Proposé aux Annales de géographie, dossier « Habiter : mots et regards croisés »
Mythologie de l’urbain diffus par Augustin Berque
Résumé. L’article établit la généalogie des mythes qui, en Orient comme en Occident, ont
conduit à l’idéalisation de la maison individuelle au plus près de la nature, et ainsi engendré
une forme d’habitat insoutenable – non durable écologiquement et injustifiable moralement –
: l’urbain diffus.
Abstract. This article establishes the genealogy of the myths which, in the West as well as in
the East, have induced the idealization of the detached house close to nature, and thus
produced in the end a form of settlement – a pervasive yet rural-like form of urbanization
covering the whole territory – which is both ecologically unsustainable and morally
unjustifiable.
1. Au bois de bambous des Sept sages
Lors de la table ronde organisée le 5 octobre 2014 à Saint-Dié par Olivier Lazzarotti et
animée par Sylvain Allemand sur le thème « Habiter, mots et regards croisés », il avait été
demandé aux participants (Jacques Lévy, Michel Lussault, Jean-Marc Besse, Olivier
Lazzarotti et moi-même) d’introduire leur propos par une image, pour emblématiser leur idée
principale. J’avais pour ma part choisi celle-ci :
2
C’est une photographie que j’ai prise le 18 décembre 2012 au parc du Bois de bambous de
Kyôto (Kyôto-shi Rakusai Chikurin kôen), où sont rassemblées une grande variété d’espèces
de bambous. Ceux que l’on voit sur l’image sont de l’espèce dite « bambou de Budai »
(Hoteichiku 布袋竹, Phyllostachys aurea), mais peu importe. J’ai tenu à les photographier
parce qu’ils évoquaient pour moi un thème dont je m’étais assidûment occupé quelques
années auparavant à Kyôto même, en 2005, alors que j’étais invité au Nichibunken, le Centre
international de recherches sur la culture japonaise. J’en avais profité pour écrire un livre sur
l’histoire des motivations qui ont pu nous conduire à idéaliser la maison individuelle au plus
près de la nature, engendrant ainsi l’éclatement des villes et ce que l’on nomme aujourd’hui,
entre autres appellations, l’urbain diffus. C’était ma contribution personnelle à un programme
de recherche international que j’avais lancé en 2001 à partir de Sendai (où je me trouvais alors
comme professeur invité à l’Université du Miyagi)1, sous le titre « L’habitat insoutenable /
Unsustainability in human settlements », en partant de l’hypothèse que l’urbain diffus est une
forme d’habitat non durable, car son empreinte écologique est disproportionnée2. Le livre en
question est paru quelques années plus tard sous le titre Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient
vers l’Occident3 ; mais initialement, je voulais l’intituler La Source aux fleurs de pêcher, avec
pour sous-titre Histoire de la ville hors les murs.
« La ville hors les murs », c’était assez clairement dire le phénomène de l’urbain diffus,
dans lequel notre société qui est essentiellement urbaine recherche un habitat de type rural,
que ce soit comme résidence secondaire ou même comme résidence principale ; du reste, on
parle aussi de « ville-campagne » à propos de ce phénomène, et pour la même raison :
l’effacement de la distinction entre ville et campagne, qui pendant des millénaires avait été
soulignée par les murs de la ville. Le rempart, c’était en effet plus qu’une défense, plus même
qu’un emblème de la ville ; c’était le signe d’une centralité cosmogénétique – créatrice de
monde. Ce mot même de monde, que nous a légué le latin mundus, il signifiait une mise en
ordre générale, de la toilette du corps jusqu’au monde au sens d’univers, en passant par le
ménage domestique, mais le tout à partir de ce nombril que représentait le mundus, trou sacré
situé au cœur de la ville, mettant en communication le monde des morts et celui des vivants,
et que l’on ouvrait trois fois l’an pour offrir aux morts les fruits de la terre. Il se peut même
que cet axe cosmogénétique ait touché aussi la voûte céleste, si l’on en croit une citation de
Caton rapportée par Festus, « Le mundus a reçu son nom de ce monde qui est au-dessus de
nous »4. Si c’est bien le cas, mundus, en plus du sens de « trou sacré », qui lui est propre,
aurait donc eu les trois sens du grec kosmos : ordre général, monde (y compris ce que nous
appelons aujourd’hui « le cosmos », i.e. le ciel), et toilette, parure, ménage.
