Transcript

Il était une foisRaconte une histoire

tout paraissait être

La ville

Ce n’est leCe

un silence religieux

Il était une foisRaconte une histoireIl était une foisRaconte une histoireIl était une fois

tout paraissait être

La ville

Ce n’est leCe

tout paraissait êtreCe

tout paraissait être

un silence religieux

à ce moment

des riresUne femme traversa le cou

L’’Abbaye

Ce n’était que le

Ce n’était que le début

Rien ne laissait présager que

La nuit venue

vide.

Saint-Georges-sur-LoireTout commença... Recueil des

nouvelles

Saint-Geor

ges-sur-Lo

ire

Entre 1914et 1918

2

Sommaire

Les nouvelles primées

1er prix : « Retour » de Marie Bouchet

2e prix : « Un si long voyage» de Janine Chenu

3e prix : « La Chanson de Craonne» de Claudine Créac’h

3

7

12

Les autres nouvelles par ordre alphabétique

La lettre de Mathieu AlexandropoulosRetour de guerre de Anne-Marie ArborioRetrouvailles de Charlène BondonJoyeux Noël de Mary-France BrunetHôtel des Invalides de Françoise CholletNaître en guerre de Fanny CollineauDéluge au paradis de Martine FérachouSang froid de Françoise GuichardDes animaux moins bêtes que des hommes ? de Laure HadrotRetard à l’allumage de Éric LainéUn soldat oublié de Didier LargeQuelque part en Lorraine de Bernard MarsignyVendanges amères de Laurence NoyerUne lettre d’antan de Karine RondierUne petite école de Julianne RousselOncle Yann de Guy Vieilfault

16202426303236414447505357596569

Retour- Marie Bouchet-

11 novembre 1918La nouvelle a retenti, déchiquetant la brume d’un lundi matin frileux ! Je me souviens de la rumeur au bord de toutes les lèvres. Elle circulait, tenace, depuis plusieurs jours. Mais, elle avait déjà enfanté tant de faux espoirs que personne n’osait vraiment lui faire confiance. Ceux qui attendaient encore souriaient vaguement, frémissant aux moindres promesses imprimées dans «Le Petit Journal» ou colportées par les marchands ambulants. Les autres, ceux pour qui tout ça n’avait déjà plus d’importance, haussaient les épaules. Pourtant, l’information a déferlé sur la ville entraînant dans la ronde autant ceux qui pleuraient de joie que ceux qui avaient épuisé leurs larmes. La fin de la guerre ! En quelques minutes, l’Armistice a résonné dans toutes les rues : une folle clameur gonflée de douleurs et d’euphories, d’envolées de cloches, de cris, de chants, de sanglots, de rires, de beuveries et de clairons entremêlés. Le maître nous a donné congé, à 11 heures passées. Je ne comprenais pas tout. Les exclamations dehors, accompagnées de la Marseillaise, triomphaient d’écho en écho « La Guerre est finie ! La Guerre est finie ! ». J’ai retrouvé Maman et Louise. Elles étaient sorties de la cave pour s’imprégner de la liesse qui embrasait le pavement. Les mains jointes vers le ciel, maman a murmuré les seuls mots qui ont vraiment compté ce jour-là : « Papa va revenir. ». J’ai fermé les yeux pour dessiner son visage dans ma tête, mais c’était trop flou. Mon souvenir de la réalité se confondait avec la photo de lui en soldat, posée sur le manteau de la cheminée. Le facteur nous l’avait apportée en juin. Dessus, il avait écrit qu’il nous aimait. Pourtant, je n’oublierai pas son air fier et heureux quand il nous a embrassés, puis qu’il est parti avec les autres en chantant, persuadé d’un retour. Presque quatre ans ! Tous affirmaient qu’ils tenaient leur revanche, que cette fois ils les auraient comme des lapins. Je ne savais pas quel ennemi se bardait alors de longues oreilles, mais je me gonflais du même orgueil. J’ai senti sa large main sur mes cheveux, son souffle chaud dans un dernier baiser : « Veille sur Maman et Louise ». Puis, le tramway qui les emportait…

La terre est rouge d’une autre nuit dévastée.Je ne suis qu’un corps parmi des milliers

Mais ils sont allongés tandis qu’encore je veilleEt que sifflent les balles, stridentes à mes oreilles

12 décembre 1918Ce soir, papa est revenu. Il faisait déjà nuit quand nous sommes allés le chercher tous les trois à la gare, je portais fièrement la lampe à pétrole en courant devant. Il ne nous a pas embrassés, même pas Maman, quand elle l’a serré dans ses bras, en pleurant très fort.

3

J’ai cru qu’il ne nous avait pas reconnus, ça faisait si longtemps. On n’avait rien dit aux voisins, Maman voulait être sûre de ce retour. Elle a dit qu’on leur ferait la surprise, plus tard…En arrivant à la maison, il est monté directement dans la chambre du grenier, celle où dormait Mémé avant de mourir. Il s’est enfermé et on ne l’a pas revu de la soirée. Maman a préparé le dîner. Pour la première fois depuis le début de la guerre, elle a mis du chocolat dans le gâteau. Je ne me rappelais même plus du goût, juste que c’était très bon. On n’en achetait plus du tout depuis qu’à l’école le maître avait collé sur le mur du fond, à côté de la carte de France, une grande affiche. Elle montrait des enfants, hissés sur la pointe des pieds, devant la vitrine colorée d’un magasin de bonbons. En dessous, cette courte phrase en écriture attachée : « Nous saurons nous en priver. ». Monsieur Ernault, disait que tout cet argent économisé irait pour nos soldats. C’était une part de notre effort de guerre, à nous, les enfants de France.J’ai avalé ma part avec gourmandise, collant les miettes tombées au bout de mes doigts, puis les suçant avec application pour en savourer le maximum. Mais les yeux rouges de Maman, le morceau de gâteau dans l’assiette de Papa, sa chaise vide, ont anéanti mon plaisir et vite balayé mon envie de sourire. J’ai regardé Louise, et j’ai compris qu’elle ressentait la même chose que moi.

Si j’écrivais jadis, que puis-je d’autre ici ?Enseveli dans la terre, attendant qu’un obus

Refonde en un tombeau mon seul et triste abriQue j’ai cent fois, de rage, rebâti et perdu

15 décembre 1918Papa ne parle toujours pas. Louise et moi, on occupe nos soirées à retourner les pommes pour qu’elles ne pourrissent pas, à dévider des écheveaux de fil de coton pour Maman, parfois à jouer au jeu de l’oie ou au loto. Quand les voisins viennent aux nouvelles, Maman dit que Papa n’est pas encore rentré, qu’il doit encore rester quelque temps à l’hôpital de la caserne mais qu’il sera bientôt de retour. Il commence à faire vraiment très froid, surtout à la tw ombée de la nuit. Maman ne veut plus que je sorte sans avoir boutonné ma pelisse, enfoncé ma casquette et noué mon écharpe, elle craint toujours que j’attrape une maladie. Je lui ai demandé si Papa était malade lui aussi, si c’était la grippe, celle qui avait remplacé la guerre dans les conversations et dont on disait qu’elle tuait beaucoup de gens surtout à Paris. « Oui, en quelque sorte, Papa est malade, mais rassure-toi, il n’a pas la grippe…- C’est pour ça qu’il ne parle plus ?- Oui, c’est pour ça.- C’est pour ça aussi qu’il ne veut plus nous embrasser ?- Il veut vous embrasser, Emile, je te l’assure, il le veut vraiment…- Alors, pourquoi il nous embrasse pas ? »

4

5

Les perles salées ont roulé sur les joues pâles de Maman. J’ai regretté d’avoir posé toutes ces questions. Je me sens coupable de la faire pleurer. Je l’ai serrée très fort. Je ne comprends pas comment Papa peut supporter son chagrin, sans bouger. «Va et ne dis rien à personne encore, on fera la surprise quand Papa sera complètement guéri». J’ai décidé de fournir plein d’efforts à l’école pour pouvoir porter la croix d’honneur la semaine prochaine. Peut-être que Papa sera fier de moi et qu’il guérira plus vite.

Ô ma tendre femme ! Ce matin, mon frèreEst tombé dans mes bras… Il n’avait plus de bouche

Le cœur encore battant, les yeux remplis de terreLe visage mutilé, et le corps qui se couche…

20 décembre 1918Papa descend de moins en moins. Il reste le plus souvent reclus dans la chambre du grenier. C’est Louise et moi qui aidons Maman à la cuisine, au ramassage du bois, au lavage du linge comme avant, quand Papa était au front. Sauf qu’il est là parce que maintenant on l’entend marcher au-dessus de nos têtes. Louise m’a dit qu’un soir, elle l’avait vu sortir et rentrer au moins une vingtaine de fois par la porte de derrière, celle de la remise qui donne sur la toute petite rue où presque personne ne passe. Il la faisait claquer très fort à chaque passage. «Il avait un air… je ne sais pas… pas méchant comme Monsieur Maurice, le directeur de l’école quand il se met en colère, mais très dur. Comme s’il se concentrait très fort pour trouver quelque chose, mais sans jamais regarder nulle part.». Maman ne parle plus jamais de la maladie de Papa. Elle monte de temps en temps le voir. Le reste de la journée, elle travaille à la cave pour fabriquer des mouchoirs. Avec Louise, on les emmène après l’école jusqu’à l’usine de filage près de la rivière.Aujourd’hui, mon voisin Jacques, le fils du boulanger, avec qui je joue parfois quand on a le temps, m’a demandé si mon père était rentré. Il a entendu des clients murmurer qu’on entend de drôles de choses chez nous. Instinctivement, j’ai répondu que non, qu’ils disaient n’importe quoi. Jacques n’est pas méchant, mais je le trouve un peu trop curieux. L’autre samedi, je l’ai surpris grimpé sur le toit du poulailler. Il épiait ce qui se passait dans notre cour intérieure. Je suis sûr qu’il cherchait à voir si Papa était là. Son père, lui, a été exempté de la guerre, je ne sais pas si c’est parce qu’il est boulanger ou parce qu’il boite. J’aurais aimé que Papa n’y aille jamais non plus, même si je suis très fier de son courage.

Ses meurtriers hurlaient, de leurs longs cris de loupsDans leur langue si dure, âpre sur le palais

Comme l’odeur de la mort qui s’infiltre partoutS’accroche à la langue et ne s’en détache jamais

6

24 décembre 1918Papa nous rejoint à table pour Noël et il a parlé. Mais je n’ai pas compris ce qu’il disait… Je crois que c’était comme de l’Allemand. Ça ressemblait aux paroles des grands de l’école, quand ils jouent à la guerre dans la cour en imitant «les Boches ». Papa me fait peur. Quand il nous regarde, on a l’impression de ne pas exister. Avec Louise, on fait semblant de rien. On lui parle un peu, on lui raconte nos journées à l’école, les punitions et les bons points. On fait comme s’il nous écoutait. Au fond de moi, je ne suis même pas sûr qu’il nous entende. Ce soir, nous sommes tous les quatre réunis autour des flammes. Dehors, il neige pour la première fois de l’hiver. Demain tout sera blanc, lisse, ça brillera de partout. Ce sera beau. Ce sera Noël. Je grelotte. Maman se rapproche. Je me cale la tête au chaud sur ses genoux et me laisse aller à la rêverie. Ça fait du bien.Papa se lève d’un bond. Il dit quelque chose dans cette drôle de langue, d’une voix qu’on ne lui connaît pas, une voix qui nous glace le sang. Maman me pousse, le prend par le bras et l’emmène dans la chambre. On reste là, avec Louise, à fixer les flammes. Les craquements du bois brisent le lourd silence, les ombres menacent la pièce… Puis les pas menus de Maman dans l’escalier. Elle nous demande d’aller nous coucher. Ses yeux sont aussi rouges que les flammes. On monte l’escalier, silencieux, jusqu’à notre chambre. On se déshabille sans une parole. On se pelotonne dans le même lit, celui de Louise, nos pieds partageant la brique chaude que Maman n’a pas manqué de glisser entre les draps. On ne dort pas, on guette les bruits, les faibles halos de lune par la fenêtre. On entend les cloches de la messe de minuit. Cette année, on n’ira pas à l’église. Tout doucement, je m’assoupis.Les cris nous arrachent au sommeil. Des cris en allemand. C’est sûr, c’est Papa ! On n’ose pas bouger. Je tremble. Maintenant ça vient de dehors. Je ne tiens plus, je me lève, j’enfile mes chausses et je descends les escaliers… Je crois que Louise me suit. La porte de l’entrée, celle de la grande rue est ouverte, le froid balaie le couloir, la neige pénètre. Mon père est dehors, il hurle en chemise, nu-pieds dans les cristaux brillants. J’ai froid, je n’arrive plus à bouger.Une silhouette là-bas dans le noir, c’est Jean le voisin, il accourt en claudiquant, je le reconnais, oui, c’est notre boulanger, il va intervenir, rendre la raison à Papa… Il s’approche, oui, c’est ça, j’ai envie de lui crier, « Aidez-le !, s’il vous plaît, aidez mon Papa ! »… Il s’approche encore de lui, il lève le bras… un fusil ? On lui a dit que Papa n’était pas encore rentré ! Jean ne sait pas que Papa est là… Je dois lui dire, je dois, il faut…Le coup de feu a claqué dans la nuit comme un coup de tonnerre.

Embrasse nos deux enfants… Donne-leur tout l’amourQue j’ai perdu, et je t’en prie, pardonne-moi

Je le sais, je ne reverrai plus le jourJe le sais, je ne reviendrai pas…

7

Un si long voyage- Janine Chenu -

Ma vie a commencé dans une biscuiterie à Nantes. J’étais toute belle, fraîchement sortie de l’usine dans une robe argentée décorée d’une image sereine : une façade de maison fleurie d’hortensias et un chat qui dort sur le rebord d’une fenêtre : le reflet de la paix sans mauvaises promesses.Remplie de gâteaux secs, je me suis reposée quelques mois sur l’étagère d’une petite épicerie de campagne avant de migrer dans une famille ordinaire : le père besogneux, quatre enfants échelonnés entre 20 et 8 ans et leur mère qui élevait la voix, bizarrement après le passage de petites mains qui me vidaient de mon contenu. J’étais la boite à gâteaux, la boite à gâter, en attendant de devenir la gardienne du kilo de sucre, justement tassé à mon gabarit. Vide et froide, j’ai fait le bonheur d’Emile qui rangeait ses billes en sortant de l’école. Un jour, les billes ont déménagé. Sur la table de la cuisine, j’ai repris ma fonction de boite nourricière, bourrée à craquer de cochonnailles, de pâtés, de saucissons et dans le coin gauche, d’un paquet de tabac gris, le tout posé sur une enveloppe adressée à Lucien, l’aîné stationné à Douaumont. Bien emballée dans un journal et un papier de récupération, le service de la Poste m’a emportée sans précaution vers mon nouveau destin, un voyage de chocs violents avec d’autres colis qui suivaient le même rail. Des arrêts et des départs, des séjours dans des lieux humides, le voyage m’a semblé long, très long.Arrivée enfin, des mains boueuses m’ont mise à nu. Le déshabillage a amené autour de moi des uniformes de guerre portés par des soldats amaigris. Que dire de la joie débordante de Lucien à la lecture de la lettre écrite par sa mère lui disant à mots couverts tout son amour et sa peur de le savoir au front, aux lignes violettes de ses frères et au petit gribouillis de Simone, la petite dernière. Du haut de ses huit ans, elle avait dessiné la chatte «Mounette», le ventre arrondi par les petits pois volés autour du poulet rôti. Les mots de sa mère et ceux de son père «Courage mon fils, on les aura» ont fait couler des larmes de joie et de peine confondues. Les copains groupés autour de moi retrouvaient le goût de leurs produits : un instant unique avec une cigarette, roulée avec tendresse et précaution de ce gris, économisé au brin près et chanté sur tous les tons quelques années plus tard.- Garde la boite Lucien, on y rangera nos faits de guerre et nos souvenirs.Mon parcours n’était donc pas fini. Je faisais partie du barda, devenue l’amie fidèle, la confidente, la compagne à protéger : une sorte de coffre-fort, de boîte à secrets digne de recevoir la plus petite parcelle de la vie de ces soldats pour garder en mémoire l’instant qu’ils ne pourraient oublier, une fois la victoire gagnée, la peur au ventre, les tripes labourées par la trouille. La victoire, ils y pensaient sans y croire.Je me suis alourdie de babioles rattachées à un mot, une situation, un instant, un souvenir à retenir.- la coquille égarée d’un bulot des Côtes Normandes. Louis qui connaissait ces côtes la mettait contre son oreille pour entendre la mer. Pendant quelques secondes, il oubliait l’horreur du moment.

8

- une balle de mitraillette qui s’était fichée dans la guêtre de Joseph. Récupérée avec précaution, il la remerciait presque de ne pas avoir achevé sa tâche.- un briquet à pierre qui a repris du service avec les cigarettes roulées.- un rameau de cerisier fané. La rouille avait chassé le rose des fleurs, mais Lucien ne la voyait pas. Il ne voyait que la douceur des pétales qui le renvoyaient au teint de Louise, la voisine de la ferme de Clairette qu’il croisait en revenant des champs, alors qu’elle pédalait sec sur son vélo. Juste quelques mots sans importance, bafouillés timidement sous la pression de deux cœurs qui battent trop vite et trop fort. Penser à elle lui redonnait du courage et de l’espoir. Sans promesse formelle, il la devinait inquiète à son sujet. La veille de son départ, il s’était posté sur son chemin pour la voir une dernière fois et s’emplir les yeux et le cœur de son âme discrète qu’il avait découverte dans l’éclat triste de son regard. En silence, ils s’étaient donné un baiser chaste et tiède, un baiser presque naïf d’enfants qui se séparent avant les grandes vacances. A défaut de mots, les yeux ne trompent pas.- un éclat d’obus tordu, sans histoire. Chacun des hommes lui donnait une ressemblance : un oiseau privé de son aile droite, ou un lion au cou de girafe, une série d’éclopés qui les faisait rire jaune.- le muselet aplati d’une bouteille de champagne. Redressé, il remplacerait un lacet ou servirait de cure-dent. Le système « D » avait sa place dans cette époque guerrière.- le rasoir coupe-chou qui ne coupait guère. Il n’y avait plus de savon pour le blaireau et le miroir avait perdu par écailles, sa couche de tain. Et puis, à quoi bon se raser ? On ne nait pas poilu, on le devient faute de moyens.- Tout au fond, l’harmonica du père de Lucien. Compagnon plaintif des moments tristes, jusqu’ici rangé dans la poche de la vareuse du soldat, il faisait partie des trésors de guerre à protéger.Et surtout, un précieux carnet noir serré par un élastique souvent manipulé. Chaque jour, au creux de la mitraille, les mêmes mains parfois mouillées griffonnaient quelques lignes serrées, voire quelques pages avec un crayon de bois qui commençait à avoir « mauvaise mine ». Lucien abrégeait certains mots, une sorte de code secret (sait-on jamais) et par économie. Où trouver un crayon après le trépas de celui-ci ?Lucien consignait les détails de l’avancée du régiment, donnait ses impressions sur la popote froide et sur le moral des troupes : « Joseph a peur. Il ne dort plus et maigrit de jour en jour. Aujourd’hui l’anniversaire d’Emile, gâté par les plus grands, tant mieux pour lui ». Sur certains feuillets, c’est Louise qui prenait toute la place.Anticipant sur l’avenir, Lucien écrivait leur histoire. De rencontres anodines aux rendez-vous plus intimes, il déclarait son amour avec des mots qu’il n’aurait su lui dire de vive voix. Taiseux comme son père, sa pudeur l’en aurait empêché, mais seul, face à son petit carnet, les mots lui venaient du fond du coeur : un cri d’amour que rien n’arrête, pas même la mitraille, fond sonore de tous les instants, qui le ramenait violemment à la réalité. Écrivant, il oubliait ces boyaux de boue, la vermine – les rats, ah, les sales bêtes - qui le bouffaient de partout

et s’isolait dans le rêve lointain de sa vie avec Louise. Même si à son retour il serait trop tard, échafauder l‘avenir le faisait vivre et lui donnait l’envie de s’en sortir. Ragaillardi, plein d’espoir, il remettait crayon et carnet à toute vitesse dans la boite, la boite dans la musette et se sauvait.Certains jours, fatigué et désespéré, Lucien prenait son temps, (advienne que pourra !) pour relire la lettre de sa mère. Il la connaissait par coeur mais la relecture réveillait l’émotion d’une première fois. Le papier usé reprenait sa place dans le carnet et la gorge serrée, il se posait toujours la même question : « Est-ce que je les reverrai un jour ?- Lucien, qu’est-ce que tu fous ? Allez cours !Alors, il rejoignait les autres, s’échappait avec eux, au-devant du danger en croyant l’éviter.Après une mitraille infernale, tout semblait redevenu calme.Serrés dans une tranchée, ils étaient tous là, débordant de joie d’avoir échappé au pire. « Ce n’est pas encore pour aujourd’hui ». Lucien a sorti son harmonica et s’est mis à jouer la chanson qu’il connaissait bien. En choeur, ils ont repris « Le Temps des cerises », chacun gardant pour soi le poids des mots, leur poésie, l’espoir de jours meilleurs, de printemps et de paix. Emportés par leur allégresse, leurs voix ont couvert le canardage qui faisait rage autour d’eux, un retour de feu imprévu. Trop tard pour s’échapper. Le tir était ajusté. Joseph et Armand, blessés ont été secourus. Lucien et les autres sont morts en chantant, et moi, orpheline, cercueil de leurs secrets, j’étais là, enterrée vivante avec mes trésors dans une terre devenue mon cimetière.J’ai perdu la mémoire. Le bruit était infernal et il a duré…une éternité. Enfouie dans la boue dans un silence de mort, plus rien ne s’agitait autour de moi. La paix était-elle enfin revenue ?Les dégradations successives du sol ont contribué à ma destruction. La belle image utopique de mon couvercle, s’est effacée et la rouille a entamé mes flancs jusqu’au jour où (pourquoi et comment ?) j’ai revu la couleur du ciel. D’autres mains m’ont recueillie et gardée en secret. Je n’ai pas reconnu l’uniforme de mon sauveur, ni l’accent de ses mots étrangers. Il m’a protégée comme une relique et attendu que le temps cicatrise les plaies de son âme. Ramassée au fond d’une malle dans un grenier sec, je ne me sentais pas chez moi. Je me languissais, désespérée, attendant l’irrémédiable. Mon histoire s’arrêterait là sans postérité pour la transmettre. Le carnet garderait ses déclarations inutiles. Un déménagement m’a sauvée. L’homme qui m’avait trouvée était grave et indécis. Les yeux tristes comme une caresse, il n’osait aller au bout de son envie. Je lui faisais peur. Le passé faisait encore mal, mais je percevais sa volonté de vouloir connaître de l’autre ce qu’il avait lui-même vécu parce que les hommes sont amis ou ennemis selon la phobie meurtrière de leur chef.J’ai livré mes secrets à l’homme enfin prêt à explorer mes tripes. Un soir au coin du feu, avec précaution et respect, il a tout regardé en silence. La mèche du briquet était moisie et le rasoir rouillé.Il a reconnu la balle de mitraillette. Le carnet noir était intact et sa lecture a pris beaucoup de temps. La dernière page datait du 17 avril 1917.

9

10

Il a refermé le livret, je crois qu’il pleurait. Livide et accablé, il a tout remis en ordre et mon couvercle s’est refermé une dernière fois. Je me suis sentie vieille et inutile, cette fois pour de bon. Qui pourrait avoir envie de m’éviter la poubelle allemande. Pendant la nuit, j’ai entendu l’homme se retourner dans son lit, et dès le jour levé, j’ai senti chez lui la force de sa décision. Enveloppée, soigneusement ficelée pour un grand voyage, j’ai repris le rail pour la France.En fin de pèlerinage, le facteur, curieux et pressé de savoir a commencé sa tournée à l’envers.- J’ai un colis pour vous !Personne ne paraissait inquiet. Simone a posé sa casserole et s’est s’avancée, à peine étonnée. Les autres se sont approchés, ont coupé les ficelles et lentement m’ont redonné l’air qui a fait tomber quelques parcelles de mon fondement rouillé. Je les avais quittés enfant. Devenus presque des hommes, je ne les ai pas reconnus.À peine ouverte, sitôt refermée ! Beaucoup d’émotion autour de moi, les larmes de Simone, la crainte dans les yeux d’Émile dans un silence pesant qui a plombé l’espace. Ils ont compris subitement tout ce que je représentais. L’inconnu les effrayait et leurs gestes se sont arrêtés.Une femme au regard gris s’est approchée. « Je reconnais cette boite, c’est celle de votre frère. Je l’ai envoyée sur le front en 1915 pour son anniversaire et depuis … ! Je n’aurais jamais pensé qu’un jour le passé nous reviendrait. Mais qui nous renvoie cette relique après tant de temps ?Sur le papier d’emballage, l’expéditeur avait juste écrit son nom : Elmuth Alstoffer, 18, Fraülenstrasse. Berlin. Envoi du 24 Juin 1925.Mon contenu a soulevé des questions sans réponses, supposé des états d’âme propres à chaque objet, imaginé les peines et les joies durant ces années de malheur. Marguerite, la maman a lu et relu la petite écriture serrée du carnet souffrant après coup de ces récits écrits avec des mots simples. L’ombre de Lucien rôdait autour d’elle et lui soufflait tout ce qu’il ne lui avait jamais dit. Elle savait tout cela, mais aujourd’hui, qui mieux qu’elle pouvait ressentir au plus profond, le calvaire vécu par son « grand ». Elle a gardé le carnet et l’a recopié en entier sauf les pages destinées à Louise qu’elle s’est interdit de lire. Les secrets d’amour de son fils ne la regardaient pas.Elle savait pour Louise avant le départ pour cette maudite guerre ; une mère sent ces choses-là. Après, sans regret, elle a porté le carnet à Louise qui l’a reçu comme un cadeau. Le reste, sauf l’harmonica qui a fini dans les tranchées de la Meuse, a été distribué aux enfants, propre à eux d’inventer l’histoire qui leur manquait.Où sont mes copines d’usine ? Ont-elles vécu de belles histoires plus gaies que la mienne et qui les racontera ? Le sucre a-t-il servi d’antirouille à celles simplement chargées de le tenir au sec sur la cheminée ? D’autres sont peut-être le cimetière des faire-part de décès ou la boite à couture lourde de boutons qui ne serviront jamais, mais trop beaux pour être jetés et d’autres encore, banales et sans intérêt se meurent comme moi, pleines de clous, vis et pointes au fond du cellier. J’ai vécu une belle et triste histoire, à cause des conflits entre

les peuples, un destin imprévisible lié à des événements douloureux et témoins de la folie des hommes avides de conquêtes et de domination. Les pions sur l’échiquier y sont restés en héros innocents. Blessés et meurtris dans leur coeur et dans leur chair, mais vivants, nous aurions dû, Lucien et moi, rentrer en paix comme des copains d’infortune. La guerre n’a pas voulu.

