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© Langage & Société n° 150 – décembre 2014

Gumperz et la justice sociale1

Monica HellerCRÉFO/OISE, Université de [email protected]

Une part importante de l’attention portée à l’œuvre de John Gumperz repose sur la façon dont il nous a permis de saisir comment l’interaction sociale établit le sens. Son travail sur la communication interculturelle a également été primordial, quoique vraisemblablement plus controversé. Dans cet article, j’explore la manière dont les deux notions sont liées à la préoccupation pour la justice sociale, en observant la production de la différence sociale dans l’interaction interpersonnelle. Pour y parvenir, il faut revenir sur certaines critiques adressées à l’œuvre de Gumperz sur la communication interculturelle et examiner quels genres de concepts et de données peuvent nous aider à éviter certains des pièges des explica-tions trop culturalistes de l’inégalité sociale, tout en nous permettant de découvrir que la langue et la culture demeurent, néanmoins, impliquées dans sa fabrication sociale.

La notion de contextualisation de Gumperz repose sur l’idée que les gens sont socialisés pour associer conventionnellement des ressources communicatives particulières à des cadres d’interprétation spécifiques, de sorte que l’interaction est, selon lui, en grande partie un processus

1. Cet article est la traduction de « Gumperz and Social Justice », Journal of Linguistic Anthropology, 23 (3), 2014 : 191-197. Avec l’autorisation de son auteur et de l’Ame-rican Anthropological Association.

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d’inférence (Gumperz 1982). À son avis, ce processus n’est ni immuable ni universel, autrement nous ferions tous les choses de la même façon, tout le temps, et nous n’aurions aucune difficulté à comprendre ce que veulent dire les autres tant que nous partagerions le même système linguistique de base. Nous n’aurions jamais à nous plaindre à nos amis de la mauvaise réaction de nos partenaires intimes à la plupart de nos spéculations les plus innocentes sur le monde, ni à nous sentir perplexes quand nous regardons d’autres gens faire allègrement ce que nous n’aurions jamais rêvé faire nous-mêmes (par exemple, toucher – ou ne pas toucher – de véritables étrangers, ou se tenir à une distance qui nous semble très proche ou très lointaine quand ils parlent).

Il explique que les gens fonctionnent de différentes façons dans le monde, et mettent en œuvre des processus d’inférence selon les groupes auxquels ils appartiennent. Au moins une partie de ce processus sem-blerait arbitraire : Gumperz n’explique pas pourquoi, par exemple, pour certains groupes une intonation descendante pourrait signifier une affir-mation et une intonation montante, une question, tandis que d’autres ne font pas une telle association. Cet exemple particulier, beaucoup de lecteurs le sauront, est donné dans Crosstalk (1979), documentaire de la BBC consacré à l’œuvre de Gumperz : nous y voyons des employés blancs à l’accent britannique faire la queue pour le déjeuner à la cafétéria d’une grande entreprise. Un serveur d’origine sud-asiatique leur demande ce qu’ils souhaitent manger, et, la sauce étant un choix de garniture pour un plat principal, s’ils en veulent ou non, en employant une intonation descendante que la plupart des Britanniques (et Américains du Nord) parlant l’anglais associent avec une affirmation et non avec une question. Les clients interprètent ceci comme grossier et même agressif.

Pour Gumperz, il existe simplement une différence arbitraire dans la façon dont la même courbe d’intonation indique une question ou une déclaration. Cette différence, aurait-t-il souligné, est due aux mondes séparés dans lesquels ces conventions sont construites : une intonation descendante pourrait indiquer n’importe quoi (ou rien), mais dans le contexte de communication particulier qu’il a étudié, cette intonation indiquait des questions pour un groupe d’interlocuteurs mais des affir-mations pour un autre groupe. Puisqu’elle signifie quelque chose pour les deux groupes, elle peut être considérée comme une base pour l’in-férence. Ne sachant pas si ces courbes sont culturellement variables, les inter locuteurs peuvent seulement mobiliser leurs cadres personnels pour faire l’inférence à chaque fois que l’interaction le nécessite. Je vais noter ici que ce commentaire, bien sûr, ne tient pas compte du rôle possible

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des positions sociales des interlocuteurs (personnes de souche britannique et de race blanche par opposition aux personnes d’origine sud-asiatique et racialisées ; les femmes ou les hommes ; les serveurs ou les consomma-teurs ; et ainsi de suite) dans la façon dont ils font de telles inférences et la raison pour laquelle ils les font ; cette critique sera traitée plus en détail ultérieurement.

