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R. Th. Calmel O.P.

Thologie de l'histoire

2e dition

Lettre-prface de Mgr M. Lefebvre

Dominique Martin Morin

Lettre prface de Mgr Marcel Lefebvre

A la Rvrende Mre Prieure

des Dominicaines enseignantes

Cours Saint-Dominique

Saint-Pr - Brignoles Ma Rvrende Mre,

Vous demandez quelques lignes en guise de Prface pour la rdition du numro d'Itinraires intitule Thologie de l'Histoire et qui a pour auteur le cher et vnr Pre Calmel, tant regrett par vous et par nous.

Dans tous ses ouvrages le Pre Calmel s'est efforc, l'image de son Matre, l'Ange de l'Ecole, saint Thomas d'Aquin, de rechercher les causes profondes, les raisons ultimes altissimas causas, d'o l'intrt extraordinaire et dfinitif de ses travaux sur les Mystres du Royaume de la Grce Les Grandeurs de Jsus-Christ , Le Rosaire de Notre-Dame ... et La Thologie de l'Histoire .

On ne peut s'empcher en le lisant de constater l'action des dons du Saint-Esprit, de sagesse, d'intelligence qui lui font tout juger in rationibus aeternis selon les principes ternels, principes divins, qui clairent d'une lumire singulire les sujets qu'il traite en homme de Dieu, en prtre, en thologien.

C'est ce qu'il ralise dans cette tude sur la Thologie de l'Histoire qui devrait se trouver dans les

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LETTRE-PRFACE

mains de tous les professeurs et lves des classes terminales. Mais, bien plus, toutes les personnes dsireuses de connatre l' histoire vraie trouveront dans ces pages une profonde dification et une grande satisfaction.

Que ce cher Pre, que la plupart des religieuses dominicaines enseignantes et vous-mme avez connu et apprci, continue par ses admirables ouvrages tre le guide lumineux et sr de vos communauts et de vos lves, ainsi que de tous ceux qui auront la faveur de les lire et de les mditer.

Gardons prcieusement, avec la grce de Dieu, l'hritage de sa pense et de sa foi.

Daigne le Seigneur Jsus, par l'intercession de Marie, vous bnir ainsi que toutes vos oeuvres et vous garder dans la fidlit la foi catholique, sous le regard aimant du cher Pre.

t Marcel Lefebvre Saint-Pr, le 28 juillet 1984.

H.LL et LE. dilectissimisin Corde immaculatoBeatae Virginis Martaedicatum

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Introduction

Le mystre d'iniquit est l'uvre ds prsent crivait saint Paul la jeune chrtient de Thessalonique voici bientt vingt sicles. Lecteur qui comprenez, non sans angoisse, la signification actuelle de ces paroles de l'Aptre c'est pour vous que j'ai compos ces chapitres. Mais je les ai d'abord composs pour moi-mme ces chapitres de spculation et d'exhortation. Je n'ignore pas qu'il est facile de perdre pied, de se laisser abattre la vue des puissances d'apostasie universellement envahissantes qui, tantt manifestes et plus souvent dguises, s'appliquent par tant de moyens aveugler les ca'urs, corrompre les institutions de la cit et ont pntr dsormais jusque dans le sein de l'Eglise de Dieu. Pour ne pas tomber dcourag, pour rester debout et faire face, j'ai mdit nouveau l'enseignement de la foi au sujet de l'histoire des hommes, me laissant clairer et rconforter par cette vivante lumire.

Dans cette rflexion thologique j'ai considr d'abord un mystre central : depuis l'Annonciation et le Calvaire, Pques et Pentecte, nous sommes entrs dans la PLNITUDE DES TEMPS (Gal. IV ; Eph. I, 10) ; c'est--dire que le Pre a aim le monde jusqu' lui donner son propre Fils Unique et avec lui tous les biens (Jo III, 16,- Rom. VIII, 32). D'autre part l'Eglise toujours sainte est fonde

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Introduction

jamais, avec ses pouvoirs hirarchiques dfinis et indestructibles, pour nous faire participer aux trsors ineffables

sagesse et de grce qui sont cachs dans le cur du Seigneur Jsus.

De savoir cette premire vrit nous met Pabri des vaines illusions sur les dpassements de toute sorte, dont on nous parle tant de nos jours. Puisque nous sommes dans la plnitude des temps nous ne risquons point de dpasser l'Incarnation rdemptrice ; pour le mme motif il n'est pas question de dlivrer l'Eglise de la constitution immuable que le Seigneur a voulu lui assigner. Saint Paul a sans doute dlivr du Judasme l'Eglise naissante mais c'tait pour permettre l'Eglise

s'affirmer telle qu'elle est : Eglise de Jsus et de la loi nouvelle non glise de la loi mosaque qui est jamais rvolue depuis le jour de Pques et Pentecte. Ce serait donc une sinistre plaisanterie de se rclamer par exemple

saint Paul pour prtendre dlivrer l'Eglise de je ne sais quelles survivances archaques lorsque Pon sait que ces survivances ne sont autres que les structures de l'Eglise voulues par le Seigneur : doctrines dfinies et sacrements dtermins. Cette plaisanterie sinistre porte un nom : c'est Poecumnisme post conciliaire. Il dlivre l'Eglise du poids de vingt sicles de traditions, il dpasse vingt Conciles dogmatiques. Il fait des accords dans les Dombes ou ailleurs pour que les dogmes soient galement acceptables ceux qui croient et aux hrtiques et pour que les sacrements soient interclbrs entre ceux qui y croient et pour qui ils sont institus et ceux qui en nient la validit. Dpassement qui est une duperie.

La seconde considration dcisive dans une rflexion thologique sur l'histoire porte sur les ralits qui s'y trouvent engages, sur les socits de pauvres humains qui sont sujettes au droulement du temps ; d'abord la cit de Dieu, telle que Jsus l'a faite pour jamais : sainte, immacule, invincible, destine lui tre configure par

la croix et par l'amour ; destine porter la croix tout le temps que dure son plerinage, mais assure galement de la victoire infaillible par la croix ; - d'autre part son ennemie irrductible, la cit de Satan, avec ses fausses doctrines et ses prestiges innombrables ; elle s'acharne contre la cit de Dieu mais ses tentatives se soldent toujours par des checs ; les cits charnelles , les patries et les civilisations qui, par dfinition, ne doivent pas plus durer que les temps historiques, ont une finalit terrestre, ne sont jamais neutres ; le voulant ou non, elles sont sous la mouvance de la cit de Dieu ou de la cit de Satan.

Si nous acceptons ces distinctions et si d'autre part nous reconnaissons l'tat de fait qui est celui de l'Eglise et de la cit humaine nous serons immuniss contre le millnarisme ; nous comprendrons en effet qu'il ne viendra pas un temps o l'Eglise ne compterait plus de pcheurs, serait l'abri des tratres, n'aurait pas porter la croix avec son Epoux. Pas davantage il ne se lvera sur les cits prissables une aurore de paradis terrestre ; toujours, d'une manire ou d'une autre, elles seront infectes par les poisons diaboliques, cependant que l'Eglise inlassablement s'efforcera de les gurir, ne cessera d'inspirer leur restauration conformment leurs lois propres, dans le Christ Jsus.

Pourquoi la dure des temps, la succession des sicles ? A l'intrieur mme de cette plnitude des temps dans laquelle nous sommes entrs jamais, pourquoi la continuation de l'histoire, les preuves et les victoires de l'Eglise, les efforts de la chrtient? En vue de l'achvement du Corps mystique ; pour le bien des lus, propter electos ; afin que la sainte Eglise atteigne sa perfection dernire par le nombre et le mrite de ses enfants ; afin que les dons inpuisables du Coeur de Jsus soient particips par les saints, jusqu'au jour dsir o la fidlit de l'Eglise tant consomme dans les tribulations de la fin des temps, le Seigneur fera cesser l'histoire, introduira son Epouse dans la Jrusalem cleste, enfermera le diable et ses suppts dans le lac ternel de feu et de soufre,

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Introduction

dans le lieu de la seconde mort. (Apoc. XXI et XXII). - Encore qu'il y ait une finalit terrestre de la succession des sicles : permettre la nature humaine de dployer ses virtualits dans l'a'uvre de civilisation, cependant cette finalit demeure seconde ; la finalit suprme de l'histoire, celle quoi tout est subordonn, n'est point temporelle mais ternelle : c'est la manifestation, par l'glise, de la gloire du Christ et de la vertu de sa croix dans tous les saints et tous les esprits bienheureux.

Puisque le Seigneur a voulu nous donner la lumire sur les derniers jours et les circonstances extraordinaires qui les mettent part, nous ne nous sommes pas drobs les regarder en face. Plus encore que par le caractre trange, redoutable, de ces annes du dclin dfinitif nous avons t frapp par leur caractre commun avec les sicles qui les prcdent et les prparent. Ces annes de la fin viennent s'insrer dans la plnitude des temps, comme les autres annes depuis l'Incarnation. Le don qui a t fait au monde par l'Incarnation du verbe ne sera pas retir ; le pouvoir dont le Christ est investi ne sera pas attnu ; le cavalier d'Apocalypse qui s'est lanc en vainqueur sur un coursier blanc continuera de parcourir la terre et de remporter la victoire (Apoc. VI, 2).

C'est par un dessein d'amour que le Seigneur veut que son Epouse, la sainte Eglise, soit configure sa Passion ; qu'elle fasse dans une certaine mesure l'exprience des tnbres et de la drliction du jardin des oliviers. Elle doit ressentir sa mesure la porte myst

rieuse de ce SINITE USQUE HUC (Luc, XXII, 51) que Jsus

prononait dans sa sainte agonie. Si le Seigneur a voulu pour son Epouse, certaines poques, une exprience plus profonde des douleurs du Vendredi-Saint, c'est aussi qu'il a voulu lui donner des preuves encore plus profondes de l'efficacit de sa puissance et de l'intensit de son amour. Et nous croyons que la Vierge Immacule, REINE

DES MARTYRS ET MRE DE L'EGLISE, nous entoure d'une ten

dresse d'autant plus forte, d'autant plus attentive, que nous sommes des enfants plus harcels et plus dsempars. Mais la Vierge du Calvaire, de l'Assomption, des grandes visites miraculeuses sur notre terre misrable est pour jamais selon la parole magnifique de Pie XII la Vierge victorieuse de toutes les batailles de Dieu .

Que ces rflexions sur l'histoire humaine en prsence de Jsus-Christ, qui en est le Matre souverain, nous persuadent que nous sommes aims et gards par Dieu. Qu'il nous soit donn, travers toutes les contingences de la vie et les vicissitudes du monde, d'tre vainqueurs

en Jsus-Christ par sa Croix. DILIGENTIBUS DEUM OMNIA

COOPERANTUR IN BONUM.

