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Chemin faisant

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Page 1: Chemin faisant
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Sommaire

L’étoile d’Erika

Fleur d’Eau

Luna dans la plantation de café

Le poisson d’or

La venue du petit Jésus

Li Na et l’empereur

Le trésor de Clara

Riche et pauvre

Le songe de la forêt

Le conte de Luna

L’oiseau bleu

La guerre

L’arbre qui parle

Écoute les voix de la terre

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L’ETOILE D’ERIKA

Ruth Vander Zee

Note de l’auteur

En 1995, cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, j’ai rencontré la

femme dont il est question dans cette histoire. Mon mari et moi, assis sur le bord d’un

trottoir de Rothenburg, en Allemagne, regardions une équipe de nettoyeurs ramasser les

débris du toit de l’hôtel de ville. La nuit précédente, une tornade s’était abattue sur ce joli

village médiéval; il y avait des gravats un peu partout. Un vieux commerçant qui se trouvait

là nous a dit que les ravages causés par cette tempête étaient comparables à ceux de la

dernière offensive des Alliés pendant la guerre. Le commerçant est retourné dans sa

boutique et une dame, assisse près de nous, s’est présentée sous le nom d’Erika.

Elle nous a demandé si nous étions venus faire du tourisme dans la région. Quand je

lui ai répondu que nous venions de passer deux semaines à Jérusalem pour y mener des

recherches, elle a avoué, avec un soupir, qu’elle avait toujours voulu y aller mais n’avait pas

les moyens de s’offrir le voyage. Voyant qu’elle portait à son cou une chaîne en or ornée

d’une étoile de David, je lui ai dit que, après notre passage en Israël, nous avions traversé

l’Autriche en voiture et visité le camp de concentration de Mauthausen.

Erika m’a confié qu’un jour elle était allée en visite à Dachau, mais n’avait pu se

résoudre à franchir la porte.

Et puis elle m’a raconté son histoire…

Entre 1933 et 1945, six millions d’hommes et de femmes de mon peuple furent tués.

Beaucoup furent fusillés. Beaucoup moururent de faim. Beaucoup finirent incinérés dans des

fours ou asphyxiés dans des chambres à gaz.

Pas moi.

Je suis née en 1944.

Je ne sais pas quel jour.

Je ne sais pas comment je m’appelais à ma naissance.

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Je ne sais pas dans quelle ville ni dans quel pays je suis née.

Je ne sais pas si j’ai eu des frères ou des sœurs.

Ce que je sais, c’est que, âgée de quelques mois à peine, j’ai échappé à l’Holocauste.

Souvent, j’imagine ce qu’était la vie des membres de ma famille lors des dernières semaines

que nous avons passées ensemble. J’imagine mon père et ma mère, dépouillés de tous leurs biens,

forcés à quitter leur maison, envoyés au ghetto.

Peut-être avons-nous ensuite été expulsés du ghetto. Mes parents avaient sûrement hâte

de quitter le quartier clos de fil de fer barbelé où ils avaient été relégués, d’échapper au typhus,

au surpeuplement, à la crasse et à la faim. Mais avaient-ils la moindre idée de leur destination ?

Leur a-t-on dit qu’ils allaient être emmenés vers un lieu plus accueillant, où ils trouveraient de

quoi manger, où ils auraient du travail ? La rumeur qui évoquait à mots couverts les camps de la

mort était-elle arrivée jusqu’à eux ?

Je me demande ce qu’ils ont éprouvé quand on les a conduits à la gare avec des centaines

d’autres Juifs. Entassés dans un fourgon à bestiaux. Debout les uns contre les autres. Ont-ils été

pris de panique lorsqu’ils ont entendu que l’on barricadait les portes ?

De village en village, le train a dû traverser des paysages champêtres étrangement

épargnés par la terreur. Combien de jours sommes-nous restés dans ce train ? Combien d’heures

mes parents ont-ils passées serrés l’un contre l’autre ?

J’imagine que ma mère me tenait tout contre elle pour me protéger de la puanteur, des

cris, de la peur qui régnaient dans ce wagon bondé. Elle avait certainement compris qu’on ne

l’emmenait pas en lieu sûr.

Je me demande où elle se trouvait précisément. Était-elle au milieu du wagon ? Mon père

était-il à côté d’elle ? Lui a-t-il dit d’être courageuse ? Ont-ils parlé de ce qu’ils allaient faire ?

Quand ont-ils pris leur décision ? Ma mère a-t-elle dit : «Pardon. Pardon. Pardon» ? S’est-

elle frayé un chemin parmi cette masse humaine jusqu’à la paroi en bois du fourgon ? Tout en

m’enveloppant bien serrée dans une couverture chaude, a-t-elle murmuré mon nom ? A-t-elle

couvert mon visage de baisers, m’a-t-elle dit qu’elle m’aimait ? A-t-elle pleuré ? A-t-elle prié ?

Lorsque le train a ralenti, le temps de traverser un village, ma mère a dû regarder par la

lucarne du fourgon à bestiaux. Aidée par mon père, elle a dû écarter à grand-peine le treillis de

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barbelé qui condamnait l’ouverture. Elle a dû me soulever à bout de bras vers la faible lueur du

jour. La seule chose que je sache avec certitude, c’est ce qui est arrivé ensuite.

Ma mère m’a jetée par la fenêtre du train.

Elle m’a jetée hors du train sur un petit carré d’herbe, au ras d’un passage à niveau. Des

gens attendaient que le train passe; ils m’ont vue tomber du fourgon à bestiaux. Sur le chemin qui

la menait à la mort, ma mère m’a jetée à la vie.

Quelqu’un m’a ramassée et conduite chez une femme qui s’est occupée de moi. Elle a risqué

sa vie pour moi. Elle a évalué mon âge et m’a attribué une date de naissance. Elle a décidé que je

m’appellerais Erika. Elle m’a donné un foyer. Elle m’a nourrie, vêtue, envoyée à l’école. Elle a tout

fait pour moi.

À vingt et un ans, j’ai épousé un homme merveilleux. Il m’a soulagée de la tristesse qui me

saisissait souvent, il a perçu mon désir d’appartenir à une famille. Ensemble, nous avons eu trois

enfants, qui ont aujourd’hui leurs propres enfants. Dans leur visage, je reconnais le mien.

On disait jadis que mon peuple serait un jour aussi nombreux que les étoiles au firmament.

Six millions d’étoiles sont tombées entre 1933 et 1945. Chacune correspond à un membre de mon

peuple dont la vie a été déchirée, l’arbre généalogique déraciné.

Aujourd’hui, mon arbre a repris racine.

Mon étoile brille encore.

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Ce beau récit nous parle d’Erika :

qui est-elle ?

comment la narratrice a-t-elle pu faire sa connaissance ?

veux-tu résumer la vraie histoire d’Erika, tout en soulignant les passages qui t’ont le plus ému ?

En fait, ce livre, plus que la vie d’Erika, évoque un moment particulièrement difficile de l’histoire de l’Humanité :

lequel ?

veux-tu en faire une petite synthèse ?

malheureusement, ce moment-là risque encore de se répéter de nos jours… Qu’en penses-tu ?

Et maintenant, réfléchis au titre du récit – L’Étoile d’Erika – et fais, avec un ou deux copains, un petit exposé sur le symbolisme de l’étoile. Sers-toi du Dictionnaire des symboles dirigé par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (Paris, Ed. Robert Laffont, 1982).

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Fleur d’Eau Marcelino Truong

Il y avait autrefois, en pays d’Annam, un joli port où jonques et sampans venaient s’abriter

après de longues traversées en mer de Chine.

Dans l’une des ruelles du port se tenait la modeste échoppe d’une famille d’artisans qui

confectionnaient depuis toujours des lampions multicolores.

Là, sous un même toit, habitaient un jeune homme nommé Océan, son épouse Reflet de Lune

et la mère de celle-ci, Mme Prune. Tous trois vivaient en bonne harmonie, mais il y avait tout de

même un nuage dans leur ciel.

Mariés depuis longtemps, Océan et Reflet de Lune rêvaient d’un enfant à câliner. Et Mme

Prune aurait tant voulu connaître les joies d’une grand-mère… Mais Reflet de Lune et Océan

restaient sans enfant…

Aussi Océan, Reflet de Lune et Mme Prune reportaient-ils toute leur affection sur un

oiseau couleur de jais. Un mainate presque magique ! Il s’appelait Glou-Glou, parce qu’il imitait à

merveille les gargouillements que faisait Océan en se lavant les dents le matin : «Glou-glou,

glou-glou !”

Quand ça lui chantait, Glou-Glou parlait ! Oui, il répétait les mots ou les bruits qu’il

entendait autour de lui. Glou-Glou connaissait beaucoup de vilains mots comme «Grosse patate !»,

«Soupe de nouilles !», «Gros patapouf !» ou «Caca-boudin !».

Un matin, Reflet de Lune passa l’épaule sous la palanche chargée de lampions. Elle allait les

vendre au marché du village voisin.

Comme d’habitude, Glou-Glou était de la balade. Et comme d’habitude, Glou-Glou d’humeur

bavarde répétait comme un perroquet : «Long den ! Jolis lampions !» Mais parfois, au moment où

Reflet de Lune croisait des passants, on entendait la voix métallique de Glou-Glou, qui s’égosillait

: «Grosse patate ! Soupe de nouilles !» et tout le monde éclatait de rire.

Chemin faisant, Reflet de Lune ne pouvait s’empêcher de regarder avec tristesse les

jeunes mamans serrant contre elles un enfant…

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À la sortie du port, Reflet de Lune s’arrêta devant un petit autel en plein champ, dédié à

Quan Âm, la Dame Céleste. Tenant des baguettes d’encens entre ses mains jointes, elle s’inclina

devant l’autel en chuchotant cette prière : «Je t’en supplie, Dame Céleste, accorde-nous le

bonheur d’accueillir un enfant dans notre foyer !» La fumée de l’encens monta vers le ciel en

volutes parfumées…

Au marché, il y avait foule. Les lampions de Reflet de Lune se vendaient bien. Glou-Glou

faisait son numéro et la bourse de sa maîtresse se remplissait vite.

Mais, à quelques pas de là, accroupis sur les minuscules tabourets d’une petite marchande

de thé vert, deux vauriens, pirates sans bateau, mijotaient un mauvais coup… «Tu as vu tout ce

qu’elle amasse comme sapèques, la marchande de lampions ? ― Ouais, et ce merle savant, on

pourrait en tirer un bon prix ! ― Allez, viens, on va lui préparer une petite surprise à ta jolie

marchande…»

Quand Reflet de Lune et Glou-Glou prirent le chemin du retour, la lune étendait déjà son

éventail de paillettes sur la mer. «Dépêchons-nous de rentrer ! dit Reflet de Lune.

― Dépêchons-nous, grosse patate» répondit Glou-Glou.

Soudain, au milieu d’un sentier désert, deux ombres bondirent sur Reflet de Lune, qui fut

jetée à terre. Un homme lui arracha sa bourse, pendant que l’autre fourrait Glou-Glou dans un

vilain sac en toile de jute. On entendit une voix métallique croassant du fond du sac :

«Caca-boudin ! Caca-boudin !”

Les deux voleurs détalaient dans la nuit lorsque Reflet de Lune se releva. Elle tenait la cage

vide de Glou-Glou. «Messieurs, les voleurs, attendez ! Prenez sa cage au moins ! Il va être

malheureux dans votre sac !» Mais les bandits ne s’arrêtèrent pas et au loin on entendit une

dernière fois : «Grosse patate !» puis plus rien…

La vie reprit son cours dans la petite échoppe. Océan et Mme Prune s’estimaient heureux

que Reflet de Lune n’ait pas été blessée par les voleurs, mais l’atelier était trop calme sans le

bavardage incessant de Glou-Glou…

Et, quelques semaines plus tard, Reflet de Lune et Océan firent leur ballot et

embarquèrent sur un sampan qui voguait vers Hué, la vieille cité impériale. Là-bas, au bord de la

rivière des Parfums, se dressait la célèbre pagode de la Dame Céleste. La Dame Céleste de Hué

avait, disait-on, accompli bien des miracles. Peut-être exaucerait-elle leur désir d’enfant ?

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Pendant ce temps, dans une vieille maison délabrée, perdue au milieu des rizières, nos deux

forbans enrageaient :

«Gros patapouf ! Gros patapouf !

― Mettons-le à la casserole, ce sac à plumes !

― Glou-Glou ! Glou-Glou !

― Tais-toi donc ! La paix !

― Mais tais-toi toi-même !

― Mais c’est à ce vieux perroquet trempé dans l’encre que je parle, tête de mule !

― Tête de mule ! Tête de mule !

― Oh tu vas voir ! On va te transformer en soupe de nouilles !

― Soupe de nouilles !»

Après un voyage de plusieurs jours, Reflet de Lune et Océan gravirent enfin les marches

de la pagode Thiên Mu. Dans une brume d’encens, ils se prosternèrent devant la Dame du Ciel, et

murmurèrent cette supplique : «Ó Déesse pleine de bonté, accorde-nous le bonheur d’accueillir un

enfant dans notre humble demeure !» Le sourire doux de Quan Âm semblait leur être adressé…

Reflet de Lune et Océan quittèrent la pagode, le cœur rempli d’espoir par le sourire de la

Dame du Ciel. Sur le chemin du retour, ils entendirent une voix familière : «Grosse patate ! Tête

de mule ! Gros patapouf !»

Ces exclamations provenaient de la boutique d’un marchand d’oiseaux. Un vieux bonhomme

barbichu gesticulait sous une cage où se dandinait un mainate. «Tais-toi donc ou je te cloue le

bec, gros bavard !»

Reflet de Lune et Océan s’étaient rapprochés et Glou-Glou, les ayant reconnus, sautillait de

joie sur son perchoir !

«Glou-Glou ! Glou-Glou !

― Assez ! Ah, il me casse les oreilles, celui-là !» gémissait le vieil homme en s’arrachant les

poils de la barbichette.

Puis, s’adressant à Reflet de Lune et à Océan qui semblaient s’intéresser à l’oiseau, le

marchand s’écria :

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«Tenez, il a l’air de bien vous aimer ! Prenez-le, je vous en fais cadeau ! Si, si, vous me

rendriez service !»

Le marchand décrocha la cage et la tendit à Océan. Il avait acheté le mainate pour le prix

d’un bol de riz à deux individus assez louches qui semblaient très pressés de s’en séparer…

À présent, il comprenait mieux la hâte de ces inconnus à se défaire de ce beau parleur !

Reflet de Lune et Océan remercièrent chaleureusement le vieil homme. Glou-Glou, libéré de

sa cage, leur fit fête !

«Glou-Glou ! Glou-Glou !»

Quelques mois après le pèlerinage à la pagode de la Dame Céleste, le ventre de Reflet de

Lune s’arrondit pour prendre la forme d’un lampion. Sa vieille mère Prune et son mari Océan

l’entourèrent d’attentions. Même Glou-Glou cessait de jacasser lorsqu’il sentait que Reflet de

Lune avait besoin de se reposer !

Lorsque tomba la première pluie de la mousson, une petite fille vint au monde dans l’atelier

aux lampions.

Ce fut à Mme Prune que revint l’honneur de choisir un nom pour la petite fille. «Ce bébé

nous est venu du ciel comme une fleur naissant avec la mousson. Appelons-la Fleur d’eau et

rendons grâces à la Dame Céleste pour son infinie bonté !

― Fleur d’eau ! Thuy Hoa !» reprit aussitôt Glou-Glou.

Et à compter de ce jour, Fleur d’eau, grand-mère Prune, Reflet de Lune, Océan et

Glou-Glou vécurent heureux au milieu des lampions et des lanternes.

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Cette belle histoire évoque une autre culture et un autre pays :

lesquels ? Comment le sais-tu ?

veux-tu en faire un petit résumé ? N’oublie pas les moments les plus significatifs.

Dans ce beau récit il y a des personnages aux noms vraiment symboliques, même un petit oiseau :

comment s’appellent-ils ? Veux-tu trouver une explication pour le symbolisme des noms ?

et si tu pouvais choisir un petit nom symbolique pour toi ? Avoue…ton choix !

Glou-Glou est un des héros de cette histoire :

pour quelles raisons ?

réfléchis un peu au symbolisme de l’oiseau. Pense à d’autres récits où les oiseaux jouent un rôle bien important… N’oublie pas de consulter le Dictionnaire des symboles, dirigé par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (Paris, Ed. Robert Laffont, 1982).

Fais la même chose pour les objets que la famille vend au marché – lampions et lanternes. Ont-ils quelque chose à voir avec cette belle naissance à la fin du conte ? Qu’en penses-tu ?

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La couleur des yeux Yves Pinguilly

En ce temps-là qui n’était pas comme aujourd’hui, les lions avaient déjà quatre pattes, mais

pas plus que les éléphants ils ne pouvaient prendre deux chemins à la fois !

En ce temps-là

dans ce village-là

il y avait Fati et aussi Issa.

Elle, Fati, elle dormait sa nuit allongée sur une natte, couchée toujours sur le ventre.

Lui pendant ce temps, dans la case de sa mire, il rêvait étendu sur le dos.

Un matin, Issa invita Fati à venir pêcher avec lui, dans le grand marigot.

— Fati, tu viens pêcher ou tu viens pas ?

— Je viens, mais si le poisson ne mord pas ?

— On attendra.

Ils partirent, lui devant comme toujours.

Fati, qui était aveugle, le suivait du même pas.

Sa mère, comme toutes les mères du village, savait cuisiner une bonne sauce graine et

aussi le foutou d’igname. Son père connaissait les remèdes contre les serpents malfaisants, et

contre les nains méchants de la brousse qui ne sont que de malfaisants !

Mais, ni son père ni sa mère ne savaient comment transformer des yeux qui ne voient pas

pour qu’ils deviennent des yeux qui voient !

Ils marchaient sur une petite piste rouge.

Issa vit des tisserins virevolter près des feuilles d’un baobab.

Fati les entendit gazouiller. Elle s’était fermé la tête avec un morceau de pagne pour se

protéger un peu. Comme Issa, elle sentait le soleil lui chauffer les épaules aussi bien qu’un feu de

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brousse. Elle ne savait rien de la forme moqueuse des ombres toujours un peu plus grandes, mais

elle devinait la grosse bouche du soleil qui tétait le ciel avec gourmandise.

Ils arrivèrent au marigot.

─ L’eau est bien réveillée, s’écria Issa.

Fati y trempa son doigt et s’exclama :

─ Elle est toute mouillée cette eau-là !

Issa prépara une ligne pour Fati et une pour lui. Ils les jetèrent à l’eau. Un peu de temps

passa. Issa se pencha vers Fati et lui chuchota, au risque de lui mordre l’oreille :

─ Ne bouge pas, je fais quelques pas.

─ Pourquoi ça ?

─ Le soleil nous tape trop. Je vais peut-être nous cueillir un peu de l’ombre du jujubier.

Il s’éloigna, pressé d’aller faire quelque chose que personne n’aurait pu faire pour lui !

Rien n’arrive sans s’annoncer…

Fati, sa ligne entre les doigts, était aussi immobile qu’une vieille termitière, quand elle

sentit une miette de secousse lui remuer la main. Quand la deuxième secousse arriva, ce fut

comme si elle l’attendait, exactement à ce moment-là. Elle tira d’un coup sec et, quand elle

entendit l’eau s’éclabousser elle-même, elle n’eut plus aucun doute, c’était bien un poisson qui

avait mordu et qu’elle pêchait. Doucement, afin de n’effrayer rien ni personne, elle se leva, tenant

toujours sa ligne à la main.

Elle saisit le petit poisson qui dansait bien accroché à l’épingle. Elle dit tout de suite à voix

haute, pour elle-même :

“C’est un sonson, un joli petit sonson certainement.”

─ Un sonson qui préférerait retourner dans l’eau au lieu de cuire au soleil, lui répondit une

voix.

─ Issa, c’est toi ?

─ C’est pas Issa, c’est moi, lui répondit le sonson d’une même voix.

─ Mais qui parle ? interrogea Fati.

Elle n’obtint pas de réponse. Elle crut avoir rêvé.

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Doucement elle décrocha son poisson de l’épingle.

─ Ouf, merci. C’est mieux comme cela, entendit-elle.

─ Mais à qui est cette voix que je ne connais pas ?

─ À moi. Je suis le sonson que tu viens de pêcher, ça se voit, non ?

─ Non. J’ai des yeux mais je ne vois pas.

Le sonson, qui était moins peureux qu’une tortue et plus bavard qu’un griot louangeur,

continua à parler.

