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Monsieur Ho

MAX FÉRANDON

c o l l e c t i o n C O D A

ISBN 978-2-89694-187-2

Dans un pays où être vivant signifie être plusieurs,Monsieur Ho est un menu fonctionnaire invisible.Un jour, le Très-Haut communiste l’assigne à uneentreprise aussi vaste qu’insensée : le recensementde la Chine entière.

Ce fils d’un paria de la Révolution culturelle traversera un pays obsédé par l’avenir et oublieux deson passé. Humain avant d’être fonctionnaire, Hone pourra échapper au doute et ses états d’âmeprendront peu à peu le dessus sur son devoir. Il faudra une panne mécanique (et existentielle) enMongolie intérieure où, quarante ans auparavant,son propre père a disparu, pour que ce comptableapprenne à compter véritablement jusqu’à un.

Reportage surréaliste, fable grinçante sur la facecachée de l’Empire de tous les secrets, Monsieur Hoérige un rempart contre la bêtise en y opposant unelucidité aigre-douce parfumée de poésie à la vapeur.

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MONSIEUR HO

« Comment ne pas aimer Monsieur Ho ? […]Comme dans toute fable qui se respecte, Monsieur Hopropose des personnages farfelus, des leçons à tirer,

une quête d’absolu et une certaine morale existentielle.En prime, de l’humour et de belles analogies qui font

des clins d’œil au lecteur. […] Est-il nécessaire d’ajouter que le second roman du néo-Québécois Max Férandon est attendu avec impatience ? »

Nuit blanche

« La fable est percutante et, dans l’écriture élégante de Max Férandon, on croit entendre la courtoisie millénaire des Chinois. »

Lettres québécoises

« En plus d’être un roman fort bien écrit, Monsieur Ho permet une belle réflexion sur la pluralité

et les déchirements auxquels est confronté l’Empire du milieu. »

Le Soleil

«Max Férandon relève avec brio les défis qu’il a choisid’attaquer dans un premier roman remarquable. »

ICI

«Une épopée d’humour en Chine. »Ouest France

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DU MÊME AUTEUR

La roue et autres descentes, Alto, 2010Un lundi sans bruit, Alto, 2014

Littérature jeunesseLa corde à linge, La Bagnole, 2013

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Max Férandon

Monsieur Ho

Alto

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Les Éditions Alto remercient de leur soutien financier le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement

des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

Les Éditions Alto reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada

pour leurs activités d’édition.

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

ISBN : 978-2-89694-187-2© Éditions Alto, 2014

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Un pluriel inquiétant

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Le jour entrait dans une nuit à court d’argu -ments. Sans la moindre nostalgie, Mon sieurHo se sépara de son lit. Il avait traversé unedizaine d’heures d’encre sans réussir à trouverla moindre minute de réconfort. Une insom -nie ponctuée de hasardeuses et brèvessomnolences, de rêves chaotiques et d’imageshallucinées, toujours les mêmes. Des gens,innombrables. Des hommes, des femmes, uneprofusion d’humanité, un pluriel inquiétant.Depuis quelque temps, les courtes périodesde sommeil de Monsieur Ho se résumaient àde longs voyages mal éclairés. Le jour et lanuit partageaient chez lui une même hypo -thèque. Il alla se réfugier dans la salle debains afin de se débarrasser des fantômes quitraînaient dans ses draps. Devant son miroir,il aurait de grandes chances d’être enfin seul.

La rencontre plutôt maladroite d’un rasoirémoussé et d’une barbe récalcitrante occa -sion nait à Monsieur Ho quelques désagré -ments. C’était un matin à changer trois fois delames, à jeter les neuves, à reprendre lesvieilles, celles qui coupent ou ont coupé. Unmatin où rien n’y faisait, ni l’eau bouillante,ni l’angle d’attaque, un matin où le miroir semontrait bavard et déprimant. Un épais cumu -lonimbus de mousse à raser flottait autour deses lèvres fines, illuminait son visage, tristecarte géographique couvrant toute la longi -tude de ses cinquante-trois ans. Ses yeuxétaient des lacs fatigués et sa bouche, une dis -crète calanque. Toutes les rivières se jettent

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dans le grand fleuve, toutes les rides dans letemps.

