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Période 1 : visages de la folie dans les romans du XVIIIème siècle au XXème siècle

LA 1 : Balzac, Adieu ( 1830)

Fuyant la Russie lors de la retraite de l'armée napoléonienne en 1812, la comtesse Stéphanie de Vandières a dit« adieu » pour jamais au colonel Philippe de Sucy. Séparée de son amant, isolée, soumis à la brutalité decertains soldats, elle perd raison. Sept ans plus tard, lors d'une chasse avec son ami le marquis d'Albon, Philippeaperçoit dans une propriété, les Bons-Hommes, celle qu'il croyait morte ; elle est soignée par son oncle, ledocteur Fanjat. Le colonel espère, par sa présence, contribuer à la guérison de Stéphanie.

Tout à coup un jeune chevreau accourut en trois bonds vers le banc, flaira Stéphanie, que ce bruitréveilla ; elle se mit légèrement sur ses pieds, sans que ce mouvement effrayât le capricieux animal ; mais quandelle eut aperçu Philippe, elle se sauva, suivie de son compagnon quadrupère, jusqu'à une haie de sureaux ; puis,elle jeta ce petit cri d'oiseau effarouché que déjà le colonel avait entendu près de la grille où la comtesse étaitapparue à monsieur d'Albon pour la première fois. Enfin, elle grimpa sur un faux ébénier, se nicha dans la houppeverte de cet arbre, et se mit à regarder l'étranger avec l'attention du plus curieux de tous les rossignols de la forêt.

– Adieu, adieu, adieu ! Dit-elle sans que l'âme communiquât une seule inflexion sensible à ce mot.

C'était l'impassibilité de l'oiseau sifflant son air.

– Elle ne me reconnaît pas, s'écria le colonel au désespoir. Stéphanie ! C'est Philippe, ton Philippe, Philippe.

Et le pauvre militaire s'avança vers l'ébénier ; mais quand il fut à trois pas de l'arbre, la comtesse leregarda, comme pour le défier, quoiqu'une sorte d'expression craintive passât dans son œil ; puis, d'un seul bond,elle se sauva de l'ébénier sur un acacia, et, de là, sur un sapin du Nord, où elle se balança de branche en brancheavec une légèreté inouïe.

– Ne la poursuivez pas, dit monsieur Fanjat au colonel. Vous mettriez entre elle et vous une aversion quipourrait devenir insurmontable ; je vous aiderai à vous en faire connaître et à l'apprivoiser. Venez sur cebanc. Si vous ne faites point attention à cette pauvre folle, alors vous ne tarderez pas à la voir s'approcherinsensiblement pour vous examiner.

– Elle ! Ne pas me reconnaître, et me fuir, répéta le colonel en s'asseyant le dos contre un arbre dont lefeuillage ombrageait un banc rustique ; et sa tête se pencha sur sa poitrine. Le docteur garda le silence.Bientôt la comtesse descendit doucement du haut de son sapin, en voltigeant comme un feu follet, en selaissant aller parfois aux ondulations que le vent imprimait aux arbres. Elle s'arrêtait à chaque branchepour épier l'étranger ; mais, en le voyant immobile, elle finit par sauter sur l'herbe, se mit debout, et vint àlui d'un pas lent, à travers la prairie.

Quand elle se fut posée contre un arbre qui se trouvait à dix pieds environ du banc, monsieur Fanjat dit àvoix basse au colonel :

– Prenez adroitement, dans ma poche droite, quelques morceaux de sucre, et montrez-les-lui, elle viendra ;je renoncerai volontiers, en votre faveur, au plaisir de lui donner des friandises. A l'aide du sucre, qu'elleaime avec passion, vous l'habituerez à s'approcher de vous et à vous reconnaître.

– Quand elle était femme, répondit tristement Philippe, elle n'avait aucun goût pour les goûts sucrés.

Lorsque le colonel agita vers Stéphanie le morceau de sucre qu'il tenait entre le pouce et l'index de lamain droite, elle poussa de nouveau son cri sauvage, et s'élança vivement sur Philippe ; puis elle s'arrêta,combattue par la peur instinctive qu'il lui causait ; elle regardait le sucre et détournait la tête alternativement,comme ces malheureux chiens à qui leurs maîtres défendent de toucher à un mets avant qu'on ait dit une desdernières lettres de l'alphabet qu'on récit lentement. Enfin la passion bestiale triompha de la peur ; Stéphanie seprécipita sur Philippe, avança timidement sa jolie main brune pour saisir sa proie, toucha les doigts de son amant,attrapa le sucre et disparut dans un bouquet de bois.

LA 2 : Hugo, les Misérables ( 1862) deuxième partie, chapitre XIII

Le narrateur évoque longuement, au début de la seconde partie du roman, un événementhistorique : la bataille de Waterloo le 8 juin 1815.L'armée française emmenée par Napoléon futvaincue par l'armée alliée commandée par Wellington, composée principalement de Britanniqueset de Hollandais et par l'armée prussienne dirigée par le général Blucher.

La victoire s'acheva sur l'assassinat des vaincus. Punissons, puisque nous sommes l'histoire : levieux Blucher se déshonora. Cette férocité mit le comble au désastre. La déroute désespérée traversa Genappe, traversa lesQuatre-Bras, traversa Gosselies, traversa Frasnes, traversa Charleroi, traversa Thuin, et ne s'arrêtaqu'à la frontière. Hélas ! Et qui donc fuyait de la sorte ? La grande armée.

Ce vertige, cette terreur, cette chute en ruine de la plus haute bravoure qui ait jamais étonnél'histoire, est-ce que cela est sans cause ? Non. L'ombre d'une droite1 énorme se projette surWaterloo. C'est la journée du destin. La force au-dessus de l 'homme a donné ce jour-là. De là le pliépouvanté des têtes ; de là toutes ces grandes âmes, rendant leur épée. Ceux qui avaient vaincul'Europe sont tombés terrassés, n'ayant plus rien à dire ni à faire, sentant dans l'ombre une présenceterrible. Hoc erat in fatis2. Ce jour-là, la perspective du genre humain a changé. Waterloo, c'est legond du dix-neuvième siècle. La disparition du grand homme était nécessaire à l'avènement dugrand siècle. Quelqu'un à qui on ne réplique pas s'en est chargé. La panique des héros s'explique.Dans la bataille de Waterloo, il y a plus de nuage, il y a du météore. Dieu a passé.

A la nuit tombante, dans un champ près de Genappe, Bernard et Bertrand saisirent par un pan de saredingote et arrêtèrent un homme hagard, pensif, sinistre, qui, entraîné jusque-là par le courant dela déroute, venait de mettre pied à terre, avait passé sous son bras la bride de son cheval, et, l'oeilégaré, s'en retournait seul vers Waterloo. C'était Napoléon essayant encore d'aller en avant,immense somnambule de ce rêve écroulé.

1 Droite : main divine 2 Locution latine signifiant « cela était formulé par les Dieux » autrement dit « c'était fatal »

LA 3 : François Mauriac, Thérèse Desqueyroux ( 1927)

Thérèse a tenté d'empoisonner son mari, Bernard Desqueyroux, grand bourgeois du Bordelais. Elleest innocentée lors d'un procès arrangé, afin d'éviter un scandale, et rejoint son mari. Celui-cisignifie qu'elle devra se conformer aux décisions arrêtées en famille : elle demeurera dans sachambre et ne verra plus son enfant.

En ces jours les plus courts de l'année, la plus épaisse unifie le temps, confond les heures ;un crépuscule rejoint l'autre dans le silence immuable. Mais Thérèse était sans désir de sommeil etses songes en devenaient plus précis ; avec méthode, elle cherchait, dans son passé, des visagesoubliés, des bouches qu'elle avait chéries de loin, des corps indistincts que des rencontres fortuites,des hasards nocturnes avaient rapprochés de son corps innocent. Elle composait son bonheur, elleinventait une joie, elle créait de toutes pièces un impossible amour.

« Elle ne quitte plus son lit, elle laisse son confit et son pain – disait, à quelque temps de là,Balionte à Balion. Mais je te jure qu'elle vide bien toute sa bouteille. Autant qu'on lui en donnerait,à cette garce, autant qu'elle en boirait. Et après ça, elle brûle les draps avec sa cigarette. Elle finirapar nous mettre le feu. Elle fume tant qu'elle a ses doigts et ses ongles jaunes, comme si elle lesavait trempés dans de l'arnica : si ce n'est pas malheureux ! Des draps qui ont été tissés sur lapropriété … Attends un peu que je te les change souvent ! »

Elle disait encore qu'elle ne refusait pas de balayer la chambre ni de faire le lit. Mais c'étaitcette feignantasse qui ne voulait pas sortir des draps. Et ce n'était pas la peine que Balionte, avec sesjambes enflées, montât des brocs d'eau chaude : elle les retrouvait le soir, à la porte de la chambreoù elle les avait posés le matin.

La pensée de Thérèse se détachait du corps inconnu qu'elle avait suscité pour sa joie, elle selassait de son bonheur, éprouvait la satiété de l'imaginaire plaisir – inventait une autre évasion. Ons'agenouillait autour de son grabat. Un enfant d'Argelouse ( un de ceux qui fuyaient à son approche)était apporté mourant dans la chambre de Thérèse ; elle posait sur lui sa main toute jaunie denoctine, et il se relevait guéri. Elle inventait d'autres rêves plus humbles : elle arrangeait une maisonau bord de la mer, voyait en esprit le jardin, la terrasse, disposait les pièces, choisissait un à unchaque meuble, cherchait la place pour ceux qu'il possédait à Saint-Clair, se disputait avec elle-même pour le choix des étoffes. Puis le décor se défaisait, devenait moins précis, et il ne restaitqu'une charmille, un banc devant la mer. Thérèse, assise, reposait sa tête contre une épaule, se levaità l'appel de la cloche pour un repas, entrait dans la charmille noire et quelqu'un marchait à ses côtésqui soudain l'entourait des deux bras, l'attirait. Un baiser, songe-t-elle, doit arrêter le temps ; elleimagine qu'il existe dans l'amour des secondes infinies. Elle l'imagine ; elle ne le saura jamais. Ellevoit la maison blanche encore, le puits ; une pompe grince ; des héliotropes arrosés parfument lacour ; le dîner sera un repos avant ce bonheur du soir et de la nuit qu'il doit être impossible deregarder en face, tant il dépasse la puissance du cœur : ainsi l'amour dont Thérèse a été plus sevréqu'aucune créature, elle en est possédée, pénétrée. A peine entend-elle les criailleries de Balionte.Que crie la vieille ? Que M. Bernard rentrera du Midi, un jour ou l'autre, sans avertir : « et que dira-t-il quand il verra cette chambre ? Un vrai parc à cochons ! Il faut que Madame se lève de gré ou deforce ». Assise sur son lit, Thérèse regarde avec stupeur ses jambes squelettiques, et ses pieds luiparaissent énormes. Balionte l'enveloppe d'une robe de chambre, la pousse dans un fauteuil. Ellecherche à côté d'elle les cigarettes, mais sa main retombe dans le vide. Un soleil froid entre par lafenêtre ouverte.

