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Idéesde génie JEUDI-VENDREDI9-10 AVRIL 2009

TRIBUNE DE GENÈVE28

Madame de Staëllance l’Allemagneromantique

ÉTIENNE DUMONT

L’affaire semblait mal engagée.Elle finira en catastrophe. En1810, la police impériale saisit enFrance les 2000 exemplaires im-primés du très attendu De l’Alle-magne de Germaine de Staël,née Necker. Ils seront pilonnés.Echapperont au massacre lesmanuscrits et épreuves du livre.Les admirateurs que la Gene-voise s’était faits avec ses romansDelphine (1802) et Corinne(1807) devront cependant atten-dre pour découvrir son analysedu monde germanique.L’ouvrage paraîtra à Londres en1813 et à Paris en 1814.

Qu’y avait-il donc de si terribledans ce gros traité en deux volu-mes? L’idée que ce livre n’étaitau mieux «pas français» et aupire «antifrançais». Il faut direque Madame de Staël, en froidavec Bonaparte dès 1800, tenaitdepuis Coppet le rôle de l’oppo-sante officielle. Plus l’empereurl’éloignait, la menaçant du pire,plus il lui conférait de l’impor-tance. L’exilée tenait une vérita-ble cour sur les bords du Léman.

Stérilité classique

Mais pourquoi le sujetn’était-il «pas français»? Le titrelui-même donnait la réponse.Germaine de Staël avait toujoursété fascinée par l’Allemagne,pays d’origine des Necker. En1800 déjà, De la littérature consi-

dérée dans ses rapports avec lesinstitutions traçait les pistes àsuivre. L’écrivaine dénonçait lastérilité, ou plutôt l’épuisement,du classicisme français. Elle at-tendait la régénération par lesauteurs du Nord, qui avaientrejeté ce carcan de règles.

Enquête sur place

On veut toujours retrouverchez les autres ce que l’on porteen soi. Si Germaine de Staëlpopularisa outre-Jura le mot«romantisme», c’est bien parceque cette fille des Lumières étaitattirée par la rêverie poétique etsensible à la relativité de choses.Delphine et Corinne faisaientainsi souffler des ouragans senti-mentaux, que l’auteur n’avait pasà chercher bien loin. Il lui suffi-

sait de regarder sa vie privée.La baronne de Coppet comp-

tait cependant bien livrer avecDe l’Allemagne un ouvrage scien-tifique. Elle s’était documentée.En 1803-1804, l’écrivaine avaitainsi séjourné à Berlin, Francfortet surtout Weimar. Cette der-nière ville lui avait semblé unenouvelle Athènes, en moins clas-sique. Tant pis si Goethe, quiavait traduit son Essai sur lesfictions dès 1796, prenait peurdevant cette terrible bavarde!

Germaine de Staël avait en-suite conservé à domicile desattaches avec l’Allemagne.Schleger était le précepteur deson fils Augustin. Le princeAuguste de Prusse faisait à Cop-pet une cour semi-platonique àson amie Juliette Récamier. Il y

avait les correspondants. En1811, un second voyage, imprévucelui-ci, était venu compléter cepanorama. L’écrivaine fuyaitalors Coppet, devenu peu sûrpour elle.

La vision que la Genevoiseproposait de l’Allemagne, unevision contrastée avec un Sudpresque latin et un Nord bru-meux à souhait, pouvait sembleren elle-même novatrice. Ellemontrait tout l’apport d’un paysnégligé à la pensée occidentale.Mais l’auteur proposait, et c’estlà la vraie rupture, un fonda-mental changement d’orienta-tion. Jusque-là, l’Europe atten-dait la lumière du Sud. Les Ger-maniques eux-mêmes, Goethe entête, allaient vers «le pays oùfleurit le citronnier», autrementdit l’Italie.

Regard vers l’Est

Or Germaine de Staël, elle,voit plutôt le renouveau par lesapin. Il existe, au-delà du Rhin,des écrivains. Des philosophes.Des peintres aussi, mais elle con-naît mal ces derniers. Tous inno-vent, alors que la France impé-riale stagne. Paris doit cesser dese regarder le nombril, ce qu’ilfaisait déjà très bien à l’époque.

Cette Allemagne lui semble deplus en pleine mutation. Politi-que, puisque Napoléon a sup-primé en 1806 le Saint Empireromain-germanique, mais aussimorale et intellectuelle. LesFrançais avaient l’habituded’une Allemagne faible et morce-lée (elle comptait environ 400Etats!), aux élites francophiles etfrancophones. Même Frédéric IIde Prusse avait eu besoin deVoltaire. Par ses guerres, Napo-léon accélère son unité comme

sa «germanicité».On sait ce qui en adviendra,

mais Madame de Staël, morte en1817, l’ignore encore. Le roman-tisme peut cohabiter avec l’auto-ritarisme. En moins d’un siècle,l’Allemagne deviendra ainsi pourla France l’ennemi héréditaire.Mais ceci est une autre histoire…

Germaine de Staël. L’écrivaine vue par un miniaturiste. Drôle d’idée pour une femme qui aimaittoujours faire les choses en grand! (MARTIAL TREZZINI/CYBERPHOTO)

❚ 1766: Germaine Necker naît àParis. Son père est un banquiergenevois richissime. Sa mèretient un salon littéraire.❚ 1786: Mariage avec le baronde Staël. Le couple aura offi-ciellement quatre enfants.❚ 1788: Premier livre, des lettressur Rousseau.❚ 1792: Madame de Staël fuit la

Révolution pour Coppet.❚ 1798: rencontre avec Bona-parte, qui deviendra son en-nemi mortel.❚ 1803: Premier exil à Coppet,où Mme de Staël a son Cercle.❚ 1811-1813: Fuite éperdue àtravers l’Europe.❚ 1817: Mort de Germaine deStaël à Paris.