Comme il ne voulait pas faire attendreMadame Ho, son épouse, il mit un terme àses solennités de salle de bains. Il aurait plu -sieurs occasions de reprendre le fil de sonexploration personnelle. Le rasoir électriqueeut le dernier mot.

Une odeur complice s’échappait de la cui -sine. Le thé de Long Jin, moins racoleur quele Jing Shan Mao Feng, entonnait le chant dumatin, l’appel des vivants et la joie infusée.Une seule gorgée de cette incantation parfu -mée suffisait à les emmener, Madame Ho etlui, dans un silence caressant qui guérissaittoutes les migraines et les tracas. Le bonheur,fidèle au rendez-vous, tous les matins. Lesder niers spectres encore collés à lui s’étio -laient en vapeur. La mauvaise nuit de Mon -sieur Ho ne fut plus qu’un vague souvenir.Même le vacarme de la radio, qui crachaitentre deux interférences la voix saccadéed’une jeune chanteuse très en vue cuisinantrap et musi que traditionnelle chinoise, étaitemporté par les embruns de miel. La planèteentière comme une douce infusion.

Le complet neuf de Monsieur Ho patientait,pendu sur son cintre. On devinait dans sontombant, outre un vœu d’élégance, un espoirde réussite. Il était fait d’une étoffe de lainede moutons plus précieux que des vers à soie,mille fois peignée, amoureusement délicateau toucher. Rien de commun avec la garde-robe habituelle du fonctionnaire moyen etanonyme, avec ces costumes patauds, cescou sus épais qui ont pour unique patron un

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cadastre. On était même allé jusqu’à réinven -ter l’art de l’ourlet du pantalon qui, dans unechute vertigineuse, frôlait le sol comme oncôtoie le ciel, en l’approchant sans jamais l’at -teindre. Une magnifique paire de chaussuresde cuir verni venait donner une touche finaled’éclat à la parure administrative de celui qui,ce matin-là, avait rendez-vous avec son destin.

Monsieur Ho se sentait un nouvel homme,moins accablé, plus rebelle. L’habit n’était quelégèreté et envol. D’inspiration italienne,pensé à Milan, il avait été confectionné àShanghai. Fatigués de copier les autres, lesChinois voulaient, signe des temps nouveaux,se copier eux-mêmes. Exporter oui, maisexporter un peu vers soi. Pour marquer unepromotion, la tradition appelait à faire degénéreuses dépenses vestimentaires. Plus lapromotion était importante et plus l’habitdevait être précieux. Monsieur Ho, qu’il fau -drait bientôt appeler monsieur le commis saireau recensement du ministère des Affairessociales, en était à son sixième habit d’introni -sation.

À vingt-trois ans, tout frais émoulu de l’écoledes sciences sociales, Monsieur Ho avait déni -ché un modeste poste d’archiviste dans unsous-sol du ministère du Logement. Il cher -chait un tremplin, on lui avait offert uneornière. Un plafonnier tous les trois mètres,jamais plus de soixante watts, des rangéesd’ar moires métalliques où engranger unepaperasse que personne ne consulterait jamais

