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46 p MONTAGNES MAGAZINE Grand témoin LE GLACIER D’ALETSCH Plus grand glacier d’Europe occidentale, le glacier d’Aletsch éclipse tous ses confrères des Alpes par son volume, sa surface et sa longueur. Imposant par sa taille et remarquable par son environnement, ce glacier est aussi un formidable témoin du climat. Il est devenu une référence en glaciologie. En étudiant ses fluctuations dans les derniers millénaires, on peut comprendre les variations du climat qu’ont déjà vécu les habitants des Alpes. T EXTE ET PHOTOS :S YLVAIN C OUTTERAND. Le glacier d’Aletsch vu depuis le sommet de l’Eggishorn en 2006, et en 1880 (en médaillon). spécial climat © E. MÉTRAILLER-ANZÉWUI

Aletsch

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46 p MONTAGNES MAGAZINE

Grand témoinLE GLACIER D’ALETSCHPlus grand glacier d’Europe occidentale, le glacier d’Aletsch éclipse tous ses confrères des Alpes par son volume,sa surface et sa longueur. Imposant par sa taille et remarquable par son environnement, ce glacier est aussiun formidable témoin du climat. Il est devenu une référence en glaciologie. En étudiant ses fluctuationsdans les derniersmillénaires, on peut comprendre les variations du climat qu’ont déjà vécu les habitants desAlpes.

TE X T E E T P H OTO S : SY LVA I N CO U T T E R A N D.

Leglacierd’Aletschvudepuis le sommetdel’Eggishornen2006, et en

1880 (enmédaillon).spécialclimat

©E.MÉTR

AILLE

R-ANZÉ

WUI

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médianes du Kranzberg et du Trubergnaissent de la confluence de trois rivières deglace et sont constituées de matériauxarrachés puis entraînés latéralement parl’écoulement de la glace : elles démontrentbien que les flux ne semélangent pas,maiss’écoulent parallèlement jusqu’à l’extrémitédu glacier, donnant à la langue glaciairel’aspect d’une gigantesque autoroute.

Le cours le plus important du glacierest alimenté par le Grosser Aletschfirm enrive droite. Il y a un demi-siècle, leMittelaletschgletscher (glacier médian)confluait encore avec le glacier principal ;plus en aval, il recevait même, commeaffluent, au cours des maxima du XVIIe etXIXe siècle l’Oberaletschgletscher (glaciersupérieur) dont la langue terminale s’insi-nuait dans la gorge du Talli.

ReliquePar ses dimensions et l’ambiance

générale qu’il dégage, ce glacier s’apparenteà une véritable relique de la dernière époqueglaciaire. Cette période n’est pas si lointaine

et, partout dans le paysage, les anciennestraces d’érosion glaciaire nous la rappellent.

Aumaximumde la glaciation duWürm,il y a seulement 28 000 ans, ce glacierfaisait partie de la zone d’alimentation del’immense nappe de glace qui s’écoulait surle plateau suisse à l’emplacement des lacsLéman et deNeuchâtel. La glace et la neigeremplissaient totalement la vallée d’Aletschjusqu’à des altitudes considérables : plus de3 000 mètres d’altitude à Concordia, puis2 800 mètres au niveau du vallon deMärjelen. À la confluence des glaciersd’Aletsch et du Rhône, la surface des deuxgigantesques appareils atteignait plus de2 500mètres à la verticale de Brigue. Unepartie des glaces s’épanchait alors par lecol du Simplon vers les grands glaciersitaliens qui ont laissé place au lacMajeur ouau lac de Côme. Quelquesmillénaires plustard, le climat graduellement plus clémentfait reculer les glaciers; durant la déglacia-tion entre – 20000 et – 13000 ans, notreglacier conflue encore avec le glacier duRhône par la dépression du lac deMärjelen.

