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Dossier thématique

Ethique & Santé 2005; 2: 145-150 • © Masson, Paris, 2005 145

Dossier thématique

TABOUS ET EXCLUSION

Vers un nouveau paradigme de lecture des exclusions : application aux personnes handicapées1

M. Mercier, M. Grawez, J.P. Binamé

Département de psychologie, FUNDP, Université de Namur, 61 rue de Bruxelles, 5000 Namur, Belgique.

CorrespondanceM. Grawez, à l’adresse ci-contre.e-mail : www.fundp.ac.be/psycho/

Résumé

L’exclusion concerne des publics aussi différents que les personnes handicapées, les personnes vieillissantes, les personnes d’origine étrangère, les adolescents considérés comme violents, les familles maltraitantes, etc. Les inégalités dans l’accès aux soins de santé, à l’éducation, à l’emploi, au logement, à la mobilité… sont autant d’éléments connus et souvent chiffrés, indicateurs de discriminations et d’exclusions.Face aux discours souvent contradictoires concernant l‘exclusion, des chercheurs de cinq universités belges francophones ont croisé théories et méthodologies, littératures et expériences de terrain, dans le but de dépasser les approches cloisonnées et réductrices, pour faire émerger une appréhension globale de l’exclusion, sous toutes ses facettes, dans toute sa complexité. Le modèle proposé tente d’élaborer une typologie, à partir de cas idéaux, dans une perspective de simplification, afin de mettre en évidence des stratégies applicables aux situations d’exclusion. Il trace des lignes directrices pour une évaluation des politiques de lutte contre l’exclusion, et pour les inclusions.

Mots-clés : exclusion - inclusion - intégration

1. Compte-rendu d’une recherche réalisée par des professeurs et des chercheurs de 5 universités belges fran-cophones : A. Deccache, F. Libion (Université catholique de Louvain), M. Martiniello, J. Jamin (Univer-sité de Liège), J.-P. Pourtois, H. Desmedt, C. Barras (Université de Mons-Hainaut), D. Piette, D. Favresse(Université libre de Bruxelles), M. Mercier, M. Grawez (Facultés universitaires de Namur) : Exclusion etsciences humaines. Exclusions en sciences humaines, FUNDP, 2003. Recherche commanditée par le Ministèrede l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique de la Communauté française de Belgiques

Summary

Towards a new paradigm for apprehending exclusions: application to disable personsMercier M, Grawez M, Binamé JP. Ethique & Sante 2005; 2: 145-150

Several different categories of persons can become excluded from society: handicapped, elderly, strangers, “violent” adolescents, “abusive” families, etc. Equality of access to care, education, employment, housing, and mobility can be measured and often serve as indicators of discrimination and exclusion.Five teams of researchers from French-speaking universities in Belgium examined theories and methodologies as well as reported data and field experience to go beyond a short-sighted approach to the problem in an attempt to get a global picture of the complex question of exclusion from society. They propose a model in an attempt to elaborate a typology using ideal cases. The objective was to simplify the question in order to demonstrate which types of strategies could be applied in given situations. The model describes guidelines for a political evaluation of the fight against exclusion and favoring (re)integration into the society.

Key words: exclusion - inclusion - integration

otre champ d’études centralconcerne le handicap. Les re-cherches axées sur les représen-

tations sociales concernant le travail etle handicap2 ont mis en évidence lesattitudes excluantes d’employeurs aumoment d’une embauche éventuelled’une personne handicapée, attitudesd’ailleurs souvent intériorisées par lespersonnes handicapées elles-mêmes.

En se basant sur la dynamique deces recherches peut se poser la ques-tion de l’intérêt de construire un réfé-rentiel commun aux diverses interpré-tations des processus. Il s’agit d’élargirle concept d’exclusion, par une approchetransdisciplinaire, en se concentrantsur cinq populations socialement fra-gilisées : les personnes handicapées,les immigrés, les familles maltraitan-tes, les personnes âgées et les adoles-cents violents.