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plus. Il s’usa ainsi les yeux pendant quatre ansà classer des centaines de dossiers obsolètesavant qu’on ne le rapatrie au secrétariat auxAffaires sociales du rez-de-chaussée. Sonsupé rieur, Monsieur Wu, surnommé l’hommed’écaille parce qu’il ne mangeait que dupoisson malgré le prix prohibitif des anguilles,poissons-chats et autres délices de la mer,appréciait le dévouement et la polyvalence dujeune Ho. Sans lui demander son avis, il ins -cri vit ce dernier sur la liste interne de parrai -nage des aspirants aux promotions, listelaissée à l’usage discrétionnaire des responsa -bles de service. Puis on transféra Monsieur Hode son alcôve au département des étudesdémographiques de l’aile ouest jusqu’à cedemi-miracle d’une demi-fenêtre dans unpresque bureau de second sous-directeur.Sept années plus tard à vol d’oiseau, d’un seulcoup d’un seul, tomba sur lui une avalanchede lumière, une bénédiction inattendue dansson sacre de commissaire. Monsieur Ho passaainsi de griffonneur en commis des archives,de secrétaire des affaires sociales en observa -teur du département des études démo gra -phiques, de second sous-directeur jusqu’à cepromontoire de directeur de la commissiondu recensement, à sa grande surprise d’ail -leurs, puisque bien d’autres candidats étaientmieux pourvus en états de service.

La tâche était considérable pour celui quiavait évolué jusque-là dans les strates ano -nymes du pouvoir, les étages du milieu. Aucours de son ascension horizontale, il avait sutrouver une certaine tranquillité dans la pra -tique quotidienne de la discrétion bureau -cratique. Dans le Très-Haut, on louangeait son

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alliage improbable d’engagement et d’invisibi -lité, son talent d’équilibriste et sa volonté d’ab -négation. Un peu comme les artistes du grandcirque de Pékin qui font du surplace sur ununicycle tandis qu’au-dessus de leur têtetournent des assiettes en porcelaine sur despointes de bambou, Monsieur Ho avaitarpenté trente années de paperasseries àaplanir tous les reliefs en lui, éclairé seule -ment par une lampe qui avait du mal à seréchauffer elle-même. Trente années de nivel -lement par le milieu dans des couloirs creuxoù résonnaient les soupirs. Rien ne l’avaitpréparé à sortir du rang. On demandait doré -navant à celui qui avait toujours eu une rétined’ombre et non de lumière de se mettre àdécouvert.

Monsieur Ho naviguait ainsi entre le douteet le doute. Un cadeau offert par Pékin était toujours dangereux à déballer. On nedéfroisse pas les ailes d’une mante religieusesans craindre de faire les frais de son prochainrepas. Devait-il opter pour la médiocritéacceptable, rester dans le convenu, la figura -tion, user d’un verbe aussi bien amidonné queson col ou risquer l’émancipation de ses com -pétences ? Dans ce monde de non-dits de lafonction publique chinoise, aspirer ouverte -ment à l’excellence était perçu comme un acterépréhensible d’individualisation, et l’autopro -clamation avait toujours valeur de crime. Toutau long de sa carrière, Monsieur Ho avaitcouvé sa réserve et veillé soigneusement àêtre remarquable sans jamais se faire remar -quer. Mais il connaissait très bien la maison,l’Appareil, ses rouages compliqués, ses réso -nances hiérarchiques et plus particulièrement

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celles de la Corde Grinçante, sorte d’épée deDamoclès qui pendait au-dessus de la tête de tous les commis de l’État. Relent de régimerouge oblige, le paternalisme de Pékin croyaitavec vigueur aux vertus curatives de la culpa -bilité. Au moindre faux pas, la Corde Grin -çante gémissait et annonçait la disgrâce dufautif. Les coupables étaient confiés au bureaudes reconversions, instance obscure des res -sources humaines spécialisée dans la régres -sion de carrière. Là, on ne montait pas, ondescendait. Chaque année, des milliers demandarins étaient contraints au recyclage, leplus souvent dans des régions éloignées, àremplir des tâches éloignantes.