Toute cette mise en ordre cosmique centrée par un être collectif (la cité, civitas ou
polis), c’était donc la ville qui le symbolisait – en particulier lors des rites de fondation5 –, et
1 J’ai rappelé les raisons de ce lancement dans « La case de l’oncle TOM », p. 15-23 dans Yann NUSSAUME,
Aliki-Myrto PERYSINAKI et Johanna SERY (dir.), La Maison individuelle. Vers des paysages soutenables ?,
Paris, Editions de la Villette, 2012. 2 Ce programme a donné lieu à cinq publications collectives : A. BERQUE, Ph. BONNIN, C. GHORRA-GOBIN
(dir.) La Ville insoutenable, Paris, Belin, 2006 ; A. BERQUE et S. SUZUKI (dir) Nihon no sumai ni okeru
fûdosei to jizokusei 日本の住まいに於ける風土性と持続性 (Médiance et soutenabilité dans l’habitation
japonaise), Kyôto, Nichibunken, 2007 ; A. BERQUE, Ph. BONNIN, A. de BIASE (dir.) L’habiter dans sa
poétique première, Paris, Donner lieu, 2008 ; A. BERQUE, N. FROGNEUX, B. STADELMANN, S. SUZUKI
(dir.) Être vers la vie. Ontologie, biologie, éthique de l’existence humaine, Tokyo, Maison franco-japonaise
(Ebisu n°40-41), 2009 ; A. BERQUE, Ph. BONNIN, A. de BIASE (dir.) Donner lieu au monde. La poétique de
l’habiter, Paris, Donner lieu, 2010. 3 Paris, Le Félin, 2010. 4 Mundo nomen impositum est ab eo mundo qui supra nos est, cité par W. Warde FOWLER, « Mundus patet »,
Journal of Roman Studies, vol. II, 1912, p. 25-33, consulté en ligne (sans le détail de la pagination). 5 Sur ce thème, v. Alexandros-Ph. LAGOPOULOS, Urbanisme et sémiotique dans les sociétés préindustrielles,
Paris, Anthropos, 1995.
3
qui en était la garante par son rôle tutélaire de place forte, gardée par ses remparts. Ce n’est
sans doute pas un hasard si le grec astu – la ville fortifiée, cœur de la polis – vient de cette
même racine indo-européenne wes (séjour d’un être) que l’on retrouve dans l’anglais was
(prétérit de to be) ou l’allemand gewesen (participe passé de sein, être) et Wesen (un être).
Avec la ville, c’est un être collectif qui était en cause, et c’est bien le rempart qui a
historiquement signifié cet être, comme en témoigne cette définition que l’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert donnait encore en 1765 : « Ville. C’est une enceinte fermée de
murailles qui renferme plusieurs quartiers, des rues, des places publiques et d’autres édifices ».
Il en allait de même jusqu’à l’autre bout de l’Eurasie. Aujourd’hui encore, « ville » se dit en
chinois chengshi 城市, « rempart-marché » ; et c’est même, dans ce composé, le premier
terme qui est le plus déterminant, car on l’utilisait comme suffixe après un nom pour dire
« ville » (comme en français dans Lunéville, Brazzaville etc.) : Chang’an-cheng (etc.), c’était
« la ville de Chang’an » (etc.). Or le premier sens de cheng, c’est toujours la muraille ; ainsi
pour la Grande Muraille, Changcheng長城.
Close dans son enceinte, la ville n’était donc pas seulement le siège du pouvoir, elle
focalisait un monde. C’est pourquoi, en Orient comme en Occident, ceux qui pour quelque
raison fuyaient le monde ou contestaient le pouvoir commençaient par quitter la ville. Ils s’en
allaient hors les murs, à la campagne ou plus loin encore, dans l’espace sauvage ; on les
appelait donc « anachorètes » – l’anachôrêtês, en grec, c’est littéralement « celui qui se retire
à la campagne », chôra) – ou « ermites » – l’erêmitês, c’est un être de l’erêmia, « lieu
solitaire, désert », c’est-à-dire l’opposé de la ville et le contraire du monde. En effet, le latin
desertum, quant à lui, est étymologiquement le participe passé de deserere, « défaire les
liens ». En se retirant au désert, l’ermite défaisait les liens qui rattachent au monde.
On retrouve la même idée en Chine. Après la chute des Han (220 pC), pendant les
siècles troublés que l’on appelle la période Wei-Jin, se développe un mouvement érémitique
illustré notamment par Tao Yuanming (365-427), le poète du « retour au gîte agreste » (guī
yuántiānjū 帰園田居). Ce mouvement a reçu de nombreuses appellations, dont nous pouvons
retenir celle-ci : dùnshì 遁世, « fuir le monde », c’est-à-dire quitter la ville. Le sens premier
de shì 世 est « génération, époque ». C’est le « siècle » au sens classique, la vie en ce bas
monde, c’est-à-dire d’abord la vie urbaine ; et c’est pour s’en détacher que l’ermite,
l’anachorète ou l’yĭnzhĕ 隠者 (« celui qui se cache ») s’en vont hors les murs.
Là toutefois s’arrête l’analogie entre nos Pères du désert et les ermites à la chinoise.
En effet, tandis que les premiers furent généralement d’origine modeste, les seconds furent
surtout des « messieurs fēngliú » (fēngliúshì 風流士), c’est-à-dire, comme Tao Yuanming, des
mandarins lettrés qui, pour des raisons principalement politiques, refusaient la carrière. Il faut
les rapprocher plutôt des riches propriétaires qui à Rome, tels Cicéron ou Sénèque, pouvaient
se retirer sur leurs terres pour se livrer à l’otium, le loisir lettré, délaissant momentanément les
affaires mondaines, le « non-otium », negotium (d’où vient notre « négoce »). L’otium à
Rome, comme en Chine le fēngliú, c’était en effet le propre de ce que Veblen a plus tard
appelé la leisure class, la classe de loisir6, celle qui possédait les terres, le pouvoir et les
lettres, et qui donc a écrit l’histoire. Une belle histoire en vérité : celle qui, en Orient comme
en Occident, nous fait aujourd’hui encore idéaliser la maison individuelle au plus près de la
nature.
