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UNE HEURE

qu’elles dis-cutent au pieddes HLM enlacets. Caléesdans leursf a u t e u i l spliants, trois

femmes d’origine portugaise ontsorti leurs aiguilles et leurs tri-cots à l’ombre des immeublesdécatis. Les mots claquent. Lesmédias qui déboulent à Grignyavec leurs préjugés lorsqu’il y ale feu dans les banlieues, çapasse. Ça finit toujours par pas-ser. Mais leur acharnementaprès les attentats de janvier àvouloir transformer tous lesvoyous du quartier en salafistesconvertis à l’islam radical a eul’effet d’une gifle.

C’est Maria, la plus ancienne,celle que les gamins africainsappellent « Mamie blanche »lorsqu’ils la croisent dans lescages d’escaliers, qui est la plusremontée : « Ça fait quaranteans que je vis ici, je n’ai jamaiseu d’ennuis. Mes filles non plus.Coulibaly, je l’ai connu petit, ilhabitait en face. Faut arrêteravec ces histoires, c’est la pri-son qui l’a radicalisé. Ça n’a rienà voir avec notre cité. »

Le soleil tombe en rideau cetaprès-midi de septembre sur laGrande Borne. Des femmes ivoi-riennes enveloppées dans delongues robes soyeuses atten-dent la sortie de l’école, desgamins jouent au foot, des adosà la démarche chaloupée traî-nent leur silhouette cagoulée àla sortie du collège Jean-Vilar.Dix ans après les émeutes par-ties de Clichy-sous-Bois, Gri-gny a des airs de banlieue

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Dix ans après les émeutes, les habitants des « quartiers » se battent toujours pour

LedéfideGrigny:fabriquer

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bucks, de Monoprix et du TGV –,qui, par-delà les préjugés, s’estinstallée dans la zone francheurbaine et recrute localement.Cette association de petitesréussites individuelles ne faitpas encore une victoire, maisdonne de l’espoir à l’anciennecité ouvrière qui retrouve ducoup sa dignité.

Cette politique de la ville tantfantasmée commencerait-elleenfin à produire des résultats ?Ou bien la rage des Grignois àcombattre les préjugés, l’enga-gement des associations, lamobilisation des enseignants etdes parents d’élèves auraient-ils fini par l’emporter ?

Attablé dans un restaurant turcdu centre-ville, Philippe Rioveut y croire. La mission de cemaire communiste, réélu dès lepremier tour aux dernières élec-tions, n’est pas facile. Il le sait,il a grandi là. Grigny concentretous les maux des banlieuespopulaires : chômage, précarité,échec scolaire, délinquance. Iln’y a pas pire. Ici, 44,5 % deshabitants vivent sous le seuil depauvreté. Forcément, la crisen’a rien arrangé. « Mais elle adémultiplié la capacité de mobi-lisation des uns et des autres »,assure Philippe Rio, avec cettefaçon d’articuler quand il parleen montant dans les aigus, cequi lui donne des faux airs deFabrice Luchini.

Trois ans de mandat n’ont pasémoussé la volonté de PhilippeRio même si, parfois, il a le sen-timent d’écoper, parce que l’Etata abandonné la ville à son sort.Lorsqu’il a rencontré FrançoisHollande le 29 janvier dernier,après les attentats contre Char- ≤

déglinguée mais tranquille. Biensûr, à la nuit tombée, dans lequartier de la Treille, des bandesde jeunes livrés à eux-mêmesjoueront les caïds et se livrerontà tous les trafics. Il y aura tou-jours des faits divers, comme legymnase Athena ravagé par unincendie criminel quelquesjours après la rentrée.

Des gamins devenus despros de la fibre optiqueMais sans détourner le regardsur le mal des banlieues, il fautpouvoir observer autre chose,tout aussi tangible, palpable etréel. Repérer toutes ces initia-tives lancées par petites touchesimpressionnistes ici ou là pardes héros anonymes : cette soli-darité de palier impulsée dansles cages d’escaliers par lesbénévoles de l’association Voi-sin malin ; ces enseignants quiinvestissent leur temps et leurénergie pour produire de laconfiance et donner aux enfantsl’envie de rester dans le quar-tier ; ces gamins devenus despros de la fibre optique et recru-tés par Orange à peine sortis ducentre de formation de laGrande Borne  ; enfin, cetteentreprise, Le Kiosque à sand-wiches – fournisseur de Star-

LA GRANDEBORNE. La citéfourmille d’initia-tives venant de simples citoyens,d’entreprises du privé, ou d’ensei-gnants pour faireface à l’exclusion.

sortir des difficultés et des préjugés. Récit d’un travail de longue haleine.

de la réussite en banlieue

UN CONCENTRÉ DE DIFFICULTÉS

GRIGNY DÉPARTEMENT

DE L’ESSONNE

Taux de chômage 22 % 10,4 %

Part des ménages imposés * 44,1 % 75,6 %

Scolarisation des 18-24 ans 47,1 % 54,5 %

Taux de pauvreté 44,5 % 12 %

lie Hebdo, il l’a invité à se dépla-cer à Grigny. Manuel Valls, lui,était venu en mars 2013, il étaitencore ministre de l’Intérieur.Les habitants s’en souviennenttrès bien : « C’était lorsque despassagers du RER D s’étaientfait détrousser par une bandede voyous. Il n’est même passorti de la gare. Et c’est lui quiparle d’apartheid territorial ? »s’emporte un habitant de laGrande Borne.

