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Marie-Chantal Doucet, Ph. D. Professeure - Faculté des sciences sociales École de service social Université d’Ottawa Problèmes du travail social contemporain Cependant, il est difficile pour ceux qui font un travail de terrain, d’ignorer la diversité des formes de pensée. Geertz L’interrogation sur la pertinence du travail social est inséparable du mouvement de désinstitutionalisation occidental. Dans le contexte des mutations sociales, culturelles et politiques, les pratiques se sont transformées. « L‘idée de société », pour reprendre une expression de Dubet et Martucelli (2000) ne se trouverait plus à l’avant-scène de l’imaginaire contemporain. Le lien social serait à rechercher ailleurs, dans les nouvelles formes de sociabilité. La compréhension des phénomènes serait beaucoup plus à rechercher dans l’expérience sociale des individus car celle-ci modifie la connaissance. Les actions réciproques effectuées quotidiennement reconfigurent le travail social. On sort peu à peu de la seule détermination des structures dans l’explication des phénomènes. Ainsi, il ne s’agit pas tant de se demander comment le travail social fait circuler l’idéologie mais bien comment il s’est transformé dans le quotidien des actions réciproques. On se positionne ici différemment des questions habituelles qui occupent la critique sociopolitique du travail social. S’il faut reconnaître la part idéologique inscrite dans l’intervention, (Castel, 1981), on ne peut dire que celle-ci se résume à un discours politique. C’est à partir de ces prémisses sur la mouvance de ce que l’on entend par « le social » sur lequel ou dans lequel on travaille, qu’il serait possible de repérer les figures du travail social contemporain. De quel social parle-t-on aujourd’hui quand on fait du travail social? Il faudra distinguer entre le discours (ou les discours) et l’action, celle-ci faisant appel à plusieurs ordres logiques. Pour Dubet (2002) plus on s’éloigne des programmes institutionnels, moins le travail social se présente comme l’accomplissement d’un rôle et plus il est une expérience composite, expérience qui renvoie à l’expérience, elle aussi composite, des acteurs concernés. Le travail social traduit des enjeux collectifs autour de la transformation du lien social, ce que propose Foucart (2008) dans son étude des « métiers du lien ». Il faut pour le saisir, quitter la

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Problèmes du travail social contemporain

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Marie-Chantal Doucet, Ph. D. Professeure - Faculté des sciences sociales École de service social Université d’Ottawa

Problèmes du travail social contemporain

Cependant, il est difficile pour ceux qui font un travail de terrain, d’ignorer la diversité des formes de pensée.

Geertz

L’interrogation sur la pertinence du travail social est inséparable du mouvement de

désinstitutionalisation occidental. Dans le contexte des mutations sociales, culturelles et

politiques, les pratiques se sont transformées. « L‘idée de société », pour reprendre une

expression de Dubet et Martucelli (2000) ne se trouverait plus à l’avant-scène de l’imaginaire

contemporain. Le lien social serait à rechercher ailleurs, dans les nouvelles formes de sociabilité.

La compréhension des phénomènes serait beaucoup plus à rechercher dans l’expérience sociale

des individus car celle-ci modifie la connaissance. Les actions réciproques effectuées

quotidiennement reconfigurent le travail social. On sort peu à peu de la seule détermination des

structures dans l’explication des phénomènes. Ainsi, il ne s’agit pas tant de se demander

comment le travail social fait circuler l’idéologie mais bien comment il s’est transformé dans le

quotidien des actions réciproques. On se positionne ici différemment des questions habituelles

qui occupent la critique sociopolitique du travail social. S’il faut reconnaître la part idéologique

inscrite dans l’intervention, (Castel, 1981), on ne peut dire que celle-ci se résume à un discours

politique.

C’est à partir de ces prémisses sur la mouvance de ce que l’on entend par « le social » sur lequel

ou dans lequel on travaille, qu’il serait possible de repérer les figures du travail social

contemporain. De quel social parle-t-on aujourd’hui quand on fait du travail social? Il faudra

distinguer entre le discours (ou les discours) et l’action, celle-ci faisant appel à plusieurs ordres

logiques. Pour Dubet (2002) plus on s’éloigne des programmes institutionnels, moins le travail

social se présente comme l’accomplissement d’un rôle et plus il est une expérience composite,

expérience qui renvoie à l’expérience, elle aussi composite, des acteurs concernés. Le travail

social traduit des enjeux collectifs autour de la transformation du lien social, ce que propose

Foucart (2008) dans son étude des « métiers du lien ». Il faut pour le saisir, quitter la

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problématique de l’identité professionnelle qui réfère aux rôles techniques au sein des structures

et se tourner vers l’altérité comme pouvant éclairer les problèmes de la pratique et qui implique

obligatoirement l’action. C’est pourquoi la nature du travail social est à interroger à partir d’une

théorie de la connaissance de l’action selon ce qu’avance Soulet (2005).

