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N° 5/2011 ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS SÉRIE « PHILOSOPHIE ET SCIENCE DE L HOMME » TOME XLV N° 5 MAI 2011 M 34 ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS - CAHIERS DE L'ISMÉA ISSN 0013.05.67 CPPAP : n° 0914 K 81809 PRIX : 31 ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS Tome XLV, n°5, mai 2011, Série « Philosophie et science de l’homme », M, n° 34. Directeur de la Série : Jacques Michel. SOMMAIRE D. DUFOURT J. MICHEL R. CHARVIN F. DAGOGONET M. FAUCHEUX M. DEGRANDS- CHAMP D. DUFOURT M-P. ESCUDIÉ S. RENIER Introduction au numéro Une pathologie néolibérale : l’évaluation Le prix d’une chose n’exprime pas toujours la valeur Évaluation et jugement De quelques évaluations et de quelques juge- ments Le développement durable, produit joint de la coproduction de la science et de l’ordre social, relève-t-il du seul jugement des acteurs L’aventure politique de Gaston Berger : anthro- pologie prospective et éducation au prisme de la création de l’INSA de Lyon John Dewey et l’école comme communauté miniature : de l’analogie politique au jugement 739 745 753 775 779 789 795 819 841 In memoriam Gérard de Bernis 1928-2010 **Couverture+IV Couv 5/11 16/06/11 7:35 Page 1

Economies et Sociétés

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N° 5/2011

ÉCONOMIESET SOCIÉTÉS

SÉRIE « PHILOSOPHIE ET SCIENCE DE L’HOMME »

TOMEXLVN° 5MAI

2011

M

34ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS - CAHIERS DE L'ISMÉA

ISSN 0013.05.67CPPAP : n° 0914 K 81809

PRIX : 31 €

ÉCON

OMIE

S ET

SOC

IÉTÉ

STome XLV, n° 5, mai 2011, Série « Philosophie et science de l’homme », M, n° 34.

Directeur de la Série : Jacques Michel.

SOMMAIRE

D. DUFOURT

J. MICHEL

R. CHARVIN

F. DAGOGONET

M. FAUCHEUX

M. DEGRANDS-CHAMP

D. DUFOURT

M-P. ESCUDIÉ

S. RENIER

Introduction au numéro

Une pathologie néolibérale : l’évaluation

Le prix d’une chose n’exprime pas toujours lavaleur

Évaluation et jugement

De quelques évaluations et de quelques juge-ments

Le développement durable, produit joint de lacoproduction de la science et de l’ordre social,relève-t-il du seul jugement des acteurs

L’aventure politique de Gaston Berger : anthro-pologie prospective et éducation au prisme de lacréation de l’INSA de Lyon

John Dewey et l’école comme communautéminiature : de l’analogie politique au jugement

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In memoriam Gérard de Bernis 1928-2010

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ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉSCAHIERS DE L’ISMÉARevue fondée en 1944 par François Perroux

Comité de DirectionHenri Bartoli (†), Gérard de Bernis (†), Rolande Borrelly (UniversitéGrenoble III), Albert Broder (Université de Créteil), Jean-MarieChevalier (Université Paris IX - Dauphine), Jean Coussy (EHESS),Jean-Claude Delaunay (Université de Marne-la-Vallée), Renato DiRuzza (Université Aix-en-Provence I), Pierre Duharcourt (Universitéde Marne-la-Vallée), Louis Fontvieille (Université Montpellier I),Bernard Gerbier (Université Pierre Mendès France - Grenoble II),Christian Le Bas (Université Lumières - Lyon II), Jacques Léonard(Université de Poitiers), François Michon (Université Paris I), Jean-Louis Rastoin (SupAgro, Montpellier), Jean-Claude Toutain (CNRS),Sylvain Wickham (Isméa).

Secrétariat de la revueISMÉA, 59 boulevard Vincent Auriol, 75703 Paris Cedex 13Tél. : 33 (0) 1 44 97 25 15 - Fax : 33 (0) 1 44 97 25 41.e-mail : [email protected]

Directeur de la PublicationRolande Borrelly, Présidente de l’ISMÉA

Administration - Abonnements - DiffusionLes Presses de l’ISMÉA vous sont reconnaissantes de noter que, àpartir de 1999, les abonnements aux revues Économie appliquée etÉconomies et Sociétés sont à souscrire auprès des « Presses del’ISMÉA » dont l’adresse postale est : 38, rue Dunois 75013 Paris.

Abonnement annuel à « Économies et Sociétés »(12 numéros) :France : 229 euros.Étranger : 245 euros (port avion en sus : 39 euros).Pour les numéros publiés avant 1968, s’adresser à Kraus Reprint,Millwood, New York, 10546 USA.

Imprimerie PRÉSENCE GRAPHIQUE, 37260 Monts.

Les sommaires de tous les numéros des revues Économie appliquée (à partir de 1970) et Économies et Sociétés (à partirde 1980) sont disponibles sur le Netsite : www.ismea.org

La revue mensuelle Économies et Sociétés (Cahiers del’Isméa) publie actuellement 13 séries (voir liste ci-après), dontdouze couvrent un champ économique spécifique.

Ces séries répondent aux exigences suivantes :

– défricher les champs nouveaux de la connaissance dès qu’ilsapparaissent comme réalité à interpréter ;

– développer des méthodes propres et rigoureuses, adaptées àleur objet ;

– insérer l’économie politique dans l’ensemble des sciencessociales afin qu’elle exerce sa fonction spécifique dans le dialoguepluridisciplinaire nécessaire.

Chaque numéro est publié sous la responsabilité du Directeur dela série. Celui-ci assume toute la partie scientifique de la prépara-tion du Cahier, et en particulier la désignation des référés. La mêmeprocédure s’applique aux textes présentés à des colloques.

La Direction de l’ISMÉA peut, si le calendrier des diverses sériess’y prête, et si l’occasion le rend utile, publier un cahier Hors Série.La décision concernant cette publication est prise par un groupe dequatre membres du Comité de Direction choisis en fonction du sec-teur de leur compétence. Ce groupe assume alors les tâches et laresponsabilité d’un Directeur de série.

Liste des séries vivantes

Socio-Économie du travail (AB), Histoire économique quantitative(AF), Systèmes agroalimentaires (AG), Économie et Gestion desServices (EGS), Économie de l’énergie (EN), Développement, crois-sance et progrès (F), Économie de l’entreprise (K), Philosophie etscience de l’homme (M), Monnaie (ME), Relations économiquesinternationales (P), Histoire de la pensée économique (PE), Théoriede la régulation (R), Dynamique technologique et organisation (W),Hors série (HS).

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ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS

Cahiers de l’ISMÉASérie « Philosophie et science de l’homme »

M, n° 34Mai 2011

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LISTE DES ADRESSES PROFESSIONNELLESDES AUTEURS

CHARVIN Robert Université de NiceFaculté de DroitCampus Trotabas06050 [email protected]

DAGOGNET François Université de Paris 1-Sorbonne

DESGRANDSCHAMP Marc [email protected]

DUFOURT Daniel Institut d’Etudes Politiques de Lyon14 avenue Berthelot69365 Lyon cedex [email protected]

ESCUDIÉ Marie-Pierre GREPH-IEP de Lyon14 avenue Berthelot69365 Lyon cedex [email protected]

FAUCHEUX Michel Institut National des Sciences Appliquées deLyonCentre des Humanités1 rue des Humanités69621 Villeurbanne [email protected]

MICHEL Jacques Institut d’Etudes Politiques de Lyon14 avenue Berthelot69365 Lyon cedex [email protected]

RENIER Samuel GREPH-IEP de Lyon14 avenue Berthelot69365 Lyon cedex [email protected]

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SOMMAIRE

D. DUFOURT

J. MICHEL

R. CHARVIN

F. DAGOGNET

M. FAUCHEUX

M. DESGRAND-SCHAMP

D. DUFOURT

M-P ESCUDIÉ

S. RENIER

In memoriam Gérard de Bernis 1928-2010

Introduction au numéro

Une pathologie néolibérale : l’évaluation

Le prix d’une chose n’exprime pas toujours lavaleur

Évaluation et jugement

De quelques évaluations et de quelques juge-ments

Le développement durable, produit joint de lacoproduction de la science et de l’ordre social,relève-t-il du seul jugement des acteurs

L’aventure politique de Gaston Berger : anthro-pologie prospective et éducation au prisme de lacréation de l’INSA de Lyon

John Dewey et l’école comme communautéminiature : de l’analogie politique au jugement

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CONTENTS

D. DUFOURT

J. MICHEL

R. CHARVIN

F. DAGOGNET

M. FAUCHEUX

M. DESGRAND-SCHAMP

D. DUFOURT

M-P ESCUDIÉ

S. RENIER

Gérard de Bernis (1928-2010) In memoriam

Foreword

A Neoliberal Pathology: To Assess

The Price of a Thing Does Not NecessarilyReflect Its Value

Évaluation and Judgement, par Michel Faucheux

About Some Evaluations and Some Judgements

Are Stakeholder Communities Involved in theCo-production of Science and Social Order theBest Evaluators of Sustainable DevelopmentProjects?

Thought and Action of Gaston Berger for aProspective Anthropology : The Case of INSA-LYON and the Education to Citizenship forEngineer

John Dewey and the School as MiniatureCommunity.: from Political Analogy to Judge-ment

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In Économies et Sociétés, Série « Économie de l’entreprise »,M, n° 34, 5/2011, p. 739-743

Gérard de Bernis 1928-2010

In memoriam

« Il ne peut être d’exposé d’un champ de l’analyse économique, fût-ce dans un Précis, qui ne s’appuie sur une problématique théoriqueexplicite : l’empirisme fait obstacle à une compréhension en profon-deur, empêche de dégager l’essentiel de l’accessoire, interdit dereconstruire le monde concret comme un tout intelligible. Encore cetteproblématique ne saurait-elle se construire dans l’ordre du pur dis-cours logique ou se préoccuper de sa seule cohérence. Elle n’a de sensque si, trouvant sa source dans les faits, elle est pertinente à leurégard, c’est-à-dire susceptible d’en rendre compte » : dans sa préfaceà la 4ème édition du précis Dalloz, datée de septembre 1976, Gérard deBernis éclaire ce qui aura été la ligne directrice de toute son œuvre etsans doute sa seule ambition.

Rendre intelligible le monde concret, une telle ambition signalaitune personnalité d’exception. Pour le comprendre, il importe d’évo-quer en premier lieu les évènements majeurs qui ont scandé le vécu desgénérations qui eurent vingt ans dans les années soixante.

Revivez un instant, toutes générations confondues, ces années là et(re)découvrez leur caractère profondément chaotique : elles commen-cent par la décolonisation 1 (vue d’Europe et de France singulièrement,avec les accords d’Evian dans la foulée du référendum du 8 janvier1961), se poursuivent par la Conférence Tricontinentale de La Havane(du 3 au 13 janvier 1966) 2 où les seuls observateurs français sont

1 « Entre le 1er janvier et le 31 décembre 1960, dix-sept pays africains deviennent indé-pendants, s’ajoutant aux sept qui le sont déjà. Le Cameroun, souverain depuis le 1er janvier,a inauguré la série. Ont suivi le Sénégal, le Togo, le Mali, Madagascar, le Zaïre, la Soma-lie. En août, cascade d’indépendances : Bénin, Niger, Haute-Volta, Côte d’Ivoire, Tchad,Centrafrique, Congo et Gabon. En octobre, le Nigeria. En novembre, la Mauritanie « Fran-çois Poli [2010] « Jeune-Afrique: Il y a cinquante ans, Jeune Afrique naissait à Tunis sousle nom d’Afrique Action... » http://cabindascope.wordpress.com/category/afrique/page/5/

2 Mehdi Ben Barka organisateur de la conférence est enlevé et assassiné en 1965.René Galissot consacre, dans le numéro d’octobre 2005 du Monde diplomatique, au rôlejoué par Ben Barka un article intitulé « Mehdi Ben Barka et la Tricontinentale ». En1967, Che Guevara sera assassiné dans sa cellule le 9 octobre.

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3 À lire ou relire Manville M. [1998], « Périssent les Colonies » Le Monde diploma-tique, avril 1998.

4 Qualifié par Guy Pervillé, de gaulliste et progressiste, Albert Paul Lentin écrit dansle numéro 151 du 4 octobre 1967 de l’hebdomadaire Nouvel Observateur, un articleretentissant intitulé « Le grand défi de Guevara ».

5 Irving Louis Horowitz (Ed.] The Rise and Fall of Project Camelot: Studies in theRelationship Between Social Science and Practical Politics. (Cambridge MA: TheM.I.T. Press, 1967).

6 Johan Galtung [1967], « Scientific Colonialism », Transition, n° 30, avril-mai, pp.10-15.

7 Cf. Kosciusko-Morizet J., Peyrelevade J. [1975], La mort du dollar. Editions duSeuil

8 Les dix-huit leçons sur la société industrielle professées en Sorbonne par RaymondAron, ne sont disponibles en librairie qu’en 1962.

9 Servan-Schreiber J-J. [1968], Le défi américain. Denoêl.10 Idée ancienne et tout à fait classique nous dit-il dans une recension de l’ouvrage

de J. K. Galbraith consacré au pouvoir compensateur parue dans la Revue économique,vol. 32, n°5, 1981, à l’occasion de la publication de la nouvelle édition révisée de cetouvrage.

l’avocat martiniquais Marcel Manville 3, ami de Frantz Fanon, et lejournaliste Albert Paul Lentin 4 ; elles vous submergent, enfin, avec laguerre du Vietnam, les pratiques néocoloniales des gouvernementsaméricains en Amérique latine illustrées par le scandale du projetCamelot 5 (dénoncé en son temps par Johan Galtung 6), tout cela pré-figurant pour « la République impériale » la mort du dollar 7. Maisdéjà s’annoncent les évènements de mai 1968, vingt ans après l’entréeen vigueur du Traité de Rome, tandis que les réformes de Liebermanen URSS semblent parachever l’avènement d’une coexistence paci-fique, liée en fait à l’hégémonie reconnue des sociétés industrielles 8.

Avoir vingt ans dans les années 60 c’est aussi rencontrer les contra-dictions manifestes entre les lignes de fond : l’internationalisation deséconomies qui conduit Jean Jacques Servan-Schreiber à célébrer l’in-dustrie américaine en Europe comme la troisième puissance mondia-le après les USA et l’URSS 9, l’avènement des nations prolétaires, ladérèglementation des marchés financiers déjà à l’œuvre avec la proli-fération des eurodollars et la crise du système monétaire international.

Comment restituer un sens à cette décennie chaotique et quel sens ?Les déchiffrages alors proposés, ne visent pas à rendre compte de

ces lignes de fond (ce sera le fait des années 70) mais à en saisir leseffets sur les seules questions qui intéressent alors, celles qui relèventde ce qu’on dénommera plus tard la gouvernance multilatérale.

Gérard de Bernis a déjà posé les jalons de la problématique théo-rique, qui permettra de rendre ces réalités intelligibles : l’idée de régu-lation 10, lui semble en effet en mesure de fournir la clef d’une inves-

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tigation destinée à mettre au jour les principes d’intelligibilité qui nesont autres que ceux qui régissent l’ordre international du capital. Maispour construire cette problématique théorique, encore faut-il en avoirfini avec les fameuses robinsonnades qui agrémentent durablement lesrécits des avancées théoriques concourant à l’institutionnalisation dulibre-échange et du marché mondial comme normes théoriques indé-passables et qui préfigureraient (déjà !) la fin de l’histoire.

Il suffit de relire le Précis et le célèbre article de la Revue écono-mique intitulé « les limites de l’analyse en termes d’équilibre général »pour comprendre la méthode et le cheminement intellectuel de Gérardde Bernis. Dans la plupart des manuels qui contribuent à l’avènementd’une « science normale » le marché mondial c’est la réduction ultimedes sociétés humaines à une collection d’acteurs cosmopolites à cepoint interchangeables que l’on peut dresser des idéaux-types de leurscomportements et stratégies en se passant de toute références à cesartefacts, résidus d’un autre âge, et porteurs de valeurs que la rationa-lité marchande a reléguées au musée des curiosités de l’histoire, quesont les institutions, création de l’action collective organisée. Pourbalayer ce réductionnisme et promouvoir une problématique théoriquede l’ordre mondial du capital et rendre ainsi intelligibles les caracté-ristiques des relations internationales qui en découle, il faut d’abord enfinir avec l’opus magnum des universitaires américains des années 60,à savoir la grande synthèse qui entend concilier la macroéconomiekeynésienne et la microéconomie néoclassique. Dans l’avant-proposde ce numéro exceptionnel de juin 1975 de la Revue économique quiporte l’intitulé « Crise de l’économie et des sciences sociales »,Jacques Lautman présente les textes de Gérard de Bernis et de JacquesLesourne. Du texte du premier, il écrit « qu’avec avec une cultureconsidérable (et qui montre combien il est imprudent de faire commesi le dernier modèle éclos disait le tout du savoir économique) cetarticle tente de formuler l’état actuel des difficultés internes de la théo-rie microéconomique » 11 (sous jacente à l’équilibre général néoclas-sique). Mais dans ses écrits ultérieurs Gérard de Bernis va plus loinpuisqu’il fait grief aux post-keynésiens « tout en continuant à fairedépendre la croissance de l’investissement et celui-ci [l’équilibre post-keynésien] de la seule anticipation de la demande effective, et nond’une stratégie active de maximation du taux de profit, de s’interdired’introduire véritablement la stratégie des relations internationales au

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11 Jacques Lautman [1975] « Avant-propos », Revue économique, volume 26, n°6,p. 882.

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cœur même de la stratégie du profit 12 ». Ainsi en a-t-on terminé avecles robinsonnades tant néoclassiques que keynésiennes consacrées àl’ouverture de l’économie nationale sur l’extérieur, fictions théoriquesdont la fonction est dans un cas d’évacuer avec les Etats et leur genè-se toute réalité historique et dans l’autre d’accréditer l’idée que l’in-ternational n’est pas de nature fondamentalement différente de ce quise passe dans l’espace économique national et que les régulations quivalent pour le marché national sont transposables au marché mondial.

Comment effectuer le retour au réel qu’appelle la problématique dela régulation? Le cheminement est malaisé, mais à coup sûr il passe parle retour aux classiques et Marx. Imagine-t-on une construction théo-rique plus perturbante pour les théories économiques néoclassique etkeynésienne que celle qui identifie des avantages comparatifs desNations, irréductibles aux avantages compétitifs des firmes. Ainsi lesNations existent! Encore faut-il savoir rendre compte de leur identité,de leur cohérence, et de leur éventuelle pérennité. C’est dans l’ouvra-ge « L’idée de régulation dans les sciences » que Gérard de Bernischoisit de dévoiler sa problématique théorique 13. Celle-ci place aucœur de la réflexion les procédures sociales qui permettent la mise encohérence des transformations des appareils de production et des évo-lutions concomitantes des besoins sociaux, encadrés par des références(politiques, culturelles et symboliques) à des systèmes de valeur ins-crits dans des expériences historiques.

Peut-on mesurer la révolution copernicienne qu’une telle probléma-tique, vouée à l’intelligibilité du réel, allait susciter parmi les docto-rant(e)s des années soixante, qui, en France, assistaient à la mise enplace de la politique des revenus avec la création du Centre desRevenus et des Coûts en 1966, voyaient célébrer l’Europe solidaire[Marchal A. (1964), Editions Cujas] au même titre que la zone franc[De Lattre A. (1966) Politique économique de la France depuis 1945,Sirey, pp. 404-432] et devaient tous les jours s’efforcer de répondre àcette inquiétante distorsion: à l’heure où brillait aux frontons desFacultés la mention « de Droit et Sciences économiques » il leur reve-nait de se plonger, sans aucune explication d’aucune sorte, dans l’ap-prentissage de la discipline dans des traités « d’Économie Politique »,

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12 Gérard Destanne de Bernis [1977] Relations économiques internationales. I.- Échanges internationaux, Précis Dalloz, Paris, p. 1121.

13 Destanne de Bernis G. [1977], « Régulation ou équilibre dans l’analyse écono-mique » in L’idée de régulation dans les sciences, sous la direction de A. Lichnerowicz,F. Perroux et G. Gadoffre, Collection recherches interdisciplinaires, Maloine-Doin Éditeurs, Paris.

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à l’image du célèbre manuel de Raymond Barre, intitulé qui laisseentendre que l’analyse économique ne saurait se confondre avec lesméthodes du droit et des sciences politiques comme l’avait voulu ledécret du 30 avril 1898 ! 14

C’est en refaisant pour leur compte propre un parcours voisin sinonidentique à celui que proposait Gérard Destanne de Bernis, que lesapprentis économistes ont compris que cette « dismal science » dénon-cée par Carlyle, pouvait offrir d’autres perspectives quant à l’intelligi-bilité du réel. Ils ont ainsi découvert la valeur d’un enseignement quine les confinait pas dans la recherche d’une mathématisation de doc-trines informes, évaluée à l’aune d’une rigueur formelle, se substituantà la recherche d’un sens ou pire en tenant lieu.

Daniel DufourtMai 2010

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14 Cet arrêté divisait le doctorat en droit en deux mentions: sciences juridiques, d’unepart, et sciences politiques et économiques d’autre part, en vue de permettre aux docto-rant de cette deuxième mention de présenter le concours d’agrégation de droit, spécia-lité sciences économiques. Cf. Le Van-Lemesle L. [2004], « 1897 : l’agrégation commeoutil de professionnalisation » L’Économie politique, 2004/3 no 23, p. 52-71.

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Introduction

Jacques Michel

Université de Lyon, Institut d’Études Politiques, GREPH

Ce numéro de Philosophie et sciences de l’homme reprend en par-tie la question, tant débattue ces derniers temps, de l’évaluation.Beaucoup d’encre a coulé, tant pour promouvoir la notion et la raffinerque pour s’inquiéter de ses projets gestionnaires et de son style exper-tal. L’alarme a vivement été tirée dans de nombreux secteurs spéciale-ment ceux de la santé, de la justice, de l’enseignement et de larecherche. Les craintes sont celles de la mise en concurrence des pra-tiques tant des individus que des institutions, l’estimation quantitativeou financière des résultats, la standardisation utilitaire et la normalisa-tion des savoirs, leur mise au service des exigences de productivitévoire leur incorporation idéologique dans la justification des politiquesmenées.

Touchant tous les domaines des activités humaines, s’appliquanttant aux individus qu’aux personnes morales, et n’épargnant pas lesEtats eux-mêmes, l’évaluation se veut technique de détermination descompétences et de rétribution des mérites, elle se veut instrumentneutre et impartial, remplaçant le jugement toujours douteux deshommes par le diagnostic scientifique, comme tel indifférent aux pré-férences subjectives et aux influences idéologiques. L’évaluation seveut effort soutenu pour doter les acteurs sociaux de moyens permet-tant un ajustement toujours plus précis de leurs actions aux objectifsque poursuit la société tout en respectant, est-il dit, leur égalité fonda-mentale.

Ne parle-t-on pas volontiers aujourd’hui de « culture de l’évalua-tion » pour signifier une nouvelle attitude générale, universelle, quidevrait substituer enfin aux jugements subjectifs et aux opinionsapproximatives des indicateurs objectifs permettant d’apprécier à leur

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« juste valeur » les capacités tant des institutions que des individus àapprocher et à atteindre des objectifs considérés comme essentiels ?N’y voit-on pas des méthodes améliorées pour mesurer l’usage desressources sociales, un ensemble de moyens permettant une meilleureresponsabilisation des acteurs sociaux, une meilleure appréciation dela part prise par chacun dans l’effort collectif, une manière plus justede distribuer honneurs ou blâmes, de promouvoir l’excellence et com-battre la médiocrité ?

Mais quel projet social et politique le déploiement généralisé desprocédures d’évaluation poursuit-il ? La notion est bien partout, del’évaluation des politiques publiques à l’auto-évaluation. Comme unesorte de mot d’ordre, une passion et un devoir.

Dans ce recueil, c’est bien cette obsession de l’évaluation qui estquestionnée. « Pathologie néolibérale » diagnostique Robert Charvin,où l’on voit les souverainetés politiques appréciées par des agences denotation dont le but est de soumettre les ressources matérielles ethumaines des peuples aux exigences d’un capital qui ne connaît ni feuni lieu. Production de thèmes ajustés à la neutralisation des choix ainsique le montre Daniel Dufourt dans son enquête sur le thème, aujour-d’hui bien porteur, du « développement durable ». Dispositif générali-sé de « désubjectivation » questionne Michel Faucheux à partir du casde l’université. C’est bien un style qui paraît s’imposer et se générali-ser et qui, à chercher obstinément des critères objectifs de mesure quine devraient rien aux options toujours suspectes des hommes ne finitpar les trouver que dans la répétition savante de l’ordre ou plus exac-tement dans son énonciation expertale et son simulacre de scientifici-té.

Ce qui se réalise, avec beaucoup de brutalité, n’est-ce pas, sous celeitmotiv de l’évaluation, l’exact mode de fonctionnement des sociétésde contrôle dont Gilles Deleuze repérait les lignes de forces en 1990 ?On aurait dû – certains l’ont fait [Zarifian P. 2004] – accorder biendavantage d’attention à ces alertes alors données par le philosophe quipointait avec précision lesdites crises des institutions et « l’installationprogressive et dispersée d’un nouveau régime de domination »[Deleuze G. (1990), p. 246]. Accordons lui donc toute notre attention.

Prenons le cas de l’enseignement, de l’éducation, puisqu’il en estlargement question dans ce volume et écoutons Deleuze : « On peutprévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se dis-tinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais quetous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation perma-nente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le

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cadre-universitaire. On essaie de nous faire croire à une réforme del’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, onn’en a jamais fini avec rien »... « Le principe modulateur du salaire aumérite n’est pas sans tenter l’Education nationale elle-même : en effet,de même que l’entreprise remplace l’usine, la formation permanentetend à remplacer l’école, et le contrôle continu remplacer l’examen. Cequi est le plus sûr moyen de livrer l’école à l’entreprise » » [DeleuzeG. (1990), p. 237].

Ces propos ont donc plus de vingt ans caractérisant des sociétés oùle pouvoir doit s’exercer désormais non plus disciplinairement dansdes lieux d’enfermements mais tout au contraire par dissipation desfrontières et unification des procédures sous le triste vocable de « gou-vernance ». Car l’objectif est unique, il est la production de comporte-ments ajustés au monde positif. Mais plus qu’une adhésion par choixà des valeurs qui seraient proposées par ce monde, c’est une adhéren-ce, un contact lissé à ses surfaces qui est demandé : celles-ci n’en appa-raîtront que plus planes quand les comportements en épouseront lesreliefs et les formes. Aussi, l’excellence qui vise cette adhérence et quechacun doit viser et se donner pour but enjoint-elle de faire en sorteque l’ordre social et politique puisse trouver crédit auprès des savoirs,que ceux-ci trouvent leur compte auprès de la production des richessescomme au chevet de l’amplification des misères. Il y a toujours desmatériaux où se spécialiser, ce qui n’est pas du tout contradictoire avecl’autre idée, apparemment opposée, de la pluri, de la trans, ou encorede l’a-disciplinarité. Car sous ces vocables ce qui est escompté c’estune convergence et une entente des savoirs pour l’accréditation despouvoirs sociaux et de leurs impératifs.

Il est bien clair que cette accréditation doit trouver son prix, sarécompense dont la valeur est à déterminer selon une capacité à rece-voir indexée sur la qualité de l’accréditation elle-même. Par une flatte-rie perverse, ici, le maître n’est pas celui qui accrédite mais celui quiest accrédité. Il convient là de relire attentivement ce que relevait, demanière assez proche de Deleuze, Gérard Granel lorsqu’il envisageaitces processus qui nous menacent de production d’objets « qui n’ob-jecterai(en)t... plus rien par (leur) matière, comme si celle-ci avait étéréduite à la plasticité infinie du matériau absolu et que corrélativement,(leur) formalité procédât toute entière d’un décret de formalisation »[Granel G. (1995), p. 78]. L’évaluation n’aurait-elle pas cette vertud’enrôler chacun dans la production d’axiomatiques qui ôtent aux sub-stances scientifiques (cela peut s’appeler méthodologie), culturelles etsociales leur puissance de reformation et de contestation. Empêcher les

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recodages, briser les flux, disait Deleuze [Deleuze, (1972), p. 292], «réduire la substance sociale à une sorte de matière plastique » écritGranel [Granel G., (1995), p. 87]. Les sociétés disciplinaires formaientdes identités fermées - et l’université n’y a certainement pas échappé -les sociétés de contrôle visent la dislocation : « on n’en a jamais finiavec rien ».

Mais si l’évaluation apparaît comme le ressort d’une « mobilisationgénérale » pour une compétition marchande à l’échelle mondiale c’estpeut-être parce que comme l’écrit encore Granel : « devenir mobilesignifie pour toute structure sociale (quelle qu’elle soit : famille, com-merce, autoroutes, rapports sexuels, sport, système éducatif, et mêmeles sciences de la nature ou les sciences humaines) le fait qu’elle puis-se recevoir n’importe quelle forme requise par les besoins de l’aventu-re politique. Tout comme si elle n’avait pas de forme propre » [GranelG., (1995), p. 87].

L’aventure politique n’est pas neuve, elle est celle de la marchandi-sation généralisée de tous les matériaux et le perfectionnement de leurprésentation. La matrice de l’évaluation, comme le dit bien Deleuze,c’est l’entreprise qui exige dévouement à ses objectifs et mobilisationautour de ses projets. « Idéologie de remplacement » pour des sociétésde la « surmodernité » ainsi que l’écrit Georges Balandier [BalandierG., 2010], l’évaluation ne doit pas nous faire oublier que toute valeurest créée par le travail humain et qu’il s’agit d’orienter la totalité decelui-ci, afin que, sans nul reste, ses efforts soient sans relâche et obs-tinément tendus vers l’augmentation de son rendement. C’est cela qu’ilconvient de contrôler, en faisant au mieux pour que le travail qui estl’objet du contrôle ne soit pas dérouté par ses passions et ses désirspropres. L’idéal – nous y tendons – serait que chacun, muni de safeuille de route puisse rectifier de lui-même ses faux pas et ses dévia-tions afin de n’être pas surpris par les barrages. L’idéal serait qu’il n’yait plus besoin de barrages et que la docilité soit vécue comme une réa-lisation de soi. Ainsi que le dit toujours Deleuze, le mot d’ordre doit setransformer en mot de passe.

Si l’université vécut comme une brutalité l’avènement de l’évalua-tion – alors que, il faut bien le reconnaître, les procédés s’étaient déjàlentement immiscés dans ses pratiques – sa prise de conscience (for-cément malheureuse) prit parfois la formes du désarroi, comme si elleétait surprise de se voir mise en examen par la voie de telles procé-dures. Pourtant, ne fallait-il pas qu’elle soit, un jour, elle aussi, appe-lée par la conscription évaluatrice et sommée de combattre pour descauses étrangères à elle ? Qu’aucune parcelle du savoir n’y échappe

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(on pourrait presque dire : ne déserte), que chacune, quitte à se trans-former voire à se démultiplier et se fractionner, trouve sa place dans etpour l’efficacité de la machinerie productrice, autrement dit qu’elleaffiche sa compétence à augmenter les rendements. Machinerie : Marxen parlait déjà d’elle en ces termes : « le développement de la machi-nerie... n’intervient qu’à partir du moment où la grande industrie a déjàatteint un degré supérieur et où l’ensemble des sciences ont été captu-rées et mises au service du capital... L’invention devient alors un métieret l’application de la science à la production immédiate devient elle-même pour la science un point de vue déterminant et qui la sollicite »[Marx K. (1980, 2), p. 192).

Certes, Marx ne décrivait pas une machinerie aussi ample et aussitotale, mais Deleuze nous permet de redonner toute sa force actuelle àsa pensée. La machinerie est aujourd’hui complexe en raison même deses besoins et de ses objectifs, ses rouages et ses pièces sont faits de latotalité (fractionnée) des aspects de la vie, aussi sollicite-t-elle descompétences toujours plus précises en matière de réquisition desforces et de leur mise en synergie : la machine, pour indéfiniment separfaire, nécessite tant les sciences sociales que les sciences de la natu-re. L’arraisonnement (comme diraient certains) des connaissancesrequiert leur technicisation et le simulacre de leur scientificité. Et ilconvient de contrôler la valeur (évaluation) de cette technicisation, sonefficacité dans le perfectionnement (voire l’excellence) de la machine.C’est aussi la fonction de l’évaluation. À juste titre on a pu dire que lesavoir se trouvait « tyrannisé » [Zarka Y, 2009]. Le souci d’être utile,la crainte de ne pas être utilisé ou utilisable est l’angoisse tant de ceque l’on nomme encore les institutions que des hommes qui leurappartiennent. Ainsi que le dit Foucault : l’obsession d’être « dans levrai ». Il y a là un principe de rendement efficace travaillant aussi à laculpabilité : « on n’en a jamais fini » dans les sociétés de contrôle...Aussi, convient-il de trouver (et, là encore, on n’en a jamais fini...)l’évaluateur le plus expert, autrement dit celui, dont « on » dit qu’il saitreconnaître la valeur technique de l’inquiétude et qui peut conférer enretour quelque émotion voluptueuse à l’évalué. Nous n’en sommesprobablement pas là, l’émotion est plus triviale mesurée selon les uni-tés monétaires qui ont encore cours forcé. Mais l’idée initiale (l’idéalaussi ?) serait peut-être bien là, ce qui ne serait pas sans rappeler « lamonnaie vivante » pensée en 1970 par Pierre Klossowski [KlossowskiP., 1997]. À ce titre, l’évaluation ne serait peut-être pas chose aussinouvelle qu’il y paraît, mais un projet initial inconscient trouvant dansnos sociétés que certains nomment « sociétés de la connaissance » lesconditions de son explicitation.

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Avec l’évaluation nous sommes loin du jugement que l’on pouvaitcraindre aussi certes, mais que l’on pouvait au moins rapporter à uneautorité identifiable, questionnable et finalement fragile, elle aussi, endépit de sa position. L’heure est à l’anonymat, à l’appréciation clinique.L’expert évaluateur a ses critères (quantitatifs et officiels) d’évaluationqui lui accorde conséquemment une immunité de juridiction. On ygagne certes de n’être pas jugé puisque ce qui pourrait relever du juge-ment est indifférent à l’expertise évaluatrice, étant trop proche de ce quirelève des choix personnels et des originalités individuelles : il y a dusubjectif, et ce serait inconvenant. Mais on y perd lourdement aussi, carà la crainte du jugement se substitue l’angoisse du diagnostic.

On nous reprochera certainement de faire une critique abstraite del’expertise. Mais l’avons-nous faite ? Nous l’avons au contraire situédans le monde où il prend place et selon son inscription concrète dansdes procédures qui conduisent à des décisions où sont certes distribuésles honneurs et les blâmes, mais selon la tonalité du contrôle. Serait-ilsavant - et il l’est certainement - qu’il n’est pas « un » savant : son iden-tité est de position. Son appréciation (sa notation) a pour fonction deranger individus, institutions et même Etats selon leur degré de proxi-mité (ou même de collaboration) avec le monde tel qu’il est. Mais il neconviendrait pas de dire qu’il s’abandonne au monde, c’est le mondequi compte sur lui pour s’y recueillir, pour retenir dans la formulationscientifique qu’il attend de lui les critères décisifs de sa propre valida-tion. Si l’on est bien expert en quelque chose on est aussi l’expert dequelqu’un. Aujourd’hui, l’ordre se voudrait mondial ce qui rend ce «quelqu’un » inidentifiable sous la forme habituelle de l’autorité et lescritères d’évaluation se voudraient eux aussi mondiaux (universalité depur fait). Ainsi semble s’accomplir la figure épurée de l’expert désignétout simplement par les faits. Expert « de fait », cela devrait suffirepour enquêter et manifester de quoi les faits sont faits.

Ce recueil de texte est ainsi bien empreint d’exposés pessimistes etcritiques. Aussi publie-t-il des contributions de jeunes chercheurs quicorrigent avec bonheur la tonalité de ceux de leurs aînés. Ces articlesconcernent l’éducation.

