K r i s
i s
Gilbert Simondon
L’ individuation à la lumière des notions de forme et
d’information
M1LLON
L ’ IN D IV ID U A T IO N À LA LUMIÈRE DES NOTIONS
DE FORME ET D’INFORMATION
Thl 8O no
Du même auteur :
Du Mode d'existence des objets techniques. Paris, Aubier.
1958, 1989. 2(X)1 Deux Leçons sur l'animal et
l'homme. Paris, Ellipses, 2004 L'Invention dans
les Techniques, Cours et conférences, Paris, Seuil. 2005
Cours sur la Perception. Paris, É ditions de la Transparence.
2005
© Éditions Jérôme Millon - 2005 3. place Vaucanson F-38000
Grenoble
ISBN : 2-84137-181-6
Gilbert Simondon
L’individuation à la lumière des notions de forme et
d’information
Préface de Jacques Ga r e l l i
Ouvrage publié avec le soutien de la r é g i o n Rh ô n
e -A l pe s
Avertissement
Depuis la réédition de la première partie de la thèse de doctorat
de Gilbert Simondon, intitulée L'Individu et sa
genèse physico-biologiquel'œ uvre de ce philosophe a eu un
retentissement majeur, manifesté dans les colloques, les
séminaires, les conférences, les articles de revues, les ouvrages
divers, qui lui furent consacrés, en France et à
l'étranger.
Ces études manifestent que ce n'est pas seulement l'aspect
épistémolo- gique de cette oeuvre, qui a attiré l’attention
du public, mais sa dimension phi losophique. qui. dans le cadre
méthodologique de la problématique « allag- maiique
»2, et de la «•Théorie de l'acte analogique ». a
renouvelé en profon deur le questionnement de la pensée de notre
époque.
La présente édition reprend, sous son titre original, l'ensemble de
la thèse de doctorat de Gilbert Simondon. jusqu'à ce jour
parue en éditions séparées3, suivi d’un texte
inédit. Histoire de la Notion d'individu, rédigé en
même temps que la thèse.
J. G.
1. Première édition, Presses universitaires de France, collection «
Epiméthée », 1964. Dans la collection Krisis en 1995, augmentée de
deux suppléments : I) Analyse des critïtrs de l'individualité
; II) AUagtnatique : Théorie de l’acre analogique.
2. Théorie des opérations, symétrique de la théorie des
structures.
3. L'Individu et sa genèse
physico-biologique et L* Individuation psychique et
collective. Pans. Aubier. 1989, collection Nés. 1/Invention
philosophique.
Copyrighted material
par Jacques Garelli
I. L'horizon philosophique et scientifique de la méthode
Si l’on a noté que cene œ uvre se trouve de manière paradoxale à la
confluence d’une méditation inspirée par les physiologues
ioniens sur la notion dePhysis, la pensée d’Anaximandre de
l’illimité : àraripov, celle de Platon sur l’Un et la dyade
indéfinie du Grand et du Petit, tel que ce principe apparaît,
en particulier, dans les discussions des
livres M et i\ de
la Métaphysique d’Aristote. la critique du principe
hylémorphique aris totélicien et atomiste substantialiste de
Leucippe et de Démocrite et d’autre part les théo
ries les plus récentes de la thermodynamique, de la physique
quantique et de l'informa tion1, on a rarement souligné
que L'Individu et sa genèse physico-biologique fut dédi
cacé «A la mémoire de Maurice Merleau-Ponty». Fil conducteur
essentiel, pour autant que la «mémoire» implique
reconnaissance, donc fidélité et souvenir. - De quoi ? - De
la pensée merleau-pontienne du Préindividuel dans sa liaison aux
formations individua lisantes, de son invitation à méditer la
pensée présocratique de (’«élément», de sa cri tique de la théorie
de la Forme, du dualisme hylémorphique et symétriquement de l'ato
misme matérialiste développé par plusieurs courants de la
psychologie contemporaine, enfin, d une critique radicale du
Néant et de la dialectique, dans le sens où cette notion et
ccttc démarche manifestent une sorte de positivisme renversé de la
négation, qui détourne la philosophie de la dimension
préindividuelle du Monde.
D'autre part, sur le plan méthodologique, il y a une attitude
commune à la phéno ménologie merleau-pontienne et à
l’épisténiologie de la microphysique, telle qu’elle s’énonce
chez Niels Bohr et Wemer Heisenberg, selon laquelle on ne peut
séparer radi calement I’«objet» scientifique découvert au tenne
d’une recherche, du cheminement de la pensée et des processus
opératoires qui ont conduit à le révéler et à le construire.
Cette attitude se trouve développée avec une extrême
originalité selon une inflexion person
nelle. dans la conception simondienne de la transduction et
de l'information dont il s’agira de prendre mesure. Aussi,
nous paraît-il difficile de concevoir la problématique de
Gilbert Simondon, qui, entre autres choses, pose la question «Du
mode d'existence des objets techniques»2, comme une
forme renouvelée de physicalisme. La dédicace à Merleau-Ponty
rendrait surprenante une attitude positiviste de ce style.
1. Cf. à ce sujel : J. F. Marqucl. «Gilbert Siimmdon et la pensée
de l'individuation», in Actes du Colloque de lu Cité des
Sciences, édiles par la Bibliothèque du Collège international
de philosophie. Albin Michel, 1994. lit note de présiliation de F.
Lamelle, à L'Individuation psychologique et collective. Paris.
Aubier. 1989.
1989.
2. Paris. 1958, ou\rage réédite chez Aubier en 1989.
Copyrighted material
10 J a c q u e s G a r e l l i
Au contraire, c’est l’étrange relation entre la pensée
présocratique de ('«Illimité» et de P«élément», d'une part,
celle de style merleau-poniien de l’Etre préindividuel, dans
ses processus d'individuations liés - et c’est là le paradoxe et
l’originalité peu comprise de Gilbert Simondon - à la
conception thermodynamique des système méta- stables.
irréductibles à l’ordre de l'identité, de l’unité et de l’altérité.
que Gilbert Simondon invite à méditer et à remodeler
selon une perspective radicalement neuve. Tel est l'enjeu de
cette œ uvre, dont la force d'invention interdit toute tentative
qui
viserait à l'enfermer dans un courant de pensée formant
école. Si la phénoménologie, pour sa part, peut trouver un intérêt
dans cette méditation,
c'est par les questions qu’elle lui pose, par le cheminement, les
parcours, les bifurca tions, les modes de problématisation qu’elle
déploie à l'horizon de questions, qui sont au cœur des
préoccupations phénoménologiques. Aussi, est-ce à partir de la
question centrale du Préindividuel, dans ses processus
d'individuations, que nous tenterons de saisir la légitimité
des notions de système métastablc. de potentiel et de tensions éner
gétiques, de transductivité et d'information, dans une pensée de la
préindividualité de l’être.
II. Kemise en question des concepts et des modes de pensée
classiques : La critique du principe d'individuntion
Dans une note de travail de février I960. Merleau-Ponty écrit
:
«Mais ce qui est beau c’est l'idée de prendre ù la lettre
VErwirken de la pensée : c’est vrai- ment du
vide, deVinvisible Tout le bric à brac positiviste des
“concepts", des “jugements", des "relations" est éliminé, et
l'esprit sourd comme l'eau dans la fissure de l’Etre Il n’y a pas à
chercher des choses spirituelles, il n'y a que des structures du
vide Simplement je veux planter ce vide dans l'Etre visible,
montrer qu’il en est Venvers, en particulier l'envers du
langage.
La critique du principe d'individuation par Gilbert Simondon. qui a
pour corol laires. celles de forme, de matière, de substance, de
termes fixes et stables, autonomes,
posés comme des réalités en soi formant la structure du
Monde, de relations, de juge ment inductif et de jugement déductif.
procède du même style critique que celui
recommandé par Merleau-Ponty.4 En fait, c’est à partir de la
prise de conscience d'un mouvement d'être et de pen
sée étroitement conjoints, qui engendre des processus complexes
d’individuations, issus d'une dimension transindividuelle de
l'être, que ce double appel de Merleau-
Ponty et de Gilbert Simondon à la refonte radicale des
concepts philosophiques est prononcé.
