UNIVERSITE DE PARIS SORBONNE (PARIS IV) ÉCOLE DOCTORALE V, « CONCEPTS ET LANGAGES »
Thèse pour obtenir le grade de Docteur de l'Université de Paris Sorbonne
Discipline : Musicologie
Présentée et soutenue publiquement le 19 octobre 2011 par
Brice TISSIER
Mutations esthétiques, mais continuité technique dans l’œuvre de Pierre
Boulez
Directeurs de recherche : M. le Professeur Marc BATTIER (université Paris-Sorbonne)
M. le Professeur Jean-Jacques NATTIEZ (université de Montréal)
Jury
M. Jésus AGUILA, professeur, université de Toulouse II-Le Mirail M. Marc BATTIER, professeur, université Paris-Sorbonne
Mme Nathalie FERNANDO, professeure agrégée, université de Montréal M. Jean-Jacques NATTIEZ, professeur émérite, université de Montréal M. Robert PIENCIKOWSKI, musicologue, Fondation Paul Sacher, Bâle
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Mutations esthétiques, mais continuité technique dans l’œuvre de Pierre Boulez
Position de thèse
À ce jour, l’œuvre boulézienne s’étale sur plus de soixante-cinq ans, depuis les
Notations pour piano de décembre 1945 jusqu’à l’actuel achèvement de leur redéploiement
pour grand orchestre, toujours en cours. Cette œuvre, particulièrement unitaire, a suivi
l’évolution des théories et innovations de l’histoire et de l’évolution scripturaire du XXe
siècle, dans la continuité de l’École de Vienne par l’intermédiaire de Leibowitz, et sous
l’impulsion de Messiaen, à qui Boulez doit tant sa formation traditionnelle que sa tendance à
la digression. Notre travail de thèse s’inscrit dans la continuité de nos précédents travaux, en
l’occurrence des analyses d’œuvres précises (Sonatine, Le Visage nuptial, sur Incises,
Anthèmes), donc ancrées chacune dans une temporalité précise et une esthétique précise. Ces
différents travaux d’analyse nous ont permis de faire plusieurs constatations, généralisables à
l’échelle de l’œuvre entière. Il nous est ainsi apparu comme nécessaire, à ce stade de nos
recherches, d’envisager une étude si ce n’est exhaustive, du moins globalisante de l’œuvre
boulézienne, afin de vérifier et de creuser les observations réalisées, et notamment une double
perspective : les mutations de la réflexion esthétique sur l’ensemble de son oeuvre, auxquelles
s’oppose une continuité des techniques d’écriture. Notre intention aura été de démontrer, par
des analyses d’œuvres et des recherches philologiques, cette double perspective.
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La question des mutations esthétiques chez Boulez adopte une forme en arche avec le
premier livre des Structures (1951) comme point d’équilibre. L’œuvre boulézienne (entre
1945 et 2008) a évolué conjointement avec les écrits de Boulez, dans lesquels sa réflexion
traite successivement les différents aspects de son langage : la théorie entre 1948 et 1963, puis
l’esthétique entre 1963 et 1995. La constitution d’un langage personnel d’une part, puis la
recherche d’une orientation esthétique d’autre part, constituent deux pendants d’une réflexion
permettant d’unifier une œuvre par l’établissement d’un pont entre jeunesse et activité
récente, autrement dit en passant outre l’aspect théorique révolutionnaire afin de considérer
l’œuvre de Boulez en elle-même, et non par rapport à sa place dans l’Histoire de la musique.
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Pour dire les choses autrement, nous mettons en avant les œuvres récentes que nous
considérons comme réelle période de maturité, ce que souligne du reste l’intention de Boulez
de corriger ses partitions anciennes afin d’en établir une version définitive, enregistrée et
éditée, désavouant les éventuels états intermédiaires de la période dite « moderne » (Le Soleil
des eaux, Le Visage nuptial et Livre pour cordes) en revenant à la fraîcheur des années 1945-
1949. En 2002 Boulez reconnaît, au sujet du Visage nuptial : « J’ai voulu retrouver [en 1988]
la « chair que cette œuvre avait en 1946, et que j’ai « desséchée » en 1952 par trop
d’argumentations théoriques1. » L’étude des évolutions esthétiques pour les deux périodes
1945-1958 et 1965-2008 permet de comprendre cette constatation « palindromique ».
