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Le sort du plus-que-parfait latin dans les langues romanesAuthor(s): K. TogebySource: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 23 (1966), pp. 175-184Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/27758079 .

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K. ToGBBY (Copenhague)

LE SORT DU PLUS-QUE-PARFAIT LATIN DANS LES LANGUES ROMANES

1. Evolution g?n?rale. - Une tendance analytique g?n?rale a

pouss? les langues romanes vers l'abandon des formes synth?tiques du plus-que-parfait de l'indicatif cantaverat et du subjonctif canta

visset, qui ont ?t? remplac?es par les p?riphrases analytiques habebat cantatum et habuisset cantatum, except? dans les deux langues lat?

rales, et par cons?quent conservatrices, le roumain et le portugais, qui ont toutes les deux, encore de nos jours, un plus-que-parfait synth?tique de l'indicatif, tandis qu'un plus-que-parfait synth?ti que du subjonctif n'appara?t plus nulle part.

Le portugais a conserv? amara au sens de amaverat, de m?me

qu'il a conserv? au parfait amou avec le m?me sens que amavit : 'il

aima, il a aim?'. Seul parmi les langues romanes, le portugais

poss?de encore aujourd'hui un syst?me de l'indicatif avec six

formes, exactement comme le latin.

En roumain, c?ntase a conserv? la valeur de plus-que-parfait de

cantavisset, tout en prenant la valeur modale de l'indicatif canta

verat, au cours d'une r?organisation de fond en comble du syst?me

temporel des deux modes.

Supplant?s, dans la plupart des langues, par des p?riphrases ana

lytiques, les anciens plus-que-parfaits ont essay? de trouver une

place ailleurs dans le syst?me. Ils ?taient en effet, morphologique ment, parfaitement viables, nettement caract?ris?s dans leurs oppo sitions avec les autres formes du syst?me: cantara - vender? - dor

mira, et cantasse - vendesse - dormisse.

C'est le plus-que-parfait du subjonctif qui a eu le plus de succ?s,

parce que, dans la plupart des langues, il comblait une lacune, celle

qu'avait laiss?e la disparition de l'imparfait du subjonctif.

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Le plus-que-parfait de l'indicatif s'est, par contre, heurt? ? des

syst?mes clos, except? en portugais. En italien du sud, en proven?al et dans les langues ib?ro-romanes, il a pu trouver un emploi comme

conditionnel, tandis que dans les autres langues, apr?s quelques si?cles de lutte et d'existence pr?caire, il a fini par dispara?tre.

Le plus-que-parfait de l'indicatif latin

2. Roman commun. - Le plus-que-parfait de l'indicatif avait en

latin deux valeurs, celle d'un parfait du pass?: dixerat hoc Scipio, cum puer nuntiavit, venire ad eum Laelium (Cic?ron, rep. 1,18), et

celle d'un conditionnel du pass?, dans la construction avec une pro

position conditionnelle : perierat imperium, ...si Fabius tantum ausus

esset, quantum ira suadebat (S?n?que, de ira 1,11,5). C'est avec ces

deux valeurs que nous retrouvons la forme en -ara, -era, -ira dans les

anciennes langues romanes.

3. Sarde. - En ancien sarde, des formes comme levarat, fecerat, poserat apparaissent avec la valeur de plus-que-parfait : veru narates ca vollu derat a bois 'vous dites vrai qu'il vous l'avait donn?'.

En sarde moderne, la forme synth?tique a ?t? supplant?e par des

p?riphrases aio Icantau 'j'avais chant?' et dio kantare 'je chanterais'

(du verbe d?ppere 'devoir'). Sa disparition a ?t? favoris?e par celle du parfait. Les deux for

mes ont laiss? des traces dans la conjugaison de l'imparfait. Dans le

dialecte de Sulcis *, l'imparfait des verbes 'avoir' et '?tre' remonte

au parfait latin, exception faite de la troisi?me personne du singulier

qui est un plus-que-parfait primitif: emmu-esta-era-emmes-esti\i-ente

(par ce curieux bouleversement, l'?quivalent de habebat est donc

devenu era), femmu-fiasta-fiara-femmes-festis-fianta. Dans d'autres dialectes, le plus-que-parfait de l'indicatif semble

avoir laiss? une trace dans l'imparfait du subjonctif, en correspon dance avec sa valeur conditionnelle primitive. L'imparfait du sub

jonctif sarde continue directement la forme latine : kanteret, mais en

logoudorien du nord on peut trouver les d?sinences -era -eras -erat

-erant, dont Va doit remonter au plus-que-parfait latin2.