Marie-Pierre Escudié nous parle de Gaston Berger, philosopheinfluencé par Husserl et qui fut en même temps un grand commis del’Etat et aussi un entrepreneur. Gaston Berger voulut créer une écoled’ingénieur (l’INSA de Lyon) qui serait différente, originale en cequ’elle devait inscrire les Humanités au cœur même d’une formationscientifique et technique. Il est bien clair que ce terme d’ « Humanités» dépasse et questionne, tout ce que l’on pourrait rassembler sous levocable de « sciences sociales ». Par là, ce que Berger voulait rendreprésent au sein de l’école c’était une autre acception de l’utilité, celle

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du service dû et rendu à la Cité des hommes afin que le sens de la com-munauté sociale et politique accompagne la fonction de l’ingénieur. Ily a là des leçons à tirer pour juger de l’évaluation.

Samuel Renier quant à lui nous parle de John Dewey, ce philosophepragmatiste américain auquel on prête aujourd’hui une grande atten-tion. Comme nous le dit bien l’auteur de l’article le souci de Dewey futde lier autrement l’école et la société. Le projet est bien sûr de part enpart politique. L’école relève, retient et développe ce que la sociétéporte en elle de dynamique. Sous l’angle de la transmission du savoirelle promeut des valeurs qui ne sont pas la répétition des habitudesintellectuelles et des conformismes sociaux. Il nous est apparu bon derevenir sur cette pensée qui elle aussi, et de manière originale, a réno-vé la notion d’utilité.

Enfin, donnant du relief à ces études, le lecteur trouvera deux textesbien particuliers. D’une part les précieuses remarques du ProfesseurFrançois Dagognet qui nous rappelle que la valeur n’est pas réductibleà son expression monétaire et marchande, qu’il y a toujours un dépla-cement où les valeurs morales reprennent leur droit. D’autre part les-dits « fragments » de Marc Desgrandschamp où sa sensibilité d’artistenous donne à voir que le jugement n’obéit à aucune règle qu’on pour-rait d’avance énoncer, qu’il est toujours surpris dans des situations par-ticulières où se disputent l’évaluation et le jugement.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BALANDIER G. [2010], « Variations anthropologiques et sociologiques surl’évaluer », Cahiers internationaux de sociologie, 2010-1, n°128-129, pp.9-26.

DELEUZE G. [1972], L’anti-oedipe, Editions de Minuit, Paris.DELEUZE G. [1990], Pourparlers, Editions de Minuit, Paris.GRANEL G. [1995], « Les années 30 sont devant nous », in Études, Galilée,

Paris.KLOSSOWSKI P. [1997], La monnaie vivante, Rivages-Poche, ParisMARX K. [1980], Manuscrits de 1857-1858 – Grundrisse, Editions sociales.ZARIFIAN P. [2004],« Contrôle des engagements et productivité sociale », Mul-

titudes 3/2004 (no 17), p. 57-67. ZARKA Y-C [2009], « Qu’est-ce que tyranniser le savoir ? », in Cités, 2009-

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In Économies et Sociétés, Série « Philosophie et science de l’homme »,M, n° 34, 5/2011, p. 753-774

Une pathologie néolibérale : « l’évaluation »

A Neoliberal Pathology : The Assessment

Robert Charvin

Professeur Émérite de l’Université de Nice – Sophia-AntipolisDoyen Honoraire de la Faculté de Droit de Nice – Sophia-Antipolis

L’évaluation et l’expertise sont présentes dans tous les aspects de lavie sociale et partout dans le monde : éducation, recherche scienti-fique, justice, santé publique... Mais c’est dans la sphère économiqueque l’évaluation a pris une importance décisive et c’est principalementpour des raisons économique qu’elle est devenue le meilleur instru-ment de gouvernement. Les experts apportent la légitimité aux déci-sions arbitraires des pouvoirs modernes.

Assessment and expertise are in all the aspects of the social life andall over the world : education, scientific research, justice, public heal-th... But, it is in the economic sphere that evaluation had taken a deci-sive importance and it is principally for economic reasons that eva-luation is today the best way of governance. The experts give legitima-cy to arbitrary decisions of our modern powers.

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Le pouvoir avance masqué, mais il change de masque à un rythmesoutenu pour faire croire que sa nature ou son mode de gouvernanceconnaissent des mutations toujours plus satisfaisantes pour les citoyens.Ce qui est nouveau, c’est que les légitimations préfabriquées par les « scribouilleurs branchés du prince » s’usent à une vitesse croissante etles pouvoirs publics et privés sont dans la nécessité de les réinventer enpermanence, en puisant à toutes les sources pour essayer de se pérenni-ser. Ces « innovations » – qui n’en sont pas – se développent tous azi-muts : les mesures juridiques s’accumulent à l’occasion de chaque faitdivers, se superposant inutilement au droit établi, source d’une insécu-rité juridique croissante ; le langage est « réajusté », les nouveaux motsservant plus à occulter une réalité difficile à accepter qu’à les définir ;les théories-modes se multiplient comme autant de gadgets de diver-sion, grâce au « talent » de ceux qui ne sont pourtant que des sténo-graphes de l’ordre, ce qui est la posture fréquente des juristes, tout enmettant en position confortable sur la scène médiatique « les artilleursde la pensée courbée » qui passent et repassent en boucle pour tenter deraffermir la puissance des puissants. Les maîtres du système (pouvoirsprivés et auxiliaires politiciens) larguent par dessus bord tout ce qui leshandicapent dans une véritable fuite en avant : sont ainsi progressive-ment abandonnés les principes fondamentaux et les valeurs qui étaienthier encore substantiels à l’ordre établi : la séparation des pouvoirs, parexemple, qui nuirait à « l’Efficacité » décisionnelle ou la liberté d’ex-pression parce que la loi « naturelle » de la concentration donne pleinemaîtrise à quelques groupes financiers sur les médias et qu’il ne faut pasentraver ce pseudo-naturalisme !

Le « grand » projet politique au service des marchés 1, qui transpa-raît, est de tuer le politique par tous les moyens. Les maîtres médiati-sés de la pensée du jour ont commencé, il y a de nombreuses décen-nies, par dénoncer les idéologies, phénomène « archaïque » du XIXe

siècle, sources des « totalitarismes » du XXe siècle. La vraie démocra-tie se devait de ne plus être conflictuelle (au mépris de ce que peut êtrela substance même de toute démocratie). Il s’est agi, après l’avoir limi-té au renouvellement électoral des « élites », de remplacer les poli-tiques publiques nécessairement aléatoires (selon les majorités poli-tiques) par une « gouvernance » stable 2, fondée sur les règles degestion de l’entreprise privée, telles qu’enseignées dans les écoles de

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1 Voir R. Charvin. « Tuer le politique », in Mélanges S. Milacic. Démocratie etliberté. Bruylant. 2008, p. 787 et s.

2 Dans une large mesure, l’Europe est le cadre qui a été revendiqué par les milieuxd’affaires pour s’assurer d’une stabilité politique et normative qui leur soit favorable.

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management. La grande entreprise privée est ainsi devenue le modèlequasi exclusif de toutes les structures de décision (y compris celles del’Université) reléguant tout imaginaire politique au niveau des utopiesdangereuses.Dans l’ordre interne, comme dans l’ordre international, laseule recette officielle est de gérer les hommes ainsi que la nature selonles « lois » de l’économie libérale, en se débarrassant d’un juridismehandicapant 3. Il n’y aurait d’autre salut dans le cadre d’une compéti-tion de plus en plus vive.

Dans cette perspective, les Thermidoriens du XXIe siècle 4 tententdonc, dans l’étape actuelle, d’imposer partout une approche comp-table, seule vérité « objective », dégagée des subjectivités individuelleset partisanes, des affrontements de classe, du relativisme culturel, etc.

Un néo-scientisme, initié particulièrement par les économistes decour, est ainsi à l’œuvre, faisant de « l’évaluation » 5 son instrument demesure de toute réalité.

Les pouvoirs imposent unilatéralement, par un acte arbitraire denomination, une procédure leur permettant de produire officiellement« la norme du vrai », une sorte de « sur-savoir », les évaluateurs étant« plus savants que les savants », « plus experts que les experts », selonla formule de Y.C. Zarka 6. Cette procédure d’évaluation serait apte àpénétrer tous les domaines quels qu’ils soient, permettant des classe-ments, des appréciations rigoureuses coût-retour sur investissement, etdonc, raison d’être essentielle, la suppression du « gaspillage » et laréalisation des larges économies dont le système a besoin pour main-tenir le taux de profit de ses principaux opérateurs. L’arbitraire de lanorme et du chiffre s’étend plus ou moins insidieusement à tous lesdomaines.

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3 Cet anti-juridisme se conjugue avec la logorrhée juridique précédemment citée. Ledroit des affaires, en effet, échappe pour l’essentiel à ce phénomène relevant essentielle-ment de la démagogie et d’une volonté répressive.

4 Parmi les auteurs en pointe dans ce combat, on peut noter la place occupée par les« ex », c’est-à-dire ceux qui font de leur propre rédemption d’anciens marxistes le para-digme de toutes leurs analyses : par exemple, F. Furet ou S. Courtois, A. Kriegel, et biend’autres. D. Ben Saïd règle leur compte : « ... (ils) ne sont jamais venus à bout de leurtravail de deuil et (ils) ont traîné comme un boulet leur mauvaise conscience de staliniensretournés, à la manière dont les Thermidoriens du Directoire et de l’Empire n’ont cesséde courir après leur respectabilité... » (Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal del’histoire. Fayard. 1999. p. 174).

5 Cf. ne 37 de la Revue Cités consacrée à « L’idéologie de l’évaluation, la grandeimposture » PUF, mars 2009. Voir notamment, l’éditorial de Yves Charles Zarka («Qu’est ce que tyranniser le savoir ? » et son étude « L’évaluation : un pouvoir supposésavoir »).

6 Y.C. Zarka. Éditorial de la revue Cités, op. cit.

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La crise financière du capitalisme n’a pas affaibli cette pratique. Aucontraire, elle donne l’occasion de conforter ce néo-scientisme, aunom du sauvetage du « vrai » capitalisme, qui ne serait pas celui de laspéculation et des logiques financières qui se manifestent depuis ledébut des années quatre-vingt. Ainsi, la dérégulation imposée par cecapitalisme va de pair avec un durcissement des contrôles, exercésselon des modalités variables, dont celle de « l’évaluation », devenueoutil de bonne gouvernance 7 ! Désormais, l’évaluation double et sur-plombe les procédures traditionnelles d’appréciation.

Le coût humain ou les problèmes institutionnels lors d’une crisepolitique nationale ne sont plus pris en compte. La seule « vraie »question est la capacité de résistance de l’économie face aux troublesnés de cette crise. C’est ainsi, par exemple, que le journal Le Monde « évalue » la crise thaïlandaise de mai 2010 selon les mêmes critèresque la Banque de Thaïlande (BOT) : la crise politique n’a pas de gra-vité puisqu’elle n’aurait coûté à l’économie nationale que 0,3 à 0,5%du PIB 8 ! Tout devient calculable !

Une réflexion comparée sur l’évaluation et le jugement, qu’il soitjudiciaire ou historique, s’impose. Tout d’abord, parce que la procédu-re d’évaluation est cannibale : elle tend à liquider toute autre procédu-re, ensuite, parce qu’elle est profondément régressive, car se voulantvérité quantifiable, elle n’est qu’imposture.

I. – DU JUGE À L’ÉVALUATEUR

« Qui est le juge » ? s’interrogeait D. Bensaïd 9 en s’irritant de ladimension transcendante masquée que tout juge acquiert par sa fonc-tion, y compris lorsqu’il s’agit de l’Histoire.

Durant des siècles, l’Église était l’unique juge qui au nom de sesdogmes décidait, y compris à coup d’ordalies, des Bons et desMauvais, des Coupables et des Innocents, prélude au JugementDernier où – le hasard a de l’humour – les Bons devaient être à la droi-te de Dieu et les Mauvais à gauche !

Sans abandonner une liturgie et un décorum marqués de religiosité,la justice est rendue aujourd’hui fictivement « au nom du peuple fran-

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7 Cf. Isabelle Barbéris. « Le cauchemar de Paul Otlet », in Cités, op. cit.8 Cf. Le Monde du 19 mai 2010 « L’économie thaïlandaise résiste à l’impact des

troubles de Bangkok ».9 Cf. D. Bensaïd. Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’histoire. Fayard.

1999.

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çais », par des individus nommés (après concours cependant) jouissantd’un statut spécial. Un juge instruit à charge et à décharge ; d’autresjuges, à l’issue d’une procédure contradictoire rendent leur jugement.Le juge, inséré dans une procédure stricte, compare les thèses en pré-sence et se prononce comme une sorte d’arbitre dans un conflit entreindividus ou dont une partie (au pénal, par exemple) est l’Etat incar-nant l’ « ordre public ». Bien évidemment, le juge reste « situé » dansson pays, et sa législation du moment, et ne peut aller au-delà de sontemps : on le constate clairement dans le domaine des conflits sociauxou dans celui des actes en relation avec la sexualité, très marqués idéo-logiquement. Cette procédure qui procure néanmoins certaines garan-ties au justiciable est le résultat de nombreux combats politiques,sources d’une lente construction protectrice.

Dans l’ordre international, le juge n’est apparu que dans la secondemoitié du XXe siècle pour statuer entre deux États et à l’encontre d’in-dividus censés être responsables de crimes de masse, avec pour réfé-rence des entités abstraites (la « Communauté internationale »,l’« Humanité », etc.).

Les tribunaux internationaux jugent des individus : or, de nombreuxcrimes sont impersonnels. Ils sont le résultat d’une longue chaîne deresponsabilités ainsi que de structures lourdement structurantes descomportements. Le crime de masse est un « crime qui passe de mainen main » et se décompose en une infinité d’actes individuels peu dissociables les uns des autres. Juger des individus (ceux qui ont été « pris ») responsables de crimes de masse est un non-sens : il s’agitseulement d’actes « judiciaires » estimés « utiles ». Il était ainsi « nécessaire » de juger devant le Tribunal de Tokyo, aux lendemains dela Seconde Guerre mondiale, quelques dirigeants et militaires japonaispour les millions de morts asiatiques du fait de leur participation à lagestion de l’Empire militariste japonais, pour des raisons « pédago-giques » tout en préservant « l’innocence » de l’Empereur Hirohitopour faire face aux dangers communistes au Japon et dans la région !

J. Verges a raison, lorsqu’il s’étonne par ailleurs qu’il y a (ait ?)crime contre l’humanité reconnu essentiellement lorsqu’il frappe lesEuropéens, ou lorsque les criminels sont africains ! Lorsqu’en 1973,les Nations Unies ont étendu la qualification de crime contre l’huma-nité au cas de l’apartheid, il n’en est rien résulté pour les blancsracistes sud-africains ! Les procès pénaux de l’ordre international sonttrès proches du jugement des historiens.

Hors système juridique, à une autre échelle et à d’autres fins, cer-tains font en effet appel à l’Histoire au nom d’une morale historicisée.

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Mais le jugement historique ne peut se conclure par une sentence com-parable à une sentence judiciaire. L’Histoire se réécrit en permanenceet le passé est ainsi tout aussi incertain que l’avenir. Les jugements his-toriques se succèdent et parfois se contredisent. La Révolution fran-çaise, par exemple, après avoir été la référence constante des diffé-rentes Républiques françaises, est devenue sous la Ve République, (lapseudo-célébration du bi-centenaire a été révélatrice), objet d’un pro-cès permanent et un événement inutile, couteux, repoussoir de touterévolution 10 !

La Révolution d’Octobre, un temps célébrée sous toutes les lati-tudes, a été historiquement « réévaluée » après la disparition del’URSS, et non seulement Staline, mais Lénine et Trotsky en ont faitglobalement les frais !

La fragilité du jugement historique est ainsi patent : c’est un procèssans sujet ni fin, sans juge ni châtiment et sans prise au sérieux de ladurée des séquences historiques choisies. Toute lecture de l’Histoireest une lecture stratégique et temporaire 11.

Quelle que soit l’appréciation portée sur le juge et sur l’historien etleur usage implicite ou explicite de fétiches, qu’il s’agisse de la Loi, del’Humanité ou de l’Histoire (toujours précédées de majuscules!)demeure le politique !

La face cachée du juge, quel qu’il soit ou de l’historien, c’est soncaractère inévitablement politique, quoiqu’ils pensent d’eux-mêmes etde leur œuvre.

Rien ne peut fournir au juge et à l’historien une jauge, un étalon, unsystème fiable de balance parfaitement réglé ! Le juge statue au périldu doute. La ligne de partage entre le juste et l’injuste, le vrai et lefaux, étant poreux, sa fonction n’est qu’un art, plus ou moins utilitai-re. Quant à l’historien, comme tout praticien des sciences sociales ethumaines, il ne peut, s’il est conscient de lui, qu’admettre son degrérelatif d’incompétence à saisir la Vérité qui bien qu’existante reste plusou moins inaccessible.

On comprend la colère de ceux qui ne se satisfont pas du juge et dece mal qui hante l’époque : « la manière compulsive de juger » [BEN-

758 R. CHARVIN

10 Sous la IIIe République, particulièrement, toutes les révolutions, à l’exception dela Commune, qu ‘avait connues la France, étaient pédagogiquement célébrées : on pou-vait, par exemple, remettre une gravure de « Baudin sur les barricades » (révolution de1848) à un élève reçu premier du canton au CEP ! C’est dire le chemin parcouru !!

11 Habermas, à ce sujet, parle de « l’usage public que l’on fait de l’Histoire »,in Devant l’Histoire. On constate ce qu’en ont fait les F. Furet, Ernst Nolte, A. Harendt,etc. « L’histoire de l’Histoire est un grand cimetière des théories » (D. Bensaïd. op. cit,p. 154).

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SAID (1999) p.7] 12 tout et partout. Mais la vraie question à poser àtout juge est évidemment : « qui t’a fait juge ? ». « La montée en puis-sance » du juge a été mise en cause par les tenants du système : la loine tranchant pas clairement, le juge retouche en permanence ce quinorme les comportements. Il fait sans défaire. Il est, ainsi, accusé, dejudiciariser l’existence, bien que ce soit par défaut. Simultanément, lesystème applaudit au modèle institutionnel nord-américain avec laCour Suprême ; on stimule la croissance des contentieux individuelsen favorisant l’atomisation de la société !

Il est apparu que ce procès du juge 13 ouvrait la voie à la condam-nation du point de vue juridique au bénéfice d’un point de vue « tech-nologique ». C’est le calcul qui éliminerait toute singularité, toute opa-cité, dans le cadre du nouveau capitalisme au sein duquel « il fautdésubjectiviser » pour mieux réguler les individus 14.

Voltaire soulignait que pour « juger des poètes, par exemple, il fautsavoir sentir, il faut être né avec quelques étincelles du feu qui animeceux qu’on veut connaître ». Voilà qui est incompatible avec le capita-lisme du XXIe siècle ! L’évaluateur, c’est-à-dire l’expert, doit se sub-stituer à ce type de juge, dont le travail est essentiellement qualitatif,c’est-à-dire fondamentalement humain et incertain. L’expert, aucontraire, est celui, selon le Littré, qui a acquis une « habilité », une « connaissance spécialisée ». Il est chargé d’ « examiner un compte »,« d’estimer une valeur », « d’apprécier un coût ou un profit » afin depouvoir fixer un prix. La question est essentiellement quantitative.

Si les « évaluateurs » sont apparus ces dernières décennies dans tousles domaines : éducation, recherche scientifique, santé publique, justi-ce, opinion publique 15, etc. , c’est dans la sphère de l’économie que

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13 M. Foucault a apporté sa contribution (involontaire) à cet extrémisme capitaliste :« L’Occident n’a jamais eu d’autre système de représentation, de formulation et d’ana-lyse du pouvoir que celui du droit, le système de la loi. Et je crois que c’est la raison pourlaquelle, en fin de compte, nous n’avons pas eu, jusqu’à récemment, d’autres possibili-tés d’analyser le pouvoir, sinon en utilisant ces notions élémentaires, fondamentales, quisont celles de la loi, de la règle, du souverain, de délégation de pouvoir, etc. Je crois quec’est de cette conception juridique du pouvoir, de cette conception du pouvoir à partir dela loi et du souverain, à partir de la règle et de la prohibition, qu’il faut maintenant sedébarrasser si nous voulons procéder à une analyse non plus de la représentation du pou-voir, mais du fonctionnement réel du pouvoir », in Les Mailles du pouvoir. Dits et écrits.II (1976-1988). Gallimard. 2001, p. 1002.

14 Cf. B. Stiegler. Mécréance et discrédit. I. La décade des démocraties industrielles.Galilée. 2004.

15 Les Instituts de sondage mesurent en permanence, à la demande des pouvoirspublics, des pouvoirs privés, des partis, des médias, l’état de l’opinion sur une questionparticulière, c’est-à-dire le nombre de partisans ou d’adversaires d’une question, d’unechose, etc. Ils classent les personnalités selon leur popularité. Ils provoquent ainsi desralliements à leurs propres positions.

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l’évaluation a pris une place décisive et pour des raisons économiques,qu’elle s’est répandue partout. Les « experts » sont devenus les GrandsPrêtres assistant les Princes d’aujourd’hui et légitimant leurs options.Aucun projet de loi d’importance, aucune décision stratégique nemanque d’être précédé d’une cohorte de « rapports d’experts » attes-tant que le choix des décideurs n’est pas « politique », mais le résultatd’ « exigences objectives ».

Les grandes firmes, depuis longtemps, ont au sein de leur structure,des organismes chargés, par exemple, d’évaluer le « risque-pays » afinde guider leur politique d’exportation.

Les États ont eux-mêmes créés divers organismes qui pratiquent desévaluations. En France, par exemple, la Coface (organisme de statutprivé mais alimenté par les deniers publics) se charge d’assurer lesentreprises à l’exportation, dans la mesure où les destinations, aprèsévaluation, ne présentent pas de risques excessifs.

L’Union Européenne a mis en place Eurostat, institut de statistiques,chargé d’évaluer les politiques financières des États membres. Elle aainsi, par exemple, encore, créé un Comité d’évaluation des banqueseuropéennes et de leur politique en matière de fonds propres.

Avec le développement des marchés financiers à partir de la fin desannées 1970, se sont développés des organismes privés, aux États-Unispuis en Europe occidentale, les Agences de notation 16. Elles évaluentaussi bien la stratégie des entreprises publiques et privées que les poli-tiques des États.

L’Agence étatsunienne Standard and Poor’s procède à la notation de123 pays et d’environ 6.000 entreprises. Les deux autres plus impor-tantes agences sont Fitch et Moody’s, elles aussi américaines 17.

On remarque que l’ex-éminente syndicaliste CFDT, N. Notat, diri-ge l’agence Vigeo 18, fondée en 2003 et dont les grands groupes fran-çais (dont Total), visiblement sans rancune, sont actionnaires.

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16 Cf. N. Gaillard. Les agences de notation, La Découverte. 2010. Les agences amé-ricaines de notation datent du début du XXe siècle. Dans les années 1940, trois agencesaméricaines sont en position oligopolistique. En 2008, la plus importante Moody’scompte environ 3.400 salariés dans 27 pays. Ses notations couvrent une centaine d’États,5.500 entreprises, 29.000 emprunteurs publics, etc.

17 On peut citer aussi Innovest (E.U), Centre Info (Suisse), Oekom (Allemagne),Arese (France) etc.

18 Mme Notat dirige 40 salariés travaillant dans 1.500 m2 au 28ième étage des ToursMercuriales à Bagnolet. Les salariés proviennent de Yale, Polytechnique, etc. Dixlangues sont parlées dans cette entreprise qui note 500 firmes transnationales pour lecompte de grands gestionnaires de fonds. Vigeo est sous le contrôle de 52 actionnaires(des entreprises du CAC 40, Mac Donald’s, la Banque San Paolo, etc.). Des antennessont en cours d’ouverture à Londres, en Allemagne, en Italie et en Espagne.

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Ces agences ont la prétention de procéder à des notations de valeurscientifique lorsqu’elles apprécient le risque de solvabilité financièred’une entreprise, d’un État ou d’une opération (emprunt, titrisation,etc.). Elles attribuent une note correspondant aux perspectives de rem-boursement de leurs engagements vis-à-vis des créanciers (assurances,banques, fournisseurs, etc.). Cette note est très précise et porte aussibien sur le long terme que sur le court terme : par exemple, Standardand Poor’s utilise une gamme de 27 notes différentes !

Les sujets « notés » le sont, soit à leur propre demande, soit à lademande d’investisseurs qui s’interrogent sur les « bons » choix àeffectuer.

Bien que se prétendant évidemment toutes « objectives », « indé-pendantes » et « transparentes », ces Agences soulèvent la même ques-tion que les juges : « Qui les a fait évaluatrices » ?, tout en occultant,avec plus d’efficacité que l’appareil d’état judiciaire, leur pleine inté-gration à un système socio-politique déterminé, le capitalisme finan-cier.

En fait, ces « experts » se situent à l’intérieur d’un camp politique,d’une logique économique ou financière, et non « au-dessus » des cli-vages partisans. C’est d’ailleurs au titre de « membre d’une famille »déterminée que leur sont proposées (qu’ils soient économistes, méde-cins 19, juristes, etc.) des « expertises » dont, en général, les conclu-sions sont connues d’avance. Leur mission est avant tout de fabriquerl’argumentaire visant à ce que le politique, ou plus généralement ladécision à prendre soit vécue, non comme du politique, de l’idéolo-gique, ou de la défense d’intérêts particuliers au détriment de l’intérêtgénéral, mais comme de la « gouvernance » de nature « technique »afin que « le tout est politique » se retourne en son contraire : « rienn’est plus politique » !

II. – DE LA PROCÉDURE JUDICIAIRE À L’ÉVALUATION « SCIENTIFIQUE »

Il est commun aujourd’hui de dénoncer l’envahissement du droit etde la procédure. La justice – surtout la justice pénale – se substitueraitaux représentants élus et menacerait la démocratie : un « gouverne-ment des juges » se profilerait à l’horizon politique. Un juridismeexcessif conduirait notamment les opérateurs économiques vers une

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19 Les professeurs de médecine, chargés d’évaluer les médicaments proposés par leslaboratoires pharmaceutiques sont parfois liés à ces laboratoires dont ils perçoivent desrevenus parfois très supérieurs à leurs salaires d’universitaires.

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paralysie générale, à l’heure où l’ « Efficacité » en toute chose seraitvitale.

Ce procès, venant des mêmes milieux qui ont pourtant favorisé en1958 l’émergence en France d’un Conseil Constitutionnel visant àlimiter les assemblées représentatives et à placer la loi sous contrôle,est suspect.

La mise en cause de la justice résulte du fait que, pour diverses rai-sons, la sociologie des justiciables a évolué : des membres des couchesdominantes, qui échappaient pour l’essentiel à la justice de droit com-mun, font désormais l’objet de procédures pénales, en dépit des mul-tiples protections dont ils bénéficient 20.

Mais le procès de la justice et celui de la loi provient surtout des exi-gences du néolibéralisme : la dérégulation dans l’ordre économiqueinterne, comme dans l’ordre international, soutenue paradoxalementpar la doctrine juridique dominante jouant une fois de plus un rôle derenforcement de la puissance des puissants, est devenue une revendi-cation permanente des pouvoirs privés.

Jusqu’à la crise (inachevée) de 2008-2010, les « lois » du marché etl’autorégulation du système par les grands opérateurs économiqueseux-mêmes, étaient censées garantir la plus grande « efficacité » éco-nomique 21. On pouvait se passer, avec bénéfice, du droit et de la jus-tice. La question n’était plus, par exemple, de sanctionner un coupableauteur d’une infraction au regard de la loi, mais de permettre par desarbitrages ou des transactions le rétablissement de certains « équilibres» économiques, source « d’efficacité ».

Il n’est plus à l’ordre du jour non plus de permettre au prétoire decontribuer à agrandir l’espace de la démocratie, au delà du seul suffra-ge, les éléments de démocratie ayant une réalité concrète ne consti-tuant plus que des handicap pour la « croissance » !

Curieusement, les milieux d’affaires et leurs commis reprennent àleur compte les critiques portées antérieurement par d’autres : « aunom de quelle légitimité un juge peut-il prononcer un jugement pou-vant mettre en cause la logique du système qui n’est plus le capitalis-

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20 C’est ainsi, par exemple, que l’enquête du Parquet, sous contrôle de la Chancelle-rie, se substitue à l’instruction judiciaire. Par exemple, aussi, les procédures sont extrê-mement lentes, sont émaillées d’étranges nullités – que la défense très « étoffée » nemanque pas de soulever – lorsque le justiciable est une personnalité d’importance. Celle-ci, en outre, bénéficie souvent de la prescription, etc.

21 Le refus des « Codes de bonne conduite » proposés par les Nations Unies auxfirmes transnationales s’est ainsi accompagné de l’acceptation de règles élaborées parles firmes elles-mêmes pour s’auto-réguler. Une large partie de la doctrine juridique y aapplaudi.

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me d’antan »? S’est ainsi imposée un « néolibéralisme libertaire » quine cesse, sous des formes variées, de dénoncer un « juridisme » « déconnecté du réel » !

Par contre, le jugement dans la sphère politique peut encore avoirson « utilité », du moins dans l’ordre international : depuis la fin del’URSS et durant la courte période d’illusion d’une société internatio-nale où règneraient des valeurs universelles incontestées, la justicepénale internationale a connu un développement conséquent avec lamultiplication de tribunaux ad hoc ou mixtes et la naissance de la CourPénale Internationale permanente.

Cette judiciarisation consensuelle de la vie internationale n’étaitqu’apparence. Les seuls justiciables de ces juges « internationaux »sont vite apparus comme les ressortissants des pays dominés (toutcomme les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, après la SecondeGuerre mondiale, étaient les ressortissants des États vaincus). LesGrandes Puissances ont d’ailleurs pris la précaution de ne pas ratifierle Statut de Rome de 1998 sur la C.P.I. , et d’adopter diverses mesuresassurant l’impunité de leurs ressortissants.

À l’inverse, la quasi-juridiction que constitue l’O.R.D. de l’OMC apour fonction essentielle de « réguler la dérégulation », par des voiescontraignantes pour les petits États, si la transaction n’aboutit pas. Lasphère de l’économique et du social tend donc à échapper, pour les jus-ticiables « de poids » dans l’ordre interne comme dans l’ordre interna-tional au jugement.

Cette dévalorisation globale du jugement n’est pas le fruit de sesinsuffisances, mais au contraire des progrès procéduraux réalisés enfaveur de l’égalité et des droits de tous les justiciables. C’est que lejugement, œuvre subjective et humaine (« penser, c’est juger »), est lasanction intervenant à la suite d’une procédure contradictoire, portéepar des instances différentes, dotées pour une part d’un statut d’indé-pendance au moins relative. Si l’aveu joue encore un rôle au pénal, lechemin parcouru depuis les ordalies du Moyen Age est important. Lejugement est devenu une œuvre de réflexion collective de nature qua-litative.

C’est précisément cette nature du jugement qui est devenue insup-portable au système socio-économique néolibéral. Il est par trop « a-éco-nomique ». Pour l’entreprise de type capitaliste, dans quelque secteurque ce soit, tout au contraire est question de chiffres : est juste, ce qui estrentable. La justice, comme toute chose, doit donc être quantifiable.

C’est donc l’évaluation, élaborée par l’expert, qui doit avoir la char-ge d’inscrire ce qui relève de la justice, dans la logique du système,afin de conforter son efficacité.

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Il est significatif que la place réservée à l’expert et à l’évaluation aitprofondément évolué dans les dictionnaires !

Le Littré ne s’intéresse guère aux experts et encore moins auxexpertises, c’est-à-dire aux évaluations. Il cite, pour référence LaFontaine : « Les assaillants étaient experts en l’art de massacrer ».....

Dans les différentes éditions contemporaines du Larousse, « l’ex-pertise » des années cinquante qui ne relève pas de « la faculté de l’en-tendement », mais de celui qui sait compter et « fixer un prix », devientà partir des années quatre-vingt, ce qui est « vérifié », « apprécié », cedont « la quantité est fixée approximativement ».

Il est bien précisé que ne peut être évalué « que ce qui est évaluable», ce qui implique que tout ne l’est pas. Les exemples donnés indiquentque seules des « choses » peuvent être « estimées ».

L’évaluation est un instrument des rapports marchands qui ontbesoin d’appréciation de la valeur des choses échangées. L’expertise,classiquement, n’est qu’une information fournie au juge pour l’aider àmûrir son jugement : il y a subordination de l’évaluation au jugement !

Aujourd’hui, la situation s’est inversée sous la pression des besoinsdu néolibéralisme et d’une idéologie du chiffre. La loi « générale etimpersonnelle » et la procédure judiciaire sont trop imperméables àl’appréciation pragmatique du singulier et trop « politisées ». Ellessont trop fluctuantes et aléatoires, alors que les enjeux des décisionsdes opérateurs économiques, c’est-à-dire des acteurs stratégiques de lasociété, sont immenses : le profit optimal est en jeu !

L’évaluation devient donc la réponse capable de fonder les déci-sions efficaces. C’est officiellement l’introduction de la « dimensionscientifique et technique » dans la gestion des rapports sociaux, per-mettant une « désubjectivation » et une estimation « objective » 22. Or,tout peut être considéré comme évaluable dans le cadre de l’évaluationdu chiffre. L’évaluation « scientifique » du juge, du policier, peut êtreétablie sur la base du nombre de justiciables et de délinquants traités,tout comme le travail du VRP au nombre de clients visités. Le cher-cheur en sciences sociales peut être noté à partir du nombre de sespublications et les abus de pouvoirs déjà pratiqués dans certains caspeuvent ainsi se généraliser. L’écolier, au-delà des notations classiquesdont il fait l’objet, peut être évalué de manière inquisitoriale jusqu’à

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22 Voir, à ce propos, la réaction hostile des psychanalystes, avec par exemple l’articlede Rémy Baun « Spinoza au secours, la barbarie est de retour. Illustration de l’évalua-tion au quotidien » ou celui de F. Renucci. « Silence, on chiffre » in L’incalculable etautres discours. Actes du meeting de Nice. Association Cause freudienne Estérel-Côted’Azur. 2008.

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son intériorité et à ses possibilités futures ! Le grand écrivain sera celuidont le tirage est le plus important, tout comme l’acteur réputé et lesportif d’élite seront ceux qui attirent le plus de spectateurs.

Dans le secteur du médicament qui met en jeu l’intérêt sanitaire duplus grand nombre, ce sont quelques médecins, qualifiés d’experts parles laboratoires eux-mêmes qui les rémunèrent souvent qui évaluentleur efficacité thérapeutique. Or, les laboratoires ont intérêt à multiplierl’entrée sur le marché du plus grand nombre de médicaments possible,quelle que soit leur efficacité, et d’intégrer dans leur prix le coût dumarketing (deux fois plus lourd que celui de la recherche) 23, avec l’ap-probation des « experts » médicaux 24 ! Les médecins des différentsorganismes de soi-disant contrôle, mais qui sont en fait employés deslaboratoires, deviennent ainsi des co-gestionnaires des intérêts écono-miques de ces laboratoires. Dans ce cas précis, l’évaluation n’a paspour finalité de réaliser des économies sur les dépenses publiques,mais au contraire de justifier leur aggravation : dans le secteur sanitai-re et social, les dépenses sont rentables pour les pouvoirs privés !Indirectement la gouvernance des Laboratoires se substitue auxoptions politiques de l’OMS 25 ou des États en matière de politiquesanitaire !

Dans la sphère politique, la seule autorité qui vaille n’est que cellede l’élu s’appuyant sur des « experts » : le nombre de suffrages obte-nus supérieur à celui des autres candidats lui donne tous les pouvoirs.La militance des citoyens n’a plus d’importance. C’est bien là la thèsedominante au sein des institutions de la Ve République, particulière-ment à l’Élysée. Parce que le Président a été élu, il serait fondé à exer-cer tous les pouvoirs ou presque jusqu’à la fin de son mandat !

