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Clotilde CADI Université Marc Bloch Strasbourg France IEHC 2006, SESSION 80 Une grande famille allemande au service de l’électrotechnique : les Siemens (1890-1945)

Lorsqu’en 1847 est fondée à Berlin l’entreprise Siemens & Halske par Werner Siemens et Johann Georg Halske, le processus de changements en chaîne et de croissance communément appelé Révolution industrielle, a débuté une dizaine d’années auparavant en Allemagne1. Le choix du secteur d’activité auquel se voue l’entreprise, la télégraphie, rejoint l’une des préoccupations de la première génération d’entrepreneurs : faire progresser les moyens de communication en Europe.

Au moment où Werner Siemens, homme de sciences et inventeur, décide de devenir entrepreneur et de fonder son entreprise, c’est aux formes juridiques et aux structures économiques existant qu’il fait appel. La société qui voit le jour est une Familienunternehmen ( entreprise familiale) et elle est parée dès sa fondation d’un ensemble de valeurs traditionnelles propres aux entrepreneurs des débuts du capitalisme industriel.

Drapée de cette enveloppe familiale, l’entreprise connaît non seulement une croissance rapide grâce au développement de la télégraphie mais surtout impulse d’importantes innovations technologiques, dont certaines deviennent les emblèmes de la seconde révolution industrielle2. 1 Les historiens économistes travaillant sur la Révolution industrielle en Allemagne situent aux alentours de 1835 le démarrage de celle-ci avec le développement des premiers chemins de fer et la création du Zollverein. Voir l’ouvrage de Michel Hau, Histoire économique de l’Allemagne, XIXème-Xxèmes siècles, Economica, Paris, 1994. 2 Voici comment François Caron évoque ce phénomène de croissance de la fin du XIXème siècle : « (…) Tous les indicateurs convergent pour identifier une nouvelle période d’essor accéléré de l’économie mondiale à partir de 1896. Elle connut certes des crises, particulièrement entre 1901 et 1903, puis en 1907-08. Mais la croissance forte, qui, dans certains pays tels que l’Allemagne, les Etats-Unis ou les pays scandinaves, annonce les taux des années 1920 et de l’après Seconde Guerre mondiale, se poursuit jusqu’à la guerre. Elle s’accompagna de la diffusion du processus d’industrialisation dans les pays de la périphérie d’Europe orientale et méridionale (Italie, Russie) et dans les « Pays neufs » d’outre-mer. Son moteur fut l’intensification des échanges internationaux d’hommes, de marchandises, de capitaux et de technologies. Cette diffusion fut contemporaine d’un processus d’approfondissement technologique concernant aussi bien les pays anciennement industrialisés que les pays en cours d’industrialisation. Joseph Shumpeter a expliqué (…) cette phase de croissance par l’émergence, au cours des années 1880 et 1890, de nouvelles technologies, groupées en grappes, telles l’électricité, la turbine à vapeur,

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Ainsi, une entreprise, dont la structure juridique paraissait déjà archaïque aux « Fondateurs » (die Gründer) - les entrepreneurs de la première génération- réussit à devenir l’une des sociétés les plus innovantes sur le plan technologique et l’une des plus importantes firmes d’Allemagne. Ces deux propositions qui pourraient sembler a priori en contradiction ne le sont pas : le capitalisme familial, tel qu’il est pratiqué dans l’espace rhénan, n’est nullement incompatible avec le progrès scientifique et technologique3.

Pourquoi et comment le capitalisme familial rhénan a-t-il pu devenir la matrice d’un important progrès scientifique et technique ? C’est en considérant celui-là à travers le prisme Siemens que nous espérons pouvoir apporter des éléments de réponse à cette problématique. I 1890, une entreprise sur les rails de la seconde révolution industrielle 1- L’innovation technologique fruit de créativités plurielles 1-1 Werner von Siemens, un inventeur En janvier 1890, Werner von Siemens, anobli deux ans auparavant, se retire de l’entreprise qu’il a fait naître avec l’un de ses amis et admirateurs, Johann Georg Halske4, en 1847. A cette date, c’est une entreprise réputée mondialement et employant 2200 personnes qu’il confie à ses successeurs. Fondée à l’origine en vue développer le télégraphe à index qu’avait perfectionné Werner von Siemens en s’inspirant du modèle du télégraphe de Wheatstone, l’entreprise a connu une diversification de sa production suite aux inventions de son fondateur. Ce dernier issu d’une lignée d’inventeurs5, s’est affirmé dès sa première invention6

les applications de la chimie organique ou du moteur à explosion. (…) De fait, entre 1898 et 1914, le taux d’investissement dans l’ensemble des pays industrialisés ont réalisé un bond en avant spectaculaire. Ce fut en Allemagne et aux Etats-Unis qu’ils atteignirent les niveaux les plus élevés. Ces pays furent aussi ceux dont la croissance fut la plus forte, ceux aussi où se développèrent le plus précocement et le plus massivement les technologies nouvelles. Les statistiques des brevets enregistrés dans les divers états sont d’ailleurs révélatrices des nouveaux rapports de force qui apparaissent dans l’économie mondiale. Elles révèlent la puissance de la percée allemande. Voir F. Caron, Les deux révolutions industrielles du XX ème siècle, L’évolution de l’Humanité », Albin Michel, Paris, 1997, pp. 33-35. 3 Sur les caractéristiques du capitalisme rhénan, se reporter à l’ouvrage de M. Albert, Capitalisme contre capitalisme, Seuil, Paris, 1991. 4 J.G. Halske est né en 1814. Il est originaire de Hambourg et est ingénieur en mécanique. Il a connu Werner von Siemens par le biais de la Société de Physique à laquelle tous deux appartenaient. 5 L’étude biographique des huit générations d’ancêtres de W. von Siemens a révélé l’existence d’une tradition de curiosité scientifique chez les Siemens. Parmi les membres de la famille, on dénombre plusieurs inventeurs amateurs ou professionnels, essentiellement à partir de la sixième génération, née au milieu du XVIIIème siècle. La huitième génération de cette famille, dont les origines remontent au Moyen Age (environ vers 1384), fut riche en inventeurs. W. von Siemens ne fut que le plus illustre d’entre eux. Voir à ce sujet ma thèse de doctorat, C. Cadi, Siemens : l’empreinte du capitalisme familial, de 1847 à nos jours, Strasbourg, 2004, pp. 20-21. 6 W. von Siemens mit au point un procédé permettant de « dorer et d’argenter du métal par galvanoplastie » lors d’un séjour qu’il fit en prison suite à un duel. Voir A. Michel, Siemens, Trajectoire d’une entreprise mondiale, Institute, Paris, 1997, p. 18

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comme un homme de sciences7 important . En 1845, il participa à la création de la Physikalische Gesellschaft . Si c’est en matière de télégraphie électrique qu’il innove, W. von Siemens produit également d’autres appareils dans son atelier- le Telegraphen Bau-Anstalt von S&H- , tels des compteurs d’eau, des appareils de sécurité contre la foudre, des appareils de signalisation ferroviaire, des presses à gutta-percha, qui permettent d’isoler les câbles télégraphiques… Le secteur de la construction mécanique et télégraphique est celui sur lequel se bâtit la réputation de l’entreprise S&H, cependant, il est rapidement supplée par celui qui se développe autour de l’électricité, un secteur révolutionné par une invention de W. von Siemens. A l’automne 1866, W. von Siemens découvre le principe de la machine à dynamo et choisit pour le nommer le terme de « principe dynamo-électrique » . Comme le souligne la physicienne Andrée Michel, « Cette découverte fondamentale ouvre une ère nouvelle dans le domaine de la construction électrique et (…) marque la naissance de la technique des courants forts8 ». L’application du principe dynamo-électrique ouvre un nouveau champ d’activité pour l’entreprise S&H. La technique des courants forts s’engage en effet rapidement dans la voie de l’industrialisation.

W. von Siemens reste jusqu’au début des années 1880 la source principale de créativité de l’entreprise, il sait cependant s’entourer de personnalités marquantes qui sont en mesure de le relayer dans le développement du nouveau secteur des courants forts. Ainsi le mécanicien Friedrich von Hefner Alteneck, engagé par S&H en 1867, invente plusieurs procédés importants, dont la première dynamo avec un enroulement à tambour en 1872 et, en 1878, la lampe à arc différentiel . Diverses sont alors les applications possibles de ces inventions : S&H se lance dans la fabrication de lampes à arc différentiel pour l’éclairage des rues, des places publiques, des gares, des monuments des villes allemandes.