─ Tu peux me dire ton nom, toi qui m’as pêché ?

─ Fati.

─ Fati, si tu me remets dans l’eau du marigot, je peux te faire don du plus beau des

cadeaux.

─ C’est quoi le plus beau des cadeaux ?

─ C’est ce que tu veux… exactement ce que tu veux.

─ Ça n’existe pas le plus beau des cadeaux.

─ Ça existe !

Fati se mit à rire et dit au sonson :

─ Petit poisson, tu peux offenser le génie de l’eau avec tes mensonges.

─ Je ne mens pas.

─ Alors, fais-moi voir le monde avec mes deux yeux.

─ Le monde entier ?

─ Le monde entier.

Sans réfléchir plus, le petit poisson dit à Fati :

─ Prends deux de mes écailles, ensuite tu en poseras une sur chacun de tes yeux.

─ Après…

─ Après, rien. C’est tout. Tu verras ce que tu voudras voir.

Fati prit deux écailles et fit ce que le sonson lui avait dit de faire. Alors, vrai, elle se mit à

voir et ses deux yeux touchèrent le monde.

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─ Tu peux presque tout regarder à présent, lui dit le sonson.

─ Pourquoi “presque” ?

─ Tu peux tout voir, sauf tes yeux. Avec ses yeux, personne ne peut voir ses propres yeux.

Fati remit le poisson dans le marigot et là, bien sûr, il continua à vivre comme un poisson

dans l’eau. Issa arriva. Il s’était soulagé quelque part. Fati, qui ne l’avait jamais vu, le regarda

s’approcher.

─ Issa, je te reconnais.

─ Facile, puisque tu me connais.

─ Je te reconnais avec mes yeux, pas seulement avec mes oreilles !

Issa s’était arrêté à deux pas de Fati. Il la regardait d’assez près pour voir ses yeux. Il

s’exclama :

─ Mais, que s’est-il passé ? Tu as lavé tes yeux dans le ciel ?

─ Et pourquoi ça ?

─ Fati, tes yeux sont bleus comme le ciel. Tu es toujours noire et tes yeux sont bleu ciel !

Fati lui raconta tout. Quand ils arrivèrent au village, Fati fut étonnée de ne voir qu’un seul

monde avec ses deux yeux. Le lendemain matin, ils entendirent gronder le village. Issa, qui lui

tenait toujours la main, entendit les voix en même temps qu’elle. Ils virent arriver les trois

coépouses du père de Fati, et d’autres femmes, et quelques hommes. Ils avaient tous la bouche

débordant de méchancetés et ils criaient. Derrière eux, tous ceux du village furent bientôt là.

Ils étaient pires que des animaux fous de la brousse. Ils criaient :

─ Sorcière !

─ Fati, pars d’ici !

─ Tu n’es qu’une bâtarde du ciel !

─ Sorcière bleue ! Pars, va-t’en ailleurs pour toujours, avec tes yeux bleus !

─ Chiure de vautour !

Tous se mirent à jeter des pierres, et Fati ne trouva son salut que dans la fuite. Issa, qui

avait essayé de la défendre, dut fuir lui aussi. Après une longue course, ils arrivèrent là-bas, au

bout du bout, un peu plus loin que l’horizon.

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─ Fati, je t’aime moi.

─ Tu n’as pas peur de mes yeux ?

─ Fati, je t’aime.

Ils s’étaient assis face à face, à l’ombre d’un jujubier. Fati demanda :

─ Est-ce qu’en fermant les yeux on efface la méchanceté ?

─ Non… on n’efface rien. Si tu fermes les yeux, tu n’effaces même pas les colères de la

brousse.

Ils se turent. Issa prit dans ses mains les deux mains de Fati, qui à présent avait deux yeux

pour voir et pour pleurer. Il lui murmura.

─ Ils ont peur. Ils sont captifs de leur peur et la peur ça éteint un peu le cœur…

Ce jour-là, en ce temps-là, qui ressemblait beaucoup à aujourd’hui, Fati et Issa avaient le

cœur ébréché comme une vieille calebasse. Ils se levèrent et s’éloignèrent encore plus de leur

village, peut-être pour trouver la source des quatre vents du ciel, eux qui soufflent les mêmes

chatouilles sur toutes les couleurs du monde.

Aujourd’hui, plusieurs saisons des pluies ont succédé à plusieurs saisons sèches.

Hier, au village, un gros oiseau noir s’est posé sur le beau flamboyant fleuri, c’était un

calao. Un calao noir aux yeux bleus. Oui, noir aux yeux bleus ! Tous l’ont trouvé beau. Ce calao,

c’était un signe. Peu après qu’il se fut posé sur le grand flamboyant du village, Fati et Issa sont

arrivés.

Elle, Fati, souriait comme lui, Issa. C’est elle qui a dit :

─ Bonjour, nous étions si loin depuis si longtemps… nous revoici, ici tous deux.

─ Bonjour !

─ Bonjour…

Ils furent plusieurs à leur offrir l’eau de bienvenue. Le lendemain, Issa commença à

construire leur case. Comme leurs parents, c’est dans leur village qu’ils eurent leurs enfants.

C’est ainsi.

C’est le griot qui me l’a dit.

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Ce récit commence par une belle formule magique, «En ce temps-là… ». Il y a donc une histoire qui va être racontée :

où se passe-t-elle ?

quels sont les personnages principaux ? Fais leur portrait physique et – surtout – psychologique.

et, tout en justifiant ton choix, présente les moments les plus importants du récit.

Il y a donc de vraies séquences magiques dans cette histoire, comme, par exemple, celle de la pêche :

que se passe-t-il, alors ?

quelles en sont les conséquences pour nos deux amis ?

trouves-tu que ce qui leur est arrivé est juste ? Pourquoi ?

Pourtant, l’intolérance, l’exclusion, l’indifférence et la haine vis-à-vis de ceux qui sont différents (qui ont une couleur de peau différente, qui vivent dans un autre pays, qui ont une religion différente), tout ça est – malheureusement, hélas ! - présent dans notre monde. Crois-tu qu’on peut changer cet état de choses ? À ton avis, comment ?

À la fin du conte, nous assistons à un autre moment magique : bien de temps après l’expulsion de nos héros, un oiseau noir aux yeux bleus arrive au village… et tout le monde le trouve beau ! Ensuite, arrivent Fati et Issa…

comment sont-ils reçus ?

et comment expliques-tu le comportement des habitants du village ?

veux-tu imaginer un court dialogue entre ceux-ci et le couple ? Tu peux demander de l’aide à un de tes copains.

Notre monde, au lieu d’exclure, de tuer, de mettre à l’écart, devrait oser intégrer, mettre en rapport, établir des liens, en somme, devrait oser PARTAGER. Fais un petit poème ayant pour titre ce beau nom.

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Luna dans la plantation de café

Zoé Valdés

Le nid du parrain et de la marraine

C’était une maison en paille dont les cloisons pourries laissaient voir ce qui se passait

dehors. Luna, qui avait huit ans, et Samuel, quatre, dormaient sur la même paillasse, ou plutôt un

nid, dans les draps en coton préparés par Mandingue, leur marraine, une dame moineau si

intelligente qu’elle connaissait toutes les langues du monde et même les équations mathématiques !

Compère Palomo, le moineau le plus travailleur de la campagne cubaine, qui s’était levé de

bon matin pour aller cueillir dans son bec les grains tombés des caféiers, attendait ses filleuls

dans la plantation.

― Debout, les enfants ! Il est tard ! gazouilla Mandingue.

― Onze heures du matin, et mes cousins dorment encore ! s’égosillait Palomito, l’aîné des

petits moineaux de Mandingue. Et moi qui pensais les emmener aux champs pour nous aider à

ramasser les grains séchés !

― On est réveillés, on est réveillés ! s’écria Samuel, tandis que Luna bâillait encore, les

paupières collées par le sommeil.

Pour le petit-déjeuner, ils mangèrent des petites bananes mûres, gorgées de lait mélangé

de farine de maïs. Après quoi ils mâchèrent des feuilles de menthe pour se laver les dents.

Ambre, la petite fille ou coq

Le moineau et les enfants, qui somnolaient encore, rencontrèrent sur leur chemin la petite

fille au coq. Très belle dans sa robe rouge feu au col blanc arrondi, ses cheveux noirs tirés en

arrière et noués par un fin ruban, Ambre serrait contre son cœur Solito, dont la crête se

confondait avec la couleur de sa robe.

― Ça te dirait de voir comment on récolte le café ? lui proposa Palomito.

Et puis après on irait jouer…

― Mon moineau chéri, c’est mon anniversaire : je vais me faire gronder par ma grand-mère

si jamais je salis ma robe. Et puis je travaille déjà bien assez comme ça : je ramasse des pommes

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de terre tous les jours avec maman ! Alors, aujourd’hui c’est ma fête ! Vous voulez venir ? J’ai

invité tout le village…

― Oh oui ! Bien sûr qu’on viendra ! s’écria Luna qui, enfant de la ville, était très curieuse de

voir à quoi pouvait bien ressembler l’anniversaire d’une enfant de la campagne.

Ravie, Ambre s’éloigna d’un pas sautillant, mais elle se retourna en piaillant :

― On va danser, vous n’allez pas rater ça ! En attendant, gare aux Voleurs de Souvenirs !

Calista Caramelle vous dira comment les éviter.

À ces mots, le cousin Palomito, tremblant de frayeur, se mit à claquer du bec.

― Quelle horreur ! Mais les Voleurs de Souvenirs sont terribles avec leurs sourires au

carré et leurs yeux rouges et délirants ! Ils endorment les gens et puis après ils posent les mains

sur leur tête pour aspirer tout ce qu’ils ont vécu et tout ce qu’ils ont appris. Ils n’ont aucune pitié

pour nous, les animaux. Ils ne supportent pas les oiseaux, ils n’aiment pas les bois et ils détestent

les caféiers !

Calista Caramelle, la diseuse de bonne aventure

Calista Caramelle fit son apparition au beau milieu d’une clairière.

À chacune de ses enjambées surgissaient des jardins enchantés où les pommiers donnaient

aussi des poires, et bien d’autres extravagances, tels des dauphins volants.

Le corps de Calista Caramelle avait la forme d’un bonbon et ses cheveux étaient si longs

qu’elle se prenait les pieds dedans ! On racontait qu’il y a bien longtemps, au Moyen Âge, Calista

avait été une princesse obèse d’une grande bonté. Mais un sortilège, arrosé de cinquante tonnes

de milk-shake de mangue au biberon, l’avait rendue immortelle.

En voyant la mine angoissée de Palomito, Luna et Samuel, Calista les rassura :

― Prenez le sentier du sucre. Et surtout ne confondez pas avec le sentier du soufre ! S’ils

ont la même blancheur brillante, c’est justement pour mieux égarer les visiteurs. Palomito, toi qui

peux voler, passe devant pour parer à toute mauvaise rencontre. Car les Voleurs de Souvenirs

sont de retour, et plus affamés que jamais. Ils ont élevé une Muraille de Caca pour barrer la

route de la plantation, mais à l’entrée vous trouverez ma sœur, Pipelette du Chapeau : elle saura

vous faire passer sans souiller vos habits à cette maudite muraille puante !

Luna serra très fort la petite main de Samuel :

Page 20: Chemin faisant

― Il vaudrait mieux rentrer au nid de Marraine…

― Impossible ! répondit Calista. Tous les chemins ont été brouillés par leurs alliés, les

Gommeurs de Sensations. Poursuivez votre route, vous seuls pouvez sauver les paysans des

plantations : depuis qu’ils ont sombré dans l’oubli, ils sont prisonniers d’un labyrinthe de charbon

que les Voleurs ont construit avec des cendres de souvenirs et de sensations.

Palomito fondit en larmes. Son père, Palomo, était là-bas, et ses frères et ses oncles et ses

cousins. Samuel se moucha sur le revers de la main et d’un air décidé tira Luna par sa robe.

― On doit l’aider ! dit-il en avançant d’un pas résolu.

Le ciel s’assombrit et une pluie fine commença à brouiller l’apparence de la diseuse de

bonne aventure. Car telle était la vraie nature de Calista Caramelle : une image qui pouvait se

dissoudre en une flaque colorée et renaître sous sa forme habituelle à la faveur des rayons du

soleil.

― Je suis sûre, déclara-t-elle, tandis que son corps de miel se liquéfiait, que vous êtes les

seuls à pouvoir nous protéger d’un grand malheur, à empêcher que nous devenions tous des

fantômes sans mémoire.

Pipelette du Chapeau et la Muraille de Caca

Telle une ballerine en deuxième position, Pipelette du Chapeau se tenait devant la Muraille

de Caca, les pieds écartés dans ses chaussons de cuir noir noués aux chevilles. Des gants de

dentelle blanche recouvraient ses mains minuscules. Elle alla à la rencontre des enfants et du

moineau :

― Stop ! Un pas de plus et vous serez contaminés !

― Mais c’est ta sœur Calista Caramelle qui nous a dit de venir, bredouilla Palomito.

― Cette gourmande monumentale est complètement folle, ma parole ! Et qui sont ces

enfants ? Pas question que je les laisse passer de l’autre côté ! Surtout la grande : avec sa

mémoire, elle serait une proie idéale pour les Voleurs de Souvenirs !

Les yeux de Pipelette affleuraient à ses tempes, sa petite bouche groseille bougeait à

peine. Ses bras, comme retournés, les coudes vers l’extérieur, gesticulaient en tous sens comme

si elle parlait aussi à la montagne derrière elle.

― Mais toi, qu’est-ce que tu sais des gens de la plantation ? demanda Luna.

Page 21: Chemin faisant

― Certains sont pétrifiés, d’autres errent comme des âmes en peine, leurs têtes vides

comme de grands trous noirs. Ils ne retrouveront les images du passé que si quelqu’un là-bas –

elle désigna du menton la plantation, par-delà la muraille – parvient un jour à changer un sablier

en cafetière, deux objets si vieux que le monde les a oubliés !

― Mais c’est pas possible ! grogna Samuel, en serrant les poings.

― On doit pourtant faire quelque chose. Souviens-toi de ce qu’a dit Calista Caramelle,

rappela Palomito. On est les seuls à pouvoir les sauver !

― Alors on va les libérer ! s’exclama Samuel.

― Tout ce que je peux faire pour vous aider, c’est appeler Arlequin Grenadine. Il trouvera

bien quelque chose pour abattre la muraille.

Arlequin sur la pointe du pied

Arlequin Grenadine ne pouvait parler aux enfants ni au moineau : il était sourd-muet depuis

que les Voleurs de Souvenirs lui avaient raboté les tympans comme une lime à ongles et cloué le

bec en rembobinant sa langue au fond du gosier. Mais il n’éprouvait aucune rancune, aucun désir

de vengeance. Il avait simplement contracté la curieuse manie de danser pour oublier tous ses

soucis…

Arlequin Grenadine ôta son bonnet et fit signe aux enfants et au moineau d’y entrer.

― Mais il est trop petit ! protesta Samuel. Y a que Palomito qui pourra tenir !

― C’est un bonnet magique, griffonna Arlequin sur une ardoise. Si tu es sûr de triompher

des Voleurs de Souvenirs, tu pourras rentrer dedans. Il te suffit d’aimer la liberté et de vouloir

la paix de tout ton cœur.

Samuel et Luna se glissèrent avec le moineau dans le bonnet tout moelleux. Arlequin

Grenadine se dressa sur la pointe du pied gauche et, levant le genou droit, commença à tournoyer

sur lui-même comme une toupie, vite, vite, de plus en plus vite, jusqu’à se propulser dans les airs,

avant d’atterrir dans le jardin de Dolorès Malocrâne, une ancienne actrice de théâtre. Il déposa

ses petits passagers puis, se servant toujours de son pied pour rebondir, retourna auprès de

Pipelette du Chapeau.

Page 22: Chemin faisant

Dolorès Malocrâne en statue grecque

Sur le seuil du jardin, adossée à la grille qui croulait sous les œillets, Dolorès Malocrâne,

drapée à la manière d’une statue grecque, se frottait les tempes avec un petit bout de coton

imbibé d’alcool pour calmer son éternelle migraine.

― Les Voleurs de Souvenirs approchent, dit-elle pour avertir les enfants.

Il faut décamper vite fait si vous ne voulez pas qu’ils réduisent en charpie tout votre passé.

Hélas, je ne peux pas grand-chose pour vous aujourd’hui : j’ai l’impression qu’un dinosaure m’a

marché sur la tête !

Elle leur tendit la grande écharpe de laine terreuse qui l’enveloppait.

― Je vous donne ce châle : si vous trouvez le moyen d’en finir avec les Voleurs de

Souvenirs, il vous servira de tapis volant pour atteindre la montagne escarpée où se trouve la

plantation, et repartir en cas de besoin !

Un souvenir… lumineux !

Un matin, dans leur maison à Paris, Luna était descendue à la cave avec sa mère pour

retrouver un lit de poupée parmi les jouets qui attendaient d’être envoyés à ses cousins cubains.

La maman de Luna était restée songeuse devant une grande malle bleue et s’était accroupie pour

trifouiller les serrures. Elle avait déniché une vieille paire de chaussures et un objet bizarre en

bois et en vieille toile.

― Regarde, ce sont les chaussures que je portais quand j’ai quitté Cuba. Je les remettrai

quand je retrouverai les rues de mon enfance…

― Et ça, c’est quoi ? avait demandé Luna, en désignant l’objet bizarre.

― Une cafetière que fabriquent les paysans, mais on s’en sert aussi à La Havane. Le socle

est en bois, comme un sablier. Et tu vois ce cône en jute qui est cousu dessus ? Eh bien c’est une

passoire ! Tu fais bouillir de l’eau, tu ajoutes le café et quand il devient mousseux, tu le filtres en

le versant dans la passoire. C’est comme ça qu’on fait le café, et son goût est délicieux ! Luna

raconta ce souvenir à Samuel, Palomito et Dolorès. S’ils fabriquaient une cafetière sur le modèle

d’un sablier, leur problème serait enfin résolu. L’actrice les invita dans le salon de sa demeure,

puis s’éclipsa pour réapparaître avec un vieux trésor dans ses mains : un sablier !

Une demi-heure suffit aux enfants pour le changer en cafetière, et Palomito les aida à

Page 23: Chemin faisant

coudre le jute avec son bec. Une cafetière : quelle drôle d’arme pour sauver l’imagination, la

mémoire de leurs amis et de leurs parents !

― Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Samuel.

― Aucune idée. Mais Douce Marmotte, elle, en saura sans doute plus que moi. Suivez bien le

sentier du sucre et vous rencontrerez une jeune fille coiffée avec des anglaises, se prélassant

sur ce drôle de canapé qu’on appelle une méridienne, tout en courbes et en velours rouge.

Les deux enfants et le moineau dirent au revoir à Dolorès et lui promirent de lui rapporter

de bonnes nouvelles quand ils la reverraient à la fête de la petite fille au coq.

― Ooohhhh… je ne suis pas très sûre d’y aller avec mes tempes qui tambourinent en

permanence : elles ne me laissent aucun répit ! Mais j’espère vraiment que grâce à vous les

paysans retrouveront la mémoire. Sinon ils seront perdus pour toujours, les pauvres, et jamais

plus nous ne pourrons savourer ce délicieux café !

Douce Marmotte

Douce Marmotte ne pouvait sortir de la torpeur d’une sieste interminable à laquelle

l’avaient condamnée les misérables Voleurs de Souvenirs.

Elle aurait bien aimé faire autre chose, mais elle avait la maladie du sommeil.

Douce Marmotte, qui avait hérité de ses grands-parents une hacienda, rêvait de s’occuper

de ce beau domaine, d’améliorer la vie des paysans et de partager leurs joies et leurs peines.

Mais les Gommeurs de Sensations et les Voleurs de Souvenirs les avaient dépossédés de leurs

terres : tout leur appartenait désormais, y compris l’hacienda de Douce Marmotte, qu’un poison

dans sa nourriture avait clouée sur son canapé pour le restant de ses jours.

En voyant devant elle, comme en rêve, Luna, Samuel et Palomito munis de la cafetière, la

jeune fille poussa un soupir de soulagement :

― Grâce à elle on pourrait passer par le chas d’une aiguille ! Vous passerez par ici et quand

vous aurez atteint le sommet de la montagne, vous prendrez une poignée de grains pour les

moudre avec ça – et elle leur tendit un moulin. Quand le café sera prêt, vous mouillerez les lèvres

transies des pauvres paysans… J’espère que tout se passera bien et que les monstres ne

pointeront pas leur museau !