Bio express

La Genevoise a-t-elle mis son génie dans sa vie?Germaine de Staël a surtoutété pour ses contemporainsun formidable personnage.

Oscar Wilde disait qu’il avaitmis son talent dans son œuvre etson génie dans sa vie. Il restepermis de se demander si, sansle vouloir, Madame de Staël n’apas fait exactement la mêmechose.

Dès l’enfance, dans le salonlittéraire de sa mère, il est ap-paru qu’elle deviendrait unefemme exceptionnelle. Sa con-versation aurait même été tou-jours supérieure à ses écrits.Cette impénitente causeuse pou-vait ainsi saouler ses adversaireset ravir ses amis, qui ne lavoyaient jamais écrire. Il semble

en effet que la baronne de Cop-pet ait toujours utilisé ses ge-noux comme bureau.

Madame de Staël usait ausside son physique, même si elle sedisait laide. Elle séduira beau-coup. Son second mari avaitvingt ans de moins qu’elle. Ellese créera surtout de la sorte uneimage de marque. Un siècle etdemi avant Simone de Beauvoir,qui constitue sous certains as-pects son héritière, elle devien-dra «la dame au turban».

Il suffit de lire ses Dix annéesd’exil pour voir à quel point laGenevoise fut une sorte de «peo-ple» européen. Sa fuite de Cop-pet a beau avoir été secrète audépart, il lui suffit ensuite (à partVienne) d’apparaître pour que le

roi, le tsar ou les philosophesveuillent l’avoir à leur table. L’airque Germaine de Staël brasse estbien celui du temps.

On peut du coup se demandersi les innombrables études au-jourd’hui consacrées à l’écri-vaine ne rendent pas hommage àla femme. Soyons justes. Peu degens lisent encore Corinne, Del-phine, De l’Allemagne et a for-tiori ses ouvrages les plus histori-ques. En revanche, l’opposante àNapoléon n’a jamais été oubliée.De 1800 à 1814, Germaine deStaël demeura presque seule àoser ouvrir le bec, même si ellepouvait se le permettre. Cettepatricienne était aussi, onl’oublie trop, une femme extrê-mement riche. Etienne Dumont

Germaine et les autres femmesLa baronne de Coppetétait-elle une féministe?

Pourquoi vouloir situer la «rup-ture» de Germaine de Staël avecDe l’Allemagne? L’écrivaineaurait pu se voir traitée sur lesplans de la promotion des fem-mes ou du droit au bonheur.

Pour ce qui est du bonheur,disons que la question avaitbeaucoup préoccupé la généra-tion précédente. Sa légitime re-cherche avait été garantie par les«pères fondateurs» au momentde la Déclaration d’indépen-dance américaine. Celle-ci datede 1776. La petite Germaine avaitalors dix ans.

Le féministe semble, lui, engerme dans les années 1780,

mais sans affirmation radicale.S’il fallait donner des noms auxdeux actrices les plus novatricesde la Révolution, la baronne deStaël n’en ferait pas partie. Il fautciter à sa place Théroigne deMéricourt, qui voulait créer une«phalange d’amazones» en 1792,et surtout Olympe de Gouges,auteure d’une Déclaration desdroits de la femme et de la ci-toyenne. Toutes deux devaientmal finir. La première dans unasile de fous. La seconde guilloti-née en 1793.

Germaine de Staël se conten-tera du coup dans ses livres desfemmes malheureuses et indi-gnes de l’être. Elle proposera ilest vrai aussi l’exemple, libéré, desa propre existence. (ed)

La baronne. L’un des portraitscélèbres de la dame, dû aubaron Gérard. (ALAIN ROUÈCHE)

❚ Vendredi prochain: Jean-JacquesRousseau et le contrat social

A l’occasion du 450e anniversaire de l’Université de Genève, la «Tribune de Genève» et l’alma mater présentent la genèse de 20 idées nées dans la région et qui ont changé le monde. /2010

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DE LA RUPTURE À AUJOURD'HUI

Infographie: I. Caudullo/G. Laplace.Photo: DR. Textes: E. Dumont.

Eugène Delacroix illustre lapremière traduction française

du «Faust» de Goethe.

«Bataille d’Hernani» à laComédie-Française le 25 février.Le théâtre romantique triompheà Paris avec Victor Hugo.

Echec total du «Thannhaüser» de Richard Wagnerà l’Opéra de Paris le 13 mars. Les Français n’en deviendrontpas moins après 1880 despèlerins de Bayreuth.

Premier août.Début de la PremièreGuerre mondiale.

Mort de Louis II de Bavière, le dernier des roisromantiques allemands. Il se noie le 13 juin.

La guerre franco-prussienneéclate le 19 juillet. La défaite française, totale, permet lacréation de l’Empire allemand.

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