Une telle réflexion passe par le projet d’un questionnement sur l’enseignement même du travail

social. Ce qui sous-tend ce questionnement est la constatation répandue d’une sérieuse carence

théorique chez les étudiants. Le problème n’est pas tant le manque de théories, au sens

d’organisations systématiques d’outils destinés à résoudre des problèmes mais relève plutôt de

difficultés à se mouvoir souplement dans l’univers conceptuel. C’est Karsz (2005) qui écrit : « les

travailleurs sociaux manquent de la théorie de leurs pratiques ». On pourrait être tenté d’affirmer

avec Gauchet et d’autres, qui s’inquiètent de la disparition de la pensée, que la technique et

l’expertise ont fait disparaître les idées. Pourtant, on observe aussi le resurgissement de la

question éthique qui émerge justement au milieu d’un trop-plein de technique. Il faudrait prendre

acte de ce phénomène où les individus se trouvent à la fois immergés dans la technique et d’autre

part, à la recherche d’un sens. Il faut bien le reconnaître : nous nous trouvons devant ce qui

constitue un tournant épistémique, ce qui entraîne des transformations importantes dans l’univers

métacognitif. D’abord, on observe en Occident la fin des grandes théories; ainsi tout savoir est

désormais susceptible d’être remis en question. Dans cette mouvance, le mythe du progrès n’est

plus le récit du monde auquel on croyait. Les transformations de la modernité amènent peu à peu

l’individu à développer une réflexivité, processus selon lequel les hommes peuvent agir en

société (Giddens, 1994). Cette réflexivité permet la formation d’un quant-à-soi, qui correspond à

la faculté cognitive de se distancier du social (Doucet, 2007). La défaite de la pensée que déplore

Finkielkraut (1987) concerne la défaite d’une pensée qui fait de l’individu un être entièrement

déterminé par la société; c’est le récit du pouvoir constituant d’un Savoir sur la raison

individuelle. En fait, l’expérience du terrain fait plutôt ressortir la diversité des logiques

convoquées dans l’acte d’intervenir. En ce sens, les intervenants peuvent être considérés comme

les dépositaires d’un pluralisme pragmatique. L’intérêt serait donc de chercher quelles sont ces

logiques et comment s’articulent–elles dans l’intervention. La pratique sera ici considérée comme

cet espace entre le praticien et le sujet, espace de construction théorique qui est aussi espace d’un

rapport à l’autre. Le manque théorique dont on parle, traduit en fait, l’absence d’une étude de la

pratique comme telle et pour ce qui nous intéresse : le manque d’une pragmatique du travail

social. Or, l’enseignement d’une épistémologie de la pratique devrait permettre une ouverture

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vers le développement d’une réflexivité sur l’intervention. Ce que nous définissons comme une

réflexivité est une capacité de saisir intellectuellement mais aussi subjectivement les implications

de la pratique. C’est un acte épistémologique pourrait-on dire, qui implique un regard sans

complaisance sur les représentations. L’étudiant ou l’intervenant, doit pouvoir penser ses propres

représentations (théoriques, personnelles, sociales) et doit pouvoir se représenter les

représentations de l’autre tout en sachant que l’autre aussi peut le faire et qu’il réagit à ses

observations. Le travail d’intervention est essentiellement un travail d’interprétations réciproques

sur des représentations. Ce qui serait visé dans un tel enseignement, serait la réconciliation entre

la pensée et l’action. Selon Achille Weinberg (2001), les sciences sociales proposent trois

approches pour étudier la pensée des acteurs :

1- l’ethnométhodologie : très ancrée dans le quotidien et la contextualité;

2- La théorie des choix rationnels : sur un modèle computationnel ou le cerveau fonctionne

comme un programme; largement dominante.

3- La réflexivité des acteurs : qui met au centre la réciprocité d’interprétation des acteurs. Nous

optons pour cette façon de voir qui appréhende le social à partir des actions réciproques.

Le questionnement ne porte pas sur ce que serait une science du travail social non plus qu’une

nouvelle méthodologie de l’intervention aussi notre question ne concerne pas les modalités

d’interventions ni même les formes de l’agir mais bien à un niveau plus épistémologique :

Quelles sont les catégories cognitives de l’intervention sociale contemporaine?