Textes complémentaires

Shakespeare, Hamlet ( 1601)

Dans la fin de cette pièce, on découvre Ophélie dont la raison n’a pas résisté au meurtre deson père Polonius par celui qu’elle aime, le prince Hamlet. Elle se présente ici devant son frèreLaertes, la reine Gertrude et le roi Claudius.

ACTE IV SCENE 5

LAERTES : Qu’y a-t-il ? Quel est ce bruit ?

Entre Ophélia, bizarrement coiffée de fleurs et de brins de paille.

Ô incendie, dessèche ma cervelle ! Larmes sept fois salées, brûlez mes yeux jusqu’à les rendreinsensibles et impuissants ! Par le ciel, ta folie sera payée si cher que le poids de la vengeanceretournera le fléau. O rose de mai ! chère fille, bonne sœur, suave Ophélia ! Ô cieux ! Est-il possibleque la raison d’une jeune fille soit aussi mortelle que la vie d’un vieillard ? Sa nature s’est dissouteen amour ; et, devenue subtile, elle envoie les plus précieuses émanations de son essence vers l’êtreaimé.

OPHELIA, chantant :Ils l’ont porté tête nue sur la civière.Hey no nonny ! nonny hey nonny !Et sur son tombeau il a plu bien des larmes.

Adieu, mon tourterau !

LAERTES : Tu aurais ta raison et tu me prêcherais la vengeance, que je serais moins ému.

OPHELIA : Il faut que vous chantiez :A bas ! à bas ! jetez-le à bas !

Oh ! comme ce refrain est à propos. Il s’agit de l’intendant perfide qui a volé la fille de son maître.

LAERTES : Ces riens-là en disent plus que bien des choses .

OPHELIA à Laertes : Voici du romarin ; c’est comme souvenir : de grâce, amour, souvenez-vous ;et voici des pensées, en guise de pensées.

LAERTES : Leçon donnée par la folie ! Les pensées et les souvenirs réunis.

OPHELIA au roi : Voici pour vous du fenouil et des colombines. ( A la reine). Voilà de la rue pourvous, et en voici un peu pour moi ; nous pouvons bien toutes deux l’appeler herbe de grâce, maiselle doit avoir à votre main un autre sens qu’à la mienne … Voici une pâquerette. Je vous auraisbien donné des violettes, mais elles se sont toutes fanées, quand mon père est mort … On dit qu’il afait une bonne fin. ( Elle chante)

Car le bon cher Robin est toute ma joie.

LAERTES : Mélancolie, affliction, frénésie, enfer même, elle donne à tout je ne sais quel charme etquelle grâce.

OPHELIA, chantant :Et ne reviendra-t-il pas ?

Et ne reviendra-t-il pas ?Non ! non ! il est mort.Il ne reviendra jamais.

Sa barbe était blanche comme neige.Toute blonde était sa tête.Il est parti ! il est parti !Et nous perdons nos cris.Dieu ait pitié de son âme !

Et de toutes les âmes chrétiennes ! Je prie Dieu. Dieu soit avec vous ! ( Sort Ophélia)

LAERTES : Voyez-vous ceci, ô Dieu ?

Racine, Phèdre ( 1677)

Dans cette tragédie, Phèdre, dernière épouse de Thésée – que l’on croit mort – s’estsoudainement et violemment éprise de son beau-fils Hippolyte. Dans l’acte II scène 5 elle ne peutcontenir sa passion et lui avoue ses sentiments.

PHEDRE

Ah ! cruel, tu m’as trop entendue.Je t’en ai assez dit pour te tirer d’erreur.Eh bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur.J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même,Ni que du fol amour qui trouble ma raisonMa lâche complaisance ait nourri le poison.Objet infortuné des vengeances célestes,Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flancOnt allumé le feu fatal à tout mon sang,Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelleDe séduire le cœur d’une faible mortelle.Toi-même en ton esprit rappelle le passé.C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé.J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins.Tes malheurs me prêtaient encor de nouveaux charmes.J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes.Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.Que dis-je ? cet aveu que je te viens de faire,Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?Tremblante pour un fils, que je n’osais trahir,Je te venais prier de ne le point haïr.Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même.Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour.Digne fils du héros qui t’a donné le jour,

Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.Voilà mon cœur. C’est là que ta main doit frapper.Impatient déjà d’expier son offenseAu-devant de ton bras je le sens qui s’avance.Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,Si ta haine m’envie un supplice si doux,Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.Donne.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein ( 1964)

Lors d’un bal au casino de T. Beach, Lol, une très jeune femme, assiste à l’irrésistibleattirance de son fiancé pour Anne-Marie Stretter. Elle regarde passer devant elle le couple quittantle casino et quand ils ont disparu de sa vue, elle s’évanouit. Ramenée chez elle par sa mère, Lolreste dans sa chambre sans en sortir durant plusieurs semaines. Dix ans après cet événement, unnarrateur que le lecteur n’identifiera que plus tard dans le roman, rappelle la scène et raconte cequ’il est advenu de Lol.

La prostration de Lol, dit-on, fut alors marquée par des signes de souffrance. Mais qu’est-ceà dire qu’une souffrance sans sujet ?

Elle disait toujours les mêmes choses : que l’heure d’été trompait, qu’il n’était pas tard.Elle prononçait son nom avec colère : Lol V. Stein – c’était ainsi qu’elle se désignait.Puis elle se plaignit, plus explicitement, d’éprouver une fatigue insupportable à attendre de

la sorte. Elle s’ennuyait, à crier. Et elle criait en effet qu’elle n’avait rien à penser tandis qu’elleattendait, réclamait avec l’impatience d’un enfant un remède immédiat à ce manque. Cependantaucune des distractions qu’on lui avait offertes n’avait eu raison de cet état.

Puis Lol cessa de se plaindre de quoi que ce soit. Elle cessa même petit à petit de parler. Sacolère vieillit, se découragea. Elle ne parla que pour dire qu’il lui était impossible d’exprimercombien c’était ennuyeux et long, long d’être Lol V. Stein. On lui demandait de faire un effort. Ellene comprenait pas pourquoi, disait-elle. Sa difficulté devant la recherche d’un seul mort paraissaitinsurmontable. Elle parut n’attendre plus rien.

Pensait-elle à quelque chose, à elle ? lui demandait-on. Elle ne comprenait pas la question.Elle aurait dit qu’elle allait de soi et que la lassitude infinie de ne pouvoir se déprendre de celan’avait pas à être pensée, qu’elle était devenue un désert dans lequel une faculté nomade l’avaitlancée dans la poursuite interminable de quoi ? On ne savait pas. Elle ne répondait pas.

Cette prostration de Lol, son accablement, sa grande peine, seul le temps en aurait raison,disait-on. Elle fut jugée moins grave que son délire premier, elle n’était pas susceptible de durerbeaucoup, d’entraîner une modification importante dans la vie mentale de Lol. Son extrêmejeunesse la balaierait bientôt. Elle était explicable : Lol souffrait d’une infériorité passagère à sespropres yeux parce qu’elle avait été abandonnée par l’homme de T. Beach. Elle payait maintenant,tôt ou tard cela devait arriver, l’étrange omission de sa douleur durant le bal.

Puis, tout en restant très silencieuse, elle recommença à demander à manger, qu’on ouvrît lafenêtre, le sommeil. Et bientôt, elle aima beaucoup que l’on parle à ses côtés. Elle acquiesçait à toutce qui était dit, raconté, affirmé devant elle. L’importance de tous les propos était égale à ses yeux.Elle écoutait avec passion.

D’eux elle ne demanda jamais de nouvelles. Elle ne posa aucune question. Quand on jugeanécessaire de lui apprendre leur séparation – son départ à lui elle l’apprit plus tard – son calme futjugé de bon augure. L’amour qu’elle portait à Michael Ricahrdson se mourait. Ç’avait été

indéniablement, déjà, avec une partie de sa raison retrouvée qu’elle avait accueilli la chose, le justeretour des choses, la juste revanche à laquelle elle avait droit.

Période 2 : Laclos, Les Liaisons dangereuses

LA 1 : lettre 1CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

aux Ursulines de …

Tu vois, ma bonne amie, que je tiens parole, et que les bonnets et les pompons ne prennentpas tout mon temps ; il m'en restera toujours pour toi. J'ai pourtant vu plus de parures dans cetteseule journée que dans les quatre ans que nous avons passés ensemble ; et je crois que la superbeTanville aura plus de chagrin à ma première visite, où je compte bien la demander, qu'elle n'a crunous en faire toutes les fois qu'elle est venue nous voir in fiocchi. Maman m'a consultée sur tout ;elle me traite beaucoup moins en pensionnaire que par le passé. J'ai une femme de chambre à moi ;j'ai une chambre et un cabinet dont je dispose, et je t'écris à un secrétaire très joli, dont on m'a remisla clé, et où je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m'a dit que je la verrais tous les jours àse lever ; qu'il suffisait que je fusse coiffée pour dîner, parce que nous serions toujours seules, etqu'alors elle me dirait chaque jour l'heure où je devrais l'aller joindre l'après-midi. Le reste du tempsest à ma disposition, et j'ai ma harpe, mon dessin et mes livres comme au couvent ; si ce n'est que lamère Perpétue n'est pas là pour me gronder, et qu'il ne tiendrait qu'à moi d'être toujours à rien faire :mais comme je n'ai pas ma Sophie pour causer et pour rire, j'aime autant m'occuper.

Il n'est pas encore cinq heures ; je ne dois aller retrouver Maman qu'à sept : voilà bien dutemps, si j'avais quelque chose à te dire ! Mais on ne m'a encore parlé de rien ; et sans les apprêtsque je vous faire, et la quantité d'ouvrières qui viennent toutes pour moi, je croirais qu'on ne songepas à me marier, et que c'est un radotage de plus de la bonne Joséphine. Cependant Maman m'a ditsi souvent qu'une demoiselle devait rester au couvent jusqu'à ce qu'elle se mariât, que puisqu'ellem'en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison.