La complexité, parfois la nature contradictoire de la réalité humai-ne, sont gommées. La démocratie qui ne peut vivre que du dissensus etde la remise en cause permanente de toute décision par les assembléesreprésentatives ou par voie de consultation référendaire, se réduit à unmode de désignation du sommet de l’État et à un pouvoir monoli-

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23 Le surcoût du marketing résulte du fait que les laboratoires sont en panne d’inno-vation. Pour s’assurer le maintien d’un très haut taux de profit (environ 20%), ils déve-loppent une politique publicitaire massive pour des médicaments qui n’apportent rien deneuf par rapport à ceux qui ont précédé mais qui sont plus chers. Ils sont payés en faitpar la Sécurité Sociale !

24 On assiste ainsi à des « évaluations »étranges d’éminents professeurs et médecinsqui, par exemple, ont autorisé le « Plavix » qui coûte aux particuliers et à la SécuritéSociale deux fois plus cher que l’aspirine pour un résultat équivalent !

25 Dans la mesure où l’OMS, elle-même, n’est pas instrumentalisée par les repré-sentants de fait des Laboratoires, comme cela a été le cas lors de la pandémie (très limi-tée) de la grippe H1N1.

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thique, ce qui ne la différencie pas de la plupart des régimes autori-taires.

Toute contestation de cette approche quantitative devient subversi-ve : elle est dénoncée comme irréaliste – suprême accusation – , déma-gogique, populiste et rétrograde puisqu’elle refuse les données quanti-tatives d’évidence puisque chiffrées (les arguments des gouvernementsà propos des contre-réformes des retraites qui se mettent en place enEurope sont révélateurs).

Pourtant une question d’évidence demeure posée : à l’expert, laquestion déterminante est toujours « qui t’a fait expert » ? Dans tousles domaines la réponse à cette question est décisive, qu’il s’agisse dujury d’agrégation, du comité de lecture d’une revue, d’un analyste duFMI ou de la Banque Mondiale, d’un médecin de l’OMS, etc.

Or, la réponse est simple : c’est le politique qui directement ou indi-rectement, dans le cadre d’une procédure ouverte ou obscure, choisit etdonc dirige les experts qui ne sont admis comme tels qu’en tant qu’ex-perts d’un « système » : ils s’inscrivent en effet dans la logique de ceuxqui les emploient.

L’économiste sélectionné appartiendra donc à l’école de Ricardo,tout comme les experts du Ministère de la Santé seront plus prochesdes Laboratoires que du Ministère du Travail ! Tout expert subversif estdonc exclu, à la différence de ce que peut éventuellement être un juge.

III. – L’IMPACT DE L’ÉVALUATION

Le Journal « Le Monde » (21 juillet 2010) titre « Opération véritésur la santé des banques européennes » ! Sans s’interroger le moins dumonde sur la méthode d’évaluation et sur l’instance chargée de cetteévaluation, le média français le plus réputé reprend à son compte lecaractère incontestable des tests subis par les banques et réalisés par le« Comité européen des superviseurs bancaires » (CEBS). Les tests nesont pourtant pas évidents: on suppose une dégradation de l’économieou une croissance sur plusieurs années ; une politique publique derigueur , sans tenir compte des réactions sociales, une chute de lavaleur des dettes souveraines, etc. L’objectif n’était en réalité que deramener la confiance sur les marchés étrangers. Tout est bien qui finitbien : les tests sont positifs pour les banques françaises qui n’ont pasbesoin d’être à nouveau recapitalisées ! Le système tient bon !!

En dépit des quasi-certitudes qu’avance le titre de l’article du « Monde », l’exactitude de l’évaluation relève de la croyance, particu-

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lièrement lorsqu’il s’agit d’expertiser un phénomène relevant dumoyen ou long terme et de la macro économie Plus les indices de nota-tion sont nombreux, plus l’évaluation devient nécessairement approxi-mative. C’est le cas particulièrement avec les Agences de notation qui,pour s’inscrire dans le soi-disant capitalisme désormais « rationalisé »,intègrent des notions très souples tels que le « développement durable », « l’investissement socialement responsable », le respect del’environnement 26, « l’équité » commerciale, etc. L’agence Vigeo deMme Notat,qui occupe 50 % du marché français de la notation écono-mique, par exemple, fait ainsi dans l’analyse des placements « éthiques», en dépit de son actionnaire Total 27 ! On peut citer encore Innovest,agence anglo-saxonne installée à Paris depuis 2002 qui a mis au pointun modèle mathématique (Eco Value 21) qui « permet de calculer laplus value économique résultant de la prise en compte de facteurs dedéveloppement durable », tout en étant intégré au groupe Risk Metrics,côté en bourse 28.

La scientificité de l’évaluation a été mise à mal avec les bonnesnotations d’Enron jusqu’à 4 jours avant sa faillite et l’appréciation debonne santé des organismes hypothécaires américains semi-publicsFreddie Mec et Fannie Mac à la veille de leur désastre financier !L’extrême discrétion des agences lors de la crise des subprimes de2009 a porté aussi atteinte à leur crédibilité. Le FMI, par la voix de sonprésident D. Strauss-Kahn a cru devoir souligner le 28 avril 2010, qu’« il ne faut pas trop croire ce que disent les Agences, même si elles ontleur utilité » 29. La survie de la croyance, idéologiquement utile, a doncexigé certains aménagements, réclamé par le G20 lui-même ainsi quepar la Commission Européenne, le gouvernement français, laChancelière allemande A. Merkel et le premier ministre du

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26 On peut s’interroger sur la possibilité qu’ont les Agences d’évaluer des entreprisesen matière sociale ou environnementale dans les pays où aucune loi (à la différence dela France) n’impose aux entreprises un rapport sur ces questions, à la différence de l’Es-pagne.

27 Les indices permettant à Vigeo d’analyser les entreprises sont : les droits humains,l’environnement, les ressources humaines, les comportements sur les marchés, le gou-vernement d’entreprise, l’engagement social.

28 En France, l’Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises (ORSE)publie un guide des agences de notation travaillant pour des investisseurs « socialementresponsables ».

29 Cf. L’Expansion. 29.04.2010. Voir dans le même numéro et en sens contraire :G. Capelle-Blancard, professeur à Paris I, dont on appréciera le style, qui affirme avecforce « Les agences de notation font leur travail. On peut pinailler sur une différenced’un grade, mais, fondamentalement, elles jouent leur rôle ».Dans le même sens, Le Monde (04.05.2010) dénonce « tout procès trop facile desagences de notation », « procès en sorcellerie » !

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Luxembourg. La recette serait un contrôle renforcé des agences privéespar la création d’une agence publique, notamment à l’échelle del’Union Européenne 30, qui complèterait la mise en œuvre d’une direc-tive de surveillance qui doit entrer en vigueur le 7.12.2010. Cette agen-ce européenne serait placée sous la tutelle de la Banque CentraleEuropéenne.

Ainsi, les évaluateurs privés seraient évalués pas les évaluateurspublics, ce qui est implicitement le procès des agences, insuffisamment« rigoureuses » et « responsables », sans que cela en général soit ditexplicitement.

En réalité, ces agences sont au cœur des systèmes financiers qu’iln’est pas question de mettre en cause. Les critiques sont donc for-melles : la politique des agences ne peut être autre que celle qu’ellespratiquent déjà. Leurs notations pèsent sur les marchés financiers :lorsqu’une agence abaisse la note attribuée à une entreprise, la réactiondes bourses est immédiate : de nombreux investisseurs vendent lesactions de cette entreprise, contribuant à la baisse de l’action boursiè-re. Une majoration des notes a un effet, au contraire, haussier. Or, l’in-dépendance des Agences n’est que très réduite. C’est ainsi que l’éla-boration des notes des banques ou des entreprises est payée par lesemprunteurs eux-mêmes, d’où de potentiels conflits d’intérêts. Uneentreprise désireuse d’emprunter vise, évidemment, à obtenir des notesqui rassurent les investisseurs 31.

Les Agences sont des entreprises qui connaissent les mêmes phéno-mènes que n’importe quel autre opérateur économique. Elles sontnotamment en concurrence : c’est ainsi, par exemple, que l’AgenceMoody’s a été évaluée négativement par sa consœur Standard andPoor’s ! Dans certains cas, aux États-Unis, les agences sont action-naires des entreprises qu’elles évaluent ! Comme les autres firmes,elles connaissent le processus de concentration : Risks Metrics a absor-bé nombre d’autres agences, tout comme l’agence canadienne Jantzy.

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30 M. Barnier, Commissaire européen chargé des services financiers, a, avec MmeMerkel, proposé la création d’une « agence supplémentaire, qui serait européenne », touten soulignant « qu’il ne lui appartenait pas de juger si les notations (des agences) étaientcorrectes ou non, in lemonde.fr. 30.4.2010.

31 Jusque dans les années soixante-dix, les agences sont essentiellement rémunéréespar les investisseurs. Les services rendus sont relativement peu onéreux. À partir desannées soixante-dix, ce sont les émetteurs de dette qui sont les clients des agences. Lanotation que les émetteurs obtiennent vise à rassurer les investisseurs. Les commissionsperçues par les agences sont devenues conséquentes (pouvant aller jusqu’à plusieurs mil-lions de dollars).

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Se pose donc pour ces organismes à prétention scientifique la ques-tion de leur indépendance et de leur objectivité auxquelles les États (y compris les États-Unis 32) font semblant de croire, tout en s’enméfiant. En effet, les Agences se permettent aussi d’évaluer certainsÉtats et leur politique financière, économique et sociale 33. C’est ainsi,par exemple, que pour assurer leur publicité et manifester leur puis-sance, elles ont donné des notes à la Grèce, à l’Espagne, au Portugal,à l’Irlande, etc. sans que ces États le leur ait demandé! Standard andPoor’s a étudié les performances d’une centaine d’États au point quel’on s’interroge sur l’éventualité pour un État de faire faillite.

L’abaissement de la note d’un État, quelle que soit l’origine de sonendettement, accroît ses difficultés (par exemple, la majoration du tauxd’intérêt de ses emprunts). En Europe, après la Grèce (dont les diffi-cultés rencontrées par le gouvernement de « gauche » sont étroitementliées aux relations de la Droite grecque avec les spéculateurs de labanque américaine Goldman Sachs), l’Espagne a été particulièrementvisée. Un mois après l’intervention de Standard and Poor’s, l’agenceFitch a procédé en mai 2010 à une nouvelle évaluation négative de lapolitique du gouvernement socialiste espagnol 34.

S’inscrivant dans le débat politique intérieur français, par exempleencore, Standard and Poor’s a dégradé en juin 2010 la note de la SNCFen raison des difficultés qu’elle pourrait rencontrer à l’avenir en raisondes règles européennes qui vont favoriser la concurrence sans que l’État puisse intervenir financièrement !

Si le processus de mondialisation n’a cessé de réduire la souverai-neté des États, pourtant toujours « garantie » par la Charte des NationsUnies, le principe même de l’évaluation d’un État souverain par unorganisme privé intégré au monde des affaires, est l’expression de lamise à mort de cette souveraineté !

C’est l’affirmation que les pouvoirs publics sont désormais desimples auxiliaires des intérêts des pouvoirs privés : la notion « d’inté-rêt général » perd toute signification.

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32 Le Congrès des États-Unis, en réaction à la crise financière de 2009, à l’initiativedu Président Obama et du parti démocrate, tente officiellement de « réformer Wall Street ». Il s’agit, en particulier, d’encadrer les agences de notation financière en créantun organisme public de contrôle.

33 Les Agences notent aussi les collectivités locales et leur solvabilité. Voir N.Gaillard [2010] Les agences de notation. op. cit, p. 58 et s.

34 Cf. Le Monde. 30-31 mai 2010. L’abaissement de la note de l’Espagne conduit legouvernement Zapatero à un plan d’austérité particulièrement sévère et à une « réformedu marché du travail afin de le rendre plus flexible... ». Autrement dit, l’Agence Fichtsert d’auxiliaire idéologique à une politique de régression sociale considérée commenécessaire pour « réduire l’écart de compétitivité avec l’Allemagne » ! (selon le Monde).

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De surcroît, et au-delà des contraintes qu’elle suscite, l’évaluationse veut moralisatrice : l’État grec, par exemple, a subi une véritableleçon de morale, permettant à certains pays, en particulier l’Allemagnedémocrate-chrétienne, de renâcler devant l’aide financière demandéepar le gouvernement socialiste d’Athènes 35. Quand on connaît, parexemple, les mauvaises notations attribuées à l’État vénézuelien dontla politique économique et financière va fondamentalement à l’en-contre des intérêts étasuniens, alors que les Agences se gardent denoter les Grandes Puissances (bien que l’endettement des États-Unis etdu Japon soit massif), on perçoit que l’évaluation est un outil, non passeulement de « bonne gouvernance » capitaliste, mais aussi une armecontre les États qui « ne jouent pas le jeu ». Toute évaluation constitueen effet une dévaluation ou une surévaluation pour les non-évalués. Onest bien loin d’une légalité internationale reposant sur l’égale souve-raineté 36.

Il faut noter aussi qu’on est en présence d’un organisme privé dontles méthodes d’évaluation sont opaques alors qu’elles osent évaluerdes politiques publiques transparentes et qui sont ainsi, sans que l’onsache véritablement comment, validées ou invalidées devant l’opinion,avec toutes les réactions politiques et sociales que cela peut entraîner.Les pouvoirs privés externes, sans représentativité ni légitimité, s’im-miscent ainsi, sans être même sollicités, dans la vie politique internedes États qui peuvent être désignés par certaines puissances commedevant être discrédités !

De plus, l’évaluation ignore tout un pan des économies nationales,celui des PME. Le prix de la notation étant élevé, seules les grandesfirmes y ont accès. Cet accès intégral à l’appréciation des Agences faus-se radicalement l’image comparée des deux secteurs économiques : celledes grandes entreprises et celle des autres. Une notation sollicitée parune grande firme peut ainsi fausser la concurrence puisque, par exempleleur audit « éthique » peut lui donner un « maquillage » très positif.

Ces Agences, qui n’échappent pas aux conflits d’intérêts 37 en prin-cipe pénalement sanctionnés, constituent un facteur de normalisation

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35 La Grèce a fini par obtenir une intervention en sa faveur du FMI et de l’UnionEuropéenne en partie par crainte d’un achat par la Chine de sa dette !

36 Dans cet esprit, voir l’article de Geneviève Koubi, « Toute faveur indique une défa-veur » in La faveur et le droit (sous la direction de Gilles J. Guglielmi), PUF. 2009.

37 C’est seulement à partir de 2004 que les Agences se sont engagées à mettre enœuvre un Code de conduite, mais la crise de 2007-2008 a provoqué une grave crise deconfiance, sur des doutes accentués sur l’efficacité des méthodologies employées, sur leseffets de la concurrence entre agences et surtout en raison des conflits d’intérêts entreémetteurs de dette et agences. Cf. N. Gaillard. Les agences de notation. op. cit, p. 96 et s.

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standardisé des entreprises et des États, sans considération pour ladiversité culturelle et la pluralité des systèmes socio-politiques. Elless’inscrivent donc parfaitement dans la logique d’une mondialisationlibérale qui s’impose à des économies mondialisées malgré elles 38.

Enfin, devant les errements des agences privées, la création d’orga-nismes publics de contrôle aux États-Unis comme en Europe accroît lephénomène de bureaucratisation que la déréglementation néolibéraleprétendait combattre !

Au-delà de la sphère proprement économique, tous les secteurs despouvoirs publics et de la société civile font l’objet d’évaluation : celle-ci est en effet une manifestation d’anti-humanisme virulent. Le cher-cheur du CNRS, comme l’enseignant-chercheur de l’Université, sontévalués avec un arbitraire qui va croissant, en particulier dans lessciences sociales et humaines 39 ; un établissement de santé est évaluéà partir du taux d’occupation de ses lits ou sur le nombre d’interven-tions dans une spécialité donnée, ce qui ne tient pas compte de la qua-lité et de la proximité du service rendu, mais essentiellement de soncoût financier ; il en est de même pour le magistrat ou l’agent du PôleEmploi, dont la promotion peut dépendre du nombre de dossiers trai-tés, quelle que soit la nature de ce traitement !

Dans le domaine de la création artistique, on constate aussi lesravages de l’évaluation : ce sont les galeristes nord-américains qui,pour l’essentiel, fixent la valeur des œuvres picturales du monde entieret déterminent une pseudo hiérarchie des peintres, à partir de critèresmarchands.

De même, les films à produire doivent réunir ce qui garantit leursuccès « populaire » : l’évaluation se fait à l’aide du retour sur inves-tissement projeté à l’issue d’une « étude de marché » ! L’artiste commele sportif n’ont que la valeur qu’ils représentent en considération dunombre de spectateurs qu’ils peuvent drainer, d’où la dégradation dusport non professionnel et la corruption dans le secteur professionnel.

L’évaluation est un facteur de décomposition des acquis démocra-tiques. C’est ainsi, par exemple, que les instituts de sondage font de cet

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38 Ces Agences trouvent néanmoins dans le monde occidental de nombreux défen-seurs parmi les économistes du secteur privé. Voir, par exemple, les analyses de MarcTouati, économiste très médiatisé de la société de bourse Global Equities, qui affirmeque « les agences sont traitées comme des boucs émissaires », voir lemonde.fr.29.04.2010

39 Le professeur Mazères, de l’Université de Toulouse, responsable d’un centre derecherches, a pu répliquer à ses évaluateurs que « Socrate ou Jésus n’auraient pas béné-ficié, en vertu des critères imposés, de la classe A »!

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élément magmatique appelé « opinion publique » un élément fonda-mental de la conservation de l’ordre établi. Les multiples commandesréalisées à la demande du pouvoir central, sous la Ve République, ten-dent à réduire les élections à une validation des sondages antérieure-ment réalisés et qui influencent les comportements électoraux. Lescitoyens sont ainsi évalués à l’occasion de questions « opportunes »,liées souvent à la survenance de faits divers médiatiques, et manipula-trices dont les réponses (souvent non publiées) seront utilisées afin decanaliser les scrutins et les mouvements d’opinion.

L’Histoire fait elle-même l’objet d’ « évaluations ». Puisqu’il n’estpas d’étalon qualitatif homologué et qu’il est utile, par exemple, de dis-créditer l’idée même de révolution, d’autant que toute révolution estprocessus et qu’elle est donc susceptible d’échapper à un jugementdéfinitif (par ailleurs, nul ne sait ce qui se serait passé sans ce proces-sus), il faut quantifier ! La Révolution Française est ainsi appréciée parréférence aux nombre de guillotinés, ce qui la rend plus nocive parceque plus lisible (d’autant qu’elle porte sur une séquence historiquebrève) que des siècles d’Ancien Régime, imputables à la Monarchie,au christianisme, etc.

Le « Livre noir du Communisme » de S. Courtois et autres [1997]prétend, par exemple encore, faire l’évaluation définitive du commu-nisme par une comptabilité morbide. Ainsi pourrait-on comparer lecommunisme d’État et le nazisme lui-même apprécié sous sa formecomptable.

Les génocides eux-mêmes peuvent être classés par le nombre desvictimes : l’horreur elle-même devient ainsi quantifiable et peut ainsilégitimer les prérogatives de certains descendants de martyrs surd’autres considérés comme plus négligeables !

Les victimes de la « main invisible » du libéralisme relèvent évi-demment d’une comptabilité beaucoup plus difficile à établir que celledes États ayant délibérément pour projet la révolutionnarisation d’unpeuple !

De plus, les révolutions avortées et écrasées sont évaluées difficile-ment, car les vainqueurs ne médiatisent pas le coût humain de leur vic-toire et les vaincus n’en ont que rarement l’occasion 40.

Enfin, seuls les pays développés sont en mesure de tenir des comp-tabilités précises lorsqu’ils y ont intérêt : qui peut faire une évaluationprécise des crimes de la colonisation ? Qui a la possibilité d’évaluer le

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40 Voir, par exemple, la contre-révolution en Indonésie, en 1965, qui aurait fait envi-ron 500.000 victimes, dont la médiatisation n’a jamais été assurée, particulièrement enOccident.

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nombre des victimes des opérations militaires menées contre lespeuples du Sud en Irak, en Afghanistan ou ailleurs et qui a intérêt à lesmédiatiser 41 ?

L’évaluation introduite dans l’Histoire permet de rétablir les typo-logies manichéennes et quasiment religieuses dont les administrationsétatsuniennes sont friandes lorsqu’elles distinguent le Monde du Biende celui du Mal, les États-voyous et les États civilisés, les régimes tota-litaires et les régimes démocratiques, etc. Cette évaluation, paradoxa-lement, « réenchante » l’Histoire en permettant le retour des diaboli-sations faciles et de la déculpabilisation des plus puissants.

Elle permet surtout d’en finir avec l’enquête historique perpétuelle-ment poursuivie : l’évaluation supprime l’appel constant que réclamel’interprétation toujours provisoire de chaque fait historique. Le vain-queur, grâce à sa comptabilité, met fin à l’Histoire une fois pour toute.Il n’y a plus ni controverse ni doute, l’expert étant doté d’un savoirobjectif, alors que le jugement relèverait d’un « art profane, en équi-libre instable entre les tentatives fondamentalistes renouvelées et lesabandons relativistes ».

Il n’est qu’une Vérité : le néolibéral rejoint Benoit XVI ou l’islamis-te intégriste. L’évaluation « scientifique » permet non seulement deliquider l’idéologie alors qu’elle en est elle-même une illustration, maiselle peut décider qui a « raison » dans les conflits d’intérêts, principa-lement dans la lutte des classes, alors que ce sont des intérêts contra-dictoires qui s’opposent et qu’il n’y ait qu’un débat de légitimité.

Le futur ne consiste plus qu’à aménager la gouvernance où la placedes experts doit être toujours plus décisive. L’avenir ne consiste plusqu’à affiner toujours davantage les méthodes d’évaluation.

Pourtant, derrière « l’évaluateur » comme derrière le juge, et derrière les jeux d’illusionnistes, il y a toujours le politique et l’hom-me d’affaires dont les intérêts sont de plus en plus liés. L’expert,doté d’une autonomie très relative, sinon absente, est, bien davantageque le juge, l’auxiliaire d’un système qui obéit avant tout à sa proprelogique : l’évaluateur est l’un des agents principaux de l’économicis-me dominant.

Néanmoins, bien évidemment, l’Histoire continue et portera elle-même rapidement un jugement négatif sur l’évaluation, ce qui réintro-duira l’inévitable incalculable.

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41 Les forces politiques du Sud des pays agressés ou occupés tendent à minimiserleurs pertes afin de mieux montrer ce qu’elles croient être leur capacité à résister et àremporter des victoires.

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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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BENSAÏD D. [1999], Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’His-toire, Fayard.

Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’ex-termination des Juifs par le régime nazi, [Préface de Luc Ferry, intro. deJoseph Rovan, textes de Stürmer, Nolte, Habermas, Broszat...] Passages,Les Editions du Cerf, Paris, 1988.

GAILLARD N. [2010], Les agences de notation, La Découverte. MELANGES S. MILACIC [2008], Démocratie et liberté. Bruylant. 2008.ZARKA Y-C. [2009] « Éditorial », Cités, 1/2009 (no 37), p. 3-6.

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In Économies et Sociétés, Série « Philosophie et science de l’homme »,M, n° 34, 5/2011, p. 775-778

Le prix d’une chose n’exprime pas toujours la valeur

François Dagognet

Professeur émérite – Université de Paris I – Sorbonne

L’évaluation touche à de nombreux problèmes et domaines, à la foisculturels et matériels voire simplement économiques. Par exemple, onpeut s’interroger sur la question du prix d’une marchandise, ce qu’ellevaut (Adam Smith et Marx n’y ont pas manqué. Nous y reviendrons).On ne peut pas en rester au « troc » (une chose contre une autre). Onrecourt à un médiateur – la monnaie – qui nous vaut une plus sûre indi-cation sur la qualité de ce qu’on va acheter ou négocier.

Mais les moralistes ont visé plus haut, ils se sont employés à fonderune « Table des valeurs » à partir de laquelle ils pouvaient apprécier lesdécisions ou les conduites. Beccaria, dans le droit pénal, fabriqueraune « échelle » descendante, celle des délits et, par conséquent, despeines. Partout, on a recours à la tentative discriminative, qui hiérar-chise et différencie, selon des critères objectifs et même calculiques(les notes y pourvoient).

Dans le monde de l’éducation – là où l’enseigné est censé progres-ser, on ne peut pas ne pas se référer à des étapes. De là, les « Âges del’intelligence ». Dans le monde de l’enseignement, l’évaluation (et lagraduation consécutive) intervient à tous les niveaux, car le maître éva-lue le travail de ses élèves, mais lui-même, à son tour se soumet (parun Inspecteur, délégué du pouvoir) plus ou moins nettement à un clas-sement, à travers lequel on reconnaît les meilleurs.

Anecdote : un jeune professeur, sorti des concours de recrutement,a traité durant toute l’année d’un seul sujet au programme. Les résul-tats (déplorables) de ses élèves au Baccalauréat l’ont sanctionné. A la

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rentrée, le professeur rendit visite à son proviseur et l’informe qu’ilavait sérieusement réfléchi à son échec. Il comptait tout réparer, parcequ’il allait creuser le thème qu’il avait cependant retenu toute l’année.Il s’enfonçait un peu plus dans son système identitaire. Notons que,plus tard, celui qui ne se pliait pas au programme et à ses exigencesscolaires renouvellera la philosophie elle-même. Il avait tenu, audépart, à renoncer au conformisme et à la lettre. Ce rappel d’une situa-tion conflictuelle nous montre déjà la difficulté à reconnaître le mieux,ce qui vaut : ou bien la nouveauté ou bien la fixité – ou encore la pureréflexion ou une pluralité probablement factice.

Dans le passé ont été mis en œuvre des moyens destinés à préciserla valeur d’une décision ou d’un quelconque bien. On a beaucoupaccordé aux « enchères » : l’emportera celui qui fixe le prix d’achat auplus haut ; il reconnaît la valeur de ce qui est offert à l’appréciation detous. Fonctionne ici la « loi de l’offre et de la demande ».

Nous contestons cette procédure. Certains éléments ne s’arrêtent pasau nombre de ceux qui évaluent ; pour eux le prix d’une marchandiserépondrait à ses capacités. Avec ce genre d’affrontement, en réalité tou-jours le plus riche l’emporte sur le moins pourvu. Est dissimulée cettebataille. La valeur (et donc le prix) ne relève pas vraiment du marché,comme on pourrait le croire. Dans cette perspective (naturaliste), elleconsacre l’hégémonie des plus armés (la violence possessive).

Autre méthode, déjà préconisée par Aristote (Ethique à Nicomaque),on met fin à la bataille de l’acquisition : il est seulement demandé àl’ami de fixer lui-même le prix de l’estimation. Aristote apprécie cegenre de solution médiane (elle écarte aussi bien l’évaluation trop basseet non moins l’excessive). Le Code civil, ultérieurement, annulera unevente à partir d’une offre de paiement insuffisante, tant il voit là unarrangement entre les contractants qui éviteront sans doute les chargesliées à cette opération. Pour Aristote, – l’acheteur tentera de s’alignersur ce que souhaite le vendeur qui lui-même acceptera ce qui sera pro-posé – le lien d’entente et d’amitié en sortira renforcé.

Cette solution psychologisante et utopiste tend à supprimer la vio-lence de l’acquisition (l’échange). En réalité, l’acheteur vise àrejoindre le vendeur, afin de bénéficier de la vente rendue possible. Leprix, loin d’exprimer ce qui est offert à tous, continue à assurer lasuprématie du possesseur.

Le « dumping » se charge encore de brouiller les sociétés produc-trices : il suffit qu’un Etat subventionne un fabricant pour qu’il puisseabaisser le prix de ce qu’il exporte et affaiblisse ses concurrents.

Il nous sera opposé que toute valeur ne transite pas par l’argent : elle

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échappe le plus souvent à la vénalité. Pourtant il n’est rien qui ne s’ex-prime, d’une façon ou d’une autre. L’œuvre d’art reconnue s’expose auMusée et même, soumise aux enchères, atteint des sommes considé-rables (l’argent). Hegel lui-même notait que les hommes de la religionexigent des paiements pour prix de leur activité liturgique. Le philo-sophe est top tenté de volatiliser la valeur et de l’atmosphériser – alorsqu’elle appartient à l’univers des grilles et des échelles, où elle occu-pe, de toute évidence, le premier rang. La valeur correspond à ce quisuscite « la communauté » et non pas la société, pour employer unedistinction connue. L’homme de la société se soumet au rituel, à l’au-tomaticité, à l’objectivisme – mais l’homme de la communauté tra-vaille indirectement à l’intégration et au respect des différences. Le « Bon Samaritain » en relève : il ne manque pas de s’arrêter et desecourir son prochain ( le Lévite ne lui accorde pas un regard et passeson chemin). Le blessé ou l’inconnu mérite la miséricorde (l’humani-té comme valeur).

Toutefois, dans le même Nouveau Testament (l’Évangile) nouslisons un récit qui désarçonne (Luc, 19). Un tyran doit s’exiler maisavant de partir il convoque ses six serviteurs et remet à chacun unepièce d’or. A son retour, il appela les serviteurs auxquels il avait remisl’argent, pour savoir comment ils l’avaient géré.

« Maître, j’ai gagné dix pièces d’or avec celle que tu m’as donnée.D’où la réponse « C’est bien, bon serviteur «. Tous furent interrogés.Le dernier d’entre eux dît : « Maître, voici la pièce d’or, je l’ai gardée,cachée dans un mouchoir « mais, dit le Maître, » Pourquoi n’as-tu pasplacé mon argent dans une banque ? A mon retour, j’aurais pu le reti-rer avec l’intérêt ».

Le Nouveau Testament nous donne là un échantillon d’anti-valeur,encore qu’on pourrait aussi soutenir l’inverse – blâmer l’agioteur etencenser celui qui a refusé les habituels circuits financiers. Il noussemble ici que la valeur n’évite pas en elle-même l’ambivalence,conséquence de son extrême fragilité.

Le reste de cette parabole nous inquiète : en effet, le Maître, il estvrai dévoyé, « enlève cette pièce d’or et la donne à celui qui possèdedéjà dix pièces. On lui dit « Maître, il a déjà dix pièces. Mais, je vousle dis, – répondit-il, – à celui qui a l’on donnera davantage, tandis qu’àcelui qui n’a rien on enlèvera le peu qu’il a ». Dans l’ensemble, leNouveau Testament avantage parfois les financiers et les gestionnaires,alors que les malheureux stagneraient dans la misère. Est-ce ici uneleçon de sociologie descriptive ou seulement l’éloge d’une situationadmise ? Il et vrai aussi qu’on lit l’inverse : l’homme riche n’entrera

LE PRIX D’UNE CHOSE N’EXPRIME PAS TOUJOURS LA VALEUR 777

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pas dans le Royaume de Dieu. Pour mieux comprendre ces récits évan-géliques, revenons en arrière. Le Bon Samaritain mérite les louanges –il illustre une valeur fondamentale (le refus) – parce qu’il se soucied’un étranger, alors que le lévite soignerait sans doute un co-religion-naire. L’un transcende les limites de sa société, alors que l’autre s’en-ferme en elles.

Et quant au professeur de philosophie que nous avons évoqué, n’al-lons surtout pas le valoriser : il brise son appartenance au service édu-catif et n’écoute que les préférences de son ego. Il ne suffit pas de serebeller pour devenir un modèle. Il devrait changer de poste, là où ilexcellerait. Il arrive au circonstanciel de se loger dans les conduites eten modifier le statut. Pour peu, la notion de valeur vacille. Il est vraique nous avons reconnu son extrême légèreté (un rien, en effet, ladésoriente !).

Mais la valeur d’une conduite peut-elle se comparer à celle d’unemarchandise ? N’avons-nous pas trop rapproché ces deux échantillonshétérogènes ? Mais nous pensons que l’une peut se comparer à l’autre,car la fabrication suppose un exploit ouvrier qui a réussi une création,un bien original. Les règles ont été transgressées. Le travailleur ne sesépare pas de ce qu’il réalise.

À la condition d’élargir les concepts, s’impose la similitude. Lavaleur implique toujours un exhaussement que l’homme réussit. Ilquitte les lignes du passé et offre à l’humanité soit une manipulationqui l’enrichit, soit une action qui efface les anciens contours discrimi-natifs.

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In Économies et Sociétés, Série « Philosophie et science de l’homme »,M, n° 34, 5/2011, p. 779-788

Évaluation et jugement

Michel Faucheux

Maître de conférences de littérature française à l’INSA de Lyon.Directeur de l’équipe de recherche Stoica de l’INSA de Lyon

L’évaluation est devenue la norme de notre société, touchant désor-mais l’université elle-même. Que signifie cette injonction ? L’ évalua-tion est-elle un outil du jugement ou l’antithèse de celui-ci ? On avan-cera, dans ce texte, que l’évaluation doit être pensée comme l’un deséléments qui participent au processus de « désubjectivation » typiquede la modernité transformant l’être humain en artefact social.

Evaluation has become the standard of our society and, more espe-cially, of the University. What is the meaning of this injunction? Is eva-luation a tool of judgment or the antithesis of it? In this paper, we willmake the hypothesis that evaluation has to be thought as the processof « desubjectivation » which characterizes our modernity and trans-forms human beings in social artifacts.

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L’évaluation est devenue la norme. Pas une politique qui ne veuilleévaluer les fruits de son action tout comme ce sur quoi elle s’applique.Désormais les États eux-mêmes se trouvent soumis à une agenced’évaluation qui jauge leur politique économique et leur attribue unenote en fonction de leur solvabilité. La mesure de la valeur devient uneaction généralisée qui s’applique à toutes les actions humaines.

Qui s’insurgerait est immédiatement rappelé à l’ordre. Commentrefuser cet effet de réel que semble procurer le processus d’évaluation? Comment refuser la mesure du résultat de nos actes ou de l’actionpublique ? Comment ne pas se plier à ce qui peut apparaître commeune exigence démocratique, l’évaluation et la mesure n’étant alors quele revers de l’exercice d’une responsabilité ?

Mais de quelle mesure s’agit-il et de quelle valeur parle-t-on ? Cettemesure sert-elle le jugement ou l’oblitère-t-elle? L’évaluation est-elleun outil du jugement ou au contraire, le recouvre-t-elle en l’aplatissantau nom de la mesure d’une pseudo-efficacité ? Comment, aussi, expli-quer ce règne omniprésent de l’évaluation ? Ne se creuserait-il pas unedualité évaluation/jugement renvoyant à la contradiction ontologiqueentre la pseudo-fiabilité de l’outil et le talent de l’ouvrier, de l’êtrehumain ? Entre la certitude d’une norme et d’une conformité à la règleet l’attention portée à l’altérité, au différent, à l’étrangeté ?

Autrement dit, ce qui se joue alors à travers cette dualité, n’est-cepas notre projet même d’humanité qui prend d’abord sens à travers unprojet politique ?

I. – LE CONFLIT JUGEMENT/ÉVALUATION

Nous sommes immergés dans une société de l’évaluation.Désormais, toutes les activités sociales ont vocation à d’être évaluéeset renvoyées à une idéologie de la mesure et de la performance.Comme l’écrit Benoît Heilbrunn, l’évaluation est alors « (...) le diapa-son d’une société qui assigne sans cesse l’individu à performer pourdevenir soi-même 1 ».

De fait, si l’évaluation a partie liée avec la mesure, elle est typiqued’une société industrielle et post-industrielle qui éprouve le besoin deforger des artefacts. L’évaluation est d’ailleurs un artefact elle-mêmequi mesure le temps, la vitesse, la qualité, les performances de l’êtrehumain.