Page 24: Chemin faisant

Les Gommeurs de Sensations

Les enfants et le moineau suivirent à la lettre les consignes de Douce Marmotte. Quand ils

parvinrent à la plantation grâce à l’écharpe volante, ils virent des gens immobiles, et d’autres qui

déambulaient, le regard perdu dans les caféiers qui dépérissaient à vue d’œil ! Luna ramassa une

poignée de grains, Samuel se mit à les moudre, et ils allaient verser l’eau bouillante quand soudain

les Gommeurs de Sensations firent irruption. Leur aspect était terrible : corps rectangulaires,

pupilles exorbitées, bouches en équerre, et une peau aussi rugueuse que les gommes d’écolier !

En voyant le moineau et les enfants, un Gommeur appela sur son portable le chef des

Voleurs de Souvenirs.

― On les a trouvés, ces sales petits fouineurs. Alors qu’est-ce qu’on en fait : on leur efface

le cerveau ou on leur laisse une chance ?

Le rire fracassant du Chef Invisible assourdit leurs tympans.

Aussitôt des centaines de Gommeurs de Sensations reçurent l’ordre de se poster derrière

les arbres. Luna, Samuel et Palomito tentèrent de s’échapper, mais ils furent terrassés par une

dizaine d’adversaires.

Ils étaient pris au piège.

Le petit garçon qui lit

À cet endroit-là, Camille effrayé referma brusquement son livre. Son corps tout entier

était en nage. Comment rester les bras croisés alors que son amie Luna s’était fourrée dans une

sale histoire ? Il se sentait fiévreux et appela sa mère. Inquiète pour sa santé, sa mère appela

son père, qui appela le docteur. Le docteur l’ausculta, mais il ne trouva rien au fond de la gorge ni

des oreilles. Camille était simplement très ému par sa lecture.

― Mais qu’est-ce que tu lisais dans ton coin, à une heure pareille ? demanda sa mère.

― Oh maman, oh papa, c’est une histoire terrible ! Luna vient d’être attrapée par les

Gommeurs de Sensations qui la livreront bientôt aux Voleurs de Souvenirs. Il faut que je fasse

quelque chose pour elle et ses amis !

― Mon chéri, calme-toi, ce n’est qu’une histoire. Je te lirai la fin demain…

― Mais eux, ils ne peuvent pas attendre, papa !

Page 25: Chemin faisant

― Oublie tout ça pour l’instant. Luna sera contente que tu te reposes un peu, j’en suis sûre.

― Mais maman, on oublie plein de choses tous les jours. Et moi je ne veux pas oublier ma

meilleure amie ! Si moi aussi j’oublie de l’aider, alors les Gommeurs de Sensations et les Voleurs

de Souvenirs auront gagné !

Les grandes personnes échangèrent des regards compréhensifs. Sa maman donna à Camille

une cuillerée du sirop recommandé par le docteur.

Ses paupières étaient lourdes, lourdes, mais Camille écarquillait les yeux. Papa l’aida à

enfiler un pull par-dessus son pyjama. Il ne faisait pas froid, mais sait-on jamais… Ils sortirent

de la maison pour se rendre au pied de la montagne, d’où ils contemplèrent la lune dans toute sa

splendeur. Camille obligea son père à grimper, et ouvrit la marche.

Les Voleurs de Souvenirs

Ça ne faisait pas mal. Juste une curieuse impression de vide au début, et puis plus rien, la

tête se vidait comme une noix de coco dont on extrait le jus à la paille.

Le repaire lugubre des perfides Voleurs de Souvenirs était entouré d’un labyrinthe en…

matière grise – c’est le cas de le dire puisqu’il s’agissait de celle des victimes ! La magnifique

plantation aux verts feuillages se flétrissait, et les petites graines jaunes et rouges, désormais

brunes et fanées, ressemblaient à des raisins de Corinthe.

Les Gommeurs de Sensations livrèrent les prisonniers aux Voleurs de Souvenirs, qui virent

tout de suite qu’ils n’avaient rien à tirer d’une cervelle de moineau et décidèrent que Palomito

finirait au barbecue.

Encore trop petit pour avoir engrangé un joli paquet de souvenirs, Samuel ne les intéressait

pas non plus. Luna, par contre, était une proie rêvée, et elle détenait l’objet maléfique : le sablier

changé en cafetière. En goûtant son breuvage, les gens décervelés allaient recouvrer la mémoire

et ce serait la fin de tout !

― Cette gamine est dangereuse, il faut s’en débarrasser sur-le-champ ! maugréa Parfait

Allumé, le Chef qui n’était plus Invisible ! Martiria, fais-lui subir le même sort que les autres !

Spécialisée dans le lavage de cerveau, Martiria avait des ongles noirs, très longs et très

effilés, et deux crocs verts aux coins de la bouche.

Page 26: Chemin faisant

Elle commençait à masser avec entrain le crâne de Luna lorsqu’elle aperçut un ange à la

cime d’un arbre. Martiria était habituée à ces visions. Quand elle se sentait coupable, elle voyait

l’ange de l’Annonciation, agenouillé devant une vierge aux traits paisibles, vêtue d’une tunique

bleue sur une robe de gaze jaune. Martiria chassait la vision qui la retardait dans sa sinistre

besogne, quand elle vit soudain, non plus un ange, mais un petit garçon bien réel, qui courait vers

elle en pyjama.

― Luna, Samuel, Palomito, tenez bon, j’arrive ! criait Camille.

Il y eut un beau désordre, car Camille avait avec lui des centaines de petits garçons et de

petites filles qui avaient lu l’histoire de Luna, et décidé d’y entrer pour combattre les Gommeurs

de Sensations et les Voleurs de Souvenirs.

Toi-même, qui es en train de lire cette histoire, tu en faisais sûrement partie.

Victoire !

Tandis que les enfants couraient dans tous les sens et lançaient leurs chansons joyeuses à

la gueule des monstres, Luna récupéra la cafetière pour préparer l’exquis breuvage. Elle versa

dans des tasses minuscules le liquide fumant, qu’elle fit boire aux paysans sans mémoire.

Quelques secondes suffirent pour qu’ils recouvrent leurs souvenirs et leurs sensations, après quoi

ils chassèrent aussitôt les fainéants qui occupaient leurs terres, ces méchants et ces fourbes qui

vampirisaient ceux qui aimaient tant la vie.

Sur la montagne, la plantation brillait à nouveau de tous ses feux, les arbustes rabougris se

redressaient fièrement, et les graines se mirent à étinceler. Dans le ciel, la lune auréolait le

paysage d’un grand halo d’allégresse.

Après la victoire, Luna, Samuel, Palomito et Camille aidèrent Compère Palomo à porter des

hottes de grains de café. À la fin de la journée, ils prirent l’écharpe volante pour rentrer au nid,

où les attendait Marraine. Après quoi tout le monde se retrouva pour fêter l’anniversaire de la

petite fille au coq.

― Merci beaucoup, Camille, chuchota Luna.

― Mais de quoi ? demanda le petit garçon, les yeux tout brillants.

― De lire. Car c’est en lisant que tu as fait comprendre à bien des gens qu’il ne faut jamais

oublier l’être humain. Et c’est parce que tu lis cette histoire qu’elle signifie quelque chose.

Page 27: Chemin faisant

Voici un conte assez insolite qui sûrement te plaira :

comment peux-tu expliquer la fin du récit, lorsque Luna remercie Camille, en lui disant : «Merci beaucoup. (…) De lire. Car c’est en lisant que tu as fait comprendre à bien des gens qu’il ne faut jamais oublier l’être humain. Et c’est parce que tu lis cette histoire qu’elle signifie quelque chose.» ?

es-tu d’accord ? Crois-tu à l’importance de la lecture ? Pour quelles raisons ?

relis aussi le chapitre intitulé «Le petit garçon qui lit» et fais-en un petit résumé.

Cette histoire est ponctuée de petits épisodes vraiment fantastiques...et même comiques :

lequel (ou lesquels) préfères-tu ? Pourquoi ?

il est souvent question, dans le récit, des «Gommeurs de sensations» et des «Voleurs de souvenirs». À ton avis, qui sont-ils ?

peut-on les trouver aussi dans notre monde ? Explique, un peu, ce que tu en penses !

Et si tu veux, écris une petite histoire – aussi fantastique que celle que tu viens de lire – sous le titre : «Moi dans………». Tu peux choisir l’endroit !

Page 28: Chemin faisant

Le poisson d’or

Johanna Marin Coles; Lydia Marin Ross

Il était une fois un pêcheur qui vivait avec sa femme dans une vieille cabane au bord de

l’eau. Tous les jours, il partait sur sa barque, heureux de retrouver les vagues couronnées

d’écume, de sentir le soleil lui caresser le visage et le vent souffler doucement dans ses cheveux.

Parfois, émerveillé par un coucher de soleil, il s’attardait, ébloui par la beauté du monde, oubliant

même de jeter ses filets.

Un matin où la mer était particulièrement calme, il lança ses filets dans l’eau claire,

remerciant le ciel pour une si belle journée. En les remontant, il peina sous l’effort. Il tira de

toutes ses forces, pensant avoir attrapé plusieurs gros poissons. Mais il ne trouva à l’intérieur

des filets qu’un unique poisson aux écailles couleur d’or. Il fut très surpris en l’entendant

s’adresser à lui d’une voix humaine :

― Je t’en prie, petit pêcheur, laisse-moi retourner dans la mer. Rends-moi ma liberté et je

te donnerai ce que tu voudras.

Le pêcheur le prit délicatement entre ses mains et le remit dans l’eau.

De retour chez lui, il raconta son aventure à sa femme. Celle-ci se mit alors dans une

grande colère :

― Tu aurais pu au moins lui demander du pain ! Voilà plusieurs jours que nous en manquons.

Retourne voir le poisson et demande-lui du pain bien frais.

Le pêcheur retourna à l’endroit où il avait relâché le poisson. Une brise légère soufflait sur

la mer et des petites vagues clapotaient doucement contre la coque de la barque.

― Joli poisson d’or,

Joli poisson d’or,

Reviens à moi,

Ma femme m’envoie.

Le poisson sortit la tête de l’eau et demanda :

― Que veut-elle ?

Page 29: Chemin faisant

― Elle pense que j’aurais dû te demander quelque chose lorsque tu étais prisonnier de mon

filet. Elle voudrait que tu nous donnes du pain.

― Retourne chez toi, lui répondit le poisson. Elle a ce qu’elle souhaite.

En arrivant chez lui, il trouva sa femme occupée à empiler des miches de pain et des sacs

de farine dans un coin de la cabane.

― Tu vois, lui dit-elle, j’ai bien fait de t’envoyer.

Mais au bout d’un mois, la femme du pêcheur commença à se plaindre.

― Il aurait fallu lui demander une maison. Regarde cette misérable cabane, elle tient à

peine debout ! Vraiment, ce qu’il nous faut c’est une belle maison. Retourne voir le poisson d’or et

demande-lui de nous en donner une.

Le pêcheur retourna à contrecœur à l’endroit où il avait relâché le poisson. Le soleil avait

disparu derrière les nuages et le vent s’était levé, faisant tanguer sa barque.

― Joli poisson d’or,

Joli poisson d’or,

Reviens à moi,

Ma femme m’envoie.

Le poisson sortit la tête de l’eau et lui demanda :

― Et que veut-elle ?

― Elle voudrait une maison. Notre cabane est trop vieille.

― Retourne chez toi, lui répondit le poisson, elle a ce qu’elle désire.

En arrivant chez lui, il trouva sa femme vêtue d’une robe neuve sur le seuil d’une grande

maison de pierre. Derrière un joli verger, il vit aussi un poulailler et une étable.

― Tu vois, lui dit sa femme, j’ai bien fait de t’envoyer.

Mais au bout de deux semaines, la femme du pêcheur recommença à se plaindre :

― Cette maison est bien trop petite, dit-elle. Ce qu’il nous faut c’est un château. Retourne

voir ton poisson et dis-lui que je veux vivre dans un château.

Elle le tourmenta tant et si bien que le pêcheur retourna à l’endroit où il avait relâché le

poisson. Le vent soufflait maintenant par violentes bourrasques et de grosses vagues secouaient

la barque d’un côté à l’autre.

Page 30: Chemin faisant

À contrecœur, le pêcheur appela le poisson d’or :

― Joli poisson d’or,

Joli poisson d’or,

Reviens à moi,

Ma femme m’envoie.

Le poisson sortit la tête de l’eau et demanda :

― Que veut-elle maintenant ?

― Elle veut un château. Elle trouve la maison trop petite.

― Retourne chez toi, répondit le poisson, elle a ce qu’elle demande.

En arrivant chez lui, le pêcheur trouva sa femme, vêtue d’une magnifique robe, dans la cour

d’un vaste château entouré d’un beau parc. Des dizaines de serviteurs s’empressaient de tous les

côtés.

― Tu vois, lui dit sa femme, j’ai bien fait de t’envoyer.

Mais au bout d’une semaine, la femme le réveilla un matin en le secouant fortement :

― Il faut que nous soyons les souverains de ce pays. Cours et demande au poisson de nous

faire roi et reine.

― Mais je ne veux pas être roi, lui dit le pêcheur.

― Et bien moi, je serai reine. Va lui dire tout de suite que je veux gouverner le pays.

Triste et le cœur lourd, le pêcheur retourna vers le rivage. Des éclairs flamboyants

sillonnaient le ciel sombre et les vagues menaçantes manquèrent plusieurs fois renverser sa

barque.

― Joli poisson d’or,

Joli poisson d’or,

Reviens à moi,

Ma femme m’envoie.

Le poisson sortit la tête de l’eau et demanda :

― Que veut-elle de plus ?

― Il faut qu’elle soit reine. Elle veut être servie par tout le pays.

― Retourne chez toi, dit le poisson. Elle a ce qu’elle exige.

Page 31: Chemin faisant

En arrivant chez lui, le pêcheur vit un palais splendide gardé par une multitude de soldats.

Sa femme siégeait à l’intérieur sur un trône immense. Sur sa tête était posée une lourde

couronne d’or incrustée de diamants, et elle portait une robe somptueuse parsemée de perles

fines.

― Tu vois, j’ai bien fait de t’envoyer, lui dit sa femme en le voyant.

Mais cette nuit-là, dans son grand lit recouvert de fourrures, la femme du pêcheur ne

pouvait pas dormir. Elle se demandait ce qu’elle pouvait bien obtenir de plus du poisson. Et lorsque

l’aube illumina le ciel, elle se mit à crier de colère.

― Comment, c’est lorsque j’ai envie de dormir que le soleil se lève, et cela sans mon

autorisation. Cours immédiatement dire au poisson que j’ordonne que les astres m’obéissent.

Et elle fit jeter le pêcheur dehors par ses gardes.

La mort dans l’âme, le pêcheur retourna vers le rivage.

Une énorme tempête avait éclaté sur la mer. Les vagues déchaînées déferlaient sur la

barque du pêcheur qui n’arrivait plus à la diriger. Plusieurs fois, il appela de toutes ses forces, sa

voix étouffée par la violence du vent :

― Joli poisson d’or,

Joli poisson d’or,

Reviens à moi,

Ma femme m’envoie.

Le poisson sortit enfin la tête de l’eau et demanda :

― Mais que peut-elle bien vouloir encore ?

― Elle veut régner sur l’univers.

― Ta femme ne pourra jamais être satisfaite. Adieu petit pêcheur, nous ne nous reverrons

plus.

En arrivant chez lui le pêcheur vit que le palais avait disparu, et qu’à sa place se trouvait à

nouveau la petite cabane délabrée. Sa femme sanglotait dans sa vieille robe rapiécée.

― Ne pleure pas, lui dit le pêcheur. Tu n’étais pas plus heureuse lorsque tu étais reine. Le

plus grand bonheur est d’être content avec ce que l’on a.

Et il repartit, joyeux sur la mer claire et tranquille, pêcher sa nourriture quotidienne.

Page 32: Chemin faisant

Tu viens de lire un beau conte qui appartient au folklore universel. Alors, réfléchis un peu :

au titre : comment l’expliques-tu ?

aux personnages : comment les caractérises-tu, du point de vue psychologique ? Essaie de transcrire les passages du récit qui t’ont aidé.

au crescendo : la femme du pêcheur veut de plus en plus de choses – du pain, une maison, un château, être reine, d’abord du pays, ensuite de la terre entière ! Comment expliques-tu ses exigences ?

et toi, es-tu comme la femme du pêcheur ? Pourquoi ?

À la fin du récit, on peut donc arriver à une conclusion : laquelle ?

Alors, es-tu d’accord avec le pêcheur lorsqu’il dit à sa femme : “Ne pleure pas. (…)Tu n’étais pas plus heureuse lorsque tu étais reine. Le plus grand bonheur est d’être content avec ce que l’on a» ?

Page 33: Chemin faisant

La venue du petit Jésus Tina Jähnert

Léah en a assez d’être toujours la plus petite. Son grand frère,

Nathan, lui, a déjà le droit de faire un tas de choses dans leur auberge de Bethléem. Mais dès

qu’elle veut se rendre utile, on lui répond : «Laisse donc, Léah, tu es encore trop petite pour ça !»

Du haut de ses quatre ans, Léah observe les voyageurs. Ils sont nombreux, ces derniers

temps, à Bethléem. L’empereur a en effet décidé de recenser toute la population, et les gens

viennent se faire inscrire sur de longues listes. À l’auberge, maman cuisine sans répit tandis que

papa sert les clients. Chaque matin, Nathan se rend sur les marchés pour acheter des légumes,

marchander et discuter avec les gens, mais comme d’habitude, personne ne prête attention à

Léah, la plus petite.

Un beau matin, Léah n’y tient plus. Elle saisit sa couverture préférée, la grande rouge qui la

réchauffe et la console de tout, puis s’en va trouver sa maman. «Dis ! Moi aussi je voudrais vous

aider ! Nathan peut tout faire mais moi, je ne compte pas, je suis toujours trop petite !»

«Mon trésor, tu comptes énormément pour nous tous ! s’étonne sa maman en la prenant sur

ses genoux. Qu’est-ce qu’on ferait sans toi ! Pour cuisiner ou porter de l’eau, tu es vraiment trop

petite, mais si tu tiens à nous aider, je t’appellerai désormais dès que tu pourras faire quelque

chose.»

«D’accord ! dit Léah, ravie. En attendant, je vais jouer.»

Dehors, Léah s’amuse longtemps avec le petit agneau et sa poupée Hannah. Elle joue ensuite

avec son frère. Jusqu’à l’arrivée d’un groupe de visiteurs. C’est alors que Nathan doit rentrer

Pour aider ses parents.

Il y a un monde fou ce soir, dans l’auberge. Les gens entrent et sortent sans arrêt dans un

vacarme incroyable. Le bruit est tel que Léah entend à peine sa maman l’appeler du fond de la

cour : «Léah ! Léah ! Tu peux venir m’aider, s’il te plaît ?» La fillette traverse la cuisine en

courant et apparaît aussitôt sur le pas de la porte. Là, près de sa maman, elle aperçoit un homme

et une jeune femme, assise sur un âne. «Qu’est-ce que je peux faire ?» demande Léah, tout

essoufflée.

Page 34: Chemin faisant

«Veux-tu bien accompagner ces voyageurs jusqu’à l’étable ? dit sa maman. L’auberge est

comble, je n’ai plus un seul lit de libre pour la nuit ! Surtout, fais bien attention à ce que le petit

âne ne glisse pas sur les cailloux.»

Léah descend prudemment la pente. Fière d’être en tête, elle les guide lentement, très

lentement, jusqu’au bas du sentier. Léah n’aurait jamais cru que l’étable puisse plaire à la jeune

femme ! Or, sans se plaindre, celle-ci s’agenouille et remercie Dieu pour le calme et la paille toute

fraîche qu’ils viennent de trouver là. Heureuse, Léah la regarde longtemps caresser Son petit

agneau. Tout à coup, son frère surgit à la porte. «Dépêche-toi, Léah, il est l’heure d’aller au lit !»

«Bonne nuit…» murmura une voix douce. Léah remarque alors combien la jeune femme. Semble

être fatiguée. Une longue journée s’achève pour elle.