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1. Les deux cits

Les termes d'histoire, de monde, d'Eglise ont t embrouills comme plaisir par nos contemporains. A couter certains d'entre eux, lire certaines tudes sur l'Eglise et le monde, nous ne savons plus trs bien si le monde n'est pas dj l'Eglise, surtout quand il progresse (du moins ce que l'on nous dit) dans le sens de la libration de l'homme et de la monte humaine. De mme pourrions-nous croire que l'Eglise, mme sans tre exactement le monde, du moins ne s'en distingue pas essentiellement, de sorte qu'elle ne doit ni marquer de sparation, ni porter de condamnation, - cependant que la tche primordiale du prtre serait de se tenir l'coute du monde , sans se proccuper outre mesure d'tre attentif la Rvlation du Seigneur ni aux maldictions qu'il a lances contre le monde. - Pour ce qui est de l'histoire, on nous dit de moins en moins qu'elle est domine par trois vnements qui certes ne sont pas sur le mme palier, mais dont aucun ne doit tre laiss dans l'ombre, car chacun des trois est indispensable une explication juste : la cration ex nihilo, le pch originel, la rdemption par le Fils de Dieu, n de la Vierge Marie. - (Si l'on considre ces vnements historiques qui sont hors de commune mesure avec les autres et qui les dominent tous, on saisit alors que le pch et le diable sont l'uvre, mais aussi qu'ils sont dsormais vaincus, que le Seigneur en

Deux cits

triomphera par sa croix (et par la ntre unie la sienne). Cependant ce triomphe se situe au cur mme de la lutte et pas encore dans sa suppression. Cette suppression est diffre dans le sicle venir, aprs la dfaite de l'Antchrist et le jugement dernier. Pas de millnarisme. Pour cette terre, victoire sans doute, mais victoire en ce sens que ce que le Pre a donn Jsus nul ne peut le ravir de sa main, non en ce sens que les loups ravisseurs ne poursuivent pas les brebis fidles jusque dans la bergerie du Matre et ne leur font pas sentir leurs morsures ; mais il est impossible qu'ils soient plus forts que le Matre ; ils ne peuvent emporter les brebis qui demeurent fermes dans la foi et confiantes avec l'humilit.)

Reprenons les notions d'Eglise et de monde et voyons bien qu'elles sont irrductibles.

Par monde nous entendons trois choses : d'abord la cration dans son ensemble et, avant tout, les hommes en tant que susceptibles de Rdemption ; ensuite les valeurs de civilisation, le dveloppement des possibilits humaines dans l'ordre si riche de la culture et de la vie de la grce et de la vie en socit ; enfin les principes du refus de la vie de la grce et de la vie de l'Eglise que les hommes portent audedans de leur propre cmur, mais aussi qu'ils organisent socialement au dehors. Cette signification de refus de la charit et de la croix (mme indpendamment de sa mise en ceuvre en des institutions) cette dernire signification est trs frquente dans le quatrime vangile ; Bossuet nous en donne une interprtation souvent pathtique, avec la gravit et la bnignit d'un prtre de Jsus-Christ, dans son admirable Trait de la Concupiscence ; admirable malgr quelques dveloppements un peu arbitraires amens par l'entranement oratoire.

Voici maintenant un relev succinct ou plutt quelques indications, partir de textes de l'Ecriture, sur les trois sens principaux du terme monde.

D'abord le monde comme reprsentant l'ensemble des

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hommes qui doivent tre dlivrs par la Rdemption :

C'est lui qui est la victime de propitiation pour nos pchs, non seulement pour les ntres, mais pour ceux du monde entier. (la Jo. II, 2) - Tant que je suis dans le monde, je suis la lumire du monde. (Jo. IX, 5) - Je suis venu dans le monde pour rendre tmoignage la vrit. (Jo. XVIII, 37) - Dieu n'a pas envoy son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauv par lui. (Jo. III, 27)

Ensuite le monde comme cit politique et univers de la culture : Si mon royaume tait de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour que je ne fusse pas livr aux Juifs. (Jo. XVIII, 36) - Que ceux qui usent de ce monde soient comme n'en usant pas, car elle passe la figure de ce monde. (la Cor. VII, 31) - En vous crivant dans ma lettre de n'avoir pas de rapport avec des impudiques, je n'entendais pas d'une manire absolue les impudiques de ce monde... car il faudrait alors sortir du monde. (Ia Cor. V, 10)

Le monde enfin comme dsignant les principes du refus de Dieu et de son Eglise (ce sens est de beaucoup le plus habituel) : N'aimez pas le monde ni rien de ce qui est dans le monde... car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie. (la Jo. II, 15-16) - Ne savez-vous pas que l'amiti pour le monde est inimiti contre Dieu ? Qui veut donc tre ami du monde se rend ennemi de Dieu. (Jac. IV, 4) - Malheur au monde cause de ses scandales ! (Matth. XVIII, 7) - Le monde est tabli tout entier dans le mal. (la Jo. V, 19) - Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a ha avant vous ; si vous tiez du monde, le monde aimerait ce qui est sien ; mais parce que vous n'tes pas du monde et que je vous ai retirs du monde, le monde vous hait. (Jo. XV, 18-19) - Le Prince de ce monde vient, mais il ne peut rien contre moi. (Jo. XIV, 30) - Quand viendra le Paraclet il fera la preuve que le monde est dans son tort... Le Prince de ce monde et dj jug. (Je. XVI,

8-11) - Tout ce qui est n de Dieu triomphe du monde ; et ce qui remporte la victoire sur le monde c'est notre foi. (la Jo. V, 4.)

Pour clairer la notion de monde, selon la triple acception qui se dgage du Nouveau Testament, il convient de la situer dans' le rayonnement de la doctrine des deux cits, qui se dgage elle aussi du Nouveau Testament ; d'abord la cit de Dieu ou sainte Eglise, essentiellement surnaturelle, sans pch quoique compose de pcheurs, qui descend d'auprs de Dieu avec des pouvoirs et un amour qui ne sont pas de ce monde ; ensuite la cit de Satan, qui est faite non seulement des trois convoitises que nous portons au-dedans de nous, mais encore de l'action de Satan en dehors de nous : les mensonges, illusions, sductions de Satan, par lesquels le refus de Dieu tend s'organiser en structures soit visibles et officielles soit dissimules et occultes ; cette cit perverse est dj vaincue malgr ses tentatives toujours recommences : Ces deux cits sont suprmes et dfinitives, mais videmment elles ne sont pas galit, car la cit de Dieu est toujours victorieuse par la croix, tandis que la cit de Satan ne renouvelle chaque jour ses efforts que pour les voir ruins chaque jour, en attendant qu'elle soit bientt relgue, jamais impuissante, au fond de l'enfer ; quant la cit humaine, temporelle par nature et limite la vie prsente, elle est prise ncessairement dans l'attraction des deux cits suprmes, sans toutefois que la cit du diable parvienne jamais s'imposer elle en toutes choses, - tandis que la cit sainte, la sainte Eglise, ne cesse de rayonner sur elle sa lumire cleste et de faire panouir, serait-ce en de petits enclos, les fleurs humaines les plus prcieuses de la sagesse et de la posie, de l'honneur et de la justice politique. (Si la cit de Dieu, la sainte Eglise, s'est toujours proccupe de faire pntrer l'Evangile et sa loi dans la cit humaine, ce n'est videmment pas sa tche premire, laquelle est d'annoncer l'Evangile, d'offrir le Saint Sacrifice et de sauver les mes ; mais susciter et soutenir une civilisation chrtienne est une consquence inluctable de sa tche premire, puisque les hommes auxquels elle apporte l'Evangile vivent en

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socit et par suite doivent tre fidles au Seigneur dans la vie en socit.)

Ce que nous appelons cit humaine correspond bien certains aspects du monde ; toutefois les deux vocables ne sont pas rigoureusement quivalents ; le terme cit voque avec plus de clart quelques ides importantes laisses dans l'ombre par le terme monde : les ides d'organisation, lgislation, mceurs et autorit.

De mme ce que nous appelons cit du diable correspond-il certains aspects du monde ; mais ici encore, grce au terme de cit, on introduit d'utiles prcisions, on fait entrevoir tout ce qu'il y a d'organis dans l'ceuvre du diable, le Prince de ce Monde ; - soit au plan religieux, en ce qui touche au plus intime du caeur de l'homme, car ce plan il suscite les formations aberrantes avec leurs faux-prtres et leurs faux dogmes, qu'il s'agisse d'idoltrie, d'hrsie et d'apostasie ; soit au plan de la socit politique, en travaillant modeler les mceurs, tablir des lois, dominer les citoyens par une hirarchie officielle ou dissimule. Mme si ce terme monde suggre tout cela il ne l'explicite pas aussi bien que l'expression cit du diable.

On peut videmment parler de monde chrtien au sens de civilisation chrtienne, comme cit terrestre illumine par la Rvlation et docile l'Eglise. Ce qu'il faut seulement ne pas oublier, c'est que dans un monde chrtien (la chrtient mdivale par exemple) le monde au sens des trois convoitises et du refus de Dieu joue un rle bien rel et fait sentir son influence empoisonne. Il reste - et c'est considrable - qu'il n'a pas pour lui la puissance des institutions ; qu'il ne dispose pas non plus de la force d'une doctrine communment reue (ou impose). Mais c'est bien assez du scandale non officialis, fluide, diffus, qui tient la faiblesse et la malice des personnes et des petits groupes naturels ; c'est bien assez de la fornication sans la loi du divorce ; d'un matre agnostique sans l'universit lacise et lacisante ; des abus d'un patron sans l'oppression de l'esclavage tatique, universel et camoufl. C'est bien assez pour perdre les mes et faire flchir une civilisation que les pchs et scandales

personnels. Or ils existent, ils existeront toujours mme dans un monde chrtien. Malgr cela la diffrence est vidente, c'est mme une diffrence de nature, entre un monde chrtien comme celui du Moyen-ge et un monde d'idoltrie comme celui de l'antiquit, et plus encore un monde d'apostasie comme celui qui essaie de se constituer depuis deux sicles (1). Dans un monde chrtien en effet nous voyons d'abord que les hommes sont divinement rgnrs par leur appartenance l'Eglise hirarchique au lieu de bnficier simplement des visites de la grce travers des formations religieuses et une civilisation qui, en elles-mmes, sont opposes la grce ; ensuite dans un monde chrtien quoi qu'il en soit des dfaillances individuelles, les hommes sont ports, soutenus, soulevs par des mceurs et des institutions dont le principe animateur est conforme au droit et l'Evangile. Or tel n'est point le principe animateur des coutumes et des lois dans un monde d'idoltrie et surtout dans un monde d'apostasie.

Irrductible par sa transcendance surnaturelle la cit terrestre, sur laquelle elle ne cesse pas cependant de faire descendre ses bienfaits, l'Eglise est absolument oppose la cit de Satan, aux trois convoitises et leur fructification naturelle c'est--dire le monde qui repousse l'Evangile, qui est organis et constitu dans ce refus et pour lequel le Seigneur n'a point pri ; - soit le monde antique qui tait le monde de l'idoltrie, soit le monde moderne qui tend devenir le monde de l'apostasie. Quant au monde mdival, il faut observer que les principes du refus de la vie de la grce et de la vie de l'Eglise, qui taient l'eeuvre pour sr, n'avaient pas le moyen de s'institutionaliser et d'augmenter ainsi leurs ravages et leurs dgts ; mais ce monde existait bel et bien ; l'Eglise des prtres et des saints le combattait de toutes ses forces, l'enseignement infaillible du magistre et l'hrosme des amis du Seigneur faisaient au monde une guerre implacable. Si le monde n'avait pas alors invent les

institutions qui donneraient son refus de Dieu la force de

(1) Voir Annexe 3 : De la Civilisation Chrtienne.

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la loi ou le prestige de l'ide, il n'en demeure pas moins que son refus de Dieu tait vivace, qu'il s'alimentait insatiablement aux trois convoitises.