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1 Benoït Heilbrun, La performance, une nouvelle idéologie ? Paris, La Découverte,2004, p. 6

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Entendons-nous, on ne se livrera pas, dans ce texte, à une approcheidéologique de l’évaluation qui simplifierait celle-ci pour mieux lacondamner Les travaux de Jean Pierre Micaelli et Alain JérômeFougères ont montré avec pertinence que l’évaluation est un processuscomplexe, lui-même créatif. « La conception créative est créativeaussi, au sens où elle suit un cheminement tortueux et imprévisible.Pour qui la décrit de façon distante, comme nous l’avons fait, le pland’action du concepteur paraît linéaire et séquentiel. Toutefois, à uneéchelle microscopique, un observateur constaterait que le concepteurprocède de manière opportuniste, itérative, et, pour tout dire, chao-tique. À mesure que son activité se déroule, des problèmes aigus oumal définis sont identifiés. Pour lesquels des voies ou des solutionssont proposées, qui génèrent de nouveaux problèmes, qui induisent larecherche et la proposition de nouvelles solutions etc. 2 ».

Cependant la logique de l’évaluation, lorsqu’elle qu’elle prend sensdans un projet social et politique qui vise à la généraliser, se situe dansune perspective de l’efficacité et du contrôle. Tout se passe comme sielle prenait la place de l’activité du jugement qui a toujours visé àpeser, penser l’impact des conduites et productions humaines. La pen-sée était une pesée : elle appréciait le poids d’une vérité, la densitémétaphysique d’une conduite, l’épaisseur politique d’une action.L’évaluation est une mesure : elle apprécie la surface des actes, leurcalibrage et leur efficacité par rapport à une norme sociale et écono-mique.

Ce glissement du jugement à l’évaluation renvoie à la civilisationqui est la nôtre. Descartes dans Les Méditations métaphysiques (1641)montre que si l’acte de juger est imputé à la volonté, faculté d’affirmerou de nier une chose, cette puissance n’évite l’erreur que dans la mesu-re où elle suit « la résolution de ne juger jamais d’aucune chose sansla concevoir clairement et distinctement 3 ». C’est que l’acte de jugerrelève de la recherche de la vérité. Evaluation et jugement peuventsans nul doute coexister, surtout lorsque l’évaluation se dote de créati-vité. Pourtant tout se passe comme si se produisait un glissement idéo-logique faisant passer de l’un à l’autre. L’évaluation devient un éten-dard idéologique qui vise à faire rentrer dans le rang, somme d’allerdans la direction d’un sens de l’Histoire qui nous pousse à l’efficacitéet la productivité.

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2 Jean Pierre Micaelli, Alain-Jérôme Fougères, L’évaluation créative, Université detechnologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p.26

3 René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Édition Adam et Tannery, tomeIX-a, p. 49.

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Un lieu paraît emblématique de ce glissement, l’université. On ima-gine que l’université parce qu’elle produit des savoirs mais aussi formeà ces savoirs doit avoir pour mission première de former le jugementdes étudiants de même que d’apprendre à juger du vrai et du faux.Pourtant, le mot d’ordre qui règne à l’université depuis quelquesannées n’est pas celui de la recherche de la vérité, il est celui de l’éva-luation. Le poids de la pensée s’efface derrière la pseudo efficacité deprescriptions à court terme.

L’université est devenue à son tour le lieu où doit se mettre en placeet s’exercer une pratique d’évaluation, depuis que des réformesrécentes font de l’évaluation des chercheurs et des enseignants-cher-cheurs l’enjeu même d’une politique visant, de manière plus générale,à l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur (la fameu-se loi LRU). La France s’est, en outre, dotée, significativement, d’uneagence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur(AERES). Comme souvent, l’université exerce un effet de loupe etnous en apprend beaucoup sur le sens du débat entre jugement et éva-luation.

II. – UNIVERSALITÉ, UNIVERSITÉ DE L’ÉVALUATION

Il faut évaluer (sous-entendu é-vo-luer, beaucoup d’universitairesétant suspect de passivité, trop plongés qu’ils sont dans l’abstractionscientifique, coupables en cela de délaisser le réel immédiat).L’évaluation que l’on nous vend comme un élément de l’efficacitén’est jamais alors qu’une forme de la norme. Appliquée à l’enseigne-ment supérieur, elle ne concerne d’ailleurs que la recherche. Le reste,l’enseignement, proprement dit, est laissé à l’appréciation de chaqueuniversité, car c’est finalement, aux yeux d’un pouvoir soucieux d’ef-ficacité immédiate, secondaire. La formation de l’individu et ducitoyen, la formation au jugement ne sont plus la priorité d’une poli-tique éducative.

Qu’est ce que l’évaluation, en effet ? L’évaluation permet « àl’homme de réaliser des activités visant à contrôler ce que fait un arte-fact (acte opératoire, opération) ou une personne lorsqu’elle vise unobjet naturel, artificiel, ou un tiers (acte interactionnel ou transaction-nel, interaction ou transaction) » 4.

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4 Jean Pierre Micaelli, Alain-Jérôme Fougères, L’évaluation créative, op cit, p.15.

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Appliquée à la recherche, l’évaluation vise le résultat, elle est del’ordre du faire. Ce faire se confond avec des publications elles-mêmesévaluées, rentrant dans des catégories A et B, selon leur audience inter-nationale et la présence ou l’absence de comité de lecture. Ainsi se meten place un dispositif technique dans lequel l’universitaire se trouvepris et qui l’évalue de facto. L’universitaire, poussé à gérer efficace-ment sa carrière, devra développer une stratégie de publication qui luipermette en fonction des lieux où il publie d’être « automatiquement »bien évalué. Le dispositif technique qui se met en place lui affectera uncoefficient en fonction du nombre de citations de ses articles à l’inter-national. Autrement dit désormais un bon chercheur ou enseignant-chercheur n’est pas celui qui poursuit un chemin de pensée et arpenteun parcours de vérité, avec ses sinuosités, ses impasses, la liberté deson tracé. Il est celui qui sait « manager » sa carrière en développantune logique de l’efficacité.

Peu à peu, aux yeux même de l’université, des responsables de larecherche, s’efface le contenu des articles au profit d’un nombre depoints accordé à l’enseignant-chercheur qui est désormais doté d’unfacteur h (indice défini comme étant le nombre h d’articles cités plusde h fois chacun). La valeur de chaque universitaire s’apprécie aunombre de points qu’il a accumulé. Chaque chercheur n’est plus qu’unnombre, un numéro qui exhibe son efficacité.

Choses vues : la constitution d’un bilan de recherche d’un labora-toire aboutit désormais à délaisser ce qui est pensé et dit au profit detableaux statistiques répertoriant les publications des uns et des autres.

Mais qu’évalue l’évaluation ? La question mérite d’être posée caron peut imaginer que ce type d’évaluation, loin d’être créatif, produitde la norme. Chaque enseignant-chercheur est, en effet, désormais,sommé de s’intégrer dans ce dispositif d’évaluation, c’est-à-dire unemécanique productrice de savoir dans laquelle chacun n’est plusqu’une pièce, une interface, effectivement évaluée en fonction de saperformance.

Le système d’évaluation est, en effet, fondateur d’une orthodoxie dela recherche qui éliminant l’imprévu, c’est-à-dire l’humanité, repous-se le savoir comme aventure. Le dispositif d’évaluation, tel qu’il se meten place, si l’on prend l’exemple des sciences humaines et sociales,tend à produire du même. Ainsi, l’évaluation telle qu’elle est pratiquéeest un mode de reconnaissance. Pour être reconnu, il faut se fairereconnaître et être reconnaissable, ce qui exclut les parcours tracés parle sillon d’une pensée. Ce qui exclut, par exemple, la voie aventureusede l’interdisciplinarité.

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Chose entendue : l’interdisciplinarité, on ne sait pas l’évaluer.Donc, on la refoule et on fait bien attention à tracer, surligner le péri-mètre de disciplines universitaires reconnues qui fonctionneront elles-mêmes comme des signaux de reconnaissance, des vecteurs de mesu-re et donc d’honorabilité scientifique.

Un chercheur, en quête de ce brevet d’honorabilité scientifique, sou-cieux de reconnaissance, attentif à accumuler ses points (facteur h,retraite et tutti quanti) veillera donc à ne pas s’engager dans cette voiesi mal famée, si périlleuse de l’interdisciplinarité où se multiplient descohérences inédites, des « cohérences aventureuses » qui ouvrent denouvelles perspectives, inventent de nouveaux horizons, dépaysent larecherche. Ces cohérences, Roger Caillois les appelait de ses vœux endes temps sans doute plus propices à la recherche. : « Les cohérencesproposées sont des cohérences diagonales. C’est-à-dire qu’elles ne serésignent pas au compartimentage croissant, nécessaire sans doute auprogrès des sciences spécialisées, mais qui fait parfois obstacle auxhypothèses de vaste envergure 5 ».

L’enjeu n’est pas nouveau, en effet. Jean Pierre Vernant a, parexemple, renouvelé l’histoire grecque en prenant appui sur la psycho-logie de Meyerson et plus largement sur l’anthropologie. On sait aussique dans les sciences exactes, c’est la « convergence » de savoirs éloi-gnés qui est à même produire de nouvelles technologies, telles lesnanotechnologies.

Pourtant, maintes fois invoquée, l’interdisciplinarité est, aujour-d’hui, en France, systématiquement refusée au profit d’un dispositifd’évaluation privilégiant des sections disciplinaires qui, produisant dumême et de la norme, cadenasse les savoirs et les carrières. On préfè-re, en effet, pratiquer la pluridisciplinarité qui ne prête pas à consé-quence, juxtaposant les disciplines entre elles comme les sardines dansune boîte dont elles auront le bon goût d’ailleurs de ne pas sortir. Mais,il ne peut être question d’ouvrir de nouveaux champs de savoir quiredistribuent et obligent à repenser la cartographie des connaissanceset donc les intérêts acquis des uns et des autres.

L’évaluation, en ce sens, loin qu’elle permette la mesure rationnel-le d’une production scientifique, joue, dans le système de Français ver-rouillé par le haut, par un « conseil national des universités », le rôlede fondation théologique des savoirs aux frontières définies et fixée àjamais, du moins le rêve-t-on. L’évaluation est un outil de pouvoir quivise à conforter un système dont les uns et les autres tirent profit : les

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5 Roger Caillois, Cohérences aventureuses, Paris, Idées Gallimard, 1976, p. 19.

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mandarins, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche,les carriéristes de tout bord.

Les sections disciplinaires sont devenues autant de prés carrés quiexcommunient les travaux qui feraient mine de ne pas respecter lapureté disciplinaire car c’est bien une sorte d’intégrisme, à tout lemoins une théologie de la science qui est pratiquée. Qui regardeailleurs, se « disperse », est sommé de rentrer dans le rang sous peined’être excommunié, c’est-à-dire de ne pas avoir de promotion, de nepas faire une recherche reconnue et évaluable. Ce n’est pas la sciencequi dicte l’évaluation mais l’évaluation qui dicte la science.

Certes, l’excommunication est parfois feutrée : d’aucuns ramène-ront une recherche interdisciplinaire à ce qu’ils savent voir et leur éva-luation en réduira infiniment la portée. Elle fonctionnera comme unetechnique de normalisation qui ne trouble pas l’ordre des connais-sances et l’institution des savoirs..

L’évaluation ainsi pratiquée nous reconduit à une théologie de laconnaissance peu différente de celle de la Sorbonne médiévale. Oùl’on voit que l’extrême modernité rejoint le passé antérieur dans unmême déni de la pensée et de la science. .

Plus généralement, il ne faut pas être naïf. L’évaluation n’est pas unsimple outil au service du pouvoir universitaire (même si ce fut le caslors du conflit entre le ministère de l’enseignement supérieur et les uni-versités en 2008). Elle est d’abord aussi un outil de mise au pas dechercheurs sommés d’être productifs et de se mettre au service d’unelogique plus forte que la logique politique : la logique d’une économiemondialisée qui requiert une mobilisation de la connaissance au servi-ce de la compétition et de la productivité.

II. – DÉSUBJECTIVATION

La déferlante de l’évaluation refoule ainsi l’activité de jugementalors même que l’université, comme on l’a dit, avait pour rôle de for-mer au jugement mais aussi de formuler des jugements sur les étu-diants qu’elle forme.

Les diplômes accordés, les notes données procédaient du jugementde professeurs. Non seulement le jugement procédait d’une volonté,d’une démarche de l’individu et non d’un dispositif, mais il relevait dece que l’on pourrait nommer une poétique de la connaissance.

Enseigner dans une université ne relevait pas de l’application d’unegrille d’évaluation mais d’un rapport scientifique mais aussi « artiste »

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au savoir. Chercher, enseigner, c’était prendre contact avec la penséed’autrui, la jauger, l’apprécier, en goûter les possibilités. C’était postu-ler que le savoir relève d’une esthétique de la pensée, qu’il est au senspropre une co-naissance : une naissance du monde en soi, de soi aumonde par le jeu lié d’une pensée qui s’exprime et se construit. Etreenseignant-chercheur à l’université, c’était au sens artistique du mot,édifier une œuvre, ce dont d’ailleurs témoignait l’ancienne thèse dedoctorat d’État qui permettait de devenir professeur d’université (avecles excès que l’on a pu connaître qui consistaient à confondre la thèsed’état et le chef d’œuvre inconnu balzacien, ce qui pouvait obliger àpasser sa vie à rédiger une thèse qui ne serait jamais vraiment termi-née).

Désormais, l’enseignant-chercheur n’est plus sommé de rédiger unquelconque chef d’œuvre, loin de là. Il doit être « publiant » ou, pire,« produisant », le terme ayant le mérite de vendre la mèche et de nousplacer clairement dans une logique de productivité qui réclame la fia-bilité d’un dispositif d’évaluation qui s’étend à la société tout entière.

Mais, il faut bien mettre en évidence les enjeux politiques et méta-physiques de l’évaluation. Celle-ci, dès lors qu’elle se situe dans unelogique du dispositif, procède à ce que Giorgio Agamben nomme une« désubjectivation ». « Ce qui définit les dispositifs auxquels nousavons à faire dans la phase actuelle du capitalisme est qu’ils n’agissentplus par la production d’un sujet mais bien par des processus que nouspouvons appeler des processus de désubjectivation 6 » [Agamben G.(2007) p.].

L’évaluation doit être pensée, en ce sens, comme l’un des élémentsutilisés pour participer au processus de désubjectivation typique desprocessus de la modernité dès lors même que se généralisant à toute lasociété emportée par une seule logique économique, elle vise l’êtrelui-même, le transforme en artefact social, technicise dans le mêmemouvement son être et sa fonction.

Elle ne vise pas à former un sujet, un acteur élaborant une pensée,composant une œuvre, s’élevant par l’action, mais à produire un êtreréduit à un chiffre, un indice, un cœfficient qui prendra place dans ledispositif plus large de l’enseignement supérieur et de la recherche.

L’université, prise dans un dispositif général de l’évaluation, aban-donne ainsi la connaissance comme la société abandonne l’action poli-tique, comme l’individu abandonne le jugement moral, esthétique, phi-losophique. Comme l’écrit Giorgio Agamben, « les sociétés

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6 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages Poche, 2007, p.

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contemporaines se présentent comme des corps inertes traversés par degigantesques processus de désubjectivation auxquels ne répond aucu-ne subjectivation réelle. De là, l’éclipse de la politique qui supposaitdes sujets et des identités réels (le mouvement ouvrier, la bourgeoisieetc.) et le triomphe de l’économie, c’est-à-dire d’une pure activité degouvernement qui ne poursuit rien d’autre que se propre reproduction»(ibid., p. 46).

CONCLUSION

Dans les années trente, dans des conférences qu’il tint à Vienne et àPrague, Husserl diagnostiquait une crise des sciences européennes qui,disait-il, avaient oublié « le monde concret de la vie ». Il y a une crisede l’université, et, en particulier de l’université française, qui, oublieu-se de son histoire, portant haut la solution de l’évaluation, procède à unoubli de la subjectivation et, ce faisant, du savoir pensé, enseigné, pra-tiqué comme co-nnaissance, comme aventure de la connaissance.L’enjeu est de taille car si nous avons pris comme exemple l’universi-té, ce processus de désubjectivation ne cesse d’être, dans la sociétéentière, renforcé par la substitution du travail à l’acte, de la producti-vité à la gratuité, de l’évaluation au jugement.

En fait, nous sommes désormais soumis à des injonctions contra-dictoires. Nous sommes poussés à nous soumettre à une évaluationgénéralisée. Mais, nous sommes aussi enjoints d’être créatifs. Unappel insistant est fait à la créativité des chercheurs mais aussi, pluslargement, des citoyens et des individus tant les sociétés, nous dit-on,se doivent d’être créatives pour être présentes dans la course à l’inno-vation d’une part, pour relever les défis civilisationnels qui sont lesnôtres d’autre part (chômage, exclusion question écologique). Mais, ilne peut y avoir de créativité sans subjectivation et il est loin d’être sûrque le maniement de l’évaluation que nous connaissons permette unetelle créativité. Car l’évaluation, loin d’être créative comme cela pour-rait être le cas, a une fonction politique et métaphysique qu’il ne nousfaut pas sous-estimer. Elle nous ancre dans l’ère, nihiliste, désubjecti-vante, du Travailleur prophétisé par Ernst Jünger. Le travail devientl’horizon de l’homme qui détermine toutes ses activités, y compris leloisir, les vacances, le sport et, en cela, l’évaluation tend à devenir lanorme du quotidien. L’évaluation fonctionne non comme une incita-tion à la créativité mais comme un appel à la mobilisation de l’indivi-du. C’est aussi évident dans l’université : le scientifique, qui a succé-

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dé au savant pour être « produisant » doit mobiliser et se mobiliser. Ildoit mobiliser la matière, la nature, réduite à une réserve d’énergies. Ildoit se tenir mobilisé, toujours prêt à rédiger une nouvelle publication.En 1931, lorsqu’il écrivait Le Travailleur, Ernst Jünger notait : « Il estbien évident que ce trait totalitaire se retrouve aussi dans les systèmesscientifiques. Si nous considérons, par exemple, la façon dont la phy-sique mobilise la matière, dont la zoologie tente de deviner l’énergiepotentielle de la vie sous ses efforts protéiformes, dont la psychologies’applique à voir même le sommeil ou le rêve comme des actions, ilapparaît clairement que ce n’est pas la connaissance en général maisune pensée spécifique qui est à l’œuvre » 7.

Le jugement, parce qu’il est un acte, procède d’un savoir à larecherche de la vérité qui est aussi, par là même, un savoir poétique del’ordre de la co-naissance. La connaissance était une subjectivation.Lui préférer la norme de l’évaluation, c’est s’engager dans une voie quin’a pas été réfléchie et engage une révolution métaphysique de l’indi-vidu tout comme une révolution politique de la société inféodée à unproductivisme économique obéissant à une seule logique financière. Ily a des débats moins importants.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AGAMBEN G. [2007], Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Rivages.CAILLOIS R. [1976], Cohérences aventureuses, Paris, Idées Gallimard.DESCARTES R. [1964-1974], Œuvres complètes, publiées par Charles Adam et

Paul Tannery, Cerf, 1897-1913, révisée par B. Rochot et P. Costabel, 11volumes, Vrin-CNRS, 1964-1974 Méditations métaphysiques, tome IX a.

HEILBRUN B. [2004], La performance, une nouvelle idéologie ? Paris, LaDécouverte, 2004.

HUSSERL E. [1992], La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Paris,Hatier, 1992.

JÜNGER E. [1989], Le travailleur, Paris, Bourgois.MICAELLI J-P., FOUGÈRES A-J. [2007], L’évaluation créative, Belfort, Presses

de l’UTBM.

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7 Ernst Jünger, Le travailleur, Paris, Christian Bourgois, Paris, 1989, p. 126.

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In Économies et Sociétés, Série « Philosophie et science de l’homme »,M, n° 34, 5/2011, p. 789-795

De quelques évaluations et de quelques jugements

Marc Desgrandchamp

Artiste

Les paragraphes qui suivent ne forment pas un récit, mais sont plu-tôt des fragments juxtaposés et remémorés de manière incertaine àpartir du sujet de réflexion qui dirige cet ouvrage. On y trouvera unmélange d’impressions personnelles et de fragments d’histoires, sou-vent tragiques pour les quelques grands artistes dont les noms appa-raissent parfois. Ce court ensemble se tient entre ironie et pathos, et neprétend à aucune édification.

ESPRIT DE RÉPARTIE

C’est une émission à la radio. Il est question d’une exposition d’artcontemporain. Elle va ouvrir d’ici quelques jours. Les critiques réunisdans le studio sont embarrassés, ils ne savent pas quoi dire car ils n’ontrien vu, le montage et l’installation des œuvres ayant pris du retard. Ladiscussion se délite, les interventions se répètent, si bien que savoirquels critères permettraient d’évaluer la qualité d’une expositiondevient petit à petit la question majeure de cette émission. Un jeuneartiste, prié de répondre, déclare « qu’une bonne expo est une expo oùil y a de bons travaux ». Un silence suit.

ARGUMENT D’AUTORITÉ

Ce silence est rompu par un artiste plus âgé. Il affirme que cettequestion ne se pose jamais car on sait immédiatement quand une expo-

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sition est bonne ou mauvaise. Il cite quelques exemples, tous positifs,mais ne dit pas pourquoi tel événement est réussi ou non.

MÉLOMANE

À la table d’un restaurant, un soir d’été, un autre jeune artiste énon-ce clairement ce qu’est une bonne exposition. Il dit que la qualité desœuvres présentées ne suffit pas. Ce qui importe est leur dispositiondans l’espace, la façon dont elles s’assemblent pour formuler un sens,une pensée, une vision du monde. Ceci est le travail du commissaired’exposition, sorte de maître de cérémonie, de la même façon que cene sont pas les bons morceaux musicaux qui font une bonne soiréemais l’ordre dans lequel ils sont programmés.

CORRESPONDANCE

Flaubert dit quelque part que les bons vers ne font pas les bonnespièces. Ce qui fait l’excellence d’une œuvre c’est sa conception. Dufragment à l’ensemble, voilà qui évoque les réflexions du jeune artisteun soir d’été.

CERTITUDE

Un critique discute avec le directeur d’un FRAC (Fonds régionald’art contemporain). Depuis quelque temps, il est question d’un projetde loi permettant a ces institutions de revendre certaines de leursœuvres, ceci afin d’en acheter d’autres, a l’exemple de ce qui se pra-tique dans les musées nord américains. Le critique se demande surquels critères seraient choisies les œuvres dont les FRAC pourraient seséparer. Le directeur lui répond que le critère sera simple et imparable: seront conservées les œuvres fondées sur la coupure épistémologiqueduchampienne, celle dite du ready-made. C’est une coupure chronolo-gique et mentale. Toute œuvre qui n’en tient pas compte devient moinsessentielle. Peu après, le projet de loi est abandonné.

GOÛT ET PROVOCATION

À New York, en 1917, la société des artistes indépendants organisesa première exposition. Cette association s’enorgueillit de sa devise,

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« sans prix, ni jury ». Peu avant l’ouverture du salon une œuvre inat-tendue arrive sous les yeux du comité en charge de l’accrochage. Il s’agit d’un urinoir renversé, signé « R. Mutt 1917 ». L’œuvre esttitrée « Fontaine ». Une vive discussion s’engage au sein du comitépourtant composé d’individus ouverts aux audaces de l’art moderne. « Fontaine » est finalement refusée, sous prétexte d’indécence, contre-disant ainsi la devise du salon. Marcel Duchamp, membre du comité,donne sa démission après avoir défendu, avec quelques autres per-sonnes, l’admission de la pissotière. On apprend assez vite qu’il enétait l’auteur.

FORME ET CONTENU

Cette même année 1917 voit l’artiste Gustav Klucis participer à larévolution d’Octobre au sein du IX° régiment letton des tirailleursrouges. Il étudie ensuite auprès de Kasimir Malévitch. Communisteconvaincu il met son art au service de la révolution. Il enseigne et réalise de remarquables affiches et photomontages vantant l’industrie,le sport et le bonheur de vivre en un moment historique qui voit l’édi-fication du premier état socialiste. En 1937 il effectue son seul voyageà l’étranger, un séjour à Paris où une de ses œuvres orne le mur principal du pavillon de l’URSS à l’exposition universelle. Le 17 jan-vier 1938, arrêté comme membre du « groupe armé des terroristes let-tons », il est rapidement évalué et jugé pour être fusillé le 26 févriersuivant.

PRISE DE RISQUE

C’est une histoire que l’on m’a racontée, celle d’un jury de diplô-me, dans une école d’art. Les membres de ce jury réalisent que le can-didat qu’ils ont devant eux les observait individuellement depuis dessemaines. Il est rentré chez l’une, chez l’autre, a subtilisé un objet,coupé la haie, arrosé les plantes, déplacé une table, en exécutant ainside minuscules interventions remarquées ou non par les intéressés. Lesvidéos enregistrées et les objets prélevés sont ce qu’il leur montre àprésent, en ce jour de diplôme. Les réactions sont diverses, certainsétant amusés, voire séduits, d’autres carrément en colère. Je ne saisplus si le jeune homme obtient son diplôme.

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CONSCIENCE MALHEUREUSE

Au temps de la république de Weimar Émil Nolde est l’un des pluscélèbres peintres expressionnistes. Les musées possèdent nombre deses tableaux. En 1933 les nazis parviennent au pouvoir. Ils ont desidées en matière de culture et, à quelques exceptions près, ils n’aimentpas Nolde. Nolde les aime bien, lui. Il ressent son art comme authen-tiquement allemand, un art primitif sans doute, mais d’un primitivismeenraciné dans le sol nordique. Le docteur Goebbels est d’ailleurs plu-tôt intéressé, mais le führer, un expert en matière artistique, sait ce quiest allemand ou ne l’est pas. Malgré lui mais grâce à ses peintures,Émil Nolde se voit bientôt traité comme un artiste paria. Ses œuvressont retirées des musées, détruites ou vendues à l’étranger ; certainesd’entre elles figurent dans la grande exposition de Munich où les nazisréalisent involontairement une des plus belles expositions d’art moder-ne en requalifiant le tout sous les termes « d’art dégénéré ».Néanmoins la foi d’Émil Nolde en la nouvelle Allemagne ne vacillepas, ni la forme expressionniste de sa peinture. En 1941, une lettresignée du président de la Chambre des arts plastiques lui interdit depeindre. Il meurt en 1956.

PERTE

J’ai oublié dans quelle interview le critique Clément Greenberg ditque le peintre Jackson Pollock « avait perdu le truc ». Il pense qu’ill’avait perdu quelque part au début des années cinquante. Pollock avaitprécédemment créé des chefs d’œuvre incontestables et puis ce n’étaitplus le cas, c’est-à-dire que ses tableaux ne pouvaient plus susciter unassentiment universel.

RENVERSEMENT

Dans une école d’art, après avoir participé à un jury, je suis chargéd’organiser une exposition des diplômés. Pour préparer l’accrochage jerencontre les exposants à plusieurs reprises. Devant ces jeunes gens, jem’efforce de paraître savoir où nous allons. Après tout, eux aussim’observent, m’évaluent et peut-être me jugent. Alors je suis commele garçon de café de « l’Être et le néant », j’occupe le vide de ma fonc-tion tout en la mimant.

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EXCLUSION

J’écoutais un philosophe parler à la radio. Il expliquait la violenceterroriste des révolutionnaires entre eux par les nuances transforméesen gouffres quand la politique parvient à une intensité maximale. Ilmettait ce fait en parallèle avec les surréalistes et les exclusions esthé-tiques, là où l’art se confond avec la conscience et la vie. En juin 1958le bulletin central de l’Internationale situationniste annonce l’exclu-sion de Ralph Rumney. Il s’était engagé à édifier un guide et plan psy-chogéographiques de Venise. Il a malheureusement échoué, vaincu par« un monde de l’ennui ». La sanction tombe, impitoyable et pleine demélancolie pour celui qui, enlisé dans « le milieu qu’il avait essayé detraverser », n’a su parvenir « à un usage passionnant de la vie ».

SOCIÉTÉ MARCHANDE

Un galeriste devenu un grand marchand explique qu’il faut toujoursavoir sur soi un billet de cent dollars. L’action se situe bien sûr auxEtats-Unis, où il a acheté le tableau d’un inconnu pour cent dollars.C’était il y a longtemps, le même tableau valant aujourd’hui un millionde dollars. Le marchand est fier de cette anecdote. Elle témoigne de safaculté de juger quant à la qualité des œuvres. Elle illustre aussi un deslieux communs les plus répandus concernant l’art et son marché.

MIMESIS

Pline l’ancien rapporte que le peintre Apelle, fort renommé dans laGrèce antique, participa à un concours. Il s’agissait de peindre un che-val. Apelle, agacé par les intrigues de ses concurrents, voulu, pour faireévaluer les tableaux avec objectivité, recourir au jugement de plusieurschevaux. Amenés devant les œuvres, ils ne hennirent que devant celled’Apelle. Pline nous indique que ce procédé se pérennisa pour recon-naître la valeur artistique d’une peinture. Plus tard, au XXe siècle, Lepeintre ironiste Mark Tansey a représenté cette scène primitive dujugement esthétique, transformant simplement le cheval en une vacheévaluant le « Jeune taureau » de Paulus Potter, 1647.

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SPÉCIALISTE

Pline rapporte également qu’Apelle aimait exposer ses tableauxrécents sur un balcon d’où ils étaient visibles depuis la rue. Caché der-rière un rideau, il écoutait les commentaires des passants. Un jour, uncordonnier estima que la sandale d’un personnage était mal représen-tée. Apelle corrigea le défaut. Le lendemain, ce même cordonnier, heu-reux de voir qu’il avait été entendu, s’enhardit à faire des remarquessur la jambe du même personnage. Alors Apelle, furieux, sortit de sacachette et dit qu’un cordonnier n’avait pas à juger plus haut que lachaussure, expression qui passa en proverbe.

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In Économies et Sociétés, Série « Philosophie et science de l’homme »,M, n° 34, 5/2011, p. 795-817

Le développement durable,produit joint de la coproduction de la science et de l’ordre social,

relève-t-il du seul jugement des acteurs ?

Daniel Dufourt

Université de Lyon, Institut d’Étude Politiques, GREPH

Après avoir montré la singularité du développement durable commeproduit joint du processus de coproduction de la science et de l’ordresocial, nous nous interrogeons sur la pertinence de procédures quivisent à confier l’évaluation des objectifs et des modalités des poli-tiques de développement durable aux seuls acteurs impliqués dans ceprocessus de coproduction. Les médiations entre cité scientifique etcité politique faisant système, c’est ce système qu’il convient d’évaluerà l’aune d’une épistémologie politique et historique.

After having shown the singularity of sustainable development as aby product of the coproduction of science and social order, we wonderabout the relevance of procedures which aim at entrusting the evalua-tion of the objectives and the methods of sustainable development poli-cies to the only actors implied in this process of coproduction. AsSheila Jasanoff [2006, p.6)] : « co-production is not only about howpeople organize or express themselves, but also about what they valueand how they assume responsibility for their inventions ».

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De quelles pratiques sociales relèvent les médiations entre citéscientifique et cité politique ? Ces médiations sont-elles uniquementdes instances où se nouent en référence à des valeurs de cohésionsociale, d’équité et de responsabilité des compromis politiques plus oumoins pérennes ? Si la réponse était évidente, il n’y aurait pas lieu decraindre que la société ne s’en remette trop rapidement et, le plus sou-vent, exclusivement aux savoirs d’experts, savoirs intrinsèquement liésà des pratiques professionnelles et à la légitimité circonstancielle,puisque par définition ils relèvent d’acquis d’apprentissage issus d’ex-périences, certes en grandeur nature mais en nombre nécessairementlimité. Précisément, à travers l’invention de ces nouvelles médiations,la société contemporaine donne à voir tout autre chose : la coproduc-tion par la société civile et la société politique de connaissances aucaractère hybride 1 et liées dans leur élaboration aux jeux d’acteursauxquels elle a délégué de façon extrêmement expéditive cette mis-sion. A cet égard, l’ensemble des conceptions philosophiques et poli-tiques, des pratiques sociales et des choix en matière de politiquespubliques qui se réclament du développement durable offrent une illus-tration exemplaire du caractère systémique de ces médiations sanspour autant fournir des critères de jugement appropriés à leur naturesystémique.

Il est significatif, en effet, de constater que la problématique dudéveloppement durable revêt une singularité apparemment restéeinaperçue: celle d’avoir servi de support privilégié à la mise en placede ces nouvelles formes de médiations entre savoirs scientifiques etprogrammes politiques qui retiennent aujourd’hui notre attention. Ilconvient, pour être en mesure de formuler les enjeux de ces média-tions, de mettre en évidence au préalable les sources d’inspiration etles références multiples auxquelles se rattachent les diverses concep-tions du développement durable, ainsi que l’extraordinaire complexitédes réseaux d’acteurs qui s’en réclament et des intérêts dont ils sontporteurs dans la vie économique et sociale. Connaissance et intérêtsont plus qu’ailleurs, les concepts nécessaires à la compréhension d’unprocessus singulier et cependant universel de coproduction de savoirsscientifiques, d’exigences sociales, de normes juridiques et de com-promis politiques.

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1 Cf. Sheila JASANOFF [2006].

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I. – UNE EXPLICITATION DE LA SINGULARITÉ DU SYSTÈME DE MÉDIATIONS

À L’ŒUVRE DANS LA POURSUITE D’UN DÉVELOPPEMENT DURABLE.

L’étrange singularité du développement durable, projet collectifadvenu au carrefour de préoccupations scientifiques, éthiques et poli-tiques peut être analysée sur la base d’une épistémologie politique ethistorique 2, c’est-à-dire d’une théorie de la connaissance entenduecomme l’étude des transformations des comportements des différentsgroupes sociaux et des représentations du monde qu’ils véhiculent,ainsi que des enjeux de pouvoir associés à ces transformations, appli-quée à l’analyse des conditions de production d’une connaissance par-ticulière, ici celles de cet objet singulier qu’est le développementdurable.

I.1. Le développement durable, lieu d’une coproduction de connaissances d’intention scientifique et de principes d’organisation sociale.

Le développement durable comme expression d’une prise deconscience collective visant à apporter des réponses crédibles auxinquiétudes issues de progrès majeurs dans la connaissance scienti-fique de l’environnement, et comme projet d’organisation socialevisant à modifier des comportements à l’origine d’évolutions recon-nues comme désastreuses, est en fait une construction intellectuelle quin’est ni issue, ni portée par des préoccupations politiques ou socialesimmédiates, et renvoyant à des niveaux de réflexion caractérisés par

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2 Même s’il y a une proximité avec la nouvelle inflexion constructiviste de la socio-logie de la connaissance, nous tenons à en marquer la différence essentielle, qui fait quel’épistémologie politique n’est pas une sociologie élaborée en termes d’analyse deréseaux de pouvoirs.. Pour s’en convaincre, il suffira de citer les commentaires suivantsde Paul Wouters, Aant Elzinga and Annimieke Nelis : « Since the constructivist turn inthe sociology of scientific knowledge, it is no longer possible to speak about the rela-tionship between science and politics. Whereas in the older tradition of the sociology ofscience, one could metaphorise the political dimension of research and the political roleof scientists as an interface between two different social institutions – each with theirspecific norms, processes and procedures, this is hardly tenable from a perspectivewhich stresses the constructedness of knowledge. There are several reasons for this. Poli-tical considerations have been shown to play a formative role in the production of scien-tific knowledge which has resulted in the notion that scientific knowledge is always poli-tical through and through. The same constructivist turn has not only recreated science asa political phenomenon, but has also redefined the political itself. Both science and poli-tics seem to have been reconstructed as networks of power with humans and artefacts asthe nodes and symbolic and material translation processes as the links between the nodes ». Contentious Science, EASST Review: Volume 21(3/4) September 2002

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leur hétéronomie. En simplifiant, sans doute exagérément, il est pos-sible d’identifier trois niveaux de réflexion relatifs, respectivement,aux relations homme-nature, homme-territoire et au concept de déve-loppement lui-même.