L’exemple le plus spectaculaire de l’effica -cité de la Corde Grinçante fut certainementcelui de Lai Heng, un fonctionnaire qui avaitgrandi rue des Songes Bleus, à quelques pasde la maison natale de Monsieur Ho. Brillanthomme de la troisième génération attaché aubureau du développement industriel de larégion de Pékin, il avait compris toute l’impor -tance des transferts de technologie dansl’avancement des affaires. Les entreprises occi -dentales, obsédées par l’eldorado asiatique,mettaient la main sur des parts de marchéconsidérables à condition qu’elles ouvrentleur boîte de Pandore et partagent leurssecrets technologiques. Une fois la boîteouverte, le savoir transféré et la lune de mielterminée, les Chinois pouvaient continuerseuls. En trois ans, on rattrapait ainsi trenteannées de modernité et de progrès. Lai avaitdressé un modèle de partenariat unique avecles plus beaux fleurons de l’industrie interna -tionale. Dans une forêt d’hommes refroidis et

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calculateurs, les choses allèrent vite pour Lai,qui avait su mettre de l’avant une vision plusintuitive que ses comparses, plus curieuse,plus risquée aussi. Le plus beau costume deLai Heng, son troisième, fut son tout dernier.En haut lieu, on avait craint ce que l’on appré -ciait le plus chez lui : sa formidable indépen -dance. Le collectivisme était un centre degravité dont il valait mieux ne pas trop s’écar -ter, puis que la Corde Grinçante ne versaitjamais dans la clémence et restait sourde auxmérites indi viduels. Elle grinça donc pourMonsieur Lai. Le seul ami d’enfance de Mon -sieur Ho fut muté, quelque part très loin àl’ère glaciaire.

Au centre de la table, une délicate théière enporcelaine remplissait, outre son rôle utilitaireet décoratif, celui d’horloge de table impro -visée. Lorsqu’elle était vide et froide, il étaittemps de se préparer à partir. Après avoir buune dernière gorgée, Madame Ho se leva lapremière tandis que son mari, immobile, unbrin songeur, goûtait aux quelques minutesde sursis qui restaient au fond de sa tasse.Manteau, écharpe, une bise discrète. Avecl’économie de mots et la pointe d’humour quile caractérisaient, Monsieur Ho se tourna versson épouse et dit dans un sourire :

— N’avons-nous pas une fille ? Si c’est lecas, embrasse-la de ma part.

— Ne sois pas inquiet. Elle demande tou -jours des nouvelles de son père et, si elle te

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voyait aujourd’hui, elle serait très fière de toi,lui répondit Madame Ho, tout en lissant de lamain quelques plis du costume de son mari.

— La France est bien loin, parfois, soupiraHo.

Quelqu’un sonna en bas de l’immeuble.Sept heures pile.

Wei Bei, vingt-six ans, une tête d’enfant surdes épaules d’homme, nouveau secrétaire deMonsieur Ho, chauffeur, interprète, assistanten toute chose suivant la nécessité de l’heure,accomplissait toujours ses tâches avec cour -toisie et bonne volonté, en dépit de la lour -deur d’un chagrin d’amour qu’il traînait en lui.Son regard était souvent absent et ses penséesabsorbées par une femme mariée, certaine -ment trop mariée. Il ne cessait de songer àcette maîtresse et à son amourette d’un jourqui tournoyait en circuit fermé dans sa pauvretête. Depuis deux ans, il était empêtré dansune toile d’araignée sentimentale dont il étaitlui-même le tisserand. Pour calmer sa ner vo -sité, il fumait cigarette sur cigarette, du mau -vais tabac roulé trop serré.

La Volkswagen noire tournait au ralentidevant la porte d’entrée, respirant silencieuse -ment comme toutes les voitures allemandes,sages et toujours prêtes comme des chatsronronnant que la moindre alerte fait bondir.C’était du moins ce que vantait la publicitéenvahissante, affichée à chaque coin de rue.Pour peu, on aurait caressé le poil métallisé,

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n’eût été cette peinture noire qui gardait enmémoire les taches de doigts. On racontaitentre chauffeurs que les voitures allemandesfaisaient moins de bruit quand elles roulaientle jour que les Allemands lorsqu’ils dorment lanuit. Ce genre d’indiscrétion amusait beau -coup les Chinois, moqueurs du bout deslèvres. La voiture que Wei conduisait, commebien des produits étrangers, avait été fabri -quée en Chine à des coûts salariaux dix foismoindres qu’ailleurs. L’odeur du luxe, duneuf, du plastique à peine démoulé, du caout -chouc et des tapis offrait un véritable voyageolfactif. On n’était plus en Chine, on était àMunich ou à Francfort. Les Chinois étaientfriands de ce genre d’exotisme. Sans quitterjamais leur pays, ils voyageaient à peu defrais. La Chine était un débarcadère géant, unKlondike sans porte-jarretelles. Une planètesur la planète, un laboratoire à ciel ouvert, unmonstre vorace, une terre de toutes les con -voi tises et de toutes les craintes. Un immenseentonnoir économique qui aspirait le monde.