Cette histoire remonte fort loin, nous allons le voir ; mais c’est vers la même époque –
les débuts de notre ère – que se met en place, à Rome comme en Chine, son motif principal :
en quittant la ville, on inverse le monde, pour le recréer à sa guise. Voilà le sens profond de
l’image reproduite ci-dessus. Le bois de bambous est là pour évoquer les Sept sages de la
6 Thorstein VEBLEN, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 (The Theory of the leisure class,
1899).
4
bambousaie (Zhúlín qīxián 竹林の七賢), un cercle d’anachorètes qui vécurent au IIIe siècle
de notre ère, vers la fin des Wei et le début des Jin. La tradition en a retenu que
« profondément liés entre eux, ils fuyaient le monde et s’amusaient dans les bambous »7. La
jaquette d’un ouvrage récent à leur sujet8 porte : « Sous l’incognito et les préjugés, une
liberté9 et une individualité 10 d’une puissance hors du commun ». Sur fond d’opposition
politique au nouveau pouvoir (celui des Sima), ils avaient effectivement choisi de défier les
usages et de n’en faire qu’à leur tête.
Mais que pouvaient donc trouver ces lettrés dans les bambous, hormis que le bambou
lui-même était symbole de leur fortitude ? L’iconographie11 nous les montre assis en tailleur
ou demi allongés, en train nonchalamment de deviser, boire, jouer du luth, et servis par de
jolies femmes… Activités banales pour des anachorètes, à l’époque ; mais la principale,
c’était bien le qīngtán 清談, la « pure causerie » où l’on devisait de l’« obscur », Xuán 玄12.
Occupation fēngliú par excellence. Qu’était-ce donc que le fēngliú ? Littéralement,
« l’écoulement (liú 流) du vent (fēng 風) », symbole de la liberté que se donnaient ces lettrés
de « dépasser la doctrine des noms et se livrer à la/leur nature » (yuè míngjiào ér rèn zìrán 越
名教而任自然)13. Autrement dit, faisant fi de l’ordre social prôné par le confucianisme, qui
avait structuré le monde Han, c’était suivre « de soi-même ainsi » (zìrán 自然) le cours
naturel des choses (le Dào 道) exalté par le taoïsme.
2. La vie authentique
Zìrán est aujourd’hui en chinois le mot qui correspond à « nature » en français, mais à l’origine,
c’est plutôt un adverbe qu’un substantif14 – quelque chose d’assez proche de notre « à sa
guise » : de soi-même (zì 自) ainsi (rán 然). Une formule célèbre de Laozi (à la stance XXV du
Livre de la Voie et de la vertu, le Daodejing) dit par exemple que « L’Homme se règle sur la
Terre, la Terre se règle sur le Ciel, le Ciel se règle sur le Dao, le Dao se règle à sa guise » (Rén
fǎ Dì, Dì fǎ Tiān, Tiān fǎ Dào, Dào fǎ zìrán 人法地、地法天、天法道、道法自然). Cet « à
sa guise », zìrán, n’a rien à voir avec l’altérité de la nature-objet qui s’est mise en place en
Europe avec la révolution scientifique ; il exprime au contraire l’ipséité même, le fait d’être
soi-même (zì 自). Et dans cette ipséité, aux antipodes du dualisme moderne, se conjoignent la
subjectivité personnelle et le cours naturel des choses, le Dao. C’est par exemple ce
qu’exprime Tao Yuanming dans les deux vers suivants, que j’extrais d’un poème intitulé « Je
retourne habiter à la campagne » :
久在樊籠裏 Jiŭ zài fánlόng lĭ Longtemps resté en cage
7 Cette phrase maintes fois citée l’est entre autres à la notice Chikurin no shichi ken竹林の七賢 (Les Sept sages
de la bambousaie) dans MÔ Keien (MENG Qingyuan) et al., Chûgoku rekishi bunka jiten (Dictionnaire
historique de la culture chinoise), Tokyo, Shinchôsha, 1998, p. 696. 8 YOSHIKAWA Tadao, Chikurin no shichi ken (Les Sept sages de la bambousaie), Kyôto, Sekaishisôsha, 1996. 9 Jiyû 自由. 10 Kosei 個性. 11 Voir par exemple YOSHIKAWA, op. cit., p. 6 et 7 ; reproductions d’après Liuchao yishu (L’Art des Six
Dynasties), Pékin, Wenwu chubanshe, 1981. NB : « les Six Dynasties » est un autre nom pour l’époque Wei-Jin.
Il concerne plutôt la Chine du Sud, foyer intense de la civilisation chinoise à l’époque. 12 L’école des Mystères, Xuánxué 玄学 , est un courant de pensée d’inspiration taoïste qui se développe à
l’époque des Trois Royaumes (IIIe siècle pC). 13 Cette formule emblématique est rappelée par la Wikipédia chinoise (Weijibeike), article竹林七賢. 14 On trouvera plus de précisions sur ce terme dans mon Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature,
Paris, Gallimard, 1986, chap. V.