La simplicité percutante de la démonstration de Gilbert Simondon.
dès les pre mières lignes de sa thèse de Doctorat, ne doit pas
faire oublier tout le travail prépara-
7>. Le Visible et l'invisible, p. 289. Paris. Gallimard. 1
64.
4. Si la date de parution duVisible et l'invisible semble
indiquer que Gilbert Simondon n'a pas lu cette note de travail,
telle qu’elle fut consignée dans cet ouvrage, on peut admettre que
l’esprit de réforme radicale des principes philosophiques développé
par MerleauPonty . dans ses cours et ses conversations était connu
de Gilbert Simondon et qu'il ne pouvait que confirmer son
entreprise personnelle, issue d'une
connu de Gilbert Simondon et qu'il ne pouvait que confirmer son
entreprise personnelle, issue d'une méditation voisine \ur l'ordre
préindividuel du Monde.Ce qui expliquerait l'hommage île la
dédicace.
Copyrighted material
I n t r o d u c t i o n à i . \ p r o b i .é m
a t i q u e d f . G i l b e r t S i m o n d o n
II
toire issu d’une méditation approfondie des physiologues ioniens,*
comme de la pen sée de Platon et d’Aristotc. Aussi, est-ce la
conclusion d'une longue méditation his torique poursuivie sur des
années de réflexions et d’enseignement, qui conduit à l’in
troduction du présent ouvrage. Quel est le nerf de l’argument
?
III. Les présupposés non questionnés du principe
d'individuation
Le premier présupposé est de caractère ontologique, dans le sens où
il pose, comme allant de soi que l’individu est la réalité
essentielle à expliquer.6 Cette conviction vient du
primat accordé par Aristote a l'Individuel, le oûvoAov, à l'égard
de la question de l’Etre en tant qu’Etrc. Pourquoi, demande
Simondon. l’Etre, dans sa totalité, devrait- il se solder
intégralement en une multiplicité d’individualités à connaître ?
Pourquoi, en tant que tel. l’être ne relèverait-il pas d'une
dimension préindividuelle ? Corrélativement, pourquoi
l’individu, tel qu'il apparaît, ne conserverait-il pas. en
sa dimension d'être, une préindividualité, en quelque
sorte associée, irréductible à ce qui
peut se penser en terme d’«individu» ? Dimension qui ne
cesserait d'intervenir dans la formation et l’évolution de
l'individu, qui. dès lors, prend une double valeur relati
ve. Par rapport à l’être préindividuel, dont il procède, sans
l’éliminer. Par rapport à lui- même, en tant que conservant
une dimension préindividuelle associée, qui ne cesse de
modeler ses individualisations ultérieures. S’il en était ainsi,
c’est toute la quête du
principe d'individuation et l’idée-même de ce principe, qui
devraient être réformées. En fait, il n'est pas sans importance de
noter que c’est à propos d'un problème
théologique, celui de «la distinction des anges en personnes» que
Duns Scott écrit son traité sur Le Principe
d'individuation. Problématique qui se développe dans le
cadre d'une discussion métaphysique subordonnée à la logique
aristotélicienne, commandée elle-même par le dualisme
hylémorphique et la théorie des quatre causes. Ainsi, dès
la «Question I» deVOrdinatio II. distinction 3.
partie 1. dont l'intitulé est : «La substance matérielle
est-elle individuelle ou singulière de soi c'est-à-dire par sa
nature ?», Duns Scott s’exprime en ces termes :
«( I) Dans la troisième distinction, nous avons à nous
enquérir de la distinction des anges en personnes. Or pour voir ce
qu'il en est de cette distinction chez les anges, il faut commen-
cer par s'enquérir de la distinction des substances matérielles en
individus, car de la façon dont on conçoit cette dernière dépend la
façon de concevoir la pluralité des individus dans une même espèce
angélique.»7
Or. la question (2) manifeste l’origine substantialiste de la
discussion dans la contestation qu'Aristotc adresse à
Platon. Elle s’énonce en ces termes :
5. Cette longue méditation entreprise sur les penseurs
présocratiques fut consignée dans un texte intitulé Histoire
de ta notion d'Individu ijui était jusqu'il présent inédit et
que nous publions ici en compléments. Ce travail d'une extrême
originalité, dont la dimension critique et le style de
questionnement concernent notre modernité, ne peut être mesuré à un
idéal de commentaire philologique et historique, qui n’était pas le
propc*. de l'auteur. Il s'agit, différemment, d'un dialogue ouvert
que ce philosophe noue avec les pen- seurs qui ont modelé, clés
l’origine de la pensée occidentale, nos catégories et nos attitudes
de pensée et qui demeurent les interlocuteurs toujours présents de
noire contemporanéité.
6 Cf. infra, p. 23
6. Cf. infra, p. 23.
7. h’ Principe d'individuation, p. 87. Trad. française G.
Sondag, Paris, Vrin, 1992.
Copyrighted material
12 J a c q u e s G a r e l l i
«(2) Pour l'affirmative : Au livre VII de
la Métaphysique, le philosophe établit contre Platon que
"la substance de chaque chose est propre à ce dont elle est
substance et n'appartient à aucune autre”».8
C’est cette pensée de la substance, non remise en question, comme
les processus logiques et métaphysiques de la discussion, qui
requièrent critique, sitôt que le pro
blème de l’individuation se pose. Le deuxième présupposé non
questionné est que l’individuation a un principe, qui
lui serait antérieur et qui permettrait d’expliquer la formation de
l’individu singulier. Le fait que cette structure
hiérarchique à trois étages, individu, individuation, princi
pe d'individuation, est polarisée par le privilège
ontologique non questionné, accordé à l’individu, qui
constitue la finalité ultime de la recherche, s’aggrave du fait que
la quête du principe d'individuation, en tant que tel,
relève d’un paralogisme qui cristal lise dans la double nature
accordée au principe. A cet égard, deux attitudes historiques
accomplissent ce faux parcours. L’une, substantialistc. atomiste,
moniste. découvre dans l’atome de I ucippe et de Démocrite,
le principe élémentaire absolu permettant d'expliquer
la formation de l'individu et de l’univers individué. La théorie
duclina- men, chez Epicure. explique la formation
fortuite des structures individuées plus com plexes. à partir
de l'atome unitaire. Le matérialisme atomiste moderne qui, à ren
contre des mises en garde de Heisenberg et de Bohr, continue à
concevoir les parti cules quantiques comme des substances
infinitésimales premières, ayant une réalité autonome, en
tant que formation de la matière, poursuivent le cours de cette
même illusion.9 Le paralogisme consiste à conférer à l’atome
déjà individué le statut de prin cipe qui est censé expliquer la
formation même de l’individu en tant que tel. En d’autres
termes et de manière contradictoire, l'individu est érigé en objet
de la
recherche en même temps que tenu pour principe de sa propre
explication. Mais l'at titude dualiste hylémorphique de style
aristotélicien n'échappe guère à la même contradiction,
puisque la forme et la matière, en tant que conditions et
principes de formation du oùvo>»ov. sont en fait traités
comme des termes unitaires, des «causes» déjà individuées.
Or. il ne suffit pas d'expliquer que c’est exclusivement par
abstrac tion et a posteriori que ces principes peuvent être dégagés
de la seule réalité concrète qu’est le <TÚV0À .0V, car.
d’une part, elles sont érigées en causes métaphysiques
suprêmes, donc, principielles et premières. Mais d’autre part, la
nouveauté de Gilbert Simondon est de démontrer sur des
exemples concrets empruntés à la formation des individualités
naturelles, telles que les îles dans un fleuve, les dunes de sable
sous la
pression du vent, les ravines d'un chemin creusées par les
eaux de ruissellement, la formation des cristaux, mais
aussi sur des exemples technologiques, tels que la fabri cation
d’une brique ou la coupe d’un tronc d’arbre, que jamais la
formation d’un indi
vidu naturel ou technique ne se solde dans
l’applicationd'une forme à une matière. Le schéma
hylémorphique laisse immanquablement échapper les conditions énergé
tiques de la prise de forme, qui résident dans les potentiels
énergétiques déjà déposés dans la structure de la matière,
que les conditions naturelles dues au hasard ou le tra
vail de l'homme peuvent libérer, orienter, canaliser dans la
formation d'un individu.