De retour á l’auberge, Léah va se coucher. Blottie bien au chaud, elle dit sa prière tout en

serrant sa couverture contre elle, puis ses parents viennent l’embrasser et très vite, Léah

s’envole au pays des rêves. Elle dort profondément quand soudain…

En pleine nuit, alors que tout est calme et silencieux, quelque chose la réveille. Tiens, c’est

étrange, se dit Léah. La lumière brille dans l’étable. Pourquoi ? Les voyageurs auraient-ils besoin

de quelque chose ? Il faudrait peut-être que j’aille voir… Aussitôt, elle s’enveloppe dans sa

couverture encore chaude et s’élance sur le sentier. Doucement, Léah ouvre la porte de l’étable,

et jamais elle n’oubliera ce qu’elle découvre alors. Couchée dans la paille, la jeune femme tient un

nouveau-né dans ses bras, et son visage rayonne de bonheur.

Léah n’hésite pas une seule seconde… Ôtant la couverture de ses épaules, elle la plie

soigneusement, une fois, deux fois, puis la dépose dans la crèche. «Tenez… pour le bébé», dit-

elle. La jeune maman vient coucher son enfant. Sur la jolie couverture rouge. Le cœur de Léah

bat très fort. Elle est si heureuse !

Sur le pas de la porte, des bergers attendent. Ils racontent que des anges leur sont

apparus, annonçant qu’un nouveau roi allait naître cette nuit dans une étable. Une étoile les a

conduits jusque-là. Léah écoute, émerveillée. Tout à coup, ses parents et son frère s’approchent

à leur tour. Lorsque sa maman aperçoit la couverture rouge, elle serre Léah contre elle. Elle est

fière de sa petite fille, Léah le sent. Et elle comprend alors que l’on peut faire des choses

vraiment importantes, même à quatre ans.

Page 35: Chemin faisant

Cette belle histoire nous raconte un peu la vie (encore toute brève !) de Léah :

qui est-elle ?

pourquoi se sent-elle si malheureuse ?

alors, que lui dit sa maman pour la consoler ?

On peut donc essayer de délimiter certaines séquences dans ce récit : lesquelles ? Justifie tes options.

Mais, un jour, deux voyageurs arrivent qui n’ont plus de place à l’auberge, et qu’il faut héberger à l’étable. Et c’est Léah qui s’occupe d’eux…

que se passe-t-il, alors ?

mais, en pleine nuit, une lumière brille dans l’étable. Et la petite Léah s’en va…voir. Que voit-elle donc ?

et c’est alors qu’elle se rend bien utile : comment ?

Veux-tu expliquer alors la toute dernière phrase du récit : “Et elle comprend alors que l’on peut faire des choses vraiment importantes, même à quatre ans.” ?

Rédige une petite composition sur la valeur des petites choses. Tu peux choisir le titre et, bien sûr, réfléchir sur les antivaleurs présentes dans notre monde.

Page 36: Chemin faisant

Li Na et l’Empereur Andrea Liebers

Il y a très longtemps, dans la lointaine Chine, une vieille femme vivait sur un petit bateau

amarré sur le fleuve Jaune. Elle s’appelait Li Na, et elle était calligraphe.

Li Na avait travaillé toute sa vie pour atteindre la perfection dans son art. Beaucoup de

gens savent écrire. Mais seul un artiste parvient, par quelques traits sur le papier, à exprimer la

vérité d’une chose.

En ce temps-là, vivait aussi dans la capitale de la Chine un empereur.

Il habitait un palais immense, dont l’entrée était interdite aux gens ordinaires. Il était très

riche, très puissant et très, très cruel. Même sa femme et ses enfants le craignaient.

Tout le monde, au contraire, aimait la vieille calligraphe. De toutes parts on venait admirer

ses créations. “Écris-nous le signe de l’amour !” lui demandait-on.

Ou bien : “Nous voudrions offrir à notre mère un idéogramme qui lui rende sa gaieté !”

Alors Li Na trempait son pinceau dans l’encre noire et, avec des gestes élégants, traçait sur le

papier l’idéogramme de l’amour, ou celui de la joie, ou celui du bonheur. Et tous s’en retournaient

heureux et comblés.

Bonheur, joie, amour, amitié, pardon, tout cela Li Na l’avait ressenti de tout son être et

pouvait l’exprimer dans un idéogramme. Mais parfois, il fallait à la vieille calligraphe des jours, ou

des semaines, pour atteindre le sens profond d’un signe. Pour traduire la vérité d’une fleur, Li Na

avait dû devenir elle-même une fleur. Éprouver ce que ressent une fleur lorsque la rosée se

dépose sur les feuilles, lorsque s’ouvre lentement la corolle. Et lorsque, enfin, la fleur fane et

perd ses pétales. Li Na maîtrisait son art à la perfection.

Li Na avait une élève, San Li, qui vivait avec elle sur le bateau. San Li savait déjà quel

papier convenait le mieux pour tracer un idéogramme. Elle savait aussi préparer l’encre et avait

reçu ses premières leçons de calligraphie.

Un matin, une grande agitation vint troubler les abords du fleuve Jaune. L’empereur

approchait de l’endroit où était amarré le bateau de la calligraphe. Cent guerriers précédaient le

palanquin incrusté d’or, cent guerriers le suivaient, et cent guerriers encore le protégeaient de

Page 37: Chemin faisant

chaque côté. L’empereur fit arrêter les porteurs devant le bateau de Li Na. Un serviteur appela

la vieille femme :

― L’empereur t’ordonne de tracer pour lui un idéogramme. Il doit exprimer la grandeur de

son empire, sa richesse infinie et sa puissance inébranlable ! Li Na poussa la porte branlante de

son bateau et s’avança.

Cachée derrière le montant de la porte, San Li tenta d’apercevoir l’empereur. Mais les

rideaux tissés d’argent du palanquin le protégeaient des regards.

Sa voix était puissante et sonore.

― Combien de temps te faudra-t-il ? demanda-t-il d’un ton impérieux qui fit trembler de

peur San Li.

― Il me faudra le temps de comprendre la nature de votre puissance ! répondit la vieille

calligraphe d’une voix ferme.

San Li admira le sang-froid de son professeur.

― Qu’un serviteur vienne dans une semaine chercher la calligraphie.

L’empereur frappa trois fois du pommeau de sa canne la paroi du palanquin, et, aussitôt,

porteurs et guerriers se mirent en mouvement. Les habitants, emplis de crainte, s’étaient cachés

dans leurs maisons ou leurs bateaux. L’empereur sortait fort peu souvent de son palais, et rares

étaient ceux qui l’avaient vu de leurs propres yeux. Comme le palanquin resplendissait ! Comme les

guerriers semblaient invincibles ! Ils portaient les armes, sûrs de leur puissance, et le sol

tremblait encore de leurs pas.

Depuis la visite de l’empereur, la vieille calligraphe était plongée dans un profond silence.

Elle n’avait adressé la parole à personne, pas même à San Li. Assise sur le pont du bateau, elle

réfléchissait. Comment pouvait-elle mesurer la grandeur de l’empire, elle qui jamais n’avait

pénétré dans le palais impérial ? Comment pouvait-elle imaginer l’immensité des richesses de

l’empereur, elle qui ne possédait rien ? Comment pouvait-elle comprendre sa puissance, elle qui

jamais n’avait donné d’ordre ?

Lorsque le soleil se coucha sur le fleuve Jaune, Li Na était toujours assise au même

endroit. Perdue dans ses pensées, elle fixait le fleuve. Elle ne réagit pas lorsque San Li apporta

un bol de riz et du thé parfumé. La tête penchée en avant, la vieille calligraphe s’était assoupie,

et la lune faisait briller des reflets d’argent dans ses cheveux.

Page 38: Chemin faisant

Une semaine s’écoula, et un serviteur du palais vint réclamer la calligraphie.

Désolée, la vieille dame secoua la tête :

― Je regrette, mais je ne peux répondre à la commande de l’empereur. Je n’ai jamais

pénétré dans le palais impérial, je ne sais rien des cérémonies de la cour. Empire et puissance

sont pour moi des mots étrangers. Peux-tu me rapporter un objet du palais ? Quelque chose que

l’empereur touche chaque jour.

Le serviteur le promit. Une semaine plus tard, il apporta un riche tapis et un gobelet en or.

Comme Li Na n’était pas visible, il les remit à son élève. Tremblante, San Li prit les précieux

objets.

― Porte-les à ton professeur ! l’exhorta le serviteur de l’empereur. Mais prends garde de

les souiller ou, pis, de les abîmer. L’empereur vous jetterait aussitôt en prison, toutes les deux !

Incapable d’articuler un mot, San Li hocha la tête.

― Je reviens dans une semaine ! Que la calligraphie soit alors achevée !

De nouveau, une semaine s’écoula, et le serviteur revint trouver la calligraphe.

― Je ne parviens pas à traduire sur le papier la puissance de l’empereur, dit la vieille dame

d’une voix tremblante. Apporte-moi une épée ou une autre arme avec laquelle l’empereur fait

sentir son pouvoir à ses ennemis.

― Je vais voir ce que je peux faire ! répondit le serviteur, et il s’éloigna sur son haut

cheval.

Quelques jours plus tard, il réapparut avec une lourde épée.

Li Na était assise, immobile et silencieuse. San Li découpait des feuilles de papier. Mais

point de calligraphie, pas même une esquisse.

― Combien de temps te faut-il encore ? demanda le serviteur. Comme la vieille dame ne

répondait pas, il se tourna vers son élève :

― Quand la calligraphie sera-t-elle terminée ? L’empereur s’impatiente.

San Li haussa les épaules.

― Je ne sais pas, dit-elle timidement.

Le serviteur laissa s’écouler trois mois avant de reparaître sur la rive du fleuve Jaune.

Cette fois, la vieille calligraphe allait enfin livrer son travail, pensait-il. Mais il se trompait.

Page 39: Chemin faisant

― Li Na demande qu’on ne la dérange en aucun cas, lui annonça San Li. Reviens dans un mois,

et tu pourras emporter la calligraphie de l’empereur.

L’homme fut saisi de peur. Quand l’empereur apprendrait que la calligraphie n’était pas

terminée, il l’en rendrait responsable, à coup sûr.

― Pourquoi cela dure-t-il si longtemps ? demanda-t-il à la fillette.

― Li Na doit d’abord comprendre la puissance de l’empereur avant de prendre le pinceau.

San Li baissa les yeux.

― La commande de l’empereur exige quelque chose de bien différent de tout ce que Li Na a

peint jusqu’à présent, poursuivit-elle à voix basse.

Le serviteur hocha la tête pour montrer qu’il comprenait. Mais l’empereur, lui,

comprendrait-il ?

L’empereur ne comprit pas. Lorsqu’il vit le serviteur revenir les mains vides, il le fit jeter

aussitôt en prison. On osait s’opposer à ses ordres ! Eh bien, il irait lui-même trouver la vieille

calligraphe au bord du fleuve. Il irait lui-même chercher ce qui lui appartenait. Vêtu avec

magnificence, l’empereur se mit en route avec tout son équipage. En voyant les soldats

s’approcher de la rive, les habitants s’enfuirent dans leurs embarcations. San Li aussi se cacha,

terrorisée, dans la cuisine, lorsque le palanquin de l’empereur s’arrêta devant le bateau de la

calligraphe.

Accompagné de quatre gardes, l’empereur pénétra en personne dans l’habitation de Li Na.

Où est la calligraphie que je t’ai ordonné de peindre ?

Li Na s’approcha. À la main, elle tenait un grand pinceau, d’où gouttait l’encre. Devant elle,

était étendu un rouleau de papier. Sans un mot, sans un regard à l’empereur, elle se pencha et, en

quelques gestes précis, traça sur le papier le signe de la puissance.

Saisi d’effroi, l’empereur fit un pas en arrière. Ses gardes tirèrent leurs épées pour le

protéger. Le signe de la puissance était violent et cruel, menaçant et hostile, dur et glacial. On

aurait dit que toute la pièce était sous son emprise. Les gardes reculèrent en tremblant.

L’empereur lui-même pâlit. Mais il s’efforça de ne pas montrer qu’il était impressionné.

― Pourquoi m’as-tu fait attendre des mois, pour achever maintenant en quelques secondes

la calligraphie ? demanda l’empereur, courroucé.

Page 40: Chemin faisant

― Il m’a fallu ce temps avant de comprendre votre puissance, répondit la vieille calligraphe

d’une voix douce, mais ferme.

Elle rangea le pinceau et regarda l’empereur droit dans les yeux. Puis elle prit son sceau et

l’imprima sur le papier de riz, juste à côté de son œuvre. Des minutes s’écoulèrent dans un grand

silence. L’encre sécha. Li Na fit signe à deux gardes de soulever le rouleau. Sans attendre

l’autorisation de l’empereur, ils firent ce que la vieille femme leur avait demandé.

L’empereur comprit alors qu’elle avait percé la nature de sa puissance.

Il s’empressa de rouler le papier de riz, et se fit transporter en son palais.

Là, il se retira aussitôt dans ses appartements privés et ordonna que personne ne le

dérange, pas même les ministres, pas même son épouse ni ses enfants.

Il déroula devant lui, sur le sol, la calligraphie de la vieille Li Na et se mit à la contempler.

Il sentit un grand froid s’insinuer dans son corps.

Sa gorge était comme étranglée. C’était cela, le froid glacé de la peur. La poigne d’acier de

la crainte. Le goût amer de la cruauté. Le pouvoir de la cupidité et de la violence.

Un silence de mort régnait sur le palais. Après une très longue attente, le premier garde de

l’empereur s’approcha, hésitant, de la porte de l’appartement privé.

― Sa Majesté ne se sent pas bien ? demanda-t-il timidement.

Comme aucune réponse ne parvenait, le garde ouvrit prudemment la porte.

L’empereur fixait le sol, à l’endroit où était déroulée la calligraphie de Li Na. Et l’empereur

de Chine pleurait ! Pas de sanglots, pas de gémissements, nul son ne franchissait ses lèvres. Les

larmes roulaient silencieusement sur son visage.

― Est-ce cela le pouvoir de l’empereur ? Angoisse et peur ? Suis-je vraiment si cruel ?

chuchotait-il.

Il aperçut le garde. D’un mouvement lent, infiniment lent, l’homme hocha la tête.

― Oui, Votre Majesté est cruelle.

Il avait parlé d’une voix ferme, en regardant l’empereur. L’empereur détourna les yeux de

la calligraphie et fixa, médusé, son serviteur. Il dressa le poing, menaçant, en direction du garde.

Tremblant de colère, il ouvrit la bouche. Mais il baissa le bras. Sans mot dire, il regarda le sol et

se mit à pleurer.

Page 41: Chemin faisant

Sur le bateau amarré sur le fleuve Jaune, la vieille calligraphe rangeait son matériel. Papier

et pinceau, pierre à encre et sceau, tout retrouva sa place habituelle. Pour finir, Li Na étendit au

sol le précieux tapis de l’empereur, posa le gobelet sur une étagère et déposa dans un coin l’épée

incrustée de pierres précieuses. Elle souriait. Le matin, le serviteur du palais était venu encore

une fois.

― L’empereur te donne ces objets pour prix de ton travail, avait-il expliqué.

― Tu es allé en prison ? avait demandé San Li, curieuse.

L’homme avait hoché la tête.

― Sa Majesté a libéré tous ceux qu’elle avait injustement emprisonnés. Depuis que la

calligraphie de Li Na est accrochée dans son palais, l’empereur est devenu un autre homme.

Lorsque le serviteur fut parti, Li Na appela son élève.

― Petite San Li, dit-elle d’une voix douce, veux-tu apprendre le signe de la vérité ?

La fillette la regarda avec de grands yeux.

― Oh oui, j’aimerais bien l’apprendre ! répondit-elle avec enthousiasme.

Tout excitée, elle regarda la main de Li Na qui, calmement, prenait le grand pinceau.

Page 42: Chemin faisant

Pourquoi ce conte, venu de la “lointaine Chine”, s’appelle-t-il Li Na et l’Empereur ?

Veux-tu en faire un petit résumé ? Pour que cela soit facile, essaie de délimiter les principales séquences.

Et dresse le portrait psychologique des personnages les plus importants – la calligraphe, l’empereur. N’oublie pas l’élève de Li Na et le serviteur de l’empereur.

Li Na met bien longtemps à écrire l’idéogramme exigé par l’empereur :

pour quelle raison ?

pourtant, elle dessinait assez délicatement tout ce qu’on lui demandait : pourquoi ?

Afin d’accomplir le vœu de l’empereur, la calligraphe demande “quelque chose que l’empereur touche chaque jour». On lui apporte un tapis, un gobelet en or, une lourde épée.

veux-tu réfléchir au symbolisme de ces objets ? Que peuvent-ils signifier ? Sers-toi du Dictionnaire des symboles dirigé par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (Paris, Ed. Robert Laffont, 1982).

Pourtant, il faut que l’empereur lui-même vienne chez Li Na, et ce n’est qu’alors que la calligraphe finit par peindre le signe de sa puissance. Mais, le signe “était violent et cruel, menaçant et hostile, dur et glacial.» Pourquoi ?

Peint sur un rouleau de papier, l’idéogramme a un effet surprenant sur l’empereur :

que se passe-t-il alors ?

quelles en sont les conséquences ?

Et toi, veux-tu aussi apprendre “le signe de la vérité” ? Dessine-le.

Page 43: Chemin faisant

Le trésor de Clara Beatrice Alemagna

Clara vit au Brésil.

Clara n’a presque rien. Une peau d’ambre, des cheveux noirs.

Elle porte un grand tee-shirt et, aux pieds, des sandales en caoutchouc, les mêmes sous le

soleil, les mêmes sous la pluie.

Clara a douze ans. Elle travaille dans un orphelinat.

Elle doit nettoyer la cuisine et, de temps en temps, elle a le droit de faire "la maman" avec

les plus petits. Ça lui plaît bien.

Le jeudi, Clara a une journée de repos, alors elle sort…

À cinquante mètres, près de la banque fermée, ils sont là, ensemble, à l’attendre. Ils se

regardent, ils se sourient, ils se régalent d’avance.

Ce sont ses amis, Lucy, Angelo et Syana. Ils n’ont pas de maison et dorment un peu

n’importe où, dans les rues de Rio.

Lucy a huit ans. Ses cheveux sont des nids d’hirondelle.

Ses mains et ses pieds bougent à toute allure, et elle rit tout le temps.

Angelo est petit, mais il est très fort pour ses onze ans.

Un jour, il a même soulevé une bicyclette. Lui, il est toujours pieds nus. Il marche sans

peine sur les cailloux. Angelo chante les chansons écrites par ceux qui ont voyagé et vu du pays. Il

chante juste, Angelo.

Syana est la plus sage. Elle ne parle pas beaucoup.

Elle a douze ans comme Clara, qu’elle a connue il y a plusieurs années, juste là, devant la

banque.

Parfois, Lucy, Angelo et Syana sont embauchés à la manufacture de coton. Parfois, ils

balayent les rues. Ou alors les pêcheurs les appellent sur la plage pour rapporter leurs filets.

Page 44: Chemin faisant

Puis, ils se retrouvent, ils rêvent ensemble, le nez en l’air, en regardant les nuages et en comptant

jusqu’à jeudi.

Angelo, Lucy et Syana ont plein de copains dans la rue. Certains respirent dans des

bouteilles en plastique une colle qui les fait sourire sans raison.

Quand Clara retrouve ses amis, ils vont courir sur la plage.

Ils s’envoient du sable à la figure. Ils chantent Pêcheurs des trois mers et mangent le pain

donné par les touristes. Lucy, Angelo et Syana ne veulent pas de cette colle qui fait oublier les

problèmes. Eux, ils ont Clara. Clara fait la marchande de rêves. Elle ne les vend pas vraiment, elle

les donne plutôt en cadeau.

Clara rêve tout haut d’endroits merveilleux. De longues plages d’or avec des bateaux, des

cerfs-volants et des perroquets. De montagnes enchantées couvertes de glace et d’étranges

créatures. Où souffle un vent magique, du nord. Qui t’endort et te réveille cent ans plus tard.

De villes futures pleines de lumière. De voitures qui volent et de parkings fleuris. Et d’un

feu d’artifice de petits trains étincelants, de pizzerias et de gratte-ciel en miroirs.

Et Clara raconte un Rio sans adultes.

Il n’y a que des enfants, gentils et gais, avec toutes leurs dents.

Ils sautent sur les voitures et envahissent les magasins de bonbons.

Elle offre des vallées entières d’arbres chargés de fruits, avec quatre soleils jaunes au

milieu du ciel et des paysans riches, habillés comme des marchands.

Et Clara transforme les anciens monuments de la ville en palais des Mille et Une Nuits, et

les chats qui passent, en tigres de Malaisie.