D’autres éléments de communication semblent plus étroitement liés à la culture, au moins dans la mesure où, par exemple, certains groupes pourraient valoriser la pensée individuelle, et par conséquent accorder aux gens le temps de réfléchir à la réponse à une question, tandis que d’autres pourraient croire en l’importance d’une action collective et se précipiter donc pour finir les phrases des uns et des autres – autrement dit, au moins dans la mesure où les comportements particuliers de com-munication peuvent être considérés comme des manifestations matérielles ou la promulgation d’un ordre moral. En tenant compte de l’indexation significative à la fois sur le plan arbitraire et culturel, je soutiendrais que Gumperz a résolu le problème du relativisme culturel en affirmant que les procédures d’inférence pourraient bien être universelles, tandis que les détails de ce qui est inféré au moyen des ressources linguistiques quelconques sont plus probablement relatifs et variables du fait de leur caractère arbitraire. Il s’agit là d’une contribution importante pour tenter de s’éloigner des conséquences destructrices du darwinisme culturel ou de toute tentative connexe d’appliquer la théorie de l’évolution au langage, à la culture et à la société, comme l’ont fait le nazisme, le colonialisme, l’esclavage, ainsi que leurs manifestations et résurgences contemporaines.

Quoi qu’il en soit, le raisonnement repose sur l’idée de groupe et par conséquent sur les limites des groupes. S’il existe des différences culturelles dans les conventions de communication et leurs fonctions de contextua-lisation, c’est parce que les gens se retrouvent sur l’idée de différence, en fonction des expériences qu’ils partagent. Ils s’accordent par conséquent sur la signification qu’ils donnent à ces différences, et par la suite sur les conventions de communication qu’ils développent afin d’indiquer leurs cadres d’interprétation. Le manque de communication entre les groupes est prévisible, puis, à partir de là, la présumée séparation entre les groupes empêche les gens de se familiariser avec les manières des autres, et par conséquent avec la façon de les interpréter.

Gumperz était très préoccupé par la manière dont ces problèmes de communication pouvaient entraîner plus qu’un simple inconfort interactionnel. Il avait remarqué de nombreuses situations dans la vie quotidienne où, dans l’effort de comprendre les autres, les gens passent

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rapidement de jugements sur l’intelligibilité des énoncés à des jugements sur la compétence et la légitimité des énonciateurs. Il pensait que les gens étaient moins susceptibles de considérer la différence culturelle et la mauvaise communication qui y est associée que de présumer leurs interlocuteurs stupides, incompétents, fous ou socialement anormaux. Comme nous l’avons vu dans l’exemple de la cafétéria de l’entreprise britannique, entendre un énoncé comme une affirmation plutôt que comme la question attendue conduit par exemple les clients à évaluer les serveurs comme arrogants ou négligents plutôt qu’à envisager une différence culturelle (on ne nous dit pas ce que pensaient les serveurs). C’est une expérience assez désagréable dans les rencontres au hasard à l’aéroport ou au magasin du coin, mais pire encore lorsque les enjeux sociaux sont importants.

Gumperz a fait valoir que la vie urbaine moderne, organisée par des institutions bureaucratiques anonymes, a créé des « situations-clés » (key situations) où beaucoup de choses en jeu dans ce qui serait des rencontres éphémères, sinon relativement sans conséquence, y changent de dimen-sion. Dans des situations comme les entretiens d’embauche, des entrevues de diagnostic médical, ou des procès, on ne consacre pas beaucoup de temps à comprendre ce que quelqu’un veut dire. Au contraire, on s’attend à ce que certains participants puissent assez rapidement aboutir à un jugement sur autrui, fondé en grande partie sur ce qu’il dit et sur la façon dont il le dit, mais aussi sur le fait de le percevoir uniquement comme un spécimen monodimensionnel de sa position sociale, plutôt que comme l’être humain complexe qu’il est en réalité.