D’autre part, la construction par Carl Frischen, un ingénieur devenu proche collaborateur de W. von Siemens, du premier bloc de signalisation pour chemin de fer, offre l’opportunité à S&H de fabriquer une nouvelle gamme de produits autour des installations de sécurité et d’équipements de signalisation ferroviaire. Dans ce même secteur ferroviaire, S&H parvient à installer à Berlin en 1879, lors d’une exposition industrielle, le premier chemin de fer électrique du monde, sans batterie ; prouesse très admirée qui vaut à W. von Siemens d’obtenir une concession pour l’exploitation du premier tramway électrique berlinois. Deux ans plus tard, à l’Exposition internationale d’électricité de Paris, S&H fait aussi sensation en présentant cette fois-ci un petit tramway à prise de

7 Voir à ce sujet l’ouvrage de W. Feldenkirchen : Werner von Siemens, Siemens AG, Berlin, Munich, 1992. 8 Voir A. Michel, Idem, pp. 40-41 qui décrit avec précision l’historique de cette découverte ainsi que le fonctionnement de la première dynamo construite par W. von Siemens.

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courant aérienne9. La même année, en 1881, l’entreprise innove également dans un tout autre secteur en livrant à l’administration berlinoise le premier standard téléphonique allemand, résultat des travaux de recherche de W. von Siemens relatifs à l’amélioration du modèle du téléphone de Graham Bell. En 1890, à la vieille du départ du fondateur, l’entreprise S&H affiche ainsi des secteurs de production variés, dont certains vont devenir les moteurs de la seconde révolution industrielle. Le fondateur est alors un savant mondialement reconnu : en 1873, il est entré à l’Académie des Sciences de Berlin ; en 1887, soutenu par le Prince Héritier Frédéric III, il fonde la Physikalisch-Technische-Reichsanstalt . Une année plus tard, Frédéric, devenu empereur, anoblit Werner Siemens en vue de rendre honneur à son œuvre scientifique.

Si l’inventivité scientifique de Werner von Siemens- qui affirmait : « (…)La recherche est la base du progrès technique et l’industrie d’un

pays n’atteindra jamais une position prépondérante et ne suivra pas à l’échelle internationale si le pays lui-même n’est à la tête du progrès de la science. Encourager la recherche est le seul moyen de participer au développement de l’industrie »10 , a constitué le support principal de l’innovation technique de l’entreprise jusqu’à son départ, le fondateur a cependant su capter, au bénéfice de l’entreprise, le rayonnement de divers talents. Où puisa-t-il ces nouvelles forces créatives et comment parvint-il à les fidéliser ?

1-2 Mobilisation des talents fraternels Ce sont d’abord les talents de ses frères que W. von Siemens met à profit

rapidement après la fondation de S&H. Si W. von Siemens est le produit d’une famille inventive et d’une éducation particulière11, ses frères ne le sont pas moins. Quelques uns font montre de facultés intellectuelles et d’une créativité proches de celles de leur aîné. Ce dernier va même jusqu’à désigner cet ensemble de compétences par l’expression « Familiengenius » ; W. von Siemens sait les déceler et les mettre au service de son entreprise.

Parmi les frères du fondateur, trois se distinguent tout particulièrement : Wilhelm, Friedrich et Carl Siemens. D’autre part, parmi les cadets de Werner von Siemens, Hans, Walter et Otto Siemens participent aussi à l’activité entrepreneuriale mais ce, de façon moins directe et ils restent éloignés de l’activité créatrice. Respectant l’autorité de leur frère aîné et porteurs eux aussi de la tradition comportementale ancestrale des Siemens, les cadets acceptent de se mettre au service de celui qui agit au nom de la famille. A cela s’ajoute certainement aussi une reconnaissance pour celui qui, après la mort des parents, 9 La ligne reliait la place de la Concorde au palais de l’industrie où se déroulait l’exposition. Le trajet était parcouru en deux minutes à la vitesse de 15 KM/heure. Voir A. Michel, Ibid, p.59 10 Cité par A. Michel, Ibid, p. 65. 11 Sur l’extraction familiale de Werner von Siemens et la tradition comportementale particulière dont sont porteurs les Siemens, voir C. Cadi, ibid, pp. 16-25 et M. Hau « Traditions comportementales et capitalisme dynastique, le cas des « «grandes familles », in Entreprises et Histoire, 9, Paris, 1995, pp. 43-59.

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a veillé sur eux. Solidarité familiale et aléas circonstanciels constituent les fondements d’une relation de confiance et de fidélité mutuelle entre Werner et ses frères. Celle-ci est la base solide d’une coopération de longue durée, le pilier d’un « cartel des frères ».

Ce cartel des frères acquiert d’ailleurs très rapidement une dimension internationale étant donné que chacun des trois frères s’installe à l’Etranger, soit pour trouver là-bas des débouchés commerciaux à certaines inventions de Werner von Siemens, soit pour y développer certaines inventions personnelles12. Cette implantation des frères Siemens en dehors du territoire allemand conduit à l’ouverture de deux filiales de S&H : la Siemens, Halske &Co en 1858 en Angleterre, dirigée par Wilhelm et la filiale russe en 1855, prise en main par Carl Siemens. 1-3 Pour fidéliser les cadres, le paternalisme libéral

Le réservoir des compétences familiales n’est pas le seul vivier dans lequel puise W. von Siemens pour promouvoir l’avancée scientifique de son entreprise. C’est ensuite vers le cercle de ses amis, dont J. G. Halske est un exemple pertinent, ou proches collaborateurs qu’il se tourne. Conscient des difficultés causées à son entreprise par la pénurie de main d’œuvre dans les années qui suivirent la fondation, puis désireux de fidéliser les énergies créatrices de cadres comme F. von Hefner Alteneck ou Carl Frischen, W. von Siemens élabore une politique sociale originale. Voici ce qu’il écrit à son frère Carl :

« Ma règle à l’égard des cadres de l’entreprise est la suivante : ils ne doivent jamais faire passer leurs propres intérêts avant ceux de l’entreprise et l’on doit pouvoir compter sur eux13. »

En 1857, il écrit encore : « Il me semble important de maintenir un bon esprit parmi les gens qui

nous restent fidèles en entretenant une relation personnelle avec eux, en cherchant à répondre à leurs moindres désirs et besoins, en ravivant leurs espoirs quant à l’avenir…(…) Plusieurs fois dans l’année, j’invite les chefs d’ateliers ainsi que les employés de bureau, ceci crée un attachement personnel qui soulage d’autres tensions ».

C’est la conception familiale de l’entreprise que se fait W. von Siemens, combinée à sa volonté d’entretenir le dévouement et la fidélité des employés qualifiés, qui conduisent le fondateur à définir une politique du personnel 12 Wilhelm Siemens partit en Angleterre pour vendre le brevet relatif au procédé de galvano-plastie mis au point par son frère Werner, ensuite, il s’orienta vers les secteurs de la télégraphie sous-marine et de l’énergie thermique, domaine dans lequel il s’illustra en inventant une machine à vapeur à régénération. Il élabora aussi un compteur à eau grâce auquel il fit de bonnes affaires en Angleterre. Friedrich Siemens, lui, après avoir collaboré avec son frère Wilhelm, s’émancipa de la tutelle de ce dernier pour développer une application nouvelle du principe de régénération, le four à régénération. Celui-ci connut un grand succès dans le secteur de la métallurgie et de l’industrie du verre. Friedrich fut également l’inventeur du verre pressé et de la lampe à gaz à régénération. Sur la participation de chacun des frères à l’action entrepreneuriale, voir C. Cadi, Ibid, pp. 44-73. 13 Lettre de Werner à Carl du 7 avril 1880. SAA 2/Li 512.

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particulière, dont l’analyse la plus pertinente a certainement été fournie par J. Kocka14. Ce dernier qualifie l’inspiration de cette politique sociale de « paternalisme libéral ». La politique sociale du fondateur s’articule autour de deux grands principes : l’instauration d’une relation de proximité avec les employés et la volonté de faire bénéficier ceux-ci de mesures d’intéressement financier.

Parmi les mesures que prit le fondateur pour instaurer une relation de proximité avec le personnel, l’on ne citera que celles ayant un rapport direct avec les cadres de l’entreprise et en ne retenant que les plus significatives d’entre elles15.

Portant un soin tout particulier aux relations personnelles, W. von Siemens prend l’initiative d’organiser des réunions pour les « Meister und Beamten » (chefs d’atelier et cadres) qui ont lieu chaque année à l’Ascension, dans la villa du fondateur. Jusqu’en 1880, il réunit l’ensemble des employés de la fabrique pour leur exposer un commentaire du bilan de l’entreprise.

Au-delà des diverses mesures visant à établir une relation de proximité entre son personnel et lui, W. von Siemens décide d’instituer un système de prestations sociales volontaires (freiwillige Sozialleistungen) qui s’ajoute aux prestations légales. Parmi celles-là, l’on compte jusqu’en 1870 les gratifications de Noël que W. von Siemens distribue en personne le 24 décembre. Pour motiver plus particulièrement les cadres de l’entreprise, le fondateur institue une participation aux bénéfices. Cette dernière revêt deux formes : le tantième et la prime à l’inventaire16. Dès 1854, les tantièmes sont fixés par contrat et s’élèvent à un pourcentage déterminé du bénéfice net de l’entreprise.