Malgré ce manque apparent du côté des discours du travail social, notre hypothèse est que de leur

côté, les praticiens développent un savoir implicite (Rhéaume et Sévigny-1988) lié à leur action,

qui, dans une mise en récit pourrait faire émerger des catégories de connaissances sur

l’intervention contemporaine et plus largement sur l’éthique des rapports sociaux. La notion

d’implicite, en référence aux travaux de Rhéaume et Sévigny sur la sociologie implicite des

intervenants en santé mentale, s’adresse cette fois non pas exclusivement aux aspects

sociologiques de l’intervention mais aux éléments de construction théoriques, éthiques et

praxéologiques de leur action. Les auteurs ont étudié, les significations sociales de la pratique

d’intervention dans le champ de la santé mentale. Leur conviction était que les intervenants

développent une certaine connaissance du social qui se trouverait inscrite dans leur action sans

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qu’elle ne soit énoncée formellement. Les travailleurs sociaux, de par leur formation universitaire

en sciences sociales ont une connaissance plus explicite de la question sociale. Ils ont aussi un

savoir formel sur des questions théoriques propre à leur discipline (théories du comportement

humain, modèles de pratique, techniques). Par ailleurs, ils possèdent une connaissance des enjeux

de leur pratique qui se situe généralement dans le non-dit, « la magie de l’ordinaire », selon une

intervenante rencontrée.

Il faut reconnaître une certaine limite à dire une pratique dont le caractère réflexif demeure en

partie implicite et fortement lié à la contingence. Il ne s’agit pas d’ériger la conscience pratique

en nouveau savoir idéal. C’est pourquoi, il n’est pas question de rejeter ce qu’une vue d’ensemble

et l’utilisation de concepts plus vastes apporte à la connaissance mais d’admettre qu’elle doit être

complétée par un point de vue contextualisé. En fait, dans l’enseignement, il est nécessaire de

faire interagir la vue d’ensemble avec l’histoire de cas. Il y a pour Skirbekk, universalité et

contextualité (Skirbekk, 1999) dans la connaissance.

1- L’universalité concerne un savoir susceptible d’être universalisé; c’est le savoir global dont

parle Geertz. La limite d’un tel savoir est la possibilité d’une rigidification des concepts qui

finissent par se détacher de leur objet et risque donc de gagner en rigidité à mesure qu’ils

s’éloignent de leur objet.

2- La contextualité concerne l’analyse cas par cas, le savoir local, c’est d’abord un travail de

description. L’ethnométhodologie peut constituer un exemple intéressant de cette posture. Sa

limite cette fois, sera justement de manquer de vue d’ensemble, ce que l’on reproche souvent

d’ailleurs aux cliniciens qui se situent dans le cas par cas.

D’un côté donc, il y a risque d’une trop grande confiance dans son langage théorique et de

l’autre, trop peu de confiance vis-à-vis l’univers conceptuel. Il est nécessaire d’englober ces

deux aspects qui, quoique distincts quant à leur langage respectifs sont complémentaires. À partir

de ces deux pôles complémentaires, l’implicite concerne aussi bien les aspects relevant d’un

savoir universel qu’un point de vue contextualisé, c’est-à-dire au plus près des acteurs. À la

conscience pratique doit donc s’allier une conscience discursive qui formule des rationalisations

sur les actions. Ainsi, les intervenants peuvent toujours formuler de façon discursive les

intentions et les raisons de leurs actions.

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Le quotidien des intervenants est fait d’activités mentales; chaque geste et chaque mot est lié à

une conscience. Au fond, le grand débat entre savoir global et savoir local ne devrait pas faire

oublier le développement d’un savoir éthique sur l’humain. Notre propos est donc à réinsérer

dans une réflexion plus générale sur l’éthique. Il existe plusieurs discours sur l’éthique qui est

devenue une catégorie langagière renfermant plusieurs sens. Trois grands discours en éthique

influencent les interventions : 1- L’utilitarisme (Bentham); 2- La position déontologique; 3-

L’éthique de la discussion (Habermas). Dans les deux premiers cas, on suppose que les individus

arrivent dans des contextes pré-formés, qu’ils sont enfermés dans ces formes. Il y a peu de

questionnement sur les processus complexes qui lient l’individu au social. Une éthique de la

discussion est plutôt liée à la capacité auto-réflexive et à un processus d’inter-compréhension.

L’éthique de la discussion pose que l’autre et moi-même sommes inclus dans une relation

dialogique et que cette reconnaissance même, de ce quelque chose qui nous dépasse est le

premier élément d’une universalité. On donne ici une place centrale à une intersubjectivité

socialisante. C’est sur ce discours en toile de fond, sur lequel nous allons nous appuyer.