Pour ramener la Républiquedans ces quartiers laissés pourcompte, le maire a bien étéobligé de se retrousser les man -ches. Il y a quelques semaines,la présidente du tribunal degrande instance d’Evry, NicoleJarno, est venue ouvrir un pointd’accès au droit. Pas un simpleguichet, mais un lieu de socia-lisation et d’émancipation pourles plus vulnérables. Tout unsymbole. C’est comme cet an -cien commissaire de police à laretraite qui vient faire de lamédiation une fois par semaine.« On est là pour écouter, appor-ter des réponses et montrer quela police ne se résume pas àl’équipage de la BAC », dit-il.

L’accession à la propriété a viré au cauchemarMais une des choses dont l’éluest le plus fier, c’est que l’Etatva enfin pouvoir en finir avecces logements insalubres de Gri-gny 2. Nom de code sans âmepour désigner cette copropriétégéante où vit la moitié de lapopulation de la ville, et dont le syndicat principal a été placésous administration judiciaire.Ici, le rêve d’accession à la pro-priété a viré au cauchemar. * Impôt sur le revenu. Source : Insee

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« Ici, les entreprises ne trouvent

pas toujours les bons profils. Ou

alors les gens montent en compé-

tences et s’en vont vivre ailleurs. »

Majid El Jarroudi, Agence pour la diversité entrepreneuriale.

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A l’origine, ces 5 000 apparte-ments avaient été conçus dansles années 60 pour permettreaux salariés d’Air France et auxgardiens de la prison de Fleury-Mérogis d’acheter leur loge-ment. Depuis, la plupart sontpartis, livrant la cité aux mar-chands de sommeil et auxcopropriétaires ruinés. « Untiers d’entre eux ne paient plusleurs charges. Certains ont desarriérés de 50 000 euros, c’estplus que la valeur de leur appar-tement », déplore El Gabsi Ladj-nef, pilier de l’association Bienvivre ensemble à Grigny 2. Ducoup, « ils n’ont d’autre choixque de partir, en sous-louantleur appartement ou en vendantau rabais  », décrypte OmarDawson, président de l’asso-ciation Grigny-Wood.

Les profs du collège necomptent pas leurs heuresLa nuit s’apprête à chasser lejour lorsque des enseignantsquittent le collège Jean-Vilar àla Grande Borne. Là où unenfant sur deux sort du systèmescolaire sans diplôme. Maisaussi là où les profs ne comp-tent pas leurs heures, desparents d’élèves et des associa-tions s’engagent, transcendantles ressources traditionnellesd’un établissement scolaire. Aforce de pédagogie différenciée,ce collège niché au cœur de lacité fabrique discrètement de laréussite.

Le résultat d’un travail defourmi bien fragile. Qu’un ensei-gnant soit muté, qu’un fait diverséclate, et c’est tout l’écosystèmequi se retrouve déséquilibré. Lesattentats de janvier sont aussivenus rappeler à quel pointl’équilibre de la société seconstruit aussi à l’école. « Pluson donne de références auxélèves, moins ils se radicalisent,plaide un enseignant. Et çamarche. L’ambition est forte,nos collégiens disent vouloirfaire une école d’ingénieurs,médecine, Sciences Po… Ça n’ar-

rivait pas, autrefois. » Encorefaut-il que, localement, lesentreprises recrutent.

Construite au fond de la zoneindustrielle des Radars, l’usineCoca-Cola emploie 240 per-sonnes. Mais trop peu de Gri-gnois, ou bien uniquement enintérim. De 2007 à 2012, aprèsles émeutes, la multinationaleavait essayé de prendre desjeunes des cités en apprentis-sage. C’est comme ça qu’AmédyCoulibaly s’était retrouvé à faireles trois-huit sur une chaîned’embouteillage. Mais l’opéra-tion n’a pas été renouvelée,Coca-Cola a préféré créer dulien en lançant le prix des Pro-jets associatifs, s’offrant au pas-sage une image d’acteur engagé.Moins risqué et plus gratifiant.

