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Comptes rendus 561

Michèle LamontDepartment of Sociology and African and African-American Studies, Harvard University,

Cambridge, 01867MA, États-UnisAdresse e-mail : [email protected] (M. Lamont).

doi: doi: 10.1016/j.soctra.2007.09.009

Marie-Anne Dujarier, L’idéal au travail, PUF, Paris, 2006 (237 p.)

Grâce au rapprochement d’un service public hospitalier de gériatrie et d’une chaîne de restau-ration privée, deux univers a priori distincts, Marie-Anne Dujarier met en lumière un processus de« normalisation de l’idéal de travail » qui traverse, plus largement, tous les services de masse. Dansce milieu professionnel, les salariés sont soumis à la même injonction irréalisable de dépassementinfini, qui les pousse à faire toujours plus (avec toujours moins).

Relevant d’un travail sur et pour autrui, la production de services nécessite théoriquementune organisation souple et complexe, susceptible de prendre en compte l’imprévisibilité et lasingularité des relations entre professionnels et clients ou usagers. Or la standardisation s’imposepartout et à tous et débouche sur une définition de services déterminés, préformatés qui, en quelquesorte, écrasent toute la subtilité des compétences intersubjectives développées par les salariés. Lacomparaison des conditions de travail dans un service de gériatrie et dans un restaurant appartenantà une chaîne montre que règne en maître le « déni des limites ». Pour l’extérieur, sont formulées despromesses de satisfaction totale des destinataires des services. En interne, la logique d’efficacitémaximale prévaut, placant inéluctablement les personnels dans un état de stress permanent.

Afin de mieux comprendre les ressorts d’un mode de fonctionnement aussi contraignant,l’auteur se penche sur le travail de prescription qui s’avère coupé de la réalité. Les prescripteursoccupent des postes d’experts hyperspécialisés. Bien que déconnectés du terrain, ils sont char-gés de produire, indépendamment les uns des autres, une somme de consignes (incohérentes),censées organiser le travail des salariés. Leurs prescriptions visent un personnel idéal (jamaisabsent, régulier, compétent, motivé), des destinataires idéaux, ainsi que des relations de servicesse déroulant dans des conditions de travail idéales (équipement, outils, infrastructure adaptés eten parfait état de marche). La réalité est ainsi occultée, « les limites ontologiques, matérielles,sociales, architecturales, légales sont niées » (p. 103). Ces constats s’inscrivent dans la tendanceà la rationalisation décrite par Max Weber. Poussée à l’extrême, cette tendance s’appuie ici surla croyance en une toute puissance organisationnelle, sans pour autant permettre une plus grandeefficacité. Les prescriptions idéales et incompatibles multiplient les contradictions et génèrent infine de l’irrationalité.

Si ces structures parviennent malgré tout à fonctionner et à produire des services, ce n’est pasgrâce à l’action des différents niveaux hiérarchiques qui, d’après l’auteur, se tiennent à l’écartde la réalité du travail de terrain : les membres du conseil d’administration, les directeurs géné-raux, les fonctionnels du siège, les directeurs opérationnels (directeur d’hôpital ou d’une chaînede restauration) et les encadrants de proximité procèdent à une délégation en cascade du travaild’organisation et laissent aux personnels de « première ligne » le soin de trouver des solutionspratiques aux contradictions organisationnelles, aux tensions entre des logiques hétérogènes quisurgissent quotidiennement. Dans la restauration et en gériatrie, les serveurs, le personnel soi-gnant, les internes résolvent ponctuellement les problèmes qui se posent dans l’immédiateté de larelation avec le client ou l’usager. Les « premières lignes » ne peuvent être épaulées par le collectifqui a été affaibli par le manque de temps et l’injonction à l’autonomie. L’autonomie ne signifie

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pas que les salariés sont libres de faire comme bon leur semble, mais qu’ils sont autorisés et mêmeencouragés à déroger aux consignes afin de résoudre les contradictions non traitées, voire crééespar les gestionnaires. Bien souvent, les salariés sont confrontés au triptyque « autonomisation,individualisation, responsabilisation » source de stress, de souffrances dues au sentiment de ne pasfaire du bon travail, de ne jamais être à la hauteur face à des objectifs irréalisables. Ces difficultésentraînent de l’absentéisme, un fort turn-over, des plaintes, des insatisfactions et des dysfonction-nements collectifs et individuels. Ces manifestations pourraient représenter un signal d’alarmeet conduire les responsables à prendre vraiment en compte les problèmes organisationnels. Ilsdemeurent cependant dans le déni de la réalité en donnant une interprétation psychologisante etculpabilisante de la situation, c’est-à-dire en mettant en place des dispositifs de régulation del’intersubjectivité : groupe de parole et autres formations à la relation-clients constituent autantde pseudosolutions psychologiques aux problèmes organisationnels dont les contradictions sontde ce fait déniées jusqu’au bout.

Le plus surprenant est sans doute l’apparente acceptation de la normalisation de l’idéal parles salariés. En fait, il est quasiment impossible de contester les discours managériaux, tant ilssont abstraits et éloignés du travail réel, mais aussi parce qu’ils reposent sur des prescriptionsmorales, socialement et professionnellement incontestables (respect de la personne âgée, confortdu client. . .) ; par ailleurs, les salariés entretiennent une relation ambiguë avec le client ou l’usager :ils se mettent à sa place et le traitent comme ils aimeraient eux-mêmes être traités, mais parallè-lement, ils le craignent car son avis est de plus en plus sollicité et sont de ce fait tributaires de sonévaluation. Ils n’ont souvent pas d’autre choix que celui de simuler le travail idéal et de dissimulerle travail réel, fait d’arrangements avec les difficultés réelles. Face à de telles tensions, quatre typesd’attitudes sont possibles. Les « héroïques » cherchent vainement à atteindre les objectifs idéaux,à être à la hauteur et s’épuisent dans cette quête sans fin. Les « pratiques » ont quant à eux renoncéà dépenser autant d’énergie et se réfugient dans une routine désenchantée. Les « enchanteurs »,surtout représentés par les personnels du siège, évitent le terrain tout en se cantonnant dans laproduction de normes idéales. Les « résistants », enfin, sont les moins nombreux sans doute parceque leur position est la plus dure à tenir : ils dénoncent la norme d’idéal et ses paradoxes, au risqued’être marginalisés ou exclus de l’organisation.

Mise à part la grande finesse d’analyse de l’auteur, son plus grand mérite réside sans contestedans la portée de son propos. Partant d’une sociologie de deux organisations de service de masse,elle parvient à développer une sociologie plus générale sur les sociétés de services de masse.Son travail aidera bien des chercheurs à situer leur objet par rapport à une évolution de fond quiimpose la tyrannie de l’idéal et qui touche autant le monde du travail que celui hors-travail.

Sophie DivayCentre d’économie de la Sorbonne, UMR 8174, (CNRS, université de Paris-1),

Céreq de Paris / équipe Matisse, 106–112, Boulevard de l’Hôpital,75647 Paris cedex 13, France

Adresse e-mail : [email protected] (S. Divay).

doi: 10.1016/j.soctra.2007.09.012

Nicolas Herpin, Le pouvoir des grands : de l’influence de la taille des hommes sur leur statutsocial, La Découverte, Paris, 2006 (110 p.)

La sociologie donne le meilleur d’elle-même, lorsque portant le regard sur des domaines de lavie qui s’imposent comme des faits naturels, elle y décèle les effets directs ou indirects de la vie