Cette perspective implique que l’intervenant s’interroge sur sa pratique, non seulement du point

de vue des techniques mais surtout sur ce que traduisent ces techniques, d’une certaine

conception de l’autre et de la place qu’il occupe face à cet autre car l’analyse des pratiques passe

d’abord par un travail sur l’observateur. On aura compris que sera discuté tout au long de ce

texte, la nécessité d’un enseignement qui, outre l’étude des théories sociales, l’analyse critique

des pratiques et des théories du comportement humain devrait mettre de l’avant, une

épistémologie de la pratique. L’enrichissement de la pensée devrait passer, au-delà des analyses

critiques, par l’étude des pratiques quotidiennes des travailleurs sociaux. Les destinées

individuelles sont peut-être en partie configurées à partir de rapports sociaux «objectifs» qui

contraignent mais il existe de larges espaces d’interactions qui n’ont pas fait l’objet de beaucoup

de préoccupation dans la recherche et qui pourraient tout à fait être pris en compte dans la

réflexion sur le renouvellement des pratiques. Il y a nécessité d’une recherche et d’un

enseignement faisant le lien entre l’expérience sociale des praticiens qui renouvelle sans cesse la

connaissance et le savoir académique, dépassant en cela l’habituelle rupture entre pratique et

théorie.

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Dans les pages qui suivent, nous nous pencherons sur trois problèmes qui, du point de vue d’une

pragmatique pourraient être considérés différemment : 1- Le problème professionnel et

disciplinaire; 2- Le problème de l’ordre social; 3- Le problème individu/société. Cette incursion

ne prétend évidemment pas faire le tour de ces questions mais d’y voir des exemples de

problèmes dont les vecteurs s’enchevêtrent plus que de raison dans la pratique. Ainsi, les

délimitations disciplinaires sont loin d’être claires dans la pratique de tous les jours, de même

que le rapport à l’ordre social. La question de l’individu dépasse aussi ce qu’une psychologie

peut en dire et a beaucoup plus à voir avec une « porosité du psychique et du culturel » (de

Gaulejac).

Notre perspective puise à deux sources :

1- Une perspective compréhensive et universaliste qui appréhende le social à partir des actions

réciproques et l’idée d’une ontologie de la sociabilité à la base de l’intervention.

2- Une perspective pragmatique et contextualisée qui cherche comment les formes sociales

produites dans l’intervention reconfigurent le savoir. On revoit l’idée d’une hiérarchie des

savoirs. Le quotidien des intervenants est fait d’activités mentales; chaque geste et chaque mot est

lié à une conscience.

1- Trois problèmes

La principale difficulté du travail social, et cela vaut particulièrement pour le travail social

professionnel nord-américain est que, le cadre a été posé avant le contenu et qu’il demeure

prisonnier de ce cadre. Il en résulte une production de discours plutôt pauvre parce que limitée

par des questions liées au faire (dans le sens technique) ou bien aux raisons d'agir (politiques,

idéologique) ou encore à la névrose identitaire. Dans tous ces cas, notre objet, le travail social,

nous échappe au lieu de nous questionner sur l'action en tant que possibilité de connaissance. On

dirait que le travail social n'a jamais été vraiment théorisé. Cependant, pour nous, il n’est pas sûr

qu’il faille développer une science du travail social pour affirmer une fois pour toutes qu’il

constitue une discipline professionnelle. Car le cadre professionnel en lui-même fait obstacle à la

production des connaissances sur l’intervention sociale. C’est aussi face à son discours que le

travail social doit développer une distance critique et l’on doit reconnaître que celui-ci ne se

réduit pas aux conditions de sa production.

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1- Problème professionnel et disciplinaire

Il faut reconnaître une utilité pédagogique à la notion de discipline. Elle sert de cadre référentiel

dans le monde universitaire (Fabiani, 2006) où un ensemble de connaissances théoriques,

méthodologiques et techniques sera transmis, permettant de délimiter un cadre professionnel,

comme dans le travail social nord-américain. Mais la tendance sera justement de favoriser la

structure par rapport à son contenu. Elle devient une fin en soi et freine les possibilités

d’innovation. Il existe une tension fondamentale entre les exigences pédagogiques (la

reproduction d’un corps de savoir) et l’innovation (une recherche qui ne peut être définie

entièrement par un dispositif structurel). Cette tension est essentielle entre tradition et innovation

mais, on dirait que le travail social nord-américain penche plus lourdement du côté de la tradition

et innove peu. Il semble qu’il y ait toujours une nécessité de la codification (ou de l’institution?).