Des chercheurs de cinq universitésbelges francophones ont croisé théo-ries et méthodologies, littératures etexpériences de terrain, dans le but dedépasser les approches cloisonnées etréductrices pour faire émerger une ap-préhension globale de l’exclusion, soustoutes ses facettes, dans toute sacomplexité.

Dès le départ, cette recherche s’estnourrie de la nécessité de s’inscrire dansune vision positive des populations ci-blées. En effet, à travers la littératurescientifique et les expériences de terraindéjà menées, c’est le vécu et les parolesdes personnes que les chercheurs ontinterrogés : leur souffrance tout commeleur volonté et leur capacité de s’en sor-

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2. Mercier M. Approche des représentations sociales re-latives à l’emploi des personnes handicapées en Régionwallonne. FUNDP et Ministère de l’Action so-ciale, du Logement et de la Santé, décembre1997.

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tir. Il s’agissait de produire non pas unsimple discours sur l’exclusion en géné-ral, mais un discours né aussi des pro-pres paroles de ces personnes exclues,paroles qui traduisent leur manièred’agir, de réagir et de vivre face aux nor-mes édictées par la société et à l’organi-sation de leur vie quotidienne3.

Des concepts préalableset des théories pédagogiques

Cette recherche s’est fondée sur unedynamique d’analyse des processusd’inclusion et d’exclusion, sur base deconcepts construits pour décrire deuxpopulations particulières : les person-nes handicapées d’une part, et les per-sonnes immigrées d’autre part.

Intégration, insertion,inclusionCes trois concepts caractérisent les for-mes selon lesquelles la personne handi-capée peut prendre sa place dans lasociété4.

L’intégration consiste à favoriserl’adaptation de la personne handicapée,dans un milieu ordinaire : elle doit cor-respondre aux normes et aux valeurs so-ciales dominantes et développer desstratégies pour être reconnue commeles autres. L’insertion, par contre,consiste à mettre en place un environ-nement adapté qui correspond auxcaractéristiques de la personne handi-capée. C’est l’environnement qui esttransformé, pour que la personne han-dicapée trouve sa place, dans un sys-tème structuré en fonction de ses in-capacités.

D’un côté, ce sont les normes socia-les qui dominent et la personne doit s’yadapter ; de l’autre, la personne est pla-cée dans un milieu adapté pour elle,mais qui sort du cadre accessible à tous.Dans l’insertion, il y a une forme demarginalisation, telle qu’on la retrouvedans l’enseignement spécial ou l’entre-prise de travail adapté.

L’inclusion implique un processusdialectique où, d’un côté, la personnehandicapée cherche à s’adapter le pluspossible aux normes sociales et, del’autre, où les normes sociales s’adap-tent pour accepter les différences : dé-veloppement de stratégies par lesquel-les chaque population, avec sesspécificités, devrait trouver sa place. La

Déclaration de Madrid, proclamée parl’European Disabilty Forum en 2002,articule deux concepts liés à la discrimi-nation, pour définir l’inclusion, dans ledomaine du handicap. En effet, les per-sonnes handicapées ont droit à la non-discrimination (égalité des droits) maisaussi à des discriminations positivespour compenser le handicap (égalitédes chances), pour être incluses dansune société qui les accepte avec leursdifférences et leurs similitudes.

Assimilation, segmentation,nouveaux liens sociauxCes notions sont utilisées pour caracté-riser les modes d’accueil de populationimmigrées dans une société5.

L’assimilation indique un processuspar lequel la personne immigrée doit seconformer à la culture d’accueil : elle estassimilée aux normes et aux valeurs véhi-culées par les autochtones, et ses diffé-rences culturelles ne sont pas tolérées.La segmentation consiste à accepter lesdifférences, mais à les enfermer dans desghettos : les personnes immigrées peu-vent vivre leur spécificité culturelle, endehors des liens avec les populationsautochtones. Ces deux attitudes d’ac-cueil débouchent sur l’exclusion : ellesmarquent le refus de se laisser interpellerpar les différences culturelles.

L’établissement de nouveaux lienssociaux tolère au contraire les confron-tations : les cultures différentes, parleur mise en présence, leur interpéné-tration, s’enrichissent mutuellement ;les confrontations culturelles permet-tent à chacun de développer de nou-veaux modes de relations sociales, denouveaux liens sociaux.