X. Ansiotc. Métaphysique. Z. c 13. 103Sb 1011.
9. Wenier Heisenberg. La S'attire dons lu physique
contemporaine. Paris. Gallimard, Collection «Idées«.
9. Wenier Heisenberg. La S'attire dons lu physique
contemporaine. Paris. Gallimard, Collection «Idées«.
I%2. La Partie et le tout. Paris. Albin Michel, 1972. Cf.
à ce sujet J. Garelli. Rythmes et mondes. Grenoble. J. Millon.
Collection «Krisis». 1991.
Copyrighted material
In t r o d u c t i o n à l a p r o b l é
m a t i q u e d e G i l b e r t S i m o n d o n
13
D’autre part, il n'y a pas de forme structurante, qui. à l'autre
bout de la demi-chaîne de la prise de forme ne repose sur une
certaine structure matérielle de la forme per mettant à l’énergie
potentielle, incluse dans la forme, de structurer la
matière.
Problème d'une extrême complexité qui rend le principe
d’individuation hylémor- phique caduque. Or. sur le
plan de la création artistique, c'est-à-dire de la formation
d'individualités matérielles qui, par l'agencement de leur
structure, suscitent la pen sée. on peut montrer que la formation
d’un poème, dans son individualité irréductible à un autre
poème, d’un tableau ou d’une statue, ne relève jamais d’un principe
d'in- dividuation moniste ou hylémorphique. Mais d'un
processus de différenciation, déve loppé à partir d'un champ de
tensions préindividuelles, qui constitue l'horizon méta-
stablc du Monde de l'œ uvre. Dès lors, la quête du principe
d'individuation. qu’il soit atomiste, substantialiste
ou dualiste, hylémorphique est conduit à la contradiction de
chercher dans l'individu déjà formé en atomes ou particularisé
selon les ternies fixes d’une forme et d'une matière, érigées
en causes, ce qui aurait précisément dû expli quer la formation de
l’individu en tant que tel. Cette situation conduit Simondon
à
poser les questions suivantes : Ne peut-on concevoir
l'individuation comme étant sans principe, parce
qu'elle-
même processus intrinsèque aux formations des individus, jamais
achevés, jamais fixes, jamais stables, mais toujours
accomplissant en leur évolution, une individuation qui les
structure sans qu'ils éliminent pour autant la charge de
préindividualité asso ciée. constituant l’horizon d’Etre
transindividuel d’où ils se détachent ?
IV. Conséquences méthodologiques de cette contestation
Telle est la nouveauté radicale de la problématique de Gilbert
Simondon. qui va per mettre de concevoir en terme de transduction
les processus de différenciations qui se déploient à partir
d’un système préindividuel métastable. travaillé de tensions,
dont l’individu est l’une des phases de déploiement.
C’est dans ce contexte que les notions de charge potentielle,
de tensions orientées, de sursaturation, de déphasage, emprun tées
à la thermodynamique, mais aussi de résonance interne au système,
interviennent. Selon cette perspective, au lieu de réduire
l’ontogenèse à la dimension restreinte et dérivée de la
genèse de l’individu, il s’agit de lui conférer le caractère plus
ample de «devenir de l’être, ce par quoi l'être devient en
tant qu’il est, comme être.»10 La dimension ontologique
du problème se renforce dans le souci avec lequel Simondon
souligne la non compétence du principe d'identité et du tiers
exclu, forgé dans une
perspective de logique il caractère substantialiste et
identitaire de l’être individué pour aborder la
problématique de l'être préindividué. Ainsi. Gilbert Simondon
peut-il déclarer :
«I.’unité, caractéristique de l’être individué, et l’identité,
autorisant l'usage du principe du tiers exclu, ne s'appliquent pas
à l'ctre préindividuel, ce qui explique qu’on ne puisse recomposer
après coup le momie avec des monades, même en rajoutant d'autres
principes, comme celui de raison suffisante, pour les ordonner en
univers.»’1
10. Cf. infra, p. 25.
11. Ibid.. p. 25.
14 J a c q u e s G a r e l u
Celle référence à Leibniz, comme celles aux philosophes
présocratiques, à Platon et à Aristote. attestent
l'ampleur philosophique du débat irréductible à une attitude
strictement physicaliste. Non seulement. Gilbert Simondon justitle
l’usage philosophique des notions empruntées à la
thermodynamique, à titre de para digmes, mais il rend compte avec
précision des raisons historiques méthodolo giques qui ont bloqué
les Anciens dans les alternatives tranchées, établies entre
être et devenir, mouvement et repos, stabilité substantielle et
instabilité chao tique.12
Or. trois données interviennent dans la compréhension de
l’équilibre métastable à laquelle la thermodynamique nous a
familiarisés et que Simondon introduit de maniè
re originale dans sa problématique. Il s’agit, premièrement
de l’énergie potentielle d’un système. Deuxièmement, de la notion
d’ordre de grandeur et d’échelle différente au sein du
système. Troisièmement, de l’augmentation de l’entropie, qui
correspond à la dégradation
énergétique du système et implique la résolution des potentialités
initiales. La prise en formes individualisantes, dès lors,
est corrélative de la dégradation progressive de l’énergie
potentielle. Une forme, dite achevée, étant une énergie stabilisée,
corres
pondant au plus haut degré de négentropie. Guidé par ce
paradigme, emprunté à la thermodynamique, et non à la physique
des
substances fixes, qui ignore les problèmes de l'énergie, comme
l'attestent les concepts de la philosophie classique, en
particulier l’idée deres extenso, Simondon va tenter
de
penser l’ordre de la préindividualité de l’être, en terme de
charge potentielle sursatu rée au sein d'un système
métastable, à partir duquel la dégradation de l’énergie consé
cutive à un état de surtension du système, va produire des
processus de différencia tions et d’individuations. Dès lors, c’est
en se déphasant qu’un système métastable, chargé d'un
potentiel énergétique sursaturé, s’individualise en même temps
qu’il fait
jaillir, de ses tensions internes non encore individualisées,
une profusion de formes individualisantes, qui. par la suite,
sont capables de se structurer en systèmes ulté
rieurs et de se reformer en équilibres métastables
renouvelés. Ainsi, selon l’expression de Simondon :
« ... toute opération, et toute relation à l'intérieur d'une
opération, est une individuation, qui dédouble, déphase l’être
préindividuel, tout en eorrélant des valeurs extrêmes, des ordres
de grandeur primitivement sans médiation. »•*
Situation qui confère aux relations une charge d’être qui excède et
déborde l'ordre de la connaissance et des significations
strictement logiques. Ce qui permet d’éviter le
dualisme entre acte de connaissance intellectuel, abstrait et
objets inertes sur les quels porte l’acte cognitif.
Comment cet écueil est-il évité ?
12. "Les Anciens ne connaissaient que l'instabilité ci la
stabilité, le mmivement ci le repos, ils ne connais- saient pas
iRiiemeni el objectivement la métastjtbilité... Il est ainsi
possible de définir cet état métastable de l’être, très
différemment de l’équilibre stable ci du repos, que les Anciens ne
pouvaient faire interve- nir dans la recherche du principe
d'individuation, parce qu'aucun paradigme physique net ne pouvait
pour eux en éclairer l’emploi.» Ihid., p. 26.
pour eux en éclairer l’emploi.» Ihid., p. 26.
I?•. Cf. infra. p. 26.
Copyrighted material
In t r o d u c t i o n à l a p r o b l é
m a t i q u e d e G i l b e r t S im o n d o n
15
Premièrement, en conférant aux relations traditionnellement
traitées en termes strictement logiques, comme c'est le cas
dans les théories classiques de la déduction et de
l'induction, une dimension d'être.