La fin du Würm est ponctuée il y a11000ans d’un dernier coupde froid d’unedurée d’unmillénaire. Les langues glaciairesredescendent dans toutes les vallées, legrand glacier d’Aletsch atteint alors la plainede Brigue par une vaste chute de glace; salangue terminale en deux parties nous alaissé de nombreux témoins morainiques.Les plus beaux recouverts demélèzes et depins cembros font l’objet de randonnéestrès didactiques : en rive gauche jusqu’à laRiederfurka et en rive droite, entre le villaged’Egga et Belalp.

Ensuite, le glacier d’Aletsch n’a cesséde réduire jusqu’à atteindre un volumeplus faible qu’aujourd’hui. Il y a 2 500 ans,desmélèzes poussaient sur son flanc droit.Trois cents ans plus tard environ, il arenversé ces arbres lors d’une crue. On aretrouvé sur l’alpage de Ze Bâchu, à proxi-mité du bord actuel du glacier, des restesde mélèzes dont les plus âgés comptaient280 années. Victimes de celui-ci, il y a2 200 ans environ, ils avaient commencéà pousser trois siècles plus tôt.

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L’énorme masse du glacier d’Aletsch,sans égale dans lesAlpes, perce commeun fer de lance le rempart de granit du

massif de l’Aar et pénètre jusqu’au cœur dela haute vallée duRhône. Ce glacier a égale-ment permis de percer certainsmystères dela viedesAlpes.En l’étudiantdepuisplusd’unsiècle, les glaciologues suisses sont parvenusà reconstituer ses fluctuations depuis l’âgedu bronze (soit plus de 4000 ans). Durant

son histoire bienmouvementée, le glacier aconnu huit à dix crues importantes, donttrois l’ont amené à sa phase d’ampleurmaximale. L’histoire deshommesest intime-ment mêlée aux caprices du glacier ; sescrues et décrues rythmant l’économiepasto-rale locale et inspirant bien souvent des senti-ments de crainte.

D’une longueur de 24kilomètres, leglacier d’Aletsch, avec une superficie de86,6kilomètres carrés, est le plus grandglacier des Alpes. Son bassin d’alimenta-tion est bordé par des sommetsmythiquesdépassant 4000mètres, tels que laJungfrau, le Mönch, les Fiescherhorner etl’Aletschorn. Depuis 2001, la quasi-totalitédumassif de l’Aar, par ses caractéristiquesgéologiques, et bien sûr ses immensesglaciers, dont la palme revient au glacierd’Aletsch, est classée par l’UNESCOcomme patrimoine naturel de l’humanité.

Illustration parfaite du glacier de vallée,Aletsch est une monumentale œuvre d’artglaciaire; c’est le glacier desAlpes au super-latif. Son cours principal est alimenté par le

Gosser Aletschfirm, le Jungfraufirm,l’Ewigschneefeld et le Grüneggfirm. Cesglaciersse réunissentà laplaceConcordiapuiss’écoulent parallèlement, en un vaste fleuvede glace dessinant un arc immense sur unedistancede15kilomètres.Alimentépar troisprincipauxbassins d’accumulations (firm enallemand), le glacier atteint une vitesse de150 mètres par an en amont du confluent.Au niveau du rétrécissement de la valléeglaciaire, la sortie deConcordia, cette vitesseatteint 205mètres par an. Face au vallondeMärjeelen, elle passe à 150 mètres par an.En dessous de la forêt d’Aletsch, la surfacede la glace a bien ralenti, elle glisse encorevers l’aval à une vitesse de 50 mètres paran. Après un aussi long parcours, la glacedépasse les600ans à l’extrémité du glacier.

Au confluent de Concordia, les glacio-logues ontmesuré la plus forte épaisseur deglace des Alpes : entre 880 et 900mètresavant de rencontrer la roche! Les cordonsmorainiques qui parcourent la surface duglacier frappent le premier coupd’œil par leurimpressionnante régularité. Ces moraines

2005.

Ladiminutionde l’épaisseurde

glacesur lalangue terminale

duglacierd’Aletschest

bienvisibleentre1925et 2005.

1925.