1 Wagner, Italia dialettale 15, pp. 6-7. 2 Wagner, Italia dialettale 15, p. 9.

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4. Roumain. - Le plus-que-parfait synth?tique a ?t? remplac? par la p?riphrase avea micat? en mac?do-roumain, et vea durmit en m?gl?no-roumain, de m?me qu'en n?o-grec et en albanais. Mais en daco-roumain on se trouve devant une ?nigme : la valeur du plus

que-parfait synth?tique de l'indicatif y a ?t? conserv?e, mais sa

forme a disparu, remplac?e par celle du subjonctif. L'explication en semble ?tre que les formes du plus-que-parfait

de l'indicatif cantaverat, habuerat se sont confondues avec celles du

potentiel. Nous entendons par l? la forme kantaret, dans laquelle se

confondent, dans presque toutes les langues romanes, le parfait du

futur contavero-cantaverit, le parfait du subjonctif cantaverim-canta verit et l'imparfait du subjonctif cantarem-cantaret.

En ancien roumain, ce potentiel appara?t comme un condition

nel: cintare- c?ntari-c?ntare-c?ntaremu-c?ntaretu-c?ntare, qui a ?t? rem

plac? dans la langue moderne par une p?riphrase o? ce m?me condi

tionnel persiste dans l'auxiliaire: as c?nta, ai c?nta, ar c?nta, am

cinta, a\i c?nta, ar c?nta. En mac?do-roumain, o? il n'y a pas d'in

finitif qui puisse servir de base ? une telle p?riphrase, le conditionnel

synth?tique existe toujours: c?ntarimu-c?ntaris-c?ntari-c?ntarimu c?ntaritu-c?ntari.

Or, en ancien roumain, on avait ? la troisi?me personne la forme

collat?rale cintar a, ce qui indique que cette forme ne vient pas seule ment de cantaverit + cantaret, mais aussi de cantaverat.

Il se peut d'ailleurs que, m?me en roumain, le plus-que-parfait de l'indicatif, avant de dispara?tre dans le conditionnel, ait n?an moins pu exercer une certaine influence sur le parfait de l'indicatif dont le pluriel pr?sente ?galement un -?, qui ne s'explique pas par le seul parfait : c?ntai-c?ntasi-c?nta-c?ntar?m-c?ntar?ti-c?ntar?.

5. Dalmate. - Malgr? l'insuffisance des mat?riaux 3, le dalmate

semble confirmer notre analyse du roumain en pr?sentant un d?ve

loppement identique. En dalmate aussi, le plus-que-parfait canta

verat s'est confondu avec le potentiel cantaverit-cantaret dans la seule forme d'un conditionnel kantuare, kanture.

6. Italien du sud. - Dans l'italien du sud, ainsi d'ailleurs qu'en roumain, l'ancien futur synth?tique du latin, cantabit, n'a pas ?t?

8 Bartoli, Das Dalmatische, p. 406.

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remplac? par un nouveau futur synth?tique, cantare habet > kanta

r?t, comme dans les autres langues romanes. Nous n'avons pas ?

rechercher ici les causes de ce d?veloppement, ou plut?t de ce con

servatisme, mais il suffit ? expliquer que ces langues n'ont pas eu

non plus de conditionnel synth?tique, cantare habebat ou cantare

habuit.