Les spirituels des grandes poques de chrtient nous l'ont assez dit dans leurs enseignements immortels sur le mpris du monde. Ce qu'ils nous dvoilent sur la lutte contre les convoitises est toujours valable. Pour la mise en ceuvre de leur doctrine il existe cependant une diffrence entre notre sicle et les sicles de chrtient.

De notre temps comme du leur en effet nous devons, ainsi qu'ils nous l'enseignent, nous mpriser nous-mmes et lutter contre nos mauvaises tendances. Mais nous devons faire cela en n cessant pas de nous opposer, selon notre tat et notre mission, des institutions et des coutumes dont le principe animateur n'est plus chrtien, dont l'esprit est mme parfois vritablement celui de l'apostasie. Cette condition nouvelle du dtachement intrieur, les grands auteurs spirituels du Moyen-ge ou de l'ge classique ne pouvaient pas en tenir compte. Elle n'existait pas leur poque, elle est particulire notre temps. Il reste que leur doctrine en elle-mme n'est pas changer. Il s'agit seulement de la placer dans les perspectives actuelles. Leur enseignement a t formul tandis qu'un ordre temporel chrtien tenait encore, tant bien que mal. Il s'agit de nous pntrer de cet enseignement, de le faire ntre dans une situation bien diffrente puisque nous devons essayer de rtablir, notre poste et selon notre tat, un ordre temporel qui soit de nouveau conforme la loi du Christ (1). En tout cas, et quelles que soient les conjonctures historiques de la cit humaine et de l'Eglise, le monde au sens de refus de Dieu existera toujours, mme lorsque, par chance, il ne sera pas institutionalis. Il existera toujours et toujours nous aurons le combattre pour demeurer fidles au Seigneur. C'est dire que la doctrine mystique des vrais spirituels (2) sera toujours

(I) On peut voir l-dessus nos tudes antrieures dans Ecole chrtienne renouvele (Tequi, Paris) les chapitres sur la chrtient ; et Sur nos routes d'exil les Batitudes, la troisime partie. (N.E.L., Paris, 1960.)

(2) Citons particulirement l'Imitation, saint Jean de la Croix, les deux saintes

d'actualit, ne cessera pas de nous tre prcieuse et secourable (1).

Aprs avoir situ la cit de Dieu par rapport au monde considr soit comme civilisation, soit comme principe de pch, il est normal de conclure que le dialogue de l'Eglise avec le monde, dont on parle tant aujourd'hui, ne peut jamais tre celui de deux interlocuteurs qui seraient galit, en quelque sens du reste que l'on entende le monde. Ce qui frappe d'abord dans la rencontre entre l'Eglise et le monde c'est la transcendance de l'Eglise et son irrductibilit. Aussi maternelle que soit l'Eglise elle est jamais la cit sainte qui descend du ciel, d'auprs de Dieu, qui atteint l'homme au secret du coeur pour le purifier et le diviniser dans le Christ. Ds lors la rencontre de l'Eglise avec le monde ne pourra jamais ressembler celle de deux gentils camarades qui engagent le dialogue, d'gal gal, un soir d't, sous les ombrages d'un jardin public. La seule rencontre vritable et salutaire de l'Eglise avec le monde est celle des confesseurs sans reproche, des docteurs infrangibles, des vierges fidles et des martyrs inflexibles, revtus de la robe carlate, trempe dans le sang de l'Agneau.

Puisque dans la civilisation telle qu'elle existe en fait, mme parmi les pays de chrtient, Satan est l'oeuvre, puisque Satan russit de temps autre tablir son rgne plus ou moins profondment sur la civilisation (et par l mme la pervertir), puisqu'il en est ainsi, il est impossible au chrtien de vivre au milieu du monde comme tmoin ou aptre de Jsus-Christ sans avoir un jour ou l'autre se sparer du monde, rompre avec lui sur tel ou tel point. - Se sparer quel jour ? Rompre sur quel point ? Rompre sur le point o nous ne pouvons faire comme le monde sans offenser Jsus-Christ ; nous sparer le jour o Satan nous a tendu un pige par l'intermdiaire des personnages ou des choses du monde. C'est l toute l'histoire des martyrs et des confesseurs ; et notre Eglise est tout le temps

Thrse, sainte Catherine de Sienne, le Pre Lallement s. j., le P. Ch. de Foucauld, les tudes de spiritualit du P. Carrigou-Lagmnge o.p. (I) Voir Annexe 4 : Du mpris du monde.

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l'Eglise des confesseurs et des martyrs ; - martyrs de la foi qui ont dfendu devant le monde les vrits rvles que repoussait le monde ; qui ont prfr tre exclus du monde, tre mis mort, plutt que de ne pas combattre les fausses doctrines et les courants de pense qui taient hrtiques ou aberrants ; - martyrs de la chastet qui se sont spars d'un monde impudique, pour soutenir que les ralits de la chair et du corps relevaient de Dieu ; - martyrs de la fidlit au sige de Pierre qui ont rompu, comme par exemple un Thomas More, avec une socit qui tout entire devenait schismatique. Je ne parlerai pas maintenant des confesseurs, des vierges et des saintes femmes. Il nous suffit de savoir que l'Eglise, au milieu du monde, est tout le temps l'Eglise des confesseurs, des martyrs et des vierges ; de mme qu'elle est tout le temps l'Eglise des prtres et de la hirarchie apostolique. Indivisiblement l'un et l'autre ; indivisiblement l'Eglise des prtres et l'Eglise des saints. Car, en communiquant au monde les lumires et les grces de Jsus-Christ par le ministre des prtres, l'Eglise ne cesse pas de susciter des saints.

Quand il s'agit des rapports entre l'Eglise et le monde, une des pires illusions des chrtiens de notre temps (et parfois de chrtiens trs gnreux) consiste en ceci : ils demandent l'Eglise et la foi chrtienne de prsenter un immense intrt au point de vue terrestre. Et sans doute cela peut s'entendre convenablement. Encore faut-il commencer par voir et admettre que le grand intrt de l'Eglise et de la foi, leur intrt premier et spcifique, est situ au point de vue non pas terrestre mais surnaturel, ternel, cleste.

L'Eglise et la foi prsentent sans doute un intrt au point de vue terrestre comme en tmoignent l'existence des familles chrtiennes, puis les tentatives ou les russites d'un art et d'une philosophie chrtienne (1), d'une civilisation

(1) Sur la ralit historique d'une philosophie chrtienne voir les ouvrages de Maritain et Gilson, notamment LBsprit de la Philosophie mdivale de Gilson (Vrin, Paris) et Science et Sagesse de Maritain (Labergerie, Paris).

chrtienne. Mais ce ne sont l que des consquences, encore qu'elles soient normales et doivent tre recherches si l'on est engag dans certains tats de vie. Il reste que l'effet propre de la foi est de nous donner une autre lumire que terrestre, nous faire percevoir des mystres qui ne sont pas de ce monde, nous introduire une esprance qui dpasse l'infini tout amnagement de la cit. (Je sais fort bien que l'esprance qui procde de la foi affermira l'esprance naturelle dans l'dification (toujours bien imparfaite) d'une cit juste ; mais enfin l'esprance thologale est d'un autre ordre.)

Vous me dites, ayant t initi une certaine forme de spiritualit : Mais enfin je suis dans le profane, je me dbats dans le temporel, je dois lever une famille et faire marcher une exploitation. Est-ce que la foi ne prsentera pas un intrt prodigieux pour ces ralits terrestres ? Est-ce que, pour passer un plan. beaucoup plus vaste, elle ne me permettra pas de collaborer l'avnement d'une humanit enfin libre et fraternelle, ayant vaincu la faim et l'ignorance, ayant mis un terme dfinitif l'exploitation de l'homme par l'homme, aux abus des riches et des puissants? - Je vous rappellerai (car vous devez le savoir) que la foi nous enseigne en premier qu'il est des ralits autres que les ralits profanes, infiniment suprieures : les trois divines personnes qui nous appellent leur propre batitude par le sang de la croix du Fils de Dieu fait homme, notre Rdempteur. Ensuite la foi nous enseigne assurment tre fidles Dieu jusque dans les ralits- profanes ; mais pour qu'il en soit ainsi nous ne devons pas en faire notre tout, y mettre notre esprance dernire, nous laisser emporter par les rves du messianisme terrestre. La distance est infinie entre l'Eglise et le monde, mme un monde qui, vivifi par l'Eglise, tend raliser un ordre juste. L'Eglise est irrductible au monde comme la grce est irrductible la nature.

Lorsque sainte Jeanne d'Arc s'appliquait cette mission temporelle qui tait le sacre du roi de France, elle ne croyait certainement pas que la restauration du monarque lgitime

allait transformer la France en une sorte de Paradis. Il serait

risible de parler son sujet de millnarisme. Elle voyait

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simplement que Dieu veut sur terre un ordre politique juste ; elle y travaillait de toute son me pour l'amour de Dieu ; mais elle savait aussi qu'un abme spare l'ordre politique, mme juste, et le Royaume surnaturel. Les liaisons, les intercommunications vivantes et incessantes entre l'un et l'autre n'empchent pas la distance infinie.

La foi s'intresse aux ralits terrestres en nous les faisant assumer, si c'est du moins notre rle, dans la conformit la loi de Dieu ; (les assumer ainsi demande de respecter leur nature et de nous renoncer nous-mmes pour l'amour de Dieu). Ensuite la foi nous prserve d'attendre un ge d'or, un millnium, comme si le monde, le temporel, le profane allait se confondre peu peu avec la Jrusalem cleste (1).

L'illusion millnariste se prsente souvent de nos jours sous une forme particulirement trange. On imagine que les institutions terrestres, humblement, lourdement terrestres, sont en passe d'tre supprimes par la charit, la gnrosit chrtiennes. On rve par exemple d'une charit qui supprimerait peu peu les ingalits sociales, la dfense du pays, les forces armes. On se met regarder le temporel dans les perspectives utopiques d'une innocence sentimentale ; dans des perspectives futuristes et anglistes. On ne voit pas que la charit, la gnrosit chrtiennes commencent par accepter les moyens inluctables de l'existence temporelle et politique, en cherchant les vivifier et les rendre plus purs, bien loin de les faire vanouir et de les volatiliser ; et ces moyens, malgr toutes sortes de renouvellements, demeurent immuables pour l'essentiel - immuables comme notre nature dans sa condition de chute et de rdemption ; ils s'appellent proprit prive, famille, corps intermdiaires avec leurs liberts et franchises, hirarchies sociales avec leurs insignes et privilges, dfense de la patrie qui, la limite, peut inclure la guerre.

(1) Voir annexe 2 : Le messianisme vanglique et ses consquences temporelles.

Ainsi donc, refus catgorique de tout millnarisme et cependant souci du terrestre pour l'amour de Dieu (et dans l'oubli de soi-mme) : le chrtien engag dans le temporel doit tenir les deux bouts.