Les grosses entreprises ont fi -nalement peu exploité cetteclasse moyenne émergente.Majid El Jarroudi a fondél’Agence pour la diversité entre-preneuriale. Il temporise : « Ellesne trouvent pas toujours les pro-fils qui leur conviennent. Oualors, les gens montent rapide-ment en compétences et s’envont vivre ailleurs. » Que reste-t-il, sinon la colère, lorsque lamachine à exclure tourne à pleinrégime ? Que faire d’autre quese réunir au bas des immeubles,traîner dans les halls et les par-kings ?

Au volant de son camping-carentièrement tagué, Yazid Kherfi,56 ans, sillonne les banlieuessensibles pour sortir les jeunesdes cages d’escaliers et, dit-il,libérer la parole. Cet été, cetancien délinquant reconverti enspécialiste de la préventionurbaine était à Bondy et à Cli-chy-sous-Bois. En octobre, il

sera dans les quartiers nord deMarseille. Le soir, à l’heure oùles services publics ferment, ils’installe dans les quartierschauds, déplie ses tables decamping recouvertes d’une toilecirée à carreaux, sort ses ther-mos de thé à la menthe, ses chipset ses jeux de société, sous l’œilgoguenard des jeunes des cités.« Ma vie a basculé le jour où, àla barre du tribunal, le maire deMantes-la-Jolie est venu témoi-gner en ma faveur. Il a expliquéaux juges que j’étais un mecbien, alors que, toute ma vie, onm’avait toujours dit que j’étaisnul.  » Comme quoi tout estquestion de regard.

A la vue des policiers, lesguetteurs donnent l’alerteLorsqu’ils arpentent en civil lescités, avec leur casque et leurgilets pare-balles, les équipagesde la BAC se posent eux aussila question du regard. Forcé-ment. Il est 18 heures 30 lorsque,ce jour-là, ils décident d’aller rue Lavoisier, un des points de

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VIOLENCES. Lesforces de l’ordre, àGrigny, en novembre2005. Les banlieuesfrançaises ont étésecouées par troissemaines d’émeutessans précédent.

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deals connus de Grigny 2. Lemoteur de leur voiture banali-sée n’est pas éteint que le cri des « choufs », les guetteurscagoulés chargés de donnerl’alerte, retentit. Le contrôled’identité d’un homme qui fumela chicha au pied d’un immeu-ble s’éternise. A force depatrouiller, les policiers connais-sent tous les jeunes du quartier.Pas cette fois-ci.

Le temps de le fouiller, vérifierqu’il n’est pas connu des servicesde police, de jeter un œil dansla cage d’escalier, de soupeserles faux plafonds et découvrirles messages tagués sur les murs(« J’vé vous fumer vos mères »),avec leurs prénoms, un groupede dealers s’est posté à quelquesmètres d’eux; adossés à une voi-ture, ils les narguent.

Les flics sont là depuis unquart d’heure et, pendant cetemps, le business ne se fait pas.« Allez, on lève le camp », or -donne le lieutenant. Plus tard,il expliquera : « On aurait pu lescontrôler. Mais on prend le

risque de partir à l’affrontement.Et on n’a pas de renforts. Der-rière, dans les bosquets, je peuxvous dire qu’ils sont nom-breux. » Régulièrement, lesforces de police mènent dansles quartiers sensibles des opé-rations antistups coordonnées.

La menace a changé de nature.Les violences urbaines ont laissé

la place à des agressions éclairsdes forces de l’ordre. « C’est lephénomène du guet-apens. Ilsprovoquent des incidents quinous obligent à venir, et ils noustombent dessus », explique lecommandant Watremez. A laGrande Borne, c’est facile. Le

quartier est enclavé. Cet été, unvéhicule de police qui patrouil-lait a été agressé avec des jetsde pierres et des tirs de mortier.Le plan de rénovation urbaineva profondément faciliter le tra-vail des forces de l’ordre. Denouveaux logements vont êtreconstruits, mais il prévoit aussid’ouvrir une voie à travers lacité. Encore un projet porté parle maire. Dans le ton, dans lesmots, rien ne résiste à sesconvictions. C’est dans le regardque l’on perçoit une sorte devague à l’âme.

Philippe Rio est anxieux, il lereconnaît : « Dans quelquesmois, on va de nouveau seretrouver sous le feu des pro-jecteurs pour la date anniver-saire des attentats. Ça va êtreterrible. » Il va falloir réexpli-quer, redire, la réalité complexed’une banlieue pas comme lesautres, aux vies cabossées et àla mixité sociale illusoire, certes,mais à des années-lumière d’une« no go zone » version Fox News.

zGÉRALDINE MEIGNAN

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AFFICHAGE.Manuel Valls, alors ministre del’Intérieur, en déplacement à Grigny, en 2013,après une agression dans le RER.

« Dans quelques mois, on va se

retrouver de nouveau sous le feu

des projecteurs pour la date

anniversaire des attentats de

janvier 2015. Ça va être terrible. »

Philippe Rio, maire communiste de Grigny.


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