Par exemple, il y a l’Ordre professionnel et les associations d’écoles. Alors que dans d’autres

disciplines, le référentiel se manifeste dans un corpus de textes ou un récit sur la discipline avec

ses héros pourrait-on dire (Durkheim, Weber, Simmel, Bourdieu, etc), le référentiel se trouve ici

dans la codification des pratiques et de l’enseignement. Par exemple, comment intervenir auprès

des familles, comment intervenir auprès des adolescents, etc. Le questionnement semble

circonscrit autour du « comment » plutôt que du « pourquoi » et relève des déontologies bien plus

que de l’éthique. Il ne faudrait surtout pas confondre déontologie et éthique. La première aboutit

au code qui règle l’exercice des professions ou de la recherche. L’éthique, plutôt que le

« comment » a à voir avec le sens et s’inscrit dans le « pourquoi » . La posture éthique sera donc

nécessairement une posture de remise en question à la différence de la déontologie qui établit les

codes de conduites. La déontologie n’exclut certainement pas l’éthique car elle prétend établir ses

normes en son nom mais le danger est de s’enfermer dans une procédure dont finalement le sens

nous échappe. Cette éthique appliquée en effet suscite certaines perplexités. Ici, il faut retenir

qu’il n’est pas question de remettre en cause l’éthique appliquée mais de se demander si celle qui

a cours dans les encadrements organisationnels et professionnels de la pratique est bien le fruit

d’activités réflexives liées aux transformations continuelles du monde social. Ce qui préside aux

conduites sont les déontologies supposées protéger « l’usager » des actions professionnelles. En

fait, ces codes de conduites semblent plus enclines à protéger les entreprises et organismes eux-

mêmes. Or la Morale ayant été congédiée, elle s’introduit peu à peu, déguisée en une série de

petites règles dont le sens éthique n’est pas toujours évident. La réflexion éthique doit être mobile

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car sa tâche dans la modernité contemporaine est par-dessus tout liée à la transformation des

rapports sociaux.

La programmation professionnelle a tendance à associer l’action à la seule technique, c’est à dire

à ce qui fonctionne ou fait fonctionner. Elle s’inscrit dans une éthique déontologique et

utilitariste. Pourtant, la rationalité utilitaire n’est pas la seule convoquée dans la pratique. Celle-ci

convoque aussi des savoirs pratiques, selon la définition qu’en donne Giddens (1999), c’est-à-

dire, une référence à des connaissances inscrites dans la routinisation qui fonde la sécurité

ontologique. Par ailleurs, la pratique nous livre le fait que le sujet ne construit pas son histoire par

la seule force de sa pensée. Il est pris dans un quotidien qui le produit et qu’il produit à son tour.

La logique utilitariste évacue trop souvent les conditions d’existence de même que le sens donné

aux conduites. Massé (2008) parle d’une « éthos de la responsabilité » qui articule une pluralité

de logiques rationnelles mais aussi de croyances. Celles-ci relèvent de la diversité des histoires

individuelles, familiales et culturelles qui ne sont pas prises en compte dans les approches

normatives. La pratique n’est certainement pas constituée que de la technique et a même peu à

voir avec les « guides de pratique ». C’est dans la pratique, que l’intervenant justement, prend

conscience des limites des techniques et fait l’expérience de ce que Blumer nomme : « le

caractère obstiné de la vie sociale » (Blumer, 1969).

La production de connaissances sur le travail social est donc souvent liée à la recherche

identitaire d’un point de vue professionnaliste. Cette perspective fait part du malaise qui habite le

travail social tant chez les universitaires que chez les professionnels depuis les débuts de sa

professionnalisation. Une tension semble se dresser entre ce qu’est la production de

connaissances d’une discipline pratique et la pratique professionnelle inscrite dans un Ordre,

gardien de la déontologie. La question professionnelle semble se compliquer à mesure qu’il y a

découpage disciplinaire, tant au niveau du savoir que du faire. On assiste à la création de

programmes doctoraux qui puisent dans les disciplines théoriques des sciences humaines, si bien

qu’il est paradoxalement devenu difficile voire impossible d’y distinguer une spécificité

disciplinaire; d’autre part, certaines orientations d’études iront dans le sens des programmes de

l’administration publique. Pourtant, dans son action, le travail social pose en soi la désuétude de

plus en plus reconnue de la question disciplinaire et la nécessité d’une hybridation des disciplines

pour l’avancement des connaissances. Le discours de l’identité professionnelle et/ou disciplinaire

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est peu productif sur le plan heuristique car il tend à se replier soit dans la conformité des codes

déontologiques et gestionnaires ou établit un clivage rigide entre le social et le psychologique sur

lequel nous reviendrons plus loin.

Les discussions présentes autour de la multi; inter; transdisciplinarité semblent plus intéressées à

un repartage des territoires respectifs au niveau du faire. La reconnaissance d’une aire commune

(ce que les praticiens nomment une zone grise) est peu travaillée. Ainsi, la zone grise ne serait-

elle pas aussi cet espace partagé d’un savoir commun qui ouvre cette fois à une éthique de la

discussion? En fait, nous dit Fabiani (2006), « Nous nous posons rarement la question de savoir si

d’autres formes d’arrangement ou de groupement n’auraient pas été ou ne seraient pas plus

efficaces ».