5
復得返自然 Fù dé fǎn zìrán À nouveau j’ai pu retourner à la/ma nature15
La vie à la campagne – le « gîte agreste » (yuántiānjū 園田居 ) chanté par Tao
Yuanming – est ici clairement opposée à cet « en-cage » (fánlόng lĭ 樊籠裏) qu’est pour lui la
vie en ville, lieu contraire au zìrán qui est à la fois sa vraie nature – sa « propre guise », i.e. sa
propre manière d’être16 – et ce que nous appelons aujourd’hui « la nature », c’est-à-dire un
paysage d’apparence naturelle. Pour un mandarin de son temps comme pour un Sénèque, c’est
le lieu de l’otium qui libère des obligations du negotium ; car la « propre guise » de la classe de
loisir, c’est de pouvoir ne faire que ce que l’on aime. Par exemple, comme Tao Yuanming,
écrire des poèmes tout en se livrant au jardinage.
Aujourd’hui encore, on aime lire Tao Yuanming, en Asie orientale ; car non seulement
les sinogrammes permettent de l’apprécier quelle que soit devenue votre langue maternelle,
mais il écrivait des choses qui parlent au cœur de tout banlieusard. Ces choses-là en effet sont
universelles, semble-t-il, puisqu’à l’autre bout de l’Eurasie, Pline le Jeune, dans une de ses
Lettres (I, 9), écrivait les mêmes à propos de sa villa suburbana, sa maison délicieuse hors les
murs de Rome : « XVII millibus passuum ab urbe secessit, ut peractis quae agenda fuerint,
salvo jam et composito die possis ibi manere (À vingt-cinq kilomètres de Rome, on peut s’y
rendre pour passer la nuit, une fois qu’on est quitte de ses obligations, sans entamer ni écourter
sa journée de travail) »17. Or l’essentiel, c’est que Pline peut s’y livrer à sa zìrán, à sa propre
guise : « O rectam sinceramque vitam, o dulce otium honestumque ac paene omni negotio
pulchrius ! (O vie juste et authentique, honnête et doux loisir, plus beau que presque toute
occupation !) »18.
La classe de loisir devait effectivement « nier » (neg-) les occupations (le negotium) de
la ville pour retrouver l’authenticité de sa propre guise, qui était l’otium, l’état où l’on a licence
de ne rien faire que ce que l’on aime (« loisir » vient de licere, être permis), parce qu’on a le
temps. A contrario, si l’on n’avait pas le temps (de faire quelque chose), on disait mihi nec (ou
neg) otium est (aliquid facere). Or le temps de mener une vie authentique, rectam sinceramque,
ce n’est pas à la ville qu’on le trouvait, mais à la campagne.
Ne confondons pas ce « juste et sincère » avec le travail de la terre, tel celui qu’en
d’autres temps a pu chanter le pétainisme en nous avisant que « la terre, elle, ne ment pas »19 ;
car pour la classe de loisir, ce n’est justement pas de travailler la terre qu’il s’agissait. Le
labour, ce n’était pas son affaire, mais celle des paysans (ou des esclaves) ; et si les paysans
avaient tant soit peu été susceptibles d’otium, c’eût été pour eux du negotium. Comme Tao
Yuanming, la terre, la classe de loisir n’y touchait que sur le mode de l’otium, pas sur celui de
la nécessité. Sur le mode de la jouissance (frui), pas sur celui de l’utilité (uti). Toutefois, il est
vrai que la distinction est subtile ; et qu’au contraire, la classe de loisir s’est évertuée à la
dissimuler, en proclamant que son otium était un retour à la vraie terre paysanne. C’est ce que
fait Tao Yuanming lorsqu’il écrit par exemple : « Avec joie je puisais à la vallée, en chantant
je portais les fagots. / Ma porte de broussailles bien cachée m’occupait soir et matin » 20.
Apparemment pas de différence, donc, entre cet otium et le labor d’un vrai paysan. Et de
15 MATSUEDA Shigeo et WADA Takeshi (édité par), Tô Enmei zenshû (Œuvres complètes de Tao Yuanming),
Tokyo, Iwanami Bunko, 1990, vol. I, p. 96. 16 Guise vient du haut allemand wîsa, « manière, façon » ; cf. l’allemand Weise et l’anglais wise. 17 Cité dans Annette FLOBERT, La Ville et la campagne, Paris, Ellipses, Civilisation latine par les textes, 1999,
p. 66. 18 Cité par FLOBERT, op. cit., p. 67. 19 Titre d’un discours rédigé par Emmanuel Berl pour le maréchal Philippe Pétain, alors président du Conseil, qui
le prononça le 25 juin 1940. 20 Je traduis d’après MATSUEDA et WADA, op. cit., vol II, p. 237. La « porte de broussailles » (chaimen 柴門)
est une métaphore lettrée pour la maison de l’anachorète.
6
même dans l’autre sens : le labeur du laboureur, cela ne devait pas (ou presque pas) être du
travail. Témoins les vers fameux de Virgile :
O fortunatos nimium, sua si bona norint
agricolas ! quibus ipsa, procul discordibus armis,
fundit humo facilem victum justissima tellus21.
ou ceux non moins célèbres d’Horace :
Beatus ille qui procul negotiis,
ut prisca gens mortalium
paterna rura bubus exercet suis …22
Or les Géorgiques furent écrits sur commande de Mécène pour une raison politique
précise : ramener à la terre les vétérans d’Actium, pour qu’ils se tiennent tranquilles. Cette
logique a traversé les siècles. Comme le juge Michel Conan,
Cette idée du « Beatus ille » (…) a été reprise inlassablement depuis la Renaissance par les élites
bourgeoises confrontées à l’absolutisme et par les propriétaires terriens. Elle a inspiré aux
maîtres de forges le programme de pacification des classes laborieuses, nourries du stupre des
villes où elles fomentaient des révoltes, en les fixant dans des espaces résidentiels à la campagne.