Le développement durable dans sa dimension d’écodéveloppemententend traiter des rapports homme-nature. Il convient de s’interroger surchacun des termes avant d’envisager leurs relations. De quelle « nature » les protagonistes d’un développement durable entendent-ilstraiter ? On voit que pour les sciences de la nature, le concept de Naturecomme totalité englobante n’a aucun sens 3. Le concept de Nature res-sort ainsi nécessairement d’un questionnement de nature purement phi-losophique. Pour autant, il existe des concepts implicites de Nature dansles différentes disciplines qui constituent l’écologie scientifique. Cesconceptualisations sont implicitement normatives: elles constituent unsystème de référence justifiant la singularité et l’autonomie des ces dis-ciplines. Ainsi « l’harmonie » a pour de nombreux scientifiques dudébut du XXème siècle été une qualité essentielle de la « Nature » : unehypothèse de plénitude de sens sans laquelle les manifestations particu-lières de ce monde de la nature seraient chaotiques et en ce sens inex-plicables. Des écologues contemporains posent eux le postulat de lanature cybernétique des écosystèmes (Patten et Odum).

La place de l’Homme dans l’écologie scientifique est, par ailleurs,extrêmement révélatrice de l’existence de présupposés idéologiquesconduisant à se situer entre deux positions extrêmes: d’un côté laNature est tout ce qui est soustrait à l’influence de l’homme; à l’oppo-sé est réputé naturelle l’activité humaine y compris les dimensionstechniques et culturelles conçues comme caractéristiques de l’espèce 4).

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3 Kurt Jax le rappelle de manière éloquente: « Schaut man in Lexika der Ökologieoder der Biologie, so wird man dort das Stichwort « Natur » vergeblich suchen. DerGrund dafür ist, daß die Ökologie soweit sie sich als Naturwissenschaft versteht, keinNaturkonzept hat und auch keines haben kann. Denn « Natur » ist nicht ein Begriff derNaturwissenschaften, sondern ein Begriff der Philosophie ». Kurt Jax: Naturkonzepte inder wissenschaftlichen Ökologie Workshops « Die Natur der Natur » Institut für Wis-senschafts – und Technikforschung . Graduiertenkolleg « Genese, Strukturen und Folgenvon Wissenschaft und Technik » Tagungsdokumentation Die Natur der Natur Univer-sität Bielefeld, 12 -14. November 1998 IWT-Paper Nr. 23 Bielefeld, Februar 1999

4 Jean Pierre Dupuy [2005] a souligné avec force combien cette dernière positions’accompagne en parallèle d’un épuisement des ressources éthiques : « But in societythat dreams of shaping and molding nature to its desires and needs, it is the very idea ofan exteriority or alterity which loses all meaning. The substitution of the made for thegiven is obviously a part of this same process. Traditionally, nature was defined as whatremained exterior to the human world, with its desires, its conflicts, its various depravi-ties. But if, in our dreams, nature becomes entirely what we make of it, it is clear thatthere is no longer anything exterior, so that everything in the world will sooner or later

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Ainsi, la nature est dans le discours scientifique, à la fois dotéed’immanence (toujours déjà là) et de sens. C’est la Nature en soi,comme totalité des évènements objectifs réglés par des lois. La Natureest le primordial, le non institué: comme le dit Merleau-Ponty « décri-re un monde de la nature, celui où rien n’a été dit, symbolisé, exprimé,ni l’espace, ni le temps, ni à plus forte raison les processus particuliers– et qui n’est pourtant pas amorphe, informe et sans signification, quiest bien un monde » 5. Le sens est finalement fourni par l’anticipationqui guide l’investigation scientifique. Il y aura finalement autant deconceptions de la nature que de disciplines scientifiques. En ce sens laphilosophie spontanée des savants constitue bien un obstacle épisté-mologique: le monde de la nature est postulé comme ayant du sens,mais en tant que tel ce sens n’est pas objet d’une analyse scientifique.

En revanche, au niveau des politiques publiques, la nature est unenature pour les hommes, un milieu aménagé et dont les risques déri-vent de la cohabitation entre artefacts humains et processus naturels.La nature n’est pas une nature en soi : elle est le réceptacle des actionshumaines; réceptacle dont les particularités ne peuvent être compriseset découvertes qu’en lien direct avec les interventions humaines. En cesens les processus naturels dont parlent les politiques publiques expri-ment en réalité la manière dont les acteurs sociaux entendent à un étatdonné des connaissances scientifiques et techniques dicter des normesaux conduites sociales qui interfèrent avec un présupposé milieu natu-rel.

Alors que les relations homme-nature sont envisagées en référenceà la situation de l’espèce humaine dans un univers réputé naturel, lesrelations hommes-territoires, essentielles et pourtant si souventméconnues dans la genèse de la conceptualisation d’un développementdurable, renvoient aux processus au terme desquels des communautéshumaines sont à l’origine d’une création institutionnelle des territoiresdans lesquelles elle se déploient, c’est-à-dire d’espaces qui se distin-guent d’un simple environnement par leur caractère construit et insti-

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reflect what men have done or not done, sought or neglected.This ethical problem ismuch weightier than any specific questions dealing, for instance, with the enhancementof such or such a cognitive ability by various techniques. But what makes this ethicalproblem all the more insoluble is that, while the responsibilities men exercise over theworld are increasing without limit, the ethical resources at our disposal are diminishingat the same pace.» The Philosophical Foundations of Nanoethics. Arguments for amethod, p. 19

5 Inédit non daté cité par Renaud Barbaras, « Merleau-Ponty et la nature ».

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tué 6. Bertrand Hervieu constate ainsi avec justesse que la relationqu’entretient la société française avec le sol et la terre a changé troisfois de sens au cours du XXème siècle :

« Pour la Troisième République naissante, complètement vacillantedans son rapport à la République, le pacte avec les paysans a été unmoment déterminant. C’est Gambetta qui a inventé cette premièrerelation construite au sol, avec cette fameuse formule « faisons chaus-ser aux paysans les sabots de la République et lorsqu’ils les aurontchaussés, la République sera invincible ». Qu’a fait Gambetta pour yparvenir ? II leur a permis l’accession à la propriété privée du sol.Durant toute cette période, le sol a été un patrimoine géré de façonpatriarcale et dans un contexte complètement patriotique. Cette notionqu’on peut décliner à perte de vue, donnait une consistance à cequ’était le sol, la terre et notre environnement avec une charge poli-tique d’une extraordinaire force.

Ce qui est intéressant, c’est qu’au lendemain de la seconde guerremondiale, une autre force sociale qui paradoxalement venait non pasdes républicains, mais des jeunes catholiques, a voulu voir dans laterre non plus un patrimoine, mais un outil de travail. (...) À partir dece moment là, on a pu instrumentaliser le sol à des fins de développe-ment de la production. Ainsi, la France qui était la lanterne rouge del’agriculture européenne au lendemain de la seconde guerre mondia-le, est devenue la première puissance agricole européenne et le pre-mier pays exportateur mondial de produits agroalimentaires transfor-més. Cela a donné un phénomène inattendu et extrêmement intéressantau regard de notre affaire de l’environnement, c’est qu’aujourd’hui, enFrance, 50 % de la surface agricole utilisée est détenue ou gérée pardes formes sociétaires. (...) Tout cela est très familial, c’est vrai, saufque le sol n’est plus une propriété privée particulière mais une pro-priété détenue par le truchement d’une forme abstraite sociétaire etdonc le rapport patrimonial s’en est trouvé complètement éclaté.

Nous arrivons ainsi aujourd’hui à un troisième mode de représen-tation qui n’est pas encore complètement clarifié et conceptualisé . Ils’exprime sous forme d’un conflit et d’une contradiction entre l’idéeque la terre et le sol sont bien des propriétés privées, mais qu’en mêmetemps, ils représentent un bien public. Si c’est un bien privé, c’est aussiun patrimoine commun et cette question du développement durable est

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6 Cf. D. Dufourt, Le territoire comme création institutionnelle dans une conceptionspatiale des politiques technologiques in Nadine Massard (Ed.) Territoires et PolitiquesTechnologiques: Comparaisons Régionales, L’Harmattan, 1996.

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au coeur de la conciliation ou réconciliation entre une vision privée,qui fait complètement partie de notre histoire commune puisqu’elle aété quasi sacralisée à travers l’établissement de la République dans cepays et en même temps d’un bien commun, puisque c’est le bien detous. C’est un bien intergénérationnel et donc un bien aussi pour l’ave-nir. » 7

Le concept même de développement auquel les différents acteurs serallient bien imprudemment est, enfin, fondamentalement objet decontroverses. De quelle finalités sociales est-il porteur ? Ces finalitéssont-elles toujours transposables dans des politiques publiques conve-nablement spécifiées ? Ces politiques ne sont-elles pas vouées à perdretout sens dès lors que leur assujettissement au calcul économique mar-chand est présenté comme une exigence absolue au regard de critèresd’évaluation abscons et arbitraires définissant la « performancepublique » 8. François Perroux a, ab principio, récusé l’idée que leplein développement de la ressource humaine et le développementdurable constituent des conceptualisations équivalentes et à ce titreinterchangeables. Est-il fondé de supposer définissable un capital natu-rel ? Existerait-il un travail de la nature, indépendamment de touteréférence à l’artificialisation de la nature induite par les activitéshumaines ? « Coût signifie visée associé à une dépense » nous rappel-le F. Perroux : en d’autres termes une intentionnalité qui n’a de sensqu’en référence à des valeurs et à des besoins humains. La protectionde la nature ne saurait, même indirectement, être justifiée par desconsidérations liées à la Nature en soi, indépendamment de besoinshumains fondamentaux. En d’autres termes les préoccupations envi-ronnementales n’ont pas de justification si on ne peut au regard des

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7 B. Hervieu [2003] in Sciences et devenir de l’homme, Les cahiers du MURS, n° 41bis, pp. 73-74.

8 Jacques Theys [2002] a excellemment souligné les ambiguïtés dont le terme « déve-loppement » est porteur lorsqu’il est associé au qualificatif durable : « Incontestablementle concept de « développement durable» se distingue par une capacité tout à fait remar-quable à poser et surtout à lier ensemble plusieurs des questions centrales auxquellesnos sociétés sont aujourd’hui confrontées : la question des finalités de la croissance –et d’un compromis possible entre les intérêts divergents de l’économique, du social et del’écologique ; celle du « temps» et de la concurrence entre court terme et long terme,générations présentes et futures ; celle, enfin, des « identités spatiales» – et de l’articu-lation problématique entre les logiques de globalisation et celles d’autonomisation desterritoires locaux. Mais cette capacité à poser les problèmes n’implique pas nécessaire-ment celle de pouvoir leur trouver une solution ; et il est légitime de se demander si der-rière une rhétorique des bons sentiments, le discours sur le « développement durable»n’a pas, finalement, pour principale qualité de gommer les contradictions qu’il énonce- pour ne pas avoir à les résoudre »

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besoins humains leur associer une valeur. Mais cette valeur n’est pasdérivée du calcul économique marchand. Elle relève de décisions poli-tiques explicitant la nature, et les effets de l’avantage collectif.S’agissant de l’opposition entre calcul économique et décision poli-tique, F. Perroux la qualifie ainsi : « la loi des calculs qui tendent à lamaximisation de l’utilité individuelle par les sujets n’est pas la loi descalculs qui tendent à l’obtention du plus grand avantage collectif »[Perroux F. (1941) p. 295]. Les raisons qui permettent de fonder scien-tifiquement cette opposition tiennent à une limitation du calcul écono-mique. Alors que la décision politique s’applique à des ensemblesétendus, concerne des événements qui s’enchaînent sur des décades, etintègre des services non évaluables et des utilités diffuses qu’ellecontribue à créer, le calcul économique est limité dans l’espace, dansle temps et quant à son objet. F. Perroux est dès lors conduit à énoncerce qui lui paraît être la contradiction fondamentale du capitalisme :« la contradiction entre l’ampleur d’action que permet ou imposel’évolution de sa technique et la limitation de la capacité du calcul éco-nomique même chez les sujets les plus doués » [Perroux F. (1941) p. 295]. Cette contradiction identifiée à partir de la réflexion théoriqueen recèle une autre plus fondamentale, sur le plan pratique : « L’utilitésubjective et l’avantage collectif ne se confondent pas, et même s’ils peuvent être définis et étudiés par les mêmes moyens en théorie,ils ne s’apprécient pas par des opérations mentales comparables enpratique » [Perroux F. (1941) p. 297].

I.2. La nature systémique des médiations au cœur des savoirs sur le développement durable à l’origine de l’émergence de nouvelles formes de gouvernance ou de gouvernementalité

Il est remarquable, et en tout point essentiel pour notre propos, deconstater que l’élaboration d’un contenu programmatique susceptibled’inciter les gouvernements et les institutions internationales à identi-fier la nécessité d’une stratégie de développement durable puis à endéfinir les modalités a été portée par des institutions dont la légitimitése situe en dehors des critères traditionnels (élection, mérite, etc..) etqui renvoie à l’apparition de nouvelles formes de gouvernance ou gou-vernementalité.

Les fondements théoriques de la durabilité ont été établis en 1980par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature(U.I.C.N.) puis développés par la Commission Mondiale sur l’envi-ronnement et le développement (CNUED, Commission Brundtland,Montréal, 1988).

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Les résultats de la Commission Mondiale ont suscité l’émergenced’un droit international de l’environnement : convention de Sofia etd’Helsinki pour la pollution atmosphérique, directive et convention deBâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dange-reux et de leur élimination, protocole de Montréal relatif à des sub-stances qui appauvrissent la couche d’ozone, convention de Stockholmsur les polluants organiques persistants, conventions de Ramsar,Washington, Bonn et Berne pour la protection de la nature, conventionsur le commerce international des espèces de faune et de flore sau-vages menacées d’extinction, convention sur la diversité biologique,Protocole de Cartagena sur la prévention des risques biotechnologique,convention de la mer du Nord sur le déversement et l’incinération desdéchets en mer, directives européennes sur la qualité des eaux, directi-ve « nitrates », directive « habitats »

Le sommet de la Terre de Rio de Janeiro popularisera en 1992 lesactions à entreprendre sous forme d’explicitation, à partir de l’Agenda21 présenté par l’ONU, des objectifs et des mesures visant à traduiredans les faits la conception du développement durable défini commeun mode de développement susceptible de contribuer à la satisfactiondes besoins des générations présentes sans compromettre la capacitédes générations futures à satisfaire les leurs.

À la suite de cette intense activité des institutions internationales(ONG et agences internationales) 9, et des nombreuses rencontres inter-gouvernementales destinés à préparer traités et protocoles 10, de mul-tiples acteurs 11 ont repris à leur compte les préoccupations expriméespar la société civile 12 et les partis politiques dans différents pays : ainsia-t-on pu assister successivement à la floraison de multiples chartes de

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9 Voir, par exemple, pour les questions à l’articulation de la satisfaction des besoinsen énergie et des exigences du développement durable, les publications suivantes : Ins-titut de l’Energie et de l’Environnement de la Francophonie, « Énergies renouvelables,Développement et environnement. Discours, réalités et perspectives. » Liaison EnergiesFrancophonie, n° spécial, avril 2007 ; Agence pour l’Energie Nucléaire (OCDE) L’éner-gie nucléaire dans une perspective de développement durable, OCDE, Paris, 2000.

10 Outre les sommets de la terre de New York (1997) et de Johannesburg (2002) on mentionnera par exemple le Xème Sommet de la Francophonie de Ouagadougou(2004) : « Espace solidaire pour un développement durable »

11 Il y a lieu, par exemple, de citer les compagnies d’assurance et de réassurances. Lasociété de réassurance Münchener Rück a été présente, depuis le premier, à tous les som-mets climatiques et a participé à l’élaboration de tous les rapports du GIEC en tantqu’auteur ou expert.

12 Jusques et y compris dans le domaine de l’éducation. Cf. SACQUET Anne-Marie,RIONDET Bruno [2004].

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responsabilité sociale et environnementale 13 auxquelles ont souscritde très grandes entreprises, à la promotion du développement durablecomme facteur de compétitivité internationale par les conseillers ducommerce extérieur [CNCCEF, (2007)] ; à l’introduction de nouveauxinstruments financiers 14 en vue d’accompagner le financement de pro-jets de développement durable dont la SFI, filiale de la BanqueMondiale a pris, entre autres, l’initiative ; au développement de sys-tèmes d’informations 15 et de médias dédiés à la veille critique sur ledéveloppement durable comme Novethic 16 en France.

II. – LES AMBIGUÏTÉS LIÉES À LA PROMOTION DU DÉVELOPPEMENT

DURABLE COMME NOUVEAU PRINCIPE D’INTELLIGIBILITÉ

DES RELATIONS ENTRES SCIENCE, TECHNIQUE ET SOCIÉTÉ

Après avoir montré comment la « durabilité » a été promue commeprincipe d’intelligibilité de la reconfiguration radicale des relationsentre Science, Politique et Société, nous éclaircirons les raisons pourlesquelles le développement durable, est devenu – à son corps défen-

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13 En France, le vote de la loi sur les nouvelles régulations économiques en 2001 aencouragé la diffusion des exigences nouvelles de la responsabilité sociale et environ-nementale avec l’obligation faite aux sociétés côtées en bourse d’inclure des critères nonfinanciers dans leurs documents comptables. Toutefois l’enquête publiée par CharlesEmmanuel Haquet et Géraldine Meignan dans le numéro 735, novembre 2008, du maga-zine l’Expansion sous le titre : « Le grand bluff du développement durable » montre quedans beaucoup de cas l’action entreprise par les grands groupes se borne à une action decommunication ».

14 Dans son rapport annuel 2003 la SFI présente ainsi les modalités de son interven-tion : « La SFI propose de plus en plus souvent à ses clients des financements structurésfaisant intervenir, notamment, des garanties partielles de crédit et des opérations de titri-sation. Ces outils s’intègrent dans la stratégie d’ensemble de la SFI qui consiste à encou-rager la création de marchés financiers intérieurs et à diversifier les sources de finance-ment en monnaie nationale des clients des pays en développement. Les montants que sesclients mobilisent ainsi en émettant des obligations est notablement plus élevé que celuides fonds qu’elle engage elle-même. En garantissant une partie du risque de finance-ment, la Société encourage les investisseurs, et en particulier les institutions financièreset les investisseurs institutionnels, à participer à des transactions qu’ils n’auraient pasenvisagées dans d’autres conditions. En règle générale, l’intervention de la SFI a poureffet d’améliorer la cote de crédit et d’allonger les échéances » [ SFI, Rapport annuel2003]

15 Médiaterre, le système mondial d’information francophone pour le développementdurable est ainsi une initiative partenariale conçue en 2002, à l’occasion du Sommet dela Terre de Johannesburg.

16 Novethic est un centre de recherche et d’expertise sur la responsabilité sociétaledes entreprises et l’investissement socialement responsable qui informe et propose desoutils aux professionnels de l’entreprise, de la finance, des collectivités locales ou desONG intéressés. Novethic, créée en avril 2001, est une filiale de la Caisse des dépôts.

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dant – instrument de l’avènement de normes multiples et contradic-toires d’évaluation des comportements des acteurs.

II.1. Les reconfigurations des relations science, technologie et société portées par les transformations économiques

Les modalités de l’institutionnalisation des disciplines scientifiqueset la genèse de l’émergence d’une activité professionnelle consacrée àla recherche font apparaître de grandes différences entre les pays, liéesprincipalement à des formes d’organisation des institutions scienti-fiques reposant sur des objectifs politiques et sociaux très différents.Comme le disent respectivement Bertram SCHEFOLD [1994](Université de Francfort) et Marion FOURCADE-GOURINCHAS[2001] (Université de Princeton), il y a des « sociostyles » nationauxqui impriment des priorités et des orientations différentes aux pro-grammes scientifiques, très éloignées des nécessités internes du déve-loppement de chaque discipline et donc à terme sources d’hybridationsspécifiques.

L’avènement de la production de masse, puis la montée de la straté-gie de différenciation à l’origine d’une très grande variété des produitset d’une exigence de réactivité et de flexibilité des entreprises suscitentla mise en place de modes de gouvernance de la science qui exercentpar les modalités de pilotage qu’ils requièrent, des formes de structu-ration spécifiques des relations entre science, technologie et société. Sesuccèdent ainsi depuis 1945 l’ère des grandes agences gouvernemen-tales en charge des orientations de la recherche fondamentale et inter-venant par le biais des subventions, puis celle des partenariats publics-privés reposant sur une logique contractuelle intégrant des exigencesde rentabilité et instituant une concurrence-coopération entre acteurs lelong du processus linéaire allant de la recherche fondamentale à larecherche appliquée puis au développement industriel. L’émergencedes NBIC 17 (nanotechnologie, biotechnologies, sciences de l’infor-mation et sciences cognitives) et leur convergence postulée 18 intro-duisent une rupture frontale par rapport à l’ordre ancien: l’ampleur desfinancements public nécessaires et en même temps l’énormité des pro-fits privés susceptibles d’être accaparés par les entreprises, les risquesindustriels, sanitaires, sociaux (sans commune mesure avec les risques

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17 Bernadette Bensaude-Vincent [2004] Se libérer de la matière ? Fantasmes autourdes nouvelles technologies, INRA Editions, Collection Sciences en questions.

18 NSF Report Converging Technologies for Human Performance, Mihail C. Rocoand William S. Bainbridge (eds.), June 2002.

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auxquels les populations étaient exposées dans le passé) encourus au niveau des applications dans la vie quotidienne de ces technos-ciences 19 requièrent un mode de gouvernance totalement différent.C’est en impliquant les différentes communautés concernées (cher-cheurs, usagers, experts gouvernementaux, industriels) dans la déci-sion d’engager tel ou tel programme que la légitimité de ceux-ci seconstruit tout en diluant les responsabilités. Il est dès lors essentiel queles savoirs professionnels tant des sciences dures que des scienceshumaines et sociales produisent des discours de légitimation eux-mêmes socialement validés au travers d’expertises procédurales 20

dont la NSF fournit le cahier des charges dans sa publication « SocietalImplications of Nanoscience and Nanotechnology » en explicitantainsi les exigences portées par l’acronyme ELSA (Ethical, Legal andSocietal Aspects) : « First we need to define and measure «societalimpacts». Second, we need to find leading indicators or first signs ofimpacts. Third we need to develop theories that explains impacts, iden-tify causal mechanisms and contingent conditions (e.g., under whatcircumstances would particular products have particular impacts),relate various advances and impacts together in more comprehensivesystems models, and permit (tentative) extrapolation to possiblefutures. Finally, we would like to assist policy development on the basisof what is known from our research and what is known about desireand values, i. e. what are «society’s» goals ad how will these goalschange over time as technology advances ? 21 »

II.2. Les équivoques tenant à l’implication dite citoyenne des acteurs, comme seule source de légitimité dans l’évaluation des risques issus des applications des découvertes scientifiques et techniques

Peu à peu, un consensus plus ou moins postulé, a conduit à l’idéequ’il appartient à des systèmes d’acteurs incluant scientifiques, poli-tiques, représentants de la société civile et usagers de se prononcer sur

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19 Cf. par exemple: The Royal Society and the National Academy of Engineering,Nanosciences and nanotechnologies: opportunities and uncertainties, RS Policy docu-ment 19/04, July 2004,

20 European Commission Research Converging Technologies- Shaping the Future ofEuropean Societies by Alfred Nordmann, Rapporteur, Report 2004

21 J.S. Carroll [2001] Social Science Research Methods For Assessing Nanotechno-logy in ROCO, M.C., BAINBRIDGE W.S. & NSF, NSET Workshop Report Societalimplications of nanoscience and nanotechnology, International Technology ResearchInstitute, World Technology (WTEC) Division, Loyola College march 2001, p. 189.

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les caractères opportuns et prioritaires dévolus à tel ou tel projet visantl’aménagement des activités économiques et sociales en fonction desimpératifs d’un développement durable.

Cette pratique va rapidement rendre obsolètes, en les rassemblantdans un ensemble composite, des dispositifs jusque là conçus commeindépendants les uns des autres.

En effet, à la logique de la subvention publique pensée commecondition essentielle de l’obtention immédiate et démultipliée d’uneffet de « technology push » dans les années 50 et 60 et qui a été assor-tie en matière de sûreté des installations nucléaires ou de grands pro-jets équivalents d’un premier transfert de responsabilité des décideurspolitiques aux responsables des grandes agences indépendantes, a suc-cédé dans les années 70 et 80 la prééminence de la demande socialecomme principe organisateur des relations entre science, politique etsociété. De ce point de vue, pour les questions environnementalescomme pour les questions d’éducation et de formation, les pouvoirspublics ont voulu substituer à l’exigence d’une éducation aux respon-sabilités afférentes à l’exercice de la citoyenneté, celle d’une compé-tence professionnelle assujettie à une conception du développementéconomique axée sur l’offre des métiers requis par l’évolution des acti-vités des entreprises. Les Agences de bassin sont ainsi caractéristiquesd’une volonté de régulation des conséquences du développement éco-nomique reposant sur le filtre de la demande sociale. Avec l’émergen-ce d’exigences de lutte contre les pollutions et effets externes, et dedysfonctionnements plus graves qualifiés de risques industriels (consi-dérés cependant comme des accidents) il devient évident que la res-ponsabilité politique n’est engagée qu’en cas de défaillance des procé-dures juridiques (assurances) et marchandes classiques. Elle n’est plus,de toute façon, en première ligne sauf au niveau communal (sorted’obligation de prévoyance).

Face à l’épuisement des ressources publiques, à la dimension desenjeux industriels et sociétaux des révolutions scientifiques en cours,l’activité de recherche est désormais mise en demeure de pourvoir à laréalisation d’objectifs contradictoires :

– promouvoir l’adhésion du public à des programmes comportantdes risques sociaux et environnementaux dont la probabilité d’oc-currence échappe à toute évaluation raisonnable,

– fournir les éléments d’une communication entre acteurs (gouver-nements, entreprises, universités, associations, etc..) assujettie àune expertise de nature purement procédurale,

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– développer des programmes susceptibles par leur retombéestransversales d’ouvrir des débouchés aux entreprises à la hauteurdes sommes colossales investies.

Dans ce modèle qui s’affiche volontiers comme celui d’une sociétéouverte alors que le crible des intérêts économiques, financiers et de cefait politiques et sociaux est plus contraignant que jamais, l’activité derecherche est sujette à une double réquisition:

– faire foi, (d’où l’insistance sur les procédures malheureusementsouvent ineptes d’évaluation) c’est-à-dire rendre crédibles du faitde la reconnaissance sociale (il suffira que des fondations privéeset des grandes entreprises mettent la main au portefeuille) l’ex-cellence supposée des laboratoires et l’utilité sociale présumée deleurs travaux ;

– prévenir, c’est-à-dire prendre en charge sous couvert d’expertisela dimension éthique déléguée par le pouvoir politique qui l’a ins-tituée comme seule forme sociale acceptable de régulation dudéveloppement scientifique.

L’hybridation des savoirs liée à ces objectifs et à ces réquisitions,revêt ici deux formes complémentaires: celle de la convergence desdomaines de recherche et des disciplines dans les sciences dites dures(souvent assurée par les possibilités radicalement nouvelles d’expéri-mentation qu’autorisent les nouveaux équipements scientifiques), quiest une forme d’assurance pour les pouvoirs publics de pouvoir conser-ver un certain rôle au niveau de l’animation de la recherche; celle de latechnicisation à fins procédurales dans les sciences sociales somméesde produire des connaissances et des savoirs susceptibles de légitimerles immenses bouleversements en cours 22. Curieusement les sciencessociales devront afin de permettre un (simulacre) type déterminé dedémocratie participative produire, à travers les connaissances et les

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22 Dominique Pestre [2007, p.102] a caractérisé avec beaucoup d’acuité la nature deces nouveaux savoirs qui participent d’un « benchmarking généralisé : « Dans la périodetrès récente, c’est par exemple une connaissance construite au croisement de l’écono-mie, des mathématiques et du management qui constitue la ressource première du bongouvernement (de ce qu’on pourrait appeler la gouvernementalité néo-libérale). Lebenchmarking généralisé, par exemple, a acquis le statut de moyen universel pour jugerdes « bons comportements » et faire qu’ils se généralisent. Ces pratiques, bien évidem-ment, sont simultanément des techniques de savoir, des formes d’action et des outilsprescripteurs, et elles s’inscrivent dans des institutions nouvelles ».

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représentations qu’elles véhiculent, du lien social 23. Le développe-ment durable a largement anticipé sur ces évolutions en montrantcomment la lutte contre le réchauffement climatique, la préservationde la bio-diversité 24 etc.. débordent largement les capacités et compé-tences des seuls acteurs scientifiques et/ou économiques.

CONCLUSION

Le statut de l’intermédiation politique dans la mise en oeuvre desobjectifs du développement durable : la construction et la déconstruc-tion du sens.

Les membres du groupe « Équilibres » de feu le Commissariat géné-ral du Plan ont eu le mérite de formuler en termes clairs les risques etles ambiguïtés de l’intermédiation politique face aux tentatives de récu-pération des exigences du développement durable par divers acteurs dela société au bénéfice de finalités d’une toute autre nature et conduisantà cette fin à l’adoption d’attitudes voire de stratégies en parfaite contra-diction avec les objectifs dont ils entendent se réclamer. C’est ainsiqu’ils établissent le constat suivant : « Comme le montre l’auteur deCapitalisme contre capitalisme, Michel Albert (Futuribles, n° 287, juin2003), c’est paradoxalement le capitalisme le moins social qui est àl’origine de ce mouvement de la responsabilité sociale des entreprises.L’origine anglo-saxonne de la RSE a pour conséquence une minimisa-tion du rôle des syndicats 25 ». Il y a ainsi une volonté de déplacer leterrain de la pertinence des normes environnementales, des lieux de

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23 « (...) De plus en plus d’institutions incluent les intérêts divergents des parties pre-nantes dans un dialogue multi-stakeholder et multidisciplinaire, afin d’aider à la pro-grammation de la R&D en matière de développement durable. Ainsi, la législation euro-péenne, au cours des vingt dernières années, a t-elle évolué du principe selon lequel lepublic a le « droit d’être informé » des risques environnementaux et sanitaires liés auxchoix technologiques vers le principe du « droit à prendre part » aux décisions compor-tant de tels risques (convention d’Aarhus en 1998 sur l’accès à l’information environne-mentale, à la participation du public et l’accès à la justice pour les affaires environne-mentales) (De Marchi, Funtowicz, Guimaraes-Pereira, 2001). Le Livre Blanc européensur la Gouvernance (EC, 2001a) et le Livre vert européen sur la Responsabilité Socialedes Entreprises (EC, 2001b) insistent sur la nécessité d’évoluer vers une « gouvernanceconcertative » des systèmes d’innovation pour répondre aux enjeux de développementdurable. » Faucheux S., O’Connor M. « Pour une compatibilité durable entre environ-nement et développement » Cahier du C3ED N° 02-03 Juillet 2002 page 10.

24 Pour un bilan exhaustif des modalités présidant à la mise en œuvre des politiquesde préservation de la biodiversité tant au niveau européen, que régional et local, voir « La nature dans la ville. Biodiversité et urbanisme » Étude du Conseil économique etsocial présentée par M. Bernard Reygrobellet au nom de la section du cadre de vie, Aviset rapports du Conseil économique et social, N°24, 3 décembre 2007.

25 CGP, Regards prospectifs sur l’État stratège, volume 1 p. 104.

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production vers les lieux de commercialisation où les conflits essentielsrelatifs aux conditions de travail sont remplacés par des batailles d’ima-ge, des campagnes de communication visant à convaincre les milieuxassociatifs opportunément tenus pour seuls interlocuteurs pertinents del’excellence environnementale au regard d’usages circonscrits des pro-duits et services mis en vente sur les marchés 26.

Il appartient à l’Etat, au-delà des initiatives qu’il peut prendre enmatière de responsabilité sociale des entreprises, de coordonner et derendre compatibles les deux logiques dominantes qui guident en matiè-re de développement durable les comportements des différents acteursde la société civile. Jacques Theys a en effet excellemment souligné lesdérives redoutables qu’entrainerait la coexistence sans règles de cesdeux logiques alternatives : « D’ores et déjà on voit en effet coexisterdeux logiques de « développement durable » qui n’ont, finalement, quetrès peu de points communs. D’un coté, celle des géographes, des amé-nageurs, des bailleurs sociaux, des propriétaires fonciers... essentielle-ment préoccupés par une bonne intégration de l’environnement dans ledéveloppement local, les infrastructures, ou la planification spatiale.De l’autre, celle des économistes, des grandes entreprises, des associa-tions de consommateurs, mais aussi des ONG internationales ou desdiplomates... qui s’intéressent plutôt à la « consommation éthique », au« principe de précaution», aux « écotaxes », aux « marchés de droit àpolluer », ou à « l’Organisation Mondiale du commerce » ... Il est assezsymptomatique de constater que dans le document de présentation destravaux – tout à fait considérables – engagés depuis deux ans parl’OCDE sur le « développement durable » pas un mot n’est dit sur leterritoire. On doit naturellement s’interroger sur les conséquences enterme d’efficacité de cette déconnexion – pour ne pas parler « d’igno-rance volontaire » des logiques « sectorielles » et spatiales. On peutcraindre surtout que cette coupure, oubliant que les intérêts des indivi-dus, des actionnaires, des consommateurs ou des contribuables ne sontpas nécessairement ceux des habitants, des salariés, des communautésou des citoyens ne conduise finalement à gommer la dimension essen-tiellement politique du « développement durable » 27.

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26 Sur les tenants et aboutissants de la RSE, on se reportera aux articles de PatrickLaprise [2005] et Petia Koleva [2008]. Pour une remarquable étude de cas voir ChristianAid (2004), Behind the Mask. The real face of corporate responsibility. http://www.christianaid. org.uk/indepth/0401csr/index.htm

27 Jacques Theys, « L’approche territoriale du « développement durable », conditiond’une prise en compte de sa dimension sociale », Développement durable et territoire,Dossier 1 : Approches territoriales du Développement Durable, 23 septembre 2002, p. 5.URL : http://developpementdurable.revues.org/document1475.html.

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Ce sont en effet les intermédiations politiques qui donnent un sensou qui contribuent à en dénaturer les exigences, à la mise en œuvre dece « référentiel normatif » qu’est le développement durable. En ce quiconcerne la déconstruction du sens Gilles Kleitz [2003] en fournit uneillustration saisissante à travers l’usage d’un outil informatique censépermettre, dans l’action, la conciliation de la conservation de la natureet du développement durable. Malheureusement le système d’informa-tion géographique (SIG) est un outil qui superpose « des choix, desarbitrages et des simplifications » qui passent à la trappe au profit devérités d’experts censés sur le terrain détenir le monopole dans l’usageet l’interprétation dudit outil. Gilles Kleitz nous montre ainsi « com-ment le système d’information géographique présenté comme une aideà la décision réduit des données empiriques hétérogènes à un seul plande représentation gestionnaire, avec comme seul mode opératoire unedépolitisation de chaque représentation et comme résultat la possibilitéde décisions effectives, prises en bureau, loin des arênes politiques » [G. Kleitz (2003) p. 240]

À l’opposé, dans le domaine de la construction du sens lié à uneintermédiation politique opportune, le principe de précaution apparaîtcomme une norme de décision collective sauvegardant une attituderationnelle 28 à l’égard des risques majeurs encourus par l’environne-ment et l’espèce humaine du fait de son activité : « (...) le principe deprécaution n’apparaît plus comme une réponse immédiatement sécuri-sante à la question de l’incertitude, une réponse qui dicterait de façonnette les conditions de l’agir, mais bien plutôt comme le vecteur de laquestion du risque dans la société, afin que nul responsable ne puissedésormais l’écarter d’un revers de la main. Dans cette version possibi-liste centrée sur le raisonnable, le principe de précaution n’impose pasune norme éthique unique ; il est compatible avec un pluralisme d’ap-proches et de stratégies de prévention » 29. Mais il y a lieu de releverun effet beaucoup plus radical dû à la constitutionnalisation du princi-pe de précaution, et que Michel Prieur [2006] énonce en ces termes :« C’est donc la préoccupation du droit des génération futures den’avoir pas à subir des dommages graves et irréversibles sur leur envi-ronnement qui fonde le principe de précaution et le développement

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28 Il serait cependant facile, au nom des intérêts qui se dissimulent derrière le mondede la marchandise, de tenter de disqualifier cette norme en la présentant comme le fruitd’un « néorousseauisme » incarnant selon François Ewald [2007 a] la passion politiquedominante en France aujourd’hui.