Normalisation, valorisationdes rôles sociaux, participationsocialeNous faisons référence à des théoriespédagogiques particulièrement attenti-ves aux interactions des personnes han-dicapées avec leur contexte social6.

Le principe trouve son fondementdans une théorie qui prône la mise enœuvre de méthodes et de techniquespédagogiques qui amènent la personnehandicapée à développer des compor-tements, des attitudes et des habilitésqui sont le plus possible conformes auxnormes et aux valeurs sociales domi-nantes : les interventions pédagogi-ques consistent à normaliser les per-sonnes, fût-ce au prix d’interventionscontraignantes. La valorisation des rô-les sociaux consiste davantage à valori-ser les habilités spontanées des person-nes concernées : leurs comportementset leurs habilités sont acceptés dansleur spécificité, voire même valorisés,sans s’attarder au risque de stigmatisa-tions ; c’est la société qui doit recon-naître, en tant que telle, la créativité dela population concernée.

Le paradigme de la participationsociale consiste à faire reconnaître lapersonne handicapée en tant qu’acteursocial apte à revendiquer sa place dansla société. Les personnes handicapées,regroupées en associations, peuventêtre des acteurs de changements quimènent des actions sociales. Elles re-vendiquent leurs droits et reconnais-sent leurs devoirs, affirment leurs spé-cificités et respectent les exigencescollectives. Elles luttent contre les dis-criminations et participent à la pro-duction d’une société plus juste, pluséquitable et plus tolérante.

Le mouvement Personne d’abord,par exemple, est porteur d’une telleidéologie.

Forger de nouveaux concepts

À partir de conceptions telles que déve-loppées ci-dessus, nous constatons quede nouveaux concepts peuvent être for-gés pour rendre compte d’une appro-che commune et unifiée, dans la trans-disciplinarité, de l’exclusion et del’inclusion. En effet, comme préoccu-pation première, nous avons pu consta-

3. Mercier M., Quelques points de repère épistémologiques. in Fontaine, P. (Dir.). La connaissance des pauvres, Édi-tions Travailler le Social, Louvain-la-Neuve, 1996.

4. Nous nous référons essentiellement ici à des concepts développés par Stiker H-J., Corps infirmes et sociétés,Dunod, 1982.

5. Voir à ce sujet Martiniello M., Sortir des ghettos culturels, Presses de Sciences Po, Paris, 1997.6. Ces théories sont issues de paradigmes québecois, élaborés dans le champ de la déficience mentale mais, à

notre avis, applicables dans d’autres champs d’interventions. Voir à ce sujet Grubar J.-C, Ionescu S., Ma-gerotte G., Salbreux R., L’intervention en déficience mentale. Théories et pratiques, Presses Universitaires deLille, 1992.

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ter que l’exclusion ne pouvait être envi-sagée qu’en regard de processus positifsd’inclusion sociale, tel que rappelé plushaut.

L’opposition entre groupemajoritaire ou dominant et groupes dits minoritairesLa recherche a mis en exergue deux ma-nières typiques d’approcher l’exclusion :sous l’angle du groupe majoritaire et àpartir du goupe minoritaire. Ces deuxapproches sont indissolublementcomplémentaires. Le groupe dit majori-taire est considéré comme le producteurdu discours sur l’exclusion : à traversl’activité politique, il fixe les repères sé-parant la normalité de l’anormalité, aurisque d’ailleurs de confondre les deuxdiscours dominants sur l’exclusion quesont le discours politique et le discoursscientifique, et de ne retenir du secondque ce qui lui convient.

Le discours dominant n’étant pasforcément celui du plus grand nombre,le concept de groupe dominant a par-fois semblé plus approprié que celui degroupe majoritaire, en particulier lors-qu’il s’agit de réfléchir sur l’identité etles motivations de ceux qui produisentles représentations sociales telles quela rentabilité et l’excellence : on enconnaît trop bien les conséquences surle sentiment d’exclusion, notammentpar rapport à la question obsédante dutravail et à son importance dans l’ima-ginaire social en termes d’inclusion oud’exclusion.