En un mot, elle est inséparable de l’idéologie dominante des sociétés bourgeoises23.
Certes, mais si les classes dominantes ont pu se servir de cette idéologie, c’est qu’elle
existait déjà et les animait eux-mêmes, comme elle animait encore ces « pavillonnaires »
qu’ont étudiés dans les années soixante les disciples d’Henri Lefebvre au CRU (Centre de
recherche urbaine)24, et comme elle anime toujours les cyborgs de l’urbain diffus25. Sous-
jacente à cette idéologie, travaille une motivation profonde : celle qui nous fait idéaliser la
maison individuelle au plus près de la nature, parce qu’elle nous garantit une vie authentique.
Mais est-elle vraiment si authentique, cette vie-là ?
3. La forclusion du travail
Des ermites comme Tao Yuanming, Mark Elvin a pu écrire qu’ils étaient des « poseurs »26, et
que s’il se disait pauvre, il ne l’était que par rapport aux gens de sa condition ; il avait ses
propres serfs pour travailler sa terre, même s’il y mettait la main comme on jardine
aujourd’hui le dimanche, en banlieue. Lu Xun (1881-1936) a démystifié cet anachorétisme
21 « Trop heureux les cultivateurs, s’ils connaissaient leur bonheur ! Pour qui d’elle-même, loin des luttes
fratricides, la très juste terre épand au sol une nourriture facile ». Virgile, Géorgiques, II, 458-460. 22 « Heureux celui qui, loin des affaires, comme les générations d’autrefois, travaille avec ses bœufs les champs
paternels (…) ». Horace, Épodes, II (Alfius), 1-3. 23 Michel CONAN, « L’Arcadie, toujours recommencée », in A. BERQUE (dir.) La Maîtrise de la ville.
Urbanité française, urbanité nippone, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1994, p.
24. 24 Nicole HAUMONT, Les Pavillonnaires. Étude psycho-sociologique d’un mode d’habitat, Paris, CRU, 1966 ;
Henri RAYMOND et Marie-Geneviève RAYMOND, L’Habitat pavillonnaire, Paris, CRU, 1966 ; Marie-
Geneviève RAYMOND, La Politique pavillonnaire, Paris, CRU, 1966. 25 Pour reprendre l’image d’Antoine PICON, La Ville territoire des cyborgs, Besançon, les Éditions de
l’Imprimeur, 1998 (Picon appelle ville territoire ce que j’appelle ici l’urbain diffus). 26 En français dans le texte. Mark ELVIN, The Retreat of the elephants : an environmental history of China,
New Haven et Londres, Yale University Press, 2004, p. 334.
7
dans un sens voisin27 . C’est dans un sens voisin encore que la psychanalyste Françoise
Lugassy a montré que l’habitat soi-disant forestier28 que recherchent nombre de banlieusards
contemporains est un tissu de contradictions dont souffrent en particulier les femmes au foyer,
qui se sentent coupables de ne pas être assez heureuses dans cet habitat idéal29. C’est qu’elles
sont prisonnières d’un mythe, un mythe au moins aussi ancien que la Genèse, du moins pour
ce qui concerne les religions du Livre. Il est dit en effet dans la Bible qu’après avoir tué son
frère, Caïn fut maudit par Yahvé, chassé de la campagne fertile, et séjourna au pays de Nod
où il construisit la première ville, Hénok (Gn 4, 11-17). Depuis, la ville est placée sous le
signe du mal, et la campagne sous celui du bien.
N’est-ce là qu’une vision occidentale ? Non, puisqu’on trouve la même condamnation
de la ville à l’autre bout de l’Eurasie. Au chapitre VII du Mémoire sur les rites, le Liji,
Confucius déplore de n’avoir pas connu la Grande Voie (Dà Dào 大道). Quand on la suivait,
le Sous-le-Ciel (Tiānxià 天下) était commun à tous. Les paroles étaient justes et les actes
charitables. Les vieillards achevaient leur vie dans la paix, les jeunes avaient à s’occuper, les
enfants grandissaient en sécurité. Cela s’appelait la Grande Identité (Dàtόng 大同). Ce fut
ensuite le Petit Répit (Xiǎokāng 小康), dans la décadence menant enfin à l’état présent, où la
Grande Voie s’est cachée : les gens n’aiment que leur propre famille, on n’a de charité
qu’envers ses enfants, les grands transmettent leurs titres à leurs propres descendants, et l’on
bâtit des villes, closes de murs et de douves30.