Il vient d'arrêter un carrosse à la porte, et Maman me fait dire de passer chez elle tout desuite. Si c'était le Monsieur ? Je ne suis pas habillée, la main me tremble et le cœur me bat. J'aidemandé à la femme de chambre si elle savait qui était chez ma mère : « Vraiment, m'a-t-elle dit,c'est M.C***. » Et elle riait. Oh ! Je crois que c'est lui. Je reviendrai sûrement te raconter ce qui sesera passé. Voilà toujours son nom. Il ne faut pas se faire attendre. Adieu, jusqu'à un petit moment.

Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile ! Oh ! J'ai été bien honteuse ! Mais tu y auraisété attrapée comme moi. En entrant chez Maman, j'ai vu un monsieur en noir, debout auprès d'elle.Je l'ai salué du mieux que j'ai pu, et suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combienje l'examinais ! « Madame », a-t-il dit à ma mère, en me saluant, « voilà une charmantedemoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés ». A ce propos si positif, il m'a pris untremblement tel, que je ne pouvais me soutenir ; j'ai trouvé un fauteuil, et je m'y suis assise, bienrouge et bien déconcertée. J'y étais à peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécilealors a perdu la tête ; j'étais, comme a dit Maman, toute effarouchée. Je me suis levée en jetant uncri perçant ; … tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est partie d'un éclat de rire, en me disant :« Eh bien ! Qu'avez-vous ? Asseyez-vous et donnez votre pied à Monsieur. » En effet, ma chèreamie, le monsieur était un cordonnier. Je ne peux te rendre combien j'ai été honteuse : par bonheur iln'y avait que Maman. Je crois que, quand je serai mariée, je ne me servirai plus de ce cordonnier-là.

Conviens que nous voilà bien savantes ! Adieu. Il est près de six heures, et ma femme dechambre dit qu'il faut que je m'habille. Adieu, ma chère Sophie ! Je t'aime comme si j'étais encoreau couvent.

PS Je ne sais par qui envoyer ma lettre : ainsi j'attendrai que Joséphine vienne.

Paris, ce 3 août 17**LA 2 : lettre 81

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

[…] Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et àl'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite,écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'oncherchait à me cacher.

Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler, forcée souvent àcacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miensà mon gré ; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous louez si souvent.Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure.Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sérénité, même celui de la joie ; j'aiporté le zèle à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression duplaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d'unejoie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre, sur ma physionomie, cette puissance dont je vous aivu quelquefois si étonné.

J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n'avais à moi que ma pensée, et jem'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premièresarmes, j'en essayai l'usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sousdes formes différentes ; sûre de mes gestes, j'observais mes discours ; je réglais les uns et les autres,suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon depenser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir. […]

De …. ce 20 septembre 17**

LA 3 : lettre 173

MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

[...]

J'allais fermer ma lettre, quand un homme de ma connaissance est venu me voir, et m'araconté la cruelle scène que Madame de Merteuil a essuyée avant-hier. Comme je n'ai vu personnetous ces derniers jours, je n'avais rien su de cette aventure ; en voilà le récit, tel que je le tiens d'untémoin oculaire.

Madame de Merteuil, en arrivant de la campagne, avant-hier jeudi, s'est fait descendre à laComédie Italienne, où elle avait sa loge ; elle y était seule, et, ce qui dut lui paraître extraordinaire,aucun homme ne s'y présenta pendant tout le spectacle. A la sortie, elle entra, suivant son usage, aupetit salon, qui était déjà rempli de monde ; sur-le-champ il s'éleva une rumeur, mais dontapparemment elle ne se crut pas l'objet. Elle aperçut une place vide sur l'une des banquettes, et ellealla s'y asseoir ; mais aussitôt toutes les femmes qui y étaient déjà, se levèrent comme de concert, etl'y laissèrent absolument seule. Ce mouvement marqué d'indignation générale fut applaudi de tousles hommes, et fit redoubler les murmures, qui, dit-on, allèrent jusqu'aux huées.

Pour que rien ne manquât à son humiliation, son malheur voulut que M. de Prévan, qui nes'était montré nulle part depuis son aventure, entrât dans le même moment dans le petit salon. Dèsqu'on l'aperçut, tout le monde, hommes et femmes, l'entoura et l'applaudit ; et il se trouva, pour ainsidire, porté devant Madame de Merteuil, par le public qui faisait cercle autour d'eux. On assure quecelle-ci a conservé l'air de ne rien voir et de ne rien entendre, et qu'elle n'a pas changé de figure !Mais je crois ce fait exagéré. Quoi qu'il en soit, cette situation, vraiment ignominieuse pour elle, aduré jusqu'au moment où on a annoncé sa voiture ; et, à son départ, les huées scandaleuses ontencore redoublé. Il est affreux de se trouver parente de cette femme. M. de Prévan a été, le mêmesoir, fort accueilli de tous ceux des officiers de son corps qui se trouvaient là, et on ne doute pasqu'on ne lui rende bientôt son emploi et son rang.

La même personne qui m'a fait ce détail m'a dit que Madame de Merteuil avait pris la nuitsuivant une très forte fièvre, qu'on avait cru d'abord être l'effet de la situation violente où elle s'étaittrouvée ; mais qu'on sait depuis hier au soir, que la petite vérole s'est déclarée, confluente et d'untrès mauvais caractère. En vérité, ce serait, je crois, un bonheur pour elle de mourir. On dit encoreque toute cette aventure lui fera peut-être beaucoup de tort pour son procès, qui est près d'être jugé,et dans lequel on prétend qu'elle avait besoin de beaucoup de faveur ;

Adieu, ma chère et digne amie. Je vois bien dans tout cela les méchants punis ; mais je n'ytrouve nulle consolation pour leurs malheureuses victimes.

Paris, ce 18 décembre 17**

Textes complémentaires

Texte 1 : Crébillon fils , Les Égarements du cœur et de l’esprit ( 1736)

Le héros du roman et narrateur à la 1ère personne, monsieur de Meilcour, raconte comment le jeune hommenaïf qu’il était à 17 ans fut initié au libertinage par des femmes plus âgées et par un roué, Versac. Dans la3ème partie du roman, celui-ci entreprend d’instruire Meilcour en lui exposant sa propre expérience et sesprincipes libertins.

Je suis né si différent que je ne parais, que ce ne fut pas sans une peine extrême que je parvins à megâter l’esprit. Je rougissais quelquefois de mon impertinence : je ne médisais qu’avec timidité. J’étais fat, à lavérité, mais sans grâces, sans brillant, tel que beaucoup d’autres, et bien loin encore de cette supérioritéqu’en ce genre depuis je me suis acquise.

Il est sans doute aisé d’être fat, puisque quelqu’un qui craint de le devenir a besoin de veiller sanscesse sur lui–même, et que cependant il n’y a personne qui n’ait sa sorte de fatuité : mais il n’est pas si faciled’acquérir celle qu’il me fallait. Cette fatuité audacieuse et singulière, qui, n’ayant point de modèle, soitseule digne de s’en servir.

Car quels que soient les avantages de la fatuité, il ne faut pas croire qu’elle seule réussisse, et qu’unhomme qui est fat de bonne foi et sans principes, aille aussi loin que celui qui sait raisonner sur sa fatuité, etqui, occupé du soin de séuire, et en poussant l’impertinence aussi loin qu’elle peut aller, ne s’enivre pointdans ses succès, et n’oublie point ce qu’il doit penser de lui-même. Un fat dont l’esprit est borné, et qui secroit véritablement tout le mérite qu’il se dit, ne va jamais au grand. Vous ne saurez imaginer combien il fautavoir d’esprit pour se procurer un succès brillant et durable dans un genre où vous avez tant de rivaux àcombattre, et où le caprice d’une seule femme suffit souvent pour faire un nom à l’homme du monde lemoins fait pour être connu. Combien de pénétration ne faut-il pas avoir pour saisir le caractère d’une femmeque vous voulez attaquer, ou (ce qui est infiniment plus flatteru, et ne laisse pas d’arriver quelquefois) quevous voulez réduire à vous parler la première ! De quelle justesse ne faut-il pas être doué, pour ne pas setromper à la sorte de ridicule que vous devez exposer à ses yeux, pour la rendre plus promptement sensible !De quelle finesse n’avez-vous pas besoin pour conduire tout à la fois plusieurs intrigues que pour votrehonneur vous ne devez pas cacher au public, et qu’il faut cependant que vous dérobiez à chacune des femmesavec qui vous êtes liés ! Croyez-vous qu’il ne faillee pas avoir dans l’esprit bien de la variété, bien del’étendue, pour être toujours, et sans contrainte, du caractère que l’instant où vous vous trouvez exige devous : tendre avec la délicate, sensuel avec la voluptueuse, galant avec la coquette ? Être passionné sanssentiment, pleurer sans être attendri, tourmenter sans être jaloux : voilà tous les rôles que vous devez jouer,voilà ce que vous devez être. Sans compter encore que vous ne pouvez avoir trop d’usage du monde pourvoir une femme telle qu’elle est, malgré le soin extrême qu’elle apporte à se déguiser, et ne croire pas plus àla fausse vertu que souvent elle oppose, qu’à l’envie qu’elle témoigne de vous garder, lorsqu’elle s’estrendue.

- Ce détail est étonnant, lui dis-je, il m’effraie, je sens que je pourrai jamais en porter le poids.

Texte 2 : Thérèse philosophe , roman attribué au marquis Boyer d’Argens, 1748

Ce roman libertin, publié sous l’anonymat, connut un grand succès de scandale au XVIIIème siècle. Lanarratrice, Thérèse, une jeune fille sensuelle d’origine modeste, raconte son initiation érotique à un comtelibertin, devenu son amant autant que son maître en philosophie.

Je remarquais que, dès que l’aiguillon de la chair était émoussé, sous prétexte du goût que j’avaispour les matières de morale et de métaphysique, vous employiez la force du raisonnement pour déterminerma volonté à ce que vous désiriez de moi.

« C’est l’amour propre, me disiez-vous un jour, qui décide de toutes les actions de notre vie.

J’entends par amour propre cette satisfaction intérieure que nous sentons à faire telle ou telle chose. Je vousaime, par exemple, parce que j’ai du plaisir à vous aimer. Ce que j’ai fait pour vous peut vous convenir, vousêtre utile ; mais ne m’en ayez aucune obligation. C’est l’amour propre qui m’y a déterminé : c’est parce quej’ai fixé mon bonheur à contribuer au vôtre ; et c’est par ce même motif, que vous ne me rendrezparfaitement heureux que lorsque votre amour propre y trouvera sa satisfaction particulière. Un hommedonne souvent l’aumône aux pauvres, il s’incommode même pour les soulager : son action est utile au biende la société, elle est louable à cet égard ; mais par rapport à lui, rien moins que cela. Il a fait l’aumône, parceque la compassion qu’il ressentait pour ces malheureux excitait en lui une peine, et qu’il a trouvé moins dedésagrément à se défaire de son argent en leur faveur qu’à continuer de supporter cette peine excitée par lacompassion ; ou peut-être encore que l’amour propre, flatté par la vanité de passer pour un hommecharitable, est la véritable satisfaction intérieure qui l’a décidé. Toutes les actions de notre vie sont dirigéespar ces deux principes : se procurer plus ou moins de plaisir, éviter plus ou moins de peine. »

Texte 3 : Guy de Maupassant, Bel Ami , 1885

Fils de paysans pauvres, Georges Du Roy est prêt à tout pour satisfaire ses ambitions d’arriviste. Devenujournaliste, il exploite son succès auprès des femmes. On le voit séduire ici Madame Walter, l’épouse de sonpatron, au cours d’un dîner mondain.