Par cons?quent, la route ?tait Ubre pour le plus-que-parfait qui, avec sa valeur de conditionnel, appara?t en effet dans la plupart des dialectes de l'Italie du Sud: calabr. amerra 'amerei', except? dans le domaine de la Magna Graecia, o? le substrat grec avait d'abord fait

pr?f?rer l'emploi de l'imparfait de l'indicatif pour les emplois condi tionnels. C'est ainsi qu'on dit encore en Pouille cantava pour 'il chanterait'.4

7. Toscan, italien du nord, frioulan, rh?to-roman. -

Dans

tous ces dialectes romans, le plus-que-parfait de l'indicatif a disparu sans laisser de traces. Il s'y heurtait ? des syst?mes clos dont aucune forme ne se confondait avec lui.

8. Ancien fran?ais. - En ancien fran?ais, la situation est la

m?me, mais les anciens textes nous pr?sentent n?anmoins quarante trois exemples d'une forme qui est ?tymologiquement l'ancien plus que-parfait latin.5 D?j? ? cette ?poque, la forme ?tait d?su?te: elle

n'appara?t pas dans le Sermon de Jonas en prose (Xe si?cle), qui traduit laborauerat par habebat ... labor et, mais seulement dans les

uvres en vers, dans Eulalie, la Passion, Saint L?ger et Saint Alexis, et presque exclusivement ? la troisi?me personne des verbes forts.

La forme appara?t en ancien fran?ais, comme dans les autres

langues romanes, avec deux valeurs, une valeur de parfait et une valeur de conditionnel. Andr? Burger

6 lui attribue un sens d'? achev? dans le pass? ? ; Moignet y voit l'?quivalent d'un pass? simple. Dans certains cas, ou pourrait, d'un point de vue moderne, ?tre tent? de

l'interpr?ter comme un imparfait : Buona pulcella fut Eulalia, Bel auret corps, bellezour anima, mais il faut se rappeler qu'en ancien

4 Rohlfs, Historische Grammatik der Italienischen Sprache, ? 604. 6 G?rard Moignet, La forme en -re(t) dans le syst?me verbal des plus

anciens textes fran?ais. B?vue des Langues romanes 73, 1959, pp. 1-65. 6 Andr? Burger, Sur le passage du syst?me des temps et des aspects de

Pindicatif, du latin au roman commun. Cahiers Saussure 8, 1949, pp. 21-36.

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fran?ais, le pass? simple avait souvent une valeur descriptive, com

me le montre d'ailleurs le fut du vers pr?c?dent. La valeur de conditionnel est plus rare, mais se trouve dans des

cas tels que: M?lz ti fura non fusses naz Que me tradas per cobetad

(Passion 151) Tel rienfiz que faire de dure (Th?bes 8557). D'apr?s Moignet, ? c'est l'absence d'un support psychique qui a

caus? la disparition de la forme en-re(t). Des raisons phon?tiques ou

morphologiques n'y sont pour rien?.7 Au contraire, je dirais que c'est ? cause du phon?tisme particulier du fran?ais que le plus-que

parfait de l'indicatif y a eu ce sort. En fran?ais, la d?sinence du

plus-que-parfait -a(ve)rant, en devenant -erent, se confond avec celle

du parfait -a(ve)runt > -erent, et c'est ce qui explique que le plus

que-parfait a ?t? absorb? par le pass? simple. Le plus-que-parfait

n'appara?t en ancien fran?ais qu'au singulier, parce qu'? la troisi?me

personne du pluriel on ne peut pas le distinguer du pass? simple.

9. Fbanco-pboven?al. - C'est ce qui fait la diff?rence entre le

fran?ais d'une part, et de l'autre le franco-proven?al et le proven?al

qui ont en commun le maintien de l'-a final, et qui ont par cons?

quent conserv? le plus-que-parfait de l'indicatif plus solidement et

plus longtemps que le fran?ais. Il est remarquable qu'en ancien

franco-proven?al 8, la troisi?me personne du pluriel se termine tou

jours en -ant: furant, poerant, feirant, tandis qu'au singulier on

trouve : fure, poere, feire. Ces formes ont la valeur d'un conditionnel et disparaissent dans

les dialectes modernes.