Voilà donc le sens premier, la faute première du mur de la ville : c’est qu’il sépare,
qu’il distingue ce qui à l’origine ne faisait qu’un dans la Grande Identité, le Datong. Le
Ricci31 définit ce terme comme : « Paix et fraternité universelles ; grande union, où tout est
compénétré : période de paix parfaite avant le commencement du déclin de l’ordre naturel
dans le monde ; union parfaite du Ciel, de la Terre et des Dix mille êtres produits, considérés
comme un seul corps (…) ». Autrement dit, c’est ce qu’en Occident l’on a appelé l’Âge d’or.
Et qu’est-ce que l’Âge d’or ? Selon Hésiode, le temps où
Chruseon men prôtista genos (…) D’or fut la race première (…) Karpon d’ephere zeidôros aroura La terre donneuse d’épeautre portait fruit
Automatê pollon te kai aphthonon d’elle-même, en nombre et à satiété32.
Rapprocher Âge d’or et Grande Identité nous dévoile immédiatement le cœur du
mythe – car c’est un même mythe, un mythe universel, qui exprime la nostalgie de la matrice.
Quelle matrice ? À l’échelle individuelle, c’est le sein maternel, d’où le petit humain est
expulsé par le travail de la femme en couche. Désormais, leurs deux corps sont séparés. À
l’échelle collective, c’est l’état de nature, que n’avait pas encore transformé le travail puisque
27 Dans une note, Yinzhe (Ermites) reprise p. 227-229 dans le vol. VI de ses Œuvres complètes (Lu Xun quanji),
Pékin, Renmin wenxue chubanshe, 2005. 28 On objectera que la forêt n’est pas la campagne. Si, elle l’est, car vues de la ville, toutes deux sont « la nature ».
Sur ce thème, v. mon article « Le rural, le sauvage, l’urbain », Études rurales, janvier-juin 2011, n° 187, p. 51-62.
Voir également plus bas, à propos d’agreste et de ye. 29 Françoise LUGASSY, La relation habitat-forêt : significations et fonctions des espaces boisés. Étude
exploratoire conduite dans la région parisienne, Paris, Ministère de l’équipement et du logement, Publication de
recherches urbaines, 1970. 30 Pour des commentaires plus approfondis, v. ÔMURO Mikio, Gekijô toshi. Kodai Chûgoku no sekaizô (La
Ville-théâtre. L’image du monde de la Chine ancienne), Tokyo, Sanseidô, 1981, chap. II. 31 Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise, Paris/Taipei, Instituts Ricci/Desclée de Brouwer, 2001, vol. V
p. 687. 32 Les Travaux et les jours, 109-118 (p. 90 dans l’édition établie par Paul Mazon, Paris, les Belles Lettres, 2001.
Ma traduction).
8
c’était alors la nature qui, d’elle-même, donnait ses fruits aux humains. Désormais règne
l’artifice, et le cours naturel des choses est caché.
Or, pas plus que l’individu ne peut jamais retourner au sein maternel, l’humanité ne
peut retourner à l’état de nature. Prétendre y retourner en passant les murs de la ville, les
remparts de Hénok pour retourner au Paradis, c’est un mythe, et ce mythe est menteur. Il ment
structurellement dès la première formulation de ce qui deviendra chez nous la pastorale ou le
mythe arcadien. Virgile comme Hésiode prétendent que « d’elle-même » (ipsa, automatê – de
son propre mouvement –, zìrán en somme), la terre (la nature) donne ou donnait ses fruits aux
humains ; or le mot même qu’Hésiode emploie pour dire « la terre », aroura, signifie « terre
labourée ». Ce mot est de la même racine ara qu’araire, arable, aratoire… Et « laboureur »,
cela se dit arador en espagnol, aratore en italien33.
Ainsi, l’image même de l’Âge d’or est menteuse : l’humain, en tant que tel, ne peut
pas ne pas transformer la nature. Il ne peut pas ne pas la travailler. Mais certes, il peut forclore
ce travail : le mettre dehors (foris) et fermer (claudere) là-dessus la porte de sa conscience. Ce
lockout, c’est ce que la psychanalyse appelle forclusion. Et c’est cette forclusion du travail
qu’a préparée le mythe de l’Âge d’or, de même que celui de la Grande Identité rêvait de
l’unité première – avec mauvaise conscience dans les deux cas, donc en renvoyant la chose en
des temps révolus ; car le commun des mortels ne peut pas ne pas travailler. Sauf les happy
few : la classe de loisir, qui, avec l’otium, s’est justement reconstruit l’Âge d’or à son usage
propre, le travail n’étant pour elle que negotium, négation momentanée de son état normal.
Les mandarins quant à eux se sont chargés de refaire la Grande Identité à leur propre
usage. D’abord en inventant au IVe siècle le paysage, c’est-à-dire la nature dans un rapport de
pure jouissance, non point d’utilité. « Les eaux de la montagne » (shānshŭi 山水) pour
l’irrigation, c’était affaire de paysan ou de technicien ; mais « les monts et les eaux »
(shānshŭi 山水) en tant que paysage, ça, c’était affaire de mandarin34. Et le paysage, c’est ce
qui justement permet de faire un – de faire grande identité – avec la nature, puisqu’on ne la
travaille pas. Témoin ce quatrain de Li Bai (701-762)35 :
衆鳥高飛盡 Zhòng niăo gāo fēi jìn Là haut passe un vol d’oiseaux
孤雲獨去閒 Gū yún dú qù xián Solitaire un nuage s’en va paisible
相看兩不厭 Xiāng kàn liăng bú yàn À se regarder l’un l’autre inlassables
只有敬亭山 Zhí yǒu Jìngtíngshān Il n’y a que le mont Jingting
qui nous laisse entendre que le poète et la montagne (le Jingting shan, « mont du Pavillon des
Respects », dans l’Anhui), à se contempler mutuellement, ne seraient qu’un seul apparaître :
le mont Jingting. Et le titre même du poème, Dú zuò Jìngtíng 獨坐敬亭, peut se comprendre
de manière ambivalente soit comme « seul assis au mont Jingting », soit comme « seul se
dresse le mont Jingting ». Peu importe : ce qui compte, c’est la Grande Identité entre paysage
et mandarin.