14 Dans sa thèse, J. Kocka a tenté d’éclairer les influences ayant présidé à la naissance de cette politique originale. Outre le Familienprinzip du fondateur, d’autres éléments ont eu leur part dans la formation de ce paternalisme libéral. Selon J. Kocka, si Werner von Siemens avait manifesté ses conceptions libérales, fruit de l’éducation paternelle, en mars 1848, lorsque, officier, enthousiasmé par les mouvements révolutionnaires, il était parti défendre le Holstein contre les Danois, il avait cependant pris par la suite une certaine distance par rapport aux révolutionnaires. Le jeune homme redoutait une guerre civile et la constitution d’un « parti rouge ». Issu d’une famille bourgeoise, W. von Siemens voyait dans un prolétariat organisé un facteur de troubles et rejetait radicalement les idées anti-capitalistes, ennemis de la liberté et du commerce. En partie pour cette raison, W. von Siemens se retourna alors vers l’état prussien conservateur. Par ailleurs, au cours des quinze ans qu’il avait passé au service de l’Armée prussienne, W. von Siemens avait eu l’occasion d’assimiler les principes de la discipline, du respect de l’ordre, de la hiérarchie. Dans les discours de W. von Siemens, on trouve peu de critiques portant sur les règlements militaires. Le jeune homme semble avoir partagé les valeurs communes aux officiers. De là naquit chez lui une certaine estime pour le Pouvoir et ceux qui le représentaient, les hauts fonctionnaires. Pour cette raison accorda-t-il beaucoup d’importance aux contacts qu’il entretenait à la Cour avec ces derniers. J. Kocka qualifie ainsi l’attitude de W. von Siemens : « En la personne de Siemens, qui fut officier et fonctionnaire en même temps qu’entrepreneur et inventeur, s’incarnèrent d’importants moments de l’alliance entre Etat et Economie au cours de l’industrialisation prusso-allemande. Voir Unternehmensverwaltung und Angestelltenschaft am Beispiel Siemens 1847-1914, E. Klett Verlag, Stuttgart, 1969, p. 55. Vivifiée par la formation reçue à l’Artillerie und Ingenieurschule ainsi que par l’activité exercée dans l’atelier berlinois, la tradition autoritaire et militaire de l’industrie et de la technique se transmit donc au futur représentant d’une entreprise privée. 15 Pour plus de détails, se reporter à C. Cadi, Ibid, p. 86-97 ainsi qu’aux références qui y sont fournies. 16 Sur l’historique de cette participation aux bénéfices et les détails des montants des versements, voir l’étude approfondie de C. Conrad, « Erfolgsbeteiligung und Vermögensbildung der Arbeitnehmer bei Siemens (184761945) », in ZUG, 36, 1986.

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Viennent s’ajouter aux appointements des participations aux bénéfices de l’ensemble du groupe Siemens ou d’une partie du groupe. Le bénéfice à partir duquel le tantième est calculé résulte du secteur d’affaires sur lequel le tantièmiste exerce une influence. La prime à l’inventaire (Inventurprämie) se compose d’une somme dont le montant n’était pas fixé par contrat ; elle est remise chaque année dans une enveloppe individuelle aux employés en fonction du bilan de l’entreprise et des performances de chacun, jusqu’en 1870. Cette somme ne peut être contrôlée puisqu’elle dépend du bon vouloir de la Direction de S&H17. Cette prime est versée dès 1855 et s’élève cette année -là à 15 % du salaire. Tous les cadres non tantiémistes ainsi que quelques ouvriers la recoivent. Du fait qu’elle ne soit pas assurée par un contrat, elle semble avoir été l’un des instrument privilégié de motivation du personnel à bien se comporter.

Pourtant, malgré cet ensemble de mesures favorables au personnel qualifié, auxquelles l’on peut ajouter les efforts faits pour limiter la durée de la journée de travail au sein de l’entreprise18, W. von Siemens se heurte vers la fin des années 1870 aux velléités émancipatrices des cadres dirigeants ; ceux-ci voient en effet d’un mauvais œil la tentative de W. von Siemens, pourtant vieillissant et surmené, de continuer à diriger seul et autoritairement une entreprise qui n’est plus le petit atelier de 184719.

Parmi les cadres dont l’importance croissante commençait à menacer le pouvoir de décision de l’entrepreneur, émerge F. von Hefner-Alteneck. Sa carrière se compose d’une série de mouvements d’indépendance, ce qui, chez Siemens, est exceptionnel de la part d’un cadre dirigeant appartenant à une catégorie de cadres sachant parfaitement jusqu’où pouvaient aller leurs prétentions.

Inventeur de plusieurs machines importantes, comme il a déjà été dit, F. von H.-Alteneck20 revendique le droit pour les employés de l’entreprise de

17 Sur ce point, voir l’ouvrage de K. Burhenne, Werner Siemens als Sozialpolitiker, C. H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, Munich, 1932 , p. 63. 18 Selon les sources conservées à ce sujet, c’est après 1870 que le temps de travail fut limité à dix heures par jour de six heures du matin à six heures du soir, avec une pause d’environ trois quart d’heure. En 1873, Siemens passa à un temps de travail de journalier de neuf heures . De plus, à partir de 1890, la journée de travail du dimanche fut réduite : les usines fermaient une heure plus tôt que d’habitude. Voir à ce sujet W. Ribbe, W. Schäche, Die Siemensstadt : Geschichte und Architektur eines Industrienortes, Ernst, Berlin, 1985, p. 117. 19 Nous reviendrons en détails sur le mode de gestion particulier mis en place par W. von Siemens dans son entreprise. L’on peut cependant citer les qualificatifs qu’employait J. Kocka pour évoquer la position adoptée par W. von Siemens entre les années 1880 et 1890. L’historien emploie les termes de « monarque » et de « seigneur de l’entreprise» (Fabrikherr) et le décrit comme un patron autoritaire ayant une attitude patriarcale et conservatrice . Voir Unternehmensverwaltung und Angestelltentschaft am Beispiel Siemens, …p. 251-253, ainsi que son article : „Siemens und der aufhaltsame Aufstieg der AEG“, in Tradition, Munich, 17, 1972, p. 125-142. 20 La carrière de F. von H-Alteneck est largement décrite par J. Kocka dans Unternehmensverwaltung…,p. 136-138. Il faut savoir qu’en 1890, lorsque W. von Siemens décida de se retirer définitivement de l’entreprise, von H.-Alteneck annonça qu’il désirait devenir sociétaire de S&H en prétendant qu’il ne pouvait travailler correctement sous la direction des fils du fondateur. Il faisait ainsi clairement part de ses intentions ; il aspirait à diriger la firme à égalité avec les descendants de W. von Siemens. Cette demande se heurta à un refus. Le 1er janvier 1890, von H.-Alteneck se retirait de S&H. Comme l’entreprise n’aurait pu empêcher son cadre de d’ouvrir sa propre société ou de lui faire concurrence, elle chercha à s’attacher von H.-Alteneck en lui versant une retraite qui correspondait à l’intégralité de son ancien salaire.

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réaliser leurs propres inventions. Revendication à laquelle s’opposa W. von Siemens, proclamant que tout collaborateur profite des idées et expériences, véritables propriétés de la firme, et utilise aussi le capital et les ateliers de S&H. Pourtant, afin de faire taire F. von Hefner-Alteneck, W. von Siemens lui offre de toucher un tantième de trois 3 % sur les bénéfices de l’entreprise berlinoise et de sa filiale de Saint-Petersbourg ou de se retirer de S&H. Optant pour la première proposition, le constructeur devient l’un des cadres les mieux rémunérés de l’entreprise.

S’il est indéniable que, lorsque W. von Siemens se retire en 1890, son entreprise, qui est à la pointe du secteur de l’électrotechnique, prend pleinement part au processus de la seconde révolution industrielle qui s’amorce, cependant les tensions entre le chef et les cadres sont révélatrices du malaise qui flotte autour du mode de gestion de S&H.

W. von Siemens est certes un remarquable inventeur du XIXème siècle mais il est aussi le patron de l’une des plus grandes entreprises allemandes de cette époque. Cette double vocation a été diversement étudiée par les historiens économistes allemands21 ; ne pas en tenir compte pourrait amener à commettre des erreurs dans l’analyse de l’histoire de Siemens.

Les choix scientifiques et techniques du fondateur ayant été brièvement évoqués, l’on peut donc s’interroger sur les principaux choix entrepreneuriaux que fit W. von Siemens, en particulier sur le choix de la forme juridique de l’entreprise, afin de mieux comprendre la situation de S&H en 1890.