Le second pôle est formé d’un ouplusieurs groupes dits minoritaires,considérés comme marginaux par lereste de la société (le groupe majoritai-re). C’est le cas des personnes handica-pées sous le regard des valides, des per-sonnes âgées sous celui des personnesencore socialement actives, des famillesmaltraitantes et des adolescents violentspar rapport aux personnes socialementconformes, des immigrés, traitéscomme tels par les autochtones. Évi-demment, les exclus d’un groupe peu-vent avoir la chance de faire partie d’unou plusieurs groupes majoritaires, maisils peuvent aussi avoir la « malchance »de cumuler plusieurs situations d’exclu-sion : songeons aux adolescents violentsissus de familles immigrées, aux person-nes handicapées vieillissantes.

La distinction entre exclusionobjective et exclusionsubjectiveUn deuxième concept transversal rapi-dement apparu comme indispensabledans cette recherche est la distinctionentre exclusion objective et exclusionsubjective. L’exclusion subjective dési-gne l’ensemble des représentations so-ciales (croyances, préjugés, images, va-leurs, normes sociales) qui déterminentet entretiennent le sentiment d’exclu-sion dans certaines catégories de la po-pulation. Elle est induite par un effet demiroir, le regard que la société a sur elleset qu’elles finissent par porter, elles aus-si, sur elles-mêmes. L’exclusion s’insèreen effet dans un discours global légitimépar des représentations sociales, descroyances, des normes (« un handicapéau travail manque de productivité »).Celles-ci sont instituées par une partiedu corps social et acceptées ensuite parsa majorité.

Quant à l’exclusion objective, elledésigne des faits objectifs, des obser-vations de terrain désignés par ungroupe extérieur au groupe minori-taire comme des critères d’exclusionbien établis. En effet, des personnesqui n’appartiennent pas à un groupeconsidéré comme exclu sont parfoisamenées à statuer sur la réalité objec-tive de l’exclusion et sur l’identité despersonnes concernées ; c’est le casnotamment des scientifiques, des pro-fessionnels (travailleurs sociaux, mé-decins,…) ou des acteurs politiques.

Une proposition originale de modèle permettantd’analyser les diverses formesd’exclusion

Les concepts d’exclusion objective/subjective et de groupes majoritaire/minoritaire ayant dessiné un cadreglobal, d’autres concepts tels quebien-être, résilience, stigmatisation,discrimination, accessibilité, norme,ont aussi été relevés. Ils mettent enévidence la nécessité d’articuler lesdimensions sociale et individuelle del’exclusion (lien social, représenta-tion sociale, utilité sociale, honte, pi-tié, peur…). Prenant en compte lelien entre l’exclusion subjective et lesreprésentations des groupes minori-

taires, entre l’exclusion objective etles représentations sociales des grou-pes majoritaires, nous avons finale-ment abouti à une nouvelle grilled’analyse du discours sur la gestionpolitique de l’exclusion mais aussides positions subjectives et des stra-tégies des exclus.

Le modèle théorique commun quia ainsi émergé consiste à décrire l’ex-clusion sous deux angles de vue : à lafois du point de vue des excluants, legroupe majoritaire, et du point de vuedes exclus, le groupe minoritaire.C’est ainsi qu’une première facette dece modèle définit une typologie desgestions politiques de l’exclusion surbase de la distance ressentie par legroupe majoritaire envers le groupeminoritaire ; tandis qu’une seconde ladéfinit en s’appuyant sur la distanceressentie par le groupe minoritaireenvers le groupe majoritaire. Par lacomplexité et la multiréférence qu’elleouvre, en opposition au morcelle-ment trop réducteur des spécialisa-tions scientifiques, ce modèle à dou-ble face pourrait constituer unnouveau paradigme de lecture de l’ex-clusion.