L’étude philologique et l’analyse des œuvres de jeunesse de Boulez permettent de
constater la rapidité avec laquelle Boulez a pris conscience de la nécessité d’un langage
propre. Lui-même écrit : « Lorsque nous sommes confronté à l’expérience que représentent
les œuvres de jeunesse […] on voit très clairement que la rencontre avec les prédécesseurs
révèle les qualités et les manques d’une personnalité, aussi brillante soit-elle2. » En 1946, les
manuscrits de Boulez portent encore la marque des influences qu’il subit : Schönberg et
Messiaen, mais aussi Jolivet. En mai 1946, il assimile Webern, et décide, à partir de 1947 –
jusqu’en 1952 – de se livrer à une vaste campagne de corrections et d’épuration, afin de
débarrasser son langage de toute trace d’une esthétique qu’il juge passée. L’ensemble des
sources pour les œuvres de cette période (Première sonate, Sonatine, Le Visage nuptial,
Notations, Quatuor pour ondes Martenot) montre les différents stades de cette politique, et
donc l’évolution esthétique et morphologique des œuvres elles-mêmes. La collecte et l’étude
de ces sources ont permis d’en faire une étude critique, en attendant celle des œuvres prises
une par une.
Dans un second temps, l’analyse des œuvres des années 1947-1955, et
particulièrement des œuvres secondaires ou retirées (premières versions du Soleil des eaux, Le
Crépuscule de Yang Kouei-fei ou Symphonie mécanique) met en lumière les questionnements
scripturaires de Boulez, ainsi que la nécessaire théorisation de son langage, notamment par la
généralisation du sérialisme, étendu à l’ensemble des paramètres. La Structure 1a se révèle a
posteriori une charnière, cumulant en puissance les statuts de « degré zéro de l’écriture » et de
première réflexion sur une réorganisation syntaxique, en vue d’une orientation esthétique.
1 P. Boulez, L’écriture du geste, entretiens avec Cécile Gilly, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2002, p. 130. 2 P. Boulez, « De l’idée à l’œuvre », in Leçons de musique, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2005, p. 81.
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Entre 1948 et 1952, les écrits de Boulez traitent presque exclusivement de théorie et
de critique ; la dimension esthétique y est éludée. Les théorisations bouléziennes seront
concrétisées dans Penser la musique aujourd’hui en 1963, résumant l’ensemble des
techniques d’écriture utilisées dès 1949. La même année, Boulez déclare la « nécessité d’une
orientation esthétique ». Toutefois, ce revirement n’est visible dans les œuvres qu’à partir du
milieu des années 1960, nonobstant des traces et interrogations antérieures, et ne trouvera sa
pleine application qu’à partir des années 1970. Cette reprise en compte de l’esthétique se
manifeste par un retour, dans les stratégies compositionnelles, de la dimension perceptive,
laquelle se traduit par une reconsidération des matériaux et règles d’écritures, désormais
réduits, ou du moins non plus inféodés à un système en base douze. À cette réduction répond
une considération pour la hiérarchie des paramètres et des valeurs, avec par exemple
l’abandon des valeurs irrationnelles (inutiles avec la conceptualisation du temps lisse), et
l’expansion des notions de polarité et de champs harmoniques. La symbiose désormais
atteinte de l’esthétique et des techniques d’écriture est, pour Boulez, un aboutissement : « Je
crois que l’œuvre n’est pas valide quand la technique n’est pas assez souple ou devient une
préoccupation telle qu’elle masque les considérations esthétiques. Elle ne devient valide que
quand la préoccupation technique se transforme en but esthétique, en une ‘expression’3. »
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Parallèlement à ces mutations esthétiques, on constate dans l’œuvre de Boulez une
continuité technique, c’est-à-dire un prolongement des réflexions ayant amené la tabula rasa
de 1951 puis les idées compositionnelles et scripturaires exposées dans Penser la musique
aujourd’hui, dans les compositions postérieures à 1963. Cette continuité technique ne semble
pourtant pas transparaître à la lecture des partitions ou l’écoute des œuvres : derrière une
apparente simplification du traitement de certains paramètres compositionnels se perpétuent
après 1970 une rigueur drastique et une complexité des arcanes pour chaque œuvre, que
seules les esquisses permettent d’appréhender. Dans certains cas, on note même une
complexification des manipulations sérielles, rendues possibles par les réflexions, et donc les
impasses mises en évidence entre 1951 et 1965. Afin de démontrer cette continuité technique,
nous avons choisi de réaliser deux analyses de fond, autrement dit décrypter deux œuvres à la
3 P. Boulez, Par volonté et par hasard, entretiens avec Célestin Deliège, Paris, Seuil, 1975, p. 75.
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fois dans leurs dimensions philologique, génétique et scripturaire : Dialogue de l’ombre
double et Anthèmes/Anthèmes 2.