Sept heures dix. Le chat allemand attendaitson maître en ronronnant au soleil.

Le nouveau régime de limousine avec chauf -feur mettait Monsieur Ho un peu mal à l’aise.Après avoir échangé quelques politesses mati -nales avec son secrétaire, il prit le parti derester fidèle à ses habitudes de simple citoyenet annonça qu’il comptait utiliser les trans -ports en commun.

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— J’apprécie votre ponctualité, MonsieurWei, mais il n’est pas nécessaire de vous leversi tôt pour venir me chercher. Allez dormir unpeu, vous avez l’air fatigué.

Monsieur Ho préférait marcher et se mêlerau cortège des ouvriers et des fonctionnairespressés en ce petit matin. Il les regardaits’engouffrer dans le métro qui avalait goulû -ment des populations entières de travailleurspour les recracher le soir. Pour Monsieur Ho,se fon dre dans le métro offrait un instantmédi tatif et, surtout, une occasion d’observerles gens. Il aimait laisser traîner son regard,comme une sonde missionnaire évadée desoi, et scruter les champs intimes des foulesentassées. L’anonymat des individus, imposédepuis belle lurette en Chine, relevait pour lui de la propagande. Au-delà des masses, ilentendait l’hymne de chacun. Le recenseurjetait sur la foule un regard morcelant, confé -rant à tous ces sans-noms un semblant d’iden -tité.

Comme le silence de Monsieur Ho étaitprofondément enfoui et ses paroles, de raresmigrations, il prenait le temps d’ouvrir soncarnet pour coucher quelques impressions surle papier. Derrière les cheveux sagement coif -fés, sous une allure soignée se cachait ungrand contemplatif. Quelques mots lui suffi -saient. Il les réservait comme un distillat pré -cieux, un épanchement d’encre sur un carnettout en hauteur où sa fine calligraphie verti -cale accueillait les pensées oiselières quivenaient s’y poser, à l’abri du monde. Mon -sieur Ho couvait à l’insu de tous une tendancenaturelle au retrait, une forme de réserve que

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plusieurs confondaient avec une froideur hau -taine. L’influence d’un père lui-même gardiende secrets n’était sans doute pas étrangère àcette tendance. Ce dernier avait transmis à sonfils, en une affectueuse passation, le goût deschoses dérobées et juste à soi.

Pourtant, il la connaissait bien, cette masseautour de lui, sans doute trop bien. Il l’appré -ciait malgré tout. Elle l’avait tant accompagné,tant porté qu’il en faisait lui-même un peupartie. N’avait-il pas été, comme tous lesautres, une alvéole dans une ruche commu -niste depuis sa prime jeunesse ? En Chine, onn’avait longtemps compté qu’un seul journalintime pour des centaines de millions d’indi -vidus, un petit livre rouge péremptoire et dic -tatorial. Monsieur Ho avait son petit livre justeà lui. Un carnet à la couverture blanche où lesmots prenaient la couleur des nuages.

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Composition : Isabelle Tousignant

Conception graphique : Antoine Tanguay

et Hugues Skene (KX3 Communication)

Éditions Alto280, rue Saint-Joseph Est, bureau 1

Québec (Québec) G1K 3A9www.editionsalto.com

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ACHEVÉ D’IMPRIMER

CHEZ MARQUIS IMPRIMEUR

EN MARS 2014

POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS ALTO

Dépôt légal, 1er trimestre 2014

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

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