ce personnage et la d6votion qui lui est attachde dans la probl6matique annoncde. Commengons par cerner le personnage et les caractdristiques de sa ddvotion.

(2) Le Pbre Labutte a connu Mere Yvonne-Aimde i l'ge de 19 ans. C'est elle qui est g l'origine de sa vocation de pr~tre. L'ouvrage a pour titre : Yvonne-Aimde de Jdsus, < ma more selon l'esprit >.

(3) Pour une analyse de l'6criture chez les saintes et les mystiques, voir Jean-Pierre ALBERT, 1997, chap. IX, pp. 357-400 et Jacques LE BRUN, 1986, pp. 389-408.

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LE PETIT ROI D'AMOUR

Yvonne Beauvais

Il est particulibrement difficile d'isoler les 616ments pertinents pour notre pro- bl6matique dans la vie d'Yvonne-Aimde tant elle n'est qu'enchev~trement d'dv6ne- ments aussi hitdrogines que merveilleux. Nde le 16 juillet 1901 dans un village de Mayenne, pros de Laval, elle vit une enfance quelque peu mouvement6e suite i la mort pr6coce de son pare qui oblige sa mbre a trouver un emploi d'institutrice. Elle se d6peint comme une enfant fibre et capricieuse. < J'dtais trbs bavarde [...] j'dtais trbs coquette [...] j'dtais aussi trbs orgueilleuse et je n'aimais pas les reproches [...] j'6tais aussi tris gourmande >>(4) se rappelle-t-elle sur son carnet lorsque le Phre Cr6td, son confesseur, lui demande de mettre par 6crit ses souvenirs en 1924. Les tdmoignages montrent une petite fille espidgle, pleine de vie et de bon coeur. Marqude par l'Histoire d'une ame de sainte Thdrbse de Lisieux que lui lisait sa

grand-mbre, elle souhaite ardemment ( devenir une sainte ) et s'applique a rdduire << les trois quarts >> de ses p6ch6s (5). L'ouvrage de la c61~bre ( petite Th6rdse l'accompagne tout au long de la prdparation a sa premidre communion. Ce temps est l'objet de ( beaucoup de grices >, lit-on, et d'une '< avalanche de sacrifices ). Le ler janvier 1911 elle 6crit un pacte de son sang. ( ( mon petit J6sus, je me donne a toi entibrement et pour toujours, je voudrai toujours ce que tu voudras [...] pose-t-elle solennellement sur le papier, tout juste agde de neuf ans et demi (6). Cette 6criture au sang est extremement valorisde. Les biographes c61kbrent le total engagement de la petite fille, y voient un d6sir prdcoce de souffrance, une maturitd avant l'fige. Sur le plan symbolique, imprimer le papier de son propre sang prend valeur d'engagement inddfectible. La personne qui l'dcrit s'implique physiquement dans les phrases 6crites, cet acte t6moigne d'une soumission du corps (7). Les textes relatifs a l'enfance d'Yvonne prdsentent tous les 616ments, en quelque sorte, ( ordi- naires ) d'une jeune fille l61ev6e dans un milieu catholique au d6but de ce si~cle qui, a la suite de Thdrdse de l'Enfant J6sus, souhaite devenir sainte (8). La singularitd se profile a l'age adulte.

C'est a l'ige de vingt et un ans, que commencent rdellement ses visions rdcur- rentes du Christ. Le 5 juillet 1922, elle est pour la premibre fois en convalescence dans la clinique des Augustines de la Misdricorde de Malestroit, suite a une paraty- phoide, lorsque le Christ fait entendre sa voix et lui annonce sa mission : Porter la Croix. Dbs lors, il ne cessera de lui apparaitre, de lui parler, de la conseiller. Son affection envers elle se concrdtise par des signes sensibles comme des fleurs - le plus souvent des lys ou des roses -, des bagues d'or et de diamants, des parfums. Toujours le 5 juillet 1922, elle regoit un lys et l'anneau mystique symbolisant ses

(4) Au service..., 1956, pp. 42-44. (5) Paul LABUTTE, 1997, p. 55. Yvonne cherche surtout A dompter sa gourmandise et sa propension

g disob6ir. (6) Rena LAURENTIN, 1995, p. 33. (7) Jean-Pierre ALBERT, 1997, p. 388. (8) Je renvoie ici i l'ouvrage de Jean-Pierre ALBERT pr6c6demment cit6, pp. 138-148. Nombreux

textes autobiographiques du XIXe et du debut du XXe siacle d6peignent une jeune fille privie d'un milieu familial complet, qui apprend i comptabiliser ses mortifications et dont la premiere communion est vicue comme une exp6rience inoubliable.

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<< fiangailles spirituelles >>, alors que le 5 juillet 1941 un lys et un voile marquent son < mariage spirituel ). Yvonne-Aimde bin6ficie igalement des dons de pro- ph6tie, de gu6rison, de bilocation, de discernement des esprits, de langues (9). De son corps 6manent des effluves lumineux et odorif6rants, des stigmates la marquent i certaines pdriodes (10), des mddecins attestent le son de deux battements de coeur distincts dans sa poitrine. Nous terminerons cet inventaire non exhaustif en 6vo- quant les ( attaques du d6mon >> qui martyrisent incessamment son corps.

Dans la tradition mystique, apparaissent le plus souvent des jeunes filles par- faitement polic6es, contemplatives, qui soumettent leur corps t une aschse stricte. Yvonne-Aimde aime la vie; elle est gourmande, affectionne la danse et joue du piano. C'est aussi une femme active, particulibrement impliqude dans son temps et doude d'un sens pratique i toutes 6preuves. Apris son premier sdjour t la clinique de Malestroit oP elle a la rdvdlation de sa vocation de religieuse, Yvonne-Aimde revient chez les Augustines pour une nouvelle convalescence d'avril t aofit 1923. Mais l'dv~que de Vannes, Monseigneur Gouraud, inform6 des manifestations < miraculeuses >> qui entourent la jeune femme, la convoque, puis la somme de quitter Malestroit avec ordre de cesser toutes relations avec la clinique et la com- munaut6. Alors au Mans, seule et sans ressources, elle n'hdsite pas a faire des

m6nages, a jouer du piano dans des soirdes privies, a peindre des images pieuses pour un commergant du quartier Saint-Sulpice a Paris, elle publie mime des romans (11). Apris maintes difficultds, quand elle parvient a intdgrer le monastbre, elle s'occupe de la restauration de la clinique de Malestroit, met toute son dnergie a former les nouvelles recrues de la communautd, est dlue supirieure du couvent alors qu'elle n'a que trente-trois ans. Elle mine jusqu'au bout, malgrd les rdticences du Vatican, son projet de cr6er la premiere feddration de couvents de femmes.

Au centre de cette vie mouvement6e, une d6votion entibrement 61aborde par Mare Yvonne-Aimde : celle du Petit Roi d'Amour.

Le Petit Roi d'Amour

Le 14 aoit 1922 Yvonne est en convalescence a Malestroit. Elle dcrit sur son carnet: << Ce matin, le Seigneur a bdni une branche de rose d'un bouquet que ma petite Mademoiselle [Mlle Bato] m'avait donnd pour Le fleurir. Le soir, aprbs le diner, au moment de donner la rose a ma petite Mademoiselle, je remarque sur la tige quelque chose comme une inscription, mais pas assez nette cependant pour 8tre lue a premiere vue. Pendant que mademoiselle B., Mere Madeleine et moi,

(9) Louis BARRAL, 1956, pp. 182-186. (10) C'est pricisdment dans l'article intitul stigmates > que le nom d'Yvonne-Aimbe est men-

tionnd dans le Dictionnaire de spiritualith ascdtique et mystique, 1990, tome XIV, col 1225. L'auteur indique que ces stigmates apparaissaient chaque vendredi t divers endroits du corps. Il est prdcisd que le fait, bien qu'attestd par plus de quatre-vingt-dix tdmoins, n'a pas itL prouv6 de fagon scientifique. Voir aussi Rend LAURENTIN et Patrick

MAHIO, 1987. Sur les stigmatisds, Jacques MAITRE, 1993, Rend BloT,

1955 et Jeanne DANEMARIE, 1933. (11) Par exemple, < Joujou se marie >>, 1924, Plon, sign6 du pseudonyme < Dyvonne >>.

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LE PETIT ROI D'AMOUR

essayons de d6chiffrer, nous voyons petit t petit les lettres se former distinctement et apparaitre une petite 6criture d'un reflet argent6 : JESUS LE ROI D'AMOUR >>. Les trois femmes se recueillent, puis << quelques instants aprbs, avant de se retirer, ma petite Mademoiselle regarda i nouveau la rose qui 6tait rest6e aux pieds de mon bon J6sus, I'inscription 6tait presque entibrement effac6e. Nous demandimes au bon J6sus de l'6crire t nouveau, ce qu'il fit imm6diatement. >> Trois jours plus tard, le Christ apparaft a Yvonne-Aimde et lui demande solennellement de dire, et faire dire, matin et soir la pribre : << J6sus Roi d'Amour, j'ai confiance en ta misdricor- dieuse bontd >>(12).