10. Pboven?al. - En proven?al, ? c?t? du conditionnel r?gulier

cantarla, on a eu un autre conditionnel cantera, qui remonte au plus que-parfait de l'indicatif avec un changement de voyelle qu'on trouve ?galement au parfait: cant?i. Je ne vois pas comment on

saurait expliquer qu'on ait ainsi eu en franco-proven?al et en pro

ven?al deux conditionnels, par opposition ? l'italien.

La valeur du parfait du pass? est rare en proven?al, mais elle

appara?t dans Girart de Boussillon.

7 Moignet, p. 63. 8 J. Duraffour, La survivance du plus-que-parfait de l'indicatif latin en

franco-proven?al. Romania 1934, pp. 145 ss.

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Le conditionnel en -ra dispara?t dans les dialectes modernes, ce

que J. Bourciez 9 veut expliquer par le risque de confondre le condi

tionnel (partira) avec le futur (partir?), ?malgr? les diff?rences

d'accentuation ?. Cette th?orie, en apparence si improbable, peut dans une certaine mesure ?tre appuy?e par les faits gascons.

11. Gascon. - Le plus-que-parfait au sens d'un conditionnel est

tr?s r?pandu dans le gascon des XIVe et XVe si?cles, mais dispara?t en g?n?ral dans les dialectes modernes, comme en proven?al.

Mais dans le Pays de Bar?ges, pr?s de Pau, on a un conditionnel

qui remonte au potentiel (parfait du futur + parfait du subjonctif +

imparfait du subjonctif) : cant?riO'mnt?ris-cant?ri-cant?rim-mnt?rit'

cant?rin, et ? c?t? de lui un futur qui est l'ancien plus-que-parfait :

<^nt?n-ca7lt?ro5-cant?ro-cant?rom-cant?ro^mnt?row, ce que Rohlfs 10

propose d'expliquer par une confusion avec les d?sinences du futur :

-ar?y, -aras, -ar?, -ar?m, -ar?t, -ar?n.

12. Catalan. - En catalan, voisin de l'espagnol, la forme de l'ancien plus-que-parfait de l'indicatif est encore mieux conserv?e

qu'en proven?al et qu'en gascon. En ancien catalan, on avait un

conditionnel complet, comme en proven?al: cantara-batera-partira, qui, en g?n?ral, a disparu. Mais il a ?t? conserv? en valencien avec la valeur d'un imparfait du subjonctif, comme en espagnol, et dans les deux verbes auxiliaires, on a encore, en catalan moderne, deux for mes pour le conditionnel : hauria et hoguera, et seria et fora.

13. Espagnol. - En espagnol, on assiste, dans les anciens textes, au passage de notre forme de la valeur de plus-que-parfait, comme en portugais, ? la valeur d'imparfait du subjonctif. Dans le Cid, c'est le sens du plus-que-parfait qu'on trouve dans 85% des trente deux exemples. Dans la Celestina et dans Don Quixote, c'est le sens de conditionne] pass? qui domine. Et ? partir de Calder?n, la valeur

d'imparfait du subjonctif l'emporte.11

Jean Bourciez, Recherches historiques et g?ographiques sur le Parfait en Gascon. Bordeaux 1927, p. 93.

10 Rohlfs, Le Gascon, ? 448-51.

11 Otto Becker, Die Entwicklung des lateinischen Plusquamperfekt-Indi kativs im Spanischen. Dissertation, Leipzig 1928.

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J. K. Larsen12 doute qu'il y ait un lien direct entre la valeur

hypoth?tique du plus-que-parfait latin e* sa valeur analogue en

ancien espagnol. Selon lui, si tel ?tait le cas, on ne comprend pas

pourquoi le nouveau conditionnel cantare habebat a ?t? cr??. Et il

s'?tonne enfin que la valeur subjonctive soit apparue pr?cis?ment dans les langues o? le plus-que-parfait de l'indicatif a gard? le plus

longtemps sa valeur d'indicatif, en espagnol et en portugais. Il faut r?pondre ? ces objections que l'?tude des autres langues

romanes montre que, de fait, le plus-que-parfait de l'indicatif a eu

presque partout une valeur conditionnelle, et qu'il s'agit donc l?

d'un trait du roman commun. Si cette forme n'a pas barr? la route au conditionnel cantare habebat, c'est qu'elle avait au d?but une

valeur de temps compos?, par opposition ? celui-ci. Quant au pas

sage de l'indicatif au subjonctif en espagnol (et en portugais), c'est

l'?nigme que nous allons discuter maintenant.