La distance ressentie par le groupe majoritaireenvers le groupe minoritaireLa première facette de ce modèle pré-sente l’originalité de poser un lien entreles représentations que se fait le groupemajoritaire et les divers modes de ges-tion instaurés par la société, depuis l’as-sistance jusque la sanction, depuis lavolonté d’intégration jusqu’au désird’exclusion. En effet, les représenta-tions du groupe majoritaire se tradui-sent par divers degrés et types de dis-tance envers l’« autre », envers l’exclu.Dans la littérature scientifique, cettedistance est mise en évidence à partir dedeux sentiments opposés, la pitié ou lapeur, ou encore un mélange complexede ces deux sentiments. Dans les deuxcas, ils induisent une prise de distanceavec l’exclu, et donc construisent l’ex-clusion.

La pitié est l’une des fabriques del’exclusion. En effet, lorsqu’une per-sonne dite normale et socialement insé-rée prend pitié de quelqu’un, elle se dé-tache de l’autre, révèle qu’elle n’a plusrien de commun avec lui et nie l’expé-rience de l’autre en tant que sujet.

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7. Habermas J. Théorie de l’agir communicationnel, 2 volumes, Fayard, Paris, 1987.

Qu’elle s’exprime par de la compassionou de la répulsion, la pitié instaure unmode de communication de « je à il »,dans un cadre étroit qui ne donne pasaccès à la parole de l’autre (rapport « je-tu ») ni à l’intersubjectivité (rapport« je-je »)7. En revanche, la peur expri-me plutôt la crainte d’une relation dedominé à dominant (potentiels ouréels). Tout comme la pitié, la peur estun sentiment individuel. Toutes deuxrelèvent d’un registre émotionnel, cen-tré sur soi.

Nous mettons en évidence que cha-cun de ces sentiments tend à alimenteret légitimer une politique de gestion del’exclusion tout à fait opposée, une po-litique d’assistance dans le cas de la pi-tié, une politique de sanction dans lecas de la peur.

Or, ces deux sentiments peuventprendre chacun des connotations diffé-rentes selon que la perception del’autre par le groupe majoritaire estplus ou moins positive. C’est ainsi parexemple que la pitié prendra la formede la compassion si l’autre est perçupositivement, tandis qu’elle se mani-festera par de la répulsion si sa percep-tion est franchement négative. Avec lapeur, c’est entre la simple appréhen-sion et l’aversion complète que le sen-timent oscillera.

Ces perceptions positives ou négati-ves de l’autre sont fondamentales pourcomprendre la manière dont le groupemajoritaire gère le processus d’exclu-sion. En effet, la pitié exprimée par de lacompassion invite le groupe majoritaireà vouloir inclure l’autre, à croire à soncaractère « repêchable ». Au contraire,quand elle s’exprime par de la répulsion,elle l’incite à aider le groupe minoritairemais en le mettant ou laissant à part,

comme s’il n’existait aucune chance dele récupérer dans la société. Ceci per-met donc de comprendre que les politi-ques d’assistance prennent une orienta-tion intégrationniste ou une orientationségrégationniste.

Cet effet d’une perception positiveou négative de l’autre s’observe aussiquand c’est la peur qui inspire principa-lement le groupe majoritaire. En effet,quand la peur ne se traduit que par del’appréhension, elle incite le groupemajoritaire à donner une dernière chan-ce à l’exclu, à essayer quand même de le« repêcher », avec la pensée que ce n’estpeut-être pas tout à fait impossible. Parcontre, lorsque la peur s’accompagned’une perception franchement négativede l’autre et s’exprime par une véritableaversion, le groupe majoritaire cherche-ra à bannir complètement l’exclu, à lesupprimer de son champ de vue, en leconsidérant comme perdu pour la so-ciété.

Quatre formes types de gestion del’exclusion par la société (majoritaire)prennent ainsi leur sens. Nous lesavons dénommées : « l’assistance in-clusive », « l’assistance exclusive »,« la sanction inclusive » ou enfin la« sanction exclusive » (Figure 1).

L’assistance inclusive

Elle traduit une volonté d’inclusion so-ciale et se manifeste sous la forme d’uneaide accordée à une personne suscepti-ble de s’en sortir. Elle s’appuie sur uneattitude de compassion, basée sur laplainte de l’autre et le caractère modi-fiable de sa situation. L’aide à domicilepour les personnes âgées dépendantes

Figure 1 : Perception, de la part du groupe majoritaire, de la distance éprouvée envers les personnes du groupe minoritaire et du contrôle qu’elles exercent sur leur trajectoire.