- Oppositions relationnelles

Abbott (2006) propose un regard internaliste (culturel) par rapport à un regard externaliste

(politique, voire foucaldien) qui lie savoir et pouvoir. Dans son article sur « le chaos des

disciplines », l’auteur insiste sur la nécessité de « révéler ce qui est de l’ordre de l’implicite dans

nos pratiques » (Abbott, 2006) ce qui rejoint nos préoccupations. En fait, le grand débat entre

savoir global et savoir local fait oublier le projet éthique d’une connaissance sur l’humain. Le

savoir global est susceptible de partage et donc d’universalisation au sens d’Habermas. Par

ailleurs, l’action qui s’inscrit dans la contingence produit un savoir local, contextualisé qui

contribue aux connaissances. Les objets des sciences sociales se trouvent entre universalité et

contextualité, entre le général et le particulier, entre le savoir académique et l’action. Abbot

propose donc une interstitialité des sciences sociales à partir d’une distinction fondamentale entre

ce qu’il nomme « savoir et action ». Il serait à notre avis plus productif de parler de savoir

théorique et savoir pratique puisque l’action est ici considérée comme un savoir d’égale valeur. Il

y aurait aussi des sous-distinctions (les mêmes) à l’intérieur de chacune des dimensions, ce qui

donne le tableau suivant :

Connaissance

(A)

(B) (C)

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Théorique (pure) Pratique

(D) (E) (F) (G)

Pure Pratique Pure Pratique

A est au-dessus de B et C.

B est au-dessus de D et E mais D est à E ce que B est à C.

C est au-dessus de F et G mais F est aussi à G ce que B est à C.

Ce tableau d’oppositions relationnelles que Abbott emprunte à la logique de Kant analysant la

connaissance à partir de la séparation entre raison pure et raison pratique, rappelle aussi que la

connaissance naît d’accommodements et de conflits bien plus que de paradigmes ou de

codification. Le tableau consiste à établir une grande opposition relationnelle qui reproduit à

l’intérieur d’elle-même des oppositions de mêmes nature. L’extrémisme serait de choisir le même

côté de la dichotomie à chaque niveau. Pourtant, souligne Abbott, « les positions extrêmes se

révèlent de façon paradoxale, plus faciles à défendre ». Le tableau d’oppositions relationnelles

peut en effet s’appliquer aux multiples oppositions dans les disciplines des sciences sociales. Par

exemple, un économiste qui défendrait toujours la posture du choix rationnel par rapport à la

contrainte (marxisme) ou plus près du travail social, un chercheur qui choisirait de défendre

uniquement la dimension structurelle de la pratique en expliquant les problèmes uniquement dans

leur extériorité structurelle. On peut le voir d’un autre côté, dans les analyses fondées sur une

phénoménologie de la relation d’aide (Rogers) qui définiraient l’intervention comme si cette

dernière pouvait être pensée en-dehors des cadres sociaux. Nous nous trouverions cette fois, à

l’autre extrémité de l’analyse qui, dans l’optique d’une théorisation du travail social, constituerait

une explication tout aussi réductive. Quoiqu’il faille tout de même admettre la subjectivité

comme une composante incontournable de l’intervention, il serait risqué de nier l’impact de

l’encadrement organisationnel et professionnel de l’intervention.

Il serait en effet peut-être temps de dépasser les antagonismes qui parcourent le travail social

depuis ses débuts pour y reconnaître un aspect sociostructurel où s’inscrit la question de l’ordre

social et un aspect sociosymbolique dans lequel on peut observer cette fois un agir

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communicationnel ayant plus à voir avec le sens. C’est en tout cas l’une des dimensions

auxquelles pourrait s’attarder une épistémologie de la pratique, à savoir que ce qui semble

s’opposer s’enchevêtre plus que de raison dans l’intervention. L’intervention s’inscrit à la fois

dans l’ordre d’une linéarité et d’une finalité et dans l’ordre d’une circularité et d’une durée. Les

principes de linéarité et de finalité réfèrent à une éthique utilitariste où tout comportement a un

but. Les théories qui en découlent sont aujourd’hui largement dominantes. On peut y reconnaître

la théorie cognitivo-comportementale et la théorie du choix rationnel. Par ailleurs, les principes

de circularité et de durée mettent au centre la sociabilité : circularité puisque la sociabilité est un

jeu de réciprocité- le jeu de société par excellence et durée qui laisse à voir la permanence de la

sociabilité comme forme ontologique mais aussi sa transformation continuelle dans le quotidien.