Restait certes ce problème : les mandarins étant d’abord des fonctionnaires, ils
devaient d’abord habiter en ville, pas dans le shānshŭi. Et comment forclore le travail en ville,
33 On ne saurait exclure une parenté entre cette racine européenne ara et la racine indo-européenne ar (idée
d’arrangement) qui a donné art, artifice, artisan, mais aussi arm (bras, en anglais comme en allemand) et Armel,
le manche d’un outil, en allemand. 34 Sur l’histoire du terme shanshui, v. GOTÔ Akimasa et MATSUMOTO Tadashi (dir.) Shigo no imêji. Tôshi wo
yomu tameni (Les Images du vocabulaire poétique. Pour lire la poésie Tang), Tokyo, Tôhô shobô, 2000 ; plus
particulièrement le chap. II. 35 Reproduit p. 138 dans Tangshi jingxuan (Anthologie de la poésie Tang), Pékin, Jindun chubanshe, 2003.
9
alors que la ville est ce qu’il y a de plus artificiel sur terre ? En inventant le jardin de lettré,
qui est un shānshŭi en pleine ville, et en l’enclosant de murs, forclosant ainsi la ville dont les
propres murs l’avaient coupée de la campagne, autrement dit de la nature puisqu’en chinois,
c’est le même sinogramme ye 野 qui désigne et la campagne cultivée, et la nature sauvage.
Nous avons du reste le même phénomène dans nos langues, par exemple avec le castillan
agreste ou l’anglais agrestic, qui ont la même ambivalence (ainsi que, jusqu’au XVIIIe siècle,
agreste en français). Tout cela pour une même raison : la forclusion du travail paysan, dont,
aux yeux de la classe de loisir, les millénaires de travail accumulé depuis le néolithique ne
comptent pas dans le paysage. La campagne ou la forêt, c’est donc du pareil au même : « la
nature » en tant que paysage.
4. Confluence et cyborgie
Le jardin paysager à la chinoise a conflué au XVIIIe siècle en Europe avec le mythe arcadien
par l’intermédiaire des Jésuites, qui avaient la faveur de l’empereur de Chine et dont les talents
d’ingénieurs furent mis à contribution dans l’aménagement des jardins impériaux, pour
l’hydraulique notamment. Dans une de ses lettres, le père Jean-Denis Attiret (1702-1768),
peintre officiel à la Cour de Chine, décrivait avec enthousiasme le Yuanmingyuan (圓明園, le
« Jardin de la clarté parfaite ») :
Pour les maisons de plaisance, elles consistent dans un vaste terrain, où l’on a élevé à la main
de petites montagnes, hautes depuis vingt jusqu’à cinquante et soixante pieds, ce qui forme une
infinité de petits vallons. Des canaux d’une eau claire arrosent le fond de ces vallons, et vont se
joindre en plusieurs endroits pour former des étangs et des mers. (…) Toutes les montagnes et
les collines sont couvertes d’arbres, surtout d’arbres à fleurs, qui sont ici très communs. C’est
un véritable paradis terrestre36.
Ce genre de jardin, où se travaille une irrégularité proprement paysagère, l’Europe en
avait déjà ouï dire par William Temple (1628-1699), avec le concept de sharawadgi que celui-
ci introduisit dans Upon the gardens of Epicurus (1685). Selon Baltrusaitis, ce terme curieux
aurait trois définitions possibles : « 1. grâce désordonnée, du chinois sa-ro-(k)wa-chi ; 2.
dessin asymétrique, du japonais sorowandi ; 3. arrangement de combinaisons larges et
dispersées sans ordre, du chinois san-lan-wai-chi » 37. Cela vient plus probablement d’une
variante régionale du japonais sorowazu, forme négative de sorou qui veut dire : être complet,
faire la paire, être égal, uniforme, symétrique. Et ce sorowazu – littéralement ce principe de
non-alignement –, qui s’est formulé au Japon dès le Sakuteiki (Notes sur l’art des jardins, XIe
siècle) 38, je crois en avoir retrouvé l’origine dans un poème de Bai Letian39 (772-846, le poète
chinois le plus apprécié à la Cour de Heian), où celui-ci décrit sa chaumière d’anachorète au
mont Lu, et où l’un des vers dit que, dans son jardinet, « les bambous inclinés frôlant la fenêtre
ne sont pas alignés » (fú chuāng xié zhú bù chéng xíng 拂窓斜竹不成行), ce dont les trois
derniers mots lus à la japonaise se prononcent sorowazu. Or la chaumière de Bai Letian au
36 Jean-Denis ATTIRET, « Les jardins chinois », Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires
jésuites, 1702-1776, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 114. 37 Jurgis BALTRUSAITIS, « Jardins, pays d’illusion », dans Jardins en France, 1760-1820, Paris, Caisse
nationale des monuments et des sites, 1978, p. 12. 38 Le terme sorowandi cité par Baltrusaitis est une forme régionale de sorowazu. En japonais d’aujourd’hui,
sorowande ! serait un impératif : « n’aligne pas ! ». Le Sakuteiki met en avant le concept de sujikae 筋換え
(désaxement). Par exemple, l’axe du pont que l’on construit sur la mare ne doit pas être dans l’axe du perron.