Du Roy avait pris à sa droite Mme Walter, et il ne lui parla, durant le dîner, que de choses sérieuses,avec un respect exagéré. De temps en temps, il regardait Clotilde. « Elle est vraiment plus jolie, et plusfraîche » pensait-il. Puis ses yeux revenaient vers sa femme qu’il ne trouvait pas mal non plus, bien qu’il eûtgardé contre elle une colère rentrée, tenace et méchante.

Mais la Patronne l’excitait par la difficulté de la conquête, et par cette nouveauté toujours désirée deshommes.

Elle voulut rentrer de bonne heure « Je vous accompagnerai », dit-il.

Elle refusa. Il insistait : « Pourquoi ne voulez-vous pas ? Vous allez me blesser vivement. Ne melaissez pas croire que vous ne m’avez point pardonné. Vous voyez comme je suis calme ».

Elle répondit : « Vous ne pouvez pas abandonner ainsi vos invités. »

Il sourit : « Bah ! je serai vingt minutes absent. On ne s’en apercevra même pas. Si vous me refusez,vous me froisserez jusqu’au cœur ».

Elle murmura : « Eh bien, j’accepte. »

Mais dès qu’ils furent dans la voiture, il lui saisit la main, et la baisant avec passion : « Je vous aime,je vous aime. Laissez-moi vous le dire. Je ne vous toucherai pas. Je veux seulement vous répéter que je vousaime. »

Elle balbutiait : « Oh…. Après ce que vous m’avez promis… c’est mal … c’est mal ».

Il parut faire un grand effort, puis il reprit une voix contenue : « Tenez, vous voyez comme je memaîtrise. Et pourtant … Mais laissez-moi vous dire seulement ceci : je vous aime …. Et vous le répéter tousles jours …. Oui, laissez-moi aller chez vous m’agenouiller cinq minutes à vos pieds pour prononcer ces troismots, en regardant votre visage adoré. »

Elle lui avait abandonné sa main, et elle répondit en haletant :

« Non, je ne peux pas, je ne veux pas.-Que ce soit chez vous ou ailleurs, il faut que je vous voie, ne fût-ce qu’une minute tous les jours, que jetouche votre main, que je respire l’air soulevé par votre robe, que je contemple la ligne de votre corps, et bosbeaux grands yeux qui m’affolent. »

Elle écoutait, frémissante, cette banale musique d’amour et elle bégayait : « Non … non… c’estimpossible. Taisez-vous ! »

Il lui parlait tout bas, dans l’oreille, comprenant qu’il fallait la prendre peu à peu, celle-là, cettefemme simple, qu’il fallait la décider à lui donner des rendez-vous où elle voudrait d’abord, où il voudraitensuite : « Ecoutez … il le faut … je vous verrai… je vous attendrai devant votre porte … comme unpauvre… Si vous ne descendez pas, je monterai chez vous, mais je vous verrai … je vous verrai …demain… »

Elle répétait : « Non, non, ne venez pas. Je ne vous recevrai point. Songez à mes filles.

-Alors dites-moi où je vous rencontrerai… dans la rue …. N’importe où … à l’heure que vous voudrez…pourvu que je vous voie … je vous saluerai… je vous dirai : « je vous aime » et je m’en irai. »

Elle hésitait, éperdue. Et comme le coupé passait la porte de son hôtel, elle murmura très vite : « Ehbien, j’entrerai à la Trinité, demain, à trois heures et demie ».

Texte 4 : Milan Kundera, l’insoutenable légèreté de l’être , 1984

Tomas, un chirurgien tchèque, est partagé entre l’amour qu’il éprouve envers son épouse, Teresa, et soninsatiable passion de « coureur de femmes ». Dans cet extrait, le narrateur explique la motivation dulibertin : tenter de saisir « l’unicité du moi », cachée dans « le millionième de dissemblable », qui distingueles individues les uns des autres.

Tomas est obsédé du désir de découvir ce millionième et de s’en emparer et c’est cela, à ses yeux, lesens de son obsession des femmes. Il n’est pas obsédé par les femmes, il est obsédé par ce que chacuned’elles a d’inimaginable, autrement dit, par ce millionième de dissemblable qui distingues une femme desautres.

( Peut-être que sa passion de chirurgien rejoignait ici sa passion de coureur. Il ne lâchait pas lescalpel imaginaire, même quand il était avec ses maîtresses. Il désirait s’emparer de quelque chose qui étaitprofondément enfoui à l’intérieur d’elles-mêmes, ce pour quoi il fallait déchirer leur enveloppersuperficielle.)

On est évidemment en droit de se demander pourquoi il n’allait chercher que dans la sexualité cemillionième de dissemblable. Ne pouvait-il pas le trouver, par exemple, dans leur démarche, dans leurs goûtsculinaires, ou dans leurs préférences esthétiques ?

Bien entendu, ce millionième de dissemblable est présent dans tous les domaines de la vie humaine,seulement il y est partout publiquement dévoilé, on n’a pas besoin de le découvrir, on n’a pas besoin desclapel. Qu’une femme préfère le fromage aux pâtisseries et qu’une autre ne supporte pas le chou-fleur, c’estcertes un signe d’originalité, mais on voit immédiatement que cette originalité-là est tout à fait insignifianteet vaine et qu’on perdrait son temps en s’y intéressant et en y cherchant une valeur quelconque.

C’est seulement dans la sexualité que le millionième de dissemblable apparaît comme une choseprécieuse, car il n’est pas accessible publiquement et il faut le conquérir. Il y a encore un demi-siècle, cegenre de conquête exigeait beaucoup de temps ( des semaines, parfois des mois !) et la valeur du conquis semesurait au temps consacré à le conquérir. Même aujourd’hui, bien que le temps de la conquête aitconsidérablement raccourci, la sexualité apparaît toujours comme le coffret d’argent où se cache le mystèredu moi féminin.

Période 3 : la question de la femme dans la société du XVIIIème siècle

LA 1 : Madame du Châtelet, Discours sur le bonheur ( 1779)

Madame du Châtelet a eu la chance, exceptionnelle en son temps, grâce à l’amour de sonpère, de bénéficier d’une éducation très solide, incluant les langues anciennes et les sciences. Elleévoque ici le difficile accès à l’éducation pour la majorité des femmes de son époque.

La sagesse doit avoir toujours les jetons à la main : car qui dit sage dit heureux, du moinsdans mon dictionnaire ; il faut avoir des passions pour être heureux ; mais il faut les faire servir ànotre bonheur, et il y en a auxquelles il faut défendre toute entrée dans notre âme. Je ne parle pas icides passions qui sont des vices, telles que la haine, la vengeance, la colère ; mais l’ambition, parexemple est une passion dont je crois qu’il faut défendre son âme, si on veut être heureux ; ce n’estpas par la raison qu’elle n’a pas de jouissance, car je crois que cette passion peut en fournir ; cen’est pas parce que l’ambition désire toujours, car c’est assurément un grand bien, mais c’est parceque de toutes les passions c’est celle qui met le plus notre bonheur dans la dépendance des autres ;or moins notre bonheur dépend des autres et plus il nous est aisé d’être heureux. Ne craignons pasde faire trop de retranchement sur cela, il en dépendra toujours assez. Par cette raisond’indépendance, l’amour de l’étude est de toutes les passions celle qui contribue le plus à notrebonheur. Dans l’amour de l’étude se trouve renfermée une passion dont une âme élevée n’est jamaisentièrement exempte, celle de la gloire ; il n’y a même que cette manière d’en acquérir pour lamoitié du monde, et c’est cette moitié justement à qui l’éducation en ôte les moyens, et en rend legoût impossible.

Il est certain que l’amour de l’étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu’à celuides femmes. Les hommes ont une infinité de ressources pour être heureux, qui manquententièrement aux femmes. Ils ont bien d’autres moyens d’arriver à la gloire, et il est sûr quel’ambition de rendre ses talents utiles à son pays et de servir ses concitoyens, soit par son habiletédans l’art de la guerre, ou par ses talents pour le gouvernement, ou les négociations, est fort au-dessus de celle qu’on peut se proposer pour l’étude ; mais les femmes sont exclues, par leur état, detoute espèce de gloire, et quand, par hasard, il s’en trouve quelqu’une qui est née avec une âmeassez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes lesdépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état. […]

J’ai dit que l’amour de l’étude était la passion la plus nécessaire à notre bonheur ; c’est uneressource sûre contre les malheurs, c’est une source de plaisirs inépuisable, et Cicéron a bien raisonde dire : « les plaisirs des sens et ceux du cœur sont, sans doute, au-dessus de ceux de l’étude ; iln’est pas nécessaire d’étudier pour être heureux ; mais il l’est peut-être de se sentir en soi cetteressource et cet appui. »

LA 2 : Olympe de Gouges , Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ( 1791)

La Révolution Française n’a amené que peu de progrès pour les femmes. Olympe deGouges écrit donc ce texte dans l’espoir d’obtenir les droits dont elles sont privées : droit au vote età la propriété privée, droit à l’éducation, possibilité d’exercer des charges publiques.

(Avant-propos)

Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne lui ôteraspas du moins ce droit. Dis-moi ? qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? ta force ?tes talents ? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tusembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l’oses, l’exemple de cet empire tyrannique.

Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup d’œil surtoutes les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je t’en offre lesmoyens ; cherche, fouille et distingue, si tu le peux, les sexes dans l’administration de la nature.Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-d’œuvre immortel.

L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursouflé desciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance la plus crasse, ilveut commander en despote un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir dela Révolution, et réclamer ses doits à l’égalité, pour ne rien dire de plus.

Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne.

A décréter par l’Assemblée nationales dans ses dernières séances ou dans celle de la prochainelégislature.

Préambule

Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la Nation, demandent d’être constituées enAssemblée nationale. Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme, sontles seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposerdans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de la femme, afin que cettedéclaration constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leursdroits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des hommespouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plusrespectés, afin que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur les principes simples etincontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution, des bonnes mœurs et au bonheur detous.