Ces deux aspects réfèrent au débat fondamental des sciences sociales soit, la distinction entre

explication et compréhension. Le travail social, dans sa théâtralité même, met en actes ce débat.

Si nous sommes plus proche d’une pensée compréhensive, parce qu’elle ne nous semble pas

suffisamment considérée dans les discours dominants de l’intervention contemporaine, il faut

reconnaître que la vérité n’est pas donnée entièrement si l’on se tient d’un côté plus que de l’autre

puisque les deux positions peuvent légitimement saisir les phénomènes. Le problème réside dans

la rigidification de l’une de ces tendances.

2- Le problème de l’ordre social

L’association canadienne pour la formation en travail social (ACFTS) le définit comme, se

portant à la défense des droits humains et de la justice sociale. Or, cet énoncé de principe se

confond constamment avec la théorisation. En quoi d’ailleurs, avec cette définition, le travail

social se distingue-t-il des autres disciplines des sciences humaines? Y a t-il un secteur des

humanités en Occident qui pourrait s’annoncer comme ne reposant aucunement sur les valeurs de

justice, d’égalité et de liberté? Dans le discours fonctionnaliste comme dans la posture critique, le

travail social est rattaché à des surplombs idéologiques qui limitent la théorisation. D’ailleurs, les

deux discours se basent sur les mêmes principes régulateurs et ce sera en leur nom que seront

développées leurs approches respectives. Un exemple fameux nous est donné par la notion

d’empowerment : il n’est pas rare de constater qu’un « empowerment », développé dans

l’approche structurelle relevant de la théorie critique se trouve instrumentalisé dans une approche

fonctionnaliste qui prêche le développement de l’autonomie. Saul Karsz (2008) pose bien la

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question au sujet de l’empowerment : « une notion bien-pensante permet-elle de penser ? ».

Évidemment, il est difficile de soulever cette question sans être immédiatement relégué dans le

camp de l’anti-éthique. Il est en fait presque toujours question de se positionner par rapport à un

ordre normatif. Peut-être faudrait-il reconnaître que les normes ne sont pas les seuls structurants

des actions. Il ne s’agit pas de rejeter l’impact des structures sur l’intervention mais bien d’en

reconnaître l’insuffisance pour penser le travail social.

Dans son enseignement, le problème du travail social est régulièrement posé d’après

l’axe contrôle versus transformation. Un principe explicatif est repérable dans l’analyse du travail

social: il s’agit de la notion de l’ordre social. La pensée critique prétend que celui-ci s’impose

plus que jamais jusque dans l’intériorité; la posture fonctionnaliste en affirme la nécessité. Or,

cette question qui traverse l’ensemble des sciences sociales depuis leur origine (Martucelli, 2005)

n’épargne pas leur dépositaire pragmatique, le travail social. La tendance sera de n’en référer

qu’à l’opposition entre la transformation et le maintien des structures. Pourtant, nous dit

Martucelli : « Les règles ne couvrent qu’une toute petite partie puisqu’un immense espace de

contingence dépasse celui couvert par les règles. » (Martucelli, 2005). On peut aisément

transférer cette réflexion dans la pratique quotidienne des intervenants. Bien sûr il ne s’agit pas

de nier les contraintes; la question est : suffisent-elles pour expliquer le travail social? car

« L’analyse des raisons d’agir », pour paraphraser Soulet (2004) ne dit rien du travail social. Les

individus fabriquent du social en agissant les uns avec les autres. Le travail social doit être

compris comme une façon particulière de construire du social à travers les structures et les

grammaires théoriques mais aussi dans l’intersubjectivité. Il faut reconnaître que les structures, si

elles existent avant l’individu sont aussi le fruit des actions réciproques. C’est en ce sens que doit

être comprise la notion de transformation. En effet, elle peut être comprise de trois manières :

1- Transformation fonctionnelle : Parsons a développé une sociologie de l’action dont on trouve

une application dans son analyse du rapport médecin/patient. L’action, ici a plus à voir avec un

ordre social dans lequel se trouveraient les rôles sociaux. La transformation se fait

paradoxalement dans le but de maintenir un équilibre fonctionnel. Ainsi, le terme de changement

ou de transformation est largement utilisé actuellement dans la foulée des réformes structurelles

de l’éducation et de la santé. Nous nous trouvons dans une lecture structuro-fonctionnaliste

Page 13: Doucet Problèmes du travail social contemporain

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2 – Transformation dialectique : Le terme s’applique aussi à une transformation dialectique qui

serait le résultat de tensions dites objectives (la lutte des classes, des genres, des générations, etc).