29 Olivier Godard, « Sur l’éthique, l’environnement et l’économie. La justification enquestion » avril 1999, p. 8.

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durable. Les deux concepts sont d’ailleurs dans la Charte de 2004 etconstituent un ensemble d’objectifs et d’instruments garantissant pourl’avenir un environnement équilibré et respectueux de la santé. Le prin-cipe de précaution met donc en oeuvre l’art. 1 de la Charte non pas entant que droit subjectif à l’environnement des générations présentes,mais en tant que droit à l’environnement des générations futures ».

Dans ce contexte, l’apparition d’une législation européenne codi-fiant le principe de précaution n’est pas indifférente. Il y a lieu de sedemander les fins qu’une telle législation vise et, au-delà, à quoi ellesert, en fait. S’agissant des fins, elles sont doubles: il s’agit d’une partde substituer une règle d’action publique (le principe de précaution) àune norme morale (le principe de responsabilité de Jonas [1998]) etd’autre part d’obliger à tenir compte des valeurs publiques dans le pro-cessus de délibération scientifique. En ce qui concerne l’utilité de l’in-troduction du principe de précaution dans le corpus des règles de l’ac-tion publique, elle tient en fait à l’insuffisance des politiques deprévention au regard de la nécessité d’obtenir l’adhésion des citoyensà la mise en oeuvre de politiques dont les enjeux sont essentiels et dece fait font l’objet de vives controverses. En effet, les politiques de pré-vention, parce qu’elles reposent sur des certitudes scientifiques quiconduisent à ce que les risques soient avérés et leur probabilité éva-luée, sont assez mal comprises et souvent associées à un déficit démo-cratique. Il en va tout différemment des politiques inspirées du princi-pe de précaution puisqu’il s’agit « de suspendre la décisiond’introduire une innovation, le temps de réduire l’incertitude concer-nant l’existence d’un risque et de l’évaluer: ce temps est aussi celui delaisser se développer, et se résoudre les controverses scientifiquesconcernant les risques encourus. Le principe de précaution n’est doncpas un outil d’aide à la décision. Son objet est d’inviter la recherchescientifique à réduire l’incertitude, son ambition d’articuler science etpolitique en prenant acte de la diversité des régimes de rationalité » 30.

Au final, un fossé immense, qui consacre en même temps un périlmajeur pour la démocratie, sépare ainsi l’ambition de réduction del’incertitude, de la règle technocratique visant à reporter sur les indivi-dus les exigences d’un management public des risques tant industrielsqu’environnementaux. Tandis que la Charte de l’environnement, ados-sée à la Constitution en 2005, confère notamment une valeur constitu-tionnelle au principe de précaution et crée des droits, en s’inscrivantpleinement dans le souci de pallier aux conséquences imprévisibles de

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30 Catherine Larrère et Raphaël Larrère [2001] Les OGM entre hostilité de principeet principe de précaution, Le Courrier de l’environnement, n° 43.

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l’incertain, les mesures associées au Grenelle de l’environnement(octobre 2007) souhaitent en étroite connivence avec les principesappelés à régir la société néolibérale avancée, créer des créances, c’est-à-dire mettre en circulation des actifs appelés, par la confiance que lavolonté publique entend instiller dans leur pertinence et leur légitimi-té, à se substituer à ces droits sous la forme d’une acceptabilité socia-le des dits crédits qui en sont les supports et les garants. Seul, à ce jour,Maurizio Lazzarato [2009], a su rendre compte des effets tragiques decette manipulation des consciences, « blanchie » par les attraits dunouvel ordre social qu’elle est censée instaurée : « On voit très claire-ment qu’est-ce qu’était le projet néo-libéral : la finance était unemachine pour transformer les droits en crédits (...). Au lieu d’avoir uneaugmentation salariale, tu auras un crédit à la consommation. Au lieud’avoir droit à la retraite, tu auras une assurance individuelle. Au lieud’avoir droit au logement, tu auras droit à une hypothèque. Ce sont destechniques d’individualisation. (...)

Cette transformation des droits en dette ou en crédits est absolu-ment contradictoire parce que d’un côté le néo-capitalisme appauvritles gens – il bloque les salaires depuis des années et il réduit les ser-vices sociaux - et en même temps, il produit l’illusion de pouvoir lesenrichir à travers le crédit. (...) C’est une façon de penser pouvoirenrichir les gens sans changer les rapports de propriété. C’est un peuça, le fond du problème, je pense. Le domaine politique est effective-ment devenu une question de comment enrichir les gens à travers l’ac-cès au crédit. (...)

On a bloqué les salaires et on a détruit les services publics, mais ona ouvert le crédit. Donc ce n’est pas une crise individuelle des gens,c’est une crise du modèle politique qui les avait mis en place, je trou-ve. Comme disait Bush, c’est la société des propriétaires, des proprié-tés individuelles. Cette histoire que tout le monde doit détenir une pro-priété individuelle trouve une limite parce que la seule façon del’organiser, c’est de donner accès au crédit.

Donc là, il y a un véritable problème du point de vue économique.En réalité, ça ne marche pas que tout le monde devienne petits pro-priétaires sans changer le concept de propriété - c’est contradictoire.Et là on est complètement dans cette contradiction. Donc il n’y a pasune séparation en réalité entre économie réelle et économie financiè-re parce que c’est l’économie réelle qui demande de bloquer lessalaires et de bloquer les services sociaux: ça va ensemble.» 31

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31 Saisir le politique dans l’évènementiel, Entrevue avec Maurizio Lazzarato,INFLeXions No. 3 – Micropolitics: Exploring Ethico-Aesthetics (Oct. 2009).

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L’aventure politique de Gaston Berger :anthropologie prospective et éducation au prisme

de la création de l’INSA de Lyon

Marie-Pierre Escudié

Université de Lyon, GREPH (IEP de Lyon), ITUS (INSA de Lyon)

Notre objet porte sur la pensée et l’action de Gaston Berger, philo-sophe et directeur général de l’Enseignement supérieur de 1953 à1960, en faveur d’une anthropologie politique. Cette étude pose laquestion des conditions nécessaires, selon G. Berger, à la promotion del’homme moderne, à partir du cas exemplaire de la réforme intellec-tuelle de la formation de l’ingénieur.

En analysant son anthropologie prospective, qui se fonde sur lajuste mesure, et son œuvre éducative, qui tente de mettre en œuvre lavaleur, nous proposons une lecture politique en deux temps de l’idéebergérienne de « promouvoir l’homme ». L’étude des fondements théo-riques de la prospective et de l’éducation nous permettra en effet decomprendre qu’il s’agit pour lui de penser un homme « acteur-specta-teur », dont la condition politique de citoyen dépend de l’exercice desa fonction. Dans le cas précis de la création de l’INSA de Lyon, en1957 par G. Berger, nous faisons l’hypothèse que l’éducation à lacitoyenneté se réalise à partir d’une formation technique pour l’ingé-nieur comprenant un enseignement en sciences humaines et sociales.

Our subject deals with thought and action of Gaston Berger, philo-sopher and director general for higher education (1953-1960), for apolitical anthropology. This paper asks necessaries conditions, accor-ding to G. Berger, for modern man’s promotion, from the intellectualreform of engineer’s train exemplary case.

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By analysing his prospective anthropology, that is based on due mea-sure, and his educative work, that try to develop the value, we suggesta political interpretation in two points of « man promote » of Berger’sidea. The study of prospective and education theoretical basis allow usto understand it is, for him, thinking a man « actor-spectator », witchpolitical condition of citizen depend on practice of his function. By thecase of INSA of Lyon, in 1957 by G. Berger, we do hypothesis that edu-cation of citizenship develop from a technical formation for engineerthat insert a humanities and social sciences instruction.

Dans la période actuelle où les attentes du politique privilégientl’évaluation par rapport au jugement, comme en témoigne le rapportd’éminents économistes proposant des solutions techniques 1, l’étudede la pensée prospective de Gaston Berger présente une ressourceintellectuelle originale. G. Berger avait en effet la préoccupationconstante, tant au niveau théorique que pratique, de penser à la fois lespolitiques, entendues comme les meilleures fins pour faire progresserla société, et les moyens nécessaires à mettre en œuvre.

La pensée et l’action de G. Berger se caractérisent par l’idée de « promouvoir l’homme ». Pour cette raison, Edouard Morot-Sir, hautfonctionnaire et proche de lui, a choisi comme titre au recueil post-hume de ses textes, L’homme moderne et son éducation, dans le but,précise-t-il dans son avant-propos, d’ « [...] affirmer et [de] justifierintellectuellement une décisive et profonde confiance de l’homme enlui-même - c’est-à-dire dans les formes présentes de sa destinée et enson avenir. » 2 G. Berger a souhaité en effet promouvoir « l’hommeirremplaçable » tant dans son œuvre que dans son action administra-

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1 Nous faisons référence au Rapport de la Commission sur la mesure des perfor-mances économiques et du progrès social. Ce rapport, rendu en septembre 2009, est lefruit d’une Commission crée en 2008 et animée par le Professeur Joseph E. Stiglitz, Pré-sident de la Commission, Columbia University ; le Professeur Amartya Sen, Conseillerde la Commission, Harvard University ; le Professeur Jean-Paul Fitoussi, Coordinateurde la Commission, IEP. La dimension « technique » de ce rapport est soulignée par leurdéclaration suivante : « Notre rapport traite des systèmes de mesure et non des poli-tiques, c’est pourquoi il ne discute pas de la meilleure manière pour nos sociétés de pro-gresser grâce à des actions collectives s’attachant à divers objectifs. Mais parce que ceque l’on mesure définit ce que l’on recherche collectivement (et vice versa), ce rapportet sa mise en œuvre sont susceptibles d’avoir une incidence significative sur la manièredont nos sociétés se perçoivent et, par voie de conséquence, sur la conception, la miseen œuvre et l’évaluation des politiques. », p.10.

2 Edouard Morot-Sir, « Avant-Propos, p.V », in BERGER G. [1962], L’hommemoderne et son éducation Presses Universitaires de France, Paris, 368 pages.

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tive 3. Dans le contexte suivant la Seconde Guerre mondiale, ce sontdonc de nouveaux moyens et de nouvelles fins humanistes qui doiventapparaître comme le souligne Gaston Berger 4, probablement influencépar le programme du Conseil national de la Résistance. C’est en cesens qu’E. Morot-Sir affirme que « Par sa pensée, aussi bien que parson action, Gaston Berger a placé l’éducation au cœur de laconscience nationale, comme œuvre de construction dynamique,comme force d’organisation et de progrès. » 5

Chez Gaston Berger, le thème de l’éducation est à prendre dans unsens large puisqu’il a comme motif philosophique de promouvoirl’homme en général. Il est intéressant de constater que sa pensée del’éducation est reliée dans ses textes à un rapport au temps en muta-tion, comme le montrent les titres de ses articles : « L’homme et sesproblèmes dans le monde de demain. Essai d’anthropologie prospec-tive », « L’avenir des sciences de l’homme », « Éducation et enseigne-ment dans un monde en accélération », « Sciences humaines et prévi-sion », ou encore « L’accélération de l’histoire et ses conséquencespour l’éducation » ; de même on trouve cette dimension dans le recueilque nous avons cité : L’homme moderne et son éducation. Il convientalors d’interroger le thème de la prospective, qu’il développe à partirde 1955, avec celui de l’éducation, qui est concomitant dans sonoeuvre.

La prospective se présente comme une méthode, une attitude pourpenser l’avenir de l’homme, elle se demande comment préparer lefutur. Elle repose sur trois critères fondamentaux : voir loin, voir large,penser à l’homme. De plus, G. Berger explique « [...] qu’il ne suffit pasde réfléchir à l’avenir des sciences de l’homme, comme on nous yinvite, mais qu’il faut introduire l’idée d’une science de » l’homme àvenir « ou, comme nous avons eu déjà l’occasion de l’écrire, d’uneanthropologie prospective. » 6 Progressivement, il théorise donc cette« attitude prospective » en une science épistémologiquement originale.

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3 Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective. Textesfondamentaux de la prospective française 1955-1966, Paris, L’Harmattan, 2e édition,2008, 231 p. (Textes réunis et présentés par Philippe Durance)

4 Pour les connaître dans le détail voir le texte de Gaston Berger, « Humanisme ettechnique », L’homme moderne et son éducation, op.cit., pp.149-154 (1958).

5 Edouard Morot-Sir, « Avant-Propos », Gaston Berger, L’homme moderne et sonéducation, op.cit., p.VIII.

6 Gaston Berger, « L’avenir des sciences de l’homme », Gaston Berger, Jacques deBourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective..., op.cit., p.37 (1956).

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Notice biographique

Le parcours atypique de Gaston Berger nous éclaire sur laconstruction de sa pensée et son action. Gaston Berger, né en1896, est philosophe, industriel et haut fonctionnaire. Il com-mence ses études supérieures tardivement, à Marseille, aprèsavoir assumé la direction de l’entreprise familiale à partir de lafin de la Première Guerre mondiale. Pendant ses annéesd’études, il fait la rencontre de philosophes aixois, René LeSenne et Maurice Blondel en particulier. Il crée et anime la revuedes Études Philosophiques en 1926. En 1941, il publie deuxthèses en philosophie, une intitulée Recherches sur les condi-tions de la connaissance. Essai de théorétique pure et l’autre,Le cogito dans la philosophie de Husserl. Il développe ensuitedes études de caractérologie (Questionnaire caractérologique),puis se lance à partir des années 1950 dans la conceptualisationde la prospective en France. En 1953, il est nommé Directeurgénéral de l’Enseignement supérieur (il est d’abord l’adjoint dePierre Donzelot en 1952). Parmi ses principales réalisations entant que haut fonctionnaire, il y a la création du troisième cycledans l’enseignement scientifique, l’ouverture de centres d’étudesspécialisés comme le Centre Médiéval de Poitiers, des Institutsd’Administration des Entreprises et, comme nous l’étudieronsprécisément par la suite, la création de l’Institut National desSciences Appliquées en 1957 à Lyon. Par ailleurs, il devientmembre de l’Académie des sciences morales et politiques en1955, de la Société française de Philosophie et participe à plu-sieurs reprises à des commissions de l’UNESCO. En 1960, alorsqu’il avait crée un Centre International de Prospective trois ansauparavant et qu’il s’apprêtait à donner un cours d’anthropologieprospective à l’EHESS, il décède brutalement dans un accidentde voiture, laissant ce travail inachevé. Après sa mort, paraîtronttrois ouvrages posthumes à partir de recueils d’articles, intitulésL’homme moderne et son éducation (1962), Phénoménologie dutemps et prospective (1964) et Les étapes de la prospective(1964).

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La problématique de l’éducation, influencée par la réflexion surl’idée d’enseignement et l’idée d’avenir de Paul Valéry 7, est donc tra-versée par cette méthode prospective qui a pour but de déterminer lesdirections majeures que devront prendre la formation et l’enseigne-ment pour assurer l’épanouissement de l’homme à venir.

Afin d’interroger concrètement ce rapport étroit entre prospective etéducation, après une analyse théorique de ces domaines, nous étudie-rons le cas particulier des mesures éducatives que G. Berger a prises enfaveur de la formation de l’ingénieur, qui par sa maîtrise techniquechange particulièrement le rapport au temps. Son action dans cedomaine s’est illustrée par la création de l’Institut National desSciences Appliquées en 1957 à Lyon.

Dans notre propos, il convient d’analyser de quel « homme(moderne) » parle-t-il et quelles sont les conditions nécessaires à sapromotion qu’il expose. Mais nous tenterons surtout de déterminer ladimension politique de la pensée et de l’action de G. Berger qui per-met de relier son anthropologie prospective à un projet concret d’édu-cation.

Nous faisons l’hypothèse que l’anthropologie prospective, qui sefonde sur la juste mesure, et son œuvre éducative, qui s’articule autourde la valeur, permettent de penser les conditions, notamment politique,de l’homme moderne. Dans le cas précis de la création de l’INSA parG. Berger, nous supposons que la citoyenneté se réalise dans l’expé-rience éducative originale d’un enseignement en sciences humaines etsociales pour l’ingénieur, en complément de la formation technique.

Après avoir étudié les fondements de la prospective et de l’éduca-tion chez G. Berger (I), nous proposerons de déterminer théoriquementl’anthropologie politique que nous lui inférons, tout en cherchant àl’illustrer à partir de l’expérience éducative que constitue la formationpour les ingénieurs de l’INSA (II).

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7 Dans son article « L’accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éduca-tion », G. Berger cite le propos suivant de Paul Valéry : « Tout doit ou devrait dépendre,disait ce jour-là Paul Valéry, de l’idée que l’on peut se faire de l’homme, l’homme d’au-jourd’hui ou plutôt l’homme prochain, l’homme qui est en vous, mes chers jeunes gens,qui grandit et se forme en vous. Cette idée, où est-elle ? Si elle est, j’avoue ne pas laconnaître. Est-elle le principe des programmes en vigueur ? Constitue-t-elle l’âme desméthodes ? Est-elle, si elle est, la lumière de ceux qui forment nos professeurs ? Je lesouhaite. Je l’espère. Mais si elle n’est pas, si (comme quelques mauvais esprits le pré-tendent) notre enseignement participe de notre incertitude générale, et n’ose pas consi-dérer qu’il s’agit de faire de vous des hommes prêts à affronter ce qui n’a jamais été,alors ne faut-il pas songer à cette réforme profonde, dont je parlais tout à l’heure – dis-crètement. », Gaston Berger, « L’accélération de l’histoire et ses conséquences pourl’éducation », L’homme moderne et son éducation, op.cit., p.129 (1957).

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I. – PROSPECTIVE ET ÉDUCATION : LE RÔLE DES SCIENCES HUMAINES

ET DE LA PHILOSOPHIE.

Penser les liens entre la prospective et l’éducation sollicite les caté-gories d’évaluation et de jugement, en vue de comprendre les fonde-ments de ces concepts. Bien que l’étude de la prospective se place dupoint de vue de son apport évaluatif et que celle sur l’éducation seconcentre sur le jugement, nous examinerons les points de rencontrequi dégagent les bases d’une pensée anthropologique chez G. Berger.

I.1. De l’évaluation dans l’anthropologie prospective...

L’anthropologie prospective se donne comme objet d’étude d’ana-lyser les problèmes du monde à long terme, en renversant le regard his-torique déterministe que l’on pose sur les événements. Cette réflexions’articule autour d’un rationalisme, hérité de la raison pratique quiconsidère que le jugement est un acte, associé à une connaissanceempirique des choses. En outre, cette raison trouve son sens dansl’exercice de l’imagination. Méthodologiquement, la prospectiverepose sur un double apport de l’analyse phénoménologique, quicherche à « dégager les structures profondes des phénomènes » 8 et dela statistique, comme exigence quantitative. La prospective possèdecertes un fondement empirique et descriptif mais tient compte de l’idéeque dans la connaissance, « toute affirmation y est réflexive et touteréflexion créatrice » 9.

La proposition d’une anthropologie prospective par G. Berger inter-vient dans le but de penser les actions et les décisions des hommes.Dans sa dimension appliquée, elle doit constituer une aide à la déci-sion. Son but, en tant que méthode ou attitude, consiste à donner auminimum des conseils aux individus et aux groupes qui règnent sur leterritoire, sans qu’ils proviennent nécessairement d’un spécialiste. Sonoriginalité et son intérêt reposent sur la dimension évaluative qu’elleapporte, associée à une capacité de jugement féconde pour penser lesproblèmes et inventer les solutions futures. G. Berger explique que :

« [...] toute entreprise de ce genre repose sur la collaborationétroite de philosophes attentifs aux fins et préoccupés des

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8 Gaston Berger, « L’homme et ses problèmes dans le monde de demain. Essai d’an-thropologie prospective », Gaston Berger, Jacques de Bourdon-Busset, Pierre Masse, Dela prospective..., op.cit., p. 35 (1955).

9 Gaston Berger, « L’avenir des sciences de l’homme », Gaston Berger, Jacques deBourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective..., op.cit., p.40 (1956).

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valeurs, et de spécialistes qui soient parfaitement informés desréalités de leur domaine et de tous les moyens que les diversestechniques mettent à notre disposition. Nous voulons ainsi quetravaillent ensemble un philosophe, un psychologue, un socio-logue, un économiste, un pédagogue, un ou plusieurs ingé-nieurs, un médecin, un statisticien, un démographe... Nousavons trop souffert de voir la sagesse séparée de la puissancepour ne pas souhaiter la collaboration de ceux qui déterminentle désirable et de ceux qui savent ce qui est possible. » 10

L’anthropologie prospective présente donc le même caractère que lascience dont le dirigeant doit être dépositaire, selon Platon 11. Mais,chez ce dernier, il existe différents types d’action qui se rapportent à ladivision de la science en son ensemble. D’un côté, il y a l’action quirelève des sciences pratiques, qui « [...] appartiennent naturellementaux actions auxquelles elles apportent leur concours afin qu’advien-nent ces corps qui n’existaient pas auparavant. » 12. Ce domaine d’ac-tion vise l’utilité et l’efficacité. Et d’un autre côté, les sciences qui s’ar-ticulent à l’éthique et qui engendrent un domaine d’action producteurde la vertu, producteur de valeurs. Chez Platon, la science politique ouscience royale provient de ce deuxième type de science, qu’il nommescience cognitive. Celui qui sait règle donc ses actions sur la science etnon par rapport à des lois écrites ou des coutumes. Cela nous renvoieà l’injonction fréquente dans les écrits de G. Berger de ne pas résoudreles problèmes qui se posent à l’administration ou au politique en géné-ral par rapport au précédent, par analogie ou par extrapolation. Le poli-tique doit donc être cherché chez les hommes qui ont une connaissancescientifique. Dans cette perspective, l’anthropologie prospective repré-sente un apport scientifique original pour la conduite de l’action.

Platon proposait de rechercher le sens de l’action politique dans lamise en œuvre de l’idée de mesure. L’idée de mesure est, elle-même,présente dans la pensée prospective de G. Berger et a pour but de ser-vir, selon nous, de méthode à l’action politique. Il écrit en 1959 :« Nous ne prétendons pas que l’Homme soit « la mesure de touteschoses ». Dans les études prospectives, c’est lui, du moins, qui donne

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10 Gaston Berger, « Sciences humaines et prévision », Gaston Berger, Jacques deBourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective..., op.cit., p.61 (1957).

11 Platon, Le Politique, Paris, Flammarion, 2003, p.76. Editions mise à jour en 2005.Présentation, traduction et notes par Luc Brisson et Jean-François Pradeau.

12 Ibid., p.75.

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l’échelle. » 13 Et en 1960 : « La méthode que nous cherchons ici n’estpas dans les choses, mais dans l’homme. Elle n’est pas une loi de l’ob-jet, mais une règle pour le sujet. » 14. L’anthropologie prospectiveconstitue, selon nous, la recherche d’une véritable « science politique(ou royale) », qui prend appui sur la juste mesure et doit préparer ladécision et l’action. Elle fait figure de science « unique » dans la pen-sée de Gaston Berger, en comparaison à la science royale de Platon.

La pratique évaluative dans l’anthropologie prospective s’exerce aumoyen des méthodes développées dans les sciences humaines etsociales, la psychologie et la sociologie qu’il qualifie d’ « intention-nelles ». Cependant elle comprend une dimension essentielle que l’in-terprétation platonicienne met en exergue. G. Berger pense en effet quel’homme qui agit, l’homme politique en particulier, doit « être commele roi philosophe dont parle Platon » 15. C’est-à-dire posséder lascience du Bien qui doit lui permettre de comprendre l’existence enchaque réalité. Cette anthropologie prospective nous met en face del’action politique, en donnant à cette action le sens de la pleine réali-sation de l’homme, précisément en tenant compte de la puissance et lavaleur.

Bien que l’anthropologie prospective renouvelle considérablementles aspects scientifiques de l’action, il reste à déterminer la dimensionmorale qu’engage la détermination de la condition humaine pour G. Berger.

I.2. ... à l’exercice du jugement dans la philosophie de l’éducation

Le sens de l’anthropologie prospective consiste à permettre àl’homme d’action de « jouer son rôle d’homme » dans la société. Pourcela, en tant que philosophe et haut fonctionnaire, G. Berger s’est saisien profondeur de la question de l’éducation. Il affirme dans l’une deses principales réflexions sur la prospective « [...] qu’il ne s’agit pluspour nous de multiplier le nombre des classes et le nombre des maîtres,mais de retrouver la signification profonde de l’éducation et d’inven-ter les méthodes qui conviennent à un univers en accélération. » 16

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13 Gaston Berger, « L’attitude prospective », Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective..., op.cit., p.92 (1959).

14 Gaston Berger, « Méthode et résultats », Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Bus-set, Pierre Massé, De la prospective..., op.cit., p.160 (1960).

15 Gaston Berger, « Le problème des choix : facteurs politiques et facteurs tech-niques », L’homme moderne et son éducation, op.cit., p.243 (1958).

16 Gaston Berger, « Sciences humaines et prévision », Gaston Berger, Jacques deBourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective..., op.cit., p.62 (1957).

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Selon lui, « Éduquer, c’est à la fois communiquer un savoir, formerla sensibilité et le jugement, exciter l’imagination créatrice. » 17

Par conséquent, l’éducation est au principe d’une société dans laquellela promotion de l’homme passe par l’intelligence et l’imagination.Dans la période moderne, ce qui caractérise aussi l’homme, selon lui,c’est le lien avec la technique. Il pense qu’« En façonnant un outil,il [l’homme] améliore ce que la nature lui offre. Il crée lui-même cedont il a besoin, renonce à une satisfaction immédiate pour obtenir un accroissement de puissance et devient l’artisan de sa propre desti-née. » 18

Le problème particulier de la recherche illustre bien les conditionsde l’homme moderne. Notre auteur pense que, par cette activité,l’homme essaie de se soustraire aux incertitudes de l’existence, il uti-lise son intelligence avec le souci d’y intégrer un ordre, une prévisionet une volonté. Il conteste d’ailleurs la tentative de certains de « déshu-maniser la recherche » au profit non seulement de sa mécanisationmais aussi de la prédominance de la pensée positiviste. Il critique latendance à remplacer l’intuition et l’invention des hypothèses par ladécouverte des dénombrements exhaustifs et des observations com-plètes. G. Berger se réfère à Descartes pour dire qu’ « [...] il s’agit desoumettre des faits et des idées à l’examen de l’intelligence et non decroire que les faits peuvent se mettre eux-mêmes à l’épreuve. » 19

Et d’ajouter que : « Aujourd’hui plus encore que par le passé, larecherche suppose l’homme, ses libres initiatives et l’exercice de sesfacultés les plus hautes. » 20

En termes politiques, G. Berger a donc formulé le projet suivant :« À un monde qui est en constante évolution doit correspondre uneadaptation permanente des structures, des programmes et desméthodes. C’est à l’enseignement supérieur qu’il appartient de la pro-mouvoir. » 21 Le critère des structures n’est pas négligeable pour com-prendre l’action que G. Berger va mener en créant l’Institut Nationaldes Sciences Appliquées de Lyon. Il insiste en effet sur les structuressociales nouvelles à instituer pour aborder les problèmes, qui eux nesont pas complètement nouveaux.

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17 Gaston Berger, « Enseignement et recherche », Prospective, n°7, p.69.18 Gaston Berger, « L’homme en quête de connaissance », L’homme moderne et son

éducation, op.cit., p.97 (1954).19 Ibid., p.99.20 Ibid., p.99.21 Direction de l’Enseignement supérieur, « La réforme de l’enseignement, l’exposé

des motifs », Cahiers pédagogiques, Paris, Comité universitaire d’information pédago-gique, 5 janvier 1957, p. 26. Archives du CARAN, F/17/17508 – Projet Billères.

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À un niveau général, l’ambition du directeur général de l’Enseigne-ment supérieur, non détournée des préoccupations bien présentes dumonde moderne, est de proposer un nouveau modèle d’éducation enlien avec le développement futur de l’homme. Homme qui, du point devue de son évolution, serait passé du stade d’esclaves, puis de conduc-teurs à celui de contrôleurs et maintenant d’inventeurs :

« Au stade où nous sommes il nous faut des inventeurs, soitpour la recherche fondamentale, soit pour la transformationdes vérités scientifiques en règles techniques, soit pour la créa-tion administrative ou sociale. Ce sont des inventeurs que l’en-seignement doit promouvoir. Les cadres qu’il nous faut doiventà la fois être bien pourvus de connaissances et riches d’imagi-nation. » 22

Le rapport de l’éducation au temps montre que l’accélération dumonde moderne a pour conséquence une usure accélérée des connais-sances, ce qui doit entraîner une mutation profonde dans l’éducation etl’enseignement. En effet, l’instruction qui donne des connaissancesdoit céder le pas devant l’éducation qui forme les hommes. Parailleurs, l’éducation doit être permanente. Ce passage de l’instructionà l’éducation signifie un changement important dans l’ordre de laconnaissance que l’on donne aux hommes, car il s’agit moins de don-ner des connaissances positives et classifiées, par opposition à trans-versales, que de former une conscience critique tournée vers son ave-nir. Il s’agit dans une certaine mesure de faire une « éducationd’hommes libres » comme le définit Platon, dans le but de ne pas avoirrecours aux autres en permanence pour arbitrer une situation et unedécision, voire pour imaginer de futures situations ou décisions. Demême, si l’éducation doit prendre le pas sur l’enseignement, c’est ausens où « ce qu’il faut faire, c’est peut-être moins instruire l’hommeque le former ou même, suivant l’heureuse expression du DocteurAndré Gros 23, le « reconstruire ». » 24 G. Berger propose alors un pro-

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22 Gaston Berger, « Education et enseignement dans un monde en accélération »,L’homme moderne et son éducation, op.cit., p.117.

23 André Gros a fondé en mai 1957 le Centre International de Prospective, qui rassemble des personnes de milieux différents, préoccupés par l’idée d’avenir et dechangement. Gaston Berger préside ce centre. Pour plus de précision sur le docteur A.Gros : Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective..,op.cit., p.19.

24 Gaston Berger, « L’accélération de l’histoire et ses conséquences », Gaston Ber-ger, Jacques de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective.., op.cit., p.70.

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gramme d’enseignement proche de celui de Platon dans La Répu-blique, succinctement formulé de la façon suivante :

« La philosophie peut y aider – et la gymnastique ; et aussi unecertaine ironie, tournée vers nous-mêmes plus que vers lesautres. » 25

L’apport original de G.Berger en tant que directeur général de l’En-seignement supérieur consiste dans la reconnaissance que ce quicompte n’est pas tant de changer les savoirs, le contenu à apprendre,que de changer l’homme lui-même, c’est-à-dire ses qualités :

« Il faut l’adapter à cette mobilité dans laquelle il aura à vivre.Il faut le rendre attentif à l’avenir qui se prépare, qui naît sousses yeux, mais qui dépend aussi de ses actes. On parle encoretrop de prévoir l’avenir. J’aimerais mieux dire que l’avenir seprépare et même qu’il se construit. [...] C’est cette attitudeouverte, active, « prospective » que nous essayons de promou-voir. » 26

La prospective et l’éducation présentent les conditions scientifiqueset morales de l’épanouissement de l’homme dans le monde moderne.Toutes deux témoignent de la conception bergérienne d’une viehumaine vécue comme une « aventure », en raison précisément de l’or-ganisation pratique et morale qu’elle demande. Cela dit, ces conditionsimposent un examen politique, car l’adaptation culturelle à « l’attitudeprospective », qui indique peut-être à l’époque le développement del’idée de responsabilité envers le futur que nous connaissons mieuxaujourd’hui, comporte un rapport renouvelé de l’homme à la fonctionde citoyen.

II. – L’ANTHROPOLOGIE POLITIQUE DE GASTON BERGER

AU PRISME DE LA CRÉATION DE L’INSA

La recherche d’une anthropologie politique chez G. Berger ne peuts’effectuer qu’à partir de la prise en considération de sa philosophie del’homme d’action. Nous proposons de l’étudier dans sa dimensionmétaphorique, avec l’idée d’un homme « acteur-spectateur » et avec le

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25 Ibid., p.71.26 Gaston Berger, « Education et enseignement dans un monde en accélération »,

L’homme moderne et son éducation, op.cit., p.124.

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concept de citoyen, et dans sa dimension pratique, avec l’exemple dela création de l’INSA de Lyon qui réforme la formation intellectuellede l’ingénieur.

II.1. La figure de l’« acteur-spectateur » et l’émergence du citoyen

La synthèse de la prospective, productrice de la juste mesure, et del’éducation, attachée aux valeurs, témoigne de la volonté de G. Bergerde proposer une anthropologie originale. De plus, si l’anthropologieprospective s’articule à l’éducation dans le but de fonder la conditionhumaine dans le rapport à l’action, alors nous faisons l’hypothèse qu’ilest possible de qualifier cette anthropologie de politique.

La réponse à la question humaniste « Qu’est ce que l’homme ? »provient, selon nous, d’une réflexion sur la rationalité et le temps. G. Berger écrit que « Lorsque la valeur nous inspire, elle nous détournedu rêve autant que du plaisir. Elle nous oblige à l’action. » 27 L’actionserait donc le moyen d’exprimer ce qui relie l’homme à une transcen-dance mais elle témoigne aussi concrètement du rapport fondamentalde l’homme à l’exercice d’une fonction. G. Berger pense que l’atta-chement de l’homme au monde l’engage à le transformer, à partir de laprise en compte d’un temps opératoire. Cependant ce temps opératoiredu projet, proposant un ordre et suivant une quantité, s’élabore tout enpermettant de représenter ce qu’est l’homme, sans pour autant traiterde l’homme. Notre auteur s’interroge alors sur la structure plus pro-fonde du temps, nommée le devenir, à partir de la pensée d’EdmundHusserl. Il précise que « Pour saisir le véritable sens des choses, il faut[...] découvrir en nous-mêmes le spectateur immobile qui ne participepoint à leur écoulement et qui est l’origine de leurs diverses significa-tions. » 28

Par conséquent, nous supposons que l’homme doit réunir les carac-téristiques, d’une part, de l’« acteur », qui ne connaît que son proprerôle, sa propre fonction, qui est « par définition partial » 29, et d’autrepart, du « spectateur », qui « saisit la pièce dans son ensemble », selonles définitions d’Hannah Arendt. En outre, il faut souligner qu’au cœur

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27 Gaston Berger, « Le temps », Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset, PierreMassé, De la prospective.., op.cit., p.136 (1959).

28 Ibid., p.141.29 Hannah Arendt, Juger, Paris, Ed. du Seuil, 1991, p.107. Traduction et essai de

Myriam Revault d’Allones. Voir aussi son étude de l’action dans Hannah Arendt, Condi-tion de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 (1961). Traduit de l’anglais parGeorges Fradier.

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de la thèse de notre auteur, intitulée Recherches sur les conditions dela connaissance. Essais d’une théorétique pure 30, on trouve de suc-cessives références à la métaphore du jeu (théâtral), sollicitant lesfigures de l’acteur et du spectateur, qui sont fortement intéressantesmais que seule une étude plus approfondie, avec un corpus plus large,permettrait de traiter.

Ainsi pour G. Berger, l’homme doit se consacrer à l’action mais ilprévient qu’ « Il faut, et c’est ce que Platon déjà nous recommandait,tourner l’œil de l’âme dans la bonne direction. » 31 Cela s’entendcomme la recommandation d’un regard réflexif, comme le fait dedevenir, à un certain moment, spectateur de soi-même. Il s’agit là d’unprojet de métaphysique chez G. Berger, qui, selon Louis Millet 32,considère que l’action est suspendue au regard métaphysique.