En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage dans les souffrancesmaternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les Droitssuivants de la femme et de la citoyenne.

Article premier

La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuventêtre fondées que sur l’utilité commune.

LA 3 : Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville (1796)

Ce conte philosophique a été inspiré à Diderot par le voyage autour du monde du célèbrenavigateur, Bougainville, et tout particulièrement son étape à Tahiti. Dans le dialogue fictif qui suit,l’opposition est vive entre le vieux sage tahitien, qui défend la liberté sexuelle au nom des lois de la Nature,et l’Aumônier, prêtre attaché à l’expédition.

L’AUMONIER : La fille déshonorée ne trouve plus de mari.

OROU : Déshonorée ? et pourquoi !

L’AUMONIER : La femme infidèle est plus ou moins méprisée.

OROU : Méprisée ! et pourquoi ?

L’AUMONIER : Le jeune homme s’appelle un lâche séducteur.

OROU : Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ?

L’AUMONIER : Le père, la mère et l’enfant sont désolés. L’époux volage est un libertin ; l’époux trahipartage la honte de sa femme.

OROU : Quel monstrueux tissu d’extravagances tu m’exposes là ! et encore tu ne me dis pas tout ; caraussitôt qu’on s’est permis de disposer à son gré des idées de justice et de propriété, d’ôter ou de donner uncaractère arbitraire aux choses, d’unir aux actions ou d’en séparer le bien et le mal, sans consulter que lecaprice, on se blâme, on s’accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on setrompe, on s’afflige, on se cache, on dissimule, on s’épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les fillesen imposent à leurs parents, les maris à leurs femmes, les femmes à leurs maris ; des filles, oui, je n’en doutepas, des filles étoufferont leurs enfants, des pères soupçonneux mépriseront et négligeront les leurs, desmères s’en sépareront et les abandonneront à la merci du sort, et le crime et la débauche se montreront soustoutes sortes de formes. Je sais tout cela comme si j’avais vécu parmi vous ; cela est parce que cela doit être,et la société dont votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu’un ramas ou d’hypocrites qui foulentsecrètement aux pieds les lois ; ou d’infortunés qui sont eux-mêmes les instruments de leur supplice en s’ysoumettant ; ou d’imbéciles en qui le préjugé a tout à fait étouffé la voix de la nature ; ou d’êtres malorganisés en qui la nature ne réclame pas ses droits.

L’AUMONIER : Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ?

OROU : Nous nous marions.

Qu’est-ce que votre mariage ?

OROU : Le consentement d’habiter une même cabane et de coucher dans un même lit,, tant que nous nous ytrouvons bien.

L’AUMONIER : Et lorsque vous vous y trouvez mal ?

OROU : Nous nous séparons.

L’AUMONIER : Que deviennent vos enfants ?

OROU :O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la profonde misère de ton pays. Sache, monami, qu’ici la naissance d’un enfant est toujours un bonheur et sa mort un sujet de regrets et de larmes. Unenfant est un bien précieux, parce qu’il doit devenir un homme ; aussi en avons-nous un tout autre soin quede nos plantes et de nos animaux. Un enfant qui naît occasionne la joie domestique et publique, c’est unaccroissement de fortune pour la cabane et de force pour la nation. Ce sont des bras et des mains de plus dansOtaïti : nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, un soldat, un époux, un père.

Textes complémentaires

Aristophane , l'Assemblée des femmes ( - 392)Les femmes s’apprêtent à usurper le pouvoir à Athènes en siégeant déguisées à l’assemblée

à la place de leurs maris. Gaillardine, en habit d’homme, répète devant ses compagnes le discoursqu’elle s’apprête à tenir, pour faire remettre tous les pouvoirs aux mains des femmes.

GAILLARDINE : […] c’est aux mains des femmes, vous m’entendez, qu’il nous faut confier l’Etat.Après tout, c’est bien à elles que nous donnons l’emploi, dans nos ménages, d’avoir la haute mainsur la gestion !

TOUTES : Bravo ! bravo, ma foi ! bravo ! Vas-y ! vas-y ! tu es un as !

GAILLARDINE : Elles savent mieux se conduire que nous, et je vais le prouver. Pour commencer,elles essorent leurs laines à l’eau tiède, selon l’antique usage, toutes, tant qu’elles sont. On ne lesvoit pas risquer des innovations. Et ce qu’il pourrait y avoir qui marche bien à Athènes, ne serait-cepas le salut pour la Cité que de ne pas s’évertuer à fabriquer de l’inédit pour le changer ? Elless’accroupissent devant leur gril, comme dans le temps ; elles portent les fardeaux sur la tête, commedans le temps ; elles célèbrent les Thesmophories, comme dans le temps ; elles font cuire leursgâteaux, comme dans le temps ; elle font la vie intenable à leurs maris, comme dans le temps ; ellesont des amants chez elles, comme dans le temps ; elles s’achètent des friandises en cachette, commedans le temps ; elles aiment le vin bien corsé, comme dans le temps ; elles ont le plaisir à se fairetisonner, comme dans le temps. Allons, Messieurs, remettons l’Etat entre leurs mains à elles ; inutilede palabrer et de nous demander ce qu’elles vont faire : laissons-leur tout bonnement le pouvoir.Songeons seulement qu’elles ont des fils, et que, primo, leur grand désir sera de ménager la vie denos soldats ; secundo, pour les vivres,, qui mieux qu’une mère de famille en hâteraitl’acheminement ? Pour faire venir l’argent, il n’y a pas plus ingénieux qu’une femme : si elle est aupouvoir, elle ne se laissera jamais flouer (c’est elles plutôt qui s’y connaissent pour flouer lesautres !). Je n’en dirai pas plus. Si vous suivez l’avis que je vous donne, quelle heureuse existencevous allez mener.

H ugo, les Misérables ( 1862)

Le narrateur vient d’évoquer la terrible histoire de Fantine, ouvrière au chômage, réduite àse prostituer pour éviter la misère et trouver quelque argent pour payer la pension de sa filleCosette.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Fantine ? C’est la société achetant une esclave. A qui ? A la misère. A la faim, au froid, à l’isolement, à l’abandon, au dénûment. Marché douloureux. Une âme

pour un morceau de pain. La misère offre, la société accepte. La sainte loi de Jésus-Christ gouverne notre civilisation, mais elle ne la pénètre pas encore.

On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours,mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s’appelle prostitution.

Il pèse sur la femme, c’est-à-dire sur la grâce, sur la faiblesse, sur la beauté, sur la maternité.Ceci n’est pas une des moindres hontes de l’homme.

Au point de ce douloureux drame où nous sommes arrivés, il ne reste plus rien à Fantine dece qu’elle a été autrefois. Elle est devenue marbre en devenant boue. Qui la touche a froid. Ellepasse, elle vous subit et elle vous ignore ; elle est la figure déshonorée et sévère. La vie et l’ordresocial lui ont dit leur dernier mot. Il lui est arrivé tout ce qui lui arrivera. Elle a tout ressenti, toutsupporté, tout éprouvé, tout souffert, tout perdu, tout pleuré. Elle est résignée de cette résignationqui ressemble à l’indifférence comme la mort ressemble au sommeil. Elle n’évite plus rien. Elle ne

craint plus rien. Tombe sur elle toute la nuée et passe sur elle tout l’océan ! que lui importe ! c’estune éponge imbibée.

Elle le croit du moins, mais c’est une erreur de s’imaginer qu’on épuise le sort et qu’ontouche le fond de quoi que ce soit.

Hélas ! qu’est-ce toutes ces destinées ainsi poussées pêle-mêle ? où vont-elles ? pourquoisont-elles ainsi ?

Celui qui sait cela voit toute l’ombre. Il est seul. Il s’appelle Dieu.

S imone de Beauvoir, Le Deuxième sexe ( 1949)

Dans cette dernière page de l’ultime partie de son œuvre, intitulée « vers la libération »,Simone de Beauvoir dénonce la prétendue infériorité intellectuelle et créatrice de la femme.

Comment les femmes auraient-elles jamais eu de génie alors que toute possibilité d’accomplir uneœuvre géniale – ou même une œuvre tout court – leur était refusée ? La vieille Europe a naguèreaccablé de son mépris les Américains barbares qui ne possédaient ni artistes, ni écrivains : « Laissez nous exister avant de nous demander de justifier notre existence » répondit en substanceJefferson. Les Noirs font les mêmes réponses aux racistes qui leur reprochent de n’avoir produit niun Whitman ni un Melville. Le prolétariat français ne peut non plus opposer aucun nom à ceux deRacine ou de Mallarmé. La femme libre est seulement en train de naître ; quand elle sera conquise,peut-être justifiera-t-elle la prophétie de Rimbaud : « Les poètes seront ! Quand sera brisé l’infinisevrage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – luiayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondesd’idées différeront ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes,délicieuses, nous les prendrons, nous les comprendrons. » Il n’est pas sûr que « ses mondesd’idées » soient différents de ceux des hommes puisque c’est en s’assimilant à eux qu’elles’affranchira ; pour savoir dans quelle mesure elle demeurera singulière, dans quelle mesure cessingularités garderont de l’importance, il faudrait se hasarder à des anticipations bien hardies. Cequi est certain, c’est que jusqu’ici les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues pourl’humanité et qu’il est grand temps dans son intérêt et dans celui de tous qu’on lui lasse enfin courirtoutes ses chances.

Période 4 : la dialectique du maître et du valet au théâtre

LA 1 : Dom Juan , « la tirade de l'inconstance »

SGANARELLE . Eh mon dieu ! Je sais mon Dom Juan sur le bout du doigt, et connais votre cœurpour le plus grand coureur du monde : il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère àdemeurer en place.

DOM JUAN . Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte ?

SGANARELLE. Eh ! Monsieur.

DOM JUAN. Quoi ? Parle.

SGANARELLE. Assurément que vous avez raison, si vous le voulez ; on ne peut pas aller là contre.Mais si vous ne vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.

DOM JUAN. Eh bien ! je te donne la liberté de parler et de me dire tes sentiments.

SGANARELLE. En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votreméthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites.

DOM JUAN. Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’onrenonce au monde pour lui et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir sepiquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mortdès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : laconstance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, etl’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentionsqu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cèdefacilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’aipour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voirle mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoiqu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visageme le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout,ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte unedouceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jourles petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs,l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petitesrésistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait honneur et la menerdoucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plusrien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans latranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter ànotre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que detriompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, quivolent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Iln’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ;et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mesconquêtes amoureuses.

SGANARELLE. Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela parcœur, et vous parlez tout comme un livre.

DOM JUAN . Qu’as-tu à dire là-dessus ?