La notion de dialectique désigne une opposition entre deux termes qui se résout dans une

synthèse. La contradiction est donc à la source de toute transformation. Les théories du conflit

découlent de cette posture.

3- Transformation actancielle : La transformation peut être comprise comme découlant des

actions intentionnelles où sont mis en relation les acteurs. Ce schème actanciel (Berthelot, 1990)

renvoie à l’individu qui, cette fois bénéficie d’une marge de jeu lui permettant de jouer avec les

codes. André Petitat (1999) n’hésite pas à parler d’une transgression des codes. L’espace

communicationnel n’est pas généré que par le respect mutuel du code mais réside au contraire,

dans sa transgression, ce qui débouche sur une impossibilité d’une unité de pensée complète sur

les codes. La transformation ici est générée par l’hétérogénéité et non l’homogénéité d’un ordre

social. L’action suppose l’agrégation d’actes individuels qui transforment le social. Sans exclure

les autres formes de transformation, c’est de cette transformation dont il est question dans notre

réflexion.

Ce qui se trouve en premier, ce n’est pas l’ordre social mais comment s’articule le mouvement

entre les contraintes de cet ordre et les actions quotidiennes. de Certeau avait pressenti cette

distanciation face à l’ordre dans les gestes ordinaires mais là encore, c’est toujours par rapport à

un ordre que ces gestes, au fond rusent avec les impératifs. Ainsi de Certeau ne fait que mettre en

valeur la supposée ruse de l’ouvrier quand son action n’est qu’une action qui s’inscrit dans la

contingence de tous les jours. Maffesoli conçoit l’éthique de tous les jours comme étant

l’expression du vouloir-vivre, une éthique qui se tient loin de la codification des comportements.

Il la qualifie d’une façon provocante, d’immoralisme éthique. Les praticiens font jour après jour

l’expérience de cette complexité. Ils usent de leur intelligence de l’autre afin de comprendre

comment le sujet construit sa vie face aux multiples contradictions du quotidien. C’est l’épreuve

de la pratique qui fait naître la notion de complexité. Les catégories tels : le pouvoir, les positions

objectives, l’ordre social, outre leur commodité théorique laissent échapper la diversité des

individus et des histoires. Autrement dit, les acteurs en présence pensent eux aussi. De ce point

de vue plus intérieur, le social est conçu en terme de forme plutôt que de structure; de

configuration plutôt que de construction. Le monde social, à l’image de la forme se reconfigure

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au rythme des échanges. L’idée de structure donne à voir un système rigide qu’il faut

« déconstruire » en supposant qu’un ordre est partout à l’œuvre dans la production des individus

et du social.

Une fois libéré de la nostalgie d’une société ordonnée le travail social est-il encore possible? Au

fond, une lecture exclusivement sociostructurelle dans le contexte du déclin des institutions

devrait logiquement annoncer la fin du travail social, ce qui est loin d’être démontré.

3- Le problème individu/société

Le discours des sciences sociales réussit mal à dépasser la classique opposition entre le holisme et

l’individualisme méthodologique. D’une part, la position holiste se traduit dans l’enseignement

d’une théorie de l’intervention qui met l’individu au centre, entouré des divers environnements

ayant une incidence sur son comportement. Cette vision concentrique de la société que l’on

retrouvera notamment dans l’écologie sociale d’où découle l’approche écosystémique laisse à

voir un individu dépersonnalisé, résultat d’une équation simplifiée des facteurs de risque et de

protection. Nous ne reprendrons pas ici les définitions des écosystèmes (onto, micro, méso, exo,

macro et enfin chronosystème). Il s’agit de retenir qu’ils sont tous considérés comme ayant une

incidence sur l’individu dont l’action semble pré-programmée. D’autre part, les interventions

semblent ne porter que sur l’ajustement de l’individu à ces systèmes. Cette fois, on fera

paradoxalement de l’individu, l’expert de sa vie. La tendance sera d’envisager les comportements

selon des séquences redevables à ce qui les précède et à induire aussi que tel comportement

conduit à telle conséquence. Chaque séquence est un effet de la précédente et produit la suivante.

Le même raisonnement s’applique concernant la prévention. Celle-ci s’appuie sur la logique

d’intervenir sur ce qui n’a pas eu lieu, comme si l’agir humain était à ce point prévisible. Le

temps humain sera ainsi composé au futur antérieur : tel enfant qui frappe les autres à quatre ans,

l’aura échappé belle : grâce à l’intervention préventive, il aura évité la délinquance. En effet on

pose que les actions peuvent tenir toutes entières dans la finalité des schèmes explicatifs qui en

fait les reconstituent comme si elles étaient entièrement prévisibles.

L’évocation de la seule explication individuelle n’est pas plus satisfaisante puisque les difficultés

que peut