Évolutiondu lacdeMärjelenentre 1835et 2005.

1835. 1920.

1976. 2005.

©A.ZRYD

©COLL.S.COUTTERAND

©HEINSZU

MBÜHL

©BÜHLM

ANN/COLL.COUTTERAND

abattu à proximité du glacier se trouveraitdans un chalet de l’alpage de Riederalp.

Dès la fin du XVIe siècle, le glacierd’Aletsch a vécu plusieurs grandes avancéesdont la dernière, la plus forte, s’est terminéeen 1856. Suite à la décrue du glacieramorcée depuis, la langue glaciaire a perdu3 kilomètres. Pendant cette période d’opu-lence glaciaire, notre glacier faisait régnerla terreur chez les habitants. Entre le XVIIeet le XIXe siècle, ses crues menaçaientl’alpage d’Ussere Aletschji en rive droite. Surl’initiative des habitants de Natter, uneprocession conduite par les jésuites eut lieuau début du XIXe siècle. Une croix toujours

en place, au lieu-dit Baselflie, porte lemillé-sime de 1818. À proximité, un chalet decet alpage fut détruit par la dernière grandeavancée du glacier en 1856.

PeuretangoisseCe glacier recèle un des plus beaux lacs

glaciaires des Alpes : le lac de Märjelen.Situé en rive gauche dans un vallon secon-daire entre le Strahlhorn et l’Eggishorn, sonextension est aujourd’hui des plus réduites;on a peine à imaginer les dangers directe-ment liés au volume qu’il représentait jadis.En 1878, le glacier, encore proche de sonmaximumdu petit âge glaciaire, présentait

une épaisseur supérieure d’une centaine demètres. Le lac atteignait 80 mètres deprofondeur sur une longueur de1 700 mètres. Son volume, estimé à11millions demètres cubes, inspirait alorsla peur et l’angoisse aux populations locales.Il suffisait d’un violent orage pour que seseaux débordent du côté du Fieschertal. Leshabitants organisaient régulièrement desprocessions pour exorciser ces terriblesmenaces. Les débâcles du lac côté glacierétaient tout autant redoutées. Quand lamuraille de glace ne pouvait plus résister àla pression de l’eau, le lac se vidangeait parles torrents sous glaciaires, faisant déborder

Après cette crue, la glace a de nouveaufondu, commeen témoignent les bois fossilesdécouverts sur place. Pendant une longuepériode, qui se situe entre le premier et leVe siècle, le glacier était de nouveau plusréduit que maintenant. La fin de l’empireromainmarque l’achèvement d’une longuepériode de conditions climatiques « favora-bles » qui coïncide remarquablement avecl’époque où les Romains ont étendu leurempire loin vers le nord, au-delà des Alpes.

Plusieurs explorations des construc-tions morainiques latérales du glacierd’Aletsch ont permis de découvrir denombreux restes de bois fossiles, notam-

ment des troncs et même des souches enplace. Combinés avec les données histo-riques et les découvertes archéologiques,ces résultats de datations reconstituent lesfluctuations du glacier depuis 3 500 ans.

Ces vieuxmorceaux de bois qui réappa-raissent lors de la fusion de la glace ont, detout temps, excité l’imaginationdeshabitantsdes vallées de la région d’Aletsch, et conduità toutes sortes de spéculations sur le climatdes temps passés. Ainsi, grâce à des condi-tions climatiques plus clémentes que cellesd’aujourd’hui, un pommier aurait poussésur l’alpage d’Aletschji, et l’on raconte qu’unetable confectionnée avec le bois d’un noyer

En2006.

ConfluencedesglaciersdeMittelaletschetd’Aletsch,1860.

27 juin1835, vuede laRiederfurka, lesglaciersd’Aletschetd’Oberaletsc.

Pagedegauche :il yaencoreunecinquantained’années, leglacierdeMittelaletschconfluait encoreavec lagrandglacierd’Aletsch.

Ci-contre :lacà lasurfaceduglacier, été2005.