SGANARELLE. Ma foi ! j’ai à dire …. Je ne sais ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’ilsemble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les plus bellespensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela. Laissez faire : une autre fois je mettraimes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.

DOM JUAN. Tu feras bien.

LA 2 : Dom Juan « les croyances de Sganarelle »

SGANARELLE . Ma foi, Monsieur, avouez que j’ai eu raison, et que nous voilà l’un et l’autredéguisés à merveille. Votre premier dessein n’était point du tout à propos, et ceci nous cache bienmieux que tout ce que vous vouliez faire.

DOM JUAN. Il est vrai que te voilà bien et je ne sais où tu as été déterrer cet attirail ridicule.

SGANARELLE. Oui ? c’est l’habit d’un vieux médecin, qui a été laissé en gage au lieu où je l’aipris, et il m’en a coûté de l’argent pour l’avoir. Mais savez-vous, Monsieur, que cet habit me metdéjà en considération, que je suis salué des gens que je rencontre, et que l’on me vient consulterainsi qu’un habile homme ?

DOM JUAN . Comment donc ?

SGANARELLE. Cinq ou six paysans ou paysannes, en me voyant passer, me sont venus demandermon avis sur différentes maladies.

DOM JUAN. Tu leur as répondu que tu n’y entendais rien ?

SGANARELLE . Moi ? Point du tout. J’ai voulu soutenir l’honneur de mon habit : j’ai raisonné surle mal, et leur ai fait des ordonnances à chacun.

DOM JUAN. Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés ?

SGANARELLE. Ma foi ! Monsieur, j’en ai pris par où j’en ai pu attraper ; j’ai fait mes ordonnancesà l’aventure, et ce serait une chose plaisante si les malades guérissaient, et qu’on m’en vîntremercier.

DOM JUAN. Et pourquoi non ? Par quelle raison n’aurais-tu pas les mêmes privilèges qu’ont tousles autres médecins ? Ils n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art estpure grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter commeeux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs duhasard et des forces de la nature.

SGANARELLE. Comment, Monsieur, vous êtes aussi impie en médecine ?

DOM JUAN. C’est une des grandes erreurs qui soit parmi les hommes ;

SGANARELLE. Quoi ? Vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au vin émétique ?

DOM JUAN. Et pourquoi veux-tu que j’y croie ?

SGANARELLE – Vous avez l’âme bien mécréante. Cependant vous voyez, depuis un temps, que levin émétique faire bruire ses fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules esprits, et il n’y apas trois semaines que j’en ai vu, moi qui vous parle, un effet merveilleux.

DOM JUAN. Il réchappa, n’est-ce pas ?

SGANARELLE. Non, il mourut.

DOM JUAN. L’effet est admirable.

SGANARELLE. Comment ? il y a six jours entiers qu’il ne pouvait mourir, et cela le fit mourird’un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ?

DOM JUAN. Tu as raison.

SGANARELLE. Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point, et parlons des autreschoses ; car cet habit me donne de l’esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous. Voussavez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances.

DOM JUAN . Eh bien ?

SGANARELLE. Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiezpoint du tout au Ciel ?

DOM JUAN. Laissons cela.

SGANARELLE. C’est-à-dire que non. Et à l’Enfer ?

DOM JUAN. Eh !

SGANARELLE. Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît ?

DOM JUAN. Oui, oui.

SGANARELLE. Aussi peu. Ne croyez-vous point l’autre vie ?

DOM JUAN.- Ah, ah, ah.

SGANARELLE.- Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, encore faut-il croire quelque chose. Qu’est ce que vous croyez ?

DOM JUAN.- Ce que je crois ?

SGANARELLE.- Oui.

DOM JUAN.- Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit .

SGANARELLE.- La belle croyance, que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est doncl’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que pouravoir bien étudié, on en est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai pointétudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ;mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et jecomprends fort bien que ce monde que nous voyons, n’est pas un champignon qui soit venu toutseul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, etce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même ? Vous voilà vous, par exemple, vousêtes là ; est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votremère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme estcomposée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre, ces nerfs, ces os, cesveines, ces artères, ces... ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là etqui... Oh dame, interrompez-moi donc si vous voulez, je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt,vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.

DOM JUAN.- J’attends que ton raisonnement soit fini.

SGANARELLE.- Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi

que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux queme voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment,et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeuxau ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner... Il se laisse tomber en tournant.

DOM JUAN.- Bon, voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

SGANARELLE.- Morbleu, je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vousvoudrez, il m’importe bien que vous soyez damné.

DOM JUAN.- Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égarés ? Appelle un peu cet homme que voilà là-bas pour lui demander le chemin.

SGANARELLE.- Holà ho, l’homme, ho, mon compère,

LA 3 : Dom Juan , « la fin de Dom Juan »

SCÈNE IV

DOM JUAN, SGANARELLE.

SGANARELLE.- Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et jevous aimerais bien mieux encore comme vous étiez auparavant, j’espérais toujours de votre salut, mais c’est maintenant que j’en désespère, et je crois que le Ciel qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur.

DOM JUAN.- Va, va, le Ciel n’est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les hommes...

SGANARELLE.- Ah, Monsieur, c’est le Ciel qui vous parle, et c’est un avis qu’il vous donne.

DOM JUAN.- Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que jel’entende.

SCÈNE V

DOM JUAN, UN SPECTRE en femme voilée, SGANARELLE.

LE SPECTRE, en femme voilée.- Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel, et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue.

SGANARELLE.- Entendez-vous, Monsieur ?

DOM JUAN.- Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.

SGANARELLE.- Ah, Monsieur, c’est un spectre, je le reconnais au marcher.

DOM JUAN.- Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c’est.

Le Spectre change de figure, et représentele temps avec sa faux à la main.

SGANARELLE.- Ô Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?

DOM JUAN.- Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit.

Le Spectre s’envole dans le temps queDom Juan le veut frapper.

SGANARELLE.- Ah, Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.

DOM JUAN.- Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir, allons, suis-moi.

SCÈNE VI

LA STATUE, DOM JUAN, SGANARELLE.

LA STATUE.- Arrêtez, Dom Juan, vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi.

DOM JUAN.- Oui, où faut-il aller ?

LA STATUE.- Donnez-moi la main.

DOM JUAN.- La voilà.

LA STATUE.- Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie, ouvrent un chemin à sa foudre.

DOM JUAN.- Ô Ciel, que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent, ah !

Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairssur Dom Juan, la terre s’ouvre et l’abîme, et il sortde grands feux de l’endroit où il est tombé.

SGANARELLE.- Voilà par sa mort un chacun satisfait, Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ; il n’y a que moi seul de malheureux, qui après tant d’années de service, n’ai point d’autre récompense que de voir à mes yeux l’impiété de mon maître, punie par le plus épouvantablechâtiment du monde .

LA 4 : Marivaux « la scène d'exposition »

ACTE PREMIER

Scène première

SILVIA, LISETTE

Silvia.

Mais, encore une fois, de quoi vous mêlez-vous ? Pourquoi répondre de mes sentiments ?

Lisette.

C’est que j’ai cru que, dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le monde. Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie, si vous en avez quelque joie : moi, je lui réponds que oui ; cela va tout de suite ; et il n’y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai ; le non n’est pas naturel.

Silvia.

Le non n’est pas naturel ! quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous ?

Lisette.

Eh bien, c’est encore oui, par exemple.

Silvia.

Taisez-vous ; allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n’est pas à vous à juger de mon cœur par le vôtre.

Lisette.

Mon cœur est fait comme celui de tout le monde. De quoi le vôtre s’avise-t-il de n’être fait comme celui de personne ?

Silvia.

Je vous dis que, si elle osait, elle m’appellerait une originale.

Lisette.

Si j’étais votre égale, nous verrions.

Silvia.

Vous travaillez à me fâcher, Lisette.

Lisette.

Ce n’est pas mon dessein. Mais dans le fond, voyons, quel mal ai-je fait de dire à monsieur Orgon que vous étiez bien aise d’être mariée ?

Silvia.

Premièrement, c’est que tu n’as pas dit vrai ; je ne m’ennuie pas d’être fille.

Lisette.

Cela est encore tout neuf.

Silvia.

C’est qu’il n’est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien.

Lisette.

Quoi ! vous n’épouserez pas celui qu’il vous destine ?

Silvia.

Que sais-je ? peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m’inquiète.

Lisette.

On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde ; qu’il est bien fait, aimable, de bonnemine ; qu’on ne peut pas avoir plus d’esprit, qu’on ne saurait être d’un meilleur caractère ; quevoulez-vous de plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux, d’union plus délicieuse ?

Silvia.

Délicieuse ! que tu es folle avec tes expressions !

Lisette.

Ma foi, madame, c’est qu’il est heureux qu’un amant de cette espèce-là veuille se marier dans les formes ; il n’y a presque point de fille, s’il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l’épouser sans cérémonie. Aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l’amour ; sociable et spirituel, voilà pour l’entretien de la société. Pardi ! tout en sera bon, dans cet homme-là ; l’utile et l’agréable, tout s’y trouve.

Silvia.

Oui dans le portrait que tu en fais, et on dit qu’il y ressemble, mais c’est un on dit, et je pourrais bien n’être pas de ce sentiment-là, moi. Il est bel homme, dit-on, et c’est presque tant pis.

Lisette.

Tant pis ! tant pis ! mais voilà une pensée bien hétéroclite !

Silvia.

C’est une pensée de très bon sens. Volontiers un bel homme est fat ; je l’ai remarqué.

Lisette.

Oh ! il a tort d’être fat ; mais il a raison d’être beau.

Silvia.

On ajoute qu’il est bien fait ; passe !

Lisette.

Oui-da ; cela est pardonnable.

Silvia.

De beauté et de bonne mine je l’en dispense ; ce sont là des agréments superflus.

Lisette.

Vertuchoux ! si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire.

Silvia.

Tu ne sais ce que tu dis. Dans le mariage, on a plus souvent affaire à l’homme raisonnable qu’à l’aimable homme ; en un mot, je ne lui demande qu’un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu’on ne pense. On loue beaucoup le sien ; mais qui est-ce qui a vécu avec lui ? Les hommes ne se contrefont-ils pas, surtout quand ils ont de l’esprit ? N’en ai-je pas vu moi, qui paraissaient avec leurs amis les meilleures gens du monde ? C’est la douceur, la raison, l’enjouement même, il n’y a pas jusqu’à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu’on leur trouve. « Monsieur un tel a l’air d’un galant homme, d’un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d’Ergaste. — Aussi l’est-il, répondait-on ; je l’ai répondu moi-même ; sa physionomie ne vous ment pas d’un mot. » Oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d’heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l’effroi de toute une maison ! Ergaste s’est marié ; sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu’il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n’est qu’un masque qu’il prend au sortir de chez lui.