Les deux œuvres choisies ont en commun plusieurs paramètres, ce qui apporte un
intérêt concret à leur étude parallèle. Toutes deux sont des œuvres mixtes, pour instrument
seul et prolongement électronique en temps réel. Elles sont également deux dérives d’une
œuvre-mère (respectivement Domaines et …explosante-fixe…) dont elles se sont détachées
après redéploiement de leurs données ; ainsi que deux reprises génétiques de matériaux
anciens, voire exogènes (respectivement Troisième sonate et Modes de valeurs et d’intensités
de Messiaen). Ces deux œuvres permettent par ailleurs de valider les observations que nous
avons évoquées plus haut, à savoir la dichotomie esthétique entre œuvres des années 1950-
1960 et œuvres récentes (après 1970). Cette dichotomie est perceptible notamment via la
possibilité d’analyser les partitions récentes selon une approche de niveau neutre, c’est-à-dire
sans le recours aux esquisses préalables. La réduction des données sérielles et combinatoires,
souvent liée à quelques règles primordiales, permet par exemple de détailler des partitions
terminales comme Rituel, Messagesquisse ou Mémoriale. Ces analyses de niveau neutre ne
permettent cependant pas de comprendre la réelle gestation des œuvres, ni d’expliquer de
nombreux paramètres d’écriture. Les analyses à la lumière des esquisses du Dialogue de
l’ombre double et d’Anthèmes/Anthèmes 2 révèlent de nombreux niveaux de lecture et de
gestation, influant sur les différents paramètres d’écriture, et démontrant une réelle rigueur
scripturaire et technique, invisible à la simple étude de la partition éditée. Chacune de ces
deux œuvres a par ailleurs une dimension poétique qui lui est propre, et dont nous avons tenté
de cerner les tenants et enjeux.
Dialogue de l’ombre double se veut une alternative au projet Domaines (1961-1969),
lié un temps à un projet d’opéra et à l’œuvre avortée Marges pour percussions. À ce titre, le
Dialogue en reprend certaines problématiques : un degré d’ouverture, une clarinette
principale, une spatialisation et des jeux de lumière. Le titre renvoie cependant à une œuvre
« double », Chemins V (1981) de Luciano Berio pour clarinette et processeur 4A, restée
inachevée. Parallèlement à Répons pour ensemble et processeur 4X, Boulez propose ainsi une
forme d’« achèvement » à l’œuvre de Berio, laquelle est présente dans le Dialogue au sein des
interventions de la clarinette « double ». Cette présence de figures exogènes (ainsi que de In
Freundschaft de Stockhausen) fait du Dialogue un hapax dans la production boulézienne,
nonobstant une rigueur matérielle et combinatoire omniprésente, ainsi qu’une grande variété
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de techniques d’écriture employées, nécessitant des travaux de transcription et d’analyse
spécifiques pour chaque section, transition et sigle.
Une même technique d’écriture permet au contraire d’unifier les compositions ayant
amené à Anthèmes 2. L’œuvre actuelle pour violon et électronique, redéploiement de sa
jumelle pour violon seul, réemploie en effet les procédés ayant été utilisés pour les
nombreuses versions de l’« Originel » extrait de la partie de violon de …explosante-fixe…
(1972/1974). De même que pour le Dialogue, l’étude et l’analyse chronologique des
différentes étapes et esquisses permet de reconstituer, a posteriori, l’écriture des partitions,
mais aussi de reconstituer les hiérarchies internes des éléments paramétriques constitutifs
(hauteurs, valeurs rythmiques, indications d’intensités ou de nuances), comme autant de
traces, d’une rédaction à l’autre, des versions successives. Cette dissection dans le temps
permet notamment de proposer de nouvelles analyses structurelles, sérielles ou
paradigmatiques, a priori exemptes d’éventuelles erreurs personnelles que peuvent apporter
les réflexions d’une approche de niveau neutre de la partition.
Dans les deux cas, l’œuvre désormais acceptée se pare d’une dimension
extramusicale : référence claudélienne pour le Dialogue, et structure biblique pour Anthèmes.
Nos analyses démontrent cependant le caractère postérieur de ces références.
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Notre appréhension globale de l’œuvre de Boulez inclut par ailleurs d’étudier
l’ensemble des compositions secondaires, achevées ou non, reconnues ou non, de même que
l’ensemble des versions successives pour chaque œuvre. Cette démarche a donc nécessité la
collecte et l’analyse de l’ensemble de ces sources. Depuis 1986, les archives de Boulez sont
contractuellement destinées à la Fondation Paul Sacher de Bâle, cependant de nombreuses
sources, esquisses, manuscrits et correspondances restent dispersés, voire perdus. C’est le cas
notamment des œuvres de jeunesse, ainsi que des œuvres récentes dont les fonds n’ont pas
encore été déposés à la Fondation.
Ces travaux nous ont permis également de faire plusieurs considérations sur des points
importants de l’écriture boulézienne, et notamment le principe de génétique des matériaux,
inhérent depuis 1947. Nous avons tenté, à l’issue de nos recherches et analyses, de dresser une
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représentation topographique des nombreuses reprises matérielles, dérives et refontes
d’œuvres, en les classant par familles. Cette classification, déjà envisagée par Robert
Piencikowski dans les années 1980 pour la Fondation Paul Sacher, et que nous avons
également envisagée sous l’angle d’une « grammaire générative » génétique, se veut une
première ébauche d’un futur planisphère de l’œuvre boulézienne, une œuvre ouverte vers
l’avenir de cette œuvre, ainsi que vers les travaux futurs consacrés aux compositions
bouléziennes.