L'invocation est aussit~t adopt6e par la communautd, et plus tardivement indul- gencide par Pie XI. La pribre est portde sur un simple signet orn6 du Coeur embrasd de J6sus. Elle reste limit6e aux religieuses de Malestroit, aux malades de la clinique attenante au couvent et a quelques habitants de Malestroit (13).

Pendant dix-huit ans, la denomination miraculeusement 6crite et l'invocation rv61l6e restent sans rdfdrent iconographique. C'est seulement a la fin de l'annde 1940 que Mere Yvonne-Aimde d6cide de crder une image et une mddaille. Elle ex6- cute alors une sdrie d'aquarelles, et peu a peu, le Roi d'Amour prend corps... il devient l'Enfant J6sus. Il s'agit d'un Christ enfant d'environ six ou sept ans, son visage rond et ses yeux bleus sont encadrds par des cheveux blonds et bouclds. II porte une couronne d'or surmont6e de fleurs de lys sur la tate. V~tu d'une tunique blanche, il tient une branche d'olivier - emblbme des Augustines de la Misdricorde - dans sa main gauche, pendant que la main droite montre, au milieu de sa poitrine, son coeur rouge et lumineux.

Matdrialis6e, la d6votion au Petit Roi d'Amour se propage ; et le deuxibme con- flit mondial lui offre l'occasion de r6v6ler tout son potentiel salvateur. Une femme raconte que la nuit du 15 novembre 1940, des avions survolaient la ville de Rennes oiu elle rdsidait. Les vrombissements 6taient insupportables, il y avait un << tapage d'enfer >>, << quand mes yeux se porthrent sur l'image de Jdsus, Roi d'Amour, plac6e a la tate du lit de maman. >> Elle lui demande alors, sans prononcer l'invocation habituelle, de << faire cesser le danger qui plane sur la ville >>, voeu qui est immddia- tement exauc6. Un homme et une femme de Rennes avaient plac6 une image du Petit Jksus Roi d'Amour dans leur chambre sur les conseils d'une cousine. De fait, leur maison est la seule a etre 6pargn6e par les bombardements qui ont touch6 le quartier. Ils sont nombreux dans la r6gion de Rennes a &tre << miraculeusement >> 6pargnds par les bombardements pendant les ann6es de conflit. Dans ces quelques t6moignages, il semble que ce soit l'image seule qui agisse. Un seul exemple associe l'invocation et l'image pour obtenir une protection contre les bombarde- ments. Mais l'homme ainsi 6pargn6 6crit a sa sceur qui lui avait recommand6 de r6citer la pribre: << Vraiment je crois a l'intervention de l'image de J6sus Roi d'Amour, c'est grice a elle si nous avons 6td prot6g6s >> (14). Ainsi, une fois concrd- tisd, matdrialis6 dans une image, le Roi d'Amour acquiert une irr6futable efficacit6

(12) Au service..., op. cit., p. 206. Rend LAURENTIN, op. cit., p. 77 et Paul LABUTTE, op. Cit., pp. 169-170. Yvonne Bato est l'amie d'Yvonne-Aimde. C'est elle qui, par l'intermddiaire de sa seur, Mare Madeleine du Sacr&-Caeur, I'a fait entrer g Malestroit aprbs sa paratyphoi'de. Mile Bato est fille de saint Frangois de Sales.

(13) Des cas de gudrisons miraculeuses aprbs une seule prononciation de l'invocation sont rappor- t6s dans Au service..., op. cit., pp. 212-213.

(14) Ibid., p. 218.

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auprbs des personnes qui l'invoquent. Les historiens des religions ont tous soulignd que la guerre entrainait un regain des pratiques religieuses. Les messes sont davan- tage suivies, les pribres et les d6votions se multiplient (15). Matirialis6 dans un contexte propice, le Petit Roi d'Amour b6ndficie de cette ferveur collective.

Un constat s'impose a prdsent. Le Petit Roi d'Amour tel qu'il est dessin6 fin ddcembre 1940 par Yvonne-Aimde ne correspond en rien aux visions rdcurrentes du Christ qu'elle ddcrit dans ses carnets. Peu avant sa rdvdlation, le 16 juillet 1922, le Christ lui apparai~t ; adulte. Ses yeux sont ( assez foncds ), et ses ( cheveux cha- tains t reflets d'or ) (16). C'est toujours Jdsus adulte qu'elle suit des yeux ( pendant un quart d'heure ) le 9 aofit suivant. C'est lui enfin qui lui dicte l'invocation. Dans ce contexte, le glissement du Christ adulte au Christ enfant est quelque peu ddrou- tant (17). Mbre Yvonne-Aimde, habituellement si prolixe sur les moindres 6v6ne- ments de sa vie, ne s'attarde pas sur les motivations de sa crdation d'image. Dans un style stdrdotypd et froid, peu habituel chez elle, elle pr6cise: ( Nous avons reprd- sentd Jdsus, Enfant et Roi, pour attirer plus facilement les ames et leur donner confiance et espoir ) (18). De fait, c'est toujours le Christ adulte qu'elle voit et qui la comble de faveurs. II faut chercher dans ses souvenirs d'enfance pour trouver une sensibilitd particulibre a l'Enfant J6sus, mais elle n'est pas significative en soi (19). En revanche, il est question de fagon rdcurrente dans les 6crits d'Yvonne-Aimde, ( d'humilit6 ), d'effort pour ( devenir petite ), de volontd de ( n'tre plus rien par soi-mime >, d'8tre entibrement ddpendante du Christ >>, d'abandon ), de Srenoncement > (20). Ces termes sont prdcisdment ceux de la ( petite voie de

sainte Th6rbse de l'Enfant-J6sus et de la Sainte-Face, bien connue d'Yvonne-Aimde. ( L'Abandon est le fruit ddlicieux de l'Amour > dcrivait avec candeur la toute petite sainte ; c'est la disposition du ( petit enfant qui s'endort sans crainte dans les bras de son Phre. > Le seul moyen de se rapprocher de Dieu est de ( rester petit >, de le ( devenir de plus en plus >>(21).

Dans ces circonstances, on peut penser que le Petit Roi d'Amour de celle qui s'est quelquefois appel6e ( la toute petite Aimde de Jdsus ), est porteur d'une spiri- tualit6 de l'Enfance d'influence thdr6sienne. Au contraire, le Pbre Labutte qui, dans son ouvrage, aborde seulement les conditions de la rdvdlation de la nouvelle ddvo- tion, affirme qu'en dessinant un Enfant Jdsus, Yvonne-Aimde ne visait absolument pas une d6votion a l'Enfance du Christ, mais qu'elle voulait seulement montrer un

(15) Se r6fdrer par exemple & Frangois LEBRUN, 1980, p. 514 et plus gdndralement G6rard CHOLVY et Yves-Marie HILAIRE, 1996, t III.

(16) Rend LAURENTIN, op. cit., p. 70. (17) Certes l'Enfant J6sus lui apparait entre 1922 et 1926, mais il s'agit du nouveau-nd de la criche

qu'elle appelle petit Jdsus et en aucun cas Roi d'Amour. (18) Cette phrase est reproduite sur la feuille explicative de la ddvotion au Petit Roi d'Amour que

remettent les Augustines de Malestroit en compldment des images. (19) C'est le petit J6sus qui lui sourit dans la crdche peu avant sa communion. C'est encore i lui

qu'elle adresse son pacte de sang. Mais i cette 6poque, l'Eglise proposait volontiers aux jeunes chrdtiens l'Enfant Jdsus comme compagnon moralisateur.

(20) Rend LAURENTIN, op. cit., pp. 68-69 et Paul LABUTTE, op. cit., pp. 646-647. (21) Thdrise de Lisieux, 1997, Manuscrit B, p. 220, Manuscrit C, pp. 237-238 et Podsies,

pp. 744-748. L'Enfance spirituelle n'apparait pas avec sainte Thdrise de Lisieux. Elle se fagonne au ddbut du XVIIe siicle sur les notions d'abandon, d'andantissement et d'abndgation. La petite sainte >>, avec ses mots simples, la met i la port6e de tous. Je renvoie A l'article de Frangois-Marie BERROUARD, Frangois DE SAINTE-MARIE et Charles BERNARD, ( Enfance spirituelle >> dans le Dictionnaire de Spiritua- litd, 1959, t IV / 1, col. 682-714.

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LE PETIT ROI D'AMOUR

Christ ( abordable > (22). L'observation du Phre Labutte est digne d'int6r~t et cor- robore l'affirmation d'Yvonne-Aimde. Mais, sans vouloir absolument trouver un sens cach6 t tout, nous prenons le parti de consid6rer que ce n'est pas un hasard si, au d6but du deuxibme conflit mondial, Yvonne-Aimte d6cide d'driger un Enfant J6sus et non le Christ adulte qu'elle < voyait ) si souvent. Il convient alors de consi- d6rer plus pr6cisdment le Petit Roi d'Amour et de rechercher a quels r6fdrents sym- boliques il renvoie dans la m6moire collective.