LA 5 : Marivaux « l'aveu croisé des valets »

Lisette.Je regarde pourtant votre amour comme un présent du ciel.

Arlequin.

Le présent qu’il vous a fait ne le ruinera pas ; il est bien mesquin.

Lisette.

Je ne le trouve que trop magnifique.

Arlequin.

C’est que vous ne le voyez pas au grand jour.

Lisette.

Vous ne sauriez croire combien votre modestie m’embarrasse.

Arlequin.

Ne faites point dépense d’embarras ; je serais bien effronté, si je n’étais modeste.

Lisette.

Enfin, monsieur, faut-il vous dire que c’est moi que votre tendresse honore ?

Arlequin.

Aïe ! aïe ! je ne sais plus où me mettre.

Lisette.

Encore une fois, monsieur, je me connais.

Arlequin.

Eh ! je me connais bien aussi, et je n’ai pas là une fameuse connaissance ; ni vous non plus, quand vous l’aurez faite ; mais, c’est là le diable que de me connaître ; vous ne vous attendez pas au fond du sac.

Lisette, à part.

Tant d’abaissement n’est pas naturel ! (Haut.) D’où vient me dites-vous cela ?

Arlequin.

Eh ! voilà où gît le lièvre.

Lisette.

Mais encore ? vous m’inquiétez. Est-ce que vous n’êtes pas ?…

Arlequin.

Aïe ! aïe ! vous m’ôtez ma couverture.

Lisette.

Sachons de quoi il s’agit.

Arlequin, à part.

Préparons un peu cette affaire-là… (Haut.) Madame, votre amour est-il d’une constitution bien robuste ? Soutiendra-t-il bien la fatigue que je vais lui donner ? Un mauvais gîte lui fait-il peur ? Je vais le loger petitement.

Lisette.

Ah ! tirez-moi d’inquiétude. En un mot, qui êtes-vous ?

Arlequin.

Je suis… N’avez-vous jamais vu de fausse monnaie ? savez-vous ce que c’est qu’un louis d’or faux ? Eh bien, je ressemble assez à cela.

Lisette.

Achevez donc. Quel est votre nom ?

Arlequin.

Mon nom ? (À part.) Lui dirai-je que je m’appelle Arlequin ? Non ; cela rime trop avec coquin.

Lisette.

Eh bien !

Arlequin.

Ah dame ! il y a un peu à tirer ici ! Haïssez-vous la qualité de soldat ?

Lisette.

Qu’appelez-vous un soldat ?

Arlequin.

Oui, par exemple, un soldat d’antichambre.

Lisette.

Un soldat d’antichambre ! Ce n’est donc point Dorante à qui je parle enfin ?

Arlequin.

C’est lui qui est mon capitaine.

Lisette.

Faquin !

Arlequin, à part.

Je n’ai pu éviter la rime.

Lisette.

Mais voyez ce magot ; tenez !

Arlequin, à part.

La jolie culbute que je fais là !

Lisette.

Il y a une heure que je lui demande grâce, et que je m’épuise en humilités pour cet animal-là.

Arlequin.

Hélas ! madame, si vous préfériez l’amour à la gloire, je vous ferais bien autant de profit qu’un monsieur.

Lisette, riant.

Ah ! ah ! ah ! je ne saurais pourtant m’empêcher d’en rire, avec sa gloire ! et il n’y a plus que ce parti-là à prendre… Va, va, ma gloire te pardonne ; elle est de bonne composition.

Arlequin.

Tout de bon, charitable dame ! Ah ! que mon amour vous promet de reconnaissance !

Lisette.

Touche là, Arlequin ; je suis prise pour dupe. Le soldat d’antichambre de monsieur vaut bien la coiffeuse de madame.

Arlequin.

La coiffeuse de madame !

Lisette.

C’est mon capitaine, ou l’équivalent.

Arlequin.

Masque !

Lisette.

Prends ta revanche.

Arlequin.

Mais voyez cette margotte, avec qui, depuis une heure, j’entre en confusion de ma misère !

Lisette.

Venons au fait. M’aimes-tu ?

Arlequin.

Pardi ! oui. En changeant de nom tu n’as pas changé de visage, et tu sais bien que nous nous sommes promis fidélité en dépit de toutes les fautes d’orthographe.

Lisette.

Va, le mal n’est pas grand, consolons-nous ; ne faisons semblant de rien, et n’apprêtons point à rire. Il y a apparence que ton maître est encore dans l’erreur à l’égard de ma maîtresse ; ne l’avertis de rien ; laissons les choses comme elles sont. Je crois que le voici qui entre. Monsieur, je suis votre servante.

Arlequin.

Et moi votre valet, madame.

Textes complémentaires

Texte 1 : extrait de l'acte V scène 3, Beaumarchais, le Mariage de Figaro ( 1778)

La Folle Journée ou le Mariage de Figaro est une comédie en cinq actes écrite par Beaumarchais en1778. la première représentation officielle du Mariage du Figaro eut lieu le 27 avril 1784. LeMariage de Figaro est une comédie qui pousse les thèmes du Barbier de Séville jusqu'au ridicule.L'intrigue du mariage se fonde sur une histoire d'amour contrariée autour de laquelle viennent segreffer tout plein d'autres intrigues.

FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre :

Ô femme ! Femme ! Femme ! Créature faible et décevante ! … Nul animal créé ne peut manquer àson instinct : le tien est-il donc de tromper ? … Après m'avoir obstinément refusé quand je l'enpressais devant sa maîtresse ; à l'instant qu'elle donne sa parole, au milieu même de la cérémonie …Il riait en lisant, le perfide ! Et moi comme un benêt … Non, Monsieur le Comte, vous ne l'aurezpas … vous ne l'aurez pas … Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grandgénie ! … Noblesse, fortune, un rang, des places : tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tantde biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste, homme assezordinaire ! Tandis que moi, morbleu ! Perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus descience et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutesles Espagnes ; et vous voulez jouter. On vient …. c'est elle …. ce n'est personne. - La nuit est noireen diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié. ( Il s'assied surun banc). Est-il rien plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits,élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suisrepoussé ! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand Seigneur peutà peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! - Las d'attrister des bêtes malades et pour faireun métier contraire, je me jette à corps perd dans le théâtre ; me fussé-je mis une pierre au cou ! Jebroche une comédie dans les mœurs du sérail ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahometsans scrupule ; à cet instant, un envoyé …. de je ne sais où, se plaint de ce que j'offense dans mesvers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes deBarca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire auxprinces mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nousdisant : Chiens de chrétiens ! - Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes jouescreusaient ; mon terme était échu ; je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans saperruque ; en frémissant, je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses, et, commes'il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeurde l'argent et sur son produit net ; sitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'unchâteau fort, à l'entrée duquel je laissais l'espérance et la liberté. ( Il se lève) Que je voudrais bientenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonnedisgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais … que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'auxlieux où l'on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur, et qu'iln'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits

Texte 2 : extrait de l'acte IIII, scène 5, Hugo, Ruy Blas ( 1838)

Ruy Blas est un drame romantique en cinq actes, et en vers (alexandrins) où des personnagessoumis à un destin fatal tentent vainement d'y échapper. L'action se déroule dans l'Espagne de lafin du XVIIème siècle, sur plusieurs mois. Le héros, Ruy Blas, déploie son intelligence et sonéloquence, tant pour dénoncer et humilier une oligarchie accapareuse des biens de l'Etat que pourse montrer digne d'aimer la reine d'Espagne. Mais cette voix du peuple, éprise de justice, éclairée

par l'amour, est prisonnière d'une livrée de valet et d'un maître attaché à perdre la réputation de lareine en lui donnant son laquais pour amant.

Don Salluste de Bazan, marquis de Finlas. Personnage sombre, peu scrupuleux et très attaché à sonhonneur ;Ruy Blas, valet de Don Salluste

Don SallusteAh ça, mais vous rêvez !Vraiment ! Vous vous prenez au sérieux, mon maître.C'est bouffon. Vers un but que seul je dois connaître,But plus heureux pour vous que vous ne le pensez,J'avance. Tenez-vous tranquille. Obéissez.Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète,Je veux votre bonheur. Marchez, la chose est faite.Puis, grand'chose après tout que des chagrins d'amour !Nous passons tous par là. C'est l'affaire d'un jour.Savez-vous qu'il s'agit du destin d'un empire ?Qu'est le vôtre à côté ? Je veux bien tout vous dire,Mais ayez le bon sens de comprendre aussi, vous.Soyez de votre état. Je suis très bon, très doux,Mais, que diable ! Un laquais, d'argile humble ou choisie,N'est qu'un vase où je veux verser ma fantaisie.De vous autres, mon cher, on fait tout ce qu'on veut.Votre maître, selon le dessein qu'il l'émeut,A son gré vous déguise, à son gré vous démasque.Je vous ai fait seigneur. C'est un rôle fantasque,- Pour l'instant . - Vous avez l'habillement complet.Mais ne l'oubliez pas, vous êtes mon valet.Vous courtisez la reine ici par aventure,Comme vous monteriez derrière ma voiture.Soyez donc raisonnable.

Ruy Blas, qui l'a écouté avec égarement et comme ne pouvant en croire ses oreilles.Ô mon Dieu ! - Dieu clément !Dieu juste ! De quel crime est-ce le châtiment ?Qu'est-ce donc que j'ai fait ? Vous êtes notre père,Et vous ne voulez pas qu'un homme désespère !Voilà donc où j'en suis ! - et, volontairement,Et sans tort de ma part, - pour voir, - uniquementPour voir agoniser une pauvre victime,Monseigneur, vous m'avez plongé dans cet abîme !Tordre un malheureux cœur plein d'amour et de foi,Afin d'en exprimer la vengeance pour soi !Se parlant à lui-même.Car c'est une vengeance ! Oui, la chose est certaine !Et je devine bien que c'est contre la reine !Qu'est-ce que je vais faire ? Aller lui dire tout ?Ciel ! Devenir pour elle un objet de dégoûtEt d'horreur ! Un crispin, un fourbe, à double face !Un effronté coquin qu'on bâtonne et qu'on chasse !Jamais ! - Je deviens fou, ma raison se confond !