PEURappréhension- aversion

Individu (ougroupe) perçu« en-deçà »,repêchable

Individu (ougroupe) perçu« au-delà », nonrepêchable

SANCTION INCLUSIVE SANCTION EXCLUSIVE

PITIÉCompassion- répulsion

ASSISTANCE INCLUSIVE ASSISTANCE EXCLUSIVE

relève de ce pôle : elle leur permet decontinuer à vivre chez elles.

L’assistance exclusive

En revanche, elle se traduit par une aidequi maintient dans l’exclusion sans pourautant l’aggraver. Elle se fonde sur uneattitude de répulsion, basée sur le carac-tère jugé inéluctable de la situation pourla personne exclue. Les allocations de re-venu pour personnes handicapées ensont un bon exemple : elles leur permet-tent de survivre, tout en les empêchantde réellement s’intégrer dans la société(la perte de l’allocation en cas de revenuprofessionnel les dissuade en effet de serisquer sur le marché du travail).

La sanction inclusive

C’est une politique moins fréquente quise fonde sur une attitude que les auteursont qualifiée d’appréhension ; autre-ment dit, une crainte de l’autre tempé-rée par l’espoir que sa situation puisse semodifier. On pourrait aussi appeler cet-te politique l’inclusion de la dernièrechance. Les peines d’intérêt généralpour de jeunes délinquants en consti-tuent sans doute le meilleur exemple.

La sanction exclusive

Elle représente une volonté d’exclusionsociale complète : enfermement, éloi-gnement hors du pays, voire élimina-tion. Elle se fonde sur une attituded’aversion, mélange de crainte et de ré-pulsion imputable à l’autre. La doublepeine pour les allochtones (prison puisexil) en constitue un bon exemple, toutcomme l’euthanasie des personnes âgéesou handicapées dans le régime nazi.

Pour comprendre ces quatre pôlesdans la manière dont un groupe majo-ritaire gère l’exclusion, une troisièmedimension est encore apparue commeutile : le jugement de culpabilité ounon prononcé par le groupe majoritai-re. En effet, lorsque le groupe majori-taire déclare que l’exclu s’est renducoupable d’une « faute » envers la so-ciété (l’image du « mauvais pauvre »par exemple), il méritera une sanctionexclusive, l’exil, l’enfermement. Si parcontre le groupe majoritaire inno-cente l’exclu en condérant que sa si-tuation résulte d’une fatalité dont iln’est pas responsable (le « bon » pauvre

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méritant par exemple), il cherchera à fai-re ce qui lui semble possible possiblepour l’intégrer, à lui accorder une assis-tance inclusive. Bref, cette troisième di-mension des représentations sociales dugroupe majoritaire permet bien de com-prendre ce qui sépare l’assistance inclu-sive de la sanction exclusive8 : c’est pour-quoi elle est représentée par unediagonale aux deux autres axes.

La distance ressentie par le groupe minoritaire envers le groupe majoritaireAfin de comprendre l’exclusion aussibien à partir du discours du groupedominant que du vécu des exclus, il estindispensable de doubler ce modèlepar une autre typologie se basant sur ladistance ressentie par le groupe mino-ritaire envers le groupe majoritaire9.Celle-ci peut s’exprimer par deux sen-timents extrêmes : soit par un senti-ment de sécurité et de confiance, parune certitude d’être encadré, assisté,accepté, de pouvoir accéder à des res-sources et des aides, soit par un senti-ment d’abandon, de rejet, une impres-sion d’inaccessibilité des ressources ouaides. Dans le premier cas, on peutparler d’un sentiment d’accès à desressources, dans le second d’un senti-ment d’inaccessibilité des ressources.