L'Enfant Jesus : la victime

Le d6pouillement de plusieurs s6ries d'images pieuses montre qu'entre le milieu du XIXe sibcle et le ddbut du XXe sidcle, la reprdsentation la plus frdquente de l'Enfant J6sus est celle oji il est entourd des instruments de la Passion (23). Il les porte dans ses bras, ou encore dort sur la croix en revant a son futur supplice. De surcroit, cet Enfant Jksus a la Passion profbre de graves paroles. Un seul exemple suffira pour illustrer le genre qui se r6phte inlassablement. Une image de commu- nion datant de 1884 est intitulde La premibre prire de l'Enfant Jdsus. Un Enfant J6sus de trois ou quatre ans regarde m6lancoliquement vers le ciel, il tient la croix et la couronne d'6pine ; sur le sol repose un panier contenant le marteau, les clous et la tenaille. Au bas de l'image, cette sentence: ( Vous m'avez envoyd pour leur apprendre ci aimer ... et a souffrir, parce que sur la terre le pur amour n'est plus possible sans souffrance. ) Au verso une sdrie de questions/rdponses entre l'Enfant Jdsus et l'ame. L'ame s'dtonne de trouver des croix, des 6pines et des larmes irrdm6- diablement accoldes a l'amour de Jksus. L'Enfant rdpond que Dieu lui a donn6 un corps pour qu'il incarne une ( victime pure et innocente ), qu'il vient ( remplacer les victimes figuratives >, qu'il ( s'offre en sacrifice,

c'est-.-dire souffrir et mourir

pour le pdch6. > L'ame n'y tient plus, et veut l'accompagner au sacrifice. Le petit Jdsus de l'ouvrage de Jean Plaquevent destin6 aux enfants, demande pareillement < des petits enfants qui m'aiment assez pour me donner leur vie et ne plus jamais me la reprendre ) (24). L'Enfant J6sus de la creche n'6chappe pas au genre, les jeunes communiants de la premiere moitid de ce sidcle pouvaient voir l'Enfant, couchd sur un berceau de paille, tenant la croix. La mignardise des images pieuses ne manque jamais d'etre soulignde dans les rares ouvrages qui leur sont consa- crds (25). Cependant cette incontestable mibvrerie reckle de violentes exhortations a la souffrance, au malheur, a la mort. La < spiritualit6 victimale > se propage aupris des enfants a travers la figure du petit Jdsus. Les ( innocentes ) petites ima- ges qu'ils manipulent les invitent individuellement a souffrir pour le Christ.

(22) Entretien dans le mensuel catholique Feu et Lumidre, no 108, juin 1993, p. 13. (23) J'ai pu travailler, entourde de bienveillance, sur la centaine d'images pieuses que possade le

Musde Paul Dupuy t Toulouse, ainsi qu'a l'Institut Catholique de Toulouse. (24) Jean PLAQUEVENT, 1948, p. 100. L'ouvrage, publid pour la premiere fois en 1932, est sans

cesse ridditd jusqu'en 1962. (25) Voir par exemple l'ouvrage de Alain VIRCONDELET, 1988, ainsi que le catalogue d'exposition

intituld Un sitcle d'images de pidtd. L'image de pidtd en France 1814-1914, 1984.

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Le theme de l'Enfant J6sus avec les instruments de la Passion est connu depuis le Moyen Age, mais ce n'est v6ritablement qu'au XVIIe sibcle qu'il passe dans l'ico- nographie de tous les pays europdens. En 1658, I'aixoise Jeanne Perraud voit un Enfant Jdsus de trois ans, aux cheveux blonds et t la tunique blanche. Sur son bras gauche repose une 6norme croix, a laquelle sont suspendus les instruments de la Passion (26). La description ddtaillde de Jeanne devient le point de d6part d'un motif iconographique tras apprdcid par les artistes provengaux. Le thbme de l'Enfant J6sus aux instruments de la Passion connait rapidement un vif succis dans toute l'Europe, pour s'dpanouir pleinement a la fin du XIXe et dans la premibre moi- tid du XXe sidcle. Cette connexion Enfance/Passion est d'autant plus explicite que, peu aprbs sa vision de l'Enfant Jdsus portant la croix, la m~me Jeanne Perraud voit une nouvelle fois le Christ. Mais, cette fois-ci, il lui apparait adulte et sanglant. Henri Brdmond, dans son imposante Histoire littiraire du sentiment religieux en France, rapproche cette vision de celle de Marguerite-Marie Alacoque en 1675. I1 parle alors d'une transition entre le mystbre de l'Enfance et celui de la Passion. Pour lui, il est clair que < la ddvotion a l'Enfant J6sus n'aura 6td [...] qu'une sorte d'ache- minement a la ddvotion de Paray > (27).

L'association Enfance/Passion, qui se matdrialise au XVIIe sidcle a travers la vision de Jeanne, rdactive une pensde du sacrifice tris ancienne. En effet, I'icono- graphie de la Nativitd du XIIe sidcle nous montre tr&s clairement l'Enfant Jdsus sur un autel et non dans une creche comme l'indique l'Evangile de Luc. Emile Male soulignait que l'iconographie mddidvale 6tait ainsi en addquation avec la Glose qui affirmait que ( la creche oii il repose est l'autel m~me du sacrifice > (28). Dbs les premiers sidcles chr6tiens, existe l'idde que l'Enfant est voud au sacrifice d~s sa naissance. C'est 6galement sur un autel qu'il est plac6 dans les drames de la Nativit6 tels qu'ils 6taient jouds aux XIIe et XIIIe sidcles. Dans le Drame de la Prdsentation d'York, par exemple, Marie amine Jdsus au Temple et se lamente de ne pas avoir amend d'agneau pour I'offrir en sacrifice comme l'usage le voulait. Joseph la ras- sure et d6signe l'Enfant comme l'agneau (29).

Par ailleurs, en 1215, 'lEglise proclame le dogme de la transsubstantiation. D~s lors, il s'agit de montrer aux fiddles que le Christ est v6ritablement prdsent dans l'hostie consacrde. De trbs nombreux exempla du Moyen Age ayant pour but de confirmer la prdsence rdelle racontent le miracle d'une hostie transformde en Enfant Jdsus (30). Le Christ enfant figure la chair et le sang du Christ dans l'Eucha- ristie. C'est lui qui apparait a la place de l'hostie ddrobde par une femme noble a des fins magiques. C'est lui encore qui est vu ddmembrd et consommd pendant la messe par des juifs incrddules (31). Si ce motif perd de sa pertinence dbs la fin du XIIIe sidcle, il reste profond6ment ancrd dans les consciences et resurgit explicite- ment a la fin du XIXe sidcle. L'Enfant Jdsus est a nouveau ddsign6 comme l'hostie dans les images pieuses destindes aux jeunes communiants. I1 est donnd par Marie au petit communiant, ou encore sort d'un calice. Une image trbs rdpandue intitulde

(26) Henri BREMOND, 1921, p. 575. (27) Ibid., p. 581. (28) Cite par Emile MALE, 1948, p. 362. (29) Leah SINANOGLOU, 1973, p. 501. Voir aussi Karl YOUNG, 1933, vol II, pp. 3-125. (30) Voir F. C. TUBACH, 1969, entree ( Christ-child >, et Jules CORBLET, 1885, t I, pp. 468-487. (31) Au sujet des juifs et du thbme de < l'hostie-Enfant > au XIIIe sidcle, voir l'ouvrage de Claudine

FABRE-VASSAS, 1994, pp. 174-177.

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LE PETIT ROI D'AMOUR

L'hostie de Noel repr6sente l'Enfant J6sus en nouveau-ne, les bras tendus, sur une hostie.

Comme le souligne Claude Ldvi-Strauss, << les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause ne s'en trouve pas moins dans la viscosit6 historique que dans la permanence d'une fonction que l'analyse du pr6sent dolt permettre de diceler >> (32). Les themes de l'Enfant comme victime sacrificielle, de l'Enfance intimement lice t la Passion sont pr6sents en filigrane depuis les premiers sibcles chritiens, tout au long du Moyen Age, et jusqu'a nos jours, mais ils sont particulibrement pertinents au XVIIe sibcle dans le contexte de la R6iforme catholique, et t la charnibre du XIXe et du XXe sibcle, a un moment oi lEglise tente de resserrer son emprise sur une soci6t6 alors officiellement laique. Il s'agit de situations oi l'Institution catholique est menac6e, par le protestantisme au XVIIe sidcle, par les valeurs laiques et rdpublicaines au d6but du XX.