A cette date, l’entreprise dispose -t-elle d’une structure capable de la propulser à travers le paysage d’une seconde révolution industrielle en devenir ? 2- Le sens de la famille : principe moteur de l’entreprise

2-1 Le Familiensinn du fondateur Lors de sa première invention, qui est la mise au point d’une technique de galvano-plastie, W. von Siemens dépose un brevet, dont la vente à l’Etranger lui rapporte 1500 livres sterling. Suite à d’autres inventions moins saisissantes, W. von Siemens comprend qu’il n’y a aucune affaire durable à entreprendre avec de petites inventions non systématiques. C’est pour cette raison qu’il vient à étudier le grand phénomène du milieu du XIXème siècle : la télégraphie électrique. On peut donc avancer que le souci de tirer parti de ses découvertes et de les exploiter de manière organisée se rencontre très tôt chez W. von Siemens et ce, alors que W. von Siemens a déjà une activité professionnelle au sein de l’Armée prussienne22. 21 Werner von Siemens est considéré, du fait de cette double vocation, comme une exception parmi les entrepreneurs allemands du XIX ème siècle. Voir l’analyse de l’historien W. Treue, « Erfinder und Unternehmer », in Tradition, 1963, pp. 265-271, ainsi que la biographie très fournie de W. Feldenkirchen, Werner von Siemens. Erfinder und internationaler Unternehmer, Siemens AG, Berlin ; Munich, 1992, pp. 13-16. 22 L’Armée prussienne avait été, en effet, la seule voie d’accès possible aux études supérieures, qui s’était offerte à W. von Siemens. Comme il ne put intégrer directement le corps d’ingénieurs, il prépara un examen d’entrée

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Suite à ses essais fructueux sur le télégraphe à index, W. von Siemens décide de se consacrer pleinement à la télégraphie ; ceci sous-entend qu’il lui faut démissionner de ses engagements militaires. Deux principales raisons peuvent expliquer cette décision : ce sont tout d’abord les inclinations personnelles du jeune homme pour les sciences, mais aussi et surtout le sens familial aigu de l’aîné d’une famille nombreuse ; un sens des responsabilités familiales manifesté diversement depuis son adolescence et assumé totalement depuis la mort de ses parents en 183923. Ce souci de s’occuper des membres de sa famille et de pourvoir à leurs besoins accompagne W. von Siemens tout au long de sa vie mais dépasse le simple cadre sentimental, comme l’indique cette réflexion personnelle du fondateur : « (…) Certes, j’ai recherché profits et richesses non pour véritablement en jouir mais pour avoir les moyens d’exécuter d’autres plans et entreprises, ainsi que pour obtenir, par le succès, la reconnaissance de la justesse de mes actes et de l’utilité de mon travail. Ainsi depuis ma jeunesse, je me suis passionné pour la fondation d’une affaire mondiale à la Fugger qui me donnerait, à moi et à mes descendants, puissance et estime dans le Monde entier et me permettrait d’élever mes frères et mes sœurs et proches-parents à de plus hautes sphères de vie.24 » La volonté d’imiter l’œuvre familiale des Fugger indique que W. von Siemens est très tôt conscient d’appartenir à une famille prolifique, dont il peut utiliser les membres en vue de gagner une gloire qui profiterait, non à l’individu, mais à l’ensemble de la communauté familiale. La conjugaison de ces deux objectifs, l’un matérialiste, l’autre idéal, donna naissance au « Familienprinzip » (principe selon lequel la famille passe avant tout), comme le nommait W. von Siemens25. Dans l’esprit du fondateur, si l’entreprise est conçue pour être « au

pour la Brigade d’Artillerie de Magdebourg qu’il réussit. Rapidement, il devint aspirant-officier dans l’Artillerie, puis, en 1835, suivant ses vœux, il fut détaché à l’Ecole supérieure de Technique et d’Artillerie pour trois années. Voir à ce sujet, Werner von Siemens, Lebenserinnerungen, Prestel Verlag, Munich, 1986, pp. 20-24. W. von Siemens fait partie des rares entrepreneurs de la première phase d’industrialisation à avoir bénéficié d’une formation scolaire nettement supérieure à celle de la bourgeoisie moyenne du XIX ème siècle. Selon H. Kaelble, seuls 26 % des patrons allemands ont suivi un cursus universitaire. Voir H. Kaelble, « L’évolution du recrutement du patronat en Allemagne comparée à celle des USA et de la G. B. depuis la Révolution industrielle », in Cahiers du Mouvement social, Ed. ouvrières, 19, p. 17-18. 23 Werner von Siemens, né en 1816, à Lenthe est le troisième fils de Christian Ferdinand et Eleonore Siemens, un couple de fermiers. Cependant, Werner accède à la position de fils aîné suite à la mort prématurée de ses frères, Ludwig Georg et Werner. Sur les quatorze enfants du couple, dix seulement atteindront l’âge adulte. Dans les Lebenserinnerungen (Mémoires) de W. von Siemens, l’on trouve diverses mentions de la responsabilité qu’il tenait à assumer en tant qu’aîné : « Comme premier de nos devoirs apparut la responsabilité des aînés pour les plus jeunes frères et sœurs. Cela alla si loin que les plus âgés étaient punis si l’un des cadets avait commis une faute. Ceci reposa essentiellement sur moi, l’aîné, et éveilla et consolida très tôt en moi le sentiment de devoir de prendre en charge mes jeunes frères et sœurs ». Cf Werner von Siemens, Lebenserinnerungen, Prestel Verlag, Munich, 1986, p. 15. 24 SAA WP Briefe. Lettre à son frère Carl, 25. 12. 1887. 25 Cette expression est reprise par J. Kocka et W. Feldenkirchen. Voir J. Kocka, « Familie, Unternehmer und Kapitalismus an Beispielen aus der frühen deutschen Industrialisierung“, in Tradition , 24, 1979, pp. 99-135. et W. Feldenkirchen, Von der Werkstatt...,

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service de la famille » , celle-ci doit se placer « au service » de l’entreprise. Le Familienprinzip repose sur cette réciprocité. Au regard de la trajectoire de l’entreprise Siemens, l’on peut observer que ce Familienprinzip devient l’une des principales sources de motivation et de légitimation de l’œuvre entrepreneuriale de W. von Siemens26. De l’application de principe résultent la structure de l’entreprise ainsi que son mode de gestion.

2-2 Une entreprise familiale L’application par W. von Siemens du Familienprinzip est sensible dès la fondation de l’entreprise. En fondant sa propre entreprise, W. von Siemens espère que sa nouvelle profession lui procurera les moyens de pourvoir aux besoins de toute sa famille. Or, à l’origine, ne disposant d’aucun capital propre27 lui permettant de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale et convaincu que la création de la société se trouve dans l’intérêt de sa famille, W. von Siemens s’adresse alors à l’un des membres de celle-ci : le conseiller juridique Georg Siemens, l’un des cousins de W. von Siemens, qui accepte de prêter 6842 thalers en l’échange d’une participation aux bénéfices qui durerait six ans. Cette participation financière vaut à Georg Siemens de devenir sociétaire de S&H, société en nom collectif (Offene Gesellschaft). Ses 6842 thalers lui en rapportent 60 000 jusqu’au 1er janvier 1855, date à laquelle G. Siemens se retire. La réponse positive que reçoit W. von Siemens de son cousin peut être interprétée comme une manifestation de la solidarité interne qui caractérise la famille Siemens et révèle la confiance qui peut exister entre deux parents, même éloignés. Ainsi d’un point de vue juridique, W. von Siemens n’est en 1847 que le copropriétaire de l’entreprise de construction électrique. Cependant, le départ de G. Siemens en 1855 puis de J. G. Halske en 1867, par la nécessaire restructuration qu’ils engendrent, sont l’occasion de donner forme à un rêve qu’il caresse depuis longtemps : constituer une entreprise purement familiale. Le 1.1. 1868, au terme d’un entretien entre W. von Siemens et certains de ses frères qui étaient partie prenante dans la société, est conclu un contrat :

« (…) Est créée une Gesamtgeschäft (affaire globale) », comme la nomme Jürgen Kocka28, elle englobe les affaires de S&H Berlin, de Saint Petersbourg et de Londres et elle jouit d’un compte commun. « La Gesamtgeschäft est la propriété de Werner, Wilhelm et Carl Siemens, dont la participation aux bénéfices est fixée respectivement à 40, 35 et 25 %29 .» 26 Voir sur ce point C. Cadi, Ibid, pp. 34-35. 27 L’idée de faire appel à un capital extérieur était odieuse à W. von Siemens, or, comme la majorité des premiers entrepreneurs, il ne disposait d’aucun capital propre et son associé J.G. Halske n’était pas mieux nanti. Voir les travaux de H. Kaelble : « Sozialer Aufstieg in Deutschland 1850-1914 », in K. H. Jarausch, Quantifizierung in der Geschichtswissenschaft, Düsseldorf, 1976. W. Treue souligne que Werner von Siemens est l’un des rares entrepreneurs à avoir été indépendant des financiers au moment de la fondation de l’entreprise. Cf W. Treue : « Erfinder und Unternehmer“, in Tradition, 1963, pp. 255-271. 28 Cf J. Kocka, Unternehmensverwaltung..., p. 133. 29 Source inédite SAA 20/ld 366. Voir pour plus de détails C. Cadi, Ibid, p. 76-77.