Deuxièmement, en traitant l'opération de transduction,
conjointement à celle de prise de forme
individualisante, qui manifeste le passage du champ métastable
préin- dividucl aux individuations en formation. Examinons le
premier point. Les relations entre les champs de tensions
extrêmes du système métastable. chargé de potentialité ont
rang d'être, dans la mesure où les valeurs différentielles entre ce
qui ne peut plus être qualifié de termes préexistants, ne
sont pas encore individualisées, mais corres
pondent à des «dimensions» et des «échelles de tensions» à
partir desquelles se déga ge l’énergie résolutrice du système.
Selon cette perspective :
«La relation ne jaillit pas entre deux termes qui seraient déjà des
individus ; elle est un aspect de la résonance interne d'un système
d’individuation : elle fait partie d’un état de système. Ce
vivant qui est à la fois plus et moins que l'unitc comporte une
problématique intérieure et peut entrer comme élément dans
une problématique plus vaste que son propre être. La
participation, pour l’individu, est le fait d'être élément dans une
individuation plus vaste par l'intem>édiairc de la
charge de réalité préindividuelle que l'individu
contient. c’estàdire grâce aux potentiels qu'il recèle.»14
(Souligné par l'auteur).
Selon le deuxième point, la transduction, étroitement solidaire de
la décharge de l’énergie potentielle sursaturée d'un système
métastable. va apparaître comme prise de forme et. à ce
titre, au double sens topologique et noétique conjugué,
«in-formation». Car, du même mouvement où un processus de
transduction, corrélatif de la décharge de l'énergie
potentielle préindividuelle d'un système métastable «in-forme»
topologique- ment une structure, qui se donne à voir et à
penser, on peut reconnaître qu'elle «infor me» noétiquement de ce
qu'elle fait apparaître et selon sa charge préindividuelle asso
ciée. de l’horizon d’être préindividuel dont elle se détache. Ce
qui fait que la transduc tion. contrairement à l’induction et la
déduction, qui n’ont pas rang d’être, mais sont des
relations strictement logiques extérieures aux termes
préexistants qu’elles relient, se révèle, selon une
double dimension d’être et de pensée, jamais extérieure aux
termes qu’elle fait apparaître. Mouvement individualisant du
savoir, mais aussi, mouvement d'être, la transduction
est une prise de forme solidaire de la décharge énergétique du sys
tème métastable. qui se révèle comme étant autre qu'unité et autre
qu’identité. A ce titre.
«la transduction n'est donc pas seulement démarche de l'esprit ;
elle est aussi intuition, puisqu’elle est ce par quoi une structure
apparaît dans un domaine de problématique comme apportant la
résolution des problèmes posés. Mais à l'inverse de la
déduction, la transduc- tion ne va pas chercher ailleurs un
principe pour résoudre le problème d'un domaine : elle tire la
structure résolutrice des tensions mêmes de ce domaine, comme la
solution sursatu- rée se cristallise grâce à ses propres potentiels
et selon l’espèce chimique qu'elle renferme, non par apport de
quelque forme étrangère.»
C’est dans ce sens que la transduction est «une découverte de
dimensions dont le système lait communiquer celles de chacun des
termes, et telles que la réalité complète de chacun des termes du
domaine puisse venir s’or donner sans perte, sans réduction, dans
les structures nouvelles découvertes».15
14. Cf. infra, p. 29.
15. Ibid., p. 34.
16 J a c q u e s G a r e l u
Aussi, la bonne forme n'esl-elle plus la forme stabilisée, fixe,
que croyait repérer la Gestaltthéorie, mais celle riche
d’un potentiel énergétique, chargé de transductions à
venir. La bonne forme ne cesse de faire penser, et en ce sens
d'engendrer des indivi duations ultérieures, dans le sens où elle
permet d'anticiper des individuations à venir. Dès lors,
l'information portée par les mouvements transducteurs n’est plus à
concevoir comme la transmission d'un message codé déjà
établi, envoyé par un émetteur et trans mis à un récepteur, mais
comme la prise de forme : (information topologique) , qui,
à
partir d'un champ travaillé de tensions préindividuelles, du
même mouvement où la forme s’individualise, informe au
sens noétique de cela même qui apparaît topologi- quement et
dont elle se détache. «Rayon de temps», «rayon de Monde», qui
pointe vers
une préindividualité de l'étre. qui en est la source et
l'origine. En ce sens, l'informa tion est un «théâtre
d'individuations». Il s’agit d'une situation qui ne peut se
com
prendre que dans le cadre du passage d’une problématique
énergétique d'états méta- stables à des états en voie de
stabilisation, qui, dès lors, sont en situation de
résolution, mais aussi d'appauvrissement énergétique, comme
les roches volcaniques, dans la splendeur de leurs
formes individuelles, manifestent la mort énergétique d'une
coulée de lave antérieure. Aussi, la forme pure, la bonne
forme des Gestaltistes est-elle une énergie stabilisée qui
est arrivée au terme de tous ses processus d'individuation et
de transformation. On peut en dire autant de la fonne
picturale pure et achevée, qui se pro file à l’horizon de
l'enchevêtrement quasi illisible des esquisses antérieures, tels
les admirables dessins préparatoires des peintres
dessinateurs qui laissent courir la plume formant l’échcvcau
préindividuel à de futures naissances. A ce titre, le dessin est
un champ métastable travaillé de tensions d'où émergent
progressivement des lignes où les formes individualisantes se
stabilisent. Toutefois, ces formes pourront
redevenir
puissance énergétique , si on les couple avec d'autres formes
et si on les intègre à une structure plus complexe dans
laquelle elles composeront à titre de potentiel énergétique
en phases de tensions et en quête de résolution. Le geste du
peintre en prise directe sur ce champ de métastabilité
linéaire et coloriée est théâtre d*individuations.
Telle est la situation, par exemple, d’un fragment de buste de
statue photographié dans un «collage», qui. en lui-même
possède une forme fixe de fragment de réalité stable,
répertorié et défini par un nom, mais qui. une fois intégré au
nouveau «systè me», prend une valeur de charge potentielle, dont la
dimension d'énigme est relative à l’ensemble métastable de la
composition. Or. dans ce système métastable en phase de
résonance interne, c’est le caractère énigmatique de la prise de
forme introduite par
un élément étranger, qui remodèle l'ensemble en faisant
surgir des questions. Ce qui indique que le questionnement
est croisé en chiasme sur la structure méta-unitaire de la
composition, chargée d’un potentiel de formes et de sens
inépuisables.16 Dès lors, la prise de forme au sens
topologique du terme, de par sa métastabilité structurelle,
chargée de tensions non résolues, se révèle «information»
topologique et noétique étroitement entrelacées et prises en
chiasme l’une sur l’autre.17
16. Nous avons montré ailleurs. sur de nombreux exemples poétiques
et picturaux, comment se déployaient les phénomènes de résonance
interne aux systèmes créés par les images et le jeu dc> lignes,
des masses et des couleurs. Cf. Rythmes et Mondes, IV*
Section. «L’Entrée en Démesure*
in I m Démesure, Revue
Epokhi r\° 5. J. Millon. IW5.
17. Cf. noire description phénoménologique du tableau de Brcughel
l'Ancien : «Dulle Greet», in L'Entrée en démesure, op.
cil.
Co
In t r o d u c t i o n à l a p r o b l é
m a t i q u e d e G i l b e r t S i m o n d o n
17
Aussi, est-ce à un Monde non-identitaire, où les individuations en
formation ren voient toujours à un champ de préindividualité
sous-jacent, le plus souvent inapparent et oublié, que
la méditation de Gilbert Simondon se réfère, comme l’énigme inépui
sable à méditer.