En outre, Gumperz a souligné que, puisque les conventions de com-munication se forment en fonction des limites d’un groupe, les personnes qui jugent pourraient bien conclure que tout ce qui s’applique à un membre d’un groupe vaut également pour l’ensemble du groupe. De cette manière, une mauvaise communication interculturelle pourrait aussi entraîner des stéréotypes et de là mener à des formes de préjugés insti-tutionnalisés. Gumperz a mis le langage au cœur des formes d’inégalité sociale tant émergentes qu’installées de longue date où les gardiens d’une culture échouent systématiquement à comprendre et donc à évaluer les membres d’autres cultures.

En ce sens, Gumperz a pris une position ferme non seulement contre les conceptions liant le langage et la discrimination, mais aussi contre les hypo-thèses du déficit culturel et linguistique qui ont mobilisé une grande partie de la politique sociale des années 1960 et 1970, du moins en Amérique du Nord et en particulier dans le domaine de l’éducation ; hypothèses qui

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perdurent encore aujourd’hui, dans la façon dont les décideurs politiques conçoivent l’aide à apporter aux groupes dont les enfants restent marginaux dans les systèmes scolaires traditionnels. Ce modèle du déficit, reposant sur une longue tradition de réflexion européenne et nord-américaine sur le développement relatif de systèmes culturels et linguistiques depuis au moins le xixe siècle, postule que ce qui est enseigné dans les écoles représente la plus haute forme de développement intellectuel sur une échelle univer-selle, et que les élèves doivent y être exposés avant de fréquenter l’école et y avoir accès en permanence à l’extérieur des classes pour réussir. Il jette les fondements de certains programmes avant et après l’école qui existent en Amérique du Nord depuis les années 1960, et qui visent à faire le pont entre le monde communautaire et le monde scolaire pour encourager les élèves soi-disant « à risque » à rester à l’école et à bien y réussir.

Gumperz et d’autres chercheurs (notamment William Labov 1982 et Frederick Erickson 1982) ont soutenu que le problème n’était pas que certains groupes avaient des ressources linguistiques et culturelles moins bien développées que celles enseignées à l’école, mais bien qu’il ne s’agissait pas de celles auxquelles les écoles avaient recours pour effectuer l’évaluation. C’est-à-dire que le problème ne vient pas d’un déficit linguis-tique, mais bien d’une différence linguistique. Tout comme nous allons le voir ci-dessous, alors que cette position (qui est désormais connue comme « l’hypothèse de la différence » pour expliquer des exemples d’échec sco-laire particulièrement durables chez certains groupes sociaux en Europe et Amérique du Nord) a été plus tard critiquée comme ne portant pas suffisamment attention au fonctionnement des relations de pouvoir, elle a néanmoins représenté une première étape importante pour aborder les idéologies qui sous-tendent les relations institutionnelles de l’inégalité.

Or, ce modèle a été attaqué sur plusieurs fronts. L’un concerne la question de la généralisation. John Ogbu (1993), anthropologue de l’éducation, a notamment affirmé que la différence culturelle et linguis-tique était une explication insuffisante à la réussite et l’échec scolaire aux États-Unis. Si l’hypothèse de différence était correcte, a écrit Ogbu, les difficultés scolaires surviendraient chaque fois que se présenteraient des différences culturelles et linguistiques. Pourtant, aux États-Unis, certains groupes ont tendance à réussir mieux que la moyenne à l’école, alors que d’autres ont tendance à faire pire. La différence ne réussirait pas à expliquer les meilleures chances de réussite scolaire pour (par exemple) certaines populations américaines asiatiques, et les risques accrus d’échec scolaire chez les Afro-Américains. Ogbu a plutôt soutenu qu’il fallait considérer ce que les groupes apprennent, au fil des générations, quant à

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leurs destins, en tant qu’ils sont liés à leur position dans la société et aux ressources dont ils disposent. Pour les immigrants récents, l’école est l’un des rares moyens par lesquels la société démocratique libérale maintient l’espoir d’une stabilité économique, d’une représentation politique et d’une intégration sociale. Les parents et les élèves investiront dans la réussite scolaire dans le cadre d’une stratégie afin que l’immigration fonctionne pour eux. Si cela fonctionne, la leçon qu’on en tire est que l’investissement dans l’école rapporte, d’une manière ou d’une autre (quoique Ogbu n’ait pas examiné de près toutes les différentes formes que de tels efforts pourraient prendre).