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Cependant, au regret de Werner von Siemens, cette Gesamtgeschäft achoppe en raison des aspirations à l’indépendance de ses frères ; elle est dissoute en 1880. Pourtant, c’est une entreprise dont il entend qu’elle reste propriété exclusive de sa famille que W. von Siemens transmet à ses enfants en 1890. Le fondateur a œuvré pour que son départ n’entraîne qu’une modification mineure des statuts de l’entreprise.

Le 1er janvier 1890, S&H devient une société en commandite au capital de 14 millions de marks. Les associés responsables de l’entreprise sont un frère de W. von Siemens, Carl Siemens, ainsi que ses deux fils Arnold et Wilhelm von Siemens, issus du premier mariage de W. von Siemens. Ce dernier reste intéressé en tant que commanditaire avec un apport de 6 200 000 marks. La résistance du fondateur à l’ouverture de la firme aux capitaux étrangers – qui est l’un des traits majeurs de la politique entrepreneuriale de W. von Siemens- explique que la base financière de celle-ci soit aussi étroite30. Or, ce choix du fondateur laisse l’entreprise dans une situation difficile à laquelle vont être rapidement confrontés les successeurs. 2-3 Le mode de gestion familial et ses inconvénients L’application du Familienprinzip ne se limite pas au choix de la structure de l’entreprise ; c’est le mode de gestion dans son ensemble qu’il a façonné. Si, à l’origine du succès de S&H se trouve Werner von Siemens, il n’est pas seul cependant. La réussite de l’entreprise est avant tout la réussite d’une famille qui reconnaît le Familienprinzip comme légitime et qui accepte de se placer au service de l’entreprise. L’exemple le plus frappant est le rôle fondamental joué par les trois frères de W. von Siemens : Wilhelm, Friedrich et Carl Siemens, qui contribuent de façon décisive au développement de S&H.

Le fonctionnement du « cartel des frères » évoqué précédemment débouche sur plusieurs réalisations notables31. Parmi elles, l’on peut citer tout d’abord les innovations techniques, telles la construction d’une machine à vapeur à régénération en 1847 par Wilhelm Siemens installé en Angleterre ; l’amélioration du procédé de pose de câbles télégraphiques par Werner von Siemens, suite aux travaux de Wilhelm et de Werner sur le procédé d’isolation avec de la gutta-percha ; la mise au point d’un compteur à eau par Wilhelm.

30 Durant toute sa vie d’entrepreneur, W. von Siemens a éprouvé une méfiance viscérale à l’endroit des pratiques de financement capitaliste des sociétés. Il ne souhaitait pas faire appel aux banques car selon lui, c’était là perdre son indépendance et celle de sa famille. C’est avec mépris et suspicion qu’il considérait les pratiques boursières et la spéculation en général. Comme l’explique J. Kocka, « La seule participation financière à une affaire dans l’unique objectif de faire des bénéfices, qui ne serait pas accompagnée d’une direction active de l’affaire » lui apparaissait être une amoindrissante spéculation sur l’argent. Pour cette raison, W. von Siemens refusait que son affaire soit transformée en société anonyme, dans laquelle il ne pourrait agir qu’en tant que directeur. Voir J. Kocka, « Siemens und der aufhaltsame Aufstieg der AEG », in Tradition, Munich, 17, 1972, pp. 125-142 et C. Cadi, Ibid, pp. 98-101. 31 Ne sont exposées ici sous une forme synthétique que quelques-unes des réalisations du Cartel des frères Siemens. Pour plus de détails, lire le chapitre III de ma thèse, C. Cadi, Ibid, pp. 43-86.

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Friedrich Siemens, qui est sans doute celui des frères qui se rapproche le plus de la capacité créatrice de Werner von Siemens, fait diverses inventions : il trouve une nouvelle application au principe de régénération sur lequel a travaillé Wilhelm Siemens qui prend la forme d’un four à régénération en 1856. Dans la lignée de cette innovation est élaboré un procédé pour produire de l’acier, en collaboration avec des industriels français, les Martin ; ce procédé connaît un succès durable sous le nom de « procédé Siemens-Martin ». D’autre part, Friedrich von Siemens poursuit des recherches en matière de fabrication de verre. Deux inventions lui permettent d’accéder au rang d’homme de sciences : l’invention du verre pressé et celle de la lampe à gaz à régénération32. La seconde réalisation de ce cartel des frères que l’on ne peut ignorer est l’ouverture d’un ensemble de filiales de S&H dans le Monde. Ainsi Wilhelm Siemens est-il chargé de diriger la Siemens&Halske&Co, créée en 1858, dont la vocation est la télégraphie sous-marine, tandis que Carl Siemens, chargé de développer la construction de lignes télégraphiques en Russie, y réussit si bien qu’il est nommé à la tête de la filiale de S&H qui naît en 1855. Cette affaire russe fait de Carl un entrepreneur considéré33. Au-delà des performances techniques et entrepreneuriales du Cartel des frères, soulignons aussi que le noyau fraternel se révèle en mesure de mener des projets à échelle mondiale, tels la ligne télégraphique indo-européenne34. Envoyés à travers le Monde représenter l’entreprise qu’a fondée leur frère, Wilhelm, Friedrich et Carl dévoilent de réelles capacités d’adaptation à un environnement qui leur est étranger. En ses frères, W. von Siemens trouve d’excellents et loyaux collaborateurs, capables aussi bien de diffuser ses inventions à l’Etranger que de créer et diriger de petites entreprises. Les frères Siemens assurent le rayonnement de la jeune entreprise à l’étranger, rendant ainsi possible l’européanisation puis l’internationalisation de S&H. En reprenant et développant certaines des inventions de Wilhelm et Friedrich, la maison-mère diversifie ses secteurs de production. Malgré la distance, les frères Siemens continuent d’alimenter leur solidarité fraternelle par l’échange d’une correspondance régulière où affaires familiales et affaires commerciales sont traitées indistinctement. Cet échange a, en outre, l’avantage de permettre la préservation d’un secret professionnel. Rapidité, souplesse et efficacité sont les principales qualités de ce management familial. Cette tradition de solidarité interne est donc un moyen efficace pour résoudre les problèmes directionnels et organisationnels de la jeune entreprise. En cela, nous rejoignons pleinement la conclusion énoncée de manière générale par J. Kocka, selon lequel le mode de gestion familial offrit à l’entreprise une base de loyauté

32 Sur l’œuvre scientifique de Friedrich Siemens, lire C. Cadi, Ibid, pp. 56-61. 33 Sur le parcours de Carl Siemens, voir S. von Weiher : « Carl von Siemens. 1829-1906. Ein deutscher Unternehmer in Russland und England », in Tradition, 19, pp. 1-13 et C. Cadi, Ibid, pp. 61-73. 34 La collaboration entre les frères Siemens à la mise en place de cette ligne a été bien étudiée par E. Bühlmann in La ligne Siemens. La construction du télégraphe indo-européen 1867-1870, Peter Lang, Bern, 1999.

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rarement disponible à cette époque- celle-ci garantissant la cohésion de l’affaire. Elle fut, de fait, l’une des raisons fondamentales de son succès35. Cependant, alors que le mode de gestion familiale est l’un des principaux facteurs de la réussite de S&H quand celle-ci n’est qu’un atelier, il se révèle être un handicap à partir du moment où S&H mue en grande entreprise. Les ambitions dynastiques du fondateur deviennent au fil de la croissance de l’entreprise un frein à la rationalité économique de celle-ci, en particulier durant la décennie 1880-1890. En outre, comme l’a montré de façon très approfondie J. Kocka , c’est en raison des faiblesses internes provoquées par le management familial que S&H ne peut s’opposer à l’émergence d’une entreprise concurrente dans le secteur de l’électricité, l’AEG36. Nous ne retiendrons ici que les principales conclusions auxquelles est parvenu J. Kocka.

Au début des années 1880, vieillissant et surmené, W. von Siemens espère se décharger de certaines de ses fonctions. Selon la logique du Familienprinzip auquel s’accroche le fondateur, le pouvoir directionnel et organisationnel doit n’être exercé que par des membres de la famille ou par des amis proches. Or, à cette date, les frères Siemens, subissant eux aussi le poids des années, réduisent leur activité, tandis que les fils du fondateur ne sont pas encore en mesure de s’imposer au sommet de l’entreprise. Par conséquent, W. von Siemens s’accroche à son pouvoir et tente de diriger seul et autoritairement une entreprise qui n’est plus un petit atelier37. Prisonnier d’un système de valeurs et de principes pré-industriels traditionnels, W. von Siemens refuse de déléguer certaines de ses tâches directionnelles aux cadres de son entreprise. Cette obstination est à l’origine, selon J. Kocka, des énormes lacunes du système directionnel et organisationnel à l’heure où S&H se transforme en grande entreprise et où d’autres firmes expérimentent des méthodes de management modernes.