Vers 1900.

©COLL.JHV-SC

Vers1860.

©A.BRAU

NCOLL.S.COUTTERAND

©COLL.S.COUTTERAND

©LITH

OGRAPHIEBÜHLM

ANN/COLL.S.COUTTERAND

©PASCALTOURNAIRE

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jusque dans la vallée du Rhône le torrentémissaire du glacier. L’énorme pression delamasse d’eau qui s’insinuait dans le réseauhydrographique sous glaciaire faisait jaillirdepuis le fond des crevasses des jets d’eauatteignant parfois près de 100 mètres dehauteur. Dix-neuf débâcles se produisirententre 1813 et 1900.

Au cours des siècles passés, et surtoutdepuis le début du petit âge glaciaire, leglacier d’Aletsch était devenu un objet decraintes et de haine pour les Valaisans. Leshabitants de Natter attribuaient la respon-sabilité de ces désastres au « Rollibock ».

Le prince Roland Bonaparte, qui visita larégion en 1889, en fait la présentation :« C’est probablement ce phénomènenaturel, précise le scientifique, qui a donnénaissance à la légende duRollibock. C’étaitunmonstre terrible et puissant qui sortaitsoudainement de l’Aletsch pour venirmettre àmort l’audacieux qui avait osé leprovoquer ou semoquer de lui. La fuite laplus rapide ne pouvait lemettre à l’abri deson atteinte et, une fois qu’il tenait l’auda-cieux, il le réduisait en morceaux. Il avaitla forme d’un bouc, sa tête était surmontéede deux immenses cornes, ses yeuxlançaient du feu, ses poils étaientremplacés par des chandelles de glacequi produisaient unbruit terrible en s’entre-choquant pendant ses courses furieuses.Avec ses cornes, il projetait en l’air à unegrande hauteur du sable, des pierres eten même temps des sapins. »

Le spectacle d’une rupture du lac deMärjelen était effectivement propre à impres-sionner les esprits. Le Rollibock, appeléaussi Bozo, ne fait plus parler de lui, il estmaintenant endormi, et pour bienlongtemps, jusqu’à la prochaine grande cruedu glacier qui le sortira de son long sommeil.

Ladécrue jusqu’àquand?Depuis 1856, le glacier n’a fait que

reculer comme tous les glaciers des Alpes,mais il en a vud’autres et la situation semblese répéter. Depuis la fin du XIXe siècle,d’anciens « bisses », nom d’origine valai-sanne des canaux d’irrigation, construits auMoyen Âge sont réapparus à la suite duretrait de la langue glaciaire. L’«Oberridéri »,nom local du bisse, était indispensable pourl’irrigation des villages et alpages. La prised’eau du bisse était alimentée par le glacier;il fut reconstruit à plusieurs reprises, le frontdu glacier changeant régulièrement deposition au rythmedes crues et des décrues.

Le glacier d’Aletsch, par sa taille, a untemps de réaction très lent. Seul un refroi-dissement important et suffisamment longpourrait inverser lemouvementactuel.D’aprèsle glaciologueHanspeterHolsauzer, de l’uni-versité de Zurich, la durée minimale d’unrefroidissement devra dépasser quaranteannées. On peut en constater que la langueterminale n’a jamais enregistré les petitescrues du XXe siècle, comme la plupart desautres glaciers desAlpes et, aujourd’hui, ellecontinue inexorablement son lent retrait.D’après les récentesmesures, cedernier s’estaccélérédepuisunedizained’années, le frontdu glacier régressant de plus de 50 mètrespar an. SelonHanspeterHolsauzer, le glacieratteindra son niveau d’étiage de l’âge dubronze en 2040, soit un recul de près d’unkilomètre par rapport à aujourd’hui.ii

1880.

Vers 1910.

VuedepuisBelalp, le retrait de la langue terminaleduglacier entre 1880 (photos ci-dessus) et 2006.

©EMÉTRAILLER-ANZÉWUI

©COLL.S.COUTTERAND