11

12

La chanson de Craonne- Claudine Creac’h -

La table de la cuisine est recouverte d’une vieille couverture et d’un drap, miraculeusement blanc. Berthe est couchée sur la table. Des lèvres de la parturiente suinte une mince prière, Je vous salue Marie pleine de grâce…Berthe sent son ventre se déchirer. Elle hurle. Il fait un drôle de temps cet été là, comme une petite apocalypse avec le ciel devenu noir et des poussières jaunes qui éperonnent l’air. Les spires du papier tue-mouches, alourdies d’ailes vibrantes et de pattes engluées, s’étirent dans la chaleur moite de l’après-midi. La sage-femme appuie sur l’abdomen distendu, lui aussi. C’est à l’intérieur que ça vibre. Elle encourage Berthe, Vas-y, je vois ses cheveux. Pousse, pousse. Allez, pousse encore.Le vent devient fou et souffle et halète. L’orage éclate. Il arrache la porte, ou bien c’est un obus, on ne sait plus. L’enfer s’engouffre dans la pièce.

Un homme aux jambes courtes, portant petit costume sombre et chapeau melon, passe devant le 49 de la rue de Thérouanne. C’est Marlouin, le fabricant de godasses, celui de l’usine, «Les chaussures Marlouin, les chaussures qui vont loin». Une bourrade le propulse au milieu de la cuisine, tout trébuchant ; il tente de rattraper son melon qui roule devant lui, mais une main invisible le plaque au sol et le maintient si fermement que l’empreinte d’une tomette s’inscrit en creux dans le gras de sa joue. Aplati sur le sol, il réussit à relever la tête. On dirait qu’une gaufrette lui a estampillé le visage. La petite Mélie ne peut retenir son rire. Elle a seize ans. Cette gaufrette sur la joue du marchand de chaussures, il faudra qu’elle raconte ça à ses petits frères, et aussi comme il se débat, le Marlouin, on dirait un gros insecte noir et mou qui se noie. Elle pouffe en voyant le marchand de chaussures ramper, quand un souffle rouge la crochète à son tour, la fait tournoyer jusqu’au plafond et la jette sur Marlouin. Leurs deux têtes heurtent le mur. Le rire de Mélie s’arrête. Net. Le chien jaune hurle dans la cour et au même moment, Berthe sent une boule de feu couler entre ses cuisses. On a prévenu son mari. Il court depuis la gare. Il arrive, essoufflé, dans la rue de Thérouanne. Tout en sueur. Il longe la maison des Caron, au 21, quand la sage-femme est arrachée, soulevée, fracassée contre le mur à côté de Mélie qui gigote encore un peu sur le gros marchand de chaussures qui, lui, ne bouge plus. Un deuxième obus éclate et les briques du mur tombent d’un coup, engloutissant la sage-femme, Mélie et Marlouin. Du gros marchand de chaussures, on ne voit plus qu’un morceau de cuir fauve qui devait être un de ses pieds chaussé d’une élégante bottine, une bottine Marlouin. Les doigts de la petite Mélie s’agitent encore un peu comme pour un au-revoir et de la sage-femme, ne dépasse plus qu’un bout de jupe brune. Dans la cour, le chien n’aboie plus.Au milieu de la pièce, la table se dresse, victorieuse. C’est un autel barbare. La tache rouge s’élargit entre les jambes de Berthe. L’enfant pousse son premier cri, Berthe se redresse, le saisit, le regarde et le pose sur son ventre.

Elle l’enroule comme elle peut dans sa robe de nuit. C’est encore une fille. Berthe la serre contre elle avec ses mains toutes saignantes. C’est une belle petite. Comme c’est étrange ces yeux noirs. Un noir qui vous transperce, on dirait. Berthe se dit qu’elle l’appellera Colère. Avec Tourmente en deuxième prénom. C’est bien Tourmente, ça fait plus doux que Colère, plus fille. Berthe connaît bien Mécheux, le préposé à l’état civil et elle craint qu’il refuse d’inscrire un nom comme Colère sur le registre. Elle le voit déjà remonter ses lunettes sur son front, la regarder comme une pauvre demeurée. Elle l’entend clouer chacune de ses paroles du bout des ongles dans le bois de son petit bureau : Vous devriez rentrer chez vous, je crois, Madame Lequesneux et réfléchir… enfin, heu, voyons… Colère Lequesneux, vous rendez-vous compte ? A l’école ? A l’église ? C’est tout ce remue-ménage qui vous a, heu, troublée, je crois. Mais vous êtes une femme raisonnable, Madame Berthe. Et une bonne chrétienne. Vous avez déjà une fille de trois ans. Marguerite, je crois. C’est un joli nom, ça, un nom de fleur.Ah ! Comment elle aurait abaissé son poing, Berthe. Ah ! Comment elle aurait fait trembler la table, renversé l’encrier et de force, comment elle aurait fait écrire Colère Lequesneux sur la page du 5 août 1916, avec Tourmente en deuxième prénom. Et lui, Mécheux n’en aurait pas mené large avec ses petites lunettes d’employé municipal au bout de son nez tremblant, et comment il aurait bafouillé : Vous me dites, Madame Lequesneux, heu, Colère, Tourmente Lequesneux, je crois, comme la Colère ?Et elle, de lui répondre : Oui, Monsieur le préposé, elle s’appellera comme ça, la petite, Colère, Tourmente Lequesneux.

Mais Berthe ne peut pas aller à la mairie. Elle vient d’accoucher que diable. C’est son époux, Marcel Lequesneux, qui ira quand il reviendra. Mais, qu’est-ce-qu’il fait celui-là ? Juste à ce moment là, Marcel entre, essoufflé, en nage et égaré. Il fixe le fond de la pièce sans comprendre et voit le mur éboulé et sous les briques, un pied, un pied d’homme on dirait, dans une belle bottine de cuir. Et aussi une petite main toute blanche et un bout de tissu brun. Berthe crie, C’est une fille.Marcel est blême. Il s’approche de la table, sans un regard pour l’enfant. Berthe continue : Tu ne dis rien. Regarde-la comme elle est belle. On l’appellera Colère. Et aussi Tourmente, en deuxième prénom. Quand est-ce que tu vas à l’État civil ? - Oui, elle est belle. J’irai demain.- T’as l’air bizarre ; c’est pas que tu aurais arrosé sa naissance avec le Jules, ce vaurien ?- Non, Berthe, c’est pas ça.Marcel le petit garde-frein a fait autre chose, aujourd’hui, que de graisser et remplacer les sabots des trains. Berthe veut savoir : Qu’est ce que tu as ? T’es tout pâle. C’est moi qui accouche alors que tout s’écroule autour de moi et c’est toi qui te sens mal ?

13

14

Marcel regarde sa femme, comme s’il ne comprenait pas. C’est trop pour aujourd’hui. La naissance, la maison éventrée, une main qui sort de la poussière et ce qui reste d’un pied d’homme élégamment chaussé. Il balbutie : Il y a eu un accident, Berthe, ma Berthe. Je ne voulais pas te parler de ça aujourd’hui. C’est terrible.Sur le ballast, Marcel a ramassé le corps déchiqueté d’un jeune soldat. Et lui le petit garde-frein a rempli des sacs à patates avec des bras et des guibolles. Il gémit et pleure comme un enfant. Berthe berce la petite. Décidément, Colère, c’est un joli nom. Marcel raconte le gamin pulvérisé avec ses bras et ses jambes comme un feu d’artifice. Il s’appelait Vautrin, né à Bordeaux, mort à Broukerzoote, au lieu dit le plateau du Moulin. Il était permissionnaire. Comme quoi, dans leur grande sagesse, les officiers de notre belle armée, avaient raison de refuser les permissions. La vie est dangereuse dès qu’on prend des libertés avec elle. Ce n’est pas Berthe qui est allée à la mairie le lendemain, mais son mari, Marcel. Il a résisté comme il a pu. Lui c’était un doux, un timide, il a argumenté, Ma femme n’est pas remise, vous savez bien tout ce qui s’est passé chez nous ? Les obus et tout ce tintouin, Monsieur Marlouin écrabouillé sous les yeux de ma femme, Mélie et la sage-femme englouties par les briques. Vous pouvez pas lui faire ça, Mécheux ; elle veut que notre fille s’appelle Colère. Et l’autre de répondre : Elle veut, elle veut, vous en avez de bonnes, mais moi, je ne peux pas écrire Colère sur le registre, ça n’existe pas ça comme prénom, je crois. On ne peut pas faire porter à un enfant un mot qui désigne quelque chose, ça c’est , heu, un substantif, je crois, et les substantifs, ça on ne peut pas. Marcel a tenu bon, Mais bon sang de bois, réfléchissez Mécheux, il y a bien des filles qui s’appellent Clémence et des garçons Narcisse. Et Marguerite, hein Marguerite, notre première fille. C’est pas des comme vous dites, tous ces petits noms-là ? Oui, voilà ce qu’il a dit au préposé, Marcel le doux, Marcel le timide, mon grand-père. Il est resté droit dans ses godillots de cheminot et Mécheux a cédé à demi et a fini par écrire : Tourmente Lequesneux sur le registre. Il a trouvé que ça sonnait mieux que Colère. La petite n’a pas eu de deuxième prénom.Deux jours plus tard, le permissionnaire est enterré au cimetière de Broukerzoote avec au-dessus de sa tombe «Mort pour la France», son prénom et son nom, «Yacinthe Vautrin, né le 13 mai 1996 – mort le 5 août 1916». Sa famille n’est pas là. Marcel pleure pour son père et pour sa mère, pour ses frères, ses sœurs, ses amis, sa fiancée. Il penche la tête, honteux devant la croix de bois. La ville est bombardée tout l’été ; ça fait des trous dans le paysage, des cratères dans lesquels les garçons jouent à la guerre. Plus loin, c’est pire. C’est Verdun. Et c’est la Somme.Voilà. C’est là que s’est enracinée mon histoire dans la terre dévastée, crevée, incendiée, ravagée de Broukerzoote. C’est là que ma mère est née un jeudi. C’était au mois d’août 1916. Marcel, son père, mon grand-père, est mort l’année suivante, à Craonne, sur le plateau. Ma mère, Tourmente Lequesneux, portait

bien son nom et elle m’en a fait bavé, je peux vous le jurer. Elle aurait bien pu s’appeler Colère, c’était kifkif bourricot. Oh oui, elle a des excuses parce que Berthe, ma grand-mère, a été pulvérisée un peu plus tard, et Mécheux et tout le monde. Tout le monde. Boum ! Non pas tout le monde. Ma tante Marguerite et ma mère n’étaient pas là. Alors, vivantes toutes les deux. Vivantes….Oui, c’est promis docteur, on en reparlera demain, plus tard, plus tard, plus tard…. Ecoutez comme je connais bien la berceuse. C’est ma tante Marguerite, vous savez, la grande sœur de ma mère qui me la chantait quand j’étais petite. Toujours, elle la chantait. Je l’aimais bien Tata. Elle aussi est morte, pas boum, mais la vieillesse. Plus personne. Je n’ai plus personne. C’est ça la guerre. A demain, docteur. Laissez-moi maintenant. Je veux retrouver ma berceuse. J’ai la mémoire pleine de trous et il ne faut pas que j’oublie. Ah non, il ne faut pas. C’était comment déjà ? Na, na, na,.. Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes, c’est à Craonne sur le plateau…..

15

16

La lettre- Mathieu Alexandropoulos -

Maintenant que je n’exerce plus la médecine, je coule des jours heureux dans ma jolie ferme de pierre de Saint-Jean de C. ; et lorsque vient l’hiver, je convie mes amis à de longues discussions au coin de l’âtre. Nous allumons alors un bon feu dans l’immense cheminée, nous nous asseyons à la grande table de bois et débouchons deux ou trois bouteilles de vin du cru. Les langues se délient vite et les histoires se succèdent. Elles sont tantôt canailles, tantôt légères, rarement graves. Mais dimanche dernier, je ne sais comment, nous en sommes venus à parler d’une affaire que je croyais perdue au fond de ma mémoire. Et j’avais tout fait pour qu’elle se perde. C’était en 1915, j’étais jeune médecin de campagne et la guerre faisait rage. Contrairement à ce que l’on ne cessait d’annoncer l’année précédente, les armées du Kaiser ne faiblissaient pas. Oublié le viril « à Berlin ! », oubliés les croissants chauds sur le « Kudamm ». Les hommes se terraient comme des rats dans les tranchées et quand ils en sortaient c’était pour se faire coucher en terre par paquets de dix. Je ne participais pas aux tueries du front car moi, brillant disciple d’Hippocrate, j’étais de constitution bien trop frêle pour porter un fusil et courir vers l’ennemi. Mon cabinet était situé dans le village de Saint-Jean de C., mais comme il n’y avait pas d’autre médecin à moins de dix lieues, je me déplaçais pour des visites qui prenaient parfois de longues heures. C’était ma « tournée ». Je chargeais alors ma sacoche, montais sur mon cheval et me rendais dans les fermes pour réparer un bras, panser une plaie, et m’occuper même parfois des animaux malades. J’acquis très vite une certaine réputation et la besogne ne manquait pas. Un jour que j’étais en train de poser une attelle sur une jambe brisée par un soc de charrue, un valet de ferme parut et m’informa que M. Galliand - un grand fermier de la région - souhaitait me voir sans tarder : son enfant toussait sans cesse et maigrissait rapidement. On connaissait mon travail et on pensait que j’étais l’homme de la situation. Je m’y rendis donc. Au milieu des champs, une allée de hauts platanes menait à une charmante demeure parfaitement entretenue, devant laquelle une dizaine de prisonniers allemands en bras de chemise s’activaient avec bonne humeur. Je pensais aux prochaines vendanges. Un homme m’attendait : il était grand, robuste, tout sourire, et il me tendit la main en précisant qu’il était Mr. Galliand, qu’il me remerciait d’être venu si vite et qu’il voulait me conduire auprès du petit malade. La chambre où le jeune garçon reposait était spacieuse et largement ouverte à la lumière d’automne. Je constatai avec satisfaction qu’elle répondait aux critères d’hygiène recommandés par les meilleurs traités. Le petit malade était tout pâle et sa tête minuscule contrastait avec les gros coussins rouges sur lesquels elle reposait. Je m’approchai et commençai mon examen, tout en demandant qu’on m’apporte un bon baquet d’eau chaude.

Après un examen approfondi, je constatai que le jeune garçon présentait les symptômes d’un début de tuberculose. Les mouchoirs irisés de sang sur la veilleuse étaient là pour étayer mon diagnostic. Il me sembla alors que le père avait compris car il hocha la tête d’un air entendu quand je me tournai vers lui avec une mine un peu embarrassée. Le baquet d’eau chaude fit diversion, d’autant plus que la jeune fille qui l’amenait était d’une grande beauté. M. Galliand me présenta Juliette qui m’adressa un sourire franc. Je l’adorai au premier coup d’oeil. J’attrapai maladroitement le baquet et tout en lavant mes instruments, j’engageai la conversation avec la jeune fille. Mademoiselle Juliette ponctuait ses phrases de grands rires tout frais et taquinait gentiment son père, lui reprochant son air grave, lui commandant d’ouvrir la fenêtre parce que, vraiment on étouffait ici, et ça n’allait pas arranger l’état du petit. J’appris que son fiancé était au front.

Elle s’inquiétait, il était officier, mais même eux n’étaient pas à l’abri, n’est-ce pas ? Il écrivait tous les jours, elle avait une pile de lettre incroyable depuis que cette fichue guerre avait commencé. Enfin, les Boches semblaient reculer et si tout allait bien, il serait là au printemps. M. Galliand regardait sa fille avec admiration, et il faut dire que je faisais de même. S’en rendit-elle compte je ne sais pas, mais tout à coup elle me salua et quitta très gracieusement la pièce, en disant qu’elle avait à faire, et qu’elle me remerciait bien de m’occuper de son petit frère. Après cela, M. Galliand m’entraîna vers la cuisine où il me servit un petit alcool très serré dans un verre tarabiscoté. De l’eau de vie de poire de la ferme. Je lui parlai des meilleurs sanatoriums de la région et lui recommandai tout particulièrement la ville thermale de A, en lui assurant que son fils guérirait car il n’était affecté que d’une forme bénigne de la maladie. Nous parlâmes ensuite de Juliette : elle était sa fierté. Sa femme était morte, son fils aîné se battait pour la France, et Juliette se révélait une aide précieuse pour la tenue de la ferme. Elle en imposait même aux rudes prisonniers allemands qui servaient d’ouvriers agricoles. Et puis elle était belle, et son fiancé aussi. Quel beau mariage ! Enfin, s’il revenait en un seul morceau, parce qu’on ne savait jamais avec cette foutue guerre.

Je pris congé alors que la tête me tournait et que mon visage avait sensiblement pris des couleurs. Je montai gaillardement sur mon cheval, oubliai presque ma sacoche en regardant mademoiselle Juliette, et quittai cette merveilleuse ferme, où j’étais maintenant le bienvenu. Trois semaines plus tard, je reçus une lettre de M. Galliand me précisant que son fils allait beaucoup mieux et que l’air des Pyrénées faisait des merveilles. Il aurait aussi grand plaisir à me recevoir quand il me plairait de me rendre à la ferme. Ce que je fis. Je dois dire que le sourire de mademoiselle Juliette comptait pour beaucoup. C’est ainsi que je devins un habitué de la ferme. J’y étais accueilli gaiement par ses occupants, et les heures s’écoulaient agréablement au rythme des parties de cartes, des anecdotes du village voisin et des verres de poire, qui soit dit en

17

18

passant, me rongeaient furieusement les entrailles et rendaient la chevauchée du retour tout à la fois risquée et grisante. Des mois passèrent et tout allait bien, on était à des centaines de lieues de la guerre. Mais un noir matin d’octobre, par la fenêtre du cabinet, je vis que Renand le facteur voulait me remettre un pli. J’allai ouvrir et lui fit bon accueil. Le vieil homme était toujours jovial et accomplissait sa besogne avec un soin tout méticuleux. Une lettre remise par étourderie à un mauvais destinataire le rendait furieux contre lui-même et il était inconsolable. Mais ce matin-là, il marchait la tête baissée. Il me remit ma lettre, et contrairement à son habitude, voulut tout de suite partir en marmonnant qu’il se maudissait d’avoir à annoncer le malheur. Je le retins, et il me montra la cause de son désespoir. Une grande lettre carrée portant l’en-tête du ministère de la Guerre. Par miracle, le village n’en avait reçu qu’une il y a deux ans. En lisant le nom du destinataire, je reçus comme un direct au coeur. C’est pas Dieu possible répétait Renand, c’est pas Dieu possible. Il ne partait plus maintenant, et il pleurait, il pleurait comme un enfant tandis que je me coupai les mains en serrant l’enveloppe. Je fis asseoir Renand, lui servit du café fort et sans dire un mot, je rédigeai un billet que je glissai dans la main du facteur. Il devait le donner à M. Galliand après l’autre lettre, la grande lettre carrée. Je regardai Renand partir en boitillant. Trois jours plus tard, je reçus la visite d’un prisonnier allemand qui m’invitait à me rendre à la ferme, si toutefois der Herr Doktor avait le temps. Il était pâle comme la mort. Cette fois, je ne me hâtai pas sur le chemin de la ferme. Cette fois, plus question de vendanges, la ferme semblait déserte. M. Galliand m’annonça que depuis deux jours, mademoiselle Juliette ne mangeait plus et se promenait de longues heures dans les champs. Des gens l’avaient croisée, et ils se signaient sur son passage parce que ce qu’ils voyaient passer, c’était une morte. Elle lisait des lettre en marchant, levait parfois son beau visage au ciel et riait d’un rire de douce démence. Quand on lui adressait la parole, elle nous regardait avec gentillesse, puis s’éloignait, en disant qu’elle avait à faire. Deux mois passèrent, je ne retournais plus à la ferme et j’avais le coeur serré en y pensant. Juliette passait parfois devant la fenêtre de mon cabinet. Elle souriait tendrement aux gens qui pris de pitié, baissaient la tête. Ils ne voulaient pas voir cette haute silhouette blanche dont les traits avaient la pâleur d’un cadavre. Elle allait à la messe tous les dimanches. Elle s’asseyait au fond, posait son lourd missel en cuir marron sur son siège et écoutait le prêtre parler. Et toujours, à la fin de l’office elle lui posait une question à voix basse, en ouvrant grand ses beaux yeux. Et toujours, le père François appuyait gentiment ses mains sur les épaules de la jeune fille et lui parlait patiemment. Elle partait le visage serein, en oubliant parfois son missel. Un jour je fus appelé à la ferme pour établir un constat de décès au nom de mademoiselle Juliette Galliand. Je lui fermai doucement les paupières après avoir desserré la corde qui avait férocement mordu la chair du cou. Le père n’était pas là, il hurlait de

chagrin quelque part. Les Allemands se tenaient à distance, se dandinaient nerveusement, et je me souvins alors de deux vers de Victor Hugo : « Nous nous taisions, debout, graves, et chapeaux bas, Tremblant devant ce deuil qu’on ne console pas » A côté de mademoiselle Juliette, une lettre, à moitié dépliée, couverte d’une petite écriture serrée, tachée de sang noirci. Je la lus machinalement, voici ce qu’elle contenait.

Hérincourt, le vingt-six août 1915 Mon Amour, Si cette lettre arrive entre tes mains, cela voudra dire que je ne suis plus. Les journaux disent que nous les héros, pensons à notre patrie jusqu’au dernier souffle, que le mot République court sur nos lèvres tremblantes au dernier sanglot. Moi je sais déjà que je n’ai pensé qu’à toi. Aux moments passés ensemble, aux promenades dans les champs, au banc dans le jardin où tu m’as dit que tu m’aimais, aux parties de carte avec ton père. Et je suis parti avec le sourire. Alors maintenant je te demande de ne pas trop me pleurer. Je veux que tu vives, et je veux que tu m’oublies vite. Ne deviens pas une veuve, une de celles que les gens évitent parce qu’elles ont trop de chagrin et qu’on ne sait pas quoi leur dire. Elles restent au fond de l’église, habillées de noir, et même les mendiants n’osent pas leur demander l’aumône. Ne vieillis pas dans le souvenir d’un homme que tu as peu connu et qui n’a été capable que de t’offrir une tombe trop fraîchement creusée et des instants de bonheur bien trop courts. Je te demande de trouver un autre homme ma Juliette, un fort, solide comme le roc, avec lequel tu vivras heureuse et avec lequel tu auras des enfants. Oublie-moi vite. Jean Quand j’ai terminé mon histoire, mes amis ont baissé la tête et le silence s’est installé. Un par un, ils ont pris congé avec de pauvres yeux. Moi-même j’avais la gorge serrée comme un étau et mes poignées de mains étaient trop fermes.

19

20

Retour de guerre- Anne-Marie Arborio -

Le pauvre type avait la tête fracassée. Mais ce n’était pas son assassin qui lui avait fait ça, c’était la guerre. Il en était revenu avec la « gueule cassée », méconnaissable. Et c’est pour ça que les gendarmes l’avaient tout de suite reconnu. « C’est le fils Reynaud ! C’est pas Dieu possible, encore un qui s’est suicidé ! ». Le maréchal des logis Chambon avait été chargé, dix jours auparavant, de décrocher un autre suicidé de la poutre où il s’était pendu. Il en était encore bouleversé. Qu’on survive aux tranchées pour en finir soi-même avec la vie à son retour, cela lui était intolérable. « Mais là, c’est autre chose, lui fit remarquer son supérieur. Regarde ». Et il souleva la pauvre tête meurtrie à la base de laquelle se trouvaient de grandes marques rouges. « Ce sont des mains qui ont serré son cou. Il ne s’est pas pendu ». Louis Chambon n’en était pas moins bouleversé. Il ne pensait pas être revenu à la vie ordinaire pour se trouver à nouveau le témoin de l’horreur humaine. Il s’était tiré de deux ans de guerre avec seulement deux mains brûlées qui avaient fini par cicatriser. Mais la guerre revenait parfois entre ses oreilles le soir : un bourdonnement, puis des images qu’il n’arrivait pas à effacer. Personne n’en parlait mais tout était là pour la rappeler. Les femmes en noir, les gars estropiés, les ragots sur les femmes en noir qui se consolaient auprès des travailleurs du chantier d’à côté... La mère n’avait pas entendu son fils rentrer la veille et l’avait découvert au petit matin dans la grange. Elle était partie prévenir les gendarmes, avec son cheval et sa charrette, croisant seulement le père Chantre qui lui avait lancé un « Et alors, Angèle, on va au village ? C’est pas jour de marché aujourd’hui ! Attends, je... » mais elle l’avait ignoré. Elle ne voulait parler qu’aux gendarmes : « Mon fils, il est mort. Venez ! ». Davantage habitués ces temps-ci à annoncer des morts lointaines qu’à en apprendre de si proches, ils avaient tout de suite reconnu sur le visage d’Angèle les traits, désormais familiers pour eux, d’une mère frappée par la mort d’un fils. Les voisins commençaient à affluer. Certains voulaient apporter un peu de consolation, d’autres cherchaient à en savoir plus. Une sourde colère monta : « Vous n’avez qu’à aller voir du côté du chantier de la route, c’est un coup des Italiens, c’est sûr ». Une route devait désenclaver le village en donnant un accès à la vallée voisine : pour la construire, les hommes d’ici n’étaient pas assez nombreux, mobilisés, morts ou éclopés. On était aller chercher la main-d’œuvre plus loin, par-delà les frontières. Loin d’être remerciés de travailler si dur à creuser des tunnels et à charrier des pierres, les babis, comme ils les appelaient ici, étaient craints, le souvenir du rôle confus de l’Italie pendant la guerre les faisait passer pour des traîtres mais la simple hostilité à tout ce qui était étranger à la vallée aurait suffi à les tenir à distance. Louis eut peur que la colère ne tourne en expédition punitive mais chacun rentra chez soi, préoccupé qui par ses foins à rentrer, qui par ses vaches à traire. « Angèle, penses-tu aussi que les Italiens ont à voir avec le meurtre de ton fils ? demanda doucement le brigadier-chef.