V. La Crise du comprendre dans les sciences physiques et ses
incidences dans la conception philosophique de
Tétant
Toutefois, une interrogation demeure quant à l’usage des théories
empruntées à la ther modynamique et à la physique quantique, dans
la problématique philosophique du pré individuel et la conception
contemporaine de l'étant. Sans discuter l’aspect
proprement technique du problème, il est cependant
nécessaire de rappeler la complexité du débat et il
importe de réfléchir à la prudence exemplaire de Niels Bohr et de
Wemer Heisenberg, chaque fois qu'ils ont abordé la
question du statut philosophique, mais on
pourrait aussi dire du «mode d’être» de la particule
quantique. Cette question, à inci dence ontologique fut au cœur des
méditations de ces physiciens. Aussi, n'est-il pas inutile de
rappeler la fin de l'entretien entre ces deux savants, qui
concerne La Notion de comprendre dans la physique
moderne.ls Problème qui est aussi le nôtre, non seule ment sitôt
que se pose la question de l'étant, mais sitôt que le philosophe,
prenant acte que l'état dominant de la nature n'est pas la
matière, mais l'énergie, s'interroge sur la capacité de
notre esprit à «comprendre» les composantes de ce phénomène.
Ainsi, à la question pressante formulée par Heisenberg :
«Si la structure interne de l’atome est aussi peu accessible à une
description visuelle que vous le dites, et si au fond
nous ne possédons même pas de langage qui nous permette de
discuter de cette structure, y a-t-il un espoir que nous
comprenions jamais quelque chose aux atomes ?»
Bohr hésita un instant, rapporte Heisenberg. puis dit :
«Tout de même, oui. Mais c’est seulement ce jour-là que nous
comprendrons ce que signi fie le mot “comprendre’’».|g
C’est en ayant présent à l’esprit cette attitude de circonspection
que l’on peut ten ter d'évaluer celle, non moins prudente de
Gilbert Simondon. quand il se réfère à la théorie des
quanta et à l’usage possible de la mécanique ondulatoire, dans
l’éclaircis sement de la problématique préindividuelle. La crise du
sens, qui a secoué les problé matiques scientifiques et
philosophiques du XXe siècle ne peut faire l'économie de ces
questions.
Ainsi, après avoir contesté le mécanisme et l’énergétisme qui
demeurent des théo ries de l’identité, qui, à ce titre. 11e
peuvent rendre compte de la réalité de manière complète,20
Simondon note le caractère insuffisant de la théorie des champs,
ajoutée à celle des corpuscules, comme de la conception de
l’interaction entre champs et par ticules, du fait que ces
altitudes demeurent partiellement dualistes. Toutefois, elles
18. Ouvrage cité en noce 11.
19. I Parti e To p. 66
19. I m Partie et te Tout , p. 66.
20. Cf. infra p. 26.
Copyrighted material
J a c q u e s G a r e l u
permettent, selon Simondon, de s'orienter vers une théorie
renouvelée du préindivi* duel.21
C’est alors qu’il tente une autre voie, qui reprend, sous une forme
neuve, les thèses que Bohr avait élaborées quant à la
complémentarité de la théorie des quanta et de la
mécanique ondulatoire et qu’il tente de «faire converger ces deux
théories jusque-là impénétrables l’une à l’autre.»22
En fait, il s'agit d’«envisager ces deux théories commedeux
tminières d'exprimer le préindividuel à travers
les différentes manifestations où il intervient comme préin
dividuel.»2-’
Selon cette approche méthodologique. Simondon note que
«... par une autre voie, la théorie des quanta saisit ce régime dti
préindividuel qui dépasse l'unité : un échange d'énergie se
fait par quantités élémentaires, comme s'il y avait une indi-
viduation. que l’on peut en un sens considérer comme des individus
physiques.«24
C’est dans le cadre de cette hypothèse intégrée à ce qu’il nomme :
«une philoso phie analogique du “comme si'*», que ce
philosophe propose de concevoir, sous l’ordre du continu et
du discontinu. «le quantique et le complémentaire métastable
(le
plus qu'unité) qui est le préindividuel vrai.»25
Réfléchissant à la nécessité dans laquelle se trouve la physique
île corriger et de
coupler les concepts de base, Simondon suggère l'hypothèse selon
laquelle cette nécessité «traduit peut-être le fait que
les concepts sont adéquats à la réalité iiuli- viduée
seulement et non à la réalité préindividuelle.»26 S'il
en est ainsi, aucune cer titude physique positive ne peut donner
une solution objective à un problème phi losophique. tel que celui
posé par la dimension préindividuelle d'un «il y a» origi
naire, d'où se dégagera, par la suite, une problématique
élaborée de l'étant en phase d’individuation,
précisément parce que l'acte du «comprendre» est croisé en
chiasme sur le champ physique et que cette structure conjointe
d’être et de connais sance pose un problème philosophique qui
excède par sa structure entrelacée de «chiasme», un simple
problème de style positif, quelle que soit l’actualité de
la théorie scientifique envisagée.
C’est dans ce cadre de pensée que la réévaluation du principe de
complémenta rité. énoncé par Nicls Bohr et la signification à
accorder à la double approche de la physique des
corpuscules et de la mécanique ondulatoire, telle que Louis
de Broglie l’a reformulée, à la fin de sa vie. après sa
présentation simplifiée au Conseil Solvay, en 1927. qui
avait été critiquée par les fondateurs de la physique
quantique. sont présentés sous un jour neuf. A ce titre. Simondon
suggère, en plus de la réévaluation du principe de
complémentarité de Nicls Bohr. une interpréta tion originale du
principe d’indétermination de Heisenberg. ainsi qu’une réévalua
tion de l’introduction du calcul statistique dans la formulation
mathématique de ce
21. Cf. infra p. 2627. 22. //>«/.. p. 27.
23. Ihid.. p. 27.
24. Ihid.. p. 27.
25. Ihid p. 27
25. Ihid.. p. 27.
26. Ihid.. p. 27.
In t r o d u c t i o n à l a p r o b l é
m a t i q u e d e G i l b e r t S i m o n d o n
19
principe27. C'est dans ce cadre de réforme que Simondon
présente sa conception de la transduction comme l'effort de
penser dans la même unité, «l’objet» de la recherche et le
mouvement de connaissance qui y conduit3*.
La question qui se pose, dès lors, est de savoir si. compte tenu de
cette réforme de méthode, la distinction opérée par
Heisenberg entre la réalité effective de la particule
quantique et la connaissance que le physicien en a. n’apparaît pas
comme entachée d'un dualisme, qui serait commandé par le
privilège méthodologique accordé à l’uni té individuelle de la
particule quantique. considérée initialement comme la «réalité»
à expliquer, alors qu’elle n'apparaît, peut-être, que comme
un processus possible d'in- dividuation, venant d'une
préindividualité, qui serait dans une relation de disconti
nuité par rapport au champ de sa manifestation. Tel est
l'enjeu philosophique et non simplement épistémologique du
questionne
ment de Gilbert Simondon. En fait, cette conception non-identitaire
de l'étant, qui requiert d'être restitué dans un champ
de métastabilité originaire, dépasse le cadre d'une physique
subatomique, d'une problématique de l'objet technique et de
l'indivi- duation vitale29. Elle s’impose selon trois axes de
recherche différents. I ) à la percep tion de la chose dans le
monde. 2) à la question de la création artistique dans son
ensemble. 3) à celle toujours actuelle de la différence
ontologique, pour autant que la question de l'Etre,
comme l’enseigne Heidegger, demeure celle de l’Etre de
l’étant.30
Or. la dimension non-identitaire de l'étant, à l'égard duquel se
marque la différen ce ontologique, interdit de poser cette question
selon les termes utilisés par Heidegger, en chacun de ses
ouvrages.31 Car. ce que ce philosophe tenait pour une réalité
indivi duelle à caractère unitaire fixe et stable d'étant
«intramondain» se révèle d’emblée comme un non-étant : non
ens. «no-thing». Ce qui introduit de manière inattendue
la
problématique du Néant au cœ ur même de la structure de
l'étant, qui, dès lors, n’en est plus un ! Paradoxe qui
requiert de dépasser la question de la différence ontolo gique.
telle que Heidegger l'a conçue.32
Dès lors, tout un champ de la recherche philosophique contemporaine
est invité à renouveler fondamentalement le mode de
questionnement de la chose dans son rap port à la
préindividualité du monde. Ce n'est pas le moindre mérite de
Gilbert Simondon. au-delà du caractère strictement
épistémologique de sa démarche, d'avoir sensibilisé
l’attention philosophique à l’ampleur de ces bouleversements.