Clara raconte ses rêves pendant des heures. Elle a étudié quatre ans à l’école et lit tous les

livres qu’elle trouve. Maintenant, il est tard. Clara se lève, secoue le sable de ses mains et rentre

à l’orphelinat. Ses amis l’ont écoutée, la bouche grande ouverte.

Ils ont ri et ils ont pleuré. Et leurs yeux s’écarquilleront encore le prochain jeudi.

Non, pas de colle pour eux.

Eux, ils ont Clara.

Et beaucoup de beaux rêves à vivre encore…

Page 45: Chemin faisant

Comment expliques-tu le titre de cette belle histoire ? Veux-tu en choisir un autre ?

Justifie ton choix.

Réfléchis un peu au récit et aux personnages :

qui est Clara ?

où habite-t-elle et que fait-elle ?

la jeune fille a plusieurs amis : qui sont-ils et que font-ils ?

le jeudi, Clara se repose : comment ?

sur la plage, elle fait «la marchande de rêves». Qu’est-ce que ça veut dire ?

Imagine-toi à la place de Clara. Aimerais-tu faire la même chose ? Aurais-tu son courage et son dévouement ?

Quelles sont donc les qualités de Clara ?

Juste une dernière suggestion : fais une petite composition ayant pour titre “Si j’étais Clara…» ou alors “Si j’étais un(e) marchand(e) de rêves…». Et, si tu veux, tu peux la faire accompagner de tes dessins…

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Page 47: Chemin faisant

Riche et Pauvre Piotr

Je m’appelle Faucher, Richard Faucher. Nous sommes un homme comme tout le monde, ou

presque, car j’ai une particularité : je suis partagé en deux. Une partie riche et une partie pauvre.

La moitié riche est toujours propre et bien rasée et l’autre, la pauvre, a l’air triste et

fatigué. C’est une vie très compliquée que de vivre avec ses deux moitiés. Un exemple pour mieux

vous expliquer.

Un mégot sur le trottoir et voilà que la partie pauvre s’arrête pour le ramasser. La partie

riche, elle, veut continuer sa route et se met à résister. Au bout de dix mégots, imaginez le mal

au dos. C’est pourquoi mes deux moitiés ont dû se mettre d’accord. Du début de la nuit jusqu’à

2 h de l’après-midi, je serai riche, et de 2 h de l’après-midi jusqu’au milieu de la nuit, je serai

pauvre. Aujourd’hui, de ces deux vies, une seule je choisirai.

Ma première demi-journée est riche. Attention, c’est pas de la triche. J’ai passé la moitié

de la nuit dans mon appartement. Il est normal de débuter par le commencement : le réveil a

sonné fort, annonçant une journée d’efforts.

Je me rase de très près, ne laissant rien suspecter de mon ancienne moitié. Enfin, ce n’est

pas tout à fait vrai, car j’ai toujours avec moi une petite araignée qui est là pour sans cesse me

rappeler mon infortune passée.

Après un petit déjeuner copieux, je m’apprête à accomplir mon vœu. Tu t’en souviens : du

milieu de la nuit jusqu’à 2 h de l’après-midi, je serai riche, et de 2 h de l’après-midi jusqu’à la

moitié de la nuit, je serai pauvre.

Le chien reste à la maison. Il regarde la télévision. Tout seul dehors, il me causerait du

tort. J’entends d’ici les voisins : “Le chien de Richard Faucher n’a aucune tenue, si vous l’aviez vu

hier dans la rue.”

8 h – Je suis pris dans les embouteillages, tous les matins, cela me met en rage. Ma voiture

va à 200 à l’heure, pourtant je n’arrive jamais à l’heure.

9 h – Assis à mon bureau. La secrétaire me trouve très beau.

Page 48: Chemin faisant

10 h – Réunion avec le patron. Il a mis son beau veston.

11 h – Je décroche le téléphone, c’est la technique quand il sonne.

Midi, je peux enfin aller faire pipi. Le temps ne m’appartient plus. Aucune place pour

l’imprévu.

13 h 30 – Le restaurant, ça, c’est le côté plaisant. Une entrée, un plat, un dessert et le café

en supplément.

13 h 45 – Je suis dans les temps.

“Garçon ! Garçon ! L’addition. Mon temps est précieux. Soyons sérieux.” Le garçon tarde, je

crains que ça ne barde. Ding ! Dong ! Ding ! Dong ! 14 h juste, la vie est parfois injuste. Je dois

respecter mon serment et ne pas tricher avec le temps. Je suis pauvre dorénavant.

Je refuse donc de payer et vlan ! je reçois un grand coup de pied. C’est ainsi que je fais

mon entrée dans la pauvreté.

Il me faut quand même rentrer à la maison pour m’habiller en vagabond. Un bon pull-over et

de bonnes chaussures, c’est le minimum pour une vie d’aventure.

J’enlève ma montre. À quoi bon la garder ? Quand on est pauvre, il n’y a plus d’heure à

respecter. On laisse tranquillement le temps s’écouler. Le chien est content. On va fouiller dans

les poubelles, Dieu que la vie est belle.

Je marche lentement et laisse tout mon être planer. Mes pensées commencent à être

confuses, au début ça amuse. Sur le trottoir, une pièce d’argent. De joie, j’ai failli la donner à un

mendiant.

Mais je me suis vite repris, une pièce dans la rue, ça n’a pas de prix. J’ai donc gardé la pièce

de monnaie et humblement auprès du pauvre hère je me suis excusé. Il a compris mon affaire,

voyant que dans la rue, je débutais. Quand on n’a pas de toit, c’est chacun pour soi.

Je marche, je marche… Le soir commence à tomber, je n’ai encore rien mangé. Le chien

remue la queue, c’est signe d’un mieux. En effet, une odeur subtile me monte au nez. C’est une

odeur de volatiles. Je les sens tout près, tout près.

Soudain sous un néon, une apparition : une rôtisserie, je ne me suis pas mépris. Je respire à

pleins poumons. C’est le dîner du vagabond.

Dans un jardin, avec un vieux croûton de pain, je me suis mis à rêver à mes gallinacés. La

faim est le meilleur des cuisiniers. Tic, Tac, Tic, Tac, le temps s’en va. Tac, Tic, Tac, Tic, je ne

Page 49: Chemin faisant

sais plus si le Tic est avant le Tac ou le Tac avant le Tic. J’ai trop de temps et trop d’espace, je

ne sais plus où est ma place. Flic, Flac, Flic, Flac, quelques gouttes commencent à tomber. Debout

le chien, quittons vite ce jardin et cherchons un abri pour passer la nuit.

Il me reste ma pièce d’argent. Grâce à elle, je vais pouvoir tuer un peu de temps. Je bois

lentement mon café en regardant les aiguilles tourner. Ding, Dong, Ding, Dong, c’est l’heure de la

fermeture, je repars vers de nouvelles aventures. Il me reste de quoi acheter une bouteille de

vin, tu verras que cela ne sera pas vain. Maintenant, trouver un bon endroit pour dormir, c’est là

mon plus cher désir.

Une grille de métro, la bonne affaire, c’est un des endroits les plus chauds. J’y installe mon

carton d’emballage, on en trouve pour tous les âges, et j’avale une gorgée de vin. Grâce à lui, je

pourrai supporter la nuit et ses intempéries. Le chien à mes côtés est là pour me protéger. Il

m’aime comme je suis, c’est pour ça que je suis avec lui.

Il a vraiment de la classe et n’a pas à rougir face à ces chiens de race qui prennent leur

laisse pour signe extérieur de richesse. C’est le milieu de la nuit et je sors doucement de mon

rêve, ou peut-être d’un cauchemar, c’est à toi de voir.

Maintenant, il me faut prendre une décision et choisir de ces deux vies celle qui me fait le

plus envie. Toi le chien, je connais ton choix, mais là, il s’agit de moi. Soit je choisis le trottoir et

je n’aurais ni temps ni territoire. Soit je choisis la richesse, c’est vrai, j’aurai une adresse, mais

avec le temps il faudra toujours que je me presse.

Le choix te semble difficile car ces deux vies ont l’air assez pénibles. Alors invente-toi une

vie où le temps sera ton ami. Une vie qui te fera vraiment envie. Ça demande des efforts mais

c’est comme ça que l’on devient fort. Au début tu vas la rêver et sans cesse de ce rêve tu

essaieras de t’approcher…

Page 50: Chemin faisant

Piotr, l’auteur, nous présente une histoire surprenante, écrite sous et sur le symbolisme de la dualité. Qu’en penses-tu ?

Regarde, dans le Dictionnaire des symboles (dirigé par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. Paris, Ed. Robert Laffont, 1982), ce qui est écrit sur le deux, et fais-en un petit résumé.

Souvent, dans la vie, on se sent « deux », c’est-à-dire, on est tour à tour sympa e arrogant, humble et vaniteux, gentil et méchant, honnête et malhonnête, tranquille et violent, sincère et menteur, riche et pauvre. Mais, petit à petit, en réfléchissant, en faisant des efforts, on peut arriver à transformer notre ombre en lumière. Comment, par exemple ?

Réfléchis un peu à la fin de l’histoire, surtout au dernier paragraphe. À ton avis, à quoi le narrateur nous invite-t-il ? Te sens-tu capable d’accomplir son vœu ?

Tu dois connaître une histoire très intéressante sur ce même symbolisme – Dr. Jekyll et M. Hyde, de Louis Stevenson. Veux-tu en faire le résumé et le présenter à tes camarades ?

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Le Songe de la Forêt Kenneth Steven

Il y a bien longtemps, avant l’arrivée du premier homme blanc sur le Nouveau Continent,

Lalita, une jeune indienne, se réveilla un matin en tremblant : elle venait de faire un cauchemar.

Elle avait rêvé que de majestueux oiseaux blancs traversaient l’océan, accompagnés d’un vent si

fort que les arbres se courbaient sous son passage. Elle avait même entendu la forêt pleurer.

― Que veut dire tout ceci ? demanda-t-elle à ses parents.

Ni son père ni sa mère ne surent lui expliquer.

― Ce n’est qu’un rêve, Lalita, dit son père. Ne t’inquiète pas, ma fille.

Mais un jour, peu de temps après ce curieux rêve, alors qu’elle contemplait l’horizon, Lalita

crut deviner au loin de grands oiseaux blancs au-dessus de la mer qui volaient vers elle. Hélas, ce

n’étaient pas de majestueux oiseaux mais les voiles blanches d’imposants navires, et à leur bord

se trouvaient de mystérieux individus. Lalita eut un frisson, son rêve devenait réalité.

Les hommes de l’océan mirent pied à terre.

Ils possédaient des haches et ne montraient aucun respect pour la forêt. Ils ne prêtèrent

pas attention aux Indiens qui, eux, aimaient les arbres et comprenaient leur langue. Alors les

hommes blancs se mirent à abattre les arbres de la forêt, un à un.

Ils traînaient les arbres morts jusqu’à leurs navires, laissant la terre seule et désolée. La

forêt disparue, il ne restait à Lalita que ses yeux pour pleurer.

Il n’y avait plus âme qui vive dans la forêt, ni ours pataud ni oiseau gracieux. Le peuple

indien aussi fuyait, les vieillards soutenus par leur canne et les bébés dans les bras de leur mère.

Lalita ne voulait pas s’enfuir. Son cœur lui disait de rester auprès de ses arbres bien-aimés

et de ne pas les abandonner.

― Je vous rejoindrai plus tard, promit-elle à sa mère.

Lalita se réfugia dans une grotte. Terrifiée et désespérée, elle vit les hommes blancs

détruire la forêt. Elle entendit aussi des sanglots d’enfants. En réalité, c’étaient les cris de

douleur des arbres sous les coups de hache. Lalita sentit son cœur se briser. Lalita regarda et

Page 52: Chemin faisant

écouta jusqu’à ce que les hommes blancs emportent le dernier arbre et disparaissent enfin à leur

tour.

Elle sortit de son refuge à la tombée de la nuit. Dans le ciel, les étoiles brillaient tels des

diamants. Les reflets saphir, rubis et émeraude de l’aurore boréale caressaient les cimes des

montagnes. Mais Lalita ne voyait rien de ce spectacle.

Elle pleurait sa forêt dont elle avait connu chaque arbre. Elle pleurait la terre meurtrie qui

avait autrefois abrité son peuple. Et ses larmes l’empêchaient aussi de voir le croissant argenté

de la lune qui s’élevait dans le ciel et resplendissait dans un silence de mort. Elle était étendue,

immobile. Seuls ses longs cheveux noirs ondoyaient sur la terre déserte. Durant sept jours et

sept nuits, Lalita resta là. Durant sept jours et sept nuits, Lalita pleura.

Lalita pleura tant qu’un ruisseau naquit de ses larmes. Du ruisseau jaillit une cascade. Et les

larmes de Lalita parcoururent la terre sèche formant de nouvelles rivières. Au matin du huitième

jour, un phénomène inattendu se produisit. Un bourgeon apparut le long de la rivière de larmes.

Le bourgeon s’épanouit en un perce-neige aussi blanc et doux que la laine d’un agneau. Peu après, il

y eut un deuxième perce-neige, puis un autre, et la terre meurtrie finit par être entièrement

couverte de pétales blancs comme la neige.

Mais Lalita ne s’aperçut de rien. Elle pleurait toujours. Ses larmes alimentaient la rivière

qui se divisait sans cesse. Ses larmes l’empêchaient de voir les jeunes pousses de chêne ou les

petites épines de sapins naissants. Elle ne voyait pas tous ces arbres qui poussaient à ses pieds ou

ces fleurs qui apparaissaient entre ses doigts.

Puis, un jour, au lever du soleil, un chant aussi pur et bouleversant que la musique d’une

flûte se fit entendre.

― Un oiseau ! chuchota Lalita. Elle s’arrêta enfin de pleurer et ouvrit les yeux.

Sur les branches d’un érable, un rouge-gorge chantait.

Elle rit, sauta de joie et tendit le bras. L’oiseau, aussi heureux qu’elle, s’élança dans les airs

et vint se poser sur sa main. La forêt revenait à la vie. Ses larmes avaient été sincères, la terre y

avait puisé assez d’eau et d’amour pour que la nature jaillisse à nouveau. Cet amour avait permis le

retour des animaux, des oiseaux et de sa famille.

Depuis ce jour, les Indiens affirment que si un amour est fidèle, tout ce qui a été détruit

renaîtra de ses cendres et que l’amour l’emportera toujours sur la haine.

Page 53: Chemin faisant

Ce beau récit commence par un songe, un rêve :

qui fait ce rêve ?

et quel est le message du rêve, ou plutôt, du cauchemar ?

et toi, ça t’arrive de rêver ? Quand ? Et à quoi rêves-tu parfois ?

Le conte oppose deux peuples et deux façons de vivre : veux-tu les décrire, en dressant un tableau où tu montreras les caractéristiques assez différentes et même antagonistes des deux ?

Deux façons de vivre… Avec laquelle t’identifies-tu davantage ? Pour quelles raisons ?

Essaie de délimiter les moments les plus importants du récit, et fais-en un petit résumé. Et, si tu veux, donne un petit titre à chacun.

Lorsque les envahisseurs partent, Lalita veut rester. Elle ira rejoindre sa tribu plus tard :

pourquoi ne veut-elle pas partir ?

ferais-tu la même chose ? Donne les raisons de ton choix.

alors, que se passe-t-il ? Et qu’en résulte-t-il ?

Tu as sûrement remarqué que cette belle légende est – comme d’ailleurs tous les récits mythiques – pleine de symboles : le rêve, l’arbre, la forêt, la grotte, le ruisseau, les fleurs, l’oiseau… Tout seul ou avec un ou deux de tes camarades, cherche dans le Dictionnaire des symboles (dirigé par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. Paris, Ed. Robert Laffont, 1982) les clés de tous ou, au moins, des plus importants. Vous pourrez présenter ensuite le travail à tout le monde.

Commente le dernier paragraphe du conte et, si tu veux, écris une petite histoire illustrant cette fin assez émouvante et bien vraie !

Page 54: Chemin faisant

Le conte de Luna Bart Moeyaert

De tous les rois, celui-ci était le plus riche. Quand il demandait qu’on lui décrive sa fortune,

les gens ouvraient de grands yeux étonnés et disaient : «Majesté, vous êtes aussi riche que la

mer est profonde.» Ou : «Votre fortune est plus vaste que le ciel.»

Selon leurs dires, sa richesse était donc infinie. Seul le roi n’arrivait pas à l’imaginer. Cela

le contrariait car il aimait pouvoir se représenter les choses. La beauté de son palais parlait

pourtant d’elle-même. Les murailles étaient en or pur et un sentier de pierres précieuses

traversait le jardin. Le luxe et l’opulence sautaient aux yeux de tous. Seul le roi ne voyait rien.

Cependant, l’argent n’était pas son unique souci. Un arbre aussi occupait son esprit. Cet arbre se

trouvait au milieu du jardin et s’élevait au-dessus des tours du château. Il brillait d’un vert plus

éclatant que l’herbe des prés environnants et il était si beau que les mots manquaient pour le

décrire. Cela agaçait le roi et, lorsqu’il demandait quel était le nom de l’arbre, les gens

répondaient qu’ils ne le connaissaient pas.

L’arbre représentait pour eux la Paix, la Sérénité ou l’Harmonie mais personne n’avait la

moindre idée de son nom véritable. De même, quand il était question de ses fruits, les gens

devenaient évasifs. «Ils ressemblent plus ou moins à ceci, ont un peu le goût de cela et on les

cueille quand ils sont mûrs. Enfin, c’est ce que nous avons entendu dire.»

Un jour, le roi en eut assez de ces mystères. Il fit venir dans son palais tous les sages du

pays et leur dit : «Celui qui pourra tout me dire, absolument tout, sur cet arbre sera couvert de

gloire et recevra un sac rempli d’or.»

Les sages entendirent aussitôt les pièces tinter dans leur tête. Ils se voyaient déjà en

train de nager dans un bain argenté mais, à leur grand regret, ils durent confesser qu’ils ne

connaissaient rien, absolument rien, de l’arbre. Or alors si peu. Ils s’apprêtaient à s’en aller quand

un vieil homme leva soudain la main et pris la parole.

«Ne vous donnez pas tout ce mal, Majesté. L’arbre ne livrera jamais ses secrets. Sur la

terre entière, il n’y en a qu’un seul comme celui-là. Quand à ses fruits, il faudra, je crois, vous

contenter d’en rêver. Lorsque j’étais enfant, j’ai appris de mon vieil oncle que l’arbre se couvre de

bourgeons dorés au premier coup de minuit, de fleurs dorées au quatrième, et de fruits d’or au

Page 55: Chemin faisant

huitième. Mais avant que le douzième coup ne retentisse dans la nuit, les fruits d’or

disparaissent, cueillis par on ne sait qui.»

Le roi réfléchit aux paroles du vieux sage.

«Bourgeons, fleurs, fruits ! répéta le roi. Si je comprends bien, celui qui serait capable de

compter jusqu’à douze réussirait à cueillir un fruit.» «Dans vos rêves, peut-être, Majesté,

répondit le vieil homme. Mais dans la réalité, l’arbre gardera ses secrets. «On verra», dit le roi

qui, en guise de remerciement, donna quelques pièces d’argent au vieil homme. Puis il chassa les

sages de la salle du trône et fit appeler ses trois fils. Ils savaient tous compter jusqu’à douze et

ils comprirent aussitôt ce que leur père attendait d’eux.

«Qui essaie le premier ?» demanda le roi. «Moi, père, répondit l’aîné. Je vais résoudre ce

mystère en un tournemain, j’en suis certain. Je compterai jusqu’à quatre, puis jusqu’à huit et, en

moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je cueillerai quelques fruits.»Le soir même, l’aîné des

fils invita ses amis et organisa une fête sous l’arbre. Ils burent du vin et partagèrent du pain et

du fromage. Ils ripaillèrent tout en vidant de grands verres. Plus il se faisait tard, plus ils

dansaient joyeusement et chantaient à tue-tête. Le fils aîné faillit ne pas entendre le premier

coup de minuit.

«Silence !» s’écria-t-il. «Regardez !» s’exclama un autre garçon. «Là !» hurla un troisième.

Tout le monde tourna les yeux vers l’endroit indiqué. Des bourgeons venaient d’apparaître sur

l’arbre avant de se transformer presque aussitôt en fleurs. Quelques secondes plus tard, les

feuilles se mirent à tomber et les fruits à grossir.

«Vite ! Il faut les cueillir !» hurla l’aîné.