– Non, ils disent ça parce que mon fils, enfin... François allait souvent au chantier. Depuis qu’ils ont atteint le col, on n’est vraiment pas très loin du chantier en passant par le sentier de L’Hermet. François travaillait du matin au soir à la ferme, il n’avait plus beaucoup d’amis au village. Alors, il s’était mis à fréquenter les Italiens. Ils se comprenaient assez pour jouer aux cartes, ou boire un verre ensemble. Il y en a même un qui nous a rapporté deux oranges de Sicile. Je ne vois pas pourquoi ils l’auraient tué ». Angèle se mit à pleurer doucement. Son mari mort dans les premiers jours de l’été 1914, Angèle avait vu avec bonheur son fils unique rentrer à la fin de l’année 1917, sa gueule cassée lui valant de ne pas retourner dans l’enfer des tranchées. Elle l’avait soigné, dorloté. On ne le voyait plus au village, cachant son nouveau visage, si on pouvait appeler ça un visage. Il préférait la compagnie des ouvriers italiens qui trouvaient sa tête normale ou presque, et en tout cas qui ne lui en avaient pas connu d’autre. Avec ses « Je ne sais pas, je ne peux pas vous dire... », Angèle n’apporterait rien de plus à l’enquête. Les gendarmes attendirent le médecin pour le certificat de décès. Il confirma la mort par strangulation. En rédigeant son rapport, Louis s’interrogea sur cette mort mystérieuse. La rivalité amoureuse était exclue : François avait bien eu une fiancée avant son départ mais elle s’était mariée avec un autre plus chanceux que lui. Il ne fréquentait plus le bal et n’avait aucune occasion de rencontre. On l’aurait su au village. Pas d’héritage à disputer non plus : un cousin éloigné leur louait la ferme et Angèle et François n’avaient aucune richesse. Alors, les Italiens ? Ils n’avaient aucun mobile, à moins qu’une bagarre sous l’emprise de l’alcool ait mal tourné ? Ou alors un secret qu’aurait détenu François ? Louis laissa la nuit lui porter conseil, en plus de son flux habituel de cauchemars. Le lendemain, les gendarmes montèrent jusqu’au chantier de la route, ne serait-ce que pour donner le sentiment aux villageois qu’ils avaient bien pris leurs doutes en considération. La route commençait déjà à descendre vers la vallée voisine. Leurs baraques allaient bientôt s’y déplacer pour faciliter les aller-retour des ouvriers. Ceux qui comprenaient les paroles des gendarmes les traduisaient pour les autres, et la tristesse se combina à l’étonnement sur tous les visages. Mario parlait français mais ne savait pas grand-chose de François, sinon que, comme il le répéta plusieurs fois : « Il avait eu des problèmes à la guerre ». Louis nota cette phrase consciencieusement, tout en se demandant si on pouvait avoir autre chose que des problèmes dans ce genre de guerre. Cela lui suggéra cependant de consulter le dossier militaire pour le cas où quelque chose y serait signalé. En redescendant au village, passant devant la menuiserie, les gendarmes furent accostés par le père Fournier qui y travaillait à préparer les poutres d’une charpente : « J’ai appris la triste nouvelle et je dois préparer le cercueil. J’en ai toujours un ou deux d’avance mais je ne suis pas sûr que ça ira pour la taille. Ça vous gêne pas de me prendre la mesure du corps ? » Lorsque le courrier à en-tête du Ministère des Armées arriva, Louis fut chargé de lire le dossier de François Reynaud, classe 1913, matricule 102. La banale vie d’un pauvre soldat, perdu dans la guerre qu’on disait grande. Un

21

22

service militaire prolongé, enchaîné avec un départ pour la Somme. L’attaque du 25 août 1917 au terme de laquelle, l’héroïsme d’un autre jeune égaré dans l’histoire permit à François d’être récupéré dans la boue d’Avocourt et de rejoindre un hôpital de campagne installé à l’arrière. La gueule arrachée, les projets de mariage anéantis. Mais de retour au calme chez lui, auprès de sa mère. Tout ça pour finir étranglé dans une grange. Oui, il avait bien eu des problèmes à la guerre, mais rien pour expliquer sa mort étrange. Au moment où il allait refermer le dossier, un détail attira l’attention de Louis. Son « Nom de Dieu ! » alla jusqu’aux oreilles du brigadier-chef, surpris par ce manque inhabituel de retenue. Il allait lui en faire remontrance quand Louis lui révéla sa découverte. Ils partirent aussitôt en direction de la ferme d’Angèle.« Regardez le dossier qu’on a reçu de votre fils, commença le brigadier-chef, renonçant au tutoiement amical qu’il utilisait jusqu’ici. Comment expliquez-vous que le médecin ait inscrit “1,76“ après avoir relevé sa taille alors que le maréchal des logis Chambon ici présent atteste qu’il mesurait 1,69 m, suivant la mesure qu’il a transmise à Monsieur Fournier ? »Louis pensa que la guerre avait raccourci bien des types mais pas de cette façon.« Alors, Angèle, qui est cet homme ? Est-ce bien François ?– J’espérais ne pas avoir à vous le dire... Je l’ai pris pour mon fils, c’était comme mon fils. Enfin, au début... C’est François qui...– Allez, raconte-nous, reprit le brigadier-chef avec un peu plus de douceur.– Il était à l’hôpital avec mon fils. Il s’appelait Justin, Justin Brunet je crois. Ils avaient tous les deux le visage arraché, ils y partageaient le même lit. Ça manquait de place là-bas…. Justin était de l’Assistance, pas de famille, rien. Personne ne l’attendrait pour son retour chez lui. Il n’avait pas de chez-lui. Quand il a vu son visage dans le reflet d’un verre, il a voulu mourir. Mais c’est François qui est mort : ses blessures se sont infectées, une forte fièvre l’a pris. Avant l’extrême-onction, il a demandé à Justin d’échanger leurs papiers : on déclarerait Justin mort et Justin serait désormais François, et il aurait une vraie famille lui aussi. François lui avait parlé de la ferme, il s’inquiétait que je reste seule à m’en occuper. Il était si gentil… Justin a hésité, François a insisté. Ils ont échangé leurs papiers. Personne ne s’est aperçu de rien là-bas. Justin a été transféré dans un vrai hôpital où on l’a soigné comme on a pu, et un jour, il est arrivé à la ferme. Il a pris soin d’arriver à la nuit. J’ai tout de suite su que ce n’était pas François. Je l’ai laissé me raconter. Il a dit que je n’étais pas obligée de l’accepter, qu’il pouvait repartir. J’ai pleuré mon fils mais je me suis consolée en prenant pour fils celui que François avait choisi pour le remplacer. Vous allez nous dénoncer ? Qu’est-ce que ça change pour vous ? » Ça changeait au moins qu’on ne savait plus si c’était François Reynaud ou Justin Brunet qui avait été visé par l’assassin. Quelqu’un d’autre qu’Angèle connaissait-il leur pacte secret ? Au sortir de la ferme, les deux gendarmes surprirent le père Chantre à rôder aux abords. Fernand Chantre se mit à courir comme s’il avait fait quelque chose de grave et Louis le poursuivit comme s’il se fût agi d’un assassin, le plaquant à terre sans tarder. « Oh, Fernand, qu’est-

ce qui te prend ? Tu espionnes Angèle ? On le dit que tu as le béguin pour elle, mais c’est pas une raison quand même ! Et puis, pourquoi t’enfuir comme un voleur ? Tu as entendu ce qu’elle nous a dit, c’est ça ? ». Fernand ne répondit pas tout de suite. Il était en train de comprendre que sa fuite imbécile allait le contraindre à dire la vérité. Fou amoureux d’Angèle depuis toujours, il avait réussi à la séduire, ou bien elle avait accepté qu’il la consolât, à la mort de son mari. Elle avait promis : au retour de François, ils pourraient se marier. Mais au lieu de cela, elle lui avait définitivement fermé sa porte, sans plus d’explication. « C’est à cause de ton fils, c’est ça ? Il ne m’aime pas ? » Elle ne donna aucune raison et fit promettre à Fernand de ne pas en demander davantage. Mais Fernand en devenait fou. Il se mit à tourner autour de la ferme sans trop savoir pourquoi. Et c’est là qu’un jour il les avait vus. La mère, avec le fils ! C’était donc pour ça qu’elle ne voulait plus de lui. La jalousie, en plus de l’horreur que lui inspirait l’inceste... il lui avait sauté dessus sans laisser François ou Justin lui dire la vérité. Angèle l’avait pris pour son fils, « enfin, au début », comme elle l’avait dit elle-même. Mais Justin n’était pas son fils. Il était celui que François avait choisi pour qu’elle soit accompagnée dans son reste de vie. Les gendarmes rentrèrent au poste de garde, accompagnés de Fernand, menottes aux poignets, sous l’œil incrédule des villageois. Angèle resta à pleurer celui qu’elle avait pris pour son fils, « enfin au début », tandis que l’autre reposait bien loin sous une autre identité.

23

24

Retrouvailles- Charlène Bondon -

Jeanne s’affaire à la cuisine sans se préoccuper de lui. Elle soulève marmites et casseroles, saisit un torchon pour se protéger les doigts, et, au milieu de ce manège incessant, son regard reste absent. Il est revenu il y a deux semaines, et il n’a rien vu dans les yeux de Jeanne, du moins rien de ce qu’il y espérait. Rien de ce qui le faisait tenir au Front quand les permissions ne venaient pas, ni rien de ce qui le faisait tenir quand il était prisonnier. Car il ne pensait qu’à cela, aux yeux de sa femme, d’un bleu si semblable aux siens qu’il les prenait pour le miroir de sa propre âme. Même le jour de son retour, quand il s’est écarté du petit groupe de soldats qui retrouvaient parents, femmes, enfants ; quand il s’est approché de la maison avec Jeanne dans l’embrasure de la porte, alors qu’il attendait de voir son visage s’illuminer au bonheur de retrouver son mari ; même ce jour-là, il n’a rien vu, rien que quelque chose de froid qui a commencé à manger l’âme de Jeanne pour ne jamais cesser depuis. Les autres ne lui offrent guère mieux. Quand il va à travers le bourg, tentant d’arborer, en vain, son allure d’avant-guerre, son allure d’avant les cadavres et les poux, il sait qu’il dérange. Est-ce à cause de sa vilaine plaie au cou, de son visage désormais tout en os et en bosses, ou de sa peau tannée par une saleté que rien ne semble pouvoir faire partir ? Ou bien du fait qu’il ne sait plus vraiment se tenir debout, habitué qu’il est à croupir au fond des tombes… Ce dont il est sûr, c’est que les corps se figent, que les têtes se tournent et que les rares mots qui se prononcent n’expriment que l’étonnement, de le voir là, vivant. L’étonnement de savoir qu’il n’a pas été massacré comme les autres, comme si l’on s’étonnait des cerises qui rougissent en avance cette année, ou de la mercière qui prend un jour de congé pour se rendre à la communion de sa petite nièce. Mais le plus dur assurément, ce sont les enfants. L’aîné avait huit ans en 1914, il était sa fierté, l’accompagnait toujours à la pêche, aux champs, aux bois, et demandait toujours à grimper sur ses épaules malgré ses jambes déjà longues et qu’on ne savait plus où ranger. Aujourd’hui, le souvenir de ces instants passés avec son père est bien flou dans sa tête d’enfant grandi trop vite, et son regard clair et ses moues hargneuses viennent dire qu’il ne comprend pas pourquoi il doit laisser sa place de chef de famille. Il n’a pourtant que douze ans. Quant au deuxième, il est trop petit pour reconnaître son père, et trop grand pour ne pas être hostile à cet inconnu nouvellement introduit dans la maison. Heureusement, il y a la petite dernière. Jeanne l’a appelée Aurore. Quand il l’a vue à son retour, elle était dans les bras de sa mère, et elle, elle l’a regardé. Quand il s’est approché, elle a tendu sa petite main pour toucher sa joue. Alors, il ne s’est posé aucune question et l’a prise contre lui, oubliant dans son odeur sucrée le froid alentour. Depuis, il l’emmène partout, et quand la gêne des autres lui pèse trop, il la regarde et lui parle doucement. Elle ne répond pas grand-chose, elle rit seulement, parce qu’un rien la fait rire. Il pense à tous les jours où il n’était pas sûr de voir le soleil se lever le lendemain, et il se dit que c’est elle maintenant son soleil, son Aurore.

Et, au fond, il sait bien ce que les gens pensent, mais il s’en moque, de ça et du reste. Il veut juste oublier, et revenir au monde, à ce monde entièrement disparu pour lui pendant quatre années. Même la présence de sa petite fille, dont les yeux couleur de chocolat fondu réchaufferaient l’âme la plus amère, ne semble pas attirer la douceur des passants. C’est pourtant si mignon, une fillette de même pas deux ans.

25

26

Joyeux Noël- Mary-France Brunet -

Neige connait le chemin pour aller chez tante Berthe. Le trot soutenu, les naseaux fumant, elle conduit Suzanne pour porter le bois et le panier garni de la ferme. La carriole est pleine, mais au « Allez Neige, allez ! », elle semble bien légère.Le dos droit, Suzanne tient la bride. Enveloppée dans son manteau à capuche, le froid la revigore, ses joues sont délicatement rosées. Depuis toujours elle aime cette campagne qu’elle a traversée en toute saison. En cette fin d’année, les arbres nus ont une noirceur éclatante ; les champs pelés scintillent de leur gelée blanche. Neige et Suzanne s’enivrent de cet air vif à donner le sourire.Dans la longue ligne droite qui sépare les deux fermes, Neige file sans retenue telle un cheval de course, alentie seulement dans les côtes. À cette heure matinale, on ne croise personne. Pourtant, à l’approche du carrefour de La Bourdelle, Suzanne aperçoit des silhouettes sombres dans la brume. Deux gendarmes debout devant leurs bicyclettes. Elle tire sur les rênes, s’arrête à leur hauteur. - Ah, c’est toi Suzanne, tu es bien matinale, comment vas-tu ? Elle reconnait Alfred, sous-officier du canton, ami de son père, venu plusieurs fois à la maison. - Très bien… je vais chez tante Berthe, je lui porte le bois.- Ton cousin Paul doit rentrer…- Oui, il n’est pas encore démobilisé ; il a écrit à ma tante qu’il pense revenir d’ici un mois ou deux.- Il ne sera pas là pour Noël, mais il est en vie…Quand je pense au fils Dorbes qui est mort juste après l’Armistice.- Le pauvre… - Nous passerons voir ta tante plus tard dans la journée.- Elle sera contente de votre visite… Vous commencez tôt la journée, vous aussi, en cette veille de fêtes.- Eh oui, jeune fille, on ne chôme pas ; on nous a signalé un vagabond près du Moulin.- Un de ces voleurs de poules ?- Peut-être bien, mais avec tous ces déserteurs qui traînent maintenant un peu partout !Suzanne tressaille, pâlit légèrement.- Ne crains rien, nous passons souvent sur la route, ces vauriens sont plus souvent dans les bois ou dans des granges la nuit… Tu donneras le bonjour à tes parents ; je viendrai vous voir, si je peux, entre les fêtes.Suzanne les salue et fait claquer la bride sur le dos de Neige qui repart aussitôt. La route de pierres blanches freine la voiture dans la dernière montée. De là, on aperçoit droit devant, en bordure de l’accotement, la maison de tante Berthe.Le cœur battant, Suzanne ralentit l’allure, embrasse les environs du regard.

Sur sa droite, les hauts sapins du bosquet de l’Étang se dressent jusqu’au pied de la colline. Combien de fois s’est-elle baignée dans cette eau fraîche d’été, s’est-elle reposée à l’ombre de ces grands arbres, sans craindre d’être vue ! Ces terres de son père, elle les connait mieux que personne.

En bas de la descente, Neige s’élance. Oh, Oh, Oh ! Brutalement arrêtée par Suzanne, elle trépigne d’impatience. Sa maîtresse se raidit sur son siège, inspire fort en levant la tête, s’immobilise. Reprenant son souffle, elle inspecte l’horizon, tire sur la rêne à droite pour prendre la direction de l’étang. Le chemin s’assombrit sous les hautes et longues branches des sapins qui se touchent. Au pas, Neige avance en dodelinant de la tête. Suzanne roule sans bruit sur la terre humide, scrutant les alentours comme un chasseur à l’affût.Elle arrive au tournant de la Lure. La clairière n’est pas loin. Elle écoute. Lâche la bride, la tire à nouveau. Neige ne sait plus quel rythme prendre. Elle ne sait que sentir les ordres donnés.La rangée des vieux cyprès quitte la courbe du chemin pour contourner le petit pré que l’on devine à peine. Les trois épicéas, devenus bien gros, masquent en partie le toit. Elle est là. La petite bergerie ne sert plus depuis longtemps, mais Suzanne l’a toujours aimée. Elle y abritait ses jeux d’enfant et ses rêves d’adolescente peuplés de chevaliers téméraires. Devant l’entrée, Neige s’arrête, frémissante. Suzanne descend, caresse les flancs de la jument, regarde autour d’elle, enveloppée par le silence.

La porte s’ouvre. Et il est là. Grand, si mince dans son pantalon trop large. L’air gêné. Les yeux sombres, si doux. Il s’approche d’un pas assuré :- Bonjour Suzanne, quelle belle mine vous avez ! Vous êtes en avance…À chaque visite, la jeune fille se sent frissonner, marque un temps d’arrêt avant de parler.- Oui, Adrien, je suis partie plus tôt, je dois aller chez ma tante ; je vous ai apporté ce qu’il faut pour Noël ; d’abord, du bois.- J’en prendrai un peu ; vous savez que je n’allume qu’à la tombée de la nuit…- C’est indispensable…Suzanne cache son malaise. Il ne sait pas encore...

Elle abaisse l’arrière de la voiture, ouvre une grosse malle contenant des couvertures destinées à sa tante :- En voilà une pour vous !

De dessous les autres, elle sort un panier recouvert d’un torchon.Ensemble, ils entrent dans la bergerie. Dans l’âtre noirci, des braises rougeoient sous la cendre encore chaude. D’un côté de la pièce, une table et une chaise, deux rangées d’étagères fixées au mur, de l’autre côté, un matelas à même le sol, recouvert d’un édredon.Suzanne découvre le panier, le pose sur la table, déballe un à un les paquets

27

28

entourés de papier journal. Elle se sent soudain aussi légère et enjouée que lorsqu’elle elle venait ici, dans son univers secret, il n’y a pas si longtemps :- Eh voilà, une belle miche de pain ; du pâté de porc ; du fromage de la ferme ; des œufs tout frais ; une cuisse de poulet à griller ; des pommes de terre à cuire sous la cendre ; des gaufres ; un morceau de bûche roulée que j’ai faite moi-même…et d’autres choses encore, pour la surprise !- C’est trop, Suzanne, je me sens presque heureux…- Vous avez le droit de l’être, Adrien ; il serait temps !- Vous avez des nouvelles du front ?Suzanne hésite avant d’enchaîner :- Rien de vraiment nouveau ; tenez, voilà la dernière coupure de journal que j’ai pu avoir. Elle lui tend un article découpé au ciseau, titré : Vers la fin de la guerre: « Nos soldats gagnent du terrain. La dernière offensive a fait très nettement reculer les lignes ennemies… »

Adrien garde la tête baissée.

Il y a plus de quatre mois, il était dans la Marne. Il avait survécu à plusieurs assauts, à plusieurs blessures. Mais après un mois d’hôpital, cet assaut de septembre était celui de trop. Il ne pouvait plus combattre, lever une arme, affronter la poudre, les gaz, la mort.Automate hébété sous les canons, les feux, les cris, il a quitté la ligne ; a marché sur la terre déchiquetée ; devenu sourd, s’est lové dans un cratère jusqu’au matin. Fuyant les tranchées, les champs de bataille, il a continué sa route, indifférent, sans savoir où il allait. Au loin, seuls les arbres encore debout lui servaient de repère pour atteindre un lieu de vie.Il ne sait plus combien de temps il a erré. Couché dans les hautes herbes proches de la ferme des Ormeaux, il se souvient de son réveil au pied de Suzanne terrifiée et bouleversée par ce jeune soldat qu’elle a cru mort.- Qui êtes-vous? Que faites-vous là ?- J’étais au front…- Vous avez déserté ! Vous devez partir d’ici !- Je ne peux pas… Cachez-moi…

Prostrée pendant un long moment devant le soldat, Suzanne finit par appeler Neige, restée sur le sentier qui bordait le champ. Elle arriva tirant la charrette …

Suzanne se trouble, se veut rassurante : - Pour la nouvelle année, je crois que nous aurons de bonnes nouvelles ; je crois en la fin de la guerre… Vous pourrez vivre au grand jour, nous serons libres, Adrien !- Que Dieu vous entende ! Je partirai, je ne dois pas vous compromettre, vous avez tant fait pour moi !

- Vous ne pourrez pas partir si vite, c’est trop dangereux. En venant ici, j’ai croisé deux gendarmes qui cherchaient un vagabond… On l’avait signalé… On recherche les déserteurs… Même après la guerre, ils seront pourchassés… Il faudra attendre encore pour être en sécurité…- Oui peut-être… Mais vous l’avez dit Suzanne, d’abord, que la paix arrive vite !- Je n’en doute pas Adrien… Mais soyons encore très prudents… Je ne veux pas vous perdre, tout s’arrangera !

Le regard embué, elle lui prend les mains. Ils s’étreignent. Instant empli de rêves.Elle repense aux gendarmes, à sa tante, à son père. - Je dois y aller, je reviendrai dans deux jours… Passez un joyeux Noël Adrien, je penserai à vous.- Moi, aussi, Suzanne, dit-il, en la suivant du regard.

Neige repart. Suzanne se retourne longtemps. Inquiète…Heureuse…Inquiète…Elle lui dira la vérité. Elle saura trouver les mots…Il comprendra…

Adrien rentre. Sourit devant la table en fête, rassemble les feuilles de journal qui serviront à allumer le feu. Il lisse les papiers jaunis pour les ranger au coin de la cheminée.Un dessin de soldats à l’assaut : « Ils boutent les boches hors de nos frontières ! » daté du 4 septembre 1918. Depuis des mois, on serait en train de gagner la guerre ; mais rien sur la réalité des reculs, des carnages. Et la guerre continue. Une seule page de journal à peine fanée du 30 novembre 1918... Ah, des nouvelles plus récentes se dit Adrien attiré par le titre : « Enfin nos jours meilleurs » : « Depuis le 11 novembre, nous sommes sortis du tunnel, vainqueurs. Nous allons enfin passer le prochain Noël dans la paix retrouvée. Préparons-nous dès maintenant à cette fête en faisant preuve de solidarité, de générosité, d’entraide afin de panser ensemble nos plaies et de permettre à chacun de passer un joyeux Noël ».

29

30

Hôtel des Invalides- Françoise Chollet -

Dans les vieux autobus à impériale les places assises étaient réservées aux femmes enceintes, aux personnes âgées et aux mutilés de guerre. On ne voit plus du tout de mutilés de guerre.Les poilus ont disparu. À quoi ça sert d’y repenser ?

1914 1918. C’est si vieux, tout ça.Qui se souvient de cette étrange idée de nous entretuer ?Qui veut se souvenir, qui se force à regarder le film d’un carnage, un court métrage en noir et blanc, des images tremblotantes, la mémoire de l’Hôtel des Invalides ?

La guerre. Il a fallu que ça arrive.Gueule cassée, gueule de bois, Bois sculpté entaillé, les coins la masse les veinures de la bûche qui éclatent,La chair dépecée déchiquetée en copeaux,Des petits éclats de chair recollés tant bien que mal,Agrafés,Recloués les uns sur les autres,Un visage en puzzle,Le contour lisse des bourrelets de cicatrisation,Une grimace accrochée à la silhouette d’un homme,Les breloques les médailles.La guerre a besoin de hérosL’histoire a ses victimes.Les invalides ont un Hôtel,Curieux nom pour partir en lambeaux.Des bouts de cerveau éparpillés par l’incompréhension.Des regards sans profondeur, à la surface juste de l’horreur,Et la tremblante, cette maladie incurable attrapée quand le son des canons rend sourd, ou quand on s’est vu dans la glace…Trembler de ne plus tout à fait être un être humain,Jamais.

Certains ont le droit d’envoyer des innocents à l’abattoir. De conduire leurs semblables au massacre sous les bombes, dans les tranchées, face aux chars. C’est de leur faute.À quoi ça sert de le dire ?

C’est la dernière ? Ce n’est jamais la dernière, c’est celle qui t’est tombée dessus.Celle qui t’a conduit aux Invalides, celle où tu as laissé tes doigts, ta femme, tes poumons et ta bonne humeur légendaire.