27. Voir les titres des sections, des chapities et des paragraphes,
qui figurent dans la nouvelle édition, qui permettent de situer
d'emblée l'enjeu méthodologique de cette discussion dont les
incidences épistémologiques et philosophiques sont majeures.
2H. Voir également l'ouvrage déjà cité l.'liulivitlucition
psychique et collective.
29. Rythmes et Mondes. «Irréductibilité et Plétérologie»
in L'Irréductible, revue Epokhè, n®3.
1993. L'Entrée en Démesure, op. cit.
30. «Temps et Etre. Le Séminaire de Zahringen». inQuestion.
IV, Paris. Gallimard. 1976.
31. Etre et Temps. Problèmes fondamentaux Je lu
Phénoménologie. Qu 'est-ce qu 'une chose. Temps et Etre. Nous
avons longuement analysé ces textes dans Rythmes et
mondes. III« Section.
Nous avons longuement analysé ces textes dans Rythmes et
mondes. III« Section.
32. Cette démonstration fui longuement développée dans Rythmes
et Mondes, dans L'Entrée en Démesure, et
dans Irréductibilité et Hétérologie. Textes cités
précédemment.
Copyrighted material
L’individuation à la lumière des notions de forme et
d’information
Copyrighted material
Introduction
Il existe deux voies selon lesquelles la réalité de l'ctre comme
individu peut être abor dée : une voie substantialiste. considérant
l'être comme consistant en son unité, donné à lui-même, fondé
sur lui-même, inengendré, résistant à ce qui n’est pas lui-même
:
une voie hylémorphique. considérant l'individu comme engendré
par la rencontre d’une forme et d'une matière. monisme centré
sur lui-même de la pensée substan tialiste s'oppose à la bipolarité
du schème hylémorphique. Mais il y a quelque chose de commun
en ces deux manières d'aborder la réalité de l'individu : toutes
deux sup
posent qu'il existe un principe d’individuation antérieur à
l'individuation elle-même, susceptible de l’expliquer, de la
produire, de la conduire. A partir de l’individu consti tué et
donné, on s’efforce de remonter aux conditions de son existence.
Cette maniè
re de poser le problème de l'individuation à partir de la
constatation de l'existence d’individus recèle une
présupposition qui doit être élucidée, parce qu’elle entraîne
un aspect important des solutions que l'on propose et se
glis.se dans la recherche du prin cipe d'individuation : c’est
l’individu en tant qu’individu constitué qui est la réalité
intéressante, la réalité à expliquer. Le principe d’individuation
sera recherché comme
un principe susceptible de rendre compte des caractères de
l'individu, sans relation nécessaire avec d’autres
aspects de l’être qui pourraient être corrélatifs de
l’apparition d'un réel individué.Une telle perspective de
recherche accorde un privilège ontolo gique à l'individu
constitué. Elle risque donc de ne pas opérer une véritable
ontogé-
nèse. de ne pas replacer l'individu dans le système de
réalité en lequel l’individuation se produit.Ce qui est un
postulat dans la recherche du principe d'individuation,
c'est que l’individuation ait un principe. Dans
cette notion même de principe, il y a un cer tain caractère qui
préfigure l'individualité constituée, avec les propriétés qu’elle
aura quand elle sera constituée : la notion
de principe d'individuation sort dans une certai
ne mesure d'une genèse à rebours, d'une ontogénèse
renversée : pour rendre compte de la genèse de
l’individu avec scs caractères définitifs, il faut supposer
l'existence d'un terme premier, le principe, qui porte en lui
ce qui expliquera que l’individu soit individu et
rendra compte de son ccccité. Mais il resterait précisément à
montrer que l'ontogénèse peut avoir comme condition première
un terme premier : un terme est déjà un individu ou
tout au moins quelque chose d’individualisablc et qui peut
être source d'cccéité, qui peut se monnayer en eccéités
multiples ; tout ce qui peut être support de relation est
déjà du même mode d'être que l'individu, que ce soit
l'atome,
particule insécable et éternelle, la matière prime, ou la
forme : l'atome peut entrer en relation avec d'autres
atomes par ledinamen. et il constitue ainsi un individu,
viable ou non. à travers le vide infini et le devenir sans
fin. La matière peut recevoir une
ou non. à travers le vide infini et le devenir sans fin. La matière
peut recevoir une forme, et dans cette relation matière-forme
gît l'ontogénèse. S'il n’y avait pas une cer-
Copyrighted material
2 4 L’INDIVIDUATION
taine inhérence de l’eccéité à l'atome, à la matière, ou bien à la
forme, il n’y aurait pas de possibilité de trouver dans ces
réalités invoquées un principe d’individuation.
Rechercher le principe d'individuation en une réalité qui
précède l‘individuation même, c'est considérer
l'individuation comme étant seulement ontogénèse. I-e
princi
pe d'individuation est alors source d’eccéité. De fait, aussi
bien le substantialisme ato- miste que la doctrine
hylémorphique évitent la description directe de l'ontogénèse
elle-même ; l'atomisme décrit la genèse du composé, comme le
corps vivant, qui n’a qu'une unité précaire et
périssable, qui sort d'une rencontre de hasard et se
dissoudra à nouveau en scs éléments lorsqu’une force
plus grande que la force de cohésion des atomes l’attaquera
dans son unité de composé. Les forces de cohésion
elles-mêmes, que l’on pourrait considérer comme principe
d’individuation de l’individu composé, sont rejetées dans la
structure des particules élémentaires qui existent de toute éterni
té et sont les véritables individus ; le principe d’individuation.
dans l’atomisme, est l'existence même de l'infinité des
atomes : il est toujours déjà là au moment où la pen sée veut
prendre conscience de sa nature : l’individuation est un fait,
c’est, pour chaque atome, sa propre existence donnée,
et. pour le composé, le fait qu'il est ce qu'il est en vertu
d'une rencontre de hasard. Selon le schème hylémorphique. au
contraire, l'être individué n'est pas déjà donné lorsque l'on
considère la matière et la forme qui deviendront le aùvoXov :
on n’assiste pas à l'ontogénèse parce qu’on se place tou
jours avant cette prise de forme qui est l’ontogénèse : le
principe d'individuation n’est donc pas saisi dans
I*individuation même comme opération, mais dans ce dont cette
opération a besoin pour pouvoir exister, à savoir une matière et
une forme : le princi
pe est supposé contenu soit dans lu matière soit dans la
forme, parce que l’opération d’individuation n’est pas
supposée capable d'apporter le principe lui-même,
mais seulement de lemettre en œuvre. La recherche du
principe d'individuation s’accom
plit soit après I*individuation, soit avant I*individuation,
selon que le modèle de l'in dividu est physique (pour l'atomisme
substantialiste) ou technologique et vital (pour le
schème hylémorphique) . Mais il existe dans les deux cas une zone
obscure qui
recouvre l’opération d'individuation. Cette opération est
considérée comme chose à expliquer et non comme ce en quoi
l’explication doit être trouvée : d’où la notion de
principe d’individuation. Et l'opération est considérée comme
chose à expliquer parce que la pensée est tendue vers l’être
individué accompli dont il faut rendre compte, en
passant par l’étape de l’individuation pour aboutir à
l’individu après cette opération. Il y a donc supposition de
l'existence d’une succession temporelle : d'abord existe
le
principe d'individuation ; puis ce principe opère dans une
opération d'individuation ; enfin l'individu constitué
apparaît. Si. au contraire, on supposait que l’individuation
ne produit pas seulement l'individu, on ne chercherait pas à
passer de manière rapide à travers l’étape d'individuation
pour arriver à cette réalité dernière qu'est l'individu : on
essayerait de saisir l'ontogénèse dans tout le déroulement de sa
réalité, et de connaître l'individu à travers l'individuation
plutôt que l'individuation à partir de l'individu.