On objectera peut-tre : avec de telles dispositions, est-ce que l'on aura jamais le courage d'entreprendre srieusement une rouvre terrestre ? - On aura ce courage si Dieu le demande et si le ceeur est fix en Dieu pour excuter sa volont, ne dsirant que lui plaire, ne cherchant pas ailleurs sa paix, son repos, son suprme recours. Or il est impossible d'tre ainsi fix en Dieu, au moins d'y tendre de toutes ses forces, si l'on ne sait pas qui est Dieu et ce qu'est son Royaume, si on commence par les mlanger avec les choses de la terre mme les meilleures, plus forte raison avec des rves et des utopies telles par exemple qu'une volution, une transformation progressive de l'humanit qui la librerait de tout conflit, de toute injustice - et qui mettrait fin notre condition misrable d'enfants d'Adam.

Si la foi ne nous fait pas d'abord discerner, puis admettre pratiquement, la distance infinie qui spare le Royaume de Dieu et la cit terrestre, le monde et la sainte Eglise -je dis bien la sainte Eglise et non pas les milieux ecclsiastiques o le monde prend quelquefois la part du lion - si nous ne tenons pas fermement cette ide rvle, surnaturelle, de la distance infinie entre les choses du ciel et les choses de la terre, alors notre foi est dliquescente, nous ne risquons pas d'clairer les choses de la terre la lumire des choses du ciel, ni de les traiter du point de vue de la vie ternelle et de l'amour de Dieu. Aussi lorsque les choses de la terre viendront craquer, dcevoir, trahir, nous risquons de tomber dans le dcouragement ; - moins que, dfaut de lumire et d'esprance cleste, une sorte de frnsie inhumaine nous fasse ngliger les dceptions et les trahisons, les larmes et le sang des hommes, et peut-tre mme dcuple et galvanise nos forces, parce que nous serons obsds par la vision de je ne sais quelle humanit de l'avenir, transfigure, ultra-humaine. Mais cette espce de fureur, engendre par

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l'utopie, est aussi trangre aux faiblesses, aux abattements de l'homme charnel , qu'elle est oppose l'hrosme des saints.

Ce qui rpugne le plus dans la spiritualit teilhardienne, c'est le brouillage des plans ; le Dieu de l'En-Avant concide avec le Dieu de l'En-Haut selon une terminologie trs particulire. De l cette conclusion inadmissible : mettre la main aux choses de la terre (d'une terre suppose voluante et en cosmognse), - autrement dit servir le Dieu de l'EnAvant (1) - cela de soi est identique l'union surnaturelle avec le vrai Dieu. Or il est clair, et le plus humble chrtien bien instruit de son catchisme ne l'ignore pas, que l'occupation aux choses de la terre n'est pas, en elle-mme, l'exercice des vertus thologales. De soi l'objet de cette occupation, et les vertus qui y correspondent, sont terrestres et non pas surnaturels. Si, comme cela doit tre, si cette occupation est le fait d'une me inspire, souleve par les vertus thologales, unie Dieu, ayant choisi Dieu comme son bien suprme, lui tant remise par un choix d'amour, alors pour sr cette occupation concourt au Royaume de Dieu. Mais ce n'est pas en elle-mme. Pour dire cela, qui est lmentaire, il suffit d'avoir distingu, comme la foi nous apprend le faire, entre l'Eglise et le monde.

(I) Sur les consquences dsastreuses des principes teilhardiens je citerai l'Abb Grenet, au sujet du livre du P. Rideau s.j. sur Teilhard, dans le Bulletin Thomiste du Cercle Saint-Nicolas de Caen, juif. 1965, pp. 16, 17, 18.

Quand le P. Rideau crit (p. 402) le langage de Teilhard doit tre interprt au-del de la lettre, suivant son intention profonde nous rpondons : Non, mais suivant la logique ncessaire de ses principes propres. Sans quoi on va nous refaire le coup de distinguer un teilhardisme d'intentionn et un teilhardisme de fait, ce qui permet de refuser a priori toute critique de Teilhard, sous le prtexte qu'elle mconnat ses intentions... Ce que le lecteur attendait d'une synthse organique, c'est qu'elle lui fasse percevoir la cohrence logique, permettant seule d'affirmer : tel texte est dans le droit fil du systme, tel autre est un bloc erratique, qui n'quilibre rien parce qu'il n'est pas logiquement reli au reste... Qu'il s'agisse de la cration et de sa liaison la Trinit et l'Incarnation, du progrs des choses aprs la cration originelle, et surtout de l'Incarnation tudie en elle-mme, la logique interne du systme (qui est d'unifier toutes les unions sur le mode de l'union biologique et dans la ligne de l'volution biologique) va eftacer toutes les ruptures. brouiller tous les plans. ,

Il serait trop long de dcrire les erreurs qui drivent de cette confusion initiale entre le monde et l'Eglise. J'en indique quelques-unes au passage.

On ose prtendre que la Parousie viendra couronner d'en-haut une pousse historique et un effort civilisateur qui n'attendait que cela.

En ralit le glorieux avnement du Seigneur est d'un ordre tout diffrent de celui des civilisations et de leur progrs, rel ou suppos. De mme que l'entre de chacun des lus dans le Paradis vient couronner, non pas le dveloppement des talents humains, mais une vie au niveau des batitudes, (qui d'ailleurs s'est accomplie souvent travers la mise en oeuvre des dons naturels), de mme l'avnement de Jsus-Christ dans sa gloire viendra couronner les suprmes luttes et les fidlits suprmes de son Eglise militante : fidlit qui s'accomplira du reste au milieu d'une monte historique (si l'on peut parler de monte pour une dgnrescence) au milieu d'une anticivilisation inimaginablement perverse et apostate :

Quand le monde sera comme un baraquement Plein de dsutude et de dvergondage

Quand on n'entendra plus que le sourd craquement D'un monde qui s'abat comme un chafaudage.

Le motif, le seul motif qui nous soit rvl sur la Parousie est celui de la dfense des lus dans un danger sans pareil, afin que les lus soient sauvs, malgr le dchanement de l'iniquit (Matth. XXIV, 22-24). - O avez-vous lu, dans quel verset de l'Ecriture ou quel dcret conciliaire, que la Parousie s'inscrive dans le prolongement du progrs (prsuppos) de la civilisation et de la monte historique ? Avec vos thories vous enlevez la Parousie sa ralit irrductible ; vous en faites l'aboutissement inluctable d'une monte qui procde de ce monde, alors qu'elle est une intervention toute gratuite et toute-puissante du Fils de l'Homme sans continuit avec les nergies, ressources et progrs de ce monde. (Elle s'inscrit dans la vie de l'Eglise

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dont elle est la consommation. Elle ne s'inscrit pas dans la suite de la vie (ou de la monte) de la cit terrestre comme telle.) Et si vous vacuez ainsi la ralit de la Parousie et son mystre c'est parce que vous avez d'abord vacu un autre mystre, celui du Royaume de Dieu, que vous avez rsorb dans le devenir historique et cosmique.

Le gouvernement divin et sa raison dfinitive, dfinitivement clatante, n'est pas moins mconnu que la Parousie. D'aucuns prtendent que Dieu gouverne le monde et le fait durer pour permettre les dveloppements techniques, la fraternisation idyllique des peuples, l'avnement d'une humanit transfigure. Ainsi le Dieu qui nous a crs, levs l'ordre surnaturel, qui a permis le pch, qui a livr son propre Fils, n de la Vierge, pour le rachat de nos fautes, ce Dieul qui est l'unique Dieu, n'aurait d'autre ide dans son gouvernement providentiel, que de permettre la mise au point des techniques et des machines, la mise en place de je ne sais quelles organisations sociales ! Pour soutenir cela il faut penser bassement de Dieu. Pour avancer de pareilles thories sur le gouvernement divin de l'histoire humaine il faut n'avoir pas mdit les vnements majeurs qui dominent jamais l'histoire humaine : cration, chute et pch originel, incarnation rdemptrice ; il faut ignorer ou avoir rejet les plus lmentaires notions du catchisme le plus lmentaire. En ralit Dieu gouverne le monde pour la gloire de son Fils Jsus-Christ, l'accroissement du Corps Mystique qui est la Sainte Eglise, la sanctification des lus.

Nous admettons sans difficult que l'histoire des hommes sur la terre ait galement une raison d'tre pour la terre ; nous reconnaissons que le Seigneur Dieu, par la propagation et la dure de notre espce, veut permettre aux hommes de dployer leurs richesses naturelles, tablir une civilisation moins dsaccorde de leur dignit propre, amliorer dans une certaine mesure leur tablissement passager ici-bas. Mais enfin ce n'est point l le but premier, essentiel, fondamental de l'histoire humaine. Cette finalit terrestre est foncirement subordonne la finalit cleste et surnaturelle ; elle ne peut prtendre s'y substituer. Par ailleurs, elle ne peut tre situe

droitement sinon en tenant compte de notre condition de pcheurs, bien loin de nous laisser garer par l'esprance chimrique d'abolir cette condition.

Et si Dieu fait durer le monde propter electos ( cause des lus), est-ce que les lus seront forms peut-tre, quelque jour, en supprimant les preuves dans leur adhsion au Christ, au lieu, simplement, de les recevoir avec action de grces et de les faire fructifier en saintet ? Une mutation millnariste deviendra-t-elle le partage des chrtiens dans une priode venir, de sorte que la condition douloureuse et militante, conscutive la premire faute, serait enfin abolie ? La foi nous rpond que si l'histoire se prolonge propter electos, les lus viendront toujours au monde tant blesss en Adam et ne pouvant gurir que par leur conformit au Christ dans l'amour et par la croix.

Toutes les iniquits et les manoeuvres de la cit du diable (laquelle, avec la cit de Dieu, influe ncessairement sur les civilisations) tous les succs apparents de la cit du diable sont permis - non pas voulus - pour l'dification de la cleste Jrusalem. Comme le chante magnifiquement l'hymne de la Ddicace :

Tunsionibus, pressuras Expoliti lapides Suis coaptantur lotis Per manus Artificis ; Disponuntur permansuri Sacris aedificiis. (1)

Je sais. fort bien, j'enseigne depuis des annes, comme d'innombrables prdicateurs avant moi, - depuis qu'il y a des enfants de l'Eglise divine qui sont en mme temps les enfants d'une patrie terrestre, depuis que la cit de Dieu ternelle est prsente au milieu de la cit charnelle prissa

(1) A grands coups tailles par le ciseau et polies merveille, les belles pierres sont places chacune en son lieu par la main du matre d' euvre. Elles sont disposes pour demeurer sans lin dans l'difice (le toute saintet.

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ble, qu'elle combat nuit et jour pour arracher les hommes la cit du dmon, - donc je m'efforce d'enseigner (1) aux chrtiens qui vivent dans le monde que les chemins de la saintet passent vraiment par leurs activits profanes. Mais ce n'est pas dclarer pour autant que les activits profanes sont en elles-mmes thologales. Les activits ayant pour objet le terrestre ne deviennent une voie d'union Dieu que dans la mesure o elles sont occasion d'amour et de renoncement, invitation la charit et au sacrifice, appel au combat contre nous-mme, contre le dmon et le monde. Que vous ayez une activit de peintre ou d'agriculteur, de journaliste ou de pote, pour peu que vous soyez chrtien, vous savez que votre activit doit certes vous amener vous rapprocher de Dieu, approfondir votre vie spirituelle ; mais vous savez aussi que cela ne se fera qu' certaines conditions ; la premire est de prendre le temps de vous recueillir dans le Seigneur, de frquenter les sacrements, d'implorer Notre-Dame ; il faut que vous ayez le sens profond du tout de Dieu en union avec Jsus-Christ ; - il faut ensuite que vous ayez le sens des lois propres de votre activit et que vous tendiez honntement les mettre en oeuvre, ces lois propres, malgr les illusions (2), les sophismes, les pressions de la cit du diable qui, de mille manires, cherche faire oublier ces lois et les fausser. Il importe enfin que vous ne preniez que des moyens purs.