On sortait les grands blessés pour les commémorations.On ne peut pas les montrer tous les jours, Si on ne veut pas faire peur aux petits enfants.Alors on les cache, Les invalides enterrés vivants dans leur terreur,Murés derrière leurs masques reconstitués.Hôtel glacé aux murs trop hauts lumières éteintes froid noir qui broie les os, réveille de vieilles fractures et tue de l’intérieur.Les poilus encombrants à oublier pour ne s’intéresser qu’au décor…

Du pigeonnier des Invalides s’envolent des nuées de pigeons gris dans un ciel d’hiver nuageux sur le squelette des grands arbres effeuillés, Une image désolée, Verdun, Hiroshima, Bagdad, La boue ou le soleil trop cruSi loin si près la guerre Sans date, sans répit. L’absurdité de l’homme qui s’en prend à la vie d’un autre homme, Qui lui prend ce que ça vaut ce qu’il en reste.Et cette volonté de survivre, malgré tout.

31

32

Naître en guerre

- Fanny Collineau -

«Tu n’aurais pas dû ! Tu n’aurais jamais dû faire ça ! » Couché dans la boue, le corps transis et recroquevillé, Anselme entendait la voix de son père hurler sur le corps épuisé de sa mère. C’était là, sous les obus acharnés et les mitraillettes allemandes qu’il revoyait cette scène, ce moment où son enfance s’était déchirée sur le tranchant de la réalité.Il avait six ans. Sa mère était alors enceinte depuis de long mois. Chaque soir avec Anselme, elle prenait soin de préparer la maison et un bon repas pour accueillir son père qui rentrait parfois tard de sa journée de classe. Anselme avait regardé sa mère enfler au fil du temps avec admiration et une certaine appréhension. Ce jour-là, il attendait avec impatience le retour de son père car il avait entendu sa mère gémir et souffler, discrètement, sans plainte aucune, tout au long de la journée. À son fils inquiet, elle avait seulement dit : « On va attendre ton père. On ne dérange pas l’instituteur. » Le soir venu, sa mère était pâle et ses jambes fragiles tremblaient. Anselme posait les assiettes quand il la vit tomber brutalement sur le sol. Un cri lacéra ses tympans. Un Shrapnell avait explosé au-dessus de sa tête et son voisin de tranchée avait le corps percé de toute part. Les trous dans son crâne et dans ses joues ne laissaient aucun doute sur son état. Pourtant ses yeux ouverts et immobiles semblaient encore appeler l’aide d’Anselme.Sa mère le regardait en se voulant rassurante, mais Anselme lisait clairement sur son visage le supplice de la douleur. Il était terrassé par l’impuissance.Il hurla à son tour. Et ferma les yeux pour ne plus voir ces chairs délabrées qui l’entouraient.Un cri aigu et strident qui avait alerté son père arrivé dans la cour de la maison. Il avait couru jusqu’à la cuisine, s’était jeté près de sa femme en repoussant violemment Anselme : « Va chercher grand-mère et le docteur! COURS BON SANG! » À son retour, il avait découvert son père massant énergiquement sa mère, dont le corps à demi nu était étendu devant la cheminée allumée. Sa grand-mère avait attrapé Anselme part le bras et l’avait tiré jusqu’au pied des escaliers : « c’est pas pour toi, monte donc ! » Le médecin n’était pas là : parti en ville, il ne serait de retour que le lendemain au soir. À genoux, les yeux fermés, Anselme n’entendait plus que des râles et des gémissements lointains. La terre dans sa gorge asséchait ses espoirs et retenait ses sanglots dans un nœud insupportable.Après de longues heures d’agitation et d’empressement, le silence avait pris place dans la petite maison et, de sa chambre, il avait entendu sa mère murmurer quelques mots. La douceur dans sa voix avait glissé sur sa joue d’enfant pour essuyer ses larmes. Puis il était resté pétrifié par les hurlements de son père : « Tu n’aurais pas dû ! Tu n’aurais jamais dû faire ça! Fallait pas attendre !» Puis il s’était mis à geindre. Assis sur les marches, Anselme avait vu son père à genoux, serrer le corps de sa femme, le visage enfoui dans son cou.

Le père était resté ainsi longtemps, à bercer celle qui devait donner la vie au lieu de la perdre et son deuxième enfant qui ne naîtrait jamais.

Anselme se ressaisit et attrapa son fusil. Il se coucha dans la boue, et commença à remonter vers les lignes allemandes, quand il entendit l’ordre de repli. Près de lui, il vit Berthot qui levait un bras vers le ciel, espérant sans doute qu’on discernerait son membre vivant parmi les morts. Anselme attrapa son camarade mutilé, et le traîna comme il pu sur un sol jonché d’hommes. Autour d’eux, la terre explosait encore, recouvrant les corps ou les exposant à nouveau. Il aperçut un trou entre les barbelés dans le lequel il poussa Berthot et glissa à son tour vers la tranchée salvatrice. Les deux hommes échangèrent un regard absent et apathique. Bientôt des brancardiers viendraient chercher le blessé. Anselme s’adossa au parapet et ferma les yeux. Il entendait le tintement des casseroles qu’utilisait sa grand-mère, en bas, dans la cuisine. Une douce odeur de confiture de rhubarbe et de fraises baignait la maison et donnait à Anselme le courage de travailler encore son examen de fin d’année. Il avait 18 ans et comptait bien réussir à quitter sa campagne en devenant ingénieur du corps des mines, une ambition qui faisait briller les yeux de son père. Un officier lui tendit un bidon crasseux dans lequel se cognaient quelques glaçons du vin encore gelé de la nuit. Anselme attendit un peu avant de s’abreuver : il ne savait plus très bien où était sa bouche, qui dirigeait ses mains.Après avoir fini la lecture rapide d’un chapitre de sciences physiques, il avait enfilé son plus beau pantalon de toile et sa chemisette blanche du dimanche. Il avait descendu en trombe les escaliers patinés et avait embrassé sa grand-mère, en glissant un doigt gourmand dans la bassine cuivrée. « Va pas te salir avec ma confiture, idiot ! » lui avait-elle lancé avant d’ajouter avec un regard moqueur : « dis-donc, tu t’es fait bien beau pour le bal de l’Assemblée ! » Anselme lui avait sourit en acquiesçant, puis était sorti prendre son vélo et avait rejoint ses copains qui traînaient déjà autour de la piste de danse.Il entendait vaguement les échanges des autres gars. Certains pleuraient encore, d’autres fustigeaient déjà les stratégies des gradés qui s’acharnaient à sacrifier des hommes pour gagner ou perdre quelques mètres de boue. L’appel commença, et avec lui le triste égrenage des silences à la suite des nominations. « Anselme ! » C’était Georges qui l’avait vu le premier et l’avait entraîné près de l’orchestre. « Alors mon vieux, on passe à l’action ce soir ? C’est que si tu veux la jolie Louise, va falloir te battre ! » George lui avait désigné du menton un garçon trapu qui se dandinait sur une valse trop rapide. Il serrait contre lui la plus délicate fleur du bal, Louise, qui semblait attendre la fin du morceau comme la délivrance d’un calvaire. Anselme avait perçu ce léger désarroi, et son courage s’en était trouvé regonflé. Il s’était approché du couple avant même que l’accordéon ne se fût tu pour une prochaine danse.Les soldats s’immobilisèrent en entendant au loin, dans un souffle frêle et incroyable, la douceur d’un harmonica. Nul ne pouvait dire si la mélodie provenait des lignes alliées ou des lignes allemandes qui étaient à moins de

33

34

cinquante mètres. Le son chaleureux vînt cueillir chaque homme en son cœur, leur rappelant tout à coup, un à un, qu’ils avaient été des être heureux et vivants avant de devenir ces combattants noircis et froids.Anselme avait attrapé la main de Louise et l’avait délicatement arrachée à l’emprise de son premier danseur. Louise s’était laissée entraîner dans les bras du fils de l’instituteur, qu’elle avait toujours trouvé charmant malgré sa silhouette chétive et sa timidité assommante. Le jeune homme avait glissé lentement sa main autour de la taille fine de Louise, prenant le temps de caresser le tissu de sa robe légère. Leurs regards s’étaient frôlés tout d’abord, puis entraînés par la ronde de leur danse, avaient fini par plonger l’un dans l’autre. Ni les assauts moqueurs de Georges, ni les railleries des amies de Louise n’avaient pu les séparer ce soir-là. Au bout de quelques heures, assoiffés et fous, Anselme et Louise avaient quitté le bal en courant. Ils riaient encore quand ils s’étaient retrouvés seuls à la sortie du bourg, longeant le chemin qui menait à la ferme de Louise. « Qu’est-ce qui t’arrive mon gars ? » Un type d’une trentaine d’année s’adressait à Anselme. « T’es aussi vert que les copains qui sont restés là-haut… » Anselme ne sut pas quoi répondre ; un violent haut de cœur le plia en deux. Il n’avait jamais autant bu que depuis qu’il était sur le front. Et dans cette arène aux jeux inhumains, il était apeuré, livide et saoul.Ivre de joie et d’amour, Anselme avait amené Louise contre lui. Dans la pénombre d’une nuit déjà bien avancée, les lampions de la fête, que l’on percevait au loin, s’ajoutaient aux étoiles pour offrir au jeune couple le spectacle d’un feu d’artifice immobile. Louise avait tendu les lèvres vers Anselme. Il s’était penché doucement et avait goûté à ces fruits inconnus, rouges et soyeux, tendres et gourmands. Il avait plongé dans les méandres voluptueux de son corsage, laissant apparaître à la lueur de la lune, une peau blanche et pure.Anselme s’allongea sur une toile humide, le corps éreinté et l’âme absente. Il voltigeait dans la douceur de sa mémoire ; il ne voulait plus que cette réalité morbide le rattrapa. Alors il s’endormit, blotti contre ses souvenirs.Et dans cette nuit incrédule, Anselme et Louise s’étaient unis.

« Courrier les gars ! Dépêchez-vous de lire, il paraît qu’on retourne sur le front ! » Le jeune homme s’approcha d’Anselme et le secoua gentiment pour le réveiller. Il lui tendit un paquet qui contenait plusieurs lettres ficelées. Cela faisait huit mois déjà qu’il avait été mobilisé. Il avait dû quitter sa famille quelques semaines après la fête où il était tombé sous les charmes de Louise. Son père lui avait écrit dans les premiers temps puis les nouvelles s’était estompées. Anselme s’était acharné à transmettre quelques lettres à l’attention de Louise, mais il n’avait eu aucune réponse. En caressant ces enveloppes jaunies, il découvrit une écriture ronde qu’il ne connaissait pas. Il ouvrit la première, datée du jour de son départ. Une odeur fleurie émanait encore du papier abîmé. « Cher Anselme, je suis bien attristée de vous savoir si loin après avoir été si proche de vous. Je trouve ce destin bien injuste et je ne parviens pas à m’en consoler. Je vous souhaite de prendre garde aux dangers qui vous entourent. Je

vous espère en bonne santé et vous assure de mes sentiments les plus doux. Bien à vous, Louise. »Anselme sentit son cœur frémir et se fendre. Il comprit que Louise avait cherché plus de dix fois à lui écrire, mais qu’aucunes lettres ne lui était parvenues jusqu’alors. Il déchira l’enveloppe de la seconde.«Cher Anselme, voici plus d’un mois que j’attends votre missive. Chaque jour, je me languis en attendant le facteur qui ne vient jamais pour moi. Mon très cher amour, il faut que je vous annonce… »Anselme n’eu pas le temps de poursuivre, déjà chacun se préparait à remonter vers l’enfer. Il s’harnacha de sa veste, remis son casque et lança son fusil derrière son épaule en se plaçant dans le rang.« Je suis enceinte. Conséquence de nos caresses, ce petit dont vous êtes le père à l’air de bien pousser.»« En avant toute ! »« Mon père hurle chaque soir depuis que je lui ai annoncé. Je dépose à vos pieds tous mes espoirs. Je ne sais ce que je crains le plus, votre mort au front ou votre refus de me marier. Votre bien aimée Louise. »Anselme, les yeux gorgés de larmes, aurait voulu retrouver Louise et lui jurer qu’il lui rendrait son honneur en la prenant pour femme. Il couru vers l’ennemi, tira droit devant comme s’il pouvait abattre l’Allemagne entière qui se dressait contre son bonheur.Dans la ferme familiale, perchée sur les rondeurs angevines, Louise s’était pliée sous la douleur.Anselme fut projeté en avant par le souffle d’un obus qui avait explosé derrière lui.Louise avança lentement vers sa chambre et se hissa sur son lit.Anselme se redressa et poursuivit sa course enragée. Son masque l’étouffait. Il percevait au loin les ombres vacillantes de soldats inconnus.Louise serrait les dents et les jambes. Remplie de honte et de colère, elle refusait que ce bébé naisse sans père ; elle refusait d’enfanter ainsi.Anselme agrippa sa baïonnette et la plaça au bout de son fusil.Louise, malgré elle, se mit à pousser de tout son corps.Anselme hurla et frappa violemment un soldat.Un cri sourd résonna sur la colline.Anselme sentit une lame froide traverser son ventre. Louise attrapa le petit être chaud qui était sorti d’elle.Anselme s’agenouilla et tomba au sol.Dans un premier souffle, l’enfant trembla.Dans un dernier souffle, son père pensait à lui.

35

36

Déluge au paradis- Martine Férachou -

Saint-Martin-de-Jussac, la ferme Des Granges,

le 02/07/1915,

Martin, mon cher fils,Presque deux semaines que la pluie nous tombe dessus sans interruption ! Elle s’accompagne d’une brume épaisse et pénétrante qui nous glace les os alors que le calendrier nous annonce l’été depuis dix jours. Impossible d’apercevoir les sommets de tes chères montagnes, impossible d’avancer les travaux des champs… Nous nous contentons de traire les bêtes qui gémissent d’être enfermées et rentrons de l’étable boueux jusqu’aux genoux. Du coup, bien sûr, nous ne descendons pas au village, nous vivons comme des ermites… et je n’ai pas de nouveau à te dire de ceux que tu connais… J’imagine que ta gentille petite Manon, forte de sa jeunesse, ne souffre pas de ce temps malsain et pense à toi avec tendresse. Le pépé allume la cheminée chaque matin pour essayer de chasser l’humidité persistante et reste assis, auprès de l’âtre, les yeux dans le vague, à imaginer ta triste vie. Ta mère, tu le sais bien, se tue à la tâche pour oublier que son fils unique est à la guerre ! Et moi, j’essaie de rendre service malgré ma mauvaise jambe. Ici, à la ferme, nous pensons tous la même chose : pourvu que tu n’aies pas, au-dessus de ta tête, le même temps pourri que nous ! Nous nous doutons bien que cela ne ferait qu’empirer tes conditions de vie ! Un déluge d’eau… et un déluge de feu ! Mon pauvre enfant ! Mais cette triste météo accentue surtout l’angoisse de ta chère maman ! Alors, tant pis ! Tant pis que tu n’aimes pas les curés et l’Église ! Elle est bien décidée ! Dès que le soleil pointe son bout de nez, elle descend à la Chapelle, elle allume un cierge et elle prie la Sainte Vierge… Ça ne peut pas faire de mal, dis ? Elle m’a bien demandé de te faire la commission puisqu’elle ne peut pas t’écrire elle-même. J’essaie de lui apprendre un petit moment tous les soirs mais je ne suis pas un aussi bon professeur que toi !Dans ton prochain courrier, raconte-nous, s’il te plait, comment cela se passe en première ligne… Je te trouve bien taiseux des choses importantes dans tes précédentes lettres. Tu possèdes pourtant un vrai talent pour l’écriture… Nous sommes si fiers de toi ! Vivement que tu rentres au village faire l’instituteur ! J’arrête là mes jérémiades et je t’embrasse de tout mon cœur de père. Ta mère en ce moment même te prépare un colis pour accompagner ce petit mot. Sans doute le partageras-tu, comme d’habitude, avec Pierre. C’est un grand réconfort, pour nous tous, de savoir que tu n’es pas seul dans cet enfer. À deux du même village, on doit se sentir plus forts ! Nous étions bien heureux quand ton ami est venu en permission. Il nous a donné de tes nouvelles, nous l’avons

serré dans nos bras comme s’il était un morceau de toi ! Il nous a laissé espérer que ce serait bientôt ton tour de prendre un peu de repos.En attendant ce moment espéré, je t’embrasse donc, mon cher fils, et que Dieu te garde ! (oui, je le sais, que tu n’y crois pas…)Jean, ton père.

Beaumont-en-Verdunois, le 16/07/1915,

Très cher père, très chère maman,Tout d’abord, merci pour votre lettre et votre colis qui m’ont fait bien plaisir. Merci aussi pour vos prières qui, si elles me mettent un peu en colère, n’en sont pas moins des preuves de votre amour parental. Ironie du sort, les soldats de mon régiment ont baptisé notre tranchée « Le Paradis » ! Vous en devinerez peut-être la funeste raison… Mais, je deviens superstitieux et je crois que cela me portera chance ! Par ailleurs, vous me souhaitez moins « taiseux », je vais donc courageusement faire face à vos reproches et vous conter, dans leurs détails, les évènements passés. Vous jugerez ainsi par vous-même de l’efficacité des suppliques que vous avez adressées au «Bon» Dieu. Ce récit sera probablement le dernier, aussi détaillé, que je vous envoie. Des rumeurs circulent chez les soldats : nous aurions l’obligation prochaine de laisser ouvertes nos enveloppes afin que l’Etat Major lise et contrôle notre courrier !!!« Une semaine durant des pluies diluviennes s’abattent, violentes, pernicieuses, sur les deux camps, nous mettant provisoirement d’accord… Les tranchées, transformées en de misérables fleuves de boue et d’excréments aux berges molles, ne parviennent plus à abriter les hommes épuisés, crasseux, trempés jusqu’aux os. Les soldats valeureux, affaiblis par de sempiternels combats, sentent leurs dernières forces annihilées par ces conditions météorologiques épouvantables. L’humidité omniprésente devient le pire ennemi. L’eau s’infiltre partout, traverse les capotes, imbibe le col des chemises, court le long des échines, inonde les bottes, abreuve les chaussettes, imprègne les couvertures et les paillasses, se déverse dans les gamelles et dans les rations de pinard, moisit le pain… Les aumôniers perdent le goût de donner du réconfort, les artistes de sculpter, les lettrés de lire ou d’écrire… Loisirs suspendus, corvées diverses différées, branle-bas de combats remis à plus tard, assauts nocturnes reportés… Ce pourrait être une trêve, un répit… Il n’en est rien ! L’immobilisme, l’inaction plongent les hommes dans un profond cauchemar. Les plus fatalistes, qui s’en remettent à la chance, reçoivent ce déluge comme signe du mauvais œil… Les croyants, de toute confession, n’ont plus foi en un dieu impitoyable qui leur inflige une épreuve supplémentaire… Les autres, les plus nombreux, perdent rapidement le peu de moral acquis grâce au courrier, colis, et autres douceurs expédiés de l’arrière, par leurs proches. Pierre et moi sommes de ceux-là. Enfin, point l’aube du huitième jour… Le déluge cesse sans doute vers les cinq

37

38

heures du matin, mais les hommes, désespérés, sonnés, n’ont pas entendu ce silence tout neuf. Ils émergent un à un d’un sommeil lourd, peuplé de fantômes… Un réveil propice à la peur, au découragement… Moroses, ils secouent leur torpeur. Affamés, ils grignotent le pain trempé… entendent, enfin, ce qui n’est plus… Le premier, je lance : « Écoutez, les gars, c’est fini !». Je rejoins la tranchée de première ligne, lève les yeux au ciel, esquisse un sourire « venez voir, y a du soleil ! ». Les camarades sortent des différents boyaux en se bousculant. Incrédules, ils tendent leurs visages poilus vers l’astre solaire, lui adressent des reproches enfantins : « ben, c’est pas trop tôt ! », « où t’étais passé, toi ? », « tu peux chauffer, mec, t’as du boulot ! », « t’as pas d’abord fini de sécher tout ça ! » Des effusions s’amorcent, on se tape dans le dos, on émet quelques rires…Là bas, de l’autre côté du no man’s land, se jouent, je l’imagine, les mêmes scènes…Pierre reprend vite la situation en main. Son grade de lieutenant fait de lui le plus haut gradé de la tranchée du Paradis.- Bon… Tout va rentrer dans l’ordre, les gars. Ravitaillement, courrier, relève, peut-être, aussi… On va tenter de se sécher, de se réchauffer, de se faire propres… Je crois que l’ennemi n’a pas plus envie que nous d’ouvrir les hostilités aujourd’hui ! Martin, prends deux hommes et trouve un point d’eau qui permette de se toiletter… Ce serait pas du luxe !J’obtempère. Nous grimpons à l’échelle, nous nous élançons au signal du guetteur, disparaissons furtivement vers l’arrière. Les Allemands ne voient pas… ou laissent faire… Une vingtaine de minutes plus tard, nous voici de retour. Je me dirige vers Pierre, souris :- On a trouvé une fort belle mare, mon lieutenant. Pas loin du tout, cachée par un buisson de jeunes arbustes… - Parfait ! Que les hommes s’y rendent pour se laver, se raser... Par groupes de six ! Je m’y rendrai également, avec les derniers. Restez discrets… et vigilants ! L’ordre circule de bouches à oreilles. Les paquets de six se forment rapidement, par affinité.Je repars, à la tête du premier convoi. La campagne, pourtant dévastée, n’est que calme et silence. La terre ruisselle de tous côtés, se vide de son eau, comme les soldats de leur sang ! Une étendue sombre, transformée en éponge, et qui suinte par ses plaies multiples ! Les hommes avancent en file indienne, courbés sous le poids de leurs souffrances, de leurs peurs… Soudain, un buisson. Index sur la bouche, je me retourne vers mes camarades, leur impose silence. Des éclats de voix sourds nous parviennent de derrière le feuillage dense des arbustes. Nous nous aplatissons, rampons dans la boue, nous camouflons derrière les branchages, observons… La « mare » que j’avais décrite à Pierre nous apparait. Un trou d’obus, en fait, large de ses trois mètres, d’un rond parfait, rempli de l’eau du ciel tombée depuis une semaine ! Mais d’autres hommes ont déjà pris possession des lieux… Ils sont assis, tout autour, sur les bords du cratère, totalement accaparés par leurs ablutions matinales. Ils ont entassé leurs bardas et leurs fusils, au sol, à quelques mètres d’eux. Ils ont relevé les jambes de leurs pantalons et leurs pieds meurtris baignent

dans l’eau croupie du bassin artificiel. Les uns frottent leur torse nu avec de méchants restes de savons. D’autres ramènent, au creux de leurs mains jointes et fermées, le précieux liquide sur leur visage, leurs cheveux. Celui qui paraît le plus âgé manie, avec dextérité, le coupe-chou sur les joues pleines de mousse de son compagnon. Je les compte : huit ! Huit hommes dépourvus, en grande partie, de leur uniforme ! Huit Allemands presque nus et sans armes, qui devisent à voix basse, heureux d’accomplir, sous le soleil, les gestes simples, mais depuis longtemps oubliés, d’une toilette pourtant sommaire ! J’hésite… cherche le regard complice de mes camarades. Huit contre six ! Six soldats aguerris, bien armés, qui bénéficient, en outre, de l’effet de surprise ! Ce serait si facile ! Aucune prise de risque ! Huit ennemis de moins pour les batailles à venir ! J’interroge du menton mes acolytes aussi immobiles que des pierres. Je me heurte aux yeux larmoyants de Gustave. Jean et Albert détournent le regard. Max soulève les épaules comme pour dire « c’est toi qui décide ! ». Henri, le bleuet, tremble de tous ses membres, mais trouve le courage de secouer négativement la tête. Je reporte son attention sur la scène qui se joue derrière les buissons. Ce serait si facile ! Ce serait un massacre ! Mais voilà que l’un des soldats allemands s’interrompt. Il déploie sa haute stature, scrute de son regard bleu acier l’épais buisson. Pourtant, j’en suis sûr, nous sommes parfaitement invisibles. Mais l’autre semble avoir repéré ma cache ! Il fixe d’un œil glacial l’endroit où je me tapis, tétanisé. D’un calme glacial, il intime un ordre bref à ses compatriotes. Un à un, très lentement, ils se redressent, se lèvent, sortent du trou, se dirigent, en reculant vers leurs nippes… vers leurs armes… Nous les mettons en joue… L’instant est suspendu ! Une voix retentit, au fort accent germanique…- Ne faîtes pas ça ! S’il vous plaît ! On vous laisse la place ! On s’en va…Des secondes d’éternité !!! Nous ne bougeons pas ! Les Allemands, torses nus, pantalon relevés, jambes et pieds trempés rassemblent leurs affaires. Je crois entendre leur cœur battre à tout rompre, leurs dents claquer… Toujours en reculant, ils s’éloignent du trou d’obus, puis se retournent et prennent leurs jambes à leur cou ! Tous ! Sauf l’homme au regard d’acier. Il fixe une dernière fois l’endroit où je me cache et me lance :- Danke ! »Voilà, mes chers parents, ce qui nous est arrivé ! Ce n’était point de lâcheté, n’est-ce-pas, de ne pas abattre des hommes sans défense ? Mais la guerre ne laisse jamais s’enfuir sa proie. Les soldats allemands, rhabillés et réarmés, ont croisé le chemin du groupe conduit par Pierre. L’un des nôtres y a laissé la vie, mais aucun des ennemis n’a survécu ! Quand Pierre est arrivé, livide, à la mare, il tenait à la main une photo salie, tombée, sans doute, de sa poche, pendant l’affrontement. Tant bien que mal, il l’a nettoyée doucement à l’eau croupie. Il essayait d’accomplir cette tâche sans qu’aucun de nous ne puisse voir le cliché. Mais sa main tremblait tellement qu’il a fini par l’échapper. La photo s’est posée sur l’herbe souillée, dos contre terre… Je me suis avancée et j’ai pris, en pleine figure, le doux sourire… de Manon !