Le Cueur de l'Enfant Jesus

Le Petit Roi blond aux yeux bleus, imagine par Yvonne-Aim6e fin d6cembre 1940, montre son coeur de sa main droite, nous l'avons dit. Ce ceur figurd est un renvoi tout a fait clair a la ddvotion au Sacrd-Coeur. La rdfdrence devient explicite quand Mbre Yvonne-Aimde affirme << nous avons voulu aussi rappeler que c'est par son Divin Ceur, plein de misdricorde et d'amour pour l'humanit6, que nous obtien- drons la paix du monde. >> Si le coeur de l'aquarelle est celui du Sacrd-Coeur, le nom m~me de l'Enfant J6sus est tout aussi determinant. II oscille entre Jdsus Roi d'Amour et Petit Roi d'Amour. Or dans la premiere moitiC du XXe sidcle, l'expres- sion << Roi d'Amour ) d6signe normalement le Christ du Sacrd-Ceur. Les nombreux opuscules consacr6s au culte du Sacr&-Cour mentionnent tous l'idde de < royaut6 d'amour >> du Christ comme un concept commundment admis. En 1932, le chanoine L. Henri-Olivier compose un livret pour honorer le Sacr6-Caeur tous les jours du mois de juin intitul6 Le mois du Roi d'Amour. Les expressions << J6sus Roi d'amour et de misdricorde >, << Jsus Roi d'Amour misdricordieux >>, reviennent inlassable- ment tout au long de l'ouvrage (33). Ainsi quand Yvonne-Aimde lance la formule : << J6sus Roi d'Amour, j'ai confiance en ta misdricordieuse bont6 >, elle cristallise en une seule phrase tous les termes familiers de la ddvotion au Sacrd-Coeur. Le voca- bulaire choisi et utilis6 par Yvonne-Aimde, tant pour l'appellation de son Enfant Jdsus que pour l'invocation qui l'accompagne, est done pr6cis6ment celui de la c6lUbre ddvotion au Sacrd-Coeur. La Mere augustine est imprdgnde par son

6poque (34).

(32) Claude LIVI-STRAUSS, 1952, p. 1584. (33) L HENRI-OLIVIER, 1922. (34) La ddvotion au Sacr-Cceur est particulibrement active et prdsente au debut du siacle, il suffit

de s'arr~ter sur les dates de publication des ouvrages existants pour s'en convaincre. Par exemple, dans la seule bibliothbque de l'Institut Catholique de Toulouse, la grande majoriti des ouvrages consacrds a Marguerite-Marie Alacoque et au Sacr6-Coeur datent des ann6es 1920-1930. 11 existe a la mime 6poque de tras nombreux manuels de devotion.

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En quoi cette rdfdrence au Sacrd-Coeur est-elle pertinente ? En fait, le culte du Sacrd-Cceur n'est pas une ddvotion anodine en cette premibre moitid du XXe sibcle. Prdcisons que notre propos n'est pas de d6velopper un historique du culte du Sacrd-Coeur (35). Sans entrer dans le ddtail de cette ddvotion complexe, nous essayons simplement de d6gager les valeurs symboliques attachdes t ce coeur rouge et lumineux arbord par l'Enfant Jdsus d'Yvonne-Aimde. C'est entre les ann6es 1673 et 1675, a Paray-le-Monial, que le Christ apparait a plusieurs reprises a la visitan- dine Marguerite-Marie Alacoque. II lui fait d6couvrir < les merveilles de son amour et les secrets inexplicables de son sacrd Cceur. >> Ce Coeur est < passionnd d'amour pour les hommes >>, et d6sire ardemment 8tre aimd d'eux. Mais en retour, il ne recueille qu'<< ingratitudes >>, ( irrdv6rences >>, < sacrilbges >>, < froideur >> et ( indif- fdrences >>. L'amour mdconnu et bafoud du Christ pour l'espbce humaine demande donc < rdparation >>. Le Christ impose a Marguerite-Marie certains actes de pdni- tence, et lui demande d'etre ( sa victime d'immolation >> (36). Il a besoin de person- nes chargdes de << r6parer >> les offenses des hommes. Le culte du Sacrd-Coeur parle d'amour, mais un amour dans la souffrance. Avec Marguerite-Marie, cette fin de XVIIe sidcle voit se fixer la thdologie de la < rdparation >> et de la < spiritualitd vic- timale >>(37). Par ailleurs, le Christ demande une < rdparation d'honneur >> par une ( amende honorable > et l'institution d'une fete dtendue a l'Eglise universelle pour honorer son Cceur.

Comme toutes les d6votions, celle de Marguerite-Marie s'insbre dans le contexte social et religieux de son temps. Louis XIV est alors fortement prdoccupd par la Revolution d'Angleterre et la Ligue d'Augsbourg qui menacent le royaume de France. Aussi, quand Marguerite-Marie le somme d'honorer publiquement le Sacrd-Coeur et de poser son image sur l'dtendard frangais, ses demandes ont un sens politique pr6cis (38). Les 6tudes les plus rdcentes doutent que le Roi ait 6td prd- venu (39). N6anmoins, les ( messages a Louis XIV >> ne cessent de se propager et sont connus du grand public en 1867, au moment de la premiere publication des oeuvres de Marguerite-Marie. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, la ddvotion de la Visitandine connaft un succbs prodigieux presque deux sibcles plus tard, ( aux prix de nombreuses ddformations >>, prdcise Jacques Le Brun. Elle se d6veloppe au sein de contextes politiques radicalement diff6rents et une thdologie se met en place. La France est considdrde comme la nation l61ue de Dieu et des faits histori- quement marquants comme la Rdvolution frangaise ou la d6faite de 1870 sont inter- prdtds a posteriori comme des consdquences du prdtendu refus de Louis XIV de faire du Sacrd-Coeur un culte public. Cette thdologie est vulgarisde par de nom- breux opuscules. ( Le culte du Sacrd-Coeur devenait en France d6ploration publique des crimes collectifs de la nation >> commente Jean-Pierre Albert. La France ne

(35) Nous nous permettons de renvoyer aux ouvrages de J-V. BAINVEL, 1921, Auguste HAMON, 1923-1940 en 5 volumes, Jacques LE BRUN, 1977, vol X, col 349-355 et r6cemment les actes du colloque i l'occasion du tricentenaire de la mort de sainte Marguerite-Marie Alacoque, Raymond DARRICAU et

Bernard PEYROUS, 1993.

(36) J. V. BAINVEL, op. cit., chap. II, pp. 20-46 et p. 51. Les termes entre guillemets sont ceux des lettres de rivilations laissdes par Marguerite-Marie.

(37) Voir les articles de G. MANZONI, 1994, ( Victimale (spiritualit6) >, t. XIV, col. 531-545 et Edouard GLOTIN, 1987, ( Reparation >, t. XIII, col. 369-413 dans le Dictionnaire de Spiritualitd.

(38) Jacques LE BRUN, 1977, col. 349-355. (39) Raymond DARRICAU et Bernard PEYROUS, op. cit., pp. 269-290.

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cesse d'expier ses pdch6s. Le culte rdappara'it de fagon rdcurrente dans des circons- tances de crise, des situations de < calamitds publiques >>. En 1873, l'Assemblde nationale d6clare la construction de la basilique du Sacrd-Coeur de Montmartre < d'utilitd publique >>. Marguerite-Marie est bdatifi6e en 1864 et canonisde en 1920.

De la fin des ann6es 1860 aux anndes 1920, le culte du Sacrd-Coeur est nette- ment marqud comme un culte de combat. Il connait une trbs large diffusion pendant la Premitre Guerre mondiale. Il trouve dans le conflit mondial la concr6tisation de ses menaces de chatiments collectifs depuis longtemps r6it6rds. L'adhdsion des sol- dats au culte est largement attestde (40). En 1917, Claire Ferchaud entreprend de crder, sous le signe du Sacr6-Coeur, une congrdgation de victimes volontaires comme il en existe beaucoup en France a cette 6poque. Plus encore, elle 6crit au prdsident de la R6publique Raymond Poincard et se rend mime B Paris pour le ren- contrer afin de lui transmettre le message du Sacrd-Coeur. L'entrevue n'a aucun effet, et la congrdgation est condamnde par le Saint-Office, mais Claire Ferchaud poursuit ses desseins, en marge. Ainsi, trois si~cles aprbs les exigences de Marguerite- Marie, les memes revendications sont formuldes. L'espoir de voir la France, < rede- venue officiellement chrdtienne >>, derriere un drapeau national a l'image du Sacrd-Coeur court toujours (41).

Ainsi, en montrant son coeur lumineux, l'Enfant Jdsus d'Yvonne-Aimde active done une iddologie combative qui s'dpanouit dans le contexte de la spiritualitd vic- timale et de la rdparation. Le Petit Roi d'Amour, par le coeur qu'il arbore et la figu- ration de l'Enfant Jdsus qu'il est, male done deux symboles sacrificiels. Dans les premiers mois du second conflit mondial, il se dresse pour sauver la nation en dan- ger et rdtablir l'ordre. Tout comme le culte du Sacr6-Coeur, celui de l'Enfant Jdsus semble &tre < une rdponse antimoderne a la s6cularisation de la socidtd et de l'tat et, en m~me temps, une adaptation a la rdalit6 nouvelle de la nation ) (42).