Dans cette perspective, nous nous inspirons du propos d’H. Arendtpour tenter de définir la condition humaine chez G. Berger, que nousproposons sous le terme d’« acteur-spectateur ». L’« acteur-spectateur» se définirait comme celui qui joue son rôle dans la perspective del’action, tout en étant en situation de voir l’ensemble au moyen de l’es-prit. Notre penseur propose la comparaison suivante avec le jeu, maiscette fois-ci de rôle :

« Si l’on veut rapprocher la réflexion qui doit précéder touteaction, de celle d’un joueur d’échecs, mesurant ses possibilités,supputant les conséquences de chacun des coups qu’il veut ris-quer, anticipant les réactions de l’adversaire, il faut dire quedans le jeu qu’il nous faut jouer aujourd’hui, les règles semodifient sans cesse, tandis que les pièces changent de nombreet de propriétés au cours même de la partie. » 33

G. Berger s’interroge ensuite sur le statut prospectif qui fondel’étude de l’homme par les sciences humaines. Dans sa vision dessciences humaines, la méthode privilégiée est en effet l’analyse inten-tionnelle, étudiant les intentions profondes et souvent inconscientes

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30 Recherches sur les conditions de la connaissance. Essais d’une théorétique pure,Paris, P.U.F, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1941, in-8°, 195 p.

31 Gaston Berger, « Allocution de Gaston Berger : Liberté, indépendance, dévelop-pement », Tiers Monde, tome 1, n°4, 1960, p.413.

32 Louis Millet, « La philosophie de Gaston Berger », Hommage à Gaston Berger.Colloque du 17 février 1962 à Aix-en-Provence sous la haute présidence de Monsieur leRecteur de l’Université d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence, Publication des Annales de laFaculté des Lettres, n°42, Editions Ophrys, 1964, pp.19-25.

33 Gaston Berger, « Sciences humaines et prévision », Gaston Berger, Jacques deBourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective..., op.cit., p.59 (1957).

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des faits humains qui entraînent des transformations. Citant le cas dela psychologie, il explique qu’« Elle s’assure et se renforce aucontraire, lorsqu’elle reconnaît au cœur de toutes les natures, quellequ’en soit la variété, ce centre d’initiative et de choix qu’on peut appe-ler liberté sans faire intervenir d’hypothèses métaphysiques. » 34 Cettenotion de liberté doit permettre aux sciences humaines de penser véri-tablement l’homme et ce que l’homme fait. De plus, les conditions depossibilité des sciences humaines doivent être pro-spectives pour notreauteur, c’est-à-dire qu’elles doivent s’établir à partir d’un jugementconstruit sur la société et pas en fonction d’une répétition. En défini-tive, cette vision des sciences humaines interroge le problème de lafinalité dans l’action. G. Berger écrit que « Le pauvre n’a que deuxalternatives : la résignation ou la révolte et sa liberté n’est qu’unchoix. La tâche de celui qui a de grandes ressources est autrement dif-ficile : il doit inventer l’usage même de ses moyens d’action. » 35 Cettequestion des moyens et des fins mis à disposition de l’homme d’actionet de l’homme politique en particulier 36, défendue par G. Berger, estdiscutable au regard de la thèse de l’instrumentalisation traitée par H. Arendt, pour qui avoir affaire à des fins et des moyens dans ledomaine politique a pour conséquence de ne pas empêcher d’utilisern’importe quels moyens pour poursuivre des fins reconnues.

Ainsi, l’ensemble de ces questions ne possède pas qu’une implica-tion scientifique, il convient aussi d’inclure leur sens politique. L’en-gagement dans l’existence a pour effet de conférer à chaque individuune fonction, que l’on qualifie la plupart du temps de métier. Cetaspect intéresse fortement G. Berger, lui-même chef d’entreprise etphilosophe. Il pense en effet qu’une collaboration entre les profession-nels, les scientifiques et les philosophes doit faire apparaître desconceptions de l’homme communes, dans le but de résoudre les pro-blèmes concrets. De même que chez Platon, le philosophe dans la citédoit connaître chaque chose et chaque groupe afin de déterminer la

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34 Gaston Berger, « L’avenir des sciences de l’homme », Gaston Berger, Jacques deBourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective..., op.cit., p.39 (1956).

35 Gaston Berger, « Humanisme et technique », L’homme moderne et son éducation,op.cit., p.152 (1958).

36 « C’est l’homme moyen qui adapte ses fins aux moyens qu’il a. Le grand hommed’Etat, comme l’homme de génie, sait avoir cette vision de l’avenir et cette constancedans les desseins qui permettent de changer le monde et de promouvoir une réalitémeilleure. [...] Un véritable homme d’Etat choisit ses fins et s’applique à créer lesmoyens de la politique qu’il veut faire. », Gaston Berger, « Le problème des choix : fac-teurs politiques et facteurs techniques », Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset,Pierre Masse, De la prospective..., op.cit., p. 53.

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nature et l’exercice de leur fonction, notre auteur compare le destin deshommes d’action, notamment chefs d’entreprises, ingénieurs, admi-nistrateurs, à celui du philosophe. G. Berger dit à son auditoire d’en-trepreneurs : « Il [le philosophe] prétend coordonner l’action des puis-sances de l’âme dans la vie individuelle comme celle des différentsgroupes de citoyens dans le gouvernement de la Cité. Or, y a-t-il tâchequi soit plus directement la vôtre ? » 37 En redonnant, à la manière dePlaton, une fonction précise aux individus pour former la société, ilpose la condition de la citoyenneté car, comme l’écrit Jean-FrançoisPradeau dans son analyse sur Platon et la cité 38, celle-ci est l’exercicedes fonctions. Cette fonction n’est jamais séparée d’une mission péda-gogique, éducative, qui consiste à former en permanence le citoyen.Selon nous, l’anthropologie politique de G. Berger se situe donc dansce corps social de citoyens, à la fois acteurs et spectateurs de leuraction, qui gouvernent la cité au moyen d’une connaissance vraie.

Nous allons à présent en donner une illustration à partir du casexemplaire de la création de l’INSA de Lyon, qui met en œuvre uneéducation pour former un ingénieur citoyen.

II.2. L’expérience citoyenne de l’ingénieur de l’INSA

Nous défendons l’idée que la création de l’INSA par G. Berger en1957, à Lyon, se présente comme la mise en œuvre du projet éducatifque l’on a décrit ci-dessus, tant pour l’éducation à donner aux hommesqu’au niveau du rôle et de l’exercice des sciences humaines et de laphilosophie.

Dans la notice de présentation de l’INSA, publiée chaque année 39

et comprenant une présentation générale puis détaillée des enseigne-ments par département technique, figure le discours de René Billèreslors de l’inauguration de l’INSA, le 14 décembre 1957, rappelant cettedouble dimension politique et éducative. Le ministre de l’Educationnationale déclare :

« Ajoutons que dans cet Institut, on se préoccupe non pas seu-lement de former des ingénieurs, mais de faire des hommes, etc’est avec beaucoup de gratitude que l’Université de France

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37 Gaston Berger, « Le chef d’entreprise. Philosophe en action », L’homme moderneet son éducation, op.cit., p.285 (1955).

38 Jean-François Pradeau, Platon et la cité, Paris, PUF, 2e édition, 2010.39 Consultation à la Bibliothèque Nationale de France des Notices de l’Institut Natio-

nal des Sciences Appliquées, Lyon, Imprimerie Lorge, 1960, des années suivantes :1958-1959, 1959-1960, 1961-1962.

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accueille ses programmes, où les matières de l’enseignementtechnique et supérieur voisinent avec l’économie politique, lasociologie, les langues étrangères. Nous sommes convaincusque de cet Institut sortiront, non seulement des techniciens,mais des hommes qui seront capables d’assumer des responsa-bilités sociales autant qu’économiques ou professionnelles et,j’en suis sûr, des responsabilités humaines et civiques, car ladémocratie française si handicapée, et de plus en plus handi-capée par le nombre, ne peut se sauver, comme d’ailleurs sonéconomie, que par la qualité. » 40

À cette époque, l’INSA répond à l’exigence de former des cadressupérieurs, traduction administrative de la nécessité de former deshommes qui seront dans l’action 41. Dans ce contexte, on remarque queles deux mesures importantes sont un nouveau mode de recrutementdes élèves ingénieurs et un enseignement en sciences humaines etsociales.

Tout d’abord, le mode de recrutement des élèves ingénieurs pré-sente de nouvelles modalités qui mettent à l’écart le concours tradi-tionnel des grandes écoles. Les futurs élèves ingénieurs sont choisis àpartir de leur dossier scolaire, qui, à l’époque, n’exige pas de compor-ter la mention bachelier. Il est complété par un entretien individuel.Dès lors, on constate que les qualités qui sont appréciées témoignentdu recours à des notions d’évaluation et de jugement dans un contextepratique. La méthode choisie l’indique. D’une part, « L’intelligence estune qualité fondamentale, certes, mais pour qu’elle se manifeste pardes réalisations fécondes, il faut que celui qui en est pourvu, possèdeaussi du caractère, au sens du langage commun. » 42 D’autre part,« Quant au caractère des candidats, il n’est pas courant, dans la pra-tique des concours, de s’en préoccuper : c’est pourtant lui qui apportela source d’énergie et les qualités morales qui assurent le succès desconceptions de l’esprit. Le goût de l’action et l’aptitude à susciter la

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40 René Billères, « Création de l’Institut National des Sciences Appliquées », Noticede l’Institut National des Sciences Appliquées, Année scolaire 1959-1960, Lyon, Impri-merie Lorge, 1960, p.VIII.

41 « Les évaluations faites par ces diverses enquêtes sont, par contre, très différentes.Quoi qu’il en soit, l’on reste certainement dans les limites d’une très prudente estima-tion en retenant les nombres suivants : nous formions jusqu’ici, chaque année, 4000ingénieurs et 8000 techniciens alors qu’il faudrait fournir à l’industrie, chaque année, aumoins 6000 ingénieurs et 12000 techniciens », Notice de l’Institut National des SciencesAppliquées, Année scolaire 1959-1960, Lyon, Imprimerie Lorge, 1960, p.29.

42 « Méthodes de recrutement », Notice de l’Institut National des Sciences Appli-quées, Année scolaire 1959-1960, Lyon, Imprimerie Lorge, 1960, p.31.

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sympathie et l’enthousiasme sont des qualités d’un grand prix chez lesfuturs ingénieurs. » 43 Concluant a posteriori que « [...] l’on a cherché,en établissant les modalités du recrutement des élèves de l’INSA, àapprécier à la fois l’intelligence et le caractère afin d’arriver à une esti-mation plus complète de la personnalité. » 44

Par ailleurs, l’enseignement donné à l’INSA comporte des dimen-sions théorique et pratique et se compose de disciplines scientifiques,techniques et en humanités. En 1957, dans La Revue de l’Educationnationale, Gaston Berger écrit à son sujet que :

« Faite pour former des hommes attentifs à l’expérience, la nou-velle institution doit être elle-même docile à la méthode expéri-mentale. Elle saura s’infléchir à la demande des circonstances.Immédiatement informée des progrès de la science, en contactétroit avec les laboratoires où se poursuit la recherche fonda-mentale, elle saura écouter aussi les leçons de ceux qui appli-quent les sciences et se heurtent à la résistance du réel. » 45

La singularité de l’INSA se trouve dans la création du Centre desHumanités, qui existe sous ce nom dans un but, selon nous, de repen-ser les sciences humaines en lien avec la philosophie. De plus, G. Berger propose de se référer aux grandes figures humanistes, afin denous éclairer sur les mobiles profonds des actions humaines. Ilexplique que :

« Par eux nous saurons qu’on ne doit pas toujours jugerl’homme sur ce qu’il dit, ni même sur ce qu’il fait – car sesactes le trahissent plus souvent qu’ils ne l’expriment. Grâce àeux, nous apprendrons à nous connaître et à découvrir notrevocation la plus profonde. Ainsi nos entreprises prendront leursens véritable ; ainsi nos techniques seront condamnées ou jus-tifiées. » 46

En ce sens, le contenu des programmes en sciences humaines etsociales des premières années d’existence de l’INSA présente un inté-rêt pour les grandes questions philosophiques permanentes, mais aussipour les sciences à caractère empirique. À partir des programmes de

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43 Idem.44 Idem.45 Gaston Berger, « L’Institut National de Lyon », Revue de l’Éducation nationale,

13e année, numéro 8, 21 février 1957, p. 3.46 Gaston Berger, « Humanisme et technique », L’homme moderne et son éducation,

op.cit., p.151 (1958).

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cours disponibles et de l’étude de René Boirel sur L’avènement del’INSA 47, nous pouvons classer premièrement des cours en humanitésobligatoires, précisément les cours de français et de langues étran-gères, et des conférences, plus ponctuelles, sur les grandes civilisationscontemporaines. Deuxièmement, il existe des cours dans des disci-plines comme les arts, la musique et le sport, en tant que matièresoptionnelles. On répertorie enfin des enseignements dans d’autresmatières qui ont une vocation plus pratique, comme la sociologieindustrielle, l’économie sociale ou la législation du travail 48.

À partir de ces éléments, la création de l’INSA se présente commeun projet éducatif attentif aux problèmes humains que comporte latechnique. De plus l’ingénieur est ici formé en vue de son action dansla société. Le problème des moyens et des fins qui traverse la réflexionde G. Berger se retrouve dans le cas de l’action de l’ingénieur, qui nedoit pas perdre de vue que la fin qu’il vise doit comprendre une dimen-sion humaine, au risque sinon d’inventer des machines perfectionnéesmais inutiles. L’ingénieur doit lui aussi se poser des problèmesd’homme, sachant mieux que les autres, que la technique nous rappellequelles sont les conditions inéluctables de toute action réelle. Par l’ac-complissement de sa fonction et le libre exercice de son jugement, l’in-génieur correspond à la figure de l’acteur-spectateur et s’affirmecomme citoyen dans la cité 49.

CONCLUSION

L’anthropologie politique de Gaston Berger, que nous avons choisiecomme objet, peut donc se définir à partir d’une double métaphorethéâtrale, que nous nommons l’« acteur-spectateur ». Cette figure pros-

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47 René Boirel, L’avènement de l’Institut National des Sciences Appliquées, Lyon,Association des Anciens Elèves de l’INSA LYON, 1983.

48 Dans le cadre de cet article, nous nous limitons à l’exposé des intitulés de coursde l’époque. Cependant, nous proposons, dans le cadre de notre thèse en cours, une séried’entretiens avec des ingénieurs des premières promotions sur cet enseignement ensciences humaines et sociales, afin de compléter d’une part la connaissance des pro-grammes et d’autre part de recueillir les impressions sur l’originalité et l’opportunité decet enseignement.

49 Gaston Berger se plaisait à citer le personnage de Faust dont l’histoire s’achèvepar la satisfaction et le dépassement de son propre plaisir lorsqu’il entreprend de rendresaines et fertiles des terres marécageuses aux Pays-Bas. Il résume : « Le magicien s’est fait ingénieur et dans cette action accomplie pour les autres, il découvre la joie véri-table. », Gaston Berger, « L’idée d’avenir », Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Bus-set, Pierre Masse, De la prospective..., op.cit., p.154.

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pectiviste illustre celui qui est dans l’action mais qui adopte une atti-tude réflexive sur l’ensemble du contexte présent et à venir. À partir dela caractérisation de cette anthropologie, il est alors possible de l’in-terpréter politiquement, en proposant d’y inclure le concept de citoyen,comme acteur de la résolution des problèmes humains.

Pour notre part, l’aventure politique de G. Berger possède deuxsignifications. D’une part, elle représente la théâtralisation de la viedes hommes dans la cité qui doivent, répétons-le, « jouer leur rôled’homme ». Toutefois, il ne s’agit pas d’une dramatisation de la viepolitique mais d’une prise en main de sa destinée. Il indique en effetqu’« Il n’y a pas de drame pour celui qui lutte, mais seulement desgestes à faire, des décisions à prendre, des possibilités à prévoir. » 50

D’autre part, cette aventure qualifie la sienne. Celle d’un haut fonc-tionnaire de l’Education nationale qui a agit dans le véritable but depromouvoir l’homme par son éducation. Mais cette remarque mériteune étude biographique à part entière attentive aux actions et auxréformes qu’il a entreprises, afin de retracer qui il était et ce qu’il a fait.

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50 Gaston Berger, « L’aventure humaine », L’homme moderne et son éducation,Paris, PUF, 1962, p.189 (1949).

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* Samuel Renier est doctorant en Sciences Politiques à l’Institut d’Études Politiquesde Lyon, au sein du Groupe de Recherches en Épistémologie Politique et Historique(GREPH). Il consacre ses recherches à la pensée de John Dewey, dont il a également tra-duit l’ouvrage Les sources d’une science de l’éducation (à paraître).

In Économies et Sociétés, Série « Philosophie et science de l’homme »,M, n° 34, 5/2011, p. 841-864

John Dewey et l’école comme communauté miniature :

de l’analogie politique au jugement

Samuel Renier*

Université de Lyon – Institut d’Études Politique – GREPH

Dans The School and Society, paru en 1899, John Dewey assigne àl’école la tâche de « devenir une communauté miniature, une sociétéembryonnaire ». Cette expression, devenue emblématique de sa philo-sophie de l’éducation, et de son lien avec une pensée sociale et poli-tique, appelle cependant à être resituée au cœur du projet deweyen.L’analogie qu’elle trace entre ces deux champs esquisse alors unmodèle de pensée renouvelée où le jugement trouve son origine dansla similarité.

In The School and Society, first published in 1899, John Deweyconsiders that the school « gets a chance to be a miniature communi-ty, an embryonic society ». This phrase, which has since been used asthe motto of his philosophy of education and of its link to a social andpolitical thought, though requires to be replaced within the frame ofDewey’s conception. The analogy presented between those two fieldsthen leads the way toward a renewed scheme of analysis in which theoperation of judgment is enrooted into similarity.

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« Chez les philosophes aujourd’hui, on ne croit pas vraimentque la philosophie ait quelque chose de pertinent à dire sur lesproblèmes contemporains : on préfère s’intéresser à l’améliora-tion des techniques philosophiques, à la critique des systèmesdu passé. Ces deux préoccupations peuvent certes se com-prendre. Mais ce n’est pas en privilégiant la forme au détrimentdu contenu substantiel – comme c’est le cas de ces techniquesqui ne sont utilisées que pour développer et affiner des compé-tences de plus en plus purement formelles – que l’on travailleraà la reconstruction de la philosophie. » 1

Lorsque Dewey envisage de reconstruire la philosophie, il affirmesa volonté de se démarquer des anciennes procédures qui caractéri-saient l’activité philosophique. À ce titre, le commentaire des textesissus de l’histoire de la philosophie représentait pour lui un danger àl’heure où les problèmes sociaux se faisaient plus nombreux et appe-laient le secours d’une véritable pensée. La pensée philosophique doit,au contraire, se détacher d’un discours confinant à l’objectivité del’observation et du raisonnement pour s’inscrire pleinement dans lechamp du jugement. Le jugement ne représente pas, selon lui, unesimple faculté intellectuelle mais plutôt un mode opératoire, unelogique qu’il assimilé précisément à une « théorie de l’enquête ». Or,lorsqu’il est aujourd’hui question de la philosophie de l’éducation deJohn Dewey, il n’est pas rare de voir apparaître un certain ensemble deconcepts, mobilisés pour rendre compte de sa singularité et le situer ausein du vaste ensemble de l’histoire de la philosophie. Loin de touteenquête sur les conditions d’émergence de ces concepts, le cas de l’ex-pression « learning by doing », dont le caractère artificiel de la pater-nité que Dewey a dû en assumer malgré lui déjà été esquissé 2, nousfournit un exemple de réinscription du pragmatisme deweyen dans leregistre philosophique qu’il avait lui-même tenté d’éviter.

Tel est également le cas de l’analogie entre l’école et une « com-munauté miniature », phrase fréquemment mobilisée pour qualifierl’idéal assigné à la conception scolaire de la pédagogie de Dewey.Ainsi en est-il, par exemple de Georges Minois, qui en fait le titre de

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1 DEWEY John, « Introduction de 1948. La reconstruction, 25 ans après », in Recons-truction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 18

2 Voir RENIER Samuel, L’émergence de la normativité chez John Dewey, Mémoirede Master 1 sous la direction de Jacques Michel, Institut d’Etudes Politiques de Lyon,2008.

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son court chapitre consacré à Dewey 3, ou encore de Hubert Hannoun,qui y voit « l’un de des deux principes de sa pensée en éducation » 4.On la retrouve encore sous la plume de commentateurs plus anciens del’œuvre de Dewey, tels Marie-Anne Carroi, qui en fait le titre d’une dessections de la présentation qu’elle consacre à sa traduction d’Expé-rience et éducation en 1947, sans pourtant en fournir d’explication.Cette expression est issue du livre de Dewey, The School and Society,paru en novembre 1899, et plus précisément de son 1er chapitre « TheSchool and Social Progess ». Les trois chapitres qui composent l’édi-tion originale de ce livre proviennent d’une série de conférence don-nées par Dewey au mois d’avril 1899, devant un public composé engrande partie de parents et d’élèves de l’École Élémentaire de l’Uni-versité de Chicago, également connue sous le nom « d’École-Labora-toire », fondée par Dewey trois années plus tôt. Cette expression seretrouve à deux reprises dans le premier chapitre, lorsqu’il nous dit quepremièrement : « l’école a l’opportunité de devenir une communautéminiature, une société embryonnaire » 5, puis à la fin du chapitre que :

« La réalisation de ce programme implique que chacune de nosÉcoles se transformera en une communauté en miniature com-portant les occupations qui reflètent la vie de la société vraie, etprofondément imprégnée d’histoire, de sciences et d’art.Lorsque l’École fera de chaque enfant un digne membre de lacommunauté ainsi comprise, en le pénétrant de l’esprit de soli-darité et en lui donnant les éléments d’une direction conscientede lui-même, nous aurons les meilleurs garanties d’une sociétéconstruite sur des bases plus libérales et qui sera vraimentnoble, attrayante et harmonieuse » 6

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3 MINOIS Georges, « John Dewey (1859-1952) : “Nous devons faire de chacune denos écoles une communauté embryonnaire” », in Les grands pédagogues. De Socrateaux cyberprofs, Paris, Audibert, 2006. pp. 293-294

4 HANNOUN Hubert, « John Dewey (1859-1952) », in Anthologie des penseurs del’éducation, Paris, PUF, coll. « L’éducateur », 1995. p. 297

5 « It [the school] gets a chance to be a miniature community, an embryonic society » in DEWEY John, The School and Society, in The Middle Works of John Dewey.Volume 1: 1899-1901, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1976. p. 13 [Noussoulignons volontairement les expressions en question]

6 « To do this means to make each one of our schools an embryonic community life,active with types of occupations that reflect the life of the larger society and permeatedthroughout with the spirit of art, history, and science. When the school introduces andtrains each child of society into membership within such a little community, saturatinghim with the spirit of service, and providing him with the instruments of effective self-direction, we shall have the deepest and best guaranty of a larger society which is wor-thy, lovely, and harmonious. » in DEWEY John, The School and Society, in The MiddleWorks of John Dewey. Volume 1: 1899-1901, Carbondale, Southern Illinois UniversityPress, 1976. pp. 19-20 [Nous soulignons volontairement les expressions en question].

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Si nous avons pu retracer brièvement la postérité de cette expres-sion, c’est en partie du fait que le chapitre en question fut le premierdes écrits de Dewey traduit en français, en 1909, dans le n° 2 de larevue L’Éducation. Ce, grâce aux soins de Jean Desfeuille qui enassura la version française 7. Depuis lors, ce texte n’a jamais été repu-blié ou retraduit depuis sa première parution; l’édition originale étantdevenue très rare et accessible uniquement dans les fonds d’archivesdes bibliothèques de recherche. Au vu de la pérennité des référencesqui lui sont faites, nous sommes en mesure de nous interroger surl’existence et l’urgence d’une telle analogie au sein d’un texte quicherche avant tout à faire état des progrès pédagogiques qui peuventémerger de l’expérience de l’École-Laboratoire de Chicago. À quellesituation problématique Dewey cherche-t-il à apporter une réponse ?Pourquoi cette réponse est-elle à chercher dans le champ de la sociétéplutôt que dans le champ strictement éducatif ? Afin de dégager le senset la pertinence d’une telle analogie, entre des concepts issus de la pen-sée sociale et politique, et leur application au domaine scolaire, il nousfaut aborder le sens de la relation entre ces deux domaines dans la pen-sée de Dewey, et en comprendre la validité au regard des catégorieslogiques qu’il nous propose ; ce, afin de mieux finalement les resituerau sein de la situation problématique qui était la sienne au moment del’écriture de ce texte.

I. – DE LA POLITIQUE À L’ÉDUCATION, LE LIEN ANALOGIQUE

I.1. Politique et éducation sont intimement liées sur le plan de l’anthropologie philosophique

Le lien entre les aspects politiques et éducatifs de la pensée de JohnDewey n’est pas seulement l’expression d’une association de typelogique. Dans Démocratie et éducation, le seul de ses ouvrages consa-cré à l’éducation entièrement rédigé et qui ne soit pas la retranscriptionde conférences, Dewey nous propose une lecture anthropologique de laplace de l’éducation au sein de la société. Selon lui, la société est issued’un impératif éducatif au sens où « la continuité de toute expériencegrâce au renouvellement du groupe social est un fait. L’éducation ausens large est le moyen de cette continuité sociale de la vie » 8. Si la

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7 DEWEY John, « L’école et le progrès social », in L’éducation, n°2, mars 1909.(trad. Jean Desfeuille).

8 DEWEY John, Démocratie et éducation, Lausanne, L’Age d’Homme, coll. « Essais contemporains », 1983 (1re édition 1975). (trad. Gérard Deledalle) p. 16.

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l’existence de sociétés est un fait, comme l’affirme Dewey, elle ne peutse comprendre qu’en considérant au préalable une exigence de trans-mission des savoirs nécessaires à la survie des êtres choisissant lemode de l’association.

Au-delà même d’un lien d’ascendance, la relation entre l’éducationet la société doit se comprendre de manière dynamique afin de mieuxrendre compte de la pérennité des formes sociales. Le regroupementdes individus en société a pour vertu de favoriser l’échange des savoirset d’en élargir le spectre par le partage de l’expérience des individus.Pour qu’une société puisse persister, il est en cela nécessaire qu’ellefournisse les conditions propices à ce partage. C’est pourquoi, selonDewey : « non seulement la société continue-t-elle à exister par trans-mission, par communication, mais on peut dire avec raison qu’elleexiste dans la transmission, dans la communication. (...) Les hommesvivent dans une communauté en vertu des choses qu’ils ont en com-mun. La communication est le moyen par lequel ils parviennent à pos-séder ces choses en commun » [Dewey J. (1983), p. 18]. Les sociétésqui perdurent, et dont l’histoire nous fournit des illustrations, sontcelles qui favorisent la transmission et la communication des savoirs.De telle sorte que « si l’humanité a accompli quelque progrès en serendant compte que la valeur ultime de toute institution réside essen-tiellement dans l’influence qu’elle exerce sur l’homme, sur l’expé-rience consciente, il nous est permis de croire que cette leçon aura étéacquise en grande partie parce qu’il aura fallu éduquer les jeunes »(ibid., p. 22).

Dès lors, l’impératif éducatif devient un impératif social. La trans-mission des savoirs ne s’opère plus sur une base inter-individuelle maissur une base collective. Les savoirs issus de l’expérience de l’individusont confrontés à ceux des autres membres de la société. Ainsi, latransmission acquiert une dimension sociale : « un être dont les activi-tés sont liées à celles d’autrui a un environnement social. Ce qu’il fait,ce qu’il peut faire dépend des attentes, des exigences, des approbationset des condamnations d’autrui » (ibid., p. 29). La transmission appelledonc à une évaluation, qui émane de la communauté. Les savoirs sedétachent progressivement des conditions expérientielles qui les ont vunaître et, à mesure que les savoirs augmentent et se complexifient,l’éducation se transforme en enseignement avec la prise en charge decette fonction par un membre ou une instance spécifique de la société.La transmission devient alors enseignement, car « la seule façon dontles adultes contrôlent consciemment le type d’éducation que reçoiventles êtres non encore parvenus à maturité consiste à contrôler l’envi-

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ronnement dans lequel ils agissent et partant pensent et sentent » (ibid.,p. 37).

L’éducation et la société se trouvent dans un rapport de coproduc-tion. Le détour par l’anthropologie philosophique qu’opère Deweyindique que les échanges entre ces deux processus sont de nature dyna-mique au sens où ce sont les membres de la société qui déterminentl’enseignement à fournir aux plus jeunes tandis que la transmission parl’éducation constitue le moteur de l’existence et du renouvellement dela société. Il ne saurait exister de société en dehors de toute visée édu-cative de même qu’il ne saurait y avoir d’éducation sans impératifsocial pour la simple raison « [qu’] il ne saurait y avoir d’éducationvéritable que si chacun peut être reconnu comme un acteur responsabledu processus de définition des buts à atteindre et des politiques à mettreen œuvre, au sein des groupes sociaux auxquels il appartient » 9. Néanmoins ce constat à caractère normatif sur la genèse et le dévelop-pement des formes sociales est lié au caractère historique des sociétéshumaines. Si Dewey n’en fournit pas une analyse détaillée différen-ciée, son raisonnement se base tout de même sur une certaine lecturedu cours des événements humains passés. Ce d’autant plus qu’il serefuse à accorder un caractère fixiste à la nature des différentes insti-tutions sociales et de leur rapport. En effet, selon lui : « nous ne pou-vons donc nous satisfaire du slogan qui voudrait que société et Étatd’une part, et individu d’autre part soient organiquement liés. C’est decausalité spécifique qu’il s’agit toujours. (...) De telles question (demême que celles, plus évidentes, au sujet des qualités que l’on a cou-tume d’appeler « morales ») deviennent le point de départ d’uneenquête sur chaque institution de la communauté » [Dewey (2003) p. 163].

Ainsi, lorsque Dewey nous propose de penser l’école comme une «société embryonnaire » ou comme une « communauté miniature », ilserait erroné d’y chercher la détermination d’une essence de l’institu-tion scolaire. La situation qu’il analyse est avant tout celle qui est issuede ses expériences à l’École-Laboratoire de Chicago. Dewey cherchedonc simplement à interroger le lien entre la sphère politique et lasphère éducative et à le redéfinir à partir de la situation problématiquequi a fait naître son analyse.

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9 DEWEY John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. (trad. Patrick DiMascio) p. 170.

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I.2. L’analogie politique vient après l’analogie domestique et sociale

La situation éducative qui sert de point de départ à l’analyse deDewey dans The School and Society n’est pas initialement issue de lasphère politique mais plutôt de la sphère domestique. Lorsque Deweytente de définir les critères présidant au changement de l’institutionscolaire, il ne cherche pas à analyser cette dernière dans sa dimensioninstitutionnelle. L’éducation se présente comme une expérience éduca-tive. En tant que telle, elle se base sur les expériences individuellesmenées par les membres de la société, qu’ils soient enseignants ounon. Or selon Dewey, ce type particulier d’expérience émane en pre-mier lieu de la sphère domestique, du rapport entre les parents et leursenfants. C’est pourquoi, l’enseignement proposé par l’école doit êtreimpérativement resitué dans le cours de l’expérience progressive del’enfant à mesure qu’il entre dans le monde en général et dans lasociété en particulier. Si l’enseignement dispensé est bien détaché dela sphère domestique à partir du moment où il est institué socialementpour suppléer aux tâches ordinairement dévolues aux parents, lasociété reste dans sa constitution une association de parents dont lesbuts et les idéaux communs se retrouvent dans le processus décision-nel collectif. En ce sens, « ce que les parents les meilleurs et les plussages éprouvent le besoin de procurer aux enfants qui sont les leurs, lasociété doit se préoccuper de l’assurer à tous ses jeunes membres. Ceserait faire preuve d’un égoïsme étroit et travailler à la destruction denotre démocratie que d’accepter dans nos écoles des tendances qui nerespecteraient pas le principe que je viens d’énoncer » 10.

L’évolution sociale trouve ses racines dans le développement desactivités domestiques et dans leur externalisation progressive. L’insti-tution scolaire n’en est pas le seul reflet : « derrière le système indus-triel, on trouve le système de la famille et du voisinage. Nous, quisommes présents aujourd’hui, ne devons remonter qu’à une, deuxvoire trois générations, pour retrouver une époque où le foyer familialétait en pratique le centre au sein duquel se prolongeaient, ou autourduquel étaient regroupés, l’ensemble des formes caractéristiques desoccupations industrielles » (ibid., p. 201 [nous révisons légèrement latraduction] ). L’organisation sociale elle-même, dans son ensemble, estun prolongement de l’activité domestique. Tout comme l’école, ellen’en est pas la stricte reproduction mais contribue à accompagner le

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10 DEWEY John, « L’école et le progrès social », in L’éducation, n°2, mars 1909.(trad. Jean Desfeuille) p. 198-199.

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mouvement de croissance et de complexification de l’expérience. Dèslors, si l’école doit se situer dans la continuité des activités domes-tiques, elle doit également accompagner les changements sociaux quien sont le prolongement. L’analogie domestique est donc prépondé-rante pour penser l’éducation, mais elle n’est pas suffisante. Seule uneanalogie de type social, voire politique, permet de resituer adéquate-ment la place et le rôle de l’école.

Lorsque Dewey opère un tel transfert dans la manière de penser lesdifférentes sphères de l’expérience humaine que sont la famille, lasociété et l’école, l’objectif n’est pas d’opérer une taxonomie socialedont les composantes seraient régies par des relations d’origine cau-sale, finaliste, essentielle, ou logique. Les relations qui existent entreces domaines ont toutes pour base l’expérience humaine. Ainsi, lacontinuité qui existe entre la famille, puis la société, et l’école ne doitson existence qu’à la reconnaissance de l’existence d’une continuitéentre les expériences menées dans chacune de ces sphères. Dans le casdes méthodes d’apprentissage, nous rappelle Dewey, « l’introductionde ce qu’on appelle les activités manuelles n’a pas été faite “à dessein”,avec la pleine conscience du faut que l’école doive désormais prendreen charge ce facteur de l’apprentissage qui était auparavant l’apanagedu foyer familial, mais plutôt par instinct, en expérimentant et endécouvrant que de telles activités saisissent vitalement les élèves etleur procurent quelque chose qu’ils n’auraient pu acquérir par aucunautre moyen » (ibid., p. 204 [nous révisons légèrement la traduction] ).Le critère qui permet à Dewey d’opérer un tel transfert est, en cela, àchercher du côté de l’expérience et de ses manifestations dans les dif-férents domaines de l’activité humaine.

I.3. L’analogie politique doit se penser avec l’analogie éducative

Penser l’école comme une « communauté miniature » ou une « société embryonnaire » implique un certain transfert de savoirs entrela pensée du champ politique et celle du champ éducatif. À travers tantson analyse philosophique de l’origine des formes sociales que sa lec-ture du développement actuel de la société, l’éducation est placée aucœur de la réflexion développée par Dewey. L’éducation menée dansun cadre social, et par là instituée comme une composante particulièrede la société, n’arrive cependant que comme prolongement des activi-tés trouvant leur origine dans la sphère familiale ou sociale. Elle repré-sente la destination de l’analogie de type politique, en tant que champauquel sont transférés les attributs et les savoirs issus du champ socialet politique.

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L’institution scolaire ne fonctionne cependant pas uniquementcomme le simple récepteur de changements sociaux plus vastes. Ellepossède également la capacité d’insuffler de telles dynamiques à des-tination de la société car selon Dewey : « si l’on conçoit qu’un ordresocial différent, de par sa nature et sa direction, de celui existant estdésirable et que les écoles devraient s’efforcer d’éduquer avec le chan-gement social comme objectif en produisant des individus qui ne sesatisfont pas de ce qui existe, armés de désirs et de capacités à le trans-former, une méthode et un contenu tout différents sont indiqués pourla science de l’éducation » 11. L’école est précisément le lieu où ceschangements peuvent advenir à partir du moment où l’éducation y estconsidérée comme un lien vers l’état futur de la société. L’éducationn’est alors plus entendue comme une transmission mais comme lareconstruction des savoirs issus de l’expérience. Elle a pour but d’inci-ter les élèves à faire l’expérience des savoirs dont ils font l’apprentis-sage et à chercher de nouvelles voies pour prolonger et renouveler lessavoirs ainsi acquis.