39

40

Mes chers parents, je ne sais pas si c’est une bonne chose de vous raconter tout ça ! Il devrait vous suffire de savoir que je me porte au mieux. J’espère qu’il en est de même pour vous !Votre fils qui vous chérit, Martin.

Saint-Martin-de-Jussac, la ferme Des Granges,

le 25/08/1915,

Très cher enfant,Ici notre beau temps est enfin revenu. Nous avons retrouvé un peu d’énergie et de moral. Nous avons libéré les vaches qui paissent tranquillement au Pacage, et repris les travaux des champs. Mais, chaque soir, à la veillée, nous sortons trois chaises de cuisine et nous nous installons sous le vieux chêne. C’est l’heure, que nous attendons toute la journée, de la lecture de ta longue et tragique lettre. La première fois, nous sommes restés stupéfaits… Les fois suivantes, nos larmes ont coulé… Désormais, je peux la lire sans lunettes, tellement je la connais par cœur ! Mais j’ai besoin de la tenir entre les mains, de caresser ce papier que tu as noirci de ton écriture si élégante. Je te vois sourire et penser « mon père devient aussi sentimental qu’une demoiselle » !Pour répondre à ta question : sache, mon enfant, que tu n’as pas failli ! Nous sommes même très fiers de toi que tu n’aies pas tiré sur ces hommes sans défense ! Cet homme, celui au regard d’acier, nous semble intelligent, humain, et ne correspond, en rien, à l’image que l’on nous donne dans les journaux, d’un ennemi barbare, cruel, assassin !Mon cher fils, il me reste à te donner une bien lourde nouvelle qui justifie, à elle seule, le retard que nous avons pris à te répondre ! J’ai tellement peur de ne pas trouver les bons mots… Alors, voilà… Comme je te l’avais annoncé, ta mère s’est rendue à la Chapelle dès que la pluie a cessé. Elle n’a pas été la seule femme du village à accomplir ce pèlerinage. Quand elle a franchi la porte du lieu saint, elle a aperçu la petite Manon qui allumait un cierge et qui priait en marmonnant. D’abord, ta mère, elle a été contente de la trouver là. Elle s’est dit que deux qui prient pour le même homme ça vaut mieux qu’une ! Mais Manon s’est retournée… s’est décomposée !!! Sous le tablier sombre de ta fiancée… un ventre rond… de peut-être cinq ou six mois !!! Ta mère, elle sait pas écrire mais elle sait compter ! Elle a compris tout de suite ! Cinq ou six mois… la permission de Pierre !Puis, nous avons reçu ta lettre… et cette histoire de photo… Mon pauvre Martin, nous avons beaucoup hésité à te dire la vérité ! Mais nous avons pensé que rien n’est plus cruel que le doute ! Nous t’aimons ! Nous te savons fort et vaillant ! Tu sauras faire face à cette nouvelle, nous n’en doutons pas ! La guerre ne tue parfois que le cœur des hommes !!!Fais bien attention à toi, mon cher fils, et reçois, de nous trois, les plus grandes marques de tendresse.Ton père, Jean

Sang froid- Françoise Guichard -

Je suis un homme de sang-froid. Enfin, c’est ce qu’a dit le toubib quand il a fait la visite à l’hôpital. Trois jours avant, le même m’avait diagnostiqué une pneumonie… excusez du peu ! J’avais la respiration sifflante comme une vieille locomotive mais indéniablement la fièvre était tombée. Faut dire qu’elle n’avait jamais dépassé 38°5, ce qui avait bien fait rigoler le premier des médecins que j’avais vu après m’être évanoui, tombé le nez dans la boue. Il avait ensuite fait venir ses collègues de l’hôpital et j’avais été le centre d’intérêt. Moi, je les voyais à travers une sorte de brouillard et je délirais vaguement… une enclume dans la tête, une autre sur ma poitrine. J’entendais leur discussion : «… lèvres bleues…grelottement…il frissonne.. .essoufflement… » mais le mercure du thermomètre restait collé à 38°5 quand, apparemment, ils attendaient du 40° ! On a testé sur moi tous les thermomètres de l’hôpital…Nib ! Un d’eux a dit soudain : « Dites donc on ne pourrait pas voir un peu ce qui se passe là-dedans avec cette voiture radiologique qui est dans le coin ? » La voiture radiologique, j’ai su après qu’elle s’appelait la petite Curie. C’était une bagnole normale et l’appareil pour la radiographie avait une dynamo branchée sur le moteur. J’ai vaguement regardé pendant que l’infirmière spéciale préparait tout. On m’a fait comme une sorte de photo et puis tous les toubibs sont revenus et ont discuté sans fin sur ce qu’ils voyaient. Quand on m’a montré la photo, j’ai eu vraiment la trouille : on voyait tout mon squelette…Qu’est-ce-que c’est donc que cet engin ? Après ça, ils ont décidé que, oui, j’avais bien une pneumonie et on m’a appliqué le traitement classique….J’ai entendu les médecins dire : « La pneumo, il en meurt ou il guérit. » C’est ça leur traitement… Et puis ça a été les quinze plus beaux jours que j’ai vécu depuis un bon moment. Cette pneumonie, c’était inespéré. Au sec, au chaud, dans des draps propres, lavé. Le paradis. J’ai dormi, dormi, dormi enfin tout mon soûl. Ça faisait un moment qu’on ne dormait pas beaucoup et pas souvent, là-bas. Après dix jours de ce régime, à la visite du matin, le médecin m’a fait mettre debout. J’avais les jambes qui flageolaient et ça tournait. « Parfait, mon gaillard, 37°5 ?...bon pour le service, alors ?»J’ai essayé de lui expliquer que j’étais épuisé, qu’il ne pouvait pas me faire ça mais il ne voulait pas en démordre. « Non, non, vous êtes guéri. Il faut y retourner, mon vieux ! ». Charogne !Rien qu’à l’idée « d’y retourner » - et dans cet état en plus ! - le monde s’est mis à tanguer. J’ai essayé de lui expliquer mon étrange cas : je lui ai dit que ma température de base était en-dessous de 36°, que le docteur l’avait dit à ma mère quand j’étais petit et que, je devais avoir un truc magnétique car je ne pouvais pas porter une montre sans la dérégler. Même des montres qui marchaient bien portées par les autres. Il m’a dit en rigolant « Pas besoin d’être à l’heure, là-bas ! » et puis « Pas de tire-au-flanc, pas de ça , Lisette ! sinon c’est le Tribunal Militaire. » Bon, j’ai compris que j’étais cuit si je protestais encore. Le Tribunal Militaire, ça voulait dire le poteau, en général. Ça râlait tellement à l’époque qu’il n’y avait qu’un moyen de garder les copains en ordre de marche

41

42

et ce moyen, c’était qu’on se dise qu’en faisant la guerre on avait plus de chance de s’en sortir qu’attaché devant six fusils. On avait besoin de chair à canon et, malade ou blessé, on te rafistolait à la 6-4-2 pour te renvoyer dans les tranchées te faire crever. Au bon vouloir des décisions des généraux d’État-Major qui faisaient des grands plans stratégiques sur des cartes pendant que nous, on pataugeait dans la boue, couverts de poux et qu’on devait se battre contre les rats pour garder notre bouffe. On nous bourrait la gueule à grands coups d’eau-de-vie avant les attaques et ça tombait comme à Gravelotte.Voilà, le bonheur avait duré deux semaines et, tenant à peine debout, on m’avait renvoyé avec tout le barda au front. Il y avait eu du dégât pendant mon absence. Mon copain Louis, qui était comme moi ouvrier typographe et anarchiste, était tombé en montant à l’attaque et plusieurs autres copains étaient morts ou gravement blessés. J’avais vraiment pas le moral, je peux vous le dire. L’enfer, voyez, il ne faut pas en sortir car le retour c’est trop difficile. Il y avait plein de jeunes gars qui étaient arrivés. Ils étaient sous le choc de ce qu’ils venaient de découvrir et il fallait tout leur apprendre : ils étaient comme des gosses qui ne connaissent rien à rien : comment dormir debout, qu’il faut manger la bouffe tout de suite pour aller plus vite que les rats et qu’il faut se cacher pour fumer une cigarette la nuit pour éviter de se faire tirer comme à la fête à Neuneu. C’était des gars d’un peu plus de seize ans qui étaient engagés volontaires et qui se rendaient compte de la merde noire où ils se trouvaient…C’était pas beau à voir, leur désespoir et les blagues et moqueries des anciens n’arrangeaient pas les choses. Des gamins qui croyaient que c’était glorieux de jouer au soldat et qui tombaient de drôlement haut.Nous, les anciens, on s’est dit que l’arrivée de toute cette jeunesse, c’était pas bon signe…On n’avait pas d’exemple où l’arrivée de troupes « fraîches », ça ne voulait pas dire que les gros bonnets avaient décidé de lancer une offensive pour reprendre trois cent mètres de terrain boueux. Ça n’a pas manqué. Un matin, le Lieutenant a débarqué dans la tranchée et on s’est tous regardé avec des yeux pleins de sous-entendus. On a eu droit au discours sur le courage, la volonté de gagner…Nous, on fermait nos gueules et on aurait dit que l’air avait solidifié autour de nous tellement c’était pesant ce silence plein de colère, de révolte et de peur. On devait attaquer juste avant la nuit quand on aurait encore juste assez de jour pour y voir un peu et ne pas aller se jeter par erreur sur les baïonnettes boches. La journée a passé très lentement et à la fois très vite : le temps d’écrire une lettre à ma mère et à Maryse au cas où. On a bouffé plutôt moins mal que d’habitude « pour nous donner de l’estomac » a lancé un copain blagueur. Moi, je refuse la gnôle avant les attaques. C’est juste une connerie d’y aller sans toute sa lucidité pour traverser le no man’s land comme on l’appelle. C’est sûr qu’on a plus peur à jeun mais au moins on peut essayer de se protéger un peu et de limiter la casse.À cinq heures du soir, le Lieutenant a refait la tournée des popotes, on a monté les baïonnettes sur les canons des fusils, on a vérifié nos souliers boueux et nos bandes molletières, serré nos ceintures et attaché nos musettes. On a mis les casques et au pied des échelles, on a attendu le coup de sifflet. Quand c’est parti, au même moment où je montais les six barreaux, notre

artillerie a commencé à pilonner les lignes allemandes. Ce bruit te rend dingue et, arrivé en haut, j’ai vu les gamins abasourdis. Rendus comme aveugles par le vacarme, ils restaient figés sur place et je suis parti en zigzags en leur gueulant d’avancer, de bouger, nom de dieu ! Faut aller vite avant que les autres en face aient réalisé ce qui se passait. Aller vite, moi, je risquais pas avec la pneumonie. J’ai couru à peine deux minutes et je me suis retrouvé comme la tête plongé dans l’eau, sans air. Le no man’s land, c’était un ancien cimetière qui était collé au petit village en ruine où passaient nos tranchées. On ne peut pas dire que les morts reposaient en paix depuis quelques temps. J’entendais les exclamations en allemand qui venaient d’en face. Ils n’ont pas traîné à réagir les casques à pointe et on a vu les premiers chez nous qui tombaient. Je me suis effondré au bord de l’asphyxie à l’abri d’un petit reste de mausolée en essayant de retrouver mon souffle. Les obus allemands ont commencé à dégringoler sur nous ! Le Lieutenant est passé à côté de moi en courant et m’a crié d’avancer et ça a été son dernier mot parce que, bam ! un obus est tombé juste à côté de lui. Il a décollé du sol et est retombé à quelques mètres de là.Vu mon état et mes poumons en compote, j’ai compris que je n’avais aucune chance de la jouer à la régulière. Incapable de courir assez vite. Si je voulais sauver ma peau, il fallait me mettre à l’abri. T’en a de bonnes ! Je cherchais des yeux autour de moi désespérément quand j’ai vu que le souffle de l’obus qui avait fauché le petit Lieutenant avait en même temps soufflé la pierre du tombeau dans ce qui restait du mausolée à côté de moi. Il y avait un espace suffisant pour s’y glisser et attendre que ça se tasse. Pas eu le temps de réfléchir bien longtemps, mon cerveau a décidé pour moi. On pense vite dans ces moments-là ! En moins de deux, je me laissais tomber dans l’espace ouvert et me retrouvais à l’abri de la pierre tombale. Soupir de soulagement ! L’épaule appuyée contre la paroi de pierre, je tentais de reprendre mon souffle. Il y avait une odeur d’humus, de terre mouillée…pas aussi effrayant que j’aurais pensé : ce n’était pas des morts de fraîche date, ceux-ci ! J’écoutais les bruits d’explosion et les coups de fusil à peine atténués. Je n’avais pas besoin de calmer les battements de mon cœur, car il ne s’emballe jamais…ça va avec le reste. N’arrivant pas à retrouver mon souffle, j’attendais à l’abri que ça se passe pour y retourner. Je savais bien que ça ne pourrait pas durer longtemps de rester planqué car si j’étais surpris là, j’étais bon pour le peloton. Je fermais les yeux et je laissais couler le temps. Combien ? Un quart d’heure ? Une demi-heure ? Je ne saurais pas dire. Les obus continuaient à arroser alentour.Soudain, une pensée m’est venu et m’a saisi d’effroi : si le souffle d’une explosion avait déplacé la pierre tombale pour l’ouvrir, je venais de réaliser qu’une seconde explosion proche pouvait faire l’inverse et que je pouvais me retrouver enfermé vivant dans cette ancienne tombe.Prisonnier…Haletant à la fois du manque de souffle et de peur panique, je me hissais à toute vitesse hors de mon abri-prison. Il y a des idées qui vous glace le sang même quand on est un homme de sang-froid ! 43

Des animaux moins bêtes que les hommes ?- Laure Hadrot -

Je m’appelle Henri, je suis un petit garçon, enfin pas si petit que cela, puisque j’ai 7 ans, et on dit que 7 ans, c’est l’âge de raison. Je pense être relativement calme, bien élevé et obéissant. J’adore jouer dans les rues de mon village avec mes camarades de classe, nous aimons particulièrement nous rendre dans l’artère principale, celle où il y a l’église, la droguerie, l’officine, et surtout la boulangerie, dont la propriétaire nous offre toujours un sucre d’orge.Mon papa s’appelle Alphonse, il est grand, fort, musclé. Il s’occupe des travaux des champs et de l’entretien de notre grande ferme. Il a une barbe qui pique et, ce que je préfère, c’est quand il prend par les bras et me fait voler comme un avion. Ma maman, Honorine, je l’aime passionnément. Elle est douce, câline, patiente, et elle fait de délicieuses tartes aux pommes qui embaument la maison. Et surtout, elle s’occupe du ménage, du nettoyage, de la couture, du tricot, et aussi, - avec mon aide parce que j’adore ça -, de l’entretien de la basse-cour.J’ai aussi une petite sœur, Antoinette, qui ne m’intéresse pas beaucoup car elle n’a que 5 ans et que c’est une fille, donc on ne partage pas les mêmes jeux. Tous les matins, elle part avec moi à l’école communale, car mon père nous répète toujours qu’il faut bien travailler à l’école pour se cultiver et réussir dans la vie. Je ne sais pas trop ce que signifie « se cultiver », est-ce la même chose que quand papa cultive ses champs ? Quant à réussir dans sa vie, je ne comprends absolument pas : la preuve, lui, il n’a pas fait d’études et pourtant, sa vie est réussie, il est heureux dans sa ferme et avec nous, non ?Le soir, à la tombée de la nuit, quand les hommes ont terminé leur labeur dans les champs, que les enfants sont rentrés de l’école et ont fait leurs devoirs, et que les femmes ont servi la soupe à toute la maisonnée, les habitants de ce petit village se retrouvent pour la veillée, rituel immuable qui enchante petits et grands. D’ordinaire, l’atmosphère y est paisible, calme, composée de récits de la journée écoulée, ou de contes et légendes inscrits depuis la nuit des temps, et destinés à faire dresser sur la tête les cheveux des plus jeunes. Moi, ces histoires, elles ne me font pas peur, mais j’adore taquiner ma petite sœur avec, pendant que nous rentrons la maison dans l’obscurité d’une nuit sans étoiles.Mais depuis quelque temps, à la veillée, l’atmosphère n’est plus la même. Je vois bien que les adultes sont soucieux et préoccupés, et discutent à voix basse pour ne pas effrayer les plus petits. Mais moi, j’écoute avec attention tout ce qui se murmure.Alors, une fois rentrés à la maison j’interroge discrètement mon père, loin des oreilles de ma petite sœur, sur la signification de tous ces conciliabules. En soupirant à s’en fendre l’âme, il me dit que, du haut de mes 7 ans, je suis après tout en âge de comprendre ce qui se passe.Il m’explique alors brièvement qu’un terrible conflit affronte notre pays aux allemands, à cause d’histoires de grands trop compliquées pour qu’il ne puisse

44

45

me les expliquer. Toujours est-il qu’il a décidé de s’engager dans ce conflit : par solidarité envers ses camarades qui ont déjà été réquisitionnés, par la volonté de servir sa patrie, et par peur de ne plus pouvoir se regarder en face s’il ne le faisait pas.Il ajoute que cela signifie que durant de longues semaines voire de longs mois,, il sera séparé de nous, que son éloignement sera très difficile à vivre, qu’il nous faudra être courageux et qu’il compte sur moi, « petit homme en miniature », pour veiller sur sa mère et sa sœur.Je le lui promets pour le rassurer, mais je me sens si petit, du haut de mes 7 ans, que la tâche me paraît insurmontable. Je vais tâcher de faire de mon mieux pour ma famille que j’adore.Enfin arrive l’instant déchirant du départ, où nous nous serrons tous dans nos bras et où nous prions de toute notre âme que notre mari et père nous soit rendu vivant.Les jours et les semaines passent, nous espérons des nouvelles du front qui n’arrivent jamais. Mais que se passe-t-il ? Pourquoi n’écrit-il pas ? Est-il toujours en vie ?Et enfin, le moment tant attendu : il obtient une permission de trois jours, trois malheureux jours où nous le dorlotons du mieux que nous le pouvons. On voit bien, à son air égard, que quelque chose s’est brisée en lui. Il remercie le ciel de lui avoir laissé la vie sauve et de ne pas l’avoir estropié, comme tant de ses compagnons d’infortune. On lit dans son regard l’horreur et l’abomination de ce qu’il a vécu, et sa hantise de devoir retourner dans cet enfer sur terre.Je sais bien qu’il ne nous dit pas tout, à ma sœur et à moi, mais, le soir, quand nous sommes couchés, il se confie à notre mère : les tranchées, le bombes, les obus, les gaz asphyxiants, les rats, les poux, la gangrène, les visages défigurés de ceux qu’on appellera les gueules cassées, les mutilations à vif, et tant d’autres horreurs que je préfère ne pas entendre.Il décrit sa souffrance, sa difficulté à être séparé de sa famille qu’il aime tant, sa peur de ne pas savoir s’il pourra revenir vivant ou tout du moins pas estropié, comme tous ceux de ses pauvres compagnons d’infortune dont les visages grimaçants de douleur viendront le hanter jusqu’à la fin des temps.Puis, il repart au combat, et pour nous, continue la vie à la ferme, car il faut bien manger et survivre.J’ai beaucoup de mal à imaginer les horreurs qui se passent sur le front, alors, avec mon petit cerveau de garçonnet à l’imagination débordante, je décide d’organiser une guerre entre les animaux de la basse-cour. Ceux-ci sont parfaits pour cela, il suffit de leur fournir quelques graines pour leur faire faire tout ce qu’on veut.Alors, je creuse deux grandes tranchées, qui se font face, avec un espace herbeux entre les deux. Puis j’installe dans l’une quatre oies, dans l’autre quatre poules, et observe ce qui se passe. Les oies, sûrement plus intelligentes – ou plus vives ? – que les poules comprennent les premières qu’il leur faut sortir de la tranchée pour pouvoir se nourrir, et se jettent sur les graines que j’ai dispersées au sol. Les poules, les voyant faire, ne tardent pas à les imiter. Et elles aussi se rassasient des graines. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas quelques

conflits pour s’approprier une graine que deux volatiles convoitaient, mais dans l’ensemble, tout se passe harmonieusement et chacun y trouve son compte.Dans mon cerveau d’enfant encore naïf et pur, je m’interroge sur le fait que, ce que des animaux parviennent à faire, soit impossible aux humains. Pourquoi français et allemands ne sortent-ils pas de leur tranchée pour fraterniser et festoyer ensemble ?Parce qu’ils sont gouvernés par des puissances supérieures qui leur ordonnent de combattre ? Ou plus simplement parce que les animaux ne se tuent que pour des questions de survie, et les humains pour des raisons moins avouables ?Les animaux seraient-ils plus intelligents que les hommes ? Cette question, maintenant que je suis devenu adulte et que j’ai pris du recul sur ces événements, je me la pose pourtant toujours…

46

47

Retard à l’allumage- Éric Lainé -

Le 10 septembre 1914Le Soldat Henri Jonvelle écrit sur son carnet :

Je suis accusé «d’abandon de poste en présence de l’ennemi». Et nous savons tous que la mort sanctionne en général les prévenus traduits devant des conseils de guerre spéciaux. Ceux dont la peine de mort est commuée en travaux forcés, par la grâce présidentielle de M. Poincaré, sont renvoyés au front ... c’est tout ce que je peux espérer… mais c’est plutôt rare que le Président Poincaré daigne gracier. Pourtant je n’ai pas abandonné mon poste, je leur ai expliqué mais ils ne veulent rien savoir. J’espère au moins que ma femme pourra récupérer ce carnet après ma mort si ça tourne mal pour moi.

Voila ce qui s’est passé, en vrai, je le jure.Passées les première attaques au shrapnel qui nous ont fait rentrer dans tous les abris possibles des obus ont explosé tout près de moi, qui n’avais pas trouvé d’abri. J’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillé j’étais devenu temporairement complètement sourd, et autour il ne restait plus que de la terre et du barbelé. Plus un camarade. A part Le Bihan et Cozette qui étaient morts tout près de moi. Je ne savais même pas combien de temps j’étais resté sans connaissance et je ne trouvais plus mon fusil. Les autres étaient sûrement partis se replier vers les lignes arrières vu tout ce qu’on se prenait sur la gueule ! On en avait discuté la veille et c’était la seule solution, surtout que maintenant ils nous balançaient même des bombes depuis leurs saloperies d’avions marquées d’une croix noire sous les ailes, qui étaient, comble d’ironie, surnommés «taube», les colombes, en raison de la forme de leurs ailes. Tu parles d’un symbole de paix ces colombes là ... y’a rien qui nous fasse plus peur, on sait qu’elles peuvent venir juste au dessus de nous et nous balancer leur bombe sans risquer grand chose. Déjà, la veille, dix hommes de la 46éme avaient été ensevelis dans leur tranchée par des bombes tombées à proximité. La seule solution c’était de se tirer vers le sud ouest, sinon les boches nous auraient attrapés, c’est sûr. Je les imaginais déjà en train de foncer vers moi, qui devais être en retard sur les autres. A Le Bihan et Cozette et à deux autres que je ne connaissais pas bien mais qui n’étaient pas complètement ensevelis ou déchiquetés j’ai pris leurs alliances et leurs plaques pour donner au gradé, et je suis parti sans mon fusil. J’avais très mal à la tête et aussi aux oreilles. Quand j’ai mis mon doigt dans mon oreille droite il y avait du sang dessus.

On m’a dit qu’aucun gars du 46ème n’avait rejoint les ligne arrières et que quand j’ai été arrêté j’étais le seul à fuir les combats. Où sont passés les autres alors ? Va falloir qu’on m’explique, y’a de quoi tomber fou d’être accusé ainsi alors que je ne sais même pas ce que sont devenus tous les autres.

Le 15 septembre 1914Je me sens plus tranquille maintenant que j’ai écrit cette lettre. Ca fait deux semaines que je devais le faire, j’espère que Marie pourra la transmettre à M. l’ingénieur à Boulogne-Billancourt. Il est tellement vieux qu’il n’a pas dû être mobilisé. Si seulement j’avais été mobilisé deux jours plus tard j’aurais pu l’écrire avant de quitter mon atelier chez Renault vu que j’avais eu l’idée la semaine précédente. Ça paraît tout bête mais personne n’y avait pensé plus tôt à cette modification de la magnéto d’allumage, faut dire qu’il n’y a que moi pour en avoir examiné autant, des magnéto en panne. Et ce n’est pas ce qui manque ces temps-ci les magnéto en panne, elles ont un défaut mais on n’a pas le droit de le dire. Souvent, si la voiture roule longtemps, ça chauffe de plus en plus dedans et ça finit par faire un court-circuit, et c’est impossible de relancer le moteur. Le court-circuit peut être évité, il suffit de raccourcir de deux millimètre le rupteur pour qu’il soit plus loin de la vis du couvercle. Je vais faire sur une feuille séparée un schéma suffisamment clair pour qu’il puisse être utile même si je ne revenais jamais d’ici. Enfin, si j’y avais pensé plus tôt les AG-1 8cv de Renault auraient été plus fiables…

Le 17 septembre 1914, 18hQuand même, ils pourraient interroger les deux autres rescapés de la 46ème ! C’est sur maintenant : tous les autres ont été enterrés vivants par le bombardement et l’écroulement de notre abri qui a suivi. Comment je pouvais savoir, moi, que pendant que j’étais inconscient les autres se faisaient massacrer ! Je me tue à leur dire que je ne me sauvais pas de la ligne de front et que je reculais en croyant qu’ordre avait été donné de se replier. Mais impossible de convaincre le gradé qui m’interroge…Je suis persuadé qu’ils vont me fusiller comme ils ont fait pour le Thomas, qui s’était écrasé exprès la main gauche sous le chariot d’artillerie. C’était pas beau à voir, faut avoir du cran pour faire ça… «L’automutilation c’est de l’abandon de poste devant l’ennemi» qu’ils ont dit tout de suite. Il aurait dû écraser la droite mais il ne voulait pas parce qu’il était horloger et qu’il lui fallait bien de la précision quand il reviendrai à la vie civile. Enfin, encore, là je peux comprendre les tribunaux militaires : s’il laissent faire c’est sur qu’on va tous avoir envie de se bousiller un peu pour échapper au carnage … Y’en a déjà qui pensent à l’hiver qui va arriver et qui veulent faire tout pour attraper la pneumonie, paraît qu’on peut en guérir, même si c’est long. Enfin, on n’est pas censés y passer l’hiver, les gradés nous l’ont dit, ce sera une guerre rapide, une promenade de santé jusqu’à Berlin. Je commence à moins y croire à leur promenade … et j’ai bien peur de ne pas en être. Si la guerre s’arrête avant Noël ce sera quand même trop tard pour moi.