En effet, tandis qu'en roumain la forme du plus-que-parfait du

subjonctif finit par devenir un plus-que-parfait de l'indicatif, nous

sommes ici en pr?sence du d?veloppement exactement contraire:

la forme du plus-que-parfait de l'indicatif en -ara passe, par l'inter

m?diaire d'une valeur de conditionnel pass? et de plus-que-parfait du subjonctif, ? celle d'un imparfait du subjonctif. Comment expli quer que l'espagnol, seul parmi les langues romanes, ait eu ce d?ve

loppement? On peut tout d'abord observer que l'espagnol poss?de un syst?me

du subjonctif plus d?velopp? que dans n'importe quelle autre langue romane. Seul il a, comme le latin, quatre formes: cante-cantare

cantase-c?ntara, parmi lesquelles on remarque le futur cantare, qui continue le potentiel du latin vulgaire (parfait du futur + parfait du

subjonctif + imparfait du subjonctif) et dont l'existence et la d?si nence -are peuvent avoir contribu? ? attirer la forme en -ara dans

le syst?me du subjonctif. Mais pourquoi l'espagnol a-t-il eu un syst?me du subjonctif aussi

d?velopp?? Une des explications possibles, mais, comme toujours, discutables, est d'y voir l'influence du substrat. Je me contenterai

d'attirer l'attention sur le fait qu'en basque on trouve une grande

12 J. K. Larsen, Studier over oldspanske Konjunktiver. Th?se, Copenhague 1910, p. 113.

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richesse de formes subjonctives et potentielles. Le verbe ? il Ta ?

s'y conjugue de la fa?on suivante13 :

Enfin, on remarque que la nouvelle valeur subjonctive de la

forme en -ara se r?pand selon un rythme g?ographique et historique

qui correspond assez bien ? celui du passage de /- ? A-.

Le plus-que-parfait de l'indicatif appara?t aussi en espagnol avec une valeur de parfait, comme en ancien fran?ais. Mais il s'agit l?

d'un fait qui est presque exclusivement r?serv? aux romances, o?

la forme en -ara est, dans la plupart des cas, un temps narratif em

ploy? exactement comme le parfait.

14. Portugais. - Le portugais en est, en principe, rest? ? l'?tat

des choses du latin. La forme en -ara y a la valeur d'un plus-que

parfait de l'indicatif et d'un conditionnel pass?. Mais de nos jours, dans la langue parl?e, on assiste au remplace

ment de la forme synth?tique ceara par la forme analytique tiriha

ceado, donc au m?me proc?s que celui qui s'est d?roul? en espagnol cinq cents ans auparavant.

On peut y voir un effet tardif de la tendance analytique qui a

d?clench? tout ce bouleversement, mais on peut aussi en donner une

raison pr?cise. En ancien portugais, on avait ? la troisi?me personne du pluriel du parfait cantar om-venderom-partirom, formes qui ont fini par se confondre avec celles du plus-que-parfait: cantaram

venderam-partiram. Le r?sultat en a ?t? qu'? la troisi?me personne du pluriel, il faut employer la forme analytique pour bien marquer le plus-que-parfait, et en effet on n'y rencontre gu?re que celle-l?.

Et, de l?, elle supplante ?galement la forme synth?tique aux autres

personnes.

pr?sent

pr?t?rit conditionnel

indicatif du zum

luke

subjonctif potentiel dezan dezake zezan zezakean

lukean Uzake

13 W. J. van Eys : Essai de Grammaire de la Langue basque. Amsterdam 1867, p. 64.

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K, Togeby: Le sort du plus-que-parfait latin 183

Le plus-que-parfait du subjonctif latin

15. Roman commun. - Lorsque l'imparfait du subjonctif latin

cantaret se confond avec le parfait du futur cantaverit et le parfait du subjonctif cantaverit pour former un potentiel cantaret, il laisse

dans le syst?me une place vide que vient occuper le plus-que-parfait du subjonctif canta(vi)sset, ph?nom?ne qui se produit dans toutes

les langues romanes ? la seule exception du sarde et du roumain.