Gardons-nous cependant de toute conclusion hative. En anticipant quelque peu sur la suite, il convient de distinguer des B prdsent les d6calages certains qui exis- tent entre le culte du Sacr6-Coeur et la ddvotion au Petit Roi d'Amour promue par Mbre Yvonne-Aim6e. Tout d'abord, associer le Sacrd-Coeur et l'Enfant Jdsus n'est pas une nouveautd. Dis la fin du XVIIIe sibcle, des artistes napolitains exdcutaient des Enfants Jdsus au Sacr&-Coeur. De telles reprdsentations entraient dans les demeures au XIXe sidcle et se diffusaient a grande dchelle sous forme d'Enfants Jdsus << sous cloche ). Par ailleurs, cette association Enfant Jdsus/Sacrd-Coeur prd- sente des aspects contradictoires: l'Enfant Jdsus n'est pas une figure accusatrice comme peut l'&tre le Christ du Sacr6-Coeur ; il n'annonce pas de chatiments futurs, mais se prdsente au contraire comme une figure protectrice. Notons encore que le Sacrd-Coeur appelle des actes < publics >> de rdparation - le Christ demande une << amende honorable > - ; en revanche l'Enfant Jdsus renvoie a des engagements qui restent dans la sphere du < priv6 ). Ainsi, m~me s'il reprend dans ses grandes lignes la symbolique du Sacrd-Coeur, le culte d'Yvonne-Aimde s'en dcarte sensiblement.

(40) J.-B. LEMIUS, 1915, Prdface III-XIII. (41) J. V. BAINVEL, op. cit., p. 583. (42) Jean-Pierre ALBERT, 1998, p. 125.

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Le salut de la France

La question se pose alors de savoir si Mere Yvonne-Aimde entrait personnelle- ment dans la thdologie du Sacrd-Coeur mise en place i la fin du XIXe sidcle. Repre- nons les biographies autorisdes. Si elles pr6sentent une petite fille espibgle puis une femme dynamique, elles n'oublient pas un 616ment r6current et essentiel de sa vie : la souffrance. Enfant, ce sont de terribles maux de tate qui l'empachent d'dtu- dier correctement. A seize ans, une scarlatine lui impose une longue convalescence. A vingt et un ans, elle est envoyde a la clinique de Malestroit pour soigner une paratyphoide. Elle transcrit sur son carnet le 11 juillet 1922 les paroles du Christ qui lui affirme: Je t'aime ma petite Yvonne, et, i tous ceux que j'aime, je n'6pargne pas la souffrance, car elle est n6cessaire a la sanctification >>(43). Puis, ce sont des coups et blessures du d6mon ), des plaies sanglantes qui se forment sous les yeux des soeurs, de terribles douleurs aux reins 6treignent. Cette meme

annie 1922, elle se repose a Anglet quand elle fait des cauchemars effrayants > B rdpdtition. Elle dcrit a son confesseur: ( Je voyais des avions jeter des gros cylin- dres sur les trains, sur les gares, et d6truire et incendier tout. Je voyais des hommes habillds en vert monter et descendre du train. On aurait dit des costumes militaires [...]. J'avais le coeur serrd et j'entendais une voix grave et douce qui disait : ce sera l'dpreuve, la grande dpreuve. Prie beaucoup pour les prdtres et les prisonniers. Je me suis rdveillde en sursaut ). Ces visions prophdtiques d6crivent avec prdcision la Deuxibme Guerre mondiale. << Sur la France, j'ai vu un chiffre 39 [...] J'avais

l'impression que ce tableau durait quatre a cinq ann6es [...] Apr&s quoi, j'ai vu une France lumineuse et dclairant le monde >>(44).

Alors qu'elle voit des d6mons s'acharner sur l'Europe, puis des multitudes d'hommes se battre, se tuer, se d6chirer, des foules immenses se sauvant des incen- dies, le feu descendant et courant sur la terre >>, le Christ vient la rassurer et lui dire: ( Souffre, prie, c'est une expiation ). Horrifide, elle ajoute, <<personne ne pouvait comprendre la douleur que je portais, le poids sur mon ame ) (45). Ainsi, sa future (mission lui est clairement annonc6e en songe par le Christ, Yvonne-Aim6e est une victime sacrificielle ), elle expie les pdch6s d'une France coupable.

A partir du moment oii la France entre effectivement en guerre, Mere Yvonne-Aimde subit un surcroit de <souffrances morales indicibles ). En

d6cembre 1940, elle 6crit: nous sommes toujours au calme, tris protdgdes, cela ne veut pas dire que je ne vis pas sans souffrances. Je passe mime une trbs dure pdriode... ). Etre rd6lue a la charge de Supdrieure de la communautd est v6cu par elle comme une souffrance. Tout se passe bien, mais je souffre ) indique r6gulib- rement Yvonne-Aimde a son confesseur. Ou encore je souffre, je souffre...mais je suis contente de souffrir ! >>(46). I1 n'est pas essentiel pour nous de savoir si ces

(43) Rena LAURENTIN, op. cit., p. 65. (44) Ibid., p. 86 et Au service..., op. cit., p. 147. Ces proph6ties entre dans un corpus que l'abb6

Laurentin a eu l'autorisation de publier en 1987 sous le titre Predictions. (45) Paul LABUTTE, op. cit., p. 192. (46) Au service..., op. cit., pp. 149, 152 et 159.

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afflictions sont rdelles ou imaginaires, l'important rdside dans le fait qu'elles sont soulign6es et accentudes dans tous les ouvrages consultis. Le Phre Barral 6crivait a propos d'Yvonne-Aim6e dans son rapport destin6 au Vatican : < Elle a un sens trbs vif de la souffrance pour acheter l'dternitd bienheureuse pour elle et pour les ames >> (47).

La Mere Augustine assume done sa mission de ( victime >> annonc6e par le Christ dix-huit ans plus tit. D'ailleurs, le 5 juillet 1942, le Christ lui apparait pour la f61iciter : ( Tu m'as laissd torturer ton &tre de chair, expiant les fautes de mes fils aveugles, prenant sur toi d'expier leurs crimes, leurs passions, leurs lichetds, leurs infiddlitds - et ton 6lan fut superbe >>. Du Petit Roi d'Amour a Mere Yvonne-Aimde, nous passons d'un sacrifice symbolique a un sacrifice, sinon r6el, du moins pr6sentd comme tel. Dans leur ouvrage sur Yvonne-Aim6e, les Augustines ne cessent d'insister sur son r81e de < messagbre et de collaboratrice >> du J6sus Roi d'Amour. La personne se substitue a l'image ; et un transfert de comp6tences semble s'op6rer. Le sacrifice, affirme Jean-Pierre Albert, < prdtend restaurer un ordre cosmique qui englobe aussi les soci6tis et, de fait, il renforce symboliquement la coh6sion des groupes >> (48). Cette mise en perspective sociale et symbolique du sacrifice permet de mieux comprendre pourquoi la souffrance est le maitre mot des biographies d'Yvonne-Aimde. En temps de crise, une victime est n6cessaire pour expier les fau- tes des hommes et, a terme, rdtablir l'ordre.

Par ailleurs, la correspondance d'Yvonne-Aimde montre qu'en mai et juin 1940, elle interprkte le conflit mondial comme un ( chitiment de Dieu >>, conform6ment a la logique des partisans du culte du Sacr6-Coeur. La France, coupable de pr6f6rer une soci6td laique a une socidtd chrdtienne, subit la justice divine et doit payer pour ses pdch6s. ( La France expie son gofit trop fort du plaisir, ses erreurs, ses insou- ciances >> dcrit Yvonne-Aimde a une amie le 29 mai 1940. Elle souhaite que la France revienne a des ( sentiments plus chrdtiens >>. Dans une lettre du 17 juin 1940, elle explique a sa soeur et son beau-frbre : < Malgrd cette cessation des com- bats, la France n'est pas perdue, elle se relvera quand Dieu aura jug6 que l'humilia- tion qu'il lui a inflig6e aura porte ses fruits. [...] La France a beaucoup pich6 - et dans les meilleures families, parmi les pr~tres, les religieux, il n'y avait plus assez d'esprit de sacrifice, plus assez de vraie pidtd [...] Voila ce qui a mdrit6 le chitiment [...] Dieu veut que la France redevienne son peuple choisi. Elle le redeviendra, mais il faut l'obtenir >> (49).

En affichant simultan6ment le Sacr6-Coeur et l'Enfant Jdsus, et en se posant elle-m~me comme une victime sacrificielle, Yvonne-Aim6e semble adhdrer au pro- jet s6culaire d'une partie des catholiques frangais qui revent d'une France < rig6- ndr6e >> et r6concili6e avec Dieu. ( Un jour viendra et j'espbre, sans tarder oi, plus fiddles, plus sacrifi6s, plus renonc6s, nous vivrons et jouirons pleinement dans une France renouvelde, la foi et la charit6 - notre vie religieuse >>, 6crit-elle (50). En 1940, la Rdvolution nationale sous la devise << Travail, famille, patrie >> semblait proche des aspirations chr6tiennes et a ainsi conquis de nombreux catholiques fran- Sais et la majorit6 du corps eccl6siastique. Le gouvernement de Vichy employait

(47) Louis BARRAL, 1956, p. 155. (48) Jean-Pierre ALBERT, op. cit., p. 66. Les questions du sacrifice et des victimes sacrificielles sont

abord6es dans les pages 63-69 et 338-343. (49) Paul LABUTTE, op. cit., p 524. (50) Ibid., p. 525, lettre dat6e du 30 juin 1940.