Le 18 septembre 1914, 8h00 : l’Estafette Paul LouisMaudite Renault, elle me refait le coup de la panne ! Et il faut que ça tombe aujourd’hui, alors que j’ai ce message urgent à remettre ! J’avais pourtant fait le

48

49

plus dur, pendant les 165 premiers kilomètres elle tournait comme une horloge, j’étais bien à 40 dans certaines descentes où il n’y avait pas trop d’ornières ni de carioles à chevaux, c’est bien simple : j’ai mis à peine six heures ! Et je suppose que j’aurais pu tenir encore une bonne heure sans avoir trop froid ! Si seulement ils mettaient chez Renault le chauffeur à l’intérieur comme dans les Brazier, on pourrait passer l’hiver à conduire sans attraper la mort. Enfin, bon, je ne vais pas râler encore, il y dix ans j’aurais été à cheval… Encore que si, je pourrais râler car à cheval je ne suis jamais tombé en panne et c’est la mission et l’honneur de toute estafette d’arriver à temps et pas après la bataille, d’ailleurs ça risque de chauffer pour mon matricule car cette mission semblait être prise très à cœur par le Capitaine qui m’a remis à lettre à l’entrée de l’Élysée.Je me suis juste arrêté près de Reims pour casser la croûte et elle a du refroidir trop… va savoir… en tout cas j’ai beau tourner la manivelle rien à faire, elle ne repart pas. Même en faisant pousser par les gars qui étaient à l’auberge ça n’a pas redémarré. Ca doit être l’allumage, c’est leur point faible aux AG-1, la magnéto n’est pas au point, tout le monde le sait à Paris. Il parait que plusieurs des taxi réquisitionnés par Gallieni au début du mois ont eu des problèmes de magnéto… même si on avait alors mis ça sur le dos de quelques chauffeurs peu désireux d’aller vers le front ! Et puis avec cette brume l’humidité a dû se mettre dans la magneto …Si je ne parviens pas à redémarrer il va falloir que je finisse à pied et il reste 35 kilomètres ! Impossible d’arriver avant demain matin et on m’a bien dit qu’il était important que la lettre de l’Élysée soit donnée ce soir en main propre au commandant de la 46ème.

Un soldat oublié- Didier Large -

Le général, un vieil hobereau prussien, vétéran de la guerre de 1870, achevait les formalités et donnait les derniers ordres à ses subalternes. Le recrutement, qui avait eu lieu dans la caserne, était terminé. Maintenant, tous les jeunes hommes s’apprêtaient à fêter dignement leur mobilisation dans les tavernes des alentours. C’était au cours de l’été 1914, dans une petite ville de garnison de la Forêt Noire. Après avoir signé quelques papiers et bu le verre de schnaps que venait de lui apporter son ordonnance, le soldat se leva et contempla ses dernières recrues par la fenêtre, l’air satisfait.

Les jeunes gens traversaient la cour en entonnant des chants patriotiques et en criant « Nach Paris ! » Après une nuit de beuverie, ils partiraient tous, tôt le matin, rejoindre leur régiment. Après avoir vêtu leur uniforme, pris leur fusil, et après quelques semaines d’entraînement, ils seraient prêts à gagner la frontière, du côté de la Belgique, de la France ou de la Russie. L’officier les observa encore quelques instants, avec ce léger plissement des yeux qui trahit un sourire retenu : comme il était fier d’eux ! Et comme ils étaient fiers et heureux de servir leur empereur ! Tous. Sauf un, que le vieil officier ne remarqua même pas, qui rentrait chez lui, seul, l’air abattu, la mine défaite. C’est le coeur plein d’enthousiasme qu’il était arrivé au recrutement, la tête débordant d’ambition et de rêves : rêves de batailles, de gloire, de postérité. Et pour cela, il était prêt à donner sa vie. Mais, comme toujours, personne n’avait su l’apprécier à sa juste valeur. Il n’était pas le genre de garçon qu’on admire. Les jeunes filles lui avaient toujours préféré les gaillards costauds, brailleurs et ripailleurs qui fournissaient le gros des troupes dont l’Empire avait besoin pour mener la guerre qui s’annonçait. Lui, avec son mètre cinquante et sa pâle figure au fin duvet naissant, elles s’empressaient de l’oublier, si toutefois elles avaient pris la peine de regarder un être aussi frêle que discret.

Quand il allait quelque part, personne ne remarquait sa silhouette fluette. On ne l’entendait même pas approcher tant son pas était silen-cieux. Un peu comme s’il avait voulu passer inaperçu. Parfois, il arrivait qu’on lui marchât sur les pieds, qu’on le bousculât, sans lui adresser le moindre mot d’excuse, tant sa présence paraissait insignifiante.

Sa mère était morte en le mettant au monde. Son père, un pasteur, avait fait lui-même son éducation et l’avait gardé à la maison. Aussi, le bambin n’avait pas connu les bancs de l’école. Fils unique, il avait passé son enfance seul, dans l’austère maison familiale, sans jamais personne pour jouer avec lui ou pour se confier. Passionné d’histoire et de littérature, il avait vécu son adolescence plongé dans des lectures romantiques, des épopées militaires et des récits de batailles. Dans son village, on ne lui connaissait pas d’ami.

50

51

À l’issue du recrutement, on lui avait signifié qu’il était trop chétif pour servir sous les drapeaux. Ainsi, même l’armée n’avait pas voulu de lui et lui avait dénié le droit de défendre son pays. Le médecin militaire qui l’avait examiné l’avait rayé des registres. Pourtant, le garçon était un patriote convaincu, courageux et sincère.

Alors, au milieu de l’atmosphère de liesse qui animait ses conscrits, il quitta la caserne et partit chez lui. Lorsqu’il annonça la nouvelle à son père, celui-ci, secrètement soulagé, ne trouva pas les mots pour réconforter son fils.

Deux ans étaient passés, rythmés par les nouvelles du front, les restrictions de guerre et les morts. Le jeune homme assurait désormais un emploi de greffier dans le service des archives de la mairie du chef-lieu. Il travaillait au dernier étage, dans l’indifférence générale. Entre ses mains défilaient les certificats de décès des soldats morts sur le front, qu’il classait consciencieusement, à la lueur d’une chandelle, en attendant, un jour peut-être, d’être plus utile à son pays. Et le soir, il passait dans les rues, comme une ombre, pour rentrer chez son père.

Après les désastres de Verdun et de la Somme, l’État-major avait un besoin urgent de nouvelles recrues, de troupes fraîches. Alors, au début de 1917, il tenta à nouveau sa chance et se rendit au bureau de l’autorité militaire. À sa grande joie, il fut accepté. Il allait enfin porter l’uniforme, suivre un entraînement et gagner le front où on l’apprécierait à sa juste valeur.

Il connut l’enfer des tranchées, les boyaux obscurs remplis d’eau croupie, les offensives sanglantes, l’odeur du feu, du fer, de la mort. Mais il redoublait de bravoure, toujours le premier à monter à l’assaut baïonnette au canon, à enjamber les cadavres sous le feu adverse. Avec sa section, il fit preuve d’héroïsme et enleva des positions difficiles, jusqu’à la contre-offensive ennemie qui contraignait les troupes au repli général. Un jour, seul, armé d’une mitrailleuse, il avait protégé la retraite de ses camarades en tenant les Français à distance. Et, au péril de sa vie, il avait sauvé son lieutenant blessé en le portant jusqu’à la tranchée.

Nul ne lui en sut jamais gré. Pas de citation, aucune reconnaissance. Son lieutenant, sur son lit d’hôpital à l’arrière, fut décoré de la Croix de Fer.

Il continua cependant à faire preuve de vaillance, à partir à l’assaut, à courir sur le parapet des tranchées, à franchir les barbelés, à se jouer des balles et des obus comme une ombre folle que même la mi-traille paraissait ignorer. Pourtant, un matin de l’automne 1918, après une nuit de veille, alors qu’il profitait d’une accalmie dans les bombardements pour ôter son uniforme et se laver dans l’eau glacée d’un seau, l’offensive ennemie reprit. Après un terrible

pilonnage, les fantassins français se jetèrent à l’assaut. Sans que personne n’eût le temps de réagir, sa position fut enlevée. Alors que les Français investissaient la tranchée, un obus s’abattit. S’agissait-il d’une erreur de tir ? D’un obus de l’artillerie ennemie ? De l’artillerie allemande ? Il mourut sur le coup, au milieu de soldats français et allemands mélangés. Sa plaque d’identité avait volé sous la violence de l’explosion. Son père ne reçut jamais de nouvelles de lui. L’État-major, dans l’urgence de la retraite, n’avait pas envoyé d’avis de disparition.

Puis le temps fit son œuvre et les pillards de cadavres leur sale besogne. Quelques jours après l’Armistice, des soldats alliés découvrirent son corps, sans uniforme, sans papiers, près d’un casque français renversé près de lui par hasard. On le prit donc pour un soldat français, un de ces innombrables anonymes tombés au champ d’honneur. C’est ainsi qu’il fut inhumé dans un cimetière militaire du nord de la France, au milieu de soldats français, britanniques et américains.

52

53

Quelque part en Lorraine- Bernard Marsigny -

Les deux Lieutenants s’étaient retrouvés assis côte à côte sur la margelle du puits, en ce petit matin de septembre 1914. La pluie avait cessé et les hommes qui avaient pris possession pour la nuit des bâtiments de cette ferme en ruines, sortaient lentement de leurs abris, contemplaient le ciel gris, s’étiraient, baillaient et apercevant la roulante au milieu de la cour, s’avisaient qu’il était temps pour eux de prendre quelque chose de chaud.- Alors, bien installés ? demanda le plus jeune des Lieutenants. - Parfaitement. Vous aviez prévu suffisamment de paille pour toute la compagnie. Je vous en remercie. Les hommes sont contents.- Tant mieux ! On nous avait prévenu que le 288ème d’Infanterie allait arriver pour se joindre à nous. Car je ne sais pas si vous êtes déjà au courant, mais il paraît que le Commandement envisage, en ce qui nous concerne, une grande migration conjointe au Nord de Verdun, à la recherche de notre ennemi héréditaire. Ça risque de péter fort dans les jours prochains. Dommage, la vie rustique et vivifiante que nous menions ici me convenait parfaitement. Je vais donc quitter à regret ce havre de paix, certes agréable, mais, là encore, un peu trop mouillé à mon goût. - Vous n’êtes pas du coin ? demanda le nouvel arrivé.- Pas tout à fait, répondit son collègue, je suis de Franche-Comté. Mais la Lorraine et ma terre natale ont en commun d’avoir un climat relativement humide, auquel nous sommes priés de nous habituer au plus vite, car j’ai comme dans l’idée que nous ne sommes pas prêts de rentrer à la maison. Et vous, c’est la première fois que vous faites du tourisme par ici ?- Oui. Bien qu’étant originaire du Cher et habitant d’ordinaire Paris, mes goûts m’avaient porté ces derniers temps vers la côte Basque pour des vacances de rêve avec une charmante amie. C’est là que j’ai été mobilisé, et qu’on m’a invité à venir prestement découvrir les charmes de cette région frontalière qui ne m’avait jamais attiré auparavant. Avec en prime, ce superbe uniforme de couleur vive, très seyant et surtout très apte à nous faire repérer par les gars d’en face.Ils se turent un instant et regardèrent amusés quelques hommes qui se chamaillaient autour de la roulante.- Regardez ces crétins ! Ils se disputent, alors que demain ils seront peut-être tous morts ! remarqua le Lieutenant le plus âgé en hochant la tête. Puis il ajouta :- Tout à l’heure, lorsque je suis arrivé, j’ai vu que vous étiez en train d’écrire. Je vous ai interrompu dans ce que vous faisiez. Je vous prie de m’en excuser. - Rassurez-vous, ce n’était rien d’important. Seulement quelques notes prises sur le vif. J’ai pris l’habitude de consigner par écrit, lorsque je le peux, des faits, des pensées, des remarques, des dialogues. Un jour peut-être cela me servira-t-il à écrire sur ce que nous vivons au quotidien.- Vous êtes journaliste ?

- Non, instituteur. Mais j’aime écrire. C’est là ma grande passion. - Et à quel genre d’écrits vont vos préférences ? Aux romans, aux contes, aux nouvelles, à la poésie ? - Jusqu’à présent j’ai surtout écrit des nouvelles. Je m’amuse souvent à donner la parole à des animaux, à des pies, à des renards, à des chiens. C’est très campagnard comme style.- Si je vous comprends bien, c’est un peu comme dans « De Goupil à Margot » ? Je ne sais pas si vous connaissez et si vous l’avez déjà lu, c’est le prix Goncourt 1910 !Le jeune Lieutenant regarda son ainé avec un large sourire, attendit un instant et dit :- Je connais bien cette œuvre, je crois même que j’ai été un de ses tout premiers lecteurs ! Et devant l’étonnement de son interlocuteur, il ajouta simplement : C’est moi qui l’ai écrite ! - Parce que vous êtes… ? et l’ainé ne trouva rien d’autre à dire. - Mais oui, mon Cher, vous avez devant vous le célèbre Louis Pergaud en personne, qui est, pour l’instant encore, bien en chair et en os. Mais ce qu’il en sera demain, je ne peux vous le dire ! Les temps par ici sont assez meurtriers.- Celui aussi de « La guerre des boutons » ?- Je confirme, c’est bien le même.- Ça alors ! Incroyable ! Si je pouvais me douter ! Je vous ai lu à Paris, emporté en voyage à Bayonne et c’est dans ce coin pourri que je fais votre connaissance. Inouï ! Jamais ne n’aurais pu imaginer cela. Je n’en reviens pas. Autant vous le dire tout de suite : j’ai adoré « de Goupil à Margot ». C’est frais, original, plein d’humour. Ça pétille de vie et de tendresse. Et je peux même ajouter que mes amis Gide, Péguy, Claudel ont beaucoup aimé eux aussi. Tout comme ils ont été enthousiasmés par votre adorable et hilarante « Guerre des boutons » qui vient de paraître. - Diable ! C’est là, de la part de vos amis, un sacré compliment. J’en suis tout confus. Aussi, quand vous les verrez, n’omettez pas de leur dire combien je suis flatté de leur jugement. Mais je vais vous confier un secret : Entre nous, le Goncourt, c’est toujours un sacré coup de chance.- Peut-être un sacré coup de chance, mais moi, le Goncourt je ne l’ai pas eu. Il m’est passé sous le nez !- Parce que vous écrivez, vous aussi ? demanda le jeune Lieutenant.- J’ai écrit un roman qui, sans avoir le prix, a eu un certain succès et une critique très favorable.- Comment vous appelez-vous ? - C’est vrai, excusez-moi, je ne me suis pas présenté : Lieutenant Henri-Alban-Fournier.- Vous êtes de la famille d’Alain-Fournier, l’écrivain ? Son frère peut être ? - Je ne vais pas vous répondre directement. Mais comme j’aime les devinettes, je vais simplement vous dire qu’aujourd’hui 15 septembre 1914, dans ce coin paumé de Lorraine « Le père du Grand Meaulnes a le plaisir de rencontrer en ce moment même le père du Petit Gibus ». Et au cas où vous n’auriez pas

54

55

compris, je précise qu’Alain est mon nom de plume ! - Pas croyable ! Alain-Fournier ! s’exclama le Lieutenant. J’ai lu votre livre d’un trait. Magnifique ! Envoutant ! Fascinant ! C’est le genre de livre qu’on aimerait avoir écrit. Bravo mon vieux ! Cette cour de ferme n’est sans doute pas le lieu idéal pour le faire, mais je suis bougrement heureux de vous rencontrer, de vous serrer la main et de vous dire combien j’ai aimé votre bouquin. Vous êtes sacrement doué !Les deux écrivains restèrent un instant face à face, silencieux, comme fascinés l’un par l’autre, perdus dans un autre monde, oubliant l’agitation qui les entourait. Ce fut Fournier qui reprit le premier la parole :- Cette guerre aura au moins eu le mérite de cette rencontre. Rien que pour ça, elle se justifiait.- Cher ami, je suis entièrement de ton avis, répondit Pergaud. Mais maintenant que c’est fait, il est inutile de poursuivre plus avant ce conflit imbécile. Je suis d’avis de dire aux Grands qui nous gouvernent, qu’il serait temps d’arrêter leurs conneries.- Exact. Et le Haut Commandement, ayant lu ton bouquin, pourrait très bien se contenter désormais des « boutons » comme prises de guerre. Ça serait largement suffisant. » Ils éclatèrent de rire à cette remarque.

Le soleil s’était levé. Il faisait doux. Ils étaient heureux et buvaient tranquillement leur café. La guerre était loin. Très loin d’eux. De toute façon elle n’allait pas durer longtemps. On allait se revoir. Ils en étaient certains.- Si tu le permets, je voudrais tout de même te poser une question qui me turlupine. Ton Yvonne de Galais, l’héroïne de ton roman, elle a vraiment existé ?- Mais elle existe encore. Elle est mariée, a deux enfants et elle est toujours aussi belle. - Une histoire d’amour manquée ?- On va dire cela comme ça. Mais je n’ai aucun regret, ma vie maintenant est avec quelqu’un d’autre et c’est mieux ainsi. Et toi, tu es marié ?- Je l’ai été et cela s’est soldé par un échec. Jamais je n’en parlerai dans mes écrits. Inutile de remuer ce passé !Il y eut entre eux un long silence.- Oh ! Oh ! fit tout à coup Pergaud, sortant de sa rêverie. Lorsque je vois mon ordonnance arriver à grands pas vers moi, ce n’est jamais très bon signe, ajouta-il en désignant le soldat qui venait à eux.- Excusez-moi, mon Lieutenant fit ce dernier après avoir salué, les commandants de compagnie sont attendus immédiatement chez le Capitaine. - Et bien voilà, l’intermède littéraire est terminé. La vie simple du soldat en campagne va pouvoir reprendre ses droits, ses priorités et les emmerdements qui vont avec.- Tu sais ce qui serait bien ? dit Fournier. C’est qu’après la guerre, on se retrouve pour écrire ensemble quelque chose d’original, d’amusant en souvenir de notre rencontre inopinée d’aujourd’hui. On mettrait

56

nos idées, nos styles et nos personnages en commun dans une même histoire. Ça pourrait s’appeler… je ne sais pas… peut-être « Petit Gibus et Meaulnes s’en vont en guerre » ou quelque chose d’approchant.- Idée fort séduisante et à creuser, à condition qu’il y a ait bien sûr une très belle histoire d’amour…avec à nouveau une fort jolie femme, très mystérieuse… Mais pour l’heure, allons-y ! Ne faisons pas attendre notre cher Capitaine. Il a sans doute des choses intéressantes à nous annoncer quant à nos futures pérégrinations guerrières. Si tu le veux bien, nous reparlerons de ton idée un plus tard… si on le peut !

Ce projet commun ne vit jamais le jour.Alain Fournier fut tué le 22 septembre 1914 et Louis Pergaud le 8 avril 1915. « Petit Gibus ne rencontra jamais Yvonne de Galais ! »

Vendanges amères- Laurence Noyer -

Soudain il se mit à pleurer.Nous marchions, mon père et moi, à travers les vignes du domaine familial. L’été encore proche avait laissé traîner sa lumière sur octobre et quelques couleurs dorées polissaient les feuillages du vignoble.

Je le vis passer sa main sur ses yeux pour cacher les larmes naissantes et en tarir le flux.

« La saison des vendanges, pour moi, c’est toujours triste ; lâcha-t-il après quelques pas. En octobre 1914, mon père avait 30 ans et il est parti sur le front, désertant le nid familial, et nous laissant ma mère et moi. De loin en loin, ses lettres nous parvenaient. Quelques mots en réalité. Dans la famille, nous ne sommes pas habitués aux grandes phrases. Mais ces mots se sont tatoués dans un coin de ma tête. Des mots comme des coups, comme des bleus – Indélébiles – : il écrivait ‘’froid, horrible, mort’’. Et je lisais ‘’ peur, peur, peur ’’. Ses mots, tâches sanglantes, sont venus gâter l’insouciance de mes 8 ans. »

Son regard s’égara au loin, sollicitant peut-être l’appui du ciel. Nous progressions tous les deux côte à côte, soudain plus proches. Ma main sur son bras l’invita à poursuivre.

« Évidemment la vie quotidienne devint difficile, outre le travail et les privations, l’angoisse s’était installée dans tous les foyers. La plupart des communes du canton avait demandé aux viticulteurs – c’est ce qu’on appelait l’effort de guerre – de donner le produit d’une partie de leur récolte, pour l’envoyer aux soldats. Ce fut pour nous une sorte de réconfort, nous avions l’impression de participer, nous aussi. De mener notre propre bataille. Jamais vigne ne fut mieux soignée que cette année-là ! »

Un petit soleil traversa ses prunelles à cette évocation, et descendit jusque dans son sourire.Il tapa en passant sur une feuille de vigne, large comme la main, puis continua.

« L’année suivante, nous avons donné tout notre vin. Et cela, jusqu’à la fin de la guerre. Puis, un jour mon père est rentré. Traumatisé et vieilli comme beaucoup d’hommes. La vie a repris son cours, entre les rives de l’après-guerre. Mais la force, l’entrain, la santé de mon père étaient restés dans les tranchées, son existence était brisée. »

Son coup de pied, vif, dans une motte de terre me fit sursauter. Nous continuâmes à remonter le sentier du temps.

57

58

« Il souffrait tellement ! Ses blessures de guerre lui gangrenaient la tête. Il avait été choqué par ce qu’il avait vu, par ce qu’il avait dû supporter. Sur le front, le vin donnait du courage aux soldats. Il leur permettait de « tenir le coup », l’alcool par ses effets désinhibants, euphorisants collaborait à «narguer leur sinistre quotidien.»

La grappe de raisin à portée de sa main, se recroquevilla sous la pression brusque et inattendue qu’il lui imposa.

« La guerre, il l’avait ramené avec lui, ses visions d’horreur l’avaient accompagné. L’intolérable, l’intenable, l’avait escorté dans sa maison, dans ses nuits. Alors pour supporter sa souffrance, il avait continué à boire. Mon père est devenu alcoolique. Il ne faisait plus que s’enivrer, à longueur de journée. Son travail, c’est moi qui le faisais. Et son travail, c’était de produire du vin »

Le visage durci, la voix plus âpre s’éleva au milieu des coteaux.

« Je me suis toujours senti un peu responsable, d’avoir envoyé ce vin pendant la guerre, d’avoir participé à cet effort de guerre. Ce vin a détruit la vie de mon père, et un peu la mienne aussi. Alors, depuis, chaque année, les vendanges ont une saveur amère »

Soudain, il se mit à pleuvoir.

Une lettre d’antan- Karine Rondier -

Anabelle était très fière d’elle. Elle venait d’obtenir son premier emploi à la poste. Distribuer le courrier avait toujours été son rêve.Mais la joie qui avait succédé à son entretien d’embauche fut de courte durée. Son visage se décomposa lorsqu’elle apprit, qu’au lieu de chevaucher une bicyclette jaune, en parcourant les rues de la ville, son rôle serait, dans un premier temps, limité au quatre murs de l’agence postale.– Tous nos facteurs ont commencé ainsi, expliqua le chef d’agence.– Je comprends, articula-t-elle, la voix emplie de déception. Être au guichet ne sera pas si déplaisant.– Mais qui vous a parlé du guichet, mademoiselle ?– Je croyais...– Non, non, nous avons besoin de personnes pour trier le courrier. Il faut que vous vous familiarisiez avec les adresses, les différents secteurs de la ville, avant que l’on ne vous envoie sur le terrain.– Il me sera donc permis de distribuer le courrier un jour ?– Oui, mais avant, nous vous affecterons au tri, à la fin du mois.– Mais nous sommes le 5, que ferais-je en attendant ? glissa Anabelle, effarée.– Nous allons recevoir du nouveau mobilier. Celui que nous avons est plutôt vétuste. Des antiquités qui datent d’avant la guerre de quatorze ! Bien sûr, cela a son charme, mais nous devons travailler dans de bonnes conditions. Il va falloir remettre à neuf notre dépôt, vider les anciens meubles, les emporter chez le brocanteur, nettoyer la pièce vide, recevoir le nouveau mobilier, ranger nos dossiers. C’est un travail assez long qui devrait vous occuper pendant au moins un mois. Ainsi vous pourrez vous « familiariser» avec nos nouveaux systèmes de rangement. Le chef d’agence semblait aimer ce mot. Anabelle, de son côté, aurait préféré se « familiariser » avec son métier de factrice, au lieu de jouer au déménageur. Mais elle n’avait d’autre choix que d’obéir : un mois à ranger, six mois à trier, six autres mois peut-être au guichet et dans un an, peut-être serait-elle factrice en bonne et due forme. Elle se mit donc au travail. Bien sûr, elle n’était pas seule dans cette immense tâche, mais la déception se ressentait dans chacun de ses gestes. Il fallut d’abord vider le mobilier, entreposer les dossiers dans une autre pièce. Enfin, après plusieurs jours fastidieux, vint le travail de force. Les meubles étaient là depuis si longtemps que certains semblaient incrustés dans le sol ou dans les murs, faisant corps avec eux depuis presque un siècle. Anabelle craignait de les endommager en les transportant. Il fallait les manier avec précaution. Elle était à présent, en train de déplacer, seule, une petite commode à l’aspect vermoulu. Ses collègues étaient partis depuis longtemps. Elle choisissait délibérément de rester plus tard le soir, car elle pensait en secret « plus vite ce travail sera terminé, plus vite je deviendrai une vraie factrice ». Mais quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’elle déplaça le meuble, de découvrir, au centre du rectangle décoloré marquant au sol l’emplacement de la commode, une lettre.