Malgré le refus de W. von Siemens de partager son pouvoir avec les cadres de S&H, l’on a déjà entrevu comment l’un d’eux, F. von Hefner-Alteneck, a pourtant contraint le fondateur à lâcher du lest, en particulier dans le domaine technique. Comme le souligne J. Kocka, depuis la fin des années 70, W. von Siemens n’est plus l’unique et encore moins le principal promoteur du progrès technique dans l’entreprise. C’est F. von H. Alteneck qui règne sur la mise en oeuvre très protocolaire du travail de recherche et de développement. L’acquisition par cette forte personnalité d’un pouvoir croissant n’a pas

35 Voir l’étude de J. Kocka sur les relations entre famille et capitalisme dans : «Familie, Unternehmer und Kapitalismus an Beispielen aus der frühen deutschen Industrialisierung“, in Tradition, 24, 1979, pp. 39-135. 36 Voir J. Kocka, Unternehmensverwaltung und Angestelltenschaft am Beispiel Siemens 1847-1914, E. Klett Verlag, pp. 251-252 et J. Kocka, „Siemens und der aufhaltsame Aufstieg der AEG“, in Tradition, Munich, 17, 1972, p. 125-142. 37 J. Kocka emploie dans les ouvrages cités précédemment les termes de « monarque » et de « Fabrikherr » pour qualifier le patron autoritaire à l’attitude patriarcale et conservatrice que devint W. von Siemens qui confondait sa fonction de chef de famille et de chef d’entreprise.

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d’anodines répercussions puisqu’elle contribue à l’émergence d’un concurrent de S&H : l’AEG.

En effet, selon J. Kocka, le refus de F. von H. Alteneck de reconnaître l’importance de l’invention de Thomas Alva Edison en matière d’éclairage électrique et de collaborer à son exploitation avec Emil Rathenau, ainsi qu’une erreur de jugement technique de Werner von Siemens sur les brevets Edison, sont l’une des causes de la naissance de l’AEG. L’on peut noter, par exemple, que W. von Siemens, qui souhaite laisser à ses fils en difficultés une entreprise aux dimensions raisonnables et « simplifier une affaire devenue trop complexe pour la rendre ainsi agréable pour ses descendants »38, refuse de fonder sa société d’éclairage et d’intégrer pleinement au sein de son entreprise la technique du courant fort.

Alors qu’il a pris conscience, vers la fin des années 80, des possibilités qu’offre la lumière électrique, il ne sait pas donner l’impulsion décisive aux travaux de recherche sur les lampes à filament qu’Edison et Rathenau entreprenaient avec passion et conviction. Enfin, les effets négatifs de l’enfermement de W. von Siemens dans un système de valeurs familiales et conservatrices se mesurent à l’aune de la méfiance et finalement du rejet qu’il éprouva à l’endroit des pratiques de financement capitalistes des sociétés.

II Perpétuer la tradition d’innovation scientifique, les héritiers face

au défi 1- Des héritiers préparés Une fois la question de l’existence d’héritiers mâles réglée39, W. von

Siemens a très rapidement cherché à préparer sa succession et à faire en sorte que, tels ses propres frères, ses descendants se placent sans hésitation au service de l’entreprise. Parmi les facteurs expliquant la mobilisation des héritiers, l’on compte les dispositions prises par le fondateur en matière d’éducation et de formation de ses descendants ; dispositions qui seront reproduites par chacune des trois générations de Siemens.

1-1 L’investissement éducatif paternel Soucieux d’assurer sa succession, W. von Siemens a voulu veiller au

développement de toutes les facultés intellectuelles de ses enfants. S’il estime qu’il peut en toute confiance charger sa femme de leur éducation, il entend cependant contrôler personnellement l’instruction de ses fils. Persuadé de l’efficacité de l’enseignement prodigué par un précepteur, W. von Siemens en engage un très tôt. Avec ce dernier, W. von Siemens entretient une 38 J. Kocka, « Siemens und der aufhatsame Aufstieg der AEG“ …, pp. 134-136. 39 Werner von Siemens aura trois fils issus de deux mariages et la troisième génération ne comptera pas moins de cinq représentants masculins. Voir C. Cadi, Ibid, pp. 108-110 et pp. 210-211

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correspondance régulière qui vise à l’informer durant ses absences des progrès de ses enfants et qui lui offre la possibilité d’orienter la pédagogie du maître vers l’éducation qui lui plaisait.

Complémentaire de ce premier vecteur fut l’échange épistolaire qui s’établit entre le père et ses enfants ; échange qui fut régulier jusqu’à la mort de W. von Siemens. L’étude de cette correspondance laisse entrevoir la façon dont W. von Siemens est parvenu à conduire ses fils vers la direction de l’entreprise. Les lettres qu’envoie le père à ses enfants narrent les expériences humaines et sociales du fondateur, qui sont des leçons de vie ; d’autre part, par la description de phénomènes physiques ou de réalisations techniques, c’est la curiosité intellectuelle et l’intérêt qu’il cherche à faire naître. Enfin, par l’évocation constante de ses affaires, c’est le sens du devoir par rapport à l’œuvre familiale et le goût du travail qu’il espère susciter. C’est donc à un véritable investissement éducatif que se livre W. von Siemens ; la tâche à laquelle il s’atelle dépasse d’ailleurs la simple éducation, il s’agit d’une formation à l’exercice du pouvoir qu’entreprend le père de famille.

1-2 La formation des héritiers Lancé dès la petite enfance des héritiers, l’investissement éducatif

paternel est complété par une formation en deux étapes qu’accomplissent aussi bien les héritiers de la seconde génération que ceux des troisième et quatrième générations. Dans le parcours de chacun des héritiers, fils et petits-fils, l’on peut en effet distinguer deux temps : tout d’abord, les jeunes hommes s’engagent dans une scolarité plus ou moins longue et réussie au sein du système secondaire allemand. Cette première étape correspond en quelque sorte à une formation théorique menée en fonction des aptitudes de chacun et ce, en dehors de l’entreprise. Puis, munis d’un bagage de connaissances, les héritiers entrent tout à tour dans la firme pour s’immerger dans un apprentissage pratique40.

Concernant la formation théorique des héritiers, il est intéressant de noter que , quelque soit le degré de réussite au Gymnasium, les cinq héritiers qui ont successivement dirigé l’entreprise entre 1892 et 1945, ont suivi une formation scientifique universitaire, parfois même sans avoir obtenu l’équivalent du baccalauréat41. Sur les cinq descendants évoqués, deux d’entre eux, Wilhelm et Hermann von Siemens, peuvent d’ailleurs être considérés comme des hommes de sciences très qualifiés42. 40 En général, l’apprentissage pratique prend fin avec la mort du précédent chef de l’entreprise Siemens. 41 Pour plus de détails, se reporter à C. Cadi, Ibid, p. 127 et p. 212. 42 Lorsque l’on observe le parcours universitaire de Hermann von Siemens ainsi que les fonctions qu’il exerça au sein de l’entreprise avant d’en devenir le directeur , on s’aperçoit que la recherche scientifique était au cœur de sa vie. Hermann von Siemens rappelait d’ailleurs souvent qu’il était le petit-fils de deux grands scientifiques allemands : Werner von Siemens, du côté paternel, et Hermann von Helmoltz, du côté maternel. Ainsi rapportait – il dans un entretien accordé à un journaliste en janvier 1945 : « Mes deux grands-pères ont déterminé l’orientation de ma vie par un héritage bien particulier : il s’agit de l’amour de la recherche scientifique ». SAA 4/ Lh 312.

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Quant à la formation pratique au sein de l’entreprise, plusieurs points communs peuvent être également relevés. Tout d’abord, chaque héritier présumé est placé sous la responsabilité d’un « tuteur », membre de la famille fondatrice ; pour les fils de W. von Siemens, ce sont leurs oncles paternels qui assument cette fonction. D’autre part, les successeurs sont chargés, pour commencer, de la direction d’un département unique et souvent nouveau de l’entreprise et la plupart du temps situé à l’Etranger43. Les jeunes hommes se voient ensuite confier des responsabilités englobant des secteurs toujours plus larges de la firme. Ceci s’inscrit dans la logique de l’apprentissage mais correspond également à la volonté du tuteur de chacun de se délester de trop lourdes fonctions en vue d’entamer leur retrait progressif. La correspondance familiale se fait le reflet de ce phénomène ; ce sont autant des problèmes techniques, commerciaux que liés à la politique du personnel qui sont abordés : les héritiers doivent apprendre à démêler divers types de situations.