Ceci pourrait ne pas s’appliquer aux réfugiés ou à toute autre personne qui a abouti aux États-Unis non pas de son propre gré, mais par la force, a été amenée là (comme dans le cas de l’esclavage) ou incorporée de force (comme dans le cas des Amérindiens). Certains nouveaux arrivants pour-raient ne pas être intéressés à rester. D’autres groupes auraient pu essayer sans succès de faire en sorte que le système fonctionne pour eux. D’autres encore auraient eu des raisons de croire que le système ne leur était pas du tout destiné, et que même de bons résultats obtenus par miracle ne permettraient pas d’aboutir à un statut social, économique ou politique proportionnel. Par conséquent, autre chose intervient qui nous oblige à nous demander quelles différences importent dans la production et la reproduction des inégalités sociales et à quel moment elles interviennent. Ce n’est pas, semble-t-il, que les différences ne sont pas jugées pertinentes ; c’est qu’elles sont tout autant susceptibles d’être issues de l’inégalité que de la produire. Le problème relève moins du manque de communication que de la position inégale des énonciations.

Ce problème est lié à un second en lien avec les limites des groupes. Alors que la plupart de l’œuvre de Gumperz est axée sur les rencontres interethniques engendrées par l’immigration postcoloniale aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne, le modèle a été adopté par d’autres chercheurs pour examiner la mauvaise communication par-delà d’autres frontières sociales, notamment la racialisation post-esclavagiste améri-caine (Erickson 1979, Michaels 1981) ; le sexe (Maltz et Borker 1982, Tannen 1990) ; ou dans un prolongement de l’œuvre de Basil Bernstein en Angleterre, la classe (Brice Heath 1983, Dannequin 1987, Collins 1988). Dans ces cas, le pont jeté entre les différences sociales et cultu-relles ne peut être considéré comme récent, et de ce fait l’argument de l’ignorance de l’autre semble insuffisant.

Comme nous l’avons vu, Ogbu a montré que malgré la ségrégation raciale, il était rare que les Blancs et les Noirs aux États-Unis n’aient eu

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aucune connaissance les uns des autres. Les Noirs, comme toutes les minorités, étaient plus familiers avec le groupe dominant que les groupes dominants ne l’étaient avec la minorité, et ils étaient tout à fait capables de parler comme un Blanc ; c’était juste qu’en agissant ainsi, ils trahis-saient leur communauté au risque de ne jamais être pris au sérieux par les Blancs (Ogbu 1999). De même, il a été affirmé que, quoiqu’une certaine ségrégation entre les sexes caractérise la plupart des sociétés, celles-ci ne pourraient exister s’il n’y avait aucune interaction entre les hommes et les femmes (Uchida 1992). De la même façon, les différences entre les classes font partie de la manière dont les sociétés capitalistes s’organisent. Même si pour certaines personnes, transiger avec les membres de classes diffé-rentes peut donner l’impression que les pratiques culturelles rencontrées sont survenues séparément de leurs différents domaines d’expérience, ces domaines sont en fait inextricablement liés. Ainsi, les origines des frontières de groupe ne sont pas simplement une question de distance sociale ; elles organisent également l’inégalité.

Enfin, une série d’articles (Singh, Lele et Martohardjono 1988, Kandiah 1991, Sarangi 1994) a mis l’accent sur l’interprétation des don-nées que Gumperz a présentées. Lorsqu’il soutenait que la performance communicative avait été mal comprise du fait de la différence culturelle, les critiques ont montré qu’il existait au moins une autre interprétation : que les minorités, face aux évaluateurs blancs, aient vite compris combien leurs chances de succès étaient infimes et aient agi en conséquence, et que les évaluateurs blancs n’aient vraisemblablement pas consacré leur temps ou leur compréhension aux clients ou aux candidats des minorités. Le racisme, ont-ils souligné, était au moins minimalement aussi plausible pour expliquer les données que les différences ; en d’autres termes, comme Uchida (1992 : 559) l’a exprimé, nous devons miser sur la dominance, et non sur la différence, pour expliquer les modèles d’interaction. Par exemple, le silence d’un candidat ou sa résistance à une série de questions pourraient être compris comme une expression de défaite face aux inter-vieweurs qui ne prennent pas au sérieux ses qualifications.

Si importantes que soient ces critiques, il importe de noter qu’aucune d’entre elles n’a remis en question le fait que la différence pourrait être liée à l’inégalité, ni que l’interaction en face-à-face était un espace impor-tant à leur articulation. De plus, elles laissent en suspens un ensemble de questions : quel type d’espace l’interaction représente-t-elle ? À quoi pourrait ressembler l’articulation inégalité-différence ? Et enfin comment pouvons-nous empiriquement y remédier ? C’est sur ces points que je voudrais maintenant avancer.