Une pause. Il rêve.Ô mon Dieu ! Voilà donc les choses qui se font !Bâtir une machine effroyable dans l'ombre,L'armer hideusement de rouages sans nombre,Puis, sous la meule, afin de voir comment elle est,Jeter une livrée, une chose, un valet,Puis la faire mouvoir, et soudain sous la roueVoir sortir des lambeaux teints de sang et de boue,Une tête brisée, un cœur tiède et fumant,Et ne pas frissonner alors qu'en ce momentOn reconnaît, malgré le mot dont on le nomme,Que ce laquais était l'enveloppe d'un homme !Se tournant vers Don Salluste.Mais il est temps encore ! Oh ! Monseigneur, vraiment,L'horrible roue vraiment n'est pas en mouvement !Il se jette à ses pieds.Ayez pitié de moi ! Grâce ! Ayez pitié d'elle !Vous savez que je suis un seviteur fidèle.Vous l'avez dit souvent. Voyez ! Je me soumets !Grâce !

Don SallusteCet homme-là ne comprendra jamais.C'est impatientant !

Ruy Blas, se traînant à ses piedsGrâce !

Don SallusteAbrégeons, mon maître.Il se tourne vers la fenêtre.Gageons que vous avez mal fermé la fenêtre.Il vient un froid par là !

Texte 3 : extrait de Les Bonnes – Jean Genet – 1947

Claire et Solange, deux sœurs, sont les bonnes de Madame. En l'absence de leur maîtresse, etjusqu'à la sonnerie du réveil qui annoncera son proche retour, elles se livrent à un étrange jeu derôles : Claire joue Madame et Solange joue Claire. Le passage proposé se situe peu après le débutde la pièce. Le spectateur – à la différence du lecteur – ne sait pas avec certitude qui sont lespersonnages, ni quel est leur jeu.

CLAIREPar moi, par moi seule, la bonne existe. Par mes cris et par mes gestes.

SOLANGEJe vous écoute.

CLAIRE, elle hurle.C'est grâce à moi que tu es, et que tu me nargues ! Tu ne peux savoir comme il est pénible d'êtreMadame, Claire, d'être le prétexte de vos simagrées. Il me suffirait de si peu et tu n'existerais plus.

Mais je suis bonne, mais je suis belle et je te défie. Mon désespoir d'amante m'embellit encore !

SOLANGE, méprisanteVotre amant

CLAIREMon malheureux amant sert encore ma noblesse, ma fille. Je grandis davantage pour te réduire ett'exalter. Fais appel à toutes tes ruses. Il est temps.

SOLANGE, froidement.Assez ! Dépêchez-vous. Vous êtes prête ?

CLAIREEt toi ?

SOLANGE, doucement d'abord.Je suis prête, j'en ai assez d'être un objet de dégoût. Moi aussi, je vous hais …

CLAIREDoucement, doucement …Elle tape doucement l'épaule de Solange pour l'inciter au calme.

SOLANGEJe vous hais ! Je vous méprise. Vous ne m'intimidez plus. Réveillez le souvenir de votre amant, qu'ilvous protège. Je vous hais ! Je hais votre poitrine pleine de souffles embaumés. Votre poitrine …d'ivoire ! Vos cuisses …. d'or ! Vos pieds … d'ambre ! ( Elle crache sur la robe rouge). Je vous hais.

CLAIRE, suffoquéeOh ! Oh ! Mais …

SOLANGE, marchant sur elleOui Madame, ma belle Madame. Vous croyez que tout vous sera permis jusqu'au bout ? Vous croyezpouvoir dérober la beauté du ciel et m'en priver ? Choisir vos parfums, vos poudres, vos rouges àongles, la soie, le velours, la dentelle et m'en priver ? Et me prendre le laitier ? Sa jeunesse, safraîcheur vous troublent, n'est-ce pas ? Avouez le laitier. Car Solange vous emmerde !

CLAIRE, affoléeClaire !

SOLANGEHein ?

CLAIRE, dans un murmureClaire, Solange, Claire.

SOLANGEAh ! Oui, Claire. Claire vous emmerde.

Période 6 : Apollinaire, Alcools (1913)

Texte 1 « Le Pont Mirabeau »

Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amoursFaut-il que je m'en souvienne

La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont et je demeure

Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sousLe pont de nos bras passe

Des éternels regards l'onde si lasse

Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont et je demeure

L'amour s'en va comme cette eau courante L'amour s'en vaComme la vie lente

Et comme l'Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont et je demeure

Passent les jours et passent les semaines Ni temps passéNi les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont et je demeure

Texte 2 « les Colchiques »

Le pré est vénéneux mais joli en automneLes vaches y paissantLentement s'empoisonnentLe colchique couleur de cerne et de lilasY fleurit tes yeux sont comme cette fleur-làViolâtres comme leur cerne et comme cet automneEt ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Les enfants de l'école viennent avec fracasVêtus de hoquetons et jouant de l'harmonicaIls cueillent les colchiques qui sont comme des mèresFilles de leurs filles et sont couleur de tes paupièresQui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucementTandis que lentes et meuglant les vaches abandonnentPour toujours ce grand pré mal fleur par l'automne

Texte 3 « l'Emigrant de Landor Road » ( vers 1 à 24)

A André Billy

Le chapeau à la main il entra du pied droitChez un tailleur très chic et fournisseur du roiCe commerçant venait de couper quelques têtesDe mannequins vêtus comme il faut qu'on se vête

La foule en tous les sens remuait en mêlantDes ombres sans amour qui se traînaient par terreEt des mains vers le ciel plein de lacs de lumièreS'envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs

Mon bateau partira demain pour l'AmériqueEt je ne reviendrai jamaisAvec l'argent gagné dans les prairies lyriquesGuider mon ombre aveugle en ces rues que j'aimais

Car revenir c'est bon pour un soldat des IndesLes boursiers ont vendu tous mes crachats d'or finMais habillé de neuf je veux dormir enfinSous des arbres pleins d'oiseaux muets et de singes

Les mannequins pour lui s'étant déshabillésBattirent leurs habits puis les lui essayèrentLe vêtement d'un lord mort sans avoir payéAu rabais l'habilla comme un millionnaire

Au-dehors les annéesRegardaient la vitrineLes mannequins victimesEt passaient enchaînées

Textes complémentaires « à la découverte d'Apollinaire »

Texte 1 : Lettre d'Apollinaire à Lou ( Louise de Coligny) du 18 janvier 1915 (extraits)

[…] Je t'ai dit que je voulais que tu sois ma chose librement, par conséquent l'accomplissement detes promesses ne me suffit pas, il me faut ta vie, ton sang, chaque respiration de ta poitrine, chacunde tes désirs, et l'assentiment de ta volonté, de ton corps, de ton esprit. Donc, cela signifie que riende ta vie passée ne peut subsister en toi, comme délectation. Tu dois tout oublier pour n'être plusque mienne, petite comtesse de Coligny ! Ce n'est pas un sacrifice que j'estime te demander là, c'estla moindre des choses. Ce n'est pas la dernière chose au demeurant que je te demande. Tu es liée etlibre. Tu peux encore refuser mais pour m'aimer il faut toujours te lier davantage, à moi et tu meposséderas d'autant mieux que je t'aurais plus à moi, le plus complètement possible. […] Et je te ledis, je ne suis pas jaloux de ce qui pourrait se passer entre toi et les autres …. tu le sais d'ailleursmais je suis jaloux de toi, de ce que tu sois complètement à moi et tes dernières lettres montrent unaffairement et des tas de préoccupations […] qui me privent de ton obéissance, de ta tendresse etpresque de tes lettres qui s'accourcissent comme les jours en automne. […]

Maintenant je te prie de ne plus me chiner sur le métier de poète . Je sais bien que c'est gentimentmais c'est une habitude que tu prendrais facilement. D'abord être poète ne prouve pas qu'on nepuisse faire autre chose. Beaucoup de poètes ont été autre chose et fort bien. […] D'autre part, lemétier de poète n'est pas inutile, ni fou, ni frivole. Les poètes sont les créateurs ( poète vient du grecet signifie en effet créateur et poésie signifie création) – Rien ne vient donc sur terre, n'apparaît auxyeux des hommes s'il n'a d'abord été imaginé par un poète. L'amour même, c'est la poésie naturellede la vie, l'instinct naturel qui nous pousse à créer de la vie, à reproduire. Je te dis cela pour temontrer que je n'exerce pas le métier de poète simplement pour avoir l'air de faire quelque chose etne rien faire en réalité. Je sais que ceux qui se livrent au travail de la poésie font quelque chosed'essentiel, de primordial, de nécessaire avant toute chose, quelque chose enfin de divin. Je ne parlepas bien entendu des simples versificateurs. Je parle de ceux qui, péniblement, amoureusement,génialement, peu à peu peuvent exprimer une chose nouvelle et meurent dans l'amour qui lesinspirait.

Guillaume Apollinaire, Lettres à Lou, Gallimard, 1969

Texte 2

Guillaume Apollinaire n'était pas un chef. Il était bien plutôt ce qu'il nommait lui-même unefusée-signal. […]

Si l'on peut s'exprimer ainsi, je dirais qu'Apollinaire était contagieux. Il n'avait pas besoin defournir d'explications, pas besoin de convaincre. Il affirmait et on le croyait […] Apollinaire doutaitpeu. C'était là sa plus grande force et son défaut. Je ne crois pas qu'un seul jour il ait eu l'idée de sedemander : « Pourquoi est-ce que j'écris? » Ce démon qui était en lui et qui le faisait agir et vivrene l'autorisait pas à se poser des questions. Cette certitude m'étonne encore et m'inquiète. Il étaitparfois triste, langoureux ou mélancolique mais jamais désespéré. Il allait et allait, marchant droitdevant lui sans se retourner. Je lui en veux de cette négligence et d'avoir laissé tant de questionssans réponses.

[…] Toute une génération, celle qui précéda la guerre, dut son audace à cet homme peureuxmais fier, qui les poussait dans le dos.

Philippe Soupault, Guillaume Apollinaire ou les reflets del'incendie, Marseille, les Cahiers du Sud ( 1927)

Texte 3

C'était un très grand personnage, en tout cas comme je n'en ai plus vu depuis. Assez hagard, il est vrai. Le lyrisme en personne. Il traînait sur ses pas le cortège d'Orphée.

[…]

Il avait choisi pour devise : « J'émerveille » et j'estime encore aujourd'hui que de sa part ce n'était pas trop prétendre, muni de connaissances étendues qu'il était presque seul à avoir dans des domaines spéciaux ( les mythes, tout ce qui ressortit à la grande curiosité, aussi bien que tout ce qui gît dans l'enfer des bibliothèques) et ne s'en montrant pas moins tout ouvert sur l'avenir. Non content d'appuyer les entreprises artistiques les plus audacieuses de son temps, il avait éprouvé le besoin de s'intégrer à elles, de mettre à leur service tout ce dont il disposait de haut savoir, d'ardeur … et de rayons.

André Breton, Entretiens, 1913-1952, Gallimard, 1952