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dans ses d6clarations officielles un vocabulaire coutumier des militants catholiques. Le Mardchal Pdtain 6tait considdrd comme l'homme providentiel qui allait enfin ramener la France a sa vocation chrdtienne (51). En 1943, un fanion brodd du Sacrd-Coeur fut offert au mardchal qui l'accepta <<avec bonheur>>. Mbre Yvonne-Aimde et son Petit Roi d'Amour offraient done toutes les caract6ristiques ndcessaires pour rassembler les catholiques partisans du nouveau rdgime de Pdtain. Pourtant, des les premieres anndes du conflit, l'Augustine prend une trajectoire radicalement opposde.

Yvonne-Aim~e dans la tourmente

Contrairement aux trbs nombreuses << victimes >> que compte l'histoire, Mere Yvonne-Aim6e ne se contente pas de souffrir sur son lit, enfermde dans sa cel- lule (52). Si, comme nous l'avons dvoqud prdcddemment, les << atroces souffran- ces ) et les attaques du d6mon > redoublent d'intensitd, Yvonne-Aimde n'en est pas moins prdsente, activement engagde dans le conflit. En mai 1940, quand les divisions blind6es d'Hitler envahissent la France, Yvonne-Aimde ouvre les portes du monastbre de Malestroit aux rdfugids du Nord. ( On va se tasser... Dieu donne a qui donne ! ) s'exclame la religieuse avec son dynamisme et son humour habituel. Plus encore, de juin a aofit 1940, la clinique accueille des soldats, sous-officiers et officiers de l'armde du Nord. Ddjouant la vigilance des Allemands, Yvonne-Aimde parvient a assurer le ravitaillement du couvent en utilisant les ambulances pour le transport et en entreposant les victuailles dans la salle de ddsinfection du sous-sol. En aofit 1940, un colonel de la Wehrmacht l'informe qu'il souhaite rdquisitionner la clinique de Malestroit pour les seuls soldats allemands. Yvonne-Aim6e refuse cat6- goriquement de << mettre dehors ) ses malades, et le colonel finit par retirer son ordre de rdquisition.

L'action d'Yvonne-Aimde est surtout sensible a partir de 1943. Le village de Malestroit est situd tout prbs du maquis de Saint-Marcel, haut lieu de la r6sistance bretonne. Les tdmoins directs ne tarissent pas d'anecdotes sur l'attitude de la reli- gieuse pendant le second conflit mondial. Ils se plaisent a raconter la fagon dont elle cachait les rdsistants et les ruses dont elle usait pour tromper les Allemands, le tout sur le ton de la plaisanterie. C'est sur le m~me ton que MEre Yvonne-Aimde relate les faits sur ses carnets en 1943: < 25 mars! Quel cadeau, douce Vierge Marie, en ce jour de salut, de nous envoyer les Allemands pour une occupa- tion ! > (53). A la fin de l'ann6e 1944, elle dcrit a ses soeurs dans la circulaire adressde aux maisons de l'Ordre : ( Vous attendez des histoires ! ...oh! il y en a, et d'assez amusantes, malgrd le tragique du moment >> (54). Les anndes de guerre sont

(51) Jacques DUQUESNE, 1966, pp. 29-31. II pr6cise qu'i l'6poque, I'un des mots d'ordre 6tait << Nous avons p6ch6 >>.

(52) L'article de Giuseppe MANZONI, << Victimale (spiritualit)>> du Dictionnaire de Spiritualiti 6numbre ces nombreux mystiques ou laics, hommes ou femmes, qui se sont offert en victimes, op. cit., col. 540-544.

(53) Ren6 LAURENTIN, op. cit., p. 177. (54) Au service..., op. cit. p. 169.

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l'occasion de multiples manifestations de prodiges. ( Nous avons dfi pratiquer en grand la prestidigitation ! >>. Son don de bilocation lui permet d'aller porter secours aux soldats, aux prisonniers en d6tresse qui l'invoquent, un peu partout en France, sur terre et en mer. ( Une fois, 6crit Paul Labutte, plongde dans un recueillement profond, elle entendit des pribres qui montaient de diff6rents points du globe >>.

A Malestroit, Yvonne-Aimde n'omettait aucun d6tails pour cacher les soldats et officiers allids. Elle les installait dans des lits ddja chauds, plagant ailleurs les v6ri- tables malades. Deux parachutistes blessds furent ddguisds en ( bonne soeur >> avec la robe, le voile, la guimpe et intdgrds aux pribres de la communautd, t l'int6rieur de la cl8ture, le temps des perquisitions allemandes. Le g6ndral Audibert, chef de la r6sistance de l'Ouest, a 6galement trouv6 asile h Malestroit. Finalement d6couvert par la Gestapo, il part en se mettant au garde-a-vous devant Yvonne-Aimde qu'il appelle mon g6ndral >> (55). Un tdmoin contemporain s'est souvenu, en passant devant la ferme que possddait la communautd, de la fagon dont elle avait plac6 des r6sistants dans le double fond d'une charrette remplie de fumier. On pourrait ainsi multiplier a l'envi les exemples des actions de la religieuse pendant la guerre.

En apportant une aide active a la R6sistance, Mbre Yvonne-Aimde infirme les valeurs symboliques v6hiculdes par sa position de mystique souffrante d'une part et par son Petit Roi d'Amour de l'autre. Pour expliquer l'engagement presque ( para- doxal >> d'Yvonne-Aimde, il faut bien admettre une part de contingence dans la ren- contre entre le destin individuel de la religieuse et les circonstances politiques et historiques. Dis juin 1940, alors qu'elle parle dans ses lettres d'une << France chitide >>, d'un ( monde ddboussold >>, son sens de l'hospitalit6 et sa charit6 suffi- sent a expliquer qu'elle accueille a Malestroit les rdfugids et les soldats frangais. En revanche, son action ultdrieure auprbs des rdsistants semble avoir 6td quelque peu prdcipitde par les 6v6nements. En fait, a la fin du mois de janvier 1943, un Phre qu'elle estimait beaucoup l'accuse d'8tre une ( fausse mystique >>. II l'assimile a une abbesse du XVIe sidcle vou6e au diable, Madeleine de la Croix, et lui reproche son extraordinaire rdussite dans tout ce qu'elle entreprend. Depuis trois ans, ce Phre avait rduni un dossier accablant a son encontre et menagait de le prdsenter devant un tribunal eccl6siastique. Le Pdre Crdtd, confesseur d'Yvonne-Aimde depuis plus de vingt ans, en vient lui aussi a douter d'elle. Enfin, le Pdre Monier-Vinard, thdo- logien et sp6cialiste des 6tats mystiques, 6crit au mime moment que la ( rdussite parfaite de tous ses projets ) est une chose ( dtrange >. II qualifie de ( dangereuse ) l'atmosphdre d'admiration, de v6ndration et de louanges autour de la religieuse. Atterr6e et profond6ment choqude, Yvonne-Aimde se rend a l'Oasis >, a Paris (56). Li, le 16 f6vrier 1943, elle est arritde par la Gestapo. Il ne s'agit pas d'insinuer une quelconque relation de cause a effet, nous supposons seulement que le cours des 6v6nements a finalement amend Yvonne-Aimde a se positionner claire- ment. Suspecte a l'autoritd eccl6siastique et arret6e par la Gestapo, la religieuse a

(55) Sur l'attitude d'Yvonne-Aim6e pendant l'occupation d'aprbs ses 6crits et les timoins directs dont le Phre Labutte lui-m~me, lire Paul LABUTTE, op. cit., pp. 521- 625.

(56) Ce petit prieur6 fut ouvert dans le quartier d'Auteuil par Mbre Yvonne-Aim6e en novembre 1941 pour permettre aux jeunes religieuses de l'Ordre de preparer leurs diplames d'hospitalibres. Ayant pour vocable Notre-Dame de la Consolation, il fut baptis6 < l'Oasis ) par Yvonne-Aim6e qui y avait une chambre et un bureau. L'Oasis servait, t l'occasion, de refuge temporaire aux r6sistants. Ibid., pp. 544-548.

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dfi, en quelque sorte, << choisir son camp >>. Une fois < miraculeusement >> libre et de retour i Malestroit, elle met toute son dnergie au service de la R6sistance (57).