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De manière significative, ces critiques ont soulevé des préoccupations méthodologiques concernant ce qu’il est possible ou non de percevoir dans les interactions enregistrées. Même si ces critiques ne remettent pas en question l’opinion de Gumperz selon laquelle la construction de la différence sociale et son imbrication dans les relations de pouvoir devaient survenir et être observables en un lieu, elles remettent en cause le fait qu’observer les interactions en face-à-face, même dans des situations clés, puisse être suffisant. Les problèmes soulevés sont liés d’une part aux leçons que l’on peut tirer de l’interaction en elle-même relativement à l’expérience des participants ; d’autre part à la relation entre les consé-quences de l’interaction à court terme et à long terme (et antécédents) et le rôle que joue l’inégalité dans la formation des connaissances que les participants y apportent.

Donc, la première série de préoccupations portait sur la façon dont l’analyste sait ce qui se passe ; sur les attentes et les ressources que les par-ticipants apportent à une interaction, sur la manière dont ils réa gissent à mesure que les événements interactionnels évoluent, et pourquoi. La réponse méthodologique de Gumperz à ces préoccupations a été de s’ap-puyer en premier lieu sur des modèles assez standards de description lin-guistique, et de souligner que, d’après les techniques d’élicitation et d’ob-servation, il est possible de décrire les conventions stables d’utilisation du langage propres à une communauté linguistique délimitée, tout comme on peut décrire son inventaire phonémique. Ces modèles devraient être observables, que les interlocuteurs en soient conscients ou non, dans la mesure où il est possible d’être témoin de leurs motifs réguliers de co-occurrence avec les phénomènes contextuels (y compris ce qui précède et ce qui vient après) ou d’autres aspects du comportement communicatif. Ceci suppose, bien sûr, que les communautés linguistiques sont effective-ment stables et limitées, caractérisées peut-être par une variabilité interne, mais une variabilité que l’on peut appréhender comme systématique.

Dans un deuxième temps, il s’est appuyé sur des entretiens post hoc avec les participants pour identifier les moments de tension où l’on ressentait la présence de la différence et de l’inégalité. Ici, Auer (1984) a soulevé le problème suivant : ce qu’on peut récupérer après l’expérience est, au mieux, un compte rendu approximatif de ce qui se serait passé au moment même ; l’inférence n’est pas toujours sujette au rappel ni même à la conscience (Cicourel 1988). Enfin, comme l’a montré à maintes reprises le penchant réflexif en anthropologie des années 1980, ce que dira officiellement une personne de minorité à un Blanc venant d’une université est toujours sujet à une inférence située qui lui est propre (voir

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Lafont 1977). De ce fait, alors qu’il semblait tout à fait clair que, dans chaque cas identifié par Gumperz, il se passait quelque chose de pertinent quant aux frontières et inégalités sociales, il aurait fallu un autre ensemble d’outils et, probablement, un ensemble différent d’hypothèses prélimi-naires, pour déterminer précisément ce qui se produisait.

Ces hypothèses préliminaires ont alors un rapport avec les types de conditions sociales dont nous devons être conscients afin de comprendre les types de ressources et d’attentes que les gens apportent à leurs inter-actions, afin d’expliquer ce qui s’y produit et d’appréhender pleinement leurs conséquences. Pour poser le problème en termes socio-théoriques, la question est de savoir quel rôle jouent les interactions dans la structura-tion sociale (Giddens 1984, Cicourel 2002). Si nous comprenons que les relations sociales sont toujours en quelque sorte formées par des relations d’inégalité, nous avons la possibilité de nous demander quelles formes d’inégalité sont pertinentes pour les participants et les interactions. Dans un premier temps, nous pouvons nous demander dans quelle mesure les ressources communicatives sont également réparties, ou plus précisé-ment, qui a accès à quels types de ressources communicatives et qui en détermine la valeur, et par conséquent qui a le droit de juger qui et pour quels motifs. Un tel élargissement de la perspective, à partir des détails d’interactions spécifiques, requiert d’envisager les interactions comme se trouvant dans des réseaux ou des domaines de connexion évoluant à la fois dans le temps et dans l’espace (Giddens 1984), tout en se posant le problème de savoir qui ou quoi possède de la valeur : toutes préoccupa-tions également présentes dans les notions de Bourdieu de « marché linguistique » et de « champs symboliques d’activité » (Bourdieu 1982).