Nous voudrions montrer qu'il faut opérer un retournement dans la
recherche du principe d’individuation. en considérant
comme primordiale l’opération d'individua tion à partir de laquelle
l'individu vient à exister et dont il reflète le déroulement,
le
régime, cl enfin les modalités, dans ses caractères.
L'individu serait alors saisi comme une réalité
relative une certaine phase de l'être qui suppose avant elle une
réalité pré-
une réalité relative, une certaine phase de l'être qui
suppose avant elle une réalité pré- individuelle. et qui,
même après l'individuation. n'existe pas toute seule, car
I'indivi-
Co
In t r o d u c t i o n 25
duation n'épuise pas d'un seul coup les potentiels de la réalité
préindividuelle. et d’autre part, ce que
l’individuation fait apparaître n'est pas seulement l’individu
mais le couple individu-milieu1. L'individu est ainsi relatif
en deux sens : parce qu’il n’est
pas tout l’être, et parce qu’il résulte d’un état de l’être
en lequel il n’existait ni comme individu ni comme principe
d'individuation. L’individuation est ainsi considérée comme
seule ontogénétique, en tant qu 'opé
ration de l'être complet. L’individuation doit alors être
considérée comme résolution partielle et relative qui
se manifeste dans un système recélant des potentiels et renfer mant
une certaine incompatibilité par rapport à lui-même,
incompatibilité faite de forces de tension aussi bien que
d’impossibilité d’une interaction entre termes extrêmes des
dimensions.
Le mot d’ontogénèse prend tout son sens si, au lieu de lui accorder
le sens, res treint et dérivé, de genèse de l’individu (par
opposition à une genèse plus vaste, par exemple celle
de l'espèce). on lui fait désigner le caractère de devenir de
l’être, cc par quoi l’être devient en tant qu’il est.
comme être. L’opposition de l’être et du devenir
peut n’être valide qu’à l’intérieur d'une certaine doctrine
supposant que le modèle même de l’être est la substance. Mais
il est possible aussi de supposer que le devenir est
une dimension de l’être, correspond à une capacité que l’être a de
se déphaser par
rapport à lui-même, de se résoudre en se dephasant ;Y être
préindividuel est l’être en lequel il n 'existe pas de
phase ; l’être au sein duquel s'accomplit une individuation
est celui en lequel une résolution apparaît par la
répartition de l'être en phases, ce qui est le devenir
; le devenir n’est pas un cadre dans lequel l’être existe ; il est
dimension de l’être, mode de résolution d'une incompatibilité
initiale riche en potentiels2. Vindividuation correspond à
l'apparition de phases dans l'être qui sont les phases de
l'être ; elle n’est pas une conséquence déposée au bord du
devenir et isolée, mais cette opération même en train de
s'accomplir ; on ne peut la comprendre qu’à partir de cette
sursaturation initiale de l'être sans devenir et homogène qui
ensuite se structure et devient, faisant apparaître
individu et milieu, selon le devenir qui est une résolution
des tensions premières et une conservation de ces tensions sous
forme de structure ; on pourrait dire en un certain sens que
le seul principe sur lequel on puisse se guider
estcelui de la conservation d’être à travers le
devenir : cette conservation existe à tra vers des
échanges entre structure et opération, procédant par sauts
quantiques à tra vers des équilibres successifs. Pour penser
l’individuation il faut considérer l'être non pas comme
substance, ou matière, ou forme, mais comme système tendu,
sursaturé, au-dessus du niveau de l'unité, ne consistant pas
seulement en lui-même. et ne pou
vant pas être adéquatement pensé au moyen du principe du
tiers exclu ; l’être concret, ou être complet, c’est-à-dire
l’être préindividuel, est un être qui est plus qu'une unité.
L’unité, caractéristique de l'être individué. et l’identité,
autorisant l'usage du principe du tiers exclu, ne
s’appliquent pas à l’être préindividuel, ce qui explique que l'on
ne
puisse recomposer après coup le monde avec des monades, même
en rajoutant d'autres principes, comme celui de raison
suffisante, pour les ordonner en univers ; l'unité et
l'identité ne s’appliquent qu’à une des phases de l’être,
postérieure à l’opé-
1. t x milieu peut d’ailleurs ne pas être simple,
homogène, uniforme, mais être originellement traversé par une
tension entre deux ordres extrêmes de grandeur que médiatise
l'individu quand il vient à être.
2. lit constitution, entre termes extrêmes, d'un ordre de
grandeur médiat : le devenir ontogénétique lui même peut être en un
certain sens considéré comme médiation.
Copyrighted material
2 6 L'INDIVIDUATION
ration d’individuation ; ces notions ne peuvent aider à
découvrir le principe d'indivi duation : elles ne s'appliquent pas
à lontogénèse entendue au sens plein du tenue, c’est-à-dire
au devenir de l'être en tant qu'être qui se dédouble et se déphase
en s’in- dividuant.
L*individuation n’a pu être adéquatement pensée et décrite parce
qu’on ne connaissait qu'une seule forme d’équilibre,
l’équilibre stable : on ne connaissait pas l'équilibre
métastable : l'être était implicitement supposé en état d'équilibre
stable ; or, l'équilibre stable exclut le devenir, parce
qu'il correspond au plus bas niveau d’énergie potentielle
possible ; il est l'équilibre qui est atteint dans un système
lorsque toutes les transformations possibles ont été
réalisées et que plus aucune force n’exis te : tous les potentiels
se sont actualisés, et le système ayant atteint son plus bas
niveau énergétique ne peut se transformer à nouveau. Les
Anciens ne connaissaient que l’in stabilité et la stabilité, le
mouvement et le repos, ils ne connaissaient pas nettement
et objectivement la métastabilité. Pour définir la
métastabilité, il faut faire intervenir la
notion d'énergie potentielle d'un système, la notion d’ordre,
et celle d'augmentation de l’entropie (la notion
d'information d’un système ; à partir de ces notions et tout par
ticulièrement de la notion d’information que la physique et la
technologie pure moder
ne nous livrent (notion d’information reçue comme
négentropie). ainsi que la notion d’énergie potentielle qui
prend un sens plus précis quand on la rattache à la notion
de
négentropiej : il est ainsi possible de définir cet état
métastable de l'être, très différent de l’équilibre
stable et du repos, que les Anciens ne pouvaient faire intervenir
dans la
recherche du principe d'individuation, parce qu'aucun
paradigme physique net ne pouvait pour eux en éclairer
l'emploi3. Nous essayerons donc d'abord de présenter
l'individuation physique comme un cas de résolution d'un système
métastable. à par tir d’un état de système comme celui de
la surfusion ou de la sursaturation. qui prési de à la genèse des
cristaux. La cristallisation est riche en notions bien étudiées et
qui
peuvent être employées comme paradigmes en d’autres domaines
; mais elle n’épui- se pas la réalité de l’individuation
physique. |Ainsi devrons-nous nous demander si on
ne peut interpréter au moyen de cette notion de devenir de
l'être en état métastable certains aspects de la
microphysiquc, et en particulier le caractère de complémentari té
des concepts que l'on y utilise sous forme de couples
(onde-corpuscule, matière- énergie). Peut-être cette dualité
provient-elle du fait que le conceptualisme scienti fique suppose
l’existence d'un réel fait de termes entre lesquels existent des
relations, les termes n'étant pas modifiés par les relations
dans leur structure interne.|
Or. on peut supposer aussi que la réalité est primitivement, en
elle-même, comme la solution sursaturée et plus complètement
encore dans le régime préindividuel, plus qu'unité et
plus qu'identité, capable de se manifester comme onde ou
corpuscule, matière ou énergie, parce que toute opération, et
toute relation à l'intérieur d’une opé
ration. est une individuation qui dédouble, déphase l'être
préindividuel, tout en corré- lant des valeurs extrêmes, des
ordres de grandeur primitivement sans médiation. La
complémentarité serait alors le retentissement épistémologique de
la métastabilité pri mitive et originelle du réel. Ni
lemécanisme, niVénergétisme. théories de
l’identité,
ne rendent compte de la réalité de manière complète. La
théorie des champs, ajoutée
3. Il a existé chez les Anciens des équivalents intuitifs et
normatifs de la notion de métastabilité : mais e la métastabilité
o>e «énéralement à la fois la présence de deux ordres de
grandeur et l'ab-
comme la métastabilité suppo>e «énéralement à la fois la
présence de deux ordres de grandeur et l'ab- sence de communication
interactive entre eux. ce concept doit beaucoup au développement
des sciences.