Comme précédemment, chacunde ces deux sentiments extrêmes peutse colorer d’une touche positive ounégative. Ici, c’est en fonction de laperception positive ou négative queles exclus ont d’eux-mêmes, à savoirleur capacité à participer à la vie so-ciale ou a contrario la perception deleur impuissance. Dans le premiercas, on parlera d’un sentiment decompétence, de résilience, d’em-powerment; dans le second cas, onparlera d’un sentiment de honte, d’in-compétence, de manque d’estime desoi10. Croiser ces deux dimensionsdans les représentations sociales desexclus par rapport au groupe majori-taire permet dès lors de construireune typologie des exclus selon quatretypes idéaux ; que nous avons appellé« l’individu ré-intégré », « l’individuassisté », « l’individu organisé » et« l’individu désespéré ».

L’individu ré-intégré

Ce serait celui qui garde le sentimentd’un retour possible à la « norma-

le » et dispose d’une capacité à utiliserorganisations et mesures d’intégrationfavorisant la normalité et la non-dis-crimination. Chez ce type d’exclu,l’exclusion serait perçue comme acci-dentelle ou partielle et n’engendrantpas de rupture par rapport au groupedominant : elle serait donc vécuecomme un simple état de fragilité dueà l’expérimentation d’une disqualifica-tion sociale. C’est par exemple la per-sonne qui perd son emploi maisconserve le ferme espoir de retrouverun travail grâce aux mesures d’accom-pagnement dont il bénéficie.

L’individu assisté

Il correspondrait à celui chez qui pré-vaut un sentiment d’incapacité de re-tour à la « normale », l’utilisation desaides financières et sociales lui permet-tant la simple satisfaction des besoinsde base, dans une attitude d’abandonde comportements actifs. L’individuassisté est donc celui qui accepterait defaçon résignée l’aide et la mise à l’écartimposée par le groupe majoritaire. Onpeut penser que certains pensionnésvivant mal leur mise à la retraite enconstituent un bon exemple: bienqu’ils jouissent d’une pension, ils seconsidèrent comme n’étant plus bons àrien puisqu’ils ne travaillent plus.

L’individu organisé

Ce serait par contre celui qui exprimeson sentiment d’abandon par une dé-marche active, basée sur le refus de cetabandon, sur le soulignement des diffé-rences et la revendication de politiquesspécifiques. Il se sent capable d’être uti-

le, à travers la participation à des asso-ciations. On parlera ici de socialisationde la révolte. L’individu organisé refusela disqualification sociale dont il faitl’objet et bénéficie d’un capital socio-culturel suffisant pour contester la placequi lui est assignée. On peut songer auxmembres de groupes revendicatifs me-nant une lutte sociale active (et parfoisviolente) pour la reconnaissance deleurs droits spécifiques, tout en contes-tant la manière dont la société (majori-taire) les prend en compte, comme parexemple les associations de mal-enten-dants.

L’individu désespéré

Ce serait celui qui est écrasé par le dou-ble sentiment d’une incapacité person-nelle à vivre une participation socialesocialement acceptable et d’un abandonou rejet par tous. Tout en refusant sa si-tuation sociale, il ne dispose pas d’uncapital socio-culturel suffisant pourprétendre s’y opposer. À l’inverse del’individu organisé, il présente un défi-cit dans sa maîtrise du jeu social, cequi explique qu’il puisse adopter descomportements perçus comme dé-viants et venant renforcer sa disqualifi-cation et sa délégitimisation par legroupe majoritaire. Les jeunes délin-quants se révoltant sauvagement ou levieillard sombrant dans la dépressionvoire le suicide ou le massacre (« FortChabrol ») en seraient des exemples(Figure 2).

Comme dans la première facette dumodèle, une troisième dimension estencore nécessaire pour bien compren-dre les diverses formes d’exclusion et les

Figure 2 : Perception par le groupe minoritaire des normes sociales du groupe majoritaire.