De plus, il devient nécessaire d’incorporer les histoires et les trajec-toires : ce que les gens savent déjà (comme l’a fait valoir Ogbu) sur la façon dont les marchés sont structurés et sur la manière dont inter-viennent vraisemblablement les processus de catégorisation sociale qui limitent leur vie et celle de tous ceux qu’ils connaissent, dans certains types d’institutions sociales contrôlées par certains types de personnes avec certains types de résultats surdéterminés. Cela ne veut pas dire que la structure sociale détermine l’interaction sociale (ce qui est, je pense, une lecture erronée de Bourdieu et de Giddens), mais plutôt que ces deux facteurs sont liés d’une manière complexe et pas toujours prévisible, qui peut inclure la production ainsi que la reproduction ; les conséquences prévues, imprévues et perverses ; la résistance ainsi que la complicité et la collusion (Willis 1977, Foley 1990). En d’autres termes, une partie du problème ethnographique consiste à découvrir où les interactions se

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situent dans les réseaux temporels et spatiaux, comment les ressources qui y sont en jeu circulent et sont évaluées, et à comprendre la manière dont les conditions orientent alternativement les participants vers des intérêts et des manières spécifiques de faire les choses ou sont assez souples pour permettre l’innovation, la création, l’invention, la production.

Il importe de noter que la plupart des données que j’ai citées ici (les-quelles indiquent une approche historique et ethnographique plus large ainsi que plus centralement informée par l’économie politique) sont contemporaines de l’œuvre de Gumperz. Le défi a été de trouver le pont méthodologique parmi les approches plus axées sur les dynamiques de l’interaction et celles qui visent davantage les histoires de vie, les processus institutionnels, la circulation des personnes, des biens et des discours, autrement dit, qui occupent des dynamiques temporelles plus longues et spatiales plus larges. Il a aussi été parfois difficile de trier ce que nous croyons en réalité à propos de la relation entre l’interaction sociale et la structuration sociale. La dichotomie entre les soi-disant approches macro et micro de l’étude de la vie sociale se décompose à la lumière de la pers-pective de Gumperz : l’une ne va effectivement pas sans l’autre et on ne peut certes pas expliquer le processus social sans disposer d’un lieu où ce processus social se produit. Ce qui reste à développer, ce sont les consé-quences théoriques et méthodologiques concrètes de cette perspective.

L’œuvre de Gumperz a ouvert une piste d’enquête où la question centrale consiste à savoir comment la différence sociale est liée à l’inégalité sociale. Il a montré combien il est important de prendre au sérieux l’idée que le langage est une dimension centrale des processus sociaux et un terrain clé pour l’enquête sur les problèmes classiques de la théorie sociale : quels types de catégorisation sociale sont logiques en fonction de quelles condi-tions historiques ? Comment les pratiques et les expériences individuelles sont-elles liées au positionnement dans ces processus de classification sociale ? Quelle est la relation entre l’agencement et la structure ?

À cet égard, son œuvre jette les fondements des approches contem-poraines liant la contextualisation et le cadrage à l’indexicalité et à l’idée qu’il est impossible de tout simplement lire la signification sociale dans la forme linguistique. La position que nous adoptons, notre perspective, est liée à la façon dont la position sociale limite ce que l’on peut savoir et ce que l’on pourrait vouloir réaliser, mais ne les détermine pas. La variabilité peut représenter une ressource pour créer la différence sociale et l’inégalité sociale, mais elle peut aussi en être le produit, tout comme l’a souligné Ogbu.

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En repoussant les limites de la description linguistique et ethno-graphique, Gumperz a soulevé des problèmes astucieusement reconnus par ses critiques ; mais on ne doit pas considérer que ces derniers ont ébranlé la valeur de l’œuvre de Gumperz, car ils nous ont plutôt montré où nous conduisent ses théories – au-delà de l’attachement aux systèmes et aux ensembles vers des processus qui estompent les distinctions onto-logiques entre le langage et la société. Ce fut également le résultat d’un engagement partagé envers la justice sociale ; résultat qui était certes un produit de l’époque, et des histoires personnelles, mais qui reste d’autant plus pertinent de nos jours.

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