Les jeunes gens escaladèrent l’arbre en se bousculant et en tendant les mains pour

attraper les pommes dorées qui venaient d’apparaître. Les fruits brillaient comme des étoiles

dans la nuit, et les amis ne savaient plus s’ils étaient sur terre ou au paradis. Soudain un éclair

illumina le ciel, si bien que le sentier des pierres précieuses les aveugla et que le palais sembla

mangé par les flammes. Le tonnerre gronda à travers le jardin. Une tempête secoua les branches

de l’arbre et fit claquer les vêtements des jeunes gens. «La terre est en feu !» hurla le fils aîné.

«Fuyons, fuyons !» crièrent ses compagnons qui pensaient ne plus jamais revoir la lumière du jour.

Mais la pluie cessa et les nuages s’évanouirent. La lune et les étoiles apparurent dans le ciel. Les

mains du fils aîné et de ses amis étaient vides. L’arbre aussi. Les pommes d’or avaient été

cueillies, et personne ne savait par qui.

Page 56: Chemin faisant

«Je suis désolé, père, dit le fils aîné le lendemain matin. Je suis sans voix, je suis pantois,

je n’en reviens pas.» «Tant pis», répondit le roi, déçu. «Laissez-moi essayer à mon tour, père, dit

alors le deuxième fils. Je vais résoudre ce mystère en un tournemain, j’en suis certain. Je

compterai jusqu’à quatre, puis jusqu’à huit et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je

cueillerai les fruits.»

Ce soir-là, le deuxième fils organisa à son tour une fête avec ses amis. Ils ripaillèrent tout

en vidant de grands verres. Au fur et à mesure que la soirée avançait, les blagues devenaient de

plus en plus légères et les jeunes gens continuaient à rire en se frappant les cuisses. Tout comme

son frère, le deuxième fils faillit ne pas entendre le premier coup de minuit. «Silence !» s’écria-t-

il. «Regardez !» s’exclama un autre garçon. «Là !» hurla un troisième. Les bourgeons de l’arbre se

changèrent en fleurs avant de se transformer en magnifiques fleurs dorées. «Vite ! Il faut les

cueillir !» hurla le deuxième fils.

Il n’eut pas besoin de le dire deux fois. Les jeunes gens se mirent à sauter et à grimper sur

les épaules des uns et des autres et à faire tout ce qu’ils pouvaient pour attraper les fruits

dorés. Les pommes brillaient comme des étoiles dans la nuit, et les amis ne savaient plus s’ils

étaient sur terre ou au paradis.

Soudain, un vent glacial se mit à souffler sur le pays. Le palais fut couvert de givre et le

sentier de pierres précieuses se transforma en patinoire. Les visages des jeunes gens brillaient

de froid et leurs mains se pétrifiaient. Il s’en fallut de peu qu’ils ne gèlent sur place. «Le monde

sombre dans le froid et le gel !» hurla le deuxième fils.

«Fuyons, fuyions !» crièrent ses compagnons qui sentaient venir la fin de leur vie. Mais le

vent se réchauffa et la neige commença à fondre. A la lueur de la lune, ils s’aperçurent que leurs

mains étaient vides et que les pommes avaient été cueillies. Mais personne ne savait par qui.

«Je suis désolé, père, dit le deuxième fils le lendemain matin. Je suis sans voix, je suis

pantois, je n’en reviens pas.» «Tant pis», répondit le roi, encore plus déçu que la première fois.

«Voulez-vous que j’essaie à mon tour, père ?» demanda le plus jeune fils. «Non, mon garçon,

répondit le roi. Je suis assez riche comme ça. Ce n’est pas la peine que je t’ennuie pour quelques

malheureuses pommes. «Pour vous, je le ferais volontiers», dit le plus jeune fils.

«Dans ce cas…» répondit le roi. Le troisième fils ne croyait pas réussir là où ses deux

frères avaient échoué. Contrairement à eux, il n’organisa pas de fête, mais alla s’installer tout

seul sous l’arbre et commença à souffler dans une petite flûte qu’il avait taillée dans une branche

de saule. La soirée était douce. Pas une feuille de l’arbre ne tremblait.

Page 57: Chemin faisant

Le jeune prince joua d’abord un air qui ressemblait au silence de la nuit, puis il composa une

mélodie toute empreinte de quiétude, de paix et d’harmonie. Lorsque le premier coup de minuit

retentit et que l’arbre se couvrit de bourgeons, le jeune garçon fut tellement surpris qu’il en

oublia où il se trouvait. Puis il regarda d’un air inquiet autour de lui avant de se remettre à

souffler doucement dans sa flûte. Si doucement qu’on croyait entendre le murmure d’une brise

légère.

Quand les bourgeons se transformèrent en fleurs, la musique se para de mille couleurs et,

lorsque les pétales se mirent à tourbillonner vers le sol, les plus belles notes s’envolèrent vers les

fruits aux merveilleux reflets dorés. Au douzième coup de minuit, une splendide jeune fille

apparut sous l’arbre. Elle portait contre sa hanche un panier rempli de pommes dorées. C’était

donc elle qui cueillait les fruits !

Le plus jeune fils n’arrivait pas à détacher ses yeux de la jeune fille tant elle était belle. Il

fut bientôt incapable de continuer à jouer. Sa flûte glissa de la bouche et le silence s’installa

dans le jardin. «Qui es-tu ?» chuchota-t-il. «Mon nom est Luna. Luna, la fille de l’arbre. J’habite

dans la Ville Noire», dit la jeune fille. Elle sourit puis ajouta : «Tu as accompli une mission

difficile. Ta musique a dévoilé un cœur innocent et c’est pour cette raison que je suis apparue. À

partir d’aujourd’hui, tu pourras cueillir des pommes d’or, non seulement à minuit, mais aussi en

plein jour, quand tu le voudras.» «Attends, dit le prince. Veux-tu dire que je…» Luna avait déjà

disparu, abandonnant derrière elle le panier rempli de pommes dorées.

«Mon cher fils, dit le roi quand il apprit ce que le prince avait vécu. Ce n’est pas la peine de

t’enfermer dans le chagrin. Il est certes dommage que cette jeune fille ait disparu, mais pense

aux magnifiques pommes d’or que nous allons pouvoir cueillir.» «N’êtes-vous déjà assez riche,

père ?» dit le fils, qui sortit de la pièce en soupirant. À partir de cet instant, il ne cessa plus de

soupirer. Chaque midi, il cueillait les pommes d’or en soupirant et apportait le panier dans la salle

au trésor toujours en soupirant.

L’or avait beau s’entasser, cela ne le rendait pas plus heureux. Un jour, il en eut assez. Il

abandonna le panier au beau milieu de la cueillette et dit : «Luna, Luna, Luna, fille de l’arbre !»

«Mon fils, dit le roi qui comprenait ce que le prince ressentait, si Luna te manque à ce point, tu

dois partir à sa recherche. Je vois que les pommes d’or t’indiffèrent mais que ton cœur te

tourmente.» Le fils acquiesça. Il laissa même échapper un sourire quand le roi prononça le mot

«cœur». «Merci, père ! s’écria le jeune homme. Pour Luna, j’escaladerai des montagnes. Pour elle,

Page 58: Chemin faisant

je retournerai des champs, descendrai les fleuves les plus longs et, s’il le faut, je parcourrai la

terre en tous sens.»

Tout ce qu’il avait évoqué, le prince dut bientôt l’affronter. Il escalada des montagnes,

retourna des champs, descendit des fleuves et parcourut la terre en tous sens. Mais Luna restait

introuvable. Arrivé au bout du bout du monde, il s’assit sur un banc. Il était en train de se gratter

la tête en se demandant ce qu’il allait faire à présent quand il aperçut un peu plus loin trois

hommes qui dansaient.

Le prince n’avait manifestement pas bien regardé car les trois hommes étaient en réalité

trois diables qui se battaient. Ils se disputaient un vieux manteau, une paire de bottes et un

fouet. «C’est à moi !» hurlait le premier. «Non, à moi !» criait le deuxième. «Menteurs !»

s’exclamait un troisième. «Ça suffit !» intervint le prince. «Pour l’amour du ciel, ne criez pas ainsi

! Comment peut-on faire un tel tapage pour un manteau élimé, une paire de bottes usées et un

fouet fatigué ?»

«Vous ne savez pas de quoi vous parlez !» répondit l’aîné des diables. «Ce manteau, ces

bottes et ce fouet appartenaient à notre père», continua le deuxième. «Appartenaient, ajouta le

plus jeune, car notre père est décédé.» «Je suis désolé, dit le prince. Il ne vous reste plus

maintenant qu’à partager son héritage.» «Le manteau rend invisible», dit l’aîné. «Les bottes

permettent de voler», dit le deuxième. «Le fouet emmène là où il le veut celui qui le fait claquer»,

dit le plus jeune. «Et chacun de nous veut l’héritage pour lui tout seul», conclurent-ils d’une seule

voix.

Avant qu’ils ne puissent recommencer à se battre, le prince leva les bras en l’air et déclara

qu’il existait une solution pour mettre un terme à leur dispute. «Une épreuve, dit-il, voilà la

solution. Une simple et banale épreuve. Déposez d’abord le manteau, les bottes et le fouet;

courez ensuite jusqu’à l’arbre tout près du lac; puis revenez le plus vite possible jusqu’ici. Celui

qui arrivera le premier aura gagné et héritera de tout.» Les trois diables trouvèrent l’idée

excellente et se demandèrent en souriant comment ils n’y avaient pas pensé plus tôt.

Ils déposèrent aux pieds du prince le manteau, les bottes et le fouet. Puis ils s’alignèrent

et attendirent avec impatience le signal du départ. À peine eurent-ils tourné le dos que le prince

revêtit le manteau et disparut. Il enfila ensuite les bottes et s’envola dans les airs. Enfin, il fit

claquer le fouet et dit : «Je veux aller dans la Ville Noire rejoindre Luna, la fille de l’arbre.» Dès

qu’il eut terminé sa phrase, le vent l’emporta. «Suivez-moi dans la Ville Noire ! Cria-t-il aux

diables. Je vous y rendrai ce qui vous appartient !»

Page 59: Chemin faisant

Peu de temps après, le prince atterrit sur un trottoir. Il regarda autour de lui et vit la plus

belle maison de la Ville Noire. C’était sûrement la maison de Luna. Il s’approcha et, sans hésiter,

frappa à la porte qui s’ouvrit aussitôt, comme si on l’attendait. Luna était là, face à lui : Luna, la

fille de l’arbre. «Mon prince !» s’écria-t-elle. «Luna !» s’exclama le prince. Tous les deux

bégayaient, tremblaient et rougissaient d’émotion. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Les

mots étaient devenus inutiles car leurs baisers en disaient plus long. Ils s’étreignaient si

tendrement qu’ils ne virent pas les diables s’approcher et s’emparer du manteau, des bottes et du

fouet. Bien qu’ils fussent des diables, ceux-ci donnèrent un dernier coup de pouce à l’amour en

prononçant ces quelques mots : «Que rien ne les sépare. Qu’ils rentrent ensemble au palais.»

Et, comme c’étaient de jolis vœux, ils se réalisèrent.

Page 60: Chemin faisant

Ce conte est assez long mais très intéressant : fais-en un court résumé, sans oublier de présenter les idées principales du récit.

Parlons de l’histoire, ou plutôt, des deux histoires : celle du roi et celle de Luna :

fais le portrait psychologique du souverain.

décris l’arbre qui est au milieu de son jardin : que symbolise-t-il ? Cherche dans le Dictionnaire des symboles (dirigé par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. Paris, Ed. Robert Laffont, 1982), les valeurs les plus importantes de ce symbole universel.

c’est un vieux sage qui raconte au roi qu’il y a tout un mystère autour de cet arbre. Lequel ?

alors, le roi fait appeler ses trois fils afin qu’ils essaient de résoudre le mystère de l’arbre. Que doivent-ils faire ?

C’est ainsi qu’apparaît Luna :

qui est-elle ?

pourquoi ne se dévoile-t-elle qu’au plus jeune des trois princes ?

peux-tu faire le portrait psychologique des trois fils du roi ?

il y a donc un rapport entre cette figure féminine et la musique jouée par le prince le plus jeune. Essaie de le traduire avec des mots à toi.

la “fille de l’arbre” finit par disparaître, mais le cadet la retrouve grâce à son intelligence et à son courage. Comment ? Que fait-il alors ?

Ce joli conte peut “ouvrir les portes” à plusieurs activités : une dramatisation, une bande dessinée, une recherche – dans le folklore français et universel – de contes assez semblables… Avec tes camarades, veux-tu accepter le défi ?

Page 61: Chemin faisant

L’oiseau bleu Marie-Catherine d’Aulnoy

À la mort de sa femme, un roi très riche épousa une veuve qui avait su trouver le chemin de

son cœur.

De son premier mariage, il avait une fille belle comme le jour qui s’appelait Florine. La

veuve, quant à elle, avait une fille, Truitonne qui était très laide.

Un jour, on apprit l’arrivée du roi Charmant. À cette nouvelle, la reine fit faire de beaux

vêtements pour sa fille, ne laissant à Florine qu’une petite robe toute sale. Charmant fut reçu

avec tous les honneurs. On lui présenta Truitonne mais, séduit par Florine malgré ses pauvres

atours, il ne cessa de s’entretenir avec elle.

Jalouses, la reine et sa fille décidèrent de cacher Florine pendant le séjour du prince. Elles

ordonnèrent à trois valets masqués d’enfermer Florine tout en haut d’une étroite tour. C’est ainsi

qu’elle se retrouva prisonnière et détachée du monde.

Pendant ce temps, Charmant parlait de Florine à tous les gens de la cour, mais chacun lui

répliquait, sur ordre de la reine, qu’elle avait de nombreux défauts, ce qu’il eut du mal à croire.

Le lendemain, la reine fit porter des cadeaux au prince, qui les refusa, apprenant qu’ils ne

venaient pas de Florine. Truitonne et sa mère entrèrent dans une grande colère. Charmant

rechercha Florine dans tout le palais, mais la reine lui fit savoir qu’elle resterait enfermée jusqu’

à ce que Truitonne soit mariée.Très en colère, le prince dépêcha une servante pour qu’elle le

guide jusqu’à Florine. Mais celle-ci alla prévenir la reine qui inventa un plan démoniaque :

Truitonne se présenterait le soir au rendez-vous à la place de Florine, le visage voilé, pour

tromper le prince et obtenir de lui une promesse de mariage.

Il faisait nuit noire quand Charmant s’approcha de la fenêtre. Croyant s’adresser à Florine,

il lui déclara son amour, lui offrit sa précieuse bague et lui demanda sa main. Ils décidèrent de se

marier au plus vite. Le lendemain, Charmant et Truitonne – toujours voilée – montèrent dans un

char magique tiré par des grenouilles. Ils volèrent au-dessus des montagnes et des vallées, puis

arrivèrent enfin au château de la fée Soussio, la marraine de Truitonne.

― Cher prince, lui dit la fée en désignant Truitonne qui retira son voile, voici votre fiancée,

à qui je souhaite que vous soyez marié sur l’heure.

Page 62: Chemin faisant

― Mais, répondit Charmant, c’est à Florine que j’ai promis…

― C’est pourtant à moi que tu as donné la bague ! intervint, toute fière, l’affreuse

Truitonne.

Horrifié, le prince comprit la tromperie dont il était victime.

Les deux femmes essayèrent de le convaincre; mais en vain. Vingt jours passèrent ainsi,

jusqu’à ce que Soussio, exaspérée, ordonne à Charmant d’épouser Truitonne. S’il persistait dans

son refus, il serait transformé en oiseau pendant sept ans.

Le roi s’obstina, fidèle à sa bien-aimée. C’est alors qu’il sentit son corps se transformer.

Ses bras devenaient des ailes, ses jambes des pattes, sa bouche un bec : Charmant était devenu

oiseau, un bel oiseau bleu au long plumage. Mélancolique, l’oiseau prit son vol et chercha Florine.

― Où est-elle ? Pourrai-je la revoir un jour ? se demandait-il, tout en survolant le royaume.

Très dépitée, la reine voulut se venger sur Florine. Elle fit habiller Truitonne de ses plus

riches atours et l’emmena voir Florine.

― Voici la femme du roi Charmant, dit-elle à en désignant Truitonne. Il vient d’épouser ma

fille ! L’anneau qu’elle porte à son doigt en est la preuve.

Ce disant, Truitonne montra la bague qu’elle avait si malhonnêtement obtenue du prince.

Affligée, désespérée d’avoir perdu Charmant, Florine s’évanouit. Les deux cruelles,

contentes d’elles-mêmes, la laissèrent ainsi, sans connaissance, sur le sol froid de sa prison.

Quand elle revint à elle, Florine se mit à la fenêtre et pleura amèrement. Pendant ce temps,

l’oiseau bleu cherchait Florine. Il écouta ce que disaient les gens pour essayer d’en savoir plus.

Mais personne ne parlait d’elle. Un soir, l’oiseau voletait autour du château, quand il aperçut une

fenêtre ouverte en haut de la grande tour. Il vola plus près, plus près… et il entendit la voix

plaintive de sa bien-aimée.

― Le prince m’a abandonnée, dois-je souffrir encore longtemps, me faudra-t-il mourir

bientôt de chagrin ? disait Florine en regardant le crépuscule.

L’oiseau s’approcha d’elle.

― Adorable Florine, ne soyez pas si chagrine, mon cœur vous appartient.

― Qui est là ? Qui parle ? demanda-t-elle.

Page 63: Chemin faisant

― C’est moi, votre prince, transformé en oiseau par la fée Soussio. Elle m’a jeté un sort qui

durera sept ans car je n’ai pas voulu de Truitonne pour épouse.

Ils se retrouvèrent ainsi tous les soirs, pendant deux années heureuses. L’oiseau retournait

parfois dans son propre château et lui rapportait des colliers, des bracelets et mille autres

présents merveilleux. Pendant ce temps, la reine tentait toujours de marier Truitonne à des

princes étrangers, qui tous la refusaient. Ils auraient préféré que Florine leur fut présentée. La

reine la soupçonna alors d’espionnage avec les pays voisins car tout le monde parlait d’elle bien

qu’elle fut enfermée.

Un soir, Truitonne et sa mère allèrent interroger Florine. Celle-ci était en compagnie de

l’oiseau qui eut tout juste le temps de se cacher. La reine demanda avec qui elle s’entretenait et

d’où venaient ses luxueux bijoux.

― Je n’ai vu personne. Et ces bijoux sont les miens.

Soudain, elles entendirent une voix :

― Attention, Florine, ces deux-là te veulent du mal !

Épouvantées, la reine et sa fille quittèrent la tour. Elles envoyèrent une servante pour

surveiller Florine. Florine se méfia d’elle et elle n’osa plus aller à la rencontre du bel oiseau. Mais,

après quelques nuits de veille, l’espionne s’endormit d’un sommeil de plomb. Alors, Florine osa

appeler le prince. En quelques battements d’ailes, il fut à ses côtés et ils parlèrent jusqu’à l’aube.

La servante dormit les deux nuits qui suivirent mais, au quatrième soir, se doutant de quelque

chose, elle resta éveillée. Elle vit et entendit Florine et l’oiseau, puis alla dévoiler leur secret à la

reine.

Le lendemain soir, l’oiseau bleu revint, mais en voulant s’approcher, il eut les pattes et les

ailes coupées par des poignards et des couteaux que la reine avait fait poser dans le cyprès, près

de la fenêtre de sa bien-aimée. L’oiseau ne put se dégager. Il tomba au sol, gravement blessé,

puis il s’évanouit, persuadé que cet horrible piège lui avait été tendu par Florine. Du haut de la

tour Florine l’appelait, sans comprendre pourquoi son oiseau bleu ne volait pas vers elle pour la

rejoindre.

Entre-temps, l’enchanteur, fidèle ami du prince, s’était inquiété de sa longue absence et il

était parti à sa recherche. Il avait déjà fait huit fois le tour du monde lorsqu’il passa dans le bois

du château et qu’il appela. Charmant lui répondit. L’enchanteur le découvrit sous la forme d’un

oiseau affreusement mutilé. Il le soigna grâce à sa magie, puis il lui demanda ce qui était arrivé.

Page 64: Chemin faisant

Le prince raconta ses multiples aventures. L’enchanteur promit à Charmant de l’aider à retrouver

sa forme humaine.

Quelque temps plus tard, le roi, père de Florine, mourut. La désolation régnait en son

château. Seules la reine et Truitonne triomphaient. Mais le peuple se rebella très vite contre

elles et les chassa. Truitonne se réfugia chez Soussio, sa marraine, et sa mère disparut.