Les activits terrestres ne deviennent (comme elles le doivent) un chemin vers Dieu que si vous vous efforcez d'appliquer la lettre les enseignements rvls les plus formels sur la rupture de continuit entre le Royaume de Dieu et les biens de la terre, la vie d'ici-bas et la vie ternelle. Le temps est court ; ainsi, que ceux qui sont maris soient comme ne l'tant pas ; ceux qui pleurent comme ne pleurant pas et ceux qui se rjouissent comme ne se rjouissant

(1) On peut voir par exemple ma retraite des matresses d'cole et de pensionnat : Erole et saintet (L'Ecole, Paris, 1958).

(2) L'une des pires illusions est celle d'une charit qui finirait par volatiliser les humbles moyens de l'existence temporelle et politique ; la charit vraie au contraire s'efforce de vivifier et de rendre plus purs ces humbles moyens, mais aprs avoir commenc par les accepter. Voir plus haut page 24.

pas ; ceux qui achtent comme ne possdant pas et ceux qui usent de ce monde comme n'en usant pas, car elle passe la figure de ce monde. (la Cor. VII, 29-32.) - Nous n'avons pas ici-bas de cit permanente mais nous cherchons celle que nous devons habiter un jour. (Hb. XIII, 14.) - Qui aime sa vie la perd ; et qui hait sa vie en ce monde la garde pour la vie ternelle. (Jo. XII, 25.) - Qui ne renonce pas cause de moi tout ce qu'il possde ne peut pas tre mon disciple. (Luc, IX, 23.) - Que sert l'homme de gagner l'univers s'il vient perdre son me et qu'est-ce que l'homme pourra donner en change de son me ? (Matth. XVI, 26.) Ce sont l des indications spirituelles ou des commandements qui impliquent les donnes dogmatiques sur la discontinuit entre la sainte Eglise et le monde.

Je rsumerai tout le propos de cette mditation en transcrivant les notes d'un ami : Si la foi parat beaucoup d'hommes sans rapport avec la vie terrestre, du moins sans intrt pour cette vie, c'est qu'elle exige en elle-mme de vivre concrtement cette vie non pas en homme charnel mais en nous laissant conduire par l'Esprit de Jsus-Christ (et donc en nous oubliant nous-mmes) ; elle exige qu'au lieu de jouir de ce monde nous en usions comme n'en usant pas...

De mme qu'il ne faut pas cder l'illusion d'une implantation sur la terre du Royaume des cieux telle que Dieu et son Christ, ds le sicle prsent, y seraient tout en tous mais que la foi nous oblige tenir que, jusqu'au dernier soir inclus, l'ivraie et le bon grain pousseront cte cte, de mme il ne faut pas cder l'illusion de la monte progressive d'une socit des hommes pleinement humaine, parfaitement l'abri des influences de la cit du diable...

Le Christ n'est pas venu pour redresser le devenir historique des socits humaines ; sans doute, du fait mme qu'il est venu nous racheter, son action surnaturelle, salvifique, est-elle sur-ordonne . une certaine restauration des socits

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humaines par rapport leur finalit naturelle. Toutefois le Christ n'a pas reu mission de son Pre pour restaurer le devenir historique de la socit politique.

A cela un aumnier me faisait l'objection suivante

S'il en est ainsi, l'aventure du chrtien est dcidment bien terne ; c'en est fait d'une aventure exaltante. - Exaltante pour les trois convoitises c'est bien impossible lui dis-je ; ce qui importe c'est qu'elle soit vivifie par l'amour vritable et donc conforme l'ordre divin (qu'elle vite le brouillage des plans, qu'elle ne confonde jamais les activits temporelles et la vie thologale). Alors seulement les sages efforts et les tentatives honntes au niveau du terrestre seront poursuivis, malgr tous les checs, par fidlit Dieu et pour son amour ; la croix quotidienne sera porte avec douceur et vaillance ; et la plnitude de l'union Dieu se reversera finalement en bienfaits merveilleux sur les choses temporelles. A toutes les poques l'exemple des saints nous en a donn la preuve. Cette fidlit dans l'ordre vaut infiniment mieux, pour le temporel mme, que toutes les aventures exaltantes fondes sur l'illusion et le brouillage des plans.

2. Lumire de l'Apocalypse

On peut trouver tranges, compliques ou mme parfois droutantes les visions, toujours grandioses, de l'Apocalypse de saint Jean. On-ne peut du moins leur faire le reproche de donner une ide de l'histoire tant soit peu millnariste ou progressiste. Aucune allusion, aussi tnue qu'on la suppose, une monte des humains vers une super-humanit ; pas davantage d'allusion une transfiguration de l'Eglise militante en Eglise qui ne compterait plus de pcheurs ou qui cesserait d'tre en butte aux attaques des deux Btes. Sous quelque forme qu'il se prsente le mythe du progrs est totalement tranger aux rvlations du visionnaire de Patmos ; ce mythe, comme nous le verrons, est mme ruin par ses rvlations. A plus forte raison est impensable dans la perspective de l'aptre saint Jean, inspir par le Seigneur, l'hrsie trs moderne, en vertu de laquelle la construction de l'humanit par la recherche, la science et l'organisation, finirait bientt par s'identifier avec l'Eglise de Dieu.

Verrons-nous seulement dans l'Apocalypse le dchanement des flaux, leur crpitation vengeresse quand ils s'abattent durs et presss comme d'normes grlons (voir VIII, 7) sur les hommes impies et sacrilges, et beaucoup plus encore sur les potentats perscuteurs et leurs formidables empires ? Sans doute chtiments et punitions font-ils partie intgrante de l'Apocalypse ; ils n'en sont toutefois qu'une partie et

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non pas la plus essentielle. Le plus essentiel de l'Apocalypse, le plus significatif, ce que l'Aptre inspir avait pour dessein d'enseigner par-dessus tout, peut se rsumer, me semble-t-il, en deux vrits fondamentales. Premire vrit : souverainet du Christ sur tous les vnements de la vie du monde et de l'Eglise ; il est en effet digne de recevoir le livre de l'histoire et d'en briser les sceaux, parce qu'il a t mis mort et qu'il nous a rachets dans son sang ; - parce qu'il est le premier et le dernier, qu'il vit dans les sicles des sicles, tenant en main les clefs de la mort et de l'enfer. (Voir V, 5 et 9 ; I, 5 et 18.) L'autre vrit est celle de la victoire du Christ sur le dmon et ses suppts, et du prolongement de cette victoire dans l'Eglise et dans ses saints ; mais ici prenons garde que cette victoire, loin de supprimer la croix et de l'vacuer, ne se ralise que par la croix. Dicite in nationibus quia Dominus regnavit a ligno.

Par l mme, l'Apocalypse coupe court ce rve quelquefois enfantin et tendre, mais peut-tre plus souvent trs lche et odieux, qui fait esprer pour la vie du chrtien une fidlit au christ sans tribulation et pour l'avenir de l'glise une ferveur de saintet qui n'aurait plus subir, l'extrieur, les perscutions du monde, ni, au dedans, les trahisons des faux-frres ou parfois mme des clercs et des prlats. Le millenium enchanteur n'arrivera jamais dans le temps. L'exclusion dfinitive et complte des impies et des pervers est diffre jusqu'aprs le dernier jour, lorsque retentira la sentence inexorable : Dehors les chiens ; dehors empoisonneurs et impudiques, homicides et idoltres, et quiconque aime et fait le mensonge. (XXII, 15.) D'ici l nous ne pouvons rendre tmoignage Jsus, sinon en lavant notre robe dans le sang de cet Agneau divin qui nous a aims et nous a rachets de nos pchs. Nous n'avanons pas vers lui sans traverser le torrent de la grande tribulation.

Souverainet du Christ, victoire du Christ continue dans ses lus par la croix ; sur ces deux enseignements majeurs, je relve quelques versets plus marquants.

D'abord sur le plein pouvoir du Christ. Au moment o j'aperus (le Fils de l'Homme) je tombai comme mort ses pieds, mais il mit sa main sur moi et me dit : Ne craignez point ; je suis le premier et le dernier ; je suis celui qui vit ; j'ai t mort, mais maintenant je vis et je vivrai dans les sicles des sicles, et j'ai les clefs de la mort et de l'enfer. (I, 17-18.) - Et devant l'Agneau immol, les quatre animaux et les vingt-quatre vieillards chantaient un cantique nouveau en disant : Vous tes digne du Seigneur de recevoir le livre (le livre de tous les vnements qui doivent arriver) et d'en ouvrir les sceaux ; car vous avez t mis mort et par votre sang vous nous avez rachets pour Dieu, de toute tribu, de toute langue, de tout peuple et de toute nation... (V, 9.) - Je vis paratre un cheval blanc. Celui qui tait mont dessus avait un arc, et on lui donna une couronne ; et il partit en vainqueur pour continuer ses victoires. (VI, 2.) - (Les dix rois) ont tous un mme dessein et ils donneront la Bte leur force et leur puissance. Ils combattront contre l'Agneau et l'Agneau les vaincra, parce qu'il est le Seigneur des seigneurs et le Roi des rois ; et ceux qui sont avec lui sont les appels, les lus, les fidles. (XVII, 13-14.)

Voici maintenant quelques passages sur la victoire de ces lus et de ces fidles qui sera remporte par la croix et qui est l'achvement de la victoire du Christ. Alors un des vieillards prenant la parole me dit : Qui sont ceux-l qui sont vtus de robes blanches et d'o sont-ils venus ? Je lui rpondis : Seigneur, vous le savez. Et il me dit : Ce sont ceux qui sont venus ici aprs avoir pass la grande tribulation et qui ont lav et blanchi leur robe dans le sang de l'Agneau. C'est pourquoi ils sont devant le trne de Dieu et ils servent jour et nuit dans son temple... L'Agneau qui est au milieu du trne sera leur pasteur, et il les conduira aux sources d'eau vive et Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux. (VII,13-17.) - ... L'accusateur de nos frres (Satan) qui les accusait jour et nuit devant notre Dieu a t prcipit et ils l'ont vaincu par le sang de l'Agneau et par la parole laquelle ils ont rendu tmoignage ; et ils ont renonc l'amour de la vie jusqu' souffrir la mort. (XII. 10-11.)

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- Et je vis comme une mer de cristal mle de feu et ceux qui taient demeurs victorieux de la Bte de son image et du nombre de son nom taient sur cette mer comme de cristal, et ils avaient des harpes de Dieu. Ils chantaient le cantique de Mose, serviteur de Dieu et le cantique de l'Agneau en disant : Vos oeuvres sont grandes et admirables, Seigneur Dieu tout-puissant ; vos voies sont justes et vritables, Roi des sicles ; qui ne vous craindra, Seigneur, et qui ne glorifiera votre nom ? Car vous seul tes plein de bont et toutes les nations viendront vous et vous adoreront, parce que vos jugements ont clat. (XV, 2-4.) - ... Je vis encore les mes de ceux qui avaient eu la tte coupe pour le tmoignage qu'ils avaient rendu Jsus et pour la parole de Dieu, et qui n'avaient point ador la Bte ni son image, ni reu son caractre sur le front ou aux mains ; et elles entrrent dans la vie et elles rgnrent avec Jsus-Christ pendant mille ans... C'est l la premire rsurrection. (XX, 4-5) (1).