2- Une tradition comportementale bien vivante Si chez les Siemens, la stratégie éducative est un mécanisme bien rôdé,

elle ne saurait cependant expliquer à elle seule la souplesse avec laquelle les héritiers se plient aux contraintes de leur longue formation. La tradition comportementale déjà évoquée s’incarne pleinement en la personne des héritiers. L’une de ses manifestations les plus symptomatiques est le sens des responsabilités très aigu dont font preuve les trois générations succédant au fondateur. Le Familiensinn du fondateur habite son fils aîné Arnold, qui, une fois adulte, devient membre du Conseil d’administration de la Familienstiftung et se charge de stimuler les relations de parenté au sein de sa famille.

L’acceptation par Wilhelm von Siemens, le second fils de W. von Siemens, de prendre la place de son frère aîné, Arnold, gêné par de lourds problèmes de santé, et de renoncer de ce fait à une vocation de chercheur, est une autre expression du sens du devoir familial des Siemens. L’un des petits-fils de W. von Siemens, Hermann von Siemens, fait pour la recherche scientifique, avouera, dans un entretien accordé à un journaliste en 1945, n’avoir accepté de diriger le Konzern que par sens du devoir familial : « Grands ancêtres obligent ! La conscience de ce devoir n’a jamais quitté un seul de mes prédécesseurs. L’exemple de mon grand-père a guidé leur effort et cette détermination assure à la Maison Siemens une inhabituelle constance, sur le plan de la direction spirituelle et sur celui des affaires.44 »

La puissance de cette tradition comportementale se mesure encore à l’aune de la solidarité intergénérationnelle qui lie les fils de Werner von Siemens 43 Citons l’exemple des fils du fondateur : le fils aîné, Arnold von Siemens, est chargé de la réouverture de la filiale de Vienne en 1879 ; le second, Wilhelm, est chargé d’assurer la suprématie du courant faible sur le courant fort en dirigeant le nouveau département technique des lampes à incandescence. Quant au cadet, Carl Friedrich von Siemens, il part à Londres deux ans après son entrée dans la firme pour prendre en main le nouveau département du courant fort de la filiale Siemens Brothers &Co Ltd. Voir C. Cadi, Ibid, p. 129. 44 SAA 4/ Lh 312.

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à leur dernier oncle vivant, Carl Siemens, après 1892. Les trois hommes, bien qu’appartenant à deux générations différentes, s’entendent pour se partager les tâches relatives à la gestion de l’entreprise. Enfin, les efforts entrepris par les héritiers successifs pour préserver les intérêts financiers de la famille correspondent aux impératifs de la cohésion familiale. Injection de capitaux familiaux dans l’entreprise, constitution de réserves importantes et appel limité au marché des capitaux sont les principales recettes financières de la famille. Le dernier fils de W. von Siemens, Carl Friedrich von Siemens, met en circulation à partir de 1920 un type particulier d’actions, pourtant non reconnues par la législation de l’époque – les Vorzugsaktien (actions privilégiées) – afin de protéger les intérêts de sa famille45.

3- Compétences et solidarité familiales au service de l’entreprise Si le legs familial intellectuel et sociologique fut « incontournable », il est

fort probable que des héritiers dépourvus de compétences propres n’auraient pas pu servir efficacement les progrès de l’électrotechnique. Les quatre héritiers mâles qui se sont succédés entre 1892 et 1945 à la tête de l’entreprise ont fait montre de capacités indéniables ; la plus importante fut certainement celle d’adapter l’entreprise à un environnement économique et social se transformant profondément entre la fin du XIX ème siècle et 1945, sans pour autant renier l’héritage du fondateur. Des hommes comme Wilhelm von Siemens, Carl Friedrich von Siemens et Hermann von Siemens excellent à concilier modernisation et tradition ; réformer et organiser tout en conservant est tout leur art. L’on peut citer entre autres la transformation de S&H en société anonyme en 1897, la fusion en 1903 avec l’entreprise Schuckert, le choix de Carl Friedrich von Siemens de nommer, entre les deux guerres, le Konzern « maison Siemens », ou bien la fondation d’Osram en 1920, à laquelle participe l’entreprise aux côtés de la société Auer et de l’AEG.

Après avoir vu les différentes raisons expliquant que les descendants du

fondateur se soient mis au service de l’électrotechnique après 1892, étudions à présent les moyens qu’ils ont utilisés pour mettre à profit leurs projets. De quelle manière les héritiers du fondateur ont-ils pris la relève ?

Avant de s’effacer définitivement devant la jeune génération, W. von Siemens a souhaité prendre quelques précautions : ayant pu constater les difficultés de ses descendants masculins à s’affirmer comme chefs d’entreprise, W. von Siemens a choisi de s’offrir un garde-fou en la personne de son frère Carl Siemens. Ce dernier est, depuis 1890, l’un des trois sociétaires personnellement responsables de la commandite. Le fondateur sait qu’il peut faire confiance à ce frère avec lequel il s’est toujours bien entendu. En 1892, les fils du fondateur demandent à Carl de quitter son entreprise de Saint-

45 Voir à ce sujet C. Cadi, Ibid, pp. 202-203.

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Petersbourg pour venir à Berlin leur prêter main forte. Leur intention est claire : c’est un mode de gestion qui a fait ses preuves du temps du cartel des frères qu’ils entendent reproduire. Cette fois-ci ; c’est entre deux générations différentes qu’il est institué ; la cohésion familiale est suffisamment forte pour que l’ancien mode de gestion puisse être imité. L’étude de la correspondance oncle/neveux montre que s’est accomplie une translation du mode de gestion depuis Werner et ses frères puis Werner et ses fils vers les fils et leur oncle.

C’est donc dans un climat de solidarité intergénérationnelle et dans le respect des volontés du fondateur que les trois hommes se partagent les tâches relatives à la gestion de l’entreprise ; Carl Siemens, en tant que sociétaire responsable de la commandite et directeur de l’une des filiales de S&H assume d’importantes responsabilités mais il n’est pas le chef de l’entreprise. Pour cette raison, mais aussi pour des raisons d’âge, il s’oriente vers une fonction de représentation. Les deux fils, quant à eux, se partagent l’essentiel des tâches directionnelles en fonction de leur capacités.

L’on peut voir un parallèle à ce partage intergénérationnel des tâches au cours de la période exceptionnelle qui court de 1945 à 1948 ; entre ces deux dates, Hermann von Siemens, petit-fils du fondateur est fait prisonnier par les Alliés. Ne pouvant abandonner son entreprise, il délègue ses missions à son jeune cousin, Ernst von Siemens. Entre les deux hommes, l’accord est clair : Ernst est chargé de « préserver l’ensemble des intérêts de la Maison Siemens, dans le cas où le président des conseils de surveillance de S&H et SSW ne pourrait plus assurer ses fonctions46 ». Aux heures les plus sombres de l’entreprise, alors que le cordon qui liait la famille Siemens à l’entreprise est sectionné par les Américains, la solidarité entre les deux cousins et le rôle décisif joué par Ernst von Siemens dans le sauvetage de l’entreprise, rétablit ce lien47.

Venant suppléer la forme particulière du mode de gestion de l’entreprise, l’ensemble de principes entrepreneuriaux simples mais efficaces légués par le fondateur est l’un des précieux secours pour les héritiers Siemens. Là-encore, dans leur vocation à servir l’électrotechnique, les descendants placent leurs pas dans ceux de Werner von Siemens.

4- Une ligne entrepreneuriale durable A la reproduction d’un mode de gestion familiale s’ajoute

l’application par les héritiers de principes entrepreneuriaux simples élaborés par le fondateur. En structurant leur politique entrepreneuriale autour de quelques principes-phare, les Siemens parviennent à garantir la stabilité de leur relation avec l’entreprise elle-même. Entre 1847 et 1945, ce sont les mêmes lignes directrices qui guident les choix entrepreneuriaux. Quelles sont-elles ?

46 Voir C. Cadi, Ibid, pp. 227-228. 47 Pour plus de détails sur les relations entre cousins, voir C. Cadi, Idem, pp. 229-232.

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Parmi les cinq grands piliers soutenant la politique de l’entreprise, l’un des plus porteurs est le fruit d’une résolution prise par W. von Siemens peu après la fondation de S&H : afin que l’entreprise prospère dans le respect de ses valeurs familiales, seul le secteur de l’électrotechnique devait être développé mais à condition d’en développer toutes les branches. Ce choix du fondateur fut strictement respecté par ses fils de telle sorte qu’il devint un leitmotiv de la politique entrepreneuriale. L’on peut citer un passage d’un discours de Carl Friedrich von Siemens prononcé lors de l’assemblée générale de S&H AG, en mars 1927, dans lequel il est clairement fait mention de ce principe :

« Notre Maison n’a connu, ni durant la guerre, ni durant l’inflation, une politique d’extension et d’élargissement de son secteur de production, elle n’a participé à aucune industrie se trouvant en dehors de ce secteur. Nous pensons que l’ensemble du secteur de l’électrotechnique dont notre Maison a été le point de départ, est capable de se diversifier et de se développer de telle sorte que la Direction a beaucoup à faire pour maîtriser cela. »48

En rapport également avec les choix opérés en matière de politique technologique se situe le principe de recherche et de développement édicté par une appellation moins contemporaine par W. von Siemens. Il a déjà été cité cette pensée de W. von Siemens : « (…) La recherche est la seule base du progrès technique (…) . Encourager la recherche est le seul moyen de participer au développement de l’industrie ».