59

60

Anabelle se baissa pour la ramasser. Émue, elle se demandait depuis quand elle pouvait être là. Elle regarda derrière elle : elle craignait que l’un de ses collègues ne soit revenu. Mais non, elle était bien seule. Elle pouvait examiner la lettre, tranquillement, sans être dérangée.L’adresse était écrite à l’encre noire, d’une plume mal assurée. Elle n’était même pas timbrée et portait une adresse de la ville voisine. Anabelle retourna la lettre pour voir l’expéditeur. Il n’y en avait pas, mais elle s’aperçut que l’enveloppe n’était pas scellée ou qu’elle s’était ouverte avec le temps. Elle hésitait : devait-elle regarder à l’intérieur ? Elle avait conscience que c’était une faute professionnelle, mais qui savait depuis combien de temps cette enveloppe attendait, là, sous cette commode ? Poussée par la curiosité et de peur d’être prise en flagrant délit, elle décida d’emporter l’enveloppe chez elle, pour l’examiner tout à loisir. Le lendemain, elle serait présente dès la première heure et lorsque ses collègues arriveraient, elle leur dirait qu’elle venait tout juste de découvrir la lettre sous le meuble. Ainsi personne ne saurait qu’elle aurait ouvert lu le courrier oublié. Elle replaça la commode exactement au même endroit, aidée par les traces laissées sur le sol. Vite, elle ferma le local et rentra chez elle aussi vite qu’elle le put. Bien à l’abri des regards indiscrets, elle prit la lettre et l’ouvrit. Elle fut immédiatement frappée par la date que le papier arborait, en haut à gauche « Laon, le 15 avril 1917 ». C’était la guerre... Était-il possible que cette lettre gise, là, sous cette commode depuis de si nombreuses années ? Anabelle n’en revenait pas, elle était datée de la Première Guerre Mondiale et si sa mémoire ne lui jouait pas de tour, il s’agissait de la veille de la bataille meurtrière du Chemin des Dames, justement situé vers Laon.Elle était surprise de détenir entre ses mains un témoignage historique. Elle avait aperçu des lettres de Poilus dans des revues, dans des musées, à la télévision, mais elle n’en avait jamais tenu dans ses mains. À la différence des lettres qu’elle avait vues, le papier n’avait pas jauni, mais c’était sans doute la commode qui l’avait protégé de la lumière et de la détérioration du temps. Avec précaution, elle déplia la lettre que personne n’avait touchée ni lue depuis près de cent ans. Elle la lut :

Laon, le 15 avril 1917Chers parents,Ne vous inquiétez pas. Je vais bien. J’ai bien reçu votre colis.Hier nous avons fêté mon vingt-deuxième anniversaire et j’ai partagé le contenu du colis avec mes camarades. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas eu de viande. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point cela nous a fait plaisir, au fond de notre tranchée. Nous avons passé une bonne soirée, même si nous avons appris que Jacques avait été grièvement blessé lors de la dernière offensive. Ses jours ne semblent pas en danger, mais tous les jours, nous apprenons de mauvaises nouvelles, ou nous perdons l’un de nos camarades.Dites à mon frère Louis de ne pas grandir trop vite. Il ne faut pas qu’il nous rejoigne. J’ai bon espoir que la guerre sera finie lorsqu’il sera en âge de se battre. Pour l’instant, il n’a que cinq ans mais il grandira dans un monde en

paix. Une grande offensive est d’ailleurs en train de se préparer. Demain sera sans doute un grand jour et la fin de la guerre se rapproche, j’en suis certain.Quand vous recevrez cette lettre, je serai peut-être sur le chemin du retour. En revanche, si je meurs demain, sachez que mon sacrifice n’aura pas été vain et que grâce à des jeunes gens comme moi, Louis grandira dans un monde fait d’amour et de paix.Votre fils, Hugues.

Saisie par l’émotion, Anabelle tremblait. Hugues n’était peut-être jamais revenu de la guerre. Cette lettre, qui était peut-être les derniers mots adressés à sa famille, n’était jamais parvenue à leur destinataire. Elle calcula. En 1917, Louis avait cinq ans. Peut-être était-il encore en vie. Elle regarda l’adresse : « M. Boinon - 15 allée de Vauclair». Elle se jura de rechercher Louis et de lui remettre la lettre. Elle écuma des pages et des pages de sites internet à la recherche de ce qu’aurait bien pu devenir Hugues Boinon. Aucune trace de lui dans les sites dédiés à la guerre de quatorze-dix-huit.Louis Boinon n’apparaissait pas non plus dans les pages blanches. Elle découvrit, en revanche, de nombreux documents sur la bataille du Chemin des dames et plus elle avançait dans ses recherches, plus elle s’inquiétait pour Hugues. Il y avait peu de chances qu’il eût survécu.Ne se démontant pas, Anabelle décida de profiter du week-end suivant pour mener son enquête dans la ville voisine, même si, craignait-elle, il était quasiment impossible que la famille du soldat habite toujours à la même adresse. Elle trouverait peut-être des indices, une piste...Le lendemain, un vendredi, fut la plus longue journée de sa vie. Condamnée à passer de longues heures dans le bureau de poste à déplacer des meubles, à balayer, elle s’impatientait. Cette lettre qui avait attendu près d’un siècle devait être acheminée au plus vite. Son âme de factrice - ou plutôt, de future factrice - la tourmentait et la tourmenterait jusqu’à ce que la lettre parvienne enfin au fils de ses destinataires, ou à défaut à ses descendants. Étourdie, la tête ailleurs, elle brisa les charnières d’un vieux bahut. La journée toucha enfin à sa fin mais la nuit qui suivit fut interminable.Aux premières lueurs de l’aube, Anabelle se leva et prépara son expédition. Elle avait repéré sur la carte, l’allée de Vauclair.Quand elle y arriva, il était à peine 8 heures. La demeure était belle et vaste, mais les volets étaient clos. Les habitants dormaient sans doute encore. Mais quelle ne fut pas sa déception, lorsqu’elle lut sur la boîte aux lettres : « M. et Mme Grand ». Elle savait pourtant qu’il aurait fallu un bien grand hasard pour que la maison appartînt encore à la famille Boinon. Son imagination fertile échafauda tout de suite une théorie : « et si Louis avait eu une fille qui s’était mariée avec un certain Monsieur Grand ? ». Elle décida donc d’attendre que les occupants de la maison se réveillent. Elle ne pouvait pas les prendre ainsi au saut du lit. Mais même s’ils n’étaient pas les descendants des Boinon, ils avaient peut-être des informations, de vieux papiers qui auraient pu traîner dans le grenier, une piste quelconque...

61

62

A dix heures, les volets ne s’ouvraient toujours pas et les voisins commençaient à regarder Anabelle et sa voiture d’un œil suspicieux. Que faisait depuis deux heures, une voiture garée en face d’une maison aux volets clos ? A midi, toujours aucun changement. La maison était sans doute inoccupée. La déception d’Anabelle atteignait son paroxysme, tout comme la méfiance et la curiosité des voisins.Un couple de personnes âgées faisait désormais le tour de la voiture. L’homme s’approcha :– Vous cherchez quelque chose ? Vous avez peut-être besoin d’aide ?– Euh, non, merci. Enfin, peut-être.Anabelle avait conscience que son attitude devait s’avérer bien étrange, voire inquiétante, pour le voisinage, mais elle ne désirait pas dévoiler à des inconnus l’histoire des Boinon. Elle bafouilla tout de même :« Je cherche des personnes qui ont habité autrefois cette maison. Mais sur la boîte aux lettres, j’ai vu qu’ils n’habitaient plus ici.J’espérais donc que les nouveaux propriétaires pourraient me dire ce qu’ils sont devenus. »L’homme âgé hésita, mais la jeune fille semblait de bonne foi et il lui expliqua : « Nos voisins sont absents pour le moment. Mais, nous, nous avons toujours habité dans le quartier. Nous avons grandi ici : nos parents habitaient dans la rue. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés, ma femme et moi. Alors, si vous avez des questions sur le voisinage, c’est à nous qu’il faut les poser. Comment s’appellent les gens que vous cherchez ? Nous les connaissons peut-être …– Je recherche M. Boinon. Il vivait ici il y a de nombreuses années.– Oui, oui, je me souviens, je les connaissais bien. Un couple charmant. Le monsieur était instituteur. Ils ont déménagé, il y a... pff... Mathilde, depuis combien de temps sont-ils partis ?– Deux, trois ans, environ, répondit Mathilde qui regardait Anabelle avec moins d’animosité depuis qu’elle avait prononcé le nom des Boinon. Elle disait vrai et ce n’était sans doute pas une simple voleuse, en train de repérer les lieux de son futur cambriolage.– Sont-ils toujours en vie ? lança Anabelle.– Bien sûr ! La dernière fois que je les ai vus, ils étaient en pleine forme !– Connaîtriez-vous leur adresse ?– « 19 rue de l’Échanson » répondit du tac au tac le monsieur âgé qui avait maintenant pleinement confiance.– Vous avez donc gardé contact avec Louis Boinon ?Mathilde se renfrogna. Son mari n’aurait peut-être jamais dû donner l’adresse.– Louis ? Mais il n’y a jamais eu de Louis ici. Louis Boinon, dites- vous ? Non. Nous connaissons bien Simon et Nicole Boinon, et même leurs parents et leurs grands-parents qui habitaient ici, quand nous étions jeunes. Mais personne n’a porté le prénom Louis, dans la famille.– Et Hugues, cela vous dit quelque chose ?– Hugues, non, rétorqua Mathilde de plus en plus méfiante et hésitante.

– Merci beaucoup, je vais continuer mes recherches conclut Anabelle qui remit sa voiture en route et repartit, suivie par les regards interrogateurs et à nouveau soupçonneux du couple. Pendant le trajet, Anabelle se posait mille et une questions.Comment se faisait-il que les prénoms ne coïncidaient pas ? Pourtant des Boinon avaient bien vécu de nombreuses années au 15 de l’allée de Vauclair.La rue de l’Échanson était une voie longue et bien aérée. Anabelle trouva une place devant le 19. La boîte aux lettres indiquait enfin «M. et Mme Boinon» D’une main tremblante, elle actionna la sonnette. Tout à coup, la porte s’ouvrit et un homme d’un cinquantaine d’années sortit. Elle calcula. Il ne pouvait pas s’agir de Louis. Son fils, ou son petit-fils peut-être...– Bonjour, ma démarche va peut-être vous paraître étrange, mais je suis à la recherche d’un certain Louis Boinon.– Louis Boinon, non, je ne vois pas. Personne ne s’appelle Louis dans la famille.– Il s’agit d’un membre de votre famille qui avait cinq ans en 1917.– Cinq ans en 1917 ?– Mon grand-père s’appelait Roger et n’avait ni frère ni cousin. Je me passionne pour la généalogie et je peux vous affirmer qu’aucun membre de la famille Boinon ne s’est jamais appelé Louis.– Mais Hugues ? Hugues Boinon, vous connaissez, sans doute ?– Non, désolée, mademoiselle, vous devez faire erreur. Il doit exister une autre famille Boinon.– Mais celle que je recherche habitait 15 allée de Vauclair en 1917.Simon Boinon parut surpris :– C’est effectivement, l’adresse à laquelle ma famille habitait depuis de nombreuses générations. Et en 1917, mon grand-père y habitait déjà avec mes arrière-grands-parents. Il était un peu plus âgé que votre Louis, mais il s’appelait Roger.– Mais n’avait-il pas un frère qui a fait la guerre ?– Non, je vous l’ai dit. Il était fils unique et son père, boiteux, avait été réformé.– Un oncle, alors, un cousin ?– Non, mais si vous recherchez des Boinon qui ont participé à la guerre de 1870 ou qui ont fait partie de la Résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale, je peux peut-être...– Non merci, l’interrompit Anabelle. Les Boinon qui m’intéressent sont liés à la Première Guerre Mondiale. Elle retira alors la lettre de son sac et la tendit à son interlocuteur.Simon Boinon la prit, l’ouvrit et la lut. Il paraissait ému, en la découvrant, comme si d’une façon ou d’une autre, il était au courant de l’existence de cette lettre.Anabelle qui guettait chacune de ses réactions l’interrogea :« Alors, vous les connaissez ? Vous connaissez Louis et Hugues ? Que leur est-il arrivé ? »Simon, absorbé par sa lecture ne répondit rien. Quand il eut finit de lire la lettre son émotion du début se changea en un grand éclat de rire, devant une Anabelle de plus en plus stupéfiée.

63

64

« Mademoiselle, reprit Simon Boinon, je suis instituteur. Il y a environ deux ans, dans le cadre de l’étude de la Première Guerre Mondiale, j’ai demandé à mes élèves de rédiger une lettre qu’un Poilu aurait pu écrire. Et le petit Hugues qui avait oublié son travail, juste avant les vacances, avait promis de me l’envoyer par courrier. Mais je ne l’ai jamais reçu. J’ai toujours pensé qu’il n’avait pas fait son devoir et que c’était une excuse, comme une autre. Je lui ai d’ailleurs mis 0. Le pauvre, ce n’était guère mérité. Et dire que vous avez pris sa rédaction pour une véritable lettre ! N’avez-vous pas remarqué que le papier n’était pas jauni par le temps ?»

Une petite école- Julianne Roussel -

Dans la classe silencieuse, Denise écrit la date au tableau, en s’efforçant de tracer à la craie les pleins et les déliés : Lundi 11 novembre 1918Comme chaque matin, elle ne peut s’empêcher de penser : « Voilà plus de quatre ans que cette guerre a commencé ! Nous n’en verrons donc jamais la fin ! »Denise fait partie des premières femmes réellement mobilisées à l’arrière, en octobre 1914, pour assurer la rentrée scolaire. Les instituteurs étant mobilisés, elle a dû réunir les garçons et les filles dans une même classe unique, 30 élèves, de la Classe enfantine au Cours Supérieur. Elle présentera pour la première fois deux élèves au Certificat d’études primaires élémentaires. Elle voudrait tant qu’ils réussissent tous les deux ! Elle a mal dormi et la tension nerveuse l’empêche de souligner la date d’un trait bien droit ; elle l’efface et recommence. Chuchotement étonné dans la classe, elle se retourne brusquement mais n’aperçoit que des têtes inclinées sur le cahier, Même le gros Léon est tranquille : il trempe consciencieusement sa plume dans l’encrier, en tirant la langue avec application ! À droite, les garçons, les cheveux bien ras, la plupart en blouse grise ; à droite, les filles, les cheveux courts ou nattés, dans des tabliers plus fantaisie.Denise est satisfaite en voyant tous les bancs de sa classe occupés. C’est toujours en novembre et décembre qu’il y a le moins d’absents. Dès 1914, l’école est devenue obligatoire jusqu’à 14 ans, mais à cause de la guerre cette mesure n’est pas respectée. Depuis la mobilisation des pères de famille, la fréquentation de l’école se fait au rythme des travaux agricoles.Au-dessous de la date, la maîtresse écrit : Morale.Les enfants adorent les leçons de morale qui commencent toujours par une histoire édifiante, dont ils tirent eux-mêmes la leçon.Un élève laisse tomber son plumier en bois. À ce bruit insolite, des exclamations indignées fusent. L’institutrice se retourne vivement, les sourcils froncés. La petite Marie se lève, toute rouge, et ramasse maladroitement sa longue règle, son crayon d’ardoise, son crayon à papier.« Marie, tu feras... (Denise se retient : elle ne peut pas punir, cette enfant, dont le père vient de mourir, tombé au front, il y a quinze jours à peine. Condamner cette fillette triste aux 50 lignes habituelles pour ce genre de maladresse paraît déplacé à Denise, aussi se reprend – elle :«Marie, tu feras... attention, la prochaine fois ! »Denise ne veut pas voir les mines éberluées de ses élèves. Pauvres enfants ! Comme tout le reste de la population, ils subissent la guerre, et voient leurs conditions de vie bouleversées.Souvent la jeune femme regrette que ce conflit serve de support pédagogique aux manuels scolaires .On leur apprend que l’enfant doit à son tour servir sa patrie, et on attend un comportement exemplaire de ce futur soldat ou de cette future infirmière. On exalte le devoir patriotique, le sacrifice des soldats, et on exacerbe la haine contre l’ennemi. Denise trouve ce «bourrage de crâne»

65

66

dangereux ! Elle se sent complice malgré elle, de cette propagande à l’école. Lors de la dernière réunion pédagogique, quelques institutrices ont été de son avis. Les apprentissages traditionnels retrouveront enfin, espère-t-elle, dès la rentrée, leur véritable objectif. Les enfants ne devraient pas être impliqués dans un conflit.La leçon de morale terminée, après que les élèves aient écrit «Bien mal acquis ne profite jamais » sur leur cahier, l’institutrice donne des exercices de calcul aux plus grands et fait lire ceux du CP. Elle bâille discrètement : elle a sommeil, elle travaille trop !Dans ce petit village du Morvan, de nombreuses femmes sont analphabètes, et Denise les aide à lire les lettres qu’elles reçoivent de leur mari au Front, et à leur répondre. La veille, elle est allée à la ferme de la Jeannette, et les détails horribles que son époux révélait la perturbent encore ce matin : « Maintenant, je fais partie des nettoyeurs de tranchée : nous achevons les blessés boches qui se rendent pour que nos soldats de la première vague d’assaut ne se fassent pas tirer dans le dos par des survivants. »Plus la guerre s’éternise et plus la jeune femme a du mal à dormir : le soir, dès qu’elle ferme les yeux, elle voit le visage de son mari, Pierre. Elle se tourne et se retourne dans le lit, trop grand et trop vide. Pierre ! Il lui écrit souvent, des lettres courtes car il a horreur de se confier, aussi se contente-t-il de mentionner. « Ça va bien !»Et dans la nuit hostile, enfouie sous son édredon, elle imagine son Pierre, le visage écarlate, les yeux étincelants, prenant son élan pour « embrocher le boche » comme l’a raconté le Jean, le fermier du Rocher de la Folie. Elle repousse cette vision de son époux – tueur, cherchant désespérément le souvenir du mari protecteur, tendre et délicat qu’elle connaît ! Ne lui confie-t--il pas dans ses lettres : « La distribution du courrier est un moment vital. J’aime lire de tes nouvelles, et je te remercie des colis que tu m’envoies : tout ce qu’on nous donne ici est immangeable ! » Denise se remémore parfaitement les lettres de Pierre. Elle les relit souvent, quand il lui manque trop, et elle les connaît par cœur !Cette guerre la révolte ; certes, elle comprend les souffrances des soldats, leur condition déplorable dans ces tranchées sans hygiène, au milieu des cadavres, des rats, des excréments ! Elle comprend leur souffrance d’être séparés de leur famille, mais elle enrage que la plupart d’entre eux aient été heureux de partir et en aient été fiers ! Quand Pierre a été mobilisé, il a manifesté une certaine joie d’aller se battre pour sauver la France : ils se sont disputés pour la première fois de leur vie. Denise a critiqué sa fierté mal placée de mâle, lui, profondément mortifié qu’elle ne comprenne pas son désir de participer à cette guerre, lui a reproché son égoïsme de « petite bourgeoise» !Hystérique, soudain, elle a alors hurlé, elle s’en souvient encore : « Oui, je suis ennemie de la guerre parce que la guerre est le triomphe de la force brutale, l’humanité ne peut atteindre le bonheur que par la force morale et la valeur intellectuelle ! »Pierre l’a alors traitée de « féministe ». Leur première dispute, leur seule dispute !

Depuis ce jour-là, troublée, Denise ne reconnaît plus son mari ! Pourtant tous les deux avaient le même idéal de vie, avant ! Entrés en même temps à l’école primaire supérieure, ils étaient devenus instituteurs en 1910, s’étaient inscrits tous les deux au syndicat des instituteurs, et s’étaient mariés en 1912 ! Deux ans de bonheur dans ce petit village où ils exerçaient tous les deux, habitant un logement de fonction ! Pierre était, en outre, secrétaire de Mairie. Et puis, l’ordre de mobilisation, leur dispute, le départ pour la guerre ! Denise ricane en retenant ses larmes « La guerre est l’affaire des hommes ! Tous ces imbéciles l’identifient à la virilité ! »Elle lutte souvent contre la pénible impression que la guerre crée des instincts meurtriers chez les soldats. Elle a l’intime conviction que tout soldat, quelle que soit sa nationalité, perd toute humanité, en revêtant l’uniforme militaire ! Les femmes, elles, ont toujours été hostiles à cette guerre, et pourtant, elles la subissent en souffrant ! Depuis le départ au front des hommes, elles vivent dans la peur de perdre un être cher, un mari, un père, un fils ! Malgré leur angoisse, elles ont dû remplacer les hommes, dès la mobilisation, elles ont achevé les moissons, rentré les récoltes, fait les battages, tout s’est effectué en son temps, malgré l’absence des hommes et des animaux réquisitionnés. Mais maintenant, les femmes sont fatiguées, elles sont lasses de cette guerre qui n’en finit pas ! De nombreuses familles sont en deuil. Heureusement, songe Denise, pour se soutenir, depuis août 1914, il y a un formidable élan de solidarité : chacun aide comme il peut ! Elle, pendant les vacances, participe aux travaux des champs et à la garde des troupeaux. En juin, elle accepte en classe les enfants de trois et quatre ans qui ne sont qu’une gêne pour leurs parents au travail.C’est la récréation. Les enfants, bien disciplinés, sortent en silence, mais aussitôt dans la cour, les cris de joie fusent. Des filles font la ronde en chantant : « Bonjour ma cousine... », d’autres, en cercle jouent au « Facteur n’est pas passé ». Les garçons se courent après en hurlant ! Edgard et Fernand jouent aux billes, ou aux osselets.L’institutrice les surveille, drapée dans un grand châle : elle n’a pas chaud !Soudain, les cloches de la petite église se mettent à sonner à toutes volées. Les carillonnements se succèdent à cadences de plus en plus rapides, et bientôt, se joignent à elles, les cloches des villages voisins ! Decize, Saint-honoré, Imphy... Le cœur battant, Denise n’ose espérer que la guerre est finie ! Les enfants apeurés par ce vacarme se rassemblent autour d’elle. Elle prend dans ses bras le petit Émile qui s’accroche à ses jupes. Et voilà qu’arrive le garde-champêtre qui tape sur son tambour en hurlant : « La guerre est finie !»Monsieur le Maire le suit : il a ceint sa ceinture tricolore de travers, et il se mouche violemment comme s’il était enrhumé : il est vrai qu’il a deux de ses fils au front ! Des mères de famille entrent dans la cour de l’école. Toutes pleurent et rient à la fois. Les enfants dansent une ronde folle en chantant à tue-tête « La Marseillaise », puis ils agrandissent leur cercle entraînant le Maire et les Mamans présentes, les grands-parents, et même Monsieur le Curé qui pour la

67

68

première fois de sa vie, franchit le portail de l’école laïque, et qui se joint à eux. Le vieux garde-champêtre fait tournoyer sa baguette d’un air vainqueur !

Dans la cour de l’école, fusent des acclamations frénétiques, une joie délirante s’empare de tous les vieux paysans. « C’est la der des der !» crient-ils.Denise fait sauter dans ses bras le petit Émile qui éclate de rire, elle l’embrasse tendrement en lui chuchotant à l’oreille : «Tu as de la chance, toi ! Tu ne feras pas la guerre ! J’espère que les hommes ont compris la folie de ces massacres ! Tu grandiras dans la paix entre les peuples ! »

Oncle Yann- Guy Vieilfault -

Les horloges ne concordent pas. Trois heures ? Quatre heures ?S’il pouvait entrebâiller la fenêtre… Il est parvenu à entrouvrir un peu le vasistas et l’aube se glisse dans la cellule. Froide, coupante tellement qu’il regrette déjà et voudrait refermer. Mais il n’en a pas le courage.Il est retourné s’asseoir près de la table de bois sombre sur laquelle des auréoles plus noires encore racontent, se mêlant, d’hypothétiques veillées. Des beuveries peut-être. Des choses qu’on voudrait imaginer et qui disent le temps qui passe, s’écoule.Le nez au ras du plateau, Yann aspire de grandes bouffées de cet hier imprimé là. Rien qu’une odeur de rance, de sale.La feuille blanche capture la luminosité que dispense l’ampoule pendouillant au bout de son fil. Ses yeux ne quittent plus la ligne écrite en haut de la page, juste sous la date, 25 mai 1917.Chers Parents,…C’est tout. Une nuit entière pour deux mots.Ses doigts triturent le crayon-encre qui roule sur la table - clap, clap, clap, pour chaque face se retournant - et l’instant n’est plus que cette scansion d’un temps devenu bègue.Il faut pourtant qu’il rédige cette lettre. IL LE FAUT !Il humecte sa mine. Sa langue s’arrête sur ce goût âpre et vaguement sucré.Chers Parents,…Appliqué, il dessine sur le dos de sa main gauche quelque chose ressemblant à une fleur. Une marguerite ? Enfin, si l’on veut… Exprès, il laisse un vide dans la couronne de pétales. Je t’aime, un peu, beaucoup…« Je t’aime…». Quel étrange verbiage.Les coudes sur la table, il fourrage dans ses cheveux. Les deux mots languissent sur la feuille, orphelins. Ses lèvres frémissent de ces non-dits qu’elles arrêtent, maculées d’encre violette par ce crayon muet.