Tout son peuple voulait Florine pour reine. Les grands du royaume délivrèrent la jeune

femme, désespérée et affaiblie, et lui firent part des derniers événements. Ils l’amenèrent dans

la salle du trône et la proclamèrent reine.

Pendant ce temps, l’enchanteur, n’ayant pas assez de pouvoir pour libérer le prince de son

sort, alla voir Soussio pour qu’elle rende à Charmant sa forme humaine.

Celle-ci décida de briser le sort à condition que le prince épouse Truitonne.

L’enchanteur, persuadé de la trahison de Florine, convainquit le prince de se marier avec

Truitonne, ce qu’il accepta de mauvais gré, croyant que sa bien-aimée ne l’aimait plus. La

méchante fée fit apparaître un dragon aux ailes immenses, qui la transporta avec sa filleule dans

les airs, jusqu’à la ville où le prince habitait. Quant à Florine, elle ne pouvait oublier son prince.

Elle partit seule, vêtue de haillons, à la recherche de son bien-aimé.

Sur le chemin, elle rencontra une vieille paysanne qui était une fée. Celle-ci lui demanda où

elle se rendait. Florine lui conta ses ennuis et la vieille lui répondit :

― Sachez que votre prince est redevenu homme et qu’il va bientôt se marier à Truitonne.

Ma sœur Soussio a annulé son sort à cette seule condition. Ne vous découragez pas et allez à sa

rencontre, vous atteindrez votre but. Mais prenez ces trois oeufs et cassez-les quand vous en

aurez besoin.

À ces mots, elle disparut.

Florine marcha longtemps et arriva au pied d’une infranchissable montagne d’ivoire. Elle

cassa le premier œuf et elle y trouva des crampons d’or, à l’aide desquels elle escalada la

montagne. Mais, de l’autre côté, la vallée était toute glacée, comme un grand miroir. Alors,

Florine cassa le deuxième œuf dont sortirent deux ravissants pigeons et un joli chariot de bois

peint en bleu. Elle s’y assit et les pigeons s’envolèrent pour la mener aux portes de la ville du roi

Charmant.

Enfin arrivée, elle alla au château et vit le prince en compagnie de Truitonne.

Page 65: Chemin faisant

― Qui es-tu et que veux-tu ? lui demanda Truitonne.

― Je suis Mie-Souillon et je viens vous vendre quelques raretés, répondit Florine en

montrant les bracelets que Charmant lui avait offerts.

― Combien en veux-tu ? demanda Truitonne.

― Je souhaiterais dormir une nuit au château du roi, dans le cabinet des échos.

Truitonne accepta. Florine passa la nuit à appeler Charmant, mais celui-ci, très

profondément endormi, ne l’entendit pas.

Au matin, un valet vint voir Florine et il lui apprit que le prince ne l’avait pas entendue. Elle

retourna alors voir Truitonne. Elle lui présenta un étonnant carrosse miniature décoré d’or,

qu’elle avait sorti du troisième œuf. De jolies souris y étaient attelées et traînaient de joyeux

petits personnages qui faisaient de la musique et dansaient gracieusement.

― Combien en veux-tu ? redemanda Truitonne.

― La même chose qu’hier, répondit Florine.

Truitonne accepta et Florine retourna passer une nuit dans le cabinet des échos.

La nuit venue, Florine appela et appela encore le prince. Celui-ci ne dormait pas. Il entendit

et reconnut la voix de sa bien-aimée. Il se précipita dans la pièce où il la vit dans une robe de

taffetas blanc – elle avait retiré ses habits de souillon – gracieusement allongée sur le canapé.

Jamais retrouvailles ne furent plus attendrissantes et émouvantes.

Ils se parlèrent longuement et se racontèrent l’un à l’autre ce qu’ils avaient vécu depuis

leur séparation et chacun d’eux comprit que tout leur malheur venait de Truitonne et de sa

marraine Soussio.

Le lendemain, l’enchanteur et la bonne fée, celle qui avait donné les œufs à Florine, dirent

aux deux amants :

― Nous sommes à présent deux pour vous protéger, Soussio ne peut plus rien contre notre

pouvoir et elle ne pourra plus empêcher votre union.

Ce fut un jour de fête. Tout le royaume se réjouissait du mariage magnifique de Charmant

et de Florine. Seule Truitonne que l’enchanteur avait transformée en truie, grogna de

mécontentement. Enfin réunis, Charmant et Florine purent dès lors se consacrer à leur bonheur.

Page 66: Chemin faisant

Voici un conte de la tradition française, écrit par Mme d’Aulnoy. Cherche des renseignements sur l’auteur, et fais une petite fiche avec des données biographiques et bibliographiques que tu pourras présenter à tes amis.

Réfléchis un peu :

pourquoi le conte s’appelle-t-il L’oiseau bleu ?

à part l’oiseau, il est question d’autres personnages. Lesquels, par exemple ?

fais le portrait physique et psychologique des plus importants d’entre eux.

présente un court résumé de l’histoire.

Florine et le prince Charmant doivent se frayer un long chemin avant de se rejoindre à la fin :

décris les différents moments du voyage initiatique de chacun d’entre eux.

pendant ce voyage, ils vont rencontrer des gens qui les aident et des gens qui s’opposent à eux. Qui, par exemple ? Quel rôle jouent-ils ?

Cherche, dans le Dictionnaire des symboles (dirigé par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. Paris, Ed. Robert Laffont, 1982) les valeurs des symboles qui sont partout présents. Si, par hasard, tu ne les trouves pas, demande à ton professeur de te fournir un résumé des articles présentés par Georges Romey dans les 4 volumes de son Dictionnaire de la Symbolique (Paris, Albin Michel, 1995-2002). Tu en seras ravi(e) !

Page 67: Chemin faisant

La guerre Anaïs Vaugelade

C’était la guerre.

Tous les matins, les hommes partaient au champ de bataille.

Ceux qui revenaient le soir portaient les morts et les estropiés.

C’était la guerre depuis si longtemps que plus personne ne se rappelait pourquoi elle avait

commencé.

Victor Deux roi des Rouges comptait et recomptait les soldats de son royaume.

«Dix plus vingt, voilà qui nous fait trente; j’en ajoute encore cinquante…

Quatre-vingts hommes ! Quatre-vingts hommes, ce n’est pas assez pour gagner la guerre.»

Et il se mettait à pleurer.

Heureusement pour lui, Victor Deux roi des Rouges avait un fils qui s’appelait Jules. Jules

entrait dans la salle du trône, il disait :

«Courage, Papa !» Et le roi reprenait courage.

Armand Douze roi des Bleus avait lui aussi quatre-vingts soldats et un fils. Mais lorsque

Armand Douze se désolait, ce fils-là ne trouvait rien à dire.

Le fils d’Armand Douze s’appelait Fabien, et il ne s’intéressait pas tellement à la guerre.

À vrai dire, il ne s’intéressait à rien.

Il passait ses journées dans le parc, assis sur une branche. Un jour, Fabien reçut une lettre

du prince Jules :

Nos pères n’ont presque plus de soldats, alors,

si tu es un homme, prends ton cheval et ton armure.

Je te donne rendez-vous demain matin au champ de bataille;

nous nous battrons en duel, et le gagnant du combat

gagnera en même temps la guerre. Signé Jules.

Fabien soupira. Il n’aimait pas tellement monter à cheval.

Le lendemain Fabien arriva au rendez-vous monté sur une brebis.

Page 68: Chemin faisant

«En garde !» dit Jules.

«Bêêêê !» fit la brebis.

Cela effraya le cheval qui se cabra à la verticale.

Jules tomba.

«Tu n’es pas blessé ?» demanda Fabien.

Mais Jules était plus que blessé; il était mort sur le coup.

Les soldats rouges hurlèrent : «Le combat était truqué !»

Fabien voulut leur expliquer que c’était un accident, mais comme ils avaient des piques et

des lances, il préféra partir en courant.

Armand Douze roi des Bleus l’attendait.

«Tu devrais avoir honte !» gronda-t-il.

«Mais je n’ai rien fait», dit Fabien.

«Justement», lui répondit son père, «honte et double honte, je te chasse de mon

royaume.»

Le prince Fabien se cacha dans le parc.

Maintenant, c’était l’après-midi, et les soldats avaient repris la guerre; alors, Fabien décida

de faire quelque chose : il décida d’écrire deux lettres, l’une pour Armand Douze, l’autre pour

Victor Deux.

Les deux lettres disaient exactement la même chose :

Je suis chez le roi jaune Basile Quatre,

il m’ a donné une grande armée.

Alors si vous êtes des hommes,

prenez vos chevaux et vos armures.

Je vous donne rendez-vous

demain matin au champ de bataille.

Signé Fabien.

Armand Douze reçut sa lettre le soir même.

Page 69: Chemin faisant

«Ma nullité de fils, une grande armée ?» dit-il, «ils seront huit tout au plus, et j’en ferai de

la chair à pâté.»

Quand Victor Deux reçut sa lettre, il haussa les épaules; il déclara qu’il écrabouillerait

comme rien ce gagneur de combat truqué. Il mit la lettre dans sa poche et il alla se coucher.

Lorsqu’il vit arriver l’armée bleue le roi des Rouges s’écria : «Que faites-vous ici, Messieurs

? Nous avons rendez-vous avec l’armée jaune, alors veuillez nous laisser la place.»

«Figurez-vous, Messieurs, que nous avons nous aussi rendez-vous avec l’armée jaune.»

«Je ne comprends pas», dit Victor Deux roi des Rouges.

«Moi non plus», dit Armand Douze roi des Bleus.

Ils comparèrent leurs lettres.

«Combien y aura-t-il de soldats jaunes, d’après vous ?»

«Peut-être huit, ou quatre-vingts, ou peut-être huit cents…»

«Qu’importe, car les Bleus sont de vrais braves», dit Armand Douze.

Et Victor Deux répliqua : «Les Rouges ne redoutent personne.»

À midi les Jaunes n’étaient toujours pas là.

On a beau être brave et ne redouter personne, l’attente rend nerveux :

«Messieurs», dit Armand Douze, «je crois que face à huit cents hommes nous devrions

allier nos armées.»

«C’est juste», répondit Victor Deux.

Ils attendirent encore tout l’après-midi.

À sept heures les rois discutèrent pour savoir s’il fallait rentrer au château, mais ils

décidèrent que non, qu’il valait mieux rester, pour le cas où les Jaunes arriveraient de nuit; et ils

firent apporter des sandwichs.

Le lendemain les Jaunes n’étaient toujours pas là, alors on commença d’installer des tentes

et d’allumer des feux de camp.

Le troisième jour, les femmes des soldats vinrent avec leurs casseroles et leurs louches,

parce qu’on ne pouvait pas nourrir deux armées avec seulement des sandwichs.

Le quatrième jour elles amenèrent leurs bébés.

Page 70: Chemin faisant

Et le cinquième jour les autres enfants, qui s’ennuyaient seuls à la maison, vinrent à leur

tour avec les vaches, les cochons et les poules.

Les aînés montèrent des commerces.

Au dixième jour, le champ de bataille ressemblait à un village.

Fabien pensa : «Je n’ai pas d’armée, et je n’en ai jamais eu; mais grâce à moi, la guerre est

finie.»

Alors Fabien se rendit chez Basile Quatre roi des Jaunes pour lui raconter son histoire.

Basile rit beaucoup au moment de l’armée imaginaire, mais il pleura un peu pour le prince Jules,

mort si bêtement; et il pleura même pour tous ces soldats dont il ne connaissait pas les noms.

Basile Quatre trouva que Fabien était le plus malin, et aussi le plus sage; et comme il n’avait

pas de fils, il lui demanda d’être le prince des Jaunes, et de régner plus tard sur le royaume. Le

roi Fabien fut un excellent roi.

Et bien sûr, sous son règne, il n’y eut jamais la moindre guerre.

Page 71: Chemin faisant

“C’était la guerre depuis si longtemps que plus personne ne se rappelait pourquoi elle avait commencé.” Explique le sens de ces mots, en les rapportant à ce qui se passe dans notre monde actuel.

On peut dire que ce récit est un manifeste contre la guerre ; pour quelles raisons ?

Fais le résumé de cette histoire, et choisis les moments qui t’ont le plus impressionné. N’oublie point de justifier ton choix.

Et si tu devais choisir le personnage qui t’a le plus ému, quel serait ton choix ? Pourquoi ?

À la fin, grâce à Fabien, le vrai héros, anonyme, humble et généreux, la guerre se change en paix :

comment ? Que fait-il donc ?

qu’en résulte-t-il ?

connais-tu d’autres héros qui ont fait pareil ? Qui ont tout fait pour que notre monde soit meilleur ?

Avec l’aide d’un de tes copains, pars à la recherche d’un ou de deux de ces héros. Veux-tu présenter sa ou leur biographie ?

Pourtant, autour de nous, il y a des gens qui sont de vrais héros, et dont personne n’en parle. En connais-tu ? Qui, par exemple ? Peux-tu nous raconter une de ces vies ?

Page 72: Chemin faisant

L’arbre qui parle

Do Spillers

Loin, très loin…, là-bas au cœur de la savane, vivait un arbre plus grand et plus vieux

qu’aucun autre arbre.

Et sous son écorce d’arbre, il abritait toute la sagesse de l’Afrique.

À ses pieds, parmi les hautes herbes, la lionne guettait l’antilope ou le zèbre écartés du

troupeau. Comme il était le seul arbre des environs, les oiseaux le connaissaient bien, qui se

perchaient sur ses plus hautes branches. Et les girafes, qui broutaient les feuilles de ses

branches moyennes. Et les lions, qui s’étendaient pour leur sieste sur une de ses branches

basses…

C’est ainsi que l’arbre avait appris tous les secrets du peuple des oiseaux, et ceux des lions,

des girafes, et ceux des zèbres et de bien d’autres encore. Car il écoutait de toutes ses feuilles.

Les hommes eux-mêmes venaient s’asseoir au pied de l’arbre pour la palabre, discutant gravement

de sujets graves à l’ombre de ses branches.

Et c’est ainsi que l’arbre en savait plus sur le peuple des hommes que le plus vieux d’entre

les vieux et le plus sage d’entre les sages. Car il se taisait et eux parlaient. Mais l’arbre n’était

pas avare de son savoir : aux oreilles attentives il chuchotait, en confidence, la réponse à bien

des questions.

Aussi, dès que leurs oisillons étaient assez forts pour voler, les hirondelles, les alouettes

et les étourneaux avaient pris l’habitude d’y mener leurs petits. À la tombée du soir, l’arbre

s’emplissait de piaillements. Bientôt, de trois coups de bec, des parents faisaient taire les plus

bavards. Et chacun écoutait le murmure qui montait de la racine la plus profonde à la brindille la

plus élevée.

���

Le lendemain, les jeunes en savaient un peu plus sur l’art de voler en zigzag pour tromper le

rapace qui plonge sur sa proie. Et l’aigle ou le milan rentraient bredouilles dans leurs montagnes,

se demandant par quel miracle tous les petits oiseaux de ce coin de savane étaient, soudain,

Page 73: Chemin faisant

devenus si malins ! Et chaque girafon qui repartait en mâchonnant une poignée de feuilles de

l’arbre savait un peu mieux comment éviter la lionne qui chasse. Et chaque lionceau, après sa

sieste au pied de l’arbre, mystérieusement, se méfiait un peu plus du rire de l’hyène qui rôde à la

recherche d’une proie facile.

Mais les hommes, eux, repartaient, graves et stupides comme ils étaient venus, et leur

bavardage ne leur avait rien appris, car ils ne savaient pas écouter.

Ils étaient fiers et arrogants. Ils incendiaient la savane avec leurs feux, et tuaient plus

d’animaux qu’il n’en fallait pour se nourrir. Ils se tuaient même entre eux. Et ils appelaient ça «la

guerre». L’arbre leur parlait, comme à tous, mais les hommes ne l’entendaient pas. À cause d’eux,

l’arbre devint triste. Pour la première fois, il se sentit vieux et fatigué. S’il avait pu, il se serait

couché pour oublier. Mais, quand on est un arbre, il faut rester debout à se souvenir…

Alors, ses feuilles jaunirent et devinrent sèches, et bientôt il resta nu au milieu de la

savane. Les oiseaux désormais dédaignèrent ses branches, et les lions et les girafes aussi, car il

ne leur parlait plus.

Et chacun le disait mort.

���

Longtemps l’arbre sec resta dressé. Et rien, jamais, ne semblait devoir changer… Le milan

de la montagne était content et les hyènes riaient. La lionne perdit un lionceau, la girafe un

girafon, et l’hirondelle trois oisillons qui savaient à peine voler.

Mais, un matin, un petit homme vint, à l’allure décidée. Il avait les yeux d’un enfant et son

regard ne reflétait ni le feu ni le sang. Ses mains ne serraient ni arc ni sagaie. C’était un homme

pourtant. Il s’arrêta au pied de l’arbre sec, tendit les bras et, du bout des doigts, toucha le

tronc, très doucement, à peine, comme on réveille quelqu’un qui dort. L’écorce frissonna.

Et la voix du petit homme monta le long de l’arbre, tendre comme un très vieux chant. Le

petit homme parlait à l’arbre, simplement. Puis il se tut. Et, posant l’oreille à même le tronc, il

écouta. Le vent dans les branches sembla former des mots et des phrases.

Et plus l’arbre parlait, plus le visage du petit homme s’éclairait.

Quand l’arbre eut fini, l’homme s’en fut. À son retour, il portait une hache à l’épaule.

Parvenu près de l’arbre, il leva son visage vers les branches et murmura quelques mots sur le ton

d’une excuse. Puis, campé sur ses deux jambes, le manche de sa hache bien en mains, il commença

du tranchant à frapper le tronc.

Page 74: Chemin faisant

Et le bois résonna sur la savane, jusqu’aux limites du désert et des montagnes. Chaque

oiseau, chaque lion et chaque girafe reconnut la voix du vieil arbre. Tous, ils accoururent, mais ils

ne trouvèrent plus qu’une souche et quelques copeaux répandus sur le sol. Car le petit homme,

aidé de ceux de son village, avait emporté l’arbre jusque chez lui. Et, par peur des hommes, les

animaux n’osèrent pas le suivre.

Une fois au village, le petit homme se mit au travail. Il avait une grande idée : pour que la

voix de bois du vieux sage parcoure de nouveau la savane, il façonnerait un tam-tam. Un tam-tam

plus sonore et plus grand qu’aucun autre tam-tam. Assez long pour que tous les hommes de la

tribu puissent y jouer ensemble. Comme le petit homme reprenait la hache afin d’élaguer les

branches et de dégager le tronc, ceux qui avaient porté l’arbre avec lui arrêtèrent son geste :

― Petit homme, nous t’avons aidé, dirent les hommes forts de leurs grosses voix. Notre

travail doit être payé.

― Mais… avec quoi vous paierais-je ? Je ne possède rien, vous le savez bien !

― Allons, allons ! insistèrent les hommes forts, pas d’histoires ! Nous avons porté ton

arbre, donne-nous notre part.

― Ce n’est pas possible, protesta le petit homme. Pour ce tam-tam, il faut que le tronc

reste entier. Sinon, comment toute la tribu pourrait-elle y jouer ?

Les autres, hélas ! s’obstinaient à réclamer leur part du bois, et l’affaire fut portée devant

le Conseil des Anciens.

���

C’était une assemblée d’hommes très vieux et très bavards. Toujours prêts à prononcer une

sentence ou un jugement, à propos de ce qu’ils connaissaient, comme à propos de ce qu’ils

ignoraient. Rien ne leur plaisait comme de se réunir dès qu’on leur demandait leur avis, et même si

on ne le leur demandait pas ! Or, le Conseil avait pour habitude de se réunir sous le grand arbre,

et les vieillards se trouvèrent tout désemparés… puisque l’arbre était coupé ! Le plus ancien des

Anciens, un tout petit vieillard au visage ridé comme un pruneau, agita sa longue pipe au-dessus

de sa tête et prit la parole :

― Le Conseil ne peut se réunir, faute d’un lieu convenable.

Et il tira une bouffée de sa pipe. Les autres membres du Conseil, assis en cercle,

approuvèrent de la tête, tirèrent chacun un nuage de fumée de leur pipe et gardèrent le silence.

Page 75: Chemin faisant

Les hommes forts, qui voulaient qu’on leur donne leur part de l’arbre, et le petit homme, qui ne

voulait pas, n’étaient pas plus avancés.