INACCESSIBILITEDES RESSOURCES

Capacité departiciper à la viesociale du groupedominant

Incapacité departiciper à la viesociale dugroupe dominant

INDIVIDU ORGANISÉ(INSERTION) INDIVIDU DÉSESPÉRÉ

(EXCLUSION)

ACCÈS AUXRESSOURCES

INDIVIDU RÉ-INTÉGRÉ(INTEGRATION)

INDIVIDU ASSISTÉ(ASSISTANCE)

8. Dans les situations où culpabilité et irresponsabilité ne sont pas clairement départagées, parce qu’ellescoexistent, ou se succèdent, le groupe majoritaire oscillera entre une assistance exclusive et une sanction in-clusive (la dernière chance).

9. Les choses étant complexes, cette distance est aussi alimentée chez les exclus par les représentations qu’ilsperçoivent dans le groupe majoritaire quant à leurs liens possibles avec la société.

10. Ces sentiments sont bien sûr assez liés à l’exclusion subjective vécue par les groupes minoritaires.

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multiples stratégies ou trajectoires desexclus: il s’agit du fait que l’exclu se sen-te ouvert à la culture dominante, parta-ge ses valeurs et normes, se montre prêtà s’y adapter; ou au contraire qu’il y soitfermé, réfractaire, opposé, sans désir des’y adapter. Cette troisième dimensionest représentée par une diagonale dansla matrice car elle permet de clairementdifférencier l’individu ré-intégré et l’in-dividu désespéré : c’est l’acceptationdes normes majoritaires ou leur refus11

Intérêts du modèle et perspectives

À notre sens, le premier intérêt de cemodèle théorique à double articulationest de permettre de saisir le sens non seu-lement des diverses politiques de gestionde l’exclusion par les groupes dominantsmais aussi des diverses stratégies des ex-clus par rapport à leur situation. En effet,il leur donne sens à partir des représenta-tions sociales que le groupe majoritairese fait de l’autre et à partir des représen-tations sociales de soi-même présentesdans le groupe minoritaire, les premiè-res fondant l’exclusion objective et lessecondes l’exclusion subjective.

La double articulation du modèlesuggère en outre l’hypothèse qu’à toutepolitique de gestion de l’exclusion par legroupe majoritaire tendrait à correspon-dre une stratégie de certains exclus inté-ressés à y répondre ou s’y sentant acculés.Inversément, toute stratégie particulièredes exclus pourrait encourager une poli-tique de gestion de l’exclusion par legroupe majoritaire. Si cette nouvelle pis-te de recherche s’avèrait fructueuse, onpourrait parler de boucle de rétroactionpositive, amplifiant l’exclusion ou l’inté-gration, selon les cas. Les personnes sou-mises à des politiques excluantes et sesentant exclues confirment l’exclusion.Les personnes soumises à des politiquesintégrantes et se sentant intégrablesconfirment l’intégration. Entre ces deuxextrêmes, des situations complexes, ana-lysables théoriquement et empirique-ment, peuvent se présenter.

Enfin, le modèle proposé tented’élaborer une typologie, à partir de

cas idéaux, dans une perspective desimplification, afin de mettre en évi-dence des stratégies applicables à dessituations. Nous ne prétendons pasque le modèle s’applique avec la mê-me fécondité à chaque forme d’ex-clusion et à chaque population con-cernée. Cependant, il trace des lignesdirectrices pour une évaluation despolitiques de lutte contre l’exclusion.Nous sommes conscients que deséléments sont mis en place mais que,dans une stratégie de cercle her-méneutique, nous devons renforcerl’élaboration théorique pour la confron-ter aux données empiriques qui véri-fient ou falsifient la fécondité dumodèle. Nous tentons, dans une ap-proche transdisciplinaire, de fournirà la fois des éléments de compréhen-sion, et des éléments d’évaluation despolitiques d’action de lutte contre lesexclusions, et pour les inclusions.

11. Dans le cas des exclus organisés ou des exclus assistés par contre, la position est plus complexe, mais pourdes motifs différents. Les exclus organisés visent à changer leur place en cherchant à modifier les représen-tations du groupe majoritaire à leur égard. En effet, il y a contradiction entre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et celle du groupe majoritaire. Les mouvements féministes ou homosexuels constituent un bonexemple d’exclus organisés. Dans le cas des exclus assistés par contre, ils partagent les valeurs du groupemajoritaire mais ne se croient pas capables d’y correspondre.

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