V. mon Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir (avec Maurice SAUZET), Paris, Arguments, 2004, §
23 « Le refus de la perspective ». 39 Poème reproduit dans l’édition de TAKAGI Masakazu Haku Kyoi (Bo Juyi), Tokyo, Iwanami shoten, 1958,
vol. II, p. 154. Bai Letian s’appelait aussi Bo Juyi.
10
mont Lu est devenue au Japon le paradigme dont est issue, entre autres, l’architecture de la
cabane à thé et de son jardin (chashitsu 茶室 et roji 露地)40. Inutile de rappeler que, dans le
sharawadgi, nous avons par ailleurs les prémices de ce qui deviendra au XVIIIe siècle le jardin
anglo-chinois (appelé Outre-Manche, of course, the English garden).
La lettre du père Attiret fut publiée en France en 1743, et traduite en anglais en 1749.
Elle eut de profondes résonances dans une Europe où s’achevait l’âge classique, et où germait
la sensibilité romantique. On croirait, en la lisant, découvrir vingt ans à l’avance
l’argumentaire du Petit Trianon, contrastant avec la géométrie de Versailles tout comme le
jardin de lettré contrastait avec la géométrie orthogonale de la ville alentour :
Tout roule sur ce principe : c’est une campagne rustique et naturelle qu’on veut représenter, une
solitude, non pas un palais bien ordonné dans toutes les règles de la symétrie et du rapport. (…)
On dirait (…) que tout est posé au hasard et après coup ; qu’un morceau n’a pas été fait pour
l’autre41.
Ces descriptions devaient, entre autres, fortement impressionner l’abbé Laugier, qui
dans son Essai sur l’architecture en fait le commentaire suivant :
Je voudrais que celui qui nous a donné cette jolie description, nous donnât le plan véritable de
cette maison délicieuse. Sans doute que ce plan nous fournirait un bon modèle, et qu’en faisant
un ingénieux mélange des idées chinoises avec les nôtres, nous viendrions à bout de faire des
jardins où la nature se retrouverait avec toutes ses grâces42.
Ce que Laugier appelle ici « maison délicieuse », c’est une de ces « maisons de
plaisance » dont parlait la lettre d’Attiret ; autrement dit, c’est ce qu’on appelle une fabrique
dans l’art des jardins : une construction purement décorative, en tout cas pas une vraie
maison ; une fabrique dérivée en outre d’une fiction, le mythe de l’ermitage paysager à la Bai
Letian ou à la Tao Yuanming. Mais Laugier, lui, c’est une vraie maison qu’il y voit ; et cette
« maison délicieuse », sertie dans son écrin de « nature » (en fait un jardin de lettré à l’échelle
impériale), elle va confluer avec le mythe arcadien de la villa suburbana et de sa « vie
authentique » pour inspirer tous les pavillonnaires des XIXe et XXe siècles, et engendrer en
fin de compte notre actuel urbain diffus.
Ultime inauthenticité, cette maison délicieuse au plus près de « la nature » entraîne une
orgie, une cyborgie de mécanique en tous genres, à commencer par au moins deux voitures
par ménage. Cette cyborgie est dévoreuse d’énergie, d’espace, elle ravage les écosystèmes
qu’elle cisaille et imperméabilise par ses routes, ses autoroutes, ses grandes surfaces avec
leurs parkings plus vastes encore, et empoisonne, étouffe par ses déchets. Bref, dans l’urbain
diffus, « la nature » tue la nature. C’est la forme d’habitat la moins durable, la plus
insoutenable qui soit ; mais cela, elle le cache, donnant ainsi à chacun l’illusion de l’otium en
poussant de plus belle à la forclusion du travail. Facile à dissimuler, puisque le travail en
l’occurrence, c’est celui des machines et des écosystèmes43, qui jamais ne grognent ni ne se
révoltent comme des paysans… Petits mandarins bernés par le mythe, jusques à quand y
verrons-nous la rectam sinceramque vitam du retour à la nature ?
Palaiseau, 20 décembre 2014.
40 Plus de détails sur ces choses dans mon Histoire de l’habitat idéal, op. cit. 41 Cité dans l’anthologie de Jean-Pierre LE DANTEC, Jardins et paysages, Larousse, Textes essentiels, 1996, p.
164. 42 Abbé Marc-Antoine LAUGIER, Essai sur l’architecture, Paris, Duchesne, 1753, p. 281-282 (consulté en
ligne). 43 Ce que l’on appelle aujourd’hui les « services rendus par les écosystèmes ».