Ces versets nous clairent et rconfortent. N'oublions pas cependant qu'ils sont tirs de quelques grandes visions allgoriques. Or c'est l, dans ces visions toutes remplies de doctrine et d'enseignement sous forme d'allgorie, c'est l que l'Apocalypse laisse mieux entrevoir sa porte ; c'est par la doctrine qui se dgage des visions qu'elle exerce davantage son admirable vertu consolatrice et pacifiante.

Nous pouvons aborder d'emble le chapitre douzime, puisque ds ce chapitre sont dresses les immenses fresques qui se rapportent plus particulirement l'histoire de l'Eglise. Jusque-l, aprs les lettres merveilleuses aux sept vques d'Asie, c'tait plutt l'histoire du monde qui tait vise ; il

(1) Nous suivons dans l'ensemble la traduction de Lematre de Sacy. - La rsurrection premire des saints et des martyrs dsigne la rgnration spirituelle qui s'accomplit ds maintenant, en opposition avec la rsurrection glorieuse aprs la Parousie ; la dure de mille ans qui mesure la rsurrection premire dsigne le cours de l'histoire prsente dans tout son ensemble (mille ans tant un chiffre parfait) par opposition l'ternit qui mesurera la rsurrection glorieuse. Aucun sens millnariste.

s'agissait plutt, mais non exclusivement, de vengeances divines sur le monde coupable et de la prservation des lus parmi tous les flaux, pendant la dure des sicles (car il est certain que le nombre sept, attribu aux sceaux mystrieux des chtiments divins, recouvre la succession des sicles, dans son ensemble et jusqu'au dernier jour).

Donc le chapitre douzime nous montre en face l'un de l'autre la Femme et le Dragon, la Femme toute pure, clatante de saintet, revtue du soleil, la lune sous ses pieds et sur la tte une couronne de douze toiles ; le Dragon au pelage tout rougi par le sang des martyrs, orgueilleux et froce, apparemment invincible ; mais il va cumuler dfaites sur dfaites. Premier chec : l'Enfant que met au monde la Femme, c'est--dire la Vierge Marie, et que le Dragon se prpare dvorer, lui est soustrait aussitt ; en d'autres termes, le Fils de Dieu n de Marie, ayant souffert la Passion, est glorifi par la Rsurrection et l'Ascension. (XII, 4-5.)

Dsappoint, tournant sa fureur contre les disciples de Jsus, le Dragon ne tarde pas essuyer une seconde dfaite ; c'est tel point qu'une immense voix se met clamer dans le ciel : Maintenant est tabli le salut et la force et le rgne de notre Dieu et la puissance de son Christ ; parce que l'accusateur de nos frres (le serpent ancien qui est appel Diable et Satan) a t prcipit ; ils l'ont vaincu par le sang de l'Agneau.

S'en prenant alors la Femme, qui figure ici l'Eglise, le Dragon va se trouver jou, bern, vaincu pour la troisime fois. Le Dragon se voyant donc prcipit en terre poursuivit la Femme... Mais on donna la Femme deux ailes d'un grand aigle afin qu'elle s'envolt dans le dsert... alors le serpent jeta de sa gueule aprs la Femme une quantit d'eau semblable un fleuve, afin que ce fleuve l'entrant et la submerget. Mais la terre secourut la Femme et ayant ouvert sa bouche elle engloutit le fleuve.

N'acceptant toujours pas de s'avouer vaincu le Dragon exaspr entreprend de faire la guerre aux enfants de la Femme c'est--dire aux chrtiens. Mais il va continuer de perdre.

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Echec irrmdiable qui tait prdit depuis le Paradis terrestre. C'est naturellement au Paradis terrestre que nous fait remonter la vision de l'Apocalypse, lorsque pour la premire fois la Femme et le Dragon se trouvrent en prsence. Nous pensons au jardin d'Eden, le soir du premier pch et de la premire contrition. Le Dragon tait l. Il avait russi dans l'entreprise odieuse d'garer les parents de la race humaine. Elle tait l galement la mre de celle qui devait nous relever ; Eve tremblante, brise de repentir, blottie auprs d'Adam. Et, en prsence d'Eve, Dieu dit Satan qui s'imaginait en avoir fini avec le salut de notre espce, avec sa grce et son bonheur : Je mettrai une inimiti entre toi et la Femme, entre sa race et la tienne, et elle t'crasera la tte.

Ce fut le Proto-Evangile. Mais l'Evangile dfinitif devait tenir cette promesse bien au-del de tout ce que l'on aurait pu entrevoir ou dsirer. C'est la diffrence entre la prophtie et la ralisation. La ralisation passe de loin la prophtie en merveilles et en splendeurs. Ou plutt la prophtie enveloppait des splendeurs qu'on n'et pas souponnes avant la ralisation. La Femme de l'Apocalypse est bien du lignage d'Adam et Eve, comme cela tait prophtis, mais elle est en mme temps la femme bnie entre toutes, la mre de Dieu. C'est bien la descendance de la femme qui crase le Dragon comme c'tait prophtis, mais le Fils de Marie est en mme temps Fils de Dieu ; il demeure parmi nous et il est assis la droite du Pre (XII, 5). La victoire est remporte avec une perfection que ne souponnaient certes pas Adam et Eve ; dont nul ne pouvait avoir par avance une ide adquate.

Lorsque saint Jean notait la vision du Dragon et de la Femme, ce temps de la victoire, ce temps appel par des suppliants sans nombre durant des millnaires, venait enfin de s'accomplir. Le temps annonc pendant des sicles dans l'obscurit de la loi de nature, prfigur pendant deux mille ans dans le demi-jour de la loi crite avec Abraham, Mose

et les prophtes, ce temps de la plnitude des temps venait enfin de se lever sur les hommes ; c'tait fait depuis l'Immacule Conception de la Vierge, et surtout depuis l'Incarnation du Verbe que prparait l'Immacule Conception.

Nous disons plnitude des temps pour deux raisons d'abord parce que depuis que le Fils de Dieu s'est fait homme nous avons en lui pour jamais la plnitude de la grce et de la vrit ; d'autre part son pouvoir plnier ne cesse pas de s'exercer pour conduire les fidles, malgr les pires embches, la perfection de la vie divine, jusqu'au jour o le diable sera dfinitivement refoul dans l'tang de feu et de soufre, rendu incapable d'aucune incursion au dehors. - Nous entendons par la plnitude des temps ces temps bnis durant lesquels Dieu nous accorde en JsusChrist ses dons en plnitude, cependant qu'il a confr Jsus-Christ la puissance plnire pour nous faire participer ses dons, nous dlivrer du pch, nous introduire dans le Ciel.

La grande date n'est plus attendre ; avec la naissance, la mort, la glorification de Jsus-Christ, la date suprme est dj arrive ; de cet ordre-l il n'y en aura pas d'autre. Il y aura, il y a, un dploiement de ce qui fut accompli en ces heures ineffables du temps humain, mais il n'y aura jamais le dbut d'une autre re, d'une re qui pourrait apporter quelque chose de radicalement neuf par rapport l'Incarnation rdemptrice. Pguy le chantait dans sa mditation devant la crche :

Le solennel dbat du jour et de la nuit Marquait dans ce silence une invisible trve

ET LE TEMPS SUSPENDU DANS CET HUMBLE RDUIT

Dcoupait les contours d'une heure unique et brve.

Oui le temps tait suspendu, en ce sens que l'ancien cours du temps venait s'arrter l. C'est l qu'il aboutissait :

Et les routes d'hier, et celles d'aujourd'hui Ensemble aboutissaient A CE PAUVRE BERCEAU.

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C'est aussi de l que partait un temps que l'on peut dire immuablement nouveau, en ce sens que cette nouveaut de l'Incarnation rdemptrice, cette nouvelle conomie serait permanente et dfinitive, ne serait pas remplace par une autre plus magnifique, plus dbordante de gnrosit, comme avait t remplace l'conomie de la Loi ancienne. - Et sur la croix le sang qui devait tre vers est le sang du testament nouveau et ternel, comme les prtres le disent chaque jour sur le calice du vin ; et ils le rediront jusqu'au dernier jour, jusqu' la Parousie : donec veillai.

Ainsi la plnitude des temps (1) est arrive avec la naissance, la mort et la rsurrection du Seigneur. C'est pourquoi saint Paul crivait aux Galates (IV, 4) : Quand vint la plnitude des temps, Dieu envoya son Fils n d'une femme, n sujet la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous confrer l'adoption filiale. Et la preuve que vous tes des fils, c'est que Dieu a envoy dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba, Pre. - De mme aux Ephsiens (I, 10) : (Dieu a voulu) dans l'ordonnance de la plnitude des temps instaurer toutes choses dans le Christ. - Et encore aux chrtiens de Corinthe (la Cor. X, 11) : Nous autres nous touchons la fin des temps. Et Jsus dclarait ses disciples (Luc. X, 24) : Combien de prophtes et de rois ont voulu voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vu ; entendre ce que vous entendez et ne l'ont pas entendu. - En effet la loi a t donne par Mose, la Grce et la Vrit ont t faites par Jsus-Christ. (Jo. I, 17.)

Nous sommes entrs dans les derniers temps, les temps du Verbe de Dieu incarn, de l'Esprit-Saint envoy, de l'Eglise fonde. Sans doute y a-t-il un dbut ces derniers temps, - lorsqu'Elisabeth, tant parvenue son sixime mois,

(I) Voir la ltae, q. 106, art. 4 sur la loi nouvelle qui doit durer jusqu' la fin du monde. , Article... qui dtruit par la racine toutes les tentatives sans cesse renaissantes d'orienter l'histoire vers une re de messianisme de l'Esprit, o la Rvlation du Nouveau Testament et la conception de l'Eglise comme corps passible du Christ serait dpasse. Journet, Introduction la Thologie, p. 185-186 (D.D.B., Paris, 1947).

l'Ange Gabriel fut envoy de la part de Dieu la Vierge Marie. Ainsi les derniers temps sont ouverts par le fuit de Notre-Dame. Ils connatront une floraison dernire, lorsque paratra dans le ciel le signe du Fils de l'homme, lorsque le Seigneur viendra sur les nues avec une grande puissance et une grande gloire pour nous ressusciter, nous juger tous, instaurer les cieux nouveaux et la terre nouvelle, rduire les dmons et les hommes damns une impuissance totale et les fermer dans l'tang de la seconde mort (Matth. XXIV ; la Cor. XV ; Apoc. XX). Or quel que soit le nombre des sicles qui viennent se ranger l'intrieur des derniers temps, entre le dbut et la conclusion, ces temps restent bien les derniers ; ils ne seront pas remplacs par des temps nouveaux ; nous nous trouvons jamais dans les temps messianiques, les temps de l'Incarnation rdemptrice, et de Marie mre de Dieu et des hommes.