Cette injonction fut entendue par les héritiers de W. von Siemens, en effet, en 1907, fut ouvert le Physikalisch-chemische Laboratorium par Wilhelm von Siemens et dont la direction fut confiée à W. Bolton. Quelques années plus tard, un nouveau bâtiment fut érigé pour accueillir ce laboratoire, dont la mission devenait plus généraliste. Ce dernier fut inauguré par le dernier fils de W. von Siemens, Carl Friedrich von Siemens, qui, en outre, rebaptisa le laboratoire en « Forschungslaboratorium der S&H AG und der SSW Gmbh », en 1924. En parallèle, le dernier héritier de la seconde génération fit ouvrir un autre grand laboratoire, le Zentrallaboratorium für Fernmeldetechnik et bien d’autres petits laboratoires plus spécialisés au sein des usines (les Werkslaboratorium).

Carl Friedrich von Siemens prit aussi l’initiative d’ordonner la construction d’un nouveau laboratoire, inauguré en 1935, si bien qu’il y eut dès lors le Forschungslaboratorium I, dirigé par Hans Gerdien, et le Forschungslaboratorium II, dirigé par Gustav Herz.

Parmi les principes fondateurs définis par W. von Siemens se trouve aussi celui qui fut le moteur de la jeune entreprise au temps du cartel des frères : dépasser les frontières nationales fut un souci constant des héritiers de W. von Siemens. Cette vocation internationale de Siemens se heurta cependant aux aléas de l’Histoire. Les conséquences du Premier conflit mondial furent dramatiques pour l’entreprise. L’un des arrières petits-fils de W. von Siemens commente en

48 SAA 4/Lt 398

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ces termes les effets de la Première Guerre mondiale sur la firme : « (…) La fin de la Première Guerre mondiale marqua une césure à tout niveau. Les biens de l’entreprise furent séquestrés et donc perdus. Cela signifia la perte de nos grandes firmes britannique et russe. Cette saignée, combinée aux bouleversements politiques, économiques et sociaux, placèrent la Direction des firmes de notre Maison face à des tâches et décisions difficiles ».49

Il faudra attendre le début des années 1950 et la reconstruction menée par deux des petits-fils du fondateur, Hermann et Ernst von Siemens, pour que Siemens redevienne progressivement une Weltunternehemen.50

Quant à la politique de financement extrêmement prudente et à la politique sociale de l’entreprise, elles ont été érigées en valeurs par les fils et petits-fils de W. von Siemens. Après la nécessaire transformation de S&H en société anonyme en 1897, les héritiers ont pris un ensemble de dispositions afin de préserver au maximum le maintien du contrôle familial sur l’entreprise en évitant de faire trop souvent appel au marché des capitaux. Ainsi dès 1897, les statuts de la société furent formulés de façon à écarter à tout moment une influence étrangère trop importante. Circonscrire le champ du développement en n’approvisionnant l’entreprise qu’avec des capitaux familiaux ou issus de l’autofinancement a fait partie des recettes familiales. La création interne de capital propre (Eigenkapital) fut la principale ligne directrice de la politique financière chez Siemens entre 1919 et 193951. Elle s’opérait par des injections de fonds propres de la famille ainsi que par la constitution de réserves importantes. D’autre part, rares furent les augmentations de capital entre 1879 et 1939, par contre les héritiers développèrent une large politique d’emprunts52.

Enfin, la politique sociale, qu’elle fût paternaliste ou s’inspirât du mouvement de rationalisation sociale, conduisit à des réalisations non négligeables, en particulier en matière de politique du logement. Comme l’ a montré l’historienne allemande C. Sachse, l’entreprise Siemens mena jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, une politique sociale pionnière en certains domaines53. Par exemple, le secteur de la construction de logements fut celui où Carl Friedrich von Siemens s’investit le plus ; par ailleurs, durant les années de récession économique qui suivirent la crise de 1929, Carl F. von Siemens chercha à limiter le nombre de licenciements au sein du Konzern et s’efforça en parallèle de maintenir, autant qu’il le pouvait, le système de participation aux bénéfices instauré par son père. 49 SAA 4/ Ll 750. Extrait d’un discours de Peter von Siemens du 10.10. 1972. 50 Voir à ce sujet C. Cadi, Ibid, p.253-254. 51 Voir W. Feldenkirchen, Siemens 1918-1945, Pieper, München, Zürich, 1995, p. 385 et p. 401. 52 Voir C. Cadi, Ibid, pp. 203-205. 53 Voir à ce sujet C. Sachse Betriebliche Sozialpolitik als Familienpolitik in der Weimarer Republik und im Nationalsozialismus. Mit einer Fallstudie über der Firma Siemens, Berlin-Hamburg, Hambürger Institut für Sozialforschung, 1987. L’historienne a largement évoqué les diverses prestations et allocations offertes par l’entreprise aux familles du personnel. Elle a aussi montré quelle place la famille, en tant que lieu de reproduction de la main d’œuvre, occupait dans la politique sociale de Siemens et comment, par le biais de ces mesures, l’entreprise avait cherché à influer sur la vie de famille de ses employés.

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L’exemple de Siemens est, à bien des égards, révélateur des performances dont sont capables les entreprises familiales : capacité à véhiculer le progrès technique au cours des deux révolutions industrielles, mais aussi capacité à entretenir une réussite économique sur le long terme. En ce début de XXIème Siemens AG compte parmi les plus grandes multinationales mondiales de l’industrie électrotechnique, cependant elle n’est plus une entreprise familiale depuis 1981, date à laquelle Peter von Siemens, arrière petit-fils de Werner von Siemens, s’est retiré des instances dirigeantes. L’analyse de la trajectoire Siemens permet de dégager quelques clés facilitant la compréhension du capitalisme familial ; celui-ci suscitant d’ailleurs un récent regain d’intérêt dans des pays comme la France, depuis une dizaine d’années et étant devenu un objet d’études scientifiques variées.54 Le durable succès de Siemens résulte de la combinaison de plusieurs éléments ; c’est en effet dans l’étrange alchimie qui s’est opérée entre la famille Siemens et son entreprise que sont à rechercher les racines de la réussite de celle-ci. Parmi les divers facteurs explicatifs se trouve tout d’abord la tradition comportementale de la famille Siemens : famille lignagère à la forte solidarité interne, les Siemens se sont montrés capables de transmettre sur plusieurs siècles un ensemble de valeurs dont furent porteuses les quatre générations présentes à la tête de l’entreprise ; valeurs qui ont incontestablement guidé les choix entrepreneuriaux du fondateur et de ses descendants. D’autre part, le mode de gestion particulier de l’entreprise, élaboré par le fondateur et qui a été largement influencé par le système de valeurs des Siemens, a permis de résoudre certains problèmes de management tout au long de la trajectoire de l’entreprise. L’organisation particulière des instances directionnelles et, en l’occurrence la pratique de la concentration du pouvoir entre les mains du « Chef de la Maison Siemens » en sont un exemple. Et enfin, en structurant leur politique entrepreneuriale autour de principes simples élaborés par le fondateur et appliqués par ses héritiers, les Siemens sont parvenus à garantir la stabilité de leur entreprise. Durant plus de 150 ans, ce sont les mêmes leitmotiv – développement du seul secteur de l’électrotechnique, internationalisation résolue de l’entreprise, priorité accordée à la recherche et au développement- qui ont guidé les choix entrepreneuriaux des Siemens et de Siemens. 54 Dans une revue économique française s’adressant au grand public, deux chercheurs en sciences économiques se sont interrogés sur : « Le retour triomphant du capitalisme familial ? » ; ces chercheurs relèvent comme signe d’intérêt nouveau l’augmentation du nombre d’ouvrages consacrés à ce sujet depuis une dizaine d’années : « Longtemps considéré comme une forme désuète d’entreprise, renvoyée dans les douves de l’histoire, signe d’un déclin annoncé (souhaité ?) face à un capitalisme managérial triomphant et dominant, l’entreprise familiale reste néanmoins une réalité prégnante non seulement de la société française mais également de la quasi totalité des économies mondiales » . José Allouche , Bruno Amann, « L’entreprise familial : un état de l’art », dans Finances, Contrôle, Stratégie, mars 2000. Dans cet ouvrage est présentée une importante bibliographie sur les entreprises familiales.