Le Phre Labutte s'est demandd si Yvonne-Aimde faisait partie des rdseaux de la Rdsistance et a rdpondu par la ndgative. Pour lui, Yvonne-Aimde n'a suivi qu'une seule ligne de conduite, sa devise Tout droit au service de Jdsus Roi. ( A l'occa- sion, elle rendait des services g la cause de la libdration de la France, dit-il, ses mis- sions au service du Roi Jdsus pouvaient coi'ncider parfois avec les objectifs de la R6sistance >. Face t l'attitude ambigue des catholiques pendant l'occupation, Yvonne-Aimde a apportd un < tdmoignage chrdtien et frangais irr6cusable > (58). Les convictions politiques d'Yvonne-Aimde sont difficiles A connaitre. Nous pou- vons seulement tenter de les apprdhender i travers les rdalisations et les actes de la religieuse. Symboliquement, le Petit Roi d'Amour, s'il s'apparente au culte du Sacrd-Coeur, s'en dcarte sensiblement, nous l'avons dvoqud. Personnellement, Yvonne-Aimde se place dans la longue lignde des mystiques souffrantes, mais elle s'en distingue par un dynamisme hors du commun. A peine accept6e comme reli- gieuse a Malestroit, elle s'dvertue A faire rdnover la clinique du couvent, dessine les plans pour un nouveau rdfectoire et propose une rdvision des Constitutions des sceurs augustines - le texte datait de 1631 -. Par la ddvotion qu'elle promeut et les initiatives qu'elle propose, les id6es qu'elle avance et le comportement qu'elle adopte, Yvonne-Aimde ne cesse d'associer des aspects contradictoires.

Une hrorine nationale ?

<< Yvonne Beauvais, fondatrice d'une f6ddration de religieuses contemplatives et hospitalibres, reconnue comme hdroine nationale par de Gaulle qui tint a la d6co- rer personnellement, resta vingt-cinq ans dans l'ombre. [...] >>. C'est ainsi qu'est prd- sentde la religieuse dans le journal Le Figaro datd du 24 mars 1987, a l'occasion de la publication de ses Ecrits spirituels et de ses Pridictions par Rend Laurentin. II faut en effet prdciser qu'immddiatement aprbs le ddnouement du second conflit mondial, les autoritds politiques se sont manifestdes pour tdmoigner a Yvonne-Aimde toute leur gratitude. Le 24 juin 1945, a Saint-Marcel, elle regoit la Croix de Guerre avec palme des mains du g6ndral Allard, en prdsence du ministre de la Guerre du gouvernement provisoire de la R6publique frangaise, Monsieur Diethlem. A cette occasion, elle est salude comme une ( femme d'un courage et d'un ddvouement extraordinaires >. Le 22 juillet 1945, a Vannes, le g6ndral de Gaulle en personne lui remet la L6gion d'honneur, < au son des cloches, des fanfa- res et des applaudissements >. Le 3 janvier 1946, la Mddaille de la R6sistance et la M6daille de la Reconnaissance Frangaise lui sont ddcerndes. Le 7 aofit 1949, la cli- nique de Malestroit regoit la Croix de Guerre. Une plaque commdmorative est tou- jours visible sur un de ses murs. Ajoutons encore la King's Medal for Courage in

(57) Yvonne-Aimde apparait au Phre Labutte le 17 fdvrier g 21 heures dans son bureau de la rue du Bac, traumatisde, en sang, sans qu'aucune porte ait 6t6 ouverte. Ibid., pp. 569-573.

(58) Ibid., pp. 565; 634.

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the Cause of Freedom d6cernde par l'Angleterre, et la Medal of Freedom amdri- caine accompagnde d'un dipl8me paraphd par le g6ndral Eisenhower.

La photographie du g6ndral de Gaulle remettant la 16gion d'honneur a Yvonne-Aimde est rest6e c61lbre. La soeur, route de blanc vitue avec la guimpe noire, voit le ( grand officier >> la d6corer solennellement (59). Rend Laurentin prd- cise que le gdndral fit passer la religieuse avant un officier prdsent pour recevoir la m~me d6coration. De plus, au moment de lui remettre la 16gion d'honneur, il se d6couvrit devant elle et lui dit: ( Je vous remercie au nom de la France >> (60). L'action d'Yvonne-Aimde est officiellement reconnue par les dignitaires de la

R6publique frangaise. En 1956, quand les soeurs augustines d6cident d'6crire un ouvrage sur leur

c61~bre supdrieure, elles font prdcdder le chapitre qui ddtaille ses visions prophdti- ques sur la guerre et son action pendant le conflit, par une introduction v6h6mente. ( Nous n'avons pas le droit de refuser au Seigneur J6sus d'intervenir dans le tempo- rel quand Ii Lui plait et comme I1I Lui pla^it et de superposer aux querelles des hom- mes, par l'intermddiaire d'une cr6ature de son choix, Sa Puissance Misdricordieuse. Il faudrait alors Lui tenir rigueur de l'un ou l'autre c8td de la barricade, d'avoir a travers les sibcles, d6cid6 de mener dans le temps, une politique d'intervention dans les affaires intdrieures d'un pays et d'y avoir suscit6 des hdroi'nes nationales >>. Leur bienfaitrice est done explicitement d6signde comme une hdroine nationale, ce que semble cautionner le gouvernement frangais. Mais, la place m~me de ce texte et la d6termination qui s'en ddgage montrent que les soeurs cherchent, en quelque sorte, a justifier le bien-fond6 de l'attitude d'Yvonne-Aimde. Elles veulent pr6venir le lec- teur afin qu'il ne soit pas 6tonnd de son action pendant la guerre et de sa (mis- sion >>. Comme si cette d6nomination en terme d'hdroisme national avait 6td contestde. Pourquoi une religieuse ne pourrait-elle pas 8tre un h6ros ? semblent demander les Augustines. C'est dans le pass6 qu'elles vont chercher une rdponse a cette question. ( Sans vouloir pour l'instant forcer la comparaison, l'Eglise, dans sa liturgie, a fait siennes par exemple, les d6clarations de la Pucelle de Domrdmy, dont l'essentiel revenait a dire que l'aventure de cette enfant prddestinde avait dtd mise par Dieu au service d'une cause d'allure temporelle. L'ignorer, ce serait peut-8tre refuser d'admettre, contre toute 6vidence que chaque peuple a sa mission fixde par la Providence et que Celle-ci a le droit de s'y faire sentir >>(61).

Le cadre est pos6, Yvonne-Aimde est plac6e dans le droit fil d'une hdroine nationale incontest6e celle-ci: Jeanne d'Arc. Cette visionnaire du Moyen Age devient au XIXe sibcle une figure du consensus. Elle rassemble, en effet, les lawcs et les religieux; lItat et l'glise. En 1841, aprds quatre si~cles de silence, Michelet s'enthousiasme pour elle. La Pucelle d'Orldans a droit a des pages exaltdes dans son Histoire de France. Elle est c616br6e comme une figure populaire qui s'est engag6e pour son pays. Face a ce processus d'hdroi'sation lai'que, I'Eglise riposte et Monseigneur Dupanloup fait son pandgyrique en 1869. D~s lors, elle suscite un int6r~t toujours plus grand du c6td des rdpublicains comme chez les catholiques

(59) Cette expression est issue du carnet d'Yvonne-Aimbe. En 1929, elle eut une vision. Elle se voyait < devant la clinique avec sur la poitrine 6pingl6es quatre ou cinq midailles [...] Un grand officier vint vers moi me saluer >>; Ibid., p. 383.

(60) Ren6 LAURENTIN, op. cit., p. 182. (61) Au service..., op. cit., pp. 145-146.

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conservateurs. En mai 1920, suite i un spectaculaire revirement de position de la part de l'EIglise, Jeanne d'Arc est canonisde. C'est la ( sainte de la Patrie >>(62).

En choisissant Jeanne d'Arc comme r6fdrence, les Augustines de Malestroit activent done chez les lafecs comme chez les catholiques un nationalisme d'autant plus exacerbd que la France sort du conflit mondial. Au ddbut du XXe siacle, Jeanne d'Arc est entibrement repensde dans les termes nouveaux de < hdros natio- nal >>. La figure du hdros appartient, en effet, t la modernitd. Elle apparait dans le contexte des nations, de la rdpublique. Le hdros s'dpanouit dans une situation de crise et est d'autant plus considdrd qu'il est physiquement et moralement dloign6 de la sphere des valeurs temporelles. Yvonne-Aimde, comme Jeanne d'Arc, semblent avoir toutes les qualitds requises pour 8tre qualifides d'hdroi'nes nationales: ce sont des femmes, elles ne se pr6occupent officiellement que de spirituel, et interviennent paradoxalement dans un contexte belliqueux. L'excessif ddcalage entre le r81e et l'identitd est un facteur primordial dans l'dlaboration de l'arch6type du hdros natio- nal (63). I1 6tait effectivement difficile de prdsumer qu'une religieuse d'un petit vil- lage de Bretagne serait appelde i jouer un r61e dans la Seconde Guerre mondiale.