Co
In t r o d u c t io n 2 7
à celle des corpuscules, et la théorie de l’interaction entre
champs et corpuscules, sont encore partiellement
dualistes, mais s'acheminent vers une théorie du
préindividuel. Par une autre voie, la théorie des
quanta saisit ce régime du préindividuel qui dépas se l’unité
: un échange d’énergie se fait par quantités élémentaires, comme
s'il y avait
une individuation de l’énergie dans la relation entre les
particules, que l’on peut en un sens considérer comme des
individus physiques. Ce serait peut-être en ce sens que l’on
pourrait voir converger les deux théories nouvelles restées jusqu’à
ce jour impé
nétrables l’une à l’autre, celle des quanta et celle de la
mécanique ondulatoire : elles pourraient être
envisagées commedeux manières d'exprimer le préindividuel à
travers les différentes manifestations où il intervient comme
préindividuel. Au-dessous du continu et du discontinu, il y a
le quantique et le complémentaire métastablc (le plus
qu’unité), qui est le préindividuel vrai. La nécessité de corriger
et de coupler les concepts de base en physique traduit
peut-être le fait que les concepts sont adéquats à la réalité
individuée seulement, et non à la réalité
préindividuelle.
On comprendrait alors la valeur paradigmatique de l’étude de la
genèse des cris taux comme processus d'individuation : elle
permettrait de saisir à une échelle macro scopique un phénomène qui
repose sur des états de système appartenant au domaine
microphysique, moléculaire et non molaire : elle saisirait
l’activité quiest à la limite du cristal en voie de
formation. Une telle individuation n’est pas la rencontre
d’une forme et d'une matière préalables existant comme termes
séparés antérieurement constitués, mais une résolution
surgissant au sein d'un système métastable riche en
potentiels : forme, matière, et énergie préexistent dans
le système. Ni la forme ni la matière ne
suffisent. Le véritable principe d'individuation est médiation,
supposant généralement dualité originelle des ordres de
grandeur et absence initiale de commu nication interactive
entre eux. puis communication entre ordres de grandeur et stabi
lisation.
En même temps qu'une énergie potentielle (condition d'ordre de
grandeur supé rieur) s'actualise, une matière s’ordonne
et se répartit (condition d'ordre de grandeur
inférieur) en individus structurés à un ordre de
grandeurmoyen, se développant par un
processus médiat d'amplification. C’est le régime énergétique
du système métastable qui conduit à la cristallisation
et la sous-tend. mais la forme des cristaux exprime certains
caractères moléculaires ou atomiques de l'espèce chimique
constituante.
Dans le domaine du vivant, la même notion de métastabilité est
utilisable pour caractériser l’individuation : mais
1*individuation ne se produit plus, comme dans le domaine
physique, d’une façon seulement instantanée, quantique.
brusque et défini tive. laissant après elle une dualité du milieu
et de l'individu, le milieu étant appauvri de l'individu
qu’il n’est pas et l'individu n'ayant plus la dimension du milieu.
Une telle individuation existe sans doute aussi pour le
vivant comme origine absolue : mais elle se double d'une
individuation perpétuée, qui est la vie même, selon le mode fon
damental du devenir : le vivant conserve en lui une activité
d'individuation perma nente : il n’est pas seulement
résultat d'individuation. comme le cristal ou la molécu le. mais
théâtre d'individuation. Aussi toute l’activité du vivant
n'cst-cllc pas. comme celle de l'individu physique,
concentrée à sa limite ; il existe en lui un régime plus
complet derésonance interne exigeant communication permanente,
et maintenant une étastabilité qui est condition de vie. Ce
n'est pas là le seul caractèr du vivant, et on
métastabilité qui est condition de vie. Ce n'est pas là le seul
caractère du vivant, et on ne peut assimiler le vivant
à un automate qui maintiendrait un certain nombre d'équi
Co
2 8 L'INDIVIDUATION
libres ou qui chercherait des compatibilités entre plusieurs
exigences, selon une for mule d’équilibre complexe composé
d'équilibres plus simples ; le vivant est aussi l’être qui
résulte d’une individuation initiale et qui amplifie cette
individuation, ce que
ne fait pas l’objet technique auquel le mécanisme
cybernétique voudrait Passimiler fonctionnellement. Il
y a dans le vivant une individuation par l’individu et non
pas seulement un fonctionnement résultant d’une individuation
une fois accomplie, com
parable à une fabrication ; le vivant résout des problèmes,
non pas seulement en s'adaptant, c’est-à-dire en modifiant sa
relation au milieu (comme une machine peut faire), mais
en se modifiant lui-même, en inventant des structures internes
nouvelles, en s’introduisant lui-même complètement dans
l’axiomatique des problèmes vitaux4.
L'individu vivant est système d’individuation, système
individuant et système s’indivi dual} t ; la résonance
interne et la traduction du rapport à soi en information sont
dans ce système du vivant. Dans le domaine physique, la
résonance interne caractérise la limite de l’individu
en train des’individuer ; dans le domaine vivant, elle devient
le critère de tout l’individu en tant qu’individu ; elle
existe dans le système de l’indivi du et non pas seulement dans
celui que l'individu forme avec son milieu ; la structu
re interne de l'organisme ne résulte plus seulement (comme
celle du cristal) de l'acti vité qui s’accomplit et de la
modulation qui s’opère à la limite entre le domaine d'in tériorité
et le domaine d’extériorité : l’individu physique, perpétuellement
excentré,
perpétuellement périphérique par rapport à lui-même, actif à
la limite de son domai ne. n'a pas de véritable intériorité ;
l'individu vivant a au contraire une véritable inté riorité,
parce que (’individuation s’accomplit au-dedans ; l’intérieur aussi
est consti tuant, dans l'individu vivant, alors que la limite seule
est constituante dans l’individu
physique, et que ce qui est topologiquement intérieur est
génétiquement antérieur. L’individu vivant est contemporain
de lui-même en tous ses éléments, ce que n'est pas l’individu
physique, qui comporte du passé radicalement passé, même lorsqu'il
est encore en train de
croître. I æ vivant est à l’intérieur de
lui-même un nœud de com munication informative : il est système
dans un système, comportant en lui-même médiation entre deux
ordres de grandeur5.
Enfin, on peut faire une hypothèse, analogue à celle des quanta en
physique, ana logue aussi à celle de la relativité des niveaux
d’énergie potentielle : on peut sup
poser que l'individuation n'épuise pas toute la réalité
préindividuelle, et qu'un régi me de métastabilité est non
seulement entretenu par l’individu, mais porté par lui. si
bien que l’individu constitué transporte avec lui une certaine
charge associée de
réalité préindividuelle, animée par tous les potentiels qui
la caractérisent ; une indi viduation est relative comme un
changement de structure dans un système physique : un
certain niveau de potentiel demeure, et des individuations sont
encore possibles. Cette nature préindividuelle restant
associée à l’individu est une source d’états métastables
futurs d'où pourront sortir des individuations nouvelles. Selon
cette
hypothèse, il serait possible de considérer toute véritable
relation comme ayant
4. C’est par cctie introduction que le vivant fait u*uvre
informationnelle, devenant luimême un nctud de communication
interactive entre un ordre de réalité supérieur à sa dimension el
un ordre inférieur à elle, qu'il organise.
5. Cette mediation intérieure peut intervenir comme relais par
rapport à l