16. Sarde. - En sarde, o?, par opposition ? toutes les autres

langues romanes, ne se confond pas avec -?-, il n'y a pas eu de

confusion entre canta(ve)rit et cantaret, et l'imparfait du subjonctif a donc pu s'y maintenir en tant que tel, contrairement ? ce qui s'est

produit dans toutes les autres langues romanes. Les dialectes sardes

pr?sentent donc un imparfait du subjonctif kantere-kanteres-kanteret

kanteremus-Jcanteredes-kanterent.

Et le r?sultat en a donc ?t? que la route ?tait barr?e pour le

plus-que-parfait du subjonctif. Quand, dans certains dialectes sardes

du sud, par exemple en campidanien, on trouve un imparfait du

subjonctif en -essi, -essis, -essit, il s'agit d'un emprunt tardif au

catalan.14

Cette explication, qui s'en tient ? la structure interne de la langue, me para?t plus naturelle que celle de Gamillscheg16, qui consid?re

la disparition du plus-que-parfait du subjonctif comme le r?sultat

d'une r?action litt?raire (jusqu'en Sardaigne!) contre l'extension de

son emploi dans la langue populaire.

17. Roumain. - En roumain, l'imparfait du subjonctif latin a

disparu, comme nous l'avons vu (? 4), en se confondant avec d'autres

formes dans un potentiel ou conditionnel. N?anmoins, le plus-que

parfait du subjonctif n'a pas pris sa place. C'est que la disparition de l'imparfait du subjonctif, loin de

former une lacune et d'appeler une r?action th?rapeutique, a ?t?

conforme au d?veloppement propre des langues balkaniques. Il

suffit, pour notre propos, de constater, sans en rechercher les causes,

14 Wagner, Italia dialettale 15, pp. 22-23.

15 Gamillseheg, Studien zur Vorgeschichte einer romanischen Tempuslehre.

Wien 1913, p. 160.

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que les langues balkaniques pr?sentent toutes un syt?me tr?s r?duit

du subjonctif, ? l'oppos? exact de ce que nous avons vu en espagnol

(? 13). De m?me qu'en roumain il y a une seule forme subjonctive, la

troisi?me personne du singulier c?nte, qui s'oppose ? l'indicatif c?nta, il y a de m?me en albanais une seule forme pour le subjonctif; en

n?o-grec, le subjonctif a totalement disparu, et en bulgare et en

serbe, comme dans toutes les langues slaves, on peut m?me se de

mander s'il existe.

Donc, en roumain, on n'a ?prouv? aucun besoin de se recr?er un

nouvel imparfait du subjonctif en confiant ce r?le ? l'ancien plus

que-parfait du subjonctif. Mais on pouvait s'en servir dans le syst? me de l'indicatif o? il a fini par devenir un plus-que-parfait (?4).

18. Dalmate. - Notre analyse est encore une fois confirm?e par le d?veloppement extr?mement curieux du dalmate. Par l'apocope totale des voyelles finales, le pr?sent du subjonctif s'y est confondu avec le pr?sent de l'indicatif, et c'est donc le plus-que-parfait qui a pris la place du pr?sent: Di te salves 'Dio ti salvi, Dieu te sauve'.

19. Italien du sud. - Il en est d'ailleurs de m?me dans les

dialectes de l'Italie du Sud, qui, sous l'influence du substrat grec, n'ont pas eu besoin d'un nouvel imparfait du subjonctif, et o? l'on

voit ?galement le plus-que-parfait disponible jouer le r?le de pr?sent du subjonctif: sic. venissi 'venga'.16

10 Rohlfs, Historische Grammatik der italienischen Sprache, ? 682.

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