Entre saintes et h6roines nationales, la limite est done tdnue en cette premiere moitid du XXe sibcle. Comme le souligne Anne Eriksen, la religion est un ( champ prometteur >> pour l'h6roi'sme fdminin. Elle ( offre aux femmes des occasions et un rayon d'action qu'elles ne trouvent nulle part ailleurs >>(64). Mbre Yvonne-Aimde, dans sa singularitd, se situe au confluent de deux formes d'hdroi'sme. En se pr6sen- tant, dis 1922, comme la victime ddsignde par Dieu pour expier les fautes de la nation, elle entre dans le cadre d'un hdroi'sme ( passif >> salutaire. La victime revt une dimension dminemment sociale puisqu'elle oeuvre pour le bien de tous. En revanche, en apportant un soutien concret pendant le conflit mondial, Yvonne-Aimde est projetde dans la sphere de l'hdroi'sme ( actif >> qui rompt avec l'iddal de la religieuse humble, passive et soumise. Mais, son pr6cepte Tout droit au service du Roi d'Amour vient 16gitimer son comportement peu convenable.

Le fait le plus remarquable est qu'en 1945, la Rdpublique, reprdsent6e par le gdndral de Gaulle, valorise F'action de la religieuse avec faste. Cette dclatante reconnaissance souligne aux yeux de tous que la collaboration au gouvernement de Pdtain n'a pas 6t6 gdndrale chez les catholiques frangais. En remettant la 16gion d'honneur a Yvonne-Aimde, le g6ndral de Gaulle illustre le fait qu'etre catholique et partisan de la France libre et rdpublicaine est une rdalit6. Loin d'dcarter l'Eglise pour ses erreurs pass6es, le nouveau gouvernement pardonne et prouve sa bonne foi en honorant une de ses reprdsentantes. Pendant des sidcles, par l'intermddiaire du sacre, lEglise a confdrd aux rois de France une dimension transcendante inaltd- rable. Inversement, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c'est lI'tat qui, en quelque sorte, cherche a 16gitimer lEglise et s'assurer de son soutien par des c6r6monies officielles et des d6corations rdpublicaines.

(62) Jean-Pierre ALBERT, 1998, pp. 118-121. Jean-Pierre Albert apporte une nuance importante i

cet aspect consensuel autour de Jeanne d'Arc. II affirme trbs justement que le personnage a 6t6 < trop net- tement annex6 par les clkricaux et les nationalistes d'extreme-droite pour pouvoir devenir du jour au len- demain le symbole d'une France rdconcilide >.

(63) Jean-Pierre ALBERT, 1999, p. 25. (64) Anne ERICKSEN, 1999, pp. 153-155.

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La d6votion a l'Enfant J6sus est politiquement moins marqude en ce milieu de XXe sibcle. Le Petit Roi d'Amour d'Yvonne-Aimde apparait comme une figure paradoxale a l'image de la religieuse elle-meme. Sa vocation de ( souffrante >> tra- ditionnelle est en rupture complite avec son dynamisme et son esprit novateur, nous l'avons soulignd. En 1935, son projet de F6ddration des Augustines hospitalid- res de la misdricorde de J6sus est une absolue nouveautd. Cette initiative hdtd- rodoxe est tout d'abord rejetde par les autorit6s eccl6siastiques. Une telle formule n'est m~me pas envisagde dans le droit canon dans le cas des couvents de femmes. Ce n'est qu'au prix d'une farouche obstination que la F~ddration voit le jour au len- demain du conflit mondial.

Il reste a prdciser qu'Yvonne-Aimde, hdroi'ne nationale >> de son vivant, n'a pas 6td reconnue sainte ni bienheureuse par l'Eglise. Le processus ne s'est pas accompli jusqu'au bout. Yvonne-Aimde meurt en 1951, bdndficie d'un enterrement en grandes pompes, mais son procks de bdatification est ddfinitivement arr~t6 en 1960, nous l'avons dit. Les raisons de ce rejet total sont assur6ment multiples et complexes. Yvonne-Aim6e et son Petit Roi d'Amour entraient pourtant dans le moule fagonnd depuis des sidcles par lEglise. Cependant, au milieu du XXe siacle, la fonction de victime sacrificielle n'est plus toldrable sous sa forme littdrale. Yvonne-Aim6e adhire a une tradition dont l'Eglise, a la veille du concile de Vatican II, cherche a s'dcarter. Elle renvoie a l'Institution un reflet d~suet. Pourtant, la reconnaissance de l'Etat frangais aurait pu infl6chir les positions de l'iglise. IL n'en fut rien. Comme si l'Eglise cherchait d'autant plus a augmenter la distance qui la sdpare de l'Etat laique et retrouver sa vocation universelle. Yvonne-Aimde h6roine nationale c6l6br6e par la Rdpublique, n'est plus acceptable par lEglise. Elle est victime d'un excis de conservatisme d'une part et d'un exchs de modernitd de l'autre. Seul son Petit Roi d'Amour, dont la ddvotion a 6t6 dtendue a l'Eglise univer- selle par Jean XXIII en 1958, lui survit.

Sandra LA ROCCA Centre d'Anthropologie - Toulouse

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Resume~

A la veille du second conflit mondial, une Augustine hospitaliire du Morbihan, Yvonne-Aimde de Malestroit (1901-1951), promeut le culte du Petit Roi d'Amour. Depuis la fin du Moyen Age, et surtout a partir du XVIIe sidcle, la devotion i l'Enfant Jdsus a une dimension politique tris nette. A travers les notions de

n spiritualith victi-

male ~> et de < logique sacrificielle >, l'Enfant Jdsus vihicule - comme le culte du Sacrd-Cwur auquel il est partiellement li' - l'idde d'un retour ci une France catholique et monarchique. Quant & Mare Yvonne-Aimde, elle est ddsignde par Dieu pendant la guerre pour ( expier > les fautes des hommes picheurs. Elle interprite le deuxi~me conflit mondial comme un < chdtiment de Dieu > et rave d'une France a

riginr6re ~> et

< rdconcilide avec Dieu >. Tout portait done la religieuse it adhdrer t la Revolution nationale du marichal Pitain qui dinongait une ( France picheresse > et parlait de < rdparations nkcessaires >. Pourtant, dks les premiers jours du conflit, Yvonne-Aimde soutient activement les riseaux de risistance bretons, au point de recevoir le 22 juillet 1945 la lgion d'honneur des mains du gdneral de Gaulle. La mystique devient une <

hiro'ne nationale >. En revanche, I'Eglise, en 1960 - a la veille de Vatican II - sus-

pend son procks de bdatification et disavoue sans appel l'hdro'ne. Abstract

Just before the second world war, an hospitaller Augustinian of Morbihan, Yvonne-Aimde de Malestroit (1901-1951), promotes the devotion to the Little King of Love. Since the end of the Middle Age, and especially from the XVIIth century, the devotion to the Christ Child has a political dimension. Through notions of "victimale spirituality" and "sacrificial logic", the Christ Child brings - like the cult of Bled-Heart to which it is particularly linked - the idea of a return to a catholic and monarchic France. As for Yvonne-Aime~e, God calls her during the war to "expiate" offences of a sinner humanity. Indeed she interprets the war like "God's punishment". Therefore, Yvonne-Aimte and her devotion are really in agreement with the marshal Pitain National Revolution which denounced a "sinner France" and talk about "neces- sary reparations". However, as soon as the war begins, Yvonne-Aimee supports resis- tance networks in Brittany, and then receives in 1945 the Legion of Honour from the general De Gaulle himself The mystic becomes a "national heroine". In return, in 1960 the Church - at Vatican II eve - suspends her beatification proceedings and denies the heroine.

Resumen

En visperas del segundo conflicto mundial, una Augustiniana hospitalaria del Morbihan, Yvonne-Aimde de Malestroit (1901-1951) promeve el culto del Pequeiio Rei de Amor. Desde elfin de la Edad Media, y sobre todo a partir del siglo XVII la devo- cidn al Niiro Jesus tiene una dimensidn politica muy clara. A travks de las nociones de "spiritualidad victimala" y de "l6gica sacrificiala", el Niiio Jesus transmite -como el culto del Sagrado Coraz6n al cual estd particularmente atado- la idea de un regreso a una Francia catdlica y mondrquica. En cuanto a la Madre Yvonne-Aimde, estd desi- gnada por Dios durante la guerra para "expiar" las faltas de los hombres pecadores e interpreta el segundo conflicto mundial como un "castigo de Dios". Asi Madre Yvonne-Aimde parece adherirse a la Revolucidn Nacional del mariscal Pitain que denunciaba une "Francia pecadora" y hablaba de "reparaciones necesarias". Sin embargo, desde los primeros dias del conflicto, Yvonne-Aimde sostiene activamente las redes de Resistancia en Bretaha, hasta recibir, el 22 de julio del 1945, la Legi6n de Honor de los manos del General de Gaulle. La mistica llega a una "heroina nacional" En cambio, en 1960, la Iglesia -en visperas de Vatican II- suspende su proceso de bea- tificacidn y renega la heroina.

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