Toute la succession de l'histoire jusqu' la consommation des sicles n'est l que pour expliciter ce qui fut donn une fois pour toutes, non pour inventer un nouveau genre de don. La succession des sicles est dans une dpendance que l'on peut qualifier d'intrinsque l'gard de l'Incarnation rdemptrice (1), - pour en dployer les richesses, pour permettre aux lus de se multiplier, pour manifester la varit multiforme de leur participation l'amour et la croix de Jsus, pour rendre tmoignage la maternit spirituelle de la sainte Vierge. Du fleuve de l'histoire qui se 'droule aux pieds de Notre-Dame on pourrait dire en reprenant les vers de Pguy

Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire

N'est l que pour baiser votre auguste manteau.

Les temps sont accomplis ; l'heure a dj sonn de la misricorde et de la libralit indpassables du Pre des

(1) Cette doctrine est illustre par saint Jean, au chapitre V de son Apocalypse, quand il nous montre dans un tableau grandiose comment les destines du genre humain sont remises Jsus-Christ, immol et glorifi ; comment lui seul est capable d'ouvrir le livre aux sept sceaux.

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cieux l'gard de l'espce humaine. Lui qui n'a pas pargn son propre Fils, mais l'a livr pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas galement donn toutes choses avec lui ? (Rom. VIII, 32). Sans doute la Parousie, le second avnement du Fils de l'homme doit apporter une modification inimaginable. Comment imaginer en effet le corps glorifi, entirement transparent une me toute sainte ? Comment imaginer cette terre nouvelle o les hommes seront comme des anges, ne se marieront plus et ne se donneront plus en mariage ? (Matth. XXII, 30). Mais quelles que soient les proprits miraculeuses de l'tat qui fera suite au jugement dernier, pour l'essentiel, il ne se produira pas de changement. Car l'essentiel est la vision de Dieu, panouissement plnier de la grce sanctifiante ; or, ce comble de bonheur et de gloire nous avons accs depuis le sacrifice du Christ. Ce qui nous sera donn aprs la Parousie ce ne sera pas plus que le Christ qui nous fut donn depuis la crche, le calvaire et la rsurrection. Simplement le Christ qui nous fut donn une fois pour toutes fera clater sa victoire en plnitude ; il laissera dborder toute la puissance de son amour dans chacun de ses frres et dans le Corps Mystique qu'il se sera form au cours des ges, au milieu de la grande tribulation.

L'vocation du Dragon et de la Femme au chapitre douzime de l'Apocalypse s'applique non seulement la Vierge mre de Dieu mais aussi la Sainte Eglise qui est l'image de la Vierge. Comme Marie en effet et toujours entoure de son intercession, l'Eglise est sainte, sans tache ni ride ; associe Jsus-Christ comme son pouse, Sponsa Christi ; et elle enfante les saints : Mater Ecclesia. Or, au sujet de la destine de cette Eglise qui est l'image de Marie et qui est, comme elle, reprsente par la Femme, l'aptre saint Jean nous dvoile de grands mystres. Il nous apprend que l'Eglise est poursuivie par le Dragon et qu'elle va se cacher dans le dsert ; c'est dire que son existence est avant tout secrte, contemplative, retire en Dieu, infiniment

distante de la vie selon le monde ; en effet l'Eglise vit principalement de la vie thologale qui la fait demeurer en Dieu. Parce qu'elle demeure ainsi cache en Dieu, la fois par la charit qui la recueille en Dieu et par les pouvoirs hirarchiques qu'elle possde de manire inamissible, afin de dispenser la grce indfectiblement, - parce qu'elle est ce double titre retire du monde, et comme protge dans un dsert, elle n'a pas redouter les attaques du Dragon. D'avance elles sont voues l'chec, car la rgion o l'Eglise a trouv asile, cette rgion de la vie tablie dans le Seigneur la dfend comme un dsert inaccessible, un abri vraiment inexpugnable. Depuis sa fondation l'Eglise a reu les deux ailes du grand aigle pour s'envoler au lieu de son refuge ; l elle est en scurit jusqu'au dernier jour (1) assiste par l'Esprit de Jsus, nourrie, rconforte par son corps et son sang sous les espces eucharistiques.

Que fait alors le Dragon ? Irrit de son insuccs personnel, il va chercher recruter des allis pour les lancer contre l'Eglise. Par leur intermdiaire il poursuivra la lutte, - une lutte sans rpit qui se droule pendant quarante deux mois, autrement dit pendant tout le cours des temps historiques.

Il s'arrte donc sur le sable de la mer (XII, 18). Il aperoit, s'levant du fond de l'abme, une Bte norme et monstrueuse et il lui communique aussitt sa force et sa grande puissance ; sans plus tarder la Bte se dchane (XIII, 1-10).

Correctement traduite, cette allgorie veut dire que le diable s'introduit dans le pouvoir politique afin de le tourner contre l'Eglise. Le premier des empires qu'il ait utilis pour l'excution de ses volonts perscutrices est l'Empire romain. Saint Jean le dsigne comme la Bte de la mer parce que Rome, par rapport l'le de Patmos, s'lve l'autre bout de la Mditerrane ; et comme Rome est btie sur sept collines la Bte de la mer est reprsente avec sept

(1) Le chiffre de la dure de sa retraite : un temps, des temps, un demi-temps est un chiffre symbolique qui recouvre le cours de l'histoire toute entire.

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ttes : les sept ttes sont les collines sur lesquelles est assise (Babylone) (XVII, 9).

Ainsi le diable s'introduit dans la cit politique afin de mieux guerroyer l'Eglise et les saints. Il a commenc en se servant de Rome et depuis lors il n'a jamais cess. Sans doute, aprs la chute de l'Empire, lorsque peu peu une chrtient finit par s'tablir, c'est--dire une cit peu prs saine, honnte et droite, et docile l'Eglise, le diable ne pouvait plus beaucoup s'appuyer sur les institutions pour servir ses desseins tnbreux ; elles taient tant bien que mal conformes la justice et pntres d'esprit chrtien. Que faisait alors le diable ? Il essayait de faire dchoir les rois et les sujets de l'idal de justice chrtienne qui tait celui de la cit. Toutefois aussi longtemps que la cit, dans son ensemble, demeurait chrtienne elle n'tait pas, comme telle, un instrument du diable ; elle ne s'identifiait pas la Bte de la mer. Mais depuis deux ou trois sicles la cit politique redevient nouveau cette Bte, refusant de reconnatre le Christ et son Eglise, se faisant perscutrice, soit au grand jour, soit de manire camoufle. Cependant, diffrente en cela de Rome paenne, la cit moderne n'est pas au service de l'idoltrie ; elle est plutt bien souvent acoquine avec l'apostasie ; une apostasie qui est trs capable l'occasion de se dguiser sous des noms chrtiens. De la sorte la Bte de la mer est devenue pire qu' l'poque de saint Jean.

Mais elle n'est pas seule ; une autre lui prte son concours, c'est la Bte de la terre (XIII, 11-18). Elle svit de nos jours plus encore qu'aux premiers sicles, du temps o saint Jean crivait son livre. Malgr des accalmies momentanes elle ne se couchera pas d'ici la fin du monde. Cette Bte de la terre dsigne symboliquement (d'aprs les commentateurs les plus srs) les faux docteurs avec leurs fausses doctrines, les hrsiarques avec leur Evangile dform, les porte-parole de l'apostasie, - soit qu'ils nient en face le contenu de la Rvlation, soit que, par une alchimie savante et hypocrite, ils l'altrent et le corrompent mais en conservant certaines apparences : depuis deux sicles ils en sont venus confondre l'Evangile tantt avec une libert utopi

que et effrne comme au dix-neuvime sicle ; tantt, comme notre poque, avec un progrs sans borne et une volution indfinie, en direction d'un ultra-humain qui recule toujours.

C'est ainsi que se prsente, d'aprs le chapitre douzime de l'Apocalypse, l'antagonisme entre le Dragon et la Femme. Non seulement le diable en personne mne le combat, mais il dispose encore de deux auxiliaires formidables tout au long des sicles : d'abord les institutions de la cit, ensuite les faux-prophtes ; d'une part la force de l'autorit, la loi, le pouvoir politique ; d'autre part le prestige et la sduction de l'intelligence, le systme, les faux dogmes ou l'art dprav.

Toutes ces prcisions ne sont pas videmment contenues dans le texte mais elles se fondent sur lui, elles lui sont homognes, comme on peut s'en convaincre par une lecture patiente et attentive des commentateurs chrtiens les plus autoriss (1).

J'ajoute seulement aux commentateurs une vocation, du reste extrmement rapide, des manifestations successives des deux Btes, de ce qui se prsente au long de l'histoire comme leur incarnation. Ce faisant, j'espre ne pas trahir le livre inspir ; et voici pourquoi. Les immenses tableaux par lesquels l'aptre saint Jean nous retrace le gouvernement du monde et la victoire du Seigneur sont en quelque sorte cycliques et rcapitulatifs. Ils reprennent quelques thmes invariables, qu'ils dveloppent et enrichissent chaque fois, mais enfin les thmes essentiels ne changent pas ; on peut ainsi les numrer : empire souverain de Dieu et de son Fils Jsus glorifi sur toute la srie des vnements ; vanglisation que rien ne peut arrter ; intercession des saints de l'Eglise triomphante ; recommencement inlassable des perscutions, mais ruine infaillible des perscuteurs ; victoire des

(1) Notamment le Pre Allo o. p.: L'Apocalypse (Gabalda, Paris) ou le rsum qu'en donne le Pre Lavergne o. p. (mme titre, mme diteur).

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lus par la souffrance et la croix ; intervention assidue des anges bienheureux pour procurer le chtiment des perscuteurs comme pour soutenir et prserver les saints. Ces thmes ne changent pas, mais dans les reprises successives travers les vingt-deux chapitres l'illustration en devient plus claire et plus parlante. Je pense qu'il est permis d'en conclure que les vnements qui composent la trame de l'histoire du monde et de l'Eglise prsentent des caractres essentiels immuables, encore qu'ils ne se produisent pas deux fois de la mme faon.

Les vnements de l'histoire du monde et de l'Eglise ne sont pas vnements de transformation totale et indfinie, qui ne cesseraient de dpasser la nature de l'Eglise et la nature de la cit, dans un effort de monte irrpressible et hallucinant vers une humanit et une Eglise toujours meilleures. Cette conception n'est qu'un mythe hglien et teilhardien. La doctrine rvle, notamment celle qui se dgage de l'Apocalypse, est vraiment toute autre, et mme toute contraire. La doctrine sacre, confirme du reste par l'exprience, nous montre que les vnements de l'histoire de l'Eglise sont toujours vnements d'vanglisation, mme si les peuples vangliss sont diffrents selon les poques, les tribus et les langues ; - toujours vnements de perscution et de trahison, mais toujours aussi vnements de victoire des martyrs, des confesseurs et des vierges ; - son tour cette perscution ou cette trahison prend toujours la forme d'attaques ou de manaeuvres qui sont le fait soit du pouvoir politique (officiel ou occulte) soit des prophtes de mensonge et des docteurs d'illusion et de confusion. Mais videmment les attaques et les manceuvres des deux Btes changent au cours des sicles et la victoire que remporte l'Eglise sur les Btes apparat chaque fois galement sous des traits nouveaux, non encore aperus. C'est en ce sens-l qu'il y a de l'irrversible ; mais ni la perscution, ni la victoire en leurs lments constitutifs ne sont irrversibles. Leurs caractres essentiels se retrouvent au contraire invariablement, avec une constance remarquable.