En ce sens, l’éducation n’est pas elle-même porteuse de proposi-tions détaillées et précises qu’il s’agirait de retranscrire dans le champpolitique mais introduit une méthode à même de guider la réflexionpour faire apparaître de tels changements. Lorsque Dewey entendtransformer l’école en une « communauté miniature », il se réfère pré-cisément à ce programme méthodologique dont il esquisse quelquesexemples pris dans le fonctionnement de l’École-laboratoire : « l’in-troduction dans les programmes des occupations actives, de l’étude dela nature, des applications scientifiques, de l’art et de l’histoire ; larelégation au second plan de tout ce qui est purement symbolique etformaliste ; le changement d’atmosphère morale à l’École, dans lesrelations de professeur à élève et dans la discipline ; l’administrationde plus de facteurs actifs, expressifs, et développant l’initiative indivi-duelle : tous ces symptômes ne doivent pas être interprétés comme desimples accidents : ils révèlent les nécessités d’une évolution socialeplus large » 12. Cette méthode pédagogique nous conduit à reconnaîtreavec Dewey le caractère éducatif de toute expérience, à conditionqu’elle ne soit pas fortuite mais dirigée dans le sens de la résolution desproblématiques présentes. De ce fait, le développement social dont le

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11 DEWEY John, « Progressive Education and the Science of Education », in TheLater Works. Volume 3: 1927-1928, Carbondale, Southern Illinois University Press,1984. p 262.

12 DEWEY John, « L’école et le progrès social », in L’éducation, n°2, mars 1909.(trad. Jean Desfeuille) p. 216.

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fonctionnement se base sur les critères de l’expérience acquiert unedimension éducative, au-delà même de l’institution scolaire. Le trans-fert de savoirs pensé sur le mode analogique par Dewey fonctionnedonc de la société vers l’école mais également de l’école vers lasociété. Loin de toute relation déterminée, l’école et la société inter-agissent sur le mode de la coproduction.

II. – L’ANALOGIE COMME SOURCE DE SAVOIR

II.1. « Communauté miniature », « société embryonnaire »

Dewey à travers sa formulation ne produit d’analogie stricto sensu.L’assimilation de l’école à une communauté ou une société se fait, soussa plume, à travers la médiation d’opérateurs, de verbes, indiquant lechangement : « l’école a l’opportunité de devenir [gets a chance to be]une communauté miniature, une société embryonnaire », « la réalisa-tion de ce programme implique que chacune de nos Écoles se trans-formera [to make] en une communauté en miniature ». Il n’existe doncpas de lien de nécessité ni de causalité dans la réflexion proposée parDewey. Plus que d’un modèle, il s’agit ici d’une direction à donner àl’action éducative. Il évoque donc un devenir possible de la situationscolaire. Ce devenir implique en cela une intervention, une opérationde façonnage et de transformation 13, de la part des membres de lacommunauté éducative, ainsi que plus globalement ceux de la com-munauté politique. Il ne s’agit pas d’un lien identitaire ou d’une visionnormative, idéale, de la nature de l’école mais plutôt d’une direction àdonner à l’entreprise de rénovation scolaire afin de remettre l’école enadéquation avec la société.

En outre, lorsqu’il parle de « miniature », Dewey ne cherche pas ànous inciter à construire l’école sur le modèle de la société. Selon l’in-terprétation qu’en fait Henri Wallon : « [Pour Dewey] Le but de l’écolen’est que secondairement l’étude théorique, son but essentiel est demunir l’enfant des aptitudes qui lui permettront de réussir et de rendreservice. Il faut, en conséquence, l’entraîner dès que possible au manie-ment des institutions qu’il devra subir et qu’il pourra utiliser. L’écolesera donc à l’image de la société, un microcosme de la société. Elle

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13 La traduction française de l’expression « to make each one of our schools » parJean Desfeuille déforme quelque peu le sens du texte original, au sens où elle fait de l’ac-tion de transformation un sujet indéfini (« chacune de nos Ecoles se transformera »), làoù Dewey insiste sur le caractère actif du changement et de la part qui doit en être assu-mée par les citoyens (littéralement : « il faut faire de chacune de nos écoles »).

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aura son conseil d’administration composé d’élèves, son conseil judiciaire, son conseil économique. L’imitation a parfois été pousséetrès loin et jusqu’à la confection d’une monnaie propre à l’établisse-ment » 14. Or Dewey ne parle à aucun moment de la nécessité de repro-duire la modèle que nous fournit la société politique. C’est notammentla raison pour laquelle Dewey complète la définition qu’il donne de cechangement, en faisant référence à « une société embryonnaire » ; référence qu’il développe la même année dans « Mon credo pédago-gique » lorsqu’il réaffirme sa croyance selon laquelle « l’école, en tantqu’institution, doit simplifier la vie sociale existante, doit la réduire,pour ainsi dire, à une forme embryonnaire » 15. L’embryon caractériseun stade antérieur et simplifié d’un être en devenir, tout comme l’écoledoit s’inspirer du modèle social sans pour autant le copier.

La simplification ainsi préconisée se base sur le développement dela notion d’expérience au sein de l’institution scolaire, qui doit servirà opérer une reconstruction des conditions de fonctionnement de lasociété et non opérer une stricte transmission des conditions existantes.Il précise notamment dans Démocratie et éducation que « les troisfonctions les plus importantes de cet environnement particulier sont lessuivantes : simplification et mise en ordre des facteurs des dispositionsque l’on désire développer, purification et idéalisation des coutumessociales existantes, création d’un environnement plus large et mieuxéquilibré que celui dont les jeunes subiraient probablement l’influences’ils étaient livrés à eux-mêmes » [Deway J. (1983) p. 41]. Si l’écoleest bien en continuité avec la société par la fonction qu’elle occupe ausein de l’organisation sociale, elle doit en revanche créer une rupturevis-à-vis de cette dernière afin de préserver son caractère expérientielet éducatif.

L’analogie que suggère Dewey entre l’école et la société indique unrapprochement du mode selon lequel il faut penser et juger ces deuxinstitutions mais n’implique pas de consubstantialité. Celle-ci seraitd’ailleurs indésirable dès lors que la société elle-même se détache d’uncaractère et d’une compréhension fixistes et déterminés. En effet, ladéfinition de la société telle que la pense Dewey se cantonne au critèreminimal de l’association et de la communauté d’intérêts entre sesmembres au sens où « une société est un nombre de personnes qui sont

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14 WALLON Henri, « Sociologie et éducation », in Cahiers internationaux de socio-logie, 1951. p. 330.

15 DEWEY John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN Ou, La doctrine péda-gogique de John Dewey, Paris, Vrin, 1958 (1ère édition 1931). (trad. Ou Tsuin-Chen) p.259.

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liées du fait qu’elles poursuivent des lignes communes, dans un espritcommun, et en faisant référence à des buts communs. Les besoins etles buts communs exigent un échange croissant de pensées ainsi qu’unaccroissement de l’unité du sentiment de bienveillance » [Dewey(1909) p. 206] 16.

II.2. L’analogie du point de vue de la logique

Selon Dewey, l’analogie représente un mode de connaissance à partentière. Il lui consacre d’ailleurs un article entier parmi ceux qu’il four-nit à la Cyclopedia of Education éditée par Paul Monroe en 1911. Sui-vant la méthodologie philosophique, Dewey part de l’acception la pluscourante du terme afin de le définir, selon laquelle : « à l’origine, l’ana-logie était un terme mathématique, signifiant un rapport d’équivalence,i.e. une proportion. Partant, on étendit naturellement ce terme vers unsens logique, signifiant une relation de similarité ». L’analogie peutdonc s’entendre selon deux rapports distincts : quantitatif et qualitatif.Elle désigne par là une opération de l’esprit humain en quête deconnaissances et d’appréhension de son environnement. Néanmoins,Dewey poursuit en soulignant le caractère péjoratif que peut revêtirl’analogie, dès lors quelle « est également fréquemment utilisée en unsens général et plus vague, signifiant toute similarité employée en tantque facteur au sein d’un raisonnement » 17. L’analogie reste attachée àla faculté de raisonnement humaine, mais peut se détacher de critèresobjectifs de comparaison pour devenir une opération de rapproche-ment de deux objets apparemment distincts.

Au-delà de cette première définition très générale des usages del’analogie, Dewey choisit de se pencher sur une autre catégorie de rai-sonnement : « l’association par similarité ». Cette dernière représentele genre logique dans lequel se subsume l’analogie, à partir du momentoù il devient parfois difficile de distinguer si ce sont les relations ou lesqualités qui servent de base à l’inférence générant l’analogie. L’analo-gie ne se justifie alors que par une opération, une transaction, opéréepour rapprocher les objets en relation mais ne peut jamais véritable-ment accéder à leurs essences et à ce qu’elles peuvent avoir de com-mun. C’est pourquoi, selon Dewey, « cette association par similaritéest d’une plus haute importance intellectuelle que celle par contiguïté,comme cela a été remarqué depuis longtemps, de telle sorte que cer-

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16 Nous révisons légèrement la traduction.17 DEWEY John, Contributions to A Cyclopedia of Education, in The Middle Works.

Volume 6: 1910-1911, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1978. p. 370.

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tains auteurs l’ont exacerbé jusqu’à identifier le raisonnement lui-même avec l’association par similarité » [Dewey (1978) p. 371]. L’as-sociation par similarité préserve le caractère particulier de chaquesituation et de chacun des objets en présence en ne les aliénant pas aupoint de vue de l’agent effectuant l’opération.

Pour importantes qu’elles soient par rapport au raisonnementhumain, l’analogie et l’association par similarité ne peuvent se substi-tuer à celui-ci. Comme l’estime Dewey : « il ne peut faire de doute quel’analogie est toujours présente (qu’elle concerne les relations ou lesqualités) en tant que facteur important de l’inférence. Sa valeur en tantque preuve, cependant, ne doit pas être confondue avec sa valeur entant que découverte. Indispensable pour la dernière, son rôle est dansl’induction plutôt que dans la déduction, à moins qu’une stricte rela-tion de ressemblance ne puisse être décelée, et que nous puissionsretracer l’origine de cette relation de ressemblance dans un principecommun » (ibid., p. 371). L’analogie représente donc une phase impor-tante de l’expérience car elle permet de penser l’inconnu en le rappro-chant de ce qui est mieux connu. Elle présente une possibilité d’ap-préhension de l’environnement du sujet qui lui permet de poser lesbases d’un raisonnement visant à transformer l’objet présent en savoir.

Faire intervenir un mode analogique de relation entre l’école et lasociété induit que l’institution scolaire est encore pour Dewey un objetdont les qualités ne sont pas encore bien maîtrisées. L’école est unenvironnement qu’il s’agit d’appréhender progressivement et dont lasimilarité avec la société permet d’en dégager les premières caractéris-tiques. Encore une fois, le recours à la figure analogique marque l’in-sistance de Dewey sur la nécessaire prise de conscience de l’évolutionde la société qui doit avoir lieu afin d’éviter que l’école ne devienneune institution en rupture avec son environnement social. La présencede cette figure est d’autant plus forte que l’analogie et l’association parsimilarité représentent précisément une étape majeure dans l’opérationd’apprentissage. Elles possèdent une vertu pédagogique et doivent êtreencouragée dans la découverte et les expériences que font les élèvescar si l’expérience est bien le facteur de continuité à la racine du lienentre les différentes institutions sociales, l’analogie en représente lenécessaire préliminaire. Elle fait partie intégrante de la méthode et dumode de raisonnement appelés par Dewey à présider au changementsocial.

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II.3. De l’analogie comme nécessité et mode de pensée pragmatiste

Le mode de pensée analogique dépasse le cadre de la reconstructionsociale. Dewey va même jusqu’à en faire une pièce maitresse de saphilosophie pragmatiste. Selon lui, il faut reconsidérer la manière dontnous pensons la qualité. Loin des philosophies qui considèrent que laqualité réside dans l’objet lui-même ou dans la place que lui confère lesujet en la percevant et l’analysant, Dewey nous invite à adopter unelogique de situation selon laquelle « l’existence immédiate de la qua-lité, d’une qualité qui soit dominante et pénétrante, est l’environne-ment, le point de départ, et le principe régulateur de toute pensée » 18.L’analogie requiert en effet toujours que plusieurs objets soient en pré-sence. Cette présence est donc liée à une situation particulière qui faitémerger le problème de la qualification des objets. Or ces objets sontliés à la situation dans laquelle ils émergent et ne peuvent en être dis-sociés à moins de supposer qu’ils soient déjà connus par une opérationintellectuelle émanant du sujet ou par leur essence fixiste.

Or ces objets font partie intégrante de la situation, ils la constituent.Leur présence commune donne lieu à une association. Sans cette der-nière, la situation perd son caractère particulier ou change de nature.Au-delà de la simple association, il s’opère entre eux une transactionqualitative. Les qualités de chacun des objets ainsi que celles de lasituation contribuent à qualifier celle de chacun des autres éléments, detelle sorte que leurs qualités respectives ne peuvent se comprendreindépendamment. Procédant ainsi, cette opération fait émerger des «qualités pénétrantes », au sens où les qualités qui émergent de la situa-tion ont trait à l’existence même de l’objet en présence. Dewey nousen donne un exemple lorsqu’il affirme que « l’expression selonlaquelle il y a une “marée des affaires humaines, etc.” n’implique parelle-même aucune comparaison directe des affaires humaines avecl’océan ni aucun jugement explicite de similarité. Une qualité péné-trante a donné lieu à une assimilation » (ibid., p. 262) 19. L’analogie,dont Shakespeare nous fournit ici un exemple, contribue à la décou-

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18 DEWEY John, « Qualitative Thought », in The Later Works, Volume 5:1929-1930,Carbondale, Southern Illinois University Press, 1984. p. 262.

19 Dewey fait ici référence à la réplique de Brutus : « Il y a dans les affaires humainesune marée montante ; qu’on la saisisse au passage, elle mène à la fortune ; qu’on lamanque, tout le voyage de la vie s’épuise dans les bas-fonds et dans les détresses. Telleest la pleine mer sur laquelle nous flottons en ce moment ; et il nous faut suivre le cou-rant tandis qu’il nous sert, ou ruiner notre expédition. » SHAKESPEARE William, JulesCésar, Acte IV scène 3, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1965. (trad. François-VictorHugo)].

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verte des qualités de l’objet. Elle n’en fournit pas un développementexhaustif mais circonstancié, qu’il s’agit ensuite d’analyser. Cetteétape marque l’entrée du sujet humain dans la qualification de la situa-tion. Grâce aux symboles dont il dispose, et à partir desquels se déve-loppe la réflexion, l’individu peut alors émettre un « jugement de simi-larité ». Ce jugement pourra ensuite servir de base à une réflexion sedétachant progressivement de la situation initiale dès lors que d’autressituation se présenteront à l’individu, afin qu’il puisse perfectionnerson jugement, le réviser voire le modifier radicalement.

Comme le rappelle Robert Innis, la théorie de la qualité que déve-loppe Dewey trouve son origine dans la philosophie de Peirce 20.Dewey lui-même ne cherche pas à cacher cette ascendance et affirmemême sa certitude « qu’il [Peirce], avant tous les philosophesmodernes, a ouvert la voie qui mène vers le développement d’une phi-losophie véritablement expérimentale qui, contrairement aux philoso-phies empiristes traditionnelles, ne séparerait pas l’expérience de lanature » 21. La reconnaissance de la place de l’analogie dans le raison-nement humain correspond en cela à une particularité de la philosophiepragmatiste et de sa volonté de trouver une méthode plus adéquate detraitement des interactions de l’Homme avec son environnement, déta-chée et d’un empirisme logique et de conceptions a priori du mondedans lequel se situe l’individu. C’est pourquoi, selon Dewey, « l’ana-logie devient le principe directeur de la pensée scientifique » 22, ausens où le raisonnement scientifique, dont il prend la physique commemodèle, ne peut pas se détacher de l’univers qualitatif dans lequel il setrouve directement, ou indirectement à travers le monde dans lequel sefait l’expérience de l’homme ordinaire et dont l’avènement contempo-rain de la théorie de la relativité fournit alors une confirmation.

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20 INNIS Robert E., « John Dewey et sa glose approfondie de la théorie peircienne dela qualité », in Protée, XXVI-3, 1998. pp. 89-98 (trad. Tony Jappy).

21 DEWEY John, « Peirce’s Theory of Quality », in The Later Works. Volume 11:1935-1937, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1987. p. 94.

22 DEWEY John, « Qualitative Thought », in The Later Works, Volume 5:1929-1930,Carbondale, Southern Illinois University Press, 1984. p. 262.

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III. – L’ANALOGIE COMME PROCÉDÉ POLITIQUE

DE PUBLICISATION DE LA QUESTION SCOLAIRE

III.1. La place de l’analogie politique appliquée à l’éducation est historiquement située

En préconisant l’assimilation de l’école à une « communauté minia-ture », Dewey n’émet pas tant une analogie entre ces deux champsqu’un jugement, allant au-delà de la découverte analogique de la proxi-mité entre les institutions scolaire et sociale. Ce jugement concerne plusparticulièrement la situation éducative dans laquelle se trouvent lesÉtats-Unis au tournant des XIXe et XXe siècles et les craintes liées à sonévolution. Tandis que Dewey propose une lecture anthropologique desliens entre l’école et la société, qu’il cherche à établir comme un fait, lasituation dans laquelle se trouve son pays à l’époque où il écrit relèguesa lecture au rang non d’analogie mais de jugement. Car la similaritéque pointe Dewey relève de l’hypothèse à réaliser plus que du fonc-tionnement social à l’œuvre. Ce jugement s’affirme d’autant plus qu’ilse confronte à des opinions divergentes. Loin de l’adéquation entre lesfonctionnements sociaux et scolaires, Dewey nous rappelle que « nosméthodes scolaires, et, dans une très large mesure, nos programmes,nous viennent d’une époque où la connaissance théorique de rudiments,qui étaient la seule introduction possible à la science officielle de cetemps, avaient une importance primordiale. L’idéal poursuivi à cemoment continue à exercer une large influence là même où les étudeset les méthodes ont apparemment changées » [Dewey J. (1909) p. 214].Or la persistance de ces méthodes héritées du passé ne s’est pas sim-plement faite mécaniquement mais par l’action consciente de décideurspolitiques et éducatifs. Ceux-là mêmes, nous dit Dewey, qui se font lesdétracteurs des méthodes actives et de la réintroduction d’un savoir issude l’expérience au sein d’un système d’éducation qui « reste dominépresque exclusivement par la conception médiévale de la science »(ibid., p. 215). Assimiler l’école à une « communauté miniature » relèvedonc d’un jugement, sur les conditions éducatives de son époque etcherchant à se démarquer de celles-ci.

L’époque durant laquelle Dewey fait paraître ce texte marque toute-fois un tournant dans la situation de l’éducation aux États-Unis. Letrait majeur en est le développement progressif de l’instruction obliga-toire. Si le Massachusetts est le premier État à faire voter une loi ren-dant l’instruction obligatoire en 1852, ce mouvement gagne ensuitel’ensemble du pays jusqu’à ce qu’en 1918, le Mississipi soit le dernierÉtat à s’en acquitter. La généralisation de l’instruction obligatoire

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représente un formidable mouvement de massification de l’éducationscolaire, en même temps qu’un défi à l’adresse des administrations quien ont la charge. Ce, d’autant plus que, comme nous le rappelle MalieMontagutelli, il n’existe alors pas de système scolaire unifié ni demodèle commun, y compris entre les écoles appartenant à un mêmedistrict 23. Les changements éducatifs qui surviennent durant cettepériode sont certes si importants qu’ils représentent en eux-mêmes uneforce d’innovation qui bouleverse le paysage social américain. Laurence Cremin considère à ce titre que « même si le mouvementd’Éducation Progressive n’avait pas existé, et même s’il n’y avait paseu de structures sociales, d’associations pour la réforme municipale, decommissions pour la vie rurale, ou de sociétés d’aide pour les immi-grés, ni de William James, Stanley Hall, Edward Thorndike ou JohnDewey, le simple fait de l’instruction obligatoire aurait changé l’Écoleaméricaine » 24. Néanmoins, adapter l’école aux nécessités de l’évolu-tion de la société ne revient pas simplement à généraliser l’instruction.Si l’évolution sociale appelle désormais à disposer d’un public decitoyens bénéficiant tous d’une instruction minimale, la société n’endéfinit par pour autant les conditions et les critères déterminants.

Or, selon Dewey, l’éducation telle qu’elle se pratique en 1899 nepermet pas de fournir à tous les membres de la société une qualitéd’instruction suffisante. Ce défaut ne provient pas d’un manque deconnaissances transmises aux élèves mais plutôt d’un problème deméthode, car « tandis que la préparation d’un carrière intellectuelle estconsidérée comme un type de culture libérale, la formation d’un méca-nicien, d’un légiste, est considérée comme purement technique et pro-fessionnelle. Il en résulte ce que nous pouvons voir partout autour denous, une distinction entre gens cultivés et travailleurs, une séparationradicale entre théorie et pratique » [Dewey J. (1909) p. 215]. Cetteséparation représente avec acuité le problème de l’éducation quepointe Dewey à partir du moment où elle interdit tout recours à l’ex-périence comme base d’apprentissage. De la sorte, elle opère unesélection, tant des savoirs que des profils pédagogiques d’élèves enquête de savoir. En outre, et c’est le point central de l’analyse deDewey, cette séparation repose sur des principes qui sont aujourd’huidépassés et ne correspondent plus à la réalité sociale de l’époque,depuis qu’une triple révolution a vu le jour du fait que : « ce qui a valu

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23 MONTAGUTELLI Malie, « Premières réformes progressistes (1890-1920) », in His-toire de l’enseignement aux États-Unis, Paris, Belin, coll. « Histoire de l’éducation », 2000.

24 CREMIN Laurence A., The Transformation of the School. Progressivism in Ameri-can Education. 1876-1957, New York, Vintage Books, 1964. p. 128.

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à ces grands systèmes [les philosophies du passé] d’être admirés etestimés dans leur propre contexte socio-culturel est dans une largemesure ce qui les prive aujourd’hui “d’actualité” dans un monde quipour l’essentiel est différent : ces derniers siècles ont apporté une“révolution scientifique”, une “révolution industrielle” et une “révolu-tion politique” » [Dewey (2003) pp.18-19].

Ces trois révolutions, bien qu’historiquement liées de manière noncausales, ont eu des effets sociaux convergents. L’avènement de lathéorie de la relativité, jointe au mouvement de généralisation de l’ex-périmentalisme, a contribué à sortir la science de son inertie : « elles’est pour ainsi dire liquéfiée et elle se mêle à tous les courants de lasociété » [Dewey J. (1909) p. 214]. De concert avec la révolutionindustrielle, et son expansion au cours du XIXème siècle, la révolutionscientifique a concouru à restaurer la dimension expérientielle dessavoirs au cœur des activités humaines. Lorsque l’on y ajoute la révo-lution politique que représente la progressive démocratisation de lasociété américaine, et de certaines sociétés européennes, ce mouve-ment de renouveau conduit à une remise en cause complète de lamanière de concevoir la société et, avec elle, l’éducation. À l’écoute deces changements, l’institution scolaire doit donc se faire le lieu de ladémocratisation, prenant en compte le caractère situé des savoirs, leurdimensions expérientielle, ainsi que l’abolition de toute hiérarchie quien découle afin de mieux rendre compte des richesses et de la diversitédes activités humaines que l’éducation a pour charge de guider et defaire progresser. Procédant de la sorte, l’école aura l’opportunité dedevenir une « communauté miniature », en continuité avec la société.

III.2. L’importance des situations et le caractère illusoire des concepts politiques

Le jugement qu’apporte Dewey sur l’institution scolaire est lié à lasituation éducative dans laquelle se trouvent les États-Unis. Toutefois,au-delà même de l’intérêt historique et pédagogique de sa prise de posi-tion, il nous livre à travers The School and Society un exemple de lareconstruction que doit connaître la philosophie. Ce faisant, Deweycherche à s’écarter de la figure du philosophe social au sens où celui-ci« vit dans un monde peuplé de ses propres concepts “résout” les pro-blèmes en montrant le rapport des idées entre elles, au lieu d’aider leshommes à résoudre des problèmes dans le concret en leur fournissantdes hypothèses à utiliser et à mettre à l’épreuve dans les projets deréforme » [Dewey J. (2003) p. 160]. Dewey pointe ici l’inutilité d’une

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érudition qui serait détachée de toute situation spécifique. La pertinenceque peut revêtir le propos tenu par Dewey tient précisément à son atta-chement à la situation à partir de laquelle il fait émerger et analyse lesproblèmes sociaux. S’il émet bien un jugement en assimilant l’école àune « communauté miniature », son jugement ne se base pas sur unequelconque véracité de l’analyse mais sur la validité des propositionsénoncées. Dans le cadre d’une logique de situation, cette validité resteattachée à la situation qui en représente le point de départ, à moins derecourir à une théorie de la qualité qui soit empiriste ou transcendantale.

Si l’on considère le point de vue pragmatiste comme le seul pouvants’appliquer avec adéquation aux situations problématiques que faitémerger l’expérience, le sens de la philosophie consiste alors dans uneœuvre de reconstruction sociale. De telle sorte que « le véritable pointd’impact de la reconstruction philosophique n’est pas dans les argutiesconcernant les concepts généraux comme l’institution, l’individualité,l’État, la liberté, la loi, l’ordre, le progrès, etc., mais dans la questiondes méthodes visant à la reconstruction de situations spécifiques »(ibid., p. 160). Il ressort de l’analogie entre l’école et la société unjugement sur le devenir social de l’école qui n’a pas pour but de nour-rir le débat sur la définition de concepts tels que « la société » ou « l’école » mais de penser ces deux institutions comme les fruits desopérations singulières d’enquête, dont le jugement constitue l’actefédérateur. Pour cette raison, il faut considérer avec Dewey que « c’estde causalité spécifique qu’il s’agit toujours. (...) De telles questions (demême que celles, plus évidentes, au sujet des qualités que l’on a l’ha-bitude d’appeler “morales”) deviennent le point de départ d’uneenquête sur chaque institution de la communauté » (ibid., p. 163).

Cet attachement à la singularité de chaque situation servant à carac-tériser le jugement porté par la philosophie sur les problématiquessociales nous indique justement le sens de l’expérience menée à l’École-Laboratoire de Chicago, qui sert de point de départ et d’appuià la réflexion développée dans The School and Society, à travers le « devenir social » de l’école. Car le but de l’action menée à Chicagoest « de découvrir dans l’administration, la sélection des matières àenseigner, des méthodes d’apprentissage, d’enseignement et de disci-pline, comment une école pourrait devenir une communauté coopéra-tive par le développement des capacités présentes chez les individus etla satisfaction de leurs besoins » 25. Le jugement porté par Dewey revêt

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25 DEWEY John, « Introduction », in CAMP MAYHEW Catherine, CAMP EDWARDSAnna, The Dewey School. The Laboratory School of the University of Chicago. 1897-1903, New York, Appleton, 1936. p . XVI .

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donc un caractère expérimental, en continuité avec l’expérience préco-nisée dans le cadre scolaire. Faire de l’école une communauté minia-ture n’est pas un impératif intemporel qui ferait office de credo pourqualifier une certaine doctrine éducative et sociale pragmatiste maisgarde au contraire un caractère situé, historique, qui ne peut assoir lapérennité de cette expression sur aucune base stable si ce n’est celle dela continuité d’une situation sociale dont les problématiques resteraientprésentes. En somme, Dewey nous incite à penser l’école à partir dujugement qu’il établit, sans toutefois nous appeler à le suivre dans cetteopération. La reconstruction sociale, philosophique et éducative néces-site une actualisation du jugement qui ne peut se satisfaire de la simplediscussion de concepts philosophiques établis.

III.3. Une opération de publicisation de l’éducation institutionnalisée

À partir de ce jugement sur la situation de l’école et de son lien avecla société, Dewey va ensuite chercher à élargir sa conception des cri-tères distinctifs du fonctionnement social et de l’ordre de la désirabi-lité. Les problématiques qu’il décèle en 1899 se retrouvent approfon-dies dans sa lecture anthropologique de l’évolution des sociétéshumaines, lorsqu’il énonce dans Démocratie et Éducation qu’« unesociété indésirable est celle qui, intérieurement et extérieurement,dresse des barrières contre la libre relation et communication de l’ex-périence » 26. L’expérience de l’éducation américaine peut alors se liredans le sens d’une critique des politiques éducatives négligeant les fac-teurs de l’expérience. Ce type de fonctionnement n’affecte donc passeulement la qualité de l’enseignement qui est délivré mais s’appliqueau champ plus vaste de la société politique dans son ensemble et dontl’éducation représente une institution essentielle. L’école comme « communauté miniature » implique alors que la question scolaireprenne une place plus importante au sein du débat sur l’avenir de lasociété et devienne une préoccupation d’ordre public majeur. Pourcela, ajoute Dewey, il convient de tracer la voie vers « une société quipermet à tous ses membres d’avoir une part égale à ses bienfaits et quiassure souplement le rajustement de ses institutions par interaction desdifférents formes de vie communautaire » (ibid., p. 126).

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26 DEWEY John, Démocratie et éducation, Lausanne, L’Age d’Homme, coll. « Essais contemporains », 1983 (1re édition 1975). (trad. Gérard Deledalle) p. 126.

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La question scolaire ne concerne, en ce sens, pas uniquement la for-mation des citoyens et leur intégration dans la société. Elle relève éga-lement et avant tout de la participation de tous les membres de lasociété dans la réflexion et la prise de décision concernant le typed’éducation à fournir aux plus jeunes membres de la communauté.L’école ne doit pas simplement adopter une forme similaire à la viesociale mais doit plus globalement devenir communautaire au sens oùelle doit redevenir l’institution sociale par excellence, celle qui justifiel’existence de l’association et la transmission intelligente des savoirsissus de l’expérience. C’est pourquoi il termine sa typologie des socié-tés en affirmant que la société démocratique ainsi définie « doit avoirun type d’éducation qui amène les individus à s’intéresser personnel-lement aux relations sociales et à la conduite de la société et leur donneles dispositions qui garantissent l’évolution sociale sans avoir recoursau désordre » (ibid., p. 126). L’école est toujours à la fois une école dufonctionnement social, de l’implication des membres de la sociétédans leur devenir commun et dans la direction consciente à donner auxprogrès de l’expérience humaine dans sa dimension collective.

La publicisation des questions éducatives sur lesquelles cherche icià insister Dewey offre un parallèle particulièrement prononcé avec lesprincipaux traits qu’il développera par la suite dans ses écrits consa-crés à la philosophie politique. La question du « public », figure cen-trale dans Le public et ses problèmes, paru en 1927, trouve son fonde-ment dans l’idée de « communauté » présente dans l’analogie tracé icipar Dewey. La communauté miniature qu’il souhaite voir advenir à tra-vers l’école repose sur l’idée qu’il faut restaurer une logique qui per-mette de penser les raisonnements de « l’homme du commun » (com-mon man). Cette logique, dont il tente d’apporter la démonstration setrouve elle-même incarnée dans la figure analogique utilisée pourincarner le jugement qu’il profère à l’encontre de la société américainede la fin du XIXe siècle. Lorsqu’est levé ce critère de discriminationvis-à-vis de l’origine analogique propre aux différents types d’opéra-tions intellectuelles, alors seulement est-on à même de penser à l’idéede communauté. Or ces attitudes et ces raisonnements fonctionnantselon un même schème commun doivent être développés à partir del’éducation, et de sa forme institutionnalisée, pour ensuite préparer lesfuturs acteurs de la société à œuvrer dans le sens du progrès. La pro-blématique politique du public, de sa constitution et de son rôle dansle processus décisionnel nécessite finalement que soit réaffirmé ce res-sort commun aux différents acteurs de la vie démocratique de lasociété.

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CONCLUSION : L’ACTUALITÉ DE L’ANALOGIE POLITIQUE EN PHILOSOPHIE

DE L’ÉDUCATION

Il n’est pas étonnant de retrouver une telle postérité concernant l’as-similation de l’école à une « communauté miniature », une « sociétéembryonnaire ». Cette formule trouve en effet ses origines dans lareconstruction même de la logique, et des rapports de l’être humainavec son environnement, et porte en elle des conséquences visant à unedimension de reconstruction sociale. L’opportunité de tels développe-ments n’est cependant pas fortuite, au sens où Dewey mobilise cesmêmes arguments face à une situation sociale et éducative en pleinemutation. La question se pose alors, pour sortir d’une stricte réflexionconfinant à l’érudition de savoir si la solution proposée par Dewey abel et bien pu recouvrir un « caractère opérationnel » et ainsi résoudrela situation problématique à laquelle il s’adressait 27.

Or c’est précisément sur la question scolaire que l’on peut décelerune actualité de l’hypothèse de Dewey. Il constatait notamment dansles dernières années de sa vie que cette reconstruction avait achoppéesur les velléités et l’action immodérée mises en place par les courantsde réforme pédagogique. Ce, sans qu’il n’y ait toujours eu la présenced’une véritable enquête concernant les problèmes auxquels s’adressentles solutions éducatives proposées par les partisans de l’« éducationprogressive » et sur la qualification précise de l’expérience chaque foismise en jeu. Les phrases par lesquelles il termine Expérience et édu-cation, l’un de ses derniers essais consacré à l’éducation, évoquentavec quelque mélancolie la perspective qu’il entamait déjà en 1899lorsqu’il rappelle que :

« J’ai parlé souvent d’éducation progressive ou nouvelle. Je neveux pas terminer cependant sans rappeler cette miennecroyance, ferme entres toutes, que le point essentiel n’est pas :éducation nouvelle contre éducation ancienne, éducation pro-gressive contre éducation traditionnelle, mais bien l’encourage-ment donné à tout ce qui, sous quelque forme que ce soit, estdigne du nom d’éducation. J’espère ne pas être partisan de cesfins ou de ces méthodes simplement parce que l’épithète pro-gressives peut leur être accolée. La question fondamentale

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27 Cinq pour cent des écoles américaines avaient complètement adopté le modèleéducatif deweyen en 1929, selon l’estimation fournie par O’HARA, James, The Limita-tions of the Educational Theory of John Dewey, Washington, Catholic University ofAmerica, 1929. p. 47.

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concerne l’éducation tout court. (...) C’est pour cette raison,uniquement, que j’ai voulu insister sur le besoin actuel d’unevalable philosophie de l’expérience. » 28

Au-delà même de la situation proprement américaine à laquelles’adresse Dewey dans ces écrits, et au vu du devenir accordé à la pro-position d’une réforme éducative profondément ancrée dans laconscience des changements sociaux à l’œuvre, le constat similaired’une reconstruction encore à venir serait peut-être encore à soumettreau jugement. L’idée même d’une éducation nouvelle ou progressivesemble se voir discréditée, dès lors que l’on peut affirmer, à l’instard’Henri Pena-Ruiz dans un entretien récent que « l’influence de lapédagogie anglo-saxonne, de John Dewey par exemple, relayée par lesprocès des sociologues contre l’École que nous évoquions [L’Écolerépublicaine], ont, lorsque la Gauche a été au pouvoir, fait beaucoup demal » 29, alors même que la proposition de Dewey d’une nouvelle épis-témologie scientifique, éducative et politique appelle encore à se voirdéveloppée.

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28 DEWEY John, Expérience et éducation, Paris, Bourrelier, 1947. (trad M.-A. Car-roi) p. 95.

29 OBADIA C. « Entretien avec Henri Peña-Ruiz», in L’éducation, revue Le Philoso-phoire n°33, printemps 2010. p. 27.

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