Le petit homme, qui était impatient de commencer son travail, fit un pas vers le cercle,

s’inclina respectueusement devant le plus ancien des Anciens :

― Dites-moi seulement si je puis entamer mon ouvrage, puisque vous êtes réunis.

― Ah, non ! Nous sommes ici, c’est vrai, répondit l’Ancien. Mais le Conseil n’est pas réuni. Il

ne peut donc donner son avis.

Il tira une nouvelle bouffée de sa pipe et se tut. Les hommes forts, qui étaient impatients

d’emporter le bois qui leur revenait, à leur tour s’inclinèrent devant les Anciens, et dirent :

― Dites-nous seulement si nous pouvons prendre notre part.

L’Ancien ne prit même pas la peine de répondre. Il se contenta de tirer un nuage de fumée

de sa pipe, et garda le silence.

Mais le plus fort, qui était aussi le plus impatient, fit un pas en avant.

Aussitôt le vieillard lâcha sa pipe et, d’une voix chevrotante, il ajouta précipitamment :

― Le Conseil va se réunir… pour décider où il faudra tenir conseil.

La palabre qui s’ensuivit aurait pu durer jusqu’à la fin des temps, si finalement le Conseil

n’avait pas décidé… qu’il déciderait plus tard de cette grave question ! Après quoi les vieillards

conseillèrent au petit homme de donner aux hommes forts ce qu’ils demandaient. Puis, ils

réclamèrent à leur tour un morceau de l’arbre pour prix de leur sage conseil. Et le petit homme le

leur donna, car c’était la coutume de faire un cadeau aux Anciens, en remerciement de leurs avis.

Et chacun s’affaira à scier, refendre et lier.

Et le morceau d’arbre ne fut bientôt plus que bûches, rondins et fagots à brûler. Car les

hommes allumaient des feux tout autour du village afin d’en tenir éloignés les animaux sauvages.

Ils ignoraient que les animaux les craignaient eux-mêmes encore bien davantage que leurs feux.

���

Le petit homme, un peu déçu, considéra son tronc tout raccourci, mais se dit qu’après tout

il y avait encore là de quoi tailler un beau tambour pour la tribu.

Il se mit donc au travail, plein de courage. La hache, pourtant, ne convenait pas bien à

l’écorçage qu’il avait entrepris, et il décida d’aller chez un voisin emprunter une serpe dont la

Page 76: Chemin faisant

lame recourbée ferait mieux l’affaire. Le voisin faisait la sieste, comme d’habitude, et le petit

homme le réveilla pour lui faire sa demande.

― Aâââh ! C’est toi ? fit le voisin en bâillant comme un hippopotame. Qu’est-ce que tu me

veux ?

― Pourrais-tu, s’il te plaît, me prêter ta serpe ? demanda le petit homme bien poliment.

― Eh ! répondit le voisin, aussi aimable qu’un crocodile dérangé pendant sa digestion. Tu

m’empêches de dormir avec tout ton vacarme… Et tu voudrais, en plus, que je te prête ma serpe !

Et si, justement, j’en avais besoin ?

― Mais… pour une seule journée ! Demain, j’aurai fini !

― Qu’est-ce que tu me donnes en échange ?

― Je ne possède rien, tu le sais bien.

― Ah non ? Et cet arbre, alors ? Il est à toi, n’est-ce pas ?

― Oui, mais… commença le petit homme.

― Eh bien ! donne-m’en un morceau pour alimenter mon feu, et je te prêterai ma serpe.

Ainsi fut fait, car personne d’autre au village ne possédait l’outil qu’il fallait au petit

homme.

Un peu déçu, il considéra son tronc encore plus raccourci. Après tout il y avait là assez de

bois pour tailler un tam-tam pour la tribu. Il se remit donc au travail, plein de courage. Et

l’écorçage fut bientôt achevé. Mais, quand il voulut creuser le tronc, le petit homme s’aperçut

qu’il lui manquait le ciseau pour le faire. Le voisin, à coup sûr, en possédait un, mais accepterait-il

de le prêter sans réclamer encore un bout de l’arbre ?

Hélas ! personne d’autre au village ne possédait de ciseau à bois. Et il fallut de nouveau

réveiller l’hippopotame, aimable comme un crocodile.

― Encore toi ! bâilla le voisin. Qu’est-ce que tu me veux ?

― Pardonne-moi, fit le petit homme de sa voix bien polie. Je suis venu te rapporter ta

serpe… et te demander, en échange, un ciseau à bois, s’il te plaît.

― En échange ? ricana le voisin. Il n’y a pas d’échange, puisque la serpe est à moi. Donne-

moi un morceau de ton bois pour alimenter mon feu, et je te prêterai mon ciseau.

���

Page 77: Chemin faisant

Ainsi fut fait. Et le petit homme, un peu déçu, considéra son tronc tout raccourci. Il y avait

encore là de quoi faire un joli tam-tam, plus tout à fait assez grand pour la tribu, mais un joli

tam-tam tout de même. Plein de courage, il se remit au travail, et le tronc fut bientôt creusé. Il

ne restait plus qu’à le durcir au feu pour qu’il soit plus solide et que sa voix porte loin. Mais le

petit homme n’avait pas de feu, et il avait donné déjà tant de bois aux autres qu’il ne lui en

restait même plus pour en allumer un. Le feu du voisin, bien sûr, brûlait un peu plus loin, mais le

petit homme n’osa pas le réveiller une troisième fois.

Il s’en fut donc demander aux hommes forts, qui faisaient une grande flambée, la

permission de passer son tam-tam à la flamme.

― D’accord, firent-ils, à condition que tu mettes une bûche sur notre feu, comme tout le

monde.

― Mais… je n’ai plus de bois, je vous ai tout donné déjà ! répondit le petit homme.

― Ah oui ? Et ça, c’est pas du bois ? dit le plus fort des hommes forts, pointant son gros

doigt vers le petit tam-tam.

La mort dans l’âme, le petit homme dut se résoudre à couper un tronçon du tam-tam avant

même d’avoir pu entendre sa voix.

Et quand il considéra ce qui restait à présent de l’immense fût que l’arbre lui avait donné, le

petit homme fut bien près de s’asseoir pour pleurer, et d’abandonner son beau projet. Il se

ressaisit et se dit qu’après tout, s’il n’y avait plus là de quoi faire un tam-tam, cela suffirait bien

pour façonner un grand tambour. Plein de courage, il se remit donc au travail, et ce qui restait du

tam-tam fut bientôt retaillé en “djembé”. (Djembé est le nom qu’on donne en Afrique à cette

sorte de tambour.) Mais le petit homme s’aperçut qu’il lui manquait la peau de chèvre à tendre sur

son tambour.

Il s’en fut donc à la recherche du troupeau de chèvres. La fille qui gardait les bêtes était

jeune encore, presque une enfant, et le petit homme se dit que serait plus facile avec elle.

― Bonjour, dit-il à l’enfant.

― Bonjour, répondit la fille. C’est toi qui donnes du bois à tout le monde en échange d’un

outil ou d’un peu de feu ?

― Oui, enfin… commença le petit homme.

― Que veux-tu de moi ? interrompit l’enfant.

Page 78: Chemin faisant

― Une peau de chèvre, simplement, une de celles qui traînent là-bas. Mais je n’ai plus de

bois à donner.

― C’est dommage, fit la fille. Justement, j’aurais eu besoin d’un peu de bois, moi aussi. Pour

éloigner les lions de mon troupeau, rien de tel qu’un bon feu, m’ont dit les Anciens.

― Oh ! s’il te plaît, donne-moi une peau. Je vois bien que tu n’en fais rien, supplia le petit

homme.

― Au contraire, répliqua l’enfant. Mes peaux, je les échange contre du bois !

Et comme personne d’autre au village n’avait de peaux de chèvre, le petit homme, encore

une fois, fut obligé de couper un morceau de son tambour.

���

La peau de chèvre était dure et sèche, cassante comme une écorce. Avant de la monter sur

le tambour, il fallait d’abord la macérer, la bouillir, l’étirer, la battre afin qu’elle devienne souple

et solide comme du cuir.

Il ne restait plus au petit homme qu’à la porter chez le tanneur.

Celui qui tannait toutes les peaux de la tribu habitait seul hors du village, près du fleuve.

Car son travail demandait beaucoup d’eau. Et les autres n’auraient pas voulu qu’il s’installe auprès

d’eux, à cause de l’odeur épouvantable des peaux qui trempent. Mais, si loin qu’habite le tanneur,

lui aussi avait entendu parler de l’arbre abattu. À son tour, il réclama sa part, pour prix de son

travail.

― Mais il n’y a plus d’arbre ! se lamenta le petit homme. Il n’en reste plus qu’un tambour !

― D’accord, conclut le tanneur, je me contenterai d’un bout de ton tambour. Et le petit

homme coupa et donna le bois, et sa peau fut tannée, séchée et prête à monter sur son djembé.

Quand il voulut la tendre, il s’aperçut qu’il lui manquait une corde pour le faire. Il s’en fut

donc voir celui du village qui savait le mieux tresser les cordes. Car la corde qui tend la peau sur

un djembé doit être solide. Comme les autres, le tresseur de cordes demanda un peu de bois. Le

petit homme eut beau protester et gémir, rien n’y fit. Et son tambour fut encore raccourci.

Le petit homme rentra chez lui tout déconfit, la corde sur l’épaule. À voir son tambour à

présent si petit il se demanda si le travail en valait encore la peine. Puis il se souvint de l’arbre qui

se dressait au milieu de la savane. Il se rappela la promesse qu’il lui avait faite, et son courage lui

Page 79: Chemin faisant

revint. Bientôt la peau de chèvre fut posée sur le djembé, cerclée et tendue à se rompre par un

réseau de nœuds solides et compliqués.

���

Le petit homme regarda son djembé, enfin prêt ! C’était, il est vrai, un djembé tout petit,

bien loin de ressembler au grand tam-tam qu’il voulait tailler et sur lequel tous ceux de la tribu

ensemble auraient pu jouer. Le petit homme, pourtant, ne fut pas déçu, car c’était un joli djembé

: tout sculpté, tout poli, juste assez large pour ses petites mains, et juste assez grand pour tenir

entre ses genoux. Alors, le petit homme voulut l’essayer. De la paume et des doigts, il se mit à

frapper. Et la voix qui monta de ce tambour, si petit qu’il semblait un tambour d’enfant, était

ample et vaste et profonde comme une forêt.

���

Le petit homme en fut tout saisi, mais ses mains continuèrent à jouer… Et la voix imposante

du petit djembé s’étendit sur tout le village, puis sur la savane entière.

Un à un, tous ceux de la tribu s’approchèrent du petit homme. Ils étaient tous venus : du

plus ancien des Anciens à la petite gardienne de chèvres, du plus fort des hommes forts au voisin

crocodile. Ils avaient laissé leurs feux, leurs palabres et leurs siestes, pour former un cercle

autour du petit tambour. Et ils se taisaient.

Du petit djembé montaient des mots et des phrases qui disaient toute la savane : la peur

du zèbre qui fuit la sagaie du chasseur avide, la souffrance de l’herbe qui se tord dans la flamme

allumée par l’homme, la douceur du vent qui murmure dans les branches de l’arbre… Et les

hommes écoutaient.

Eux qui ne songeaient qu’à la chasse, à la guerre et à leurs feux, ils se taisaient.

Ainsi, jusqu’aux limites de la montagne et du désert, chaque oiseau, chaque lion et chaque

girafe reconnut la voix du vieil arbre. Et, grâce aux mains du petit homme, à nouveau, tous

partagèrent son savoir, et pour longtemps encore. Car, au son du djembé, la souche de l’arbre

ancien bourgeonna. De la jeune pousse jaillit un nouvel arbre.

Et sous son écorce d’arbre, coulait la sève de la sagesse de l’Afrique. À ses pieds, parmi les

hautes herbes, la lionne guettait l’antilope ou le zèbre écartés du troupeau. Les oiseaux le

connaissaient bien, qui souvent se perchaient sur ses plus hautes branches. Et les girafes, qui

broutaient les feuilles de ses branches moyennes, et les lions, qui s’étendaient pour la sieste sur

une de ses branches basses. Les hommes eux-mêmes…

Page 80: Chemin faisant

À plusieurs (mais pas plus de trois !), vous devez lire ce beau conte et en dégager les idées principales. Ensuite, proposez pour chaque moment deux ou trois questions que vous estimez essentielles. À votre tour de créer la carte illustrée de ce grand voyage !

Cherche, dans le Dictionnaire des symboles (dirigé par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. Paris, Ed. Robert Laffont, 1982) le symbole universel de l’arbre, et fais-en un court résumé. Si, par hasard, tu estimes que ce n’est pas assez, demande à ton professeur de te fournir quelques passages de l’article présenté par Georges Romey dans le 1er volume de son Dictionnaire de la Symbolique (Paris, Albin Michel, 1995-2002).

Il s’agit donc d’un grand voyage à travers la jungle, où il est question d’animaux, d’hommes, mais surtout d’un arbre et d’un “petit homme” :

veux-tu les caractériser ?

un des moments les plus beaux c’est, bien sûr, celui du dialogue entre l’arbre et le “petit homme” : pour quelle raison ?

le lien qui s’établit entre les deux ne s’interrompra jamais. Comment le sais-tu ?

Les derniers paragraphes du récit nous racontent un vrai miracle : la voix qui montait du petit tambour enfin achevé – qui ne ressemblait en rien au grand tam-tam si convoité – “était ample et vaste et profonde comme une forêt”. Et, au son du djembé, qui rassembla tout le monde, “la souche de l’arbre ancien bourgeonna.” Peux-tu expliquer ce double miracle ?

Explique, maintenant, le titre de cette belle histoire.

Page 81: Chemin faisant

Écoute les voix de la terre Douglas Wood

Durant mon enfance, mon grand-père était mon meilleur ami. Lorsque nous étions ensemble,

tout me semblait parfait. Nous aimions nous promener tous les deux dans les bois. Nous n’allions

jamais ni très loin, ni très vite. Nous prenions des chemins sinueux. Tout en marchant, je lui

posais de nombreuses questions.

― Grand-père, pourquoi… ?

― Que se passerait-il si… ?

― Est-ce que parfois… ?

Un jour, je lui ai demandé :

― Grand-père, qu’est-ce qu’une prière ?

Mon grand-père est resté silencieux un long moment.

Puis nous sommes arrivés devant les arbres les plus hauts de la forêt et il m’a répondu par

une question :

― As-tu déjà entendu le murmure des arbres ?

J’ai écouté attentivement mais en vain.

― Regarde, m’a-t-il dit, les arbres montent vers le ciel. Ils vont toujours plus haut… Ils

veulent atteindre les nuages, le soleil, la lune et les étoiles. Ils cherchent à s’élever vers les

cieux.

J’ai pensé aux arbres, j’ai essayé de les entendre. Pendant que je réfléchissais, je me suis

assis sur un vieux rocher couvert de mousse.

― Les pierres et les montagnes nous parlent elles aussi. Leur calme, leur silence nous

inspirent la tranquillité, m’a expliqué mon grand-père.

Après avoir longuement réfléchi, j’ai ramassé un caillou et je l’ai mis dans ma poche.

Nous sommes allés un peu plus loin, près d’un ruisseau. L’eau bouillonnait, scintillait, et de

tout petits poissons tournoyaient dans l’ombre.

Page 82: Chemin faisant

― Grand-père, est-ce que les ruisseaux murmurent eux aussi ? lui ai-je demandé.

― Bien sûr. Les lacs, les rivières et tous les cours d’eau également, m’a-t-il répondu.

Parfois, ils coulent tranquillement. Ils reflètent alors les nuages, les oiseaux, le soleil ou les

étoiles.

― Parfois, ils s’écoulent en remous à la surface de la terre, se jettent dans la mer et

s’évaporent dans le ciel. Puis le cycle recommence…

Le plus souvent, ils rient et s’amusent avec leurs amis les rochers. Ou bien ils dansent,

bondissent et puis retombent…

― Mais la nature s’exprime encore de bien d’autres façons. Les herbes hautes s’agitent

vers le soleil et les fleurs exhalent leur doux parfum.

Quant au vent, il chuchote, gémit, soupire. Il nous souffle ses paroles.

― Écoute le chant des oiseaux au petit matin, écoute leur silence avant le lever du soleil.

Entends-tu la mélodie du rouge-gorge à la tombée du jour ? Les animaux se faufilent dans la

forêt, brillent dans l’eau, escaladent les montagnes, s’envolent dans les nuages ou se réfugient

sous terre. C’est ainsi que tous les êtres vivants participent à la beauté du monde…

Puis nous nous sommes tus tous les deux.

Mon grand-père regardait au loin et je réfléchissais à ce qu’il m’avait dit sur les rochers,

les arbres, l’herbe, les oiseaux et les fleurs. J’ai fini par lui demander comment priaient les

hommes.

Mon grand-père a souri et a passé sa main dans mes cheveux.

― Tout comme la nature, les hommes ont leur propre langage… m’a-t-il répondu.

― On peut se pencher pour sentir le parfum d’une fleur, regarder le soleil se lever, sentir

la terre tourner doucement ou saluer le jour.

On peut se promener dans un bois enneigé un jour d’hiver et regarder son propre souffle

entrer dans le souffle du monde.

Mais la musique ou la peinture sont aussi des manières de s’exprimer, de parler…

― Parfois, on se sent triste, malade ou isolé. On répète alors des phrases que nous ont

appris par le passé nos parents ou nos grands-parents.

Mais il faut avant tout essayer de trouver ses propres mots.

Page 83: Chemin faisant

Ce qui est important, c’est de dire ce que l’on ressent vraiment, ce qui vient du cœur.

Au bout d’un moment, mon grand-père m’a dit qu’il était l’heure de rentrer.

Mais j’avais une dernière question à lui poser :

― Nos prières ont-elles des réponses ?

Il m’a souri.

― En général, ce ne sont pas vraiment des questions, mais si on écoute bien, elles

contiennent souvent leurs propres réponses. Nous sommes comme les arbres, le vent et l’eau.

Nous ne voulons pas changer ce qui nous entoure mais nous changer nous-mêmes. C’est en

évoluant que l’on transforme le monde.

Après cette promenade, mon grand-père et moi avons encore souvent marché ensemble.

Chaque fois j’ai essayé d’écouter les voix de la terre, mais je n’ai jamais été sûr de vraiment les

entendre.

Un jour, mon grand-père nous a quittés.

J’ai eu beau penser à lui de toutes mes forces, il n’est pas revenu. Il ne pouvait pas revenir.

J’ai prié encore et encore jusqu’à ce que je n’y arrive plus. Pendant longtemps, j’ai renoncé.

Tout me paraissait sombre et je me sentais seul sans lui.

Quelques années plus tard, alors que je me promenais, je me suis assis sous un grand arbre.

Les branches remuaient et les feuilles bruissaient dans le vent. J’ai entendu le murmure d’un

ruisseau et le chant d’un rouge-gorge perché sur un chèvrefeuille. J’ai également perçu un léger

murmure mêlé au souffle du vent, au chant des oiseaux et au clapotis de l’eau. La terre me

parlait, comme mon grand-père me le disait.

Alors j’ai murmuré doucement, moi aussi :

― Merci pour les grands arbres et les belles fleurs, pour les rochers et les oiseaux, mais

surtout merci… pour mon grand-père.

Et là, quelque chose a changé. Je sentais mon grand-père à nouveau près de moi… Pour la

première fois depuis longtemps, tout me semblait parfait.

Page 84: Chemin faisant

Ce récit n’est qu’un immense et touchant dialogue entre deux êtres qui s’aiment bien :

qui sont-ils ? comment le sais-tu ?

que font-ils souvent ensemble ? Que se passe-t-il alors ?

“Les voix de la terre” sont présentes partout dans le dialogue :

peux-tu illustrer – à l’aide de quelques exemples - cette omniprésence ?

et quelle est, pour toi, la plus belle manifestation de cette voix ?

toi aussi, tu écoutes les voix de la terre ? quand et comment ? Seul ou avec quelqu’un ?

Dans ce beau dialogue il est aussi question de silence :

dans ce récit, est-il vraiment un élément important ?

et pour toi, le silence est-il essentiel ? Pour quelles raisons ?

raconte un peu ce qui se passe autour de nous… et essaie d’expliquer la peur que notre monde a du silence... ou l’aversion qu’il a pour lui.

La fin du récit est vraiment touchante :

pourquoi ?

explique la dernière phrase : “Pour la première fois depuis longtemps, tout me semblait parfait.”

tu as peut-être vécu ou tu vis des moments qui te semblent parfaits. Par exemple,…