Il sait que jamais il n’écrira cette lettre sans objet. Les Autres, les pleins de vie à venir, s’estompent déjà sur une planète s’éloignant. Dire quoi ? Expliquer l’inex-plicable ? Dire l’indicible ?Pourtant, il essaie une nouvelle fois.Chers Parents,…Il les voit comme s’ils étaient présents, à trois mètres de lui. Le vieux, les deux mains posées sur les épaules de la mère, vaillant s’il en est et droit dans son âme, mais fracassé :— Pleure pas, Maine. Faut pas…Elle fait ce qu’elle peut, Maine. Obéissante, comme toujours.Les doigts de Yann se crispent. Renversant la chaise, il se précipite vers le seau hygiénique là-bas, dans l’angle de la pièce, et à longs spasmes incoercibles vomit à n’en plus finir.

69

70

Il s’étend sur son grabat. Sans cette amertume dans la gorge, il se sentirait presque bien. Maintenant que sa décision est prise ( Il n’écrira pas cette lettre ), la poigne lui serrant la poitrine relâche son étreinte.Des images vont et viennent, flottant au plafond, couleur sépia comme cette photo postée il y a un mois à peine. Un siècle. Sans doute trône-t-elle sur le vaisselier, entre les souvenirs de première communion et la médaille d’or gagnée au concours agricole.S’il avait le temps, et le courage, et l’envie, il pourrait tenter de leur expliquer, à ceux-là qui ne savent pas.Pas leur expliquer vraiment, mais leur raconter. Peut-être comprendraient-ils. Pas tous, mais quelques-uns. Maine, c’est sûr.Les yeux mi-clos, il devine un regard le détaillant au travers du judas. La chaise bousculée a dû perturber la somnolence d’un gardien.

Djamel, lui, a-t-il eu le temps de raconter ? Probable d’ailleurs qu’il ne savait pas écrire. Alors, d’autres ont écrit pour lui. Une belle lettre ornée d’un drapeau tricolore dans l’angle droit, au-dessus de l’inscription calligraphiée en ronde avec soin, avec respect même :

« Mort pour la France «Yann ne peut s’empêcher d’imaginer le scribe, langue tirée, s’efforçant d’enjoliver le message de volutes calibrées.La femme, forcément, ne sait pas lire. C’est le gendarme qui doit expliciter les lignes noires qu’elle ne quitte pas de l’œil, une nuée de gosses piaillant accrochée à sa robe.Ah, les «you-you» funèbres qui s’élèvent soudain, répercutés par l’écho des courées voisines ! Le téléphone arabe acquiert ici tout son sens.Le gendarme a recoiffé son képi et enfourché sa bicyclette. Il pense très fort que le brigadier devrait prendre en charge ces corvées.Ce n’était pas un poète, Djamel, loin de là. Mais quand il parlait de son village, mordorant les mots du cuivre de ses mains conteuses, des images naissaient - de poussière et d’odeurs - dans lesquelles s’épousaient le suint des troupeaux et les fragrances évanescentes des orangers en fleurs.— Tu peux pas savoir, Yann, les orangers…Non, il ne pouvait pas savoir, et pour cause. Tout juste s’il connaissait le goût de l’orange, alors de là à se représenter des champs entiers d’arbres berçant leurs soleils au gré des brises dévalant des montagnes, il y avait une marge.— Et voilà qu’il remet ça ! Tu sais, la Bique, que tu nous pompes l’air avec tes orangers ! Tu ferais mieux de nettoyer ton arme avant que le sergent n’arrive ! Ça, c’est Despierre. Toujours à ronchonner. L’authentique Parisien dans toute sa gloire ( «Oui, Monsieur, de père en fils, depuis le Moyen-Age…» et Yann se demande où il est allé pêcher toutes ses certitudes ).« La Bique «… Cela ne lui plaît guère, à Yann, cette façon de surnommer Djamel , mais il se garde de manifester car cela ne changerait rien à rien. Sans conteste, pour Despierre tout ce qui est né à plus de vingt kilomètres du centre de Paris

relève de la banale engeance. Yann y compris, tout instituteur qu’il est. Quand il raconte «Pantruche», Despierre en a les lèvres dégoulinantes de suffisance. On sent bien que lui seul, dans le groupe, peut s’arroger le droit de prononcer ce mot. Pour les autres, non indigènes, il concède «Paname», et c’est déjà beaucoup.Il est vrai que Yann ne se voit pas articulant «Pantruche». Il a essayé une fois, pour lui, en cachette. Il n’a pas recommencé tant cela lui a paru grotesque.

Pontieux, le lieutenant, lui a fait remarquer à Despierre que Djamel disposait d’un patronyme comme tout un chacun. Depuis, il garde «la Bique « pour les moments d’intimité.

Dès le début de mai, c’était redevenu presque vivable dans le boyau. La bouillasse avait quasiment disparu. Demeuraient, çà et là, quelques flaques qu’il fallait en-jamber sous peine de se tremper les godasses jusqu’aux chevilles, mais on avait connu pire.Pendant une semaine, on aurait pu croire qu’avec le printemps retrouvé - et les fleurs, et les petits oiseaux qui devaient bien chanter quelque part - le cauchemar était fini des obus ronflant au-dessus des têtes avant de se perdre au loin, vers d’autres nuques courbées, sur d’autres alarmes se terrant.Ceux d’en face, les Boches, devaient s’accrocher à la même utopie car ils ne se manifestaient plus. Yann les devinait, sur la rive opposée de cet espace de ferraille et de gadoue, à cinquante mètres à peine, silhouettes homothétiques d’une si semblable peur. L’heure viendrait, c’était sûr, de franchir cet océan de boue pour gagner l’autre rive. On n’allait pas rester pendant des décennies englué dans les tranchées, à récrire une version améliorée de la Guerre de Cent ans. Chacun y songeait comme à ces éventualités inéluctables : la mort d’un parent, ou sa propre disparition. Cela arriverait.Mais pas si tôt. Pas comme cela, si abruptement, si…, si… injustement.N’empêche que Pontieux était là, le teint plus blême qu’à l’accoutumée, avec un drôle de regard survolant les hommes pour se perdre vers un ailleurs qu’il était le seul à percevoir.— Cette fois, ça y est ! C’est pour demain, les gars. Ordre est donné de nettoyer le secteur avant la contre-offensive. D’un coup, leur univers s’était bizarrement rétréci, ouaté d’irréel. Djamel se dandinait d’un pied sur l’autre à vous en flanquer le mal de mer. Yann retournait les mots dans tous les sens pour tenter de leur donner un contenu.Nettoyer le secteur… Il avait énoncé cela le lieutenant comme s’il s’agissait de balayer la carrée. Peut-être n’avait-il pas bien saisi la portée du discours ?

Yann s’attardait sur chaque terme, le reniflant avec méfiance. Appuyé au muret de terre, il se chauffait les reins à cette tiédeur restituée par la glaise asséchée. Il découvrait combien cette «sacrée Bon Dieu de saloperie de tranchée» - comme ne cessait de s’emporter Despierre - était devenue au fil des jours leur

71

72

demeure commune. Tutélaire, bien que le vent de mort y soufflât plus que de raison. Il n’avait aucune envie de la quitter pour tenter d’occuper celle d’en face, sur l’autre rive.D’une voix presque douce, Despierre s’était laissé aller malgré la présence du lieutenant :— Dis, la Bique, t’oublieras pas tes oranges…Pontieux, par principe, avait grommelé :— Despierre, je vous en prie !…Mais on voyait bien qu’il n’était plus là.Nuit noire. Et longue, interminable.Les hommes s’agitaient sur les paillasses sans trouver le sommeil, chacun sans doute rangeant dans les petites cases de son cerveau des souvenirs personnels à emporter, des fois que…

Il faisait beau. Un azur à vous couper le souffle. Jusqu’à dix heures, la grâce d’un premier matin du monde.C’est à ce moment que les canons rugirent, essaimant leurs frelons au-dessus de leur tête.— C’est parti, dit sobrement Despierre, va falloir ajuster les pointes…Déjà, il avait extrait la baïonnette de son fourreau et la fixait sur le fusil à petits gestes méticuleux.L’ordre courait de travée en travée, enflait comme une vague gronde :— Baïonnette au canon ! Faites suivre !…Des bouches béaient, hurlant afin de dominer le fracas des explosions, sous des moustaches retombantes, découvrant des chicots mal soignés ou le bref éclat d’une dent aurifiée. Tout cela puait l’énervement, la trouille bleue, l’incrédulité.Les autres, en face, n’avaient pas tardé à riposter et les obus éclataient, à droite, à gauche, projetant dans la tranchée des giclées de terre et de cailloux qui rebondissaient sur les casques et souillaient les capotes.— Bon Dieu, Lequérec, vous dormez ! Pontieux le secouait au passage, poursuivait sa course courbé en deux le long de la paroi.— Baïonnette !…Baïonnette…La voix se perdait dans le vacarme.Pontieux revint, plus pâle que jamais.— Allez, les gars, on y va ! A mon commandement !…Les hommes, le nez contre le talus, humaient la terre, protectrice encore mais qui se déroberait sous eux quand ils jailliraient de leurs trous.Tant bien que mal, ils s’étaient hissés hors de la tranchée et, vociférant leur panique, s’étaient lancés à l’assaut de la maison des autres.Sans doute aurait-il voulu les suivre ( N’avait-il pas ambitionné de les précéder ? ) mais les muscles ne répondaient plus, tétanisés, agités de tremblements incontrôlables. Pis encore, cette humidité soudaine propageant sa tiédeur au méplat des cuisses et trahissant la débâcle de son corps ! Il s’était assis sur la contremarche, la tête entre les mains, s’efforçant d’occulter

la réalité des fureurs qui se déchaînaient à quelques mètres de lui. Il ne savait qu’attendre.Ils étaient revenus, comme balayés par un souffle, plaqués au fond du boyau par l’instinct de survie, hagards et le cœur en tumulte. Le lieutenant s’était pointé le dernier, soutenu par Despierre, le bras droit déchiqueté. Comme Yann se levait pour lui porter assistance, il l’avait écarté avec violence. — Je vous défends de me toucher ! Pas vous ! Son regard plus encore que les mots avait arrêté le geste de Yann qui en demeurait stupide.L’attaque avait échoué lamentablement. A peine avaient-ils progressé de vingt mètres qu’ils étaient repoussés vers leur base par un déluge de feu et d’acier. Les hommes de la section voisine, pour s’être élancés en tête, avaient payé un lourd tribut, avec une bonne dizaine de morts ou de blessés. Chez Pontieux, il manquait trois hommes, dont Djamel touché pendant le repli, presque au moment de sauter dans la tranchée.

Il n’était pas mort, Djamel. Entre deux rafales on l’entendait geindre à quelques pas. C’était une interminable plainte, douce, monocorde, dans sa langue natale, ponctuée de cris rauques et sauvages qui leur vrillaient l’âme.Insupportable. Pontieux, auquel on avait hâtivement posé une écharpe pour son bras sanguinolent, s’était relevé, reprenant sa respiration.— Il faut aller le chercher ! Lequérec, c’est à vous ! C’était qui, Lequérec ? Il n’y avait plus de Lequérec, plus de Yann, plus de lieutenant. Ne persistait que la réalité des balles miaulant au-dessus d’eux, et leur bruit mat lorsqu’elles perforaient le remblai des sacs de sable comme une chair morte.La voix s’élevait, impérieuse.— Lequérec ! C’est un ordre ! Les mots n’avaient plus de sens, pas plus d’existence que ces corps étendus dans la fange auxquels on lui demandait d’ajouter le sien, tellement meurtri déjà.On ne pouvait exiger cela de lui. Personne n’avait le droit de l’exiger. Des bulles de sanglots montaient en lui comme lorsque, tout enfant, il se croyait victime d’une injustice.Il s’était laissé glisser sur le sol et, la tête enfouie dans ses bras, tentait d’échapper à ce monde où il n’avait pas sa place.La lippe pendante, Despierre l’avait contemplé un moment puis il avait dit simplement.— Laissez, mon lieutenant, j’y vais.Il y était allé seul, provoquant l’ire des tireurs d’en face. Quand il était revenu, une dizaine de minutes plus tard, traînant le corps de Djamel, celui-ci avait cessé de vivre.Despierre, en s’efforçant de nettoyer son uniforme couvert d’argile et de sanies, s’était contenté de constater :— Il a salement morflé, le bicot…

73

74

Des hommes emportaient le cadavre de Djamel, heurtant les jambes de Yann qui obstruaient le passage, sans même le voir semblait-il. Et il se prenait déses-pérément à croire qu’il était devenu invisible, impalpable. Un pur esprit échappé d’un univers de fureur et de bruit.

La salle de classe dans laquelle ils étaient assemblés s’avérait si semblable à celle qu’il avait connue…« Rien ne soutient mieux notre courage…»Non, le tableau était vierge de toute inscription. Seules subsistaient des traînées blanchâtres, témoins d’un effacement non accompli. «La dernière classe…», il avait lu cela quelque part.Pas d’odeur de crésyl, non plus. Le sol était carrelé, renvoyant l’écho des bottes. La seule senteur perceptible, hors l’haleine moite des capotes détrempées, était celle d’une eau de toilette dont Yann ne parvenait pas à définir la composition.Le colonel et ses deux assesseurs lui faisaient face, assis chacun derrière un bureau de bois blond. Deux plantons, l’arme au pied, l’encadraient.Le gradé chargé de sa défense avait remis une feuille manuscrite au colonel puis s’était retiré de trois pas, au garde-à-vous.Quand le colonel s’était levé, les effluves parfumés avaient éveillé en Yann de vieux souvenirs. «Fougère des bois « ! Il en était sûr à présent. Il revoyait les bouteilles de lotion capillaire chez le coiffeur du village, avec leur plaque huileuse et colorée flottant à la surface, même qu’il fallait que le figaro les secoue sacrément afin d’obtenir une mixtion convenable.Une fois, pour voir, il s’était offert ce luxe, le regrettant tout aussitôt à l’énoncé des tarifs prohibitifs de l’artisan. Son retour à la maison n’avait pas été des plus glorieux.— Tu sens la cocotte ! s’était exclamée Maine. Ton père ne va pas apprécier. Il s’était longuement rincé pour effacer cette odeur que le père n’aimerait pas.

Le colonel parlait. Enfin, comme il ouvrait et refermait la bouche, remuant les lèvres, il devait parler. Dire des choses. Peut-être même que Yann les entendait ces choses, les comprenait, puisqu’il s’était surpris à répondre.Oui, il s’appelait bien Yann Lequérec, vingt et un ans, fils de Charles-Jean et de Germaine Lequérec, instituteur de son état.Jusque-là, ça allait. C’est après que la confusion avait empli sa tête. Tous ces « pourquoi ? «, ces « comment ? «, et « pourquoi ? « encore…Est-ce qu’il se rendait compte, lui… un exemple pour les enfants de France ( Il ne parvenait pas à voir là une allusion aux Grandes oreilles) ?Ses camarades sacrifiés pour la Patrie… Son lieutenant très gravement blessé… Et lui, le lâche. Pire, l’ INSOUMIS ! La honte du régiment, de l’armée !Le colonel en frémissait dans ses bottes. On devinait que ses poumons ne contenaient pas assez d’air pour expirer le H du mot honte. Les deux assesseurs hochaient la tête en silence, prenant sur eux une part du fardeau.L’orage était passé. Le silence s’était installé, vrillant son âme, sur un ultime pourquoi ? attendant une réponse qui n’était jamais venue. Il ne pouvait leur

rétorquer que s’il était devant eux, c’est parce qu’il était vivant. Vivant ! Et que c’était la réponse à leurs « pourquoi ?».Oui, mais là il y avait maldonne. C’était de la triche. Il n’avait pas le droit d’être vivant alors que ses camarades…Les trois hommes, derrière leurs bureaux, s’étaient concertés un court instant pen-dant qu’on le faisait reculer de quelques pas. Puis il était revenu au centre de la pièce, sous le halo d’une lampe fatiguée. Les trois juges étaient debout.Le colonel paraissait très calme et pourtant Yann remarqua que le feuillet entre ses mains tremblotait, au point qu’il le déposa sur le bureau pour en entreprendre la lecture.A franchement parler, Yann était bien incapable de se rappeler la teneur de ses propos. Des lambeaux de phrases surnageaient, çà et là, dans lesquels il était question d’insoumission, de refus d’obéissance sous le feu de l’ennemi.C’est la main de son « défenseur « sur son épaule qui l’avait ramené à la réalité de l’instant. Il lui avait murmuré.— C’est pour demain. Mais Yann ne l’écoutait pas vraiment, fasciné par le visage du colonel qu’il découvrait beau et… noble. Oui, noble, c’est cela.Le colonel le regardait, désemparé, comprenant qu’il ne comprenait pas. La main sur son épaule s’était appesantie, insistante.— C’est pour demain…

On était à demain. Des pas dans le couloir. Bon Dieu ! La lettre !La mine s’est brisée. Il faut qu’il écrive cette lettre…Le sergent s’est emparé de la feuille où s’égarent les deux mots. Il est aussi blanc que le papier.— Nous l’enverrons, soyez tranquille… Maintenant, il faut y aller…Ils y vont. La porte ouverte, l’aube coupante lui saute au visage. Une nappe de brouillard cache à demi le poteau au centre de la prairie, là-bas, sur l’autre rive.

On m’avait relaté, en y mettant les formes, la «guerre» de l’oncle Yann. Quarante ans déjà. C’était une vieille histoire, plutôt triste, voire sordide. Mais j’étais si jeune.Il a fallu qu’on me confie, comme un talisman, ce feuillet jauni dissimulé dans un tiroir du secrétaire pour qu’elle me revienne en mémoire. Victimes de quelques larmes, peut-être, les deux mots s’étaient en partie délavés. Maine, sans doute. Allez savoir…Alors, j’ai soigneusement refermé le feuillet dans ses plis, sur le trophée qu’il contenait : la croix de guerre de mon père, cité deux fois à l’ordre de l’armée, en 39.Pour ce qui me concernait, ma feuille de route pour Oran patientait sur la table de la cuisine. Ma mère pleurait en silence.La vie suivait son cours. Moi aussi, on m’attendait sur une autre rive. Tout allait bien.

75

Il était une foisRaconte une histoire

tout paraissait être

La ville

Ce n’est le début de

Celle qui

un silence religieux

à ce moment

des rires s’échappaient

Une femme traversa le couL’’AbbayeCe n’était que le

Ce n’était que le début

Rien ne laissait présager que

Et pourtant, elle était bien plus

La nuit venue vide.

Saint-Georges-sur-LoireTout commença...l’escalierà ce momentUne femme traversa le couà ce momentUne femme traversa le couUne femme traversa le couà ce momentUne femme traversa le coul’escalierà ce momentl’escalierl’escalierà ce momentl’escalier

Une femme traversa le coul’escalier

Une femme traversa le couà ce momentUne femme traversa le coul’escalier

Une femme traversa le couUne femme traversa le coul’escalier

Une femme traversa le couà ce momentUne femme traversa le coul’escalier

Une femme traversa le cou

Ce n’est le début de

Celle qui

un silence religieux

des rires s’échappaientCe n’est le début de

des rires s’échappaientCe n’est le début de

Celle quides rires s’échappaient

Celle quiUne femme traversa le coutout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait être

Celle quiUne femme traversa le cou

Celle qui

Il était une foisRaconte une histoireIl était une foisRaconte une histoireIl était une foisIl était une foisLa villeIl était une foisIl était une foisRaconte une histoireIl était une foisà ce momentIl était une foisRaconte une histoireIl était une fois

des rires s’échappaientL’’Abbayedes rires s’échappaient

Une femme traversa le couCe n’était que leUne femme traversa le coutout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreCe n’était que le

tout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait être

L’’AbbayeCe n’était que leL’’Abbayedes rires s’échappaientL’’Abbayedes rires s’échappaientCe n’était que ledes rires s’échappaientL’’Abbayedes rires s’échappaient

Une femme traversa le couL’’AbbayeUne femme traversa le couCe n’était que leUne femme traversa le couL’’AbbayeUne femme traversa le cou

Il était une foisCe n’était que le débutIl était une foisIl était une foisLa villeIl était une foisCe n’était que le débutIl était une foisLa villeIl était une fois

Rien ne laissait présager queCe n’est le début deRien ne laissait présager queCe n’est le début deun silence religieuxRien ne laissait présager queun silence religieuxCe n’est le début deun silence religieuxCe n’est le début deRien ne laissait présager queCe n’est le début deun silence religieuxCe n’est le début dedes rires s’échappaientRien ne laissait présager quedes rires s’échappaient

Ce n’est le début dedes rires s’échappaient

Ce n’est le début deRien ne laissait présager queCe n’est le début dedes rires s’échappaient

Ce n’est le début deEt pourtant, elle était bien plusun silence religieuxEt pourtant, elle était bien plusun silence religieux

Ce n’était que le débutEt pourtant, elle était bien plus

Ce n’était que le débutIl était une foisCe n’était que le débutIl était une foisEt pourtant, elle était bien plus

Il était une foisCe n’était que le débutIl était une foisIl était une foisLa villeIl était une foisCe n’était que le débutIl était une foisLa villeIl était une foisEt pourtant, elle était bien plus

Il était une foisLa villeIl était une foisCe n’était que le débutIl était une foisLa villeIl était une foisun silence religieuxCe n’était que le débutun silence religieuxEt pourtant, elle était bien plusun silence religieuxCe n’était que le débutun silence religieux

La nuit venue Celle quiLa nuit venue Celle quides rires s’échappaientLa nuit venue des rires s’échappaient

Celle quides rires s’échappaient

Celle quiLa nuit venue Celle quides rires s’échappaient

Celle quiUne femme traversa le cou

La nuit venue Une femme traversa le cou

Celle quiUne femme traversa le cou

Celle quiLa nuit venue Celle quiUne femme traversa le cou

Celle quides rires s’échappaientL’’Abbayedes rires s’échappaientLa nuit venue des rires s’échappaientL’’Abbayedes rires s’échappaientCe n’était que le

La nuit venue Ce n’était que ledes rires s’échappaientCe n’était que ledes rires s’échappaientLa nuit venue des rires s’échappaientCe n’était que ledes rires s’échappaient

Une femme traversa le couCe n’était que leUne femme traversa le couLa nuit venue

Une femme traversa le couCe n’était que leUne femme traversa le couL’’AbbayeCe n’était que leL’’AbbayeLa nuit venue L’’AbbayeCe n’était que leL’’Abbayedes rires s’échappaientL’’Abbayedes rires s’échappaientCe n’était que ledes rires s’échappaientL’’Abbayedes rires s’échappaientLa nuit venue des rires s’échappaientL’’Abbayedes rires s’échappaientCe n’était que ledes rires s’échappaientL’’Abbayedes rires s’échappaient

Une femme traversa le couL’’AbbayeUne femme traversa le couCe n’était que leUne femme traversa le couL’’AbbayeUne femme traversa le cou

La nuit venue Une femme traversa le couL’’AbbayeUne femme traversa le couCe n’était que leUne femme traversa le couL’’AbbayeUne femme traversa le cou

Rien ne laissait présager quevide.Rien ne laissait présager queun silence religieuxRien ne laissait présager queun silence religieuxvide.un silence religieuxRien ne laissait présager queun silence religieux

des rires s’échappaientRien ne laissait présager quedes rires s’échappaientvide.des rires s’échappaientRien ne laissait présager quedes rires s’échappaient

Saint-Georges-sur-Loiretout paraissait être

Saint-Georges-sur-Loiretout paraissait êtreUne femme traversa le cou

Saint-Georges-sur-Loire

Une femme traversa le coutout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loire

tout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreTout commença...Saint-Georges-sur-LoireTout commença...Saint-Georges-sur-Loirel’escalierSaint-Georges-sur-Loirel’escalierSaint-Georges-sur-Loire

tout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loire

tout paraissait êtrel’escaliertout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loiretout paraissait êtretout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait être

Saint-Georges-sur-Loiretout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtrel’escaliertout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait être

Saint-Georges-sur-Loiretout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait être

Tout commença...l’escalierTout commença...Saint-Georges-sur-LoireTout commença...Saint-Georges-sur-Loirel’escalierSaint-Georges-sur-LoireTout commença...Saint-Georges-sur-Loire

Une femme traversa le couà ce momentUne femme traversa le coutout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreà ce momenttout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreUne femme traversa le couSaint-Georges-sur-Loire

Une femme traversa le couà ce momentUne femme traversa le couSaint-Georges-sur-Loire

Une femme traversa le coutout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loire

tout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreà ce momenttout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loire

tout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtrel’escalierà ce momentl’escalierUne femme traversa le cou

l’escalierUne femme traversa le couà ce momentUne femme traversa le cou

l’escalierUne femme traversa le cou

Saint-Georges-sur-Loirel’escalierSaint-Georges-sur-Loireà ce moment

Saint-Georges-sur-Loirel’escalierSaint-Georges-sur-Loiretout paraissait être

Saint-Georges-sur-Loiretout paraissait êtrel’escaliertout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loiretout paraissait êtreà ce momenttout paraissait être

Saint-Georges-sur-Loiretout paraissait êtrel’escaliertout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loiretout paraissait êtreUne femme traversa le cou

Saint-Georges-sur-Loire

Une femme traversa le coul’escalier

Une femme traversa le couSaint-Georges-sur-Loire

Une femme traversa le couà ce momentUne femme traversa le couSaint-Georges-sur-Loire

Une femme traversa le coul’escalier

Une femme traversa le couSaint-Georges-sur-Loire

Une femme traversa le coutout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loire

tout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtrel’escaliertout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loire

tout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreà ce momenttout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loire

tout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtrel’escaliertout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait êtreSaint-Georges-sur-Loire

tout paraissait êtreUne femme traversa le coutout paraissait être

Concours de nouvelles

organisé par la ville de Saint-Georges-sur-Loire

- Édition 2014 -


Recommended