Je dis cela parce que c'est vrai, mais aussi parce que de toutes parts on veut nous imposer de croire le contraire ;

disons mieux, la Bte de la terre dploie toutes sortes de ruses et exerce mille pressions pour nous amener penser que tout serait en transformation et en devenir ; - que, par exemple, c'en serait fini de l'Eglise du Concile de Trente et de son enseignement, de sa liturgie et de sa conception de l'apostolat ; nous devrions dsormais construire l'Eglise du xx' sicle, laquelle serait totalement diffrente de celle du xvr et qui prparerait son tour l'Eglise du xxi' ou du xxir sicle, laquelle de son ct n'aurait avec elle aucun trait commun sinon un lan vertigineux vers un no-christianisme jamais atteint, mais toujours plus blouissant et vraiment fabuleux.

La Bte de la terre nous raconte galement que c'en est fini du monde et de son hostilit. Dsormais l'Eglise cohabiterait pacifiquement avec un monde qui, sans mme le chercher et comme spontanment, finirait par concider avec elle et ne lui serait plus hostile ; dans la mesure du moins o elle se serait dpouille de toute autorit juridique et de toute charit transcendante.

Nous sommes envahis par les brouillards du progressisme. On n'arrte pas de nous parler d'histoire, mais on a perdu le sens des caractres fondamentaux de l'histoire : car si l'on fait grand cas de l'irrversible, (et c'est bien vrai que la succession des vnements est irrversible), on oublie en revanche les virtualits bien dtermines et bien prcises que les vnements divers de la cit terrestre et de l'Eglise de Dieu ne font que manifester et dployer, loin de les tirer sans fin. Le successif et l'irrversible ont cach le stable et le permanent.

Si nous sommes envahis par les brouillards du progressisme, c'est la suite d'un grand pch : l'orgueil. L'homme a voulu se substituer Dieu, non plus seulement titre individuel, mais aussi par le moyen d'un type nouveau de socit qu'il s'est acharn construire. Et comme l'exprience n'tait pas concluante, comme visiblement la socit tait pleine de dficiences, alors la ralisation d'une socit idale a t rejete dans un futur qui s'loigne l'infini. L'avenir de la socit en construction voil ce qui tient la

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place de Dieu ; c'est un mythe dvorant et qui a toujours raison parce qu'il parle, commande, difie et renverse, non pas au nom de critres et de lois vrifiables, tirs d'une nature bien connue, ayant sa finalit assigne et fixe, mais au nom d'un futur qui prend tous les contours d'un rve chimrique, qui est chaque jour diffr et recul un peu plus loin.

L'Apocalypse nous enseigne au contraire que l'histoire de l'Eglise est sans doute une histoire, un droulement irrversible et non pas une sorte de mouvement d'horlogerie qui tournerait en rond ; mais aussi que cette histoire, jamais identique et d'une beaut qui se renouvelle sans cesse, prsente cependant des caractres fixes et immuables, notamment l'vanglisation que rien ne saurait arrter ; ensuite l'hostilit tantt ouverte, tantt sourde et contenue, du Dragon et des deux Btes contre la Femme ; enfin la victoire du Christ et des Bienheureux.

En effet l'hostilit du Dragon s'avre impuissante en dfinitive. Non que les enfants de la Femme n'aient supporter de terribles souffrances, mais ils sont vainqueurs au sein mme des peines et des tourments. De mme que l'Eglise leur mre, tant nourrie au dsert, chappe au Dragon, parce qu'elle est situe un autre plan, eux aussi sont situs un autre plan et ils ne risquent pas d'tre vaincus ; - ceux du moins qui veulent suivre l'Agneau, qui consentent mme donner le tmoignage du martyre et qui renoncent la vie au point de souffrir la mort (XII, 11) ; bref ceux qui vivent assez profondment des vertus thologales pour s'attacher inflexiblement la croix de Jsus ; (pour les autres, les lches et les incrdules (XXI, 8) il est clair qu'ils sont vaincus par le diable). Ainsi donc les chrtiens qui demeurent fidles Jsus sont assurs de remporter avec lui la victoire sur le Dragon.

Voici comment se termine le combat, voici le dnouement de la campagne des deux Btes contre l'Eglise. Je vis ensuite l'Agneau debout sur la montagne de Sion et avec lui

les cent quarante-quatre mille qui avaient son nom et le nom de son Pre crits sur leur front... Ils chantaient un cantique nouveau, et nul ne pouvait apprendre ce cantique que ces cent quarante-quatre mille qui ont t rachets de la terre. Ce sont ceux qui ne se sont pas souills avec les femmes car ils sont vierges. (XIV, 1-6). Ils sont vierges parce qu'ils ont consacr Jsus-Christ leur me et leur corps, et c'est bien la signification obvie de ce verset ; - mais ils sont vierges encore en ce sens qu'ils ont gard leur me dans la saintet de Dieu, qu'ils n'ont point prostitu leur vie au culte du Dragon et des Btes (ou alors ils ont fait pnitence avant de mourir). Non seulement ces cent quarante-quatre mille sont purs et sans tache, mais ils triomphent par la croix de Jsus ; ils s'avancent en effet aprs avoir travers (le torrent de) la grande tribulation, aprs avoir lav et blanchi leur robe dans le sang de l'Agneau. C'est pourquoi ils se tiennent debout devant le trne et devant l'Agneau, vtus de robes blanches et portant des palmes dans leurs mains. Et l'Agneau sera leur pasteur, il les conduira aux sources d'eaux vives, il essuiera toute larme de leurs yeux. (VII, 14, 9 et 17.)

Pour ce qui est de la Bte de la mer, la cit politique passe sous la mouvance de Satan, la grande Babylone, la prostitue superbe enivre du sang des martyrs de Jsus (XVIII, 24) elle s'croule en quelques minutes, semblable cette pierre norme souleve par un ange et prcipite au fond des ocans (XVIII, 21). Babylone peut bien essayer de se relever tout au long de l'histoire, les effondrements sont aussi nombreux que les tentatives de reconstruction. Cela ne tient jamais. Le diable et les deux Btes ne sont pas prs de prendre en main les destines du monde ; c'est l'Agneau immol et glorifi qu'elles ont t remises et il est matre souverain. Le diable et les deux Btes ne sont pas prs de mettre un terme leurs dsastres et d'avoir enfin le dessus ; souvent ils peuvent sembler se ressaisir ; on dirait mme que le triomphe est de leur ct, mais ce n'est qu'une apparence. Finalement le diable et les deux Btes seront jets vivants dans l'tang de feu et de soufre et tourments nuit et jour

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dans les sicles des sicles (XX, 10) ; ils ne risqueront pas de faire craquer les barrages ni de recommencer leurs jeux sataniques de perscution et de corruption.

D'ici l je dis que leur triomphe n'est qu'apparent. C'est qu'en effet le triomphe ne saurait tre attribu au diable en toute vrit comme s'il remportait jamais quelque avantage sur Jsus-Christ, comme si Jsus-Christ avait le dessous. Prenons garde n'tre point dupes du langage, ne pas imaginer la guerre de Satan contre Jsus-Christ sur le type des guerres entre deux monarques de ce monde qui sont galement l'un et l'autre de simples cratures. Car le diable est bien une personnalit cre (un esprit pur, rebelle et condamn) - mais Jsus-Christ n'est pas une personnalit cre ; il est le Verbe de Dieu en personne. Ds lors le combat que mne Satan contre lui ne peut tre assimil aux guerres que se font entre eux les grands de ce monde.

En ralit les avantages du diable se nomment pch mortel, enfer et damnation, perte dfinitive de la grce et de la paix. Une perte, une privation aussi effrayantes, aussi compltes ne peuvent s'appeler victoire que d'une manire trs impropre.

On dit que le diable triomphe quand il russit obtenir des humains qu'ils se soustraient volontairement la grce du Christ, la vie et la joie, comme lui-mme le premier s'y est soustrait volontairement. Mais ce n'est pas l un avantage remport sur Dieu, c'est une dfection volontaire des avantages ineffables que Dieu rserve ceux qu'il aime.

Il faut comprendre encore qu'il n'y a jamais dans le Christ insuffisance de grce et de pouvoir, de sorte qu'il serait mis en infriorit lorsque les hommes le refusent ou mme le combattent. Le Christ n'a jamais le dessous. Le pch ne provient jamais d'une infriorit de sa part. Lorsque les hommes le refusent, ou mme le combattent, l'infriorit, la dfaite, sont au contraire de leur ct et elles sont horribles ; ils se soustraient une grce qui tait trs suffisante et ils se privent ainsi des biens clestes. Ils ne gagnent

pas, ils perdent atrocement. - Par ces indications, mme rapides, nous pouvons entrevoir que la guerre de Satan contre Jsus-Christ et contre ses saints ne doit pas tre pense sur le type des autres guerres ; la victoire non plus n'est pas du mme type ; proprement parler elle n'appartient pas au dmon ; tre victorieux n'est pas un attribut de Satan mais de Jsus-Christ.

Pour en revenir la vision sublime des cent quarantequatre mille qui ont remport la victoire sur le diable et ses suppts, retenons avant tout le caractre distinctif de cette victoire : elle s'est accomplie non parce qu'ils ont t exempts de la croix mais parce qu'ils l'ont accepte avec amour. Nous trouvons ici, mais prsente d'un autre point de vue, la doctrine des batitudes. La batitude en effet, comme la victoire, sont accordes non pas aux disciples qui s'arrangent pour chapper la privation, la peine et aux perscutions, mais aux disciples qui les acceptent pour l'amour de Dieu. Bienheureux ceux qui ont l'esprit de pauvret... Bienheureux ceux qui pleurent... Bienheureux ceux qui souffrent perscution pour la justice...

Tel est le chemin des batitudes. Le voyageur qui s'y est engag ne marche jamais seul, car le Seigneur fait route avec lui, mme quand il se cache ou garde le silence. Par ailleurs quels que soient les ennuis ou les imprvus du chemin, le fidle n'est jamais livr un dsarroi total ; il entend tout proche le murmure d'une source vive ; il trouve se dsaltrer mme quand le pays est aride et le soleil brlant. Comme l'crivait saint Jean de la Croix (1) : Cette source ternelle est bien cache mais je sais d'o elle jaillit et s'coule, bien que ce soit de nuit. C'est le Seigneur luimme qui fait jaillir une source, juste au moment qu'il faut, pour le voyageur fidle.

(1) Saint Jean de la Croix. Le pome, Aunque es de noche, qui commence comme suit : Que bien s yo la fonte que mana y corre.

Aunque es de noche. Voir mon livre : Sur nos routes demi, les batitudes, fin du chapitre huitime, sur le Dieu cach (N.E.L., Paris, 1960).

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Depuis l'Annonciation, la Passion, la Pentecte, nous sommes dans la plnitude des temps. L'Epouse est descendue du ciel, venant de Dieu, pare pour son Epoux. Dieu a dress son tabernacle parmi les hommes, ils sont devenus son peuple, le peuple de la nouvelle et ternelle alliance (XXI, 1-4 ; 10-11). Ces temps de la plnitude des temps ont une histoire qui est d'une nouveaut imprvisible, qui apparat au dtour des sicles, des annes et des jours, aussi inattendue, aussi reposante que les visages sans nombre des saints que Dieu suscite dans le jardin de son Eglise. Mais la nouveaut de l'histoire se fonde sur la permanence de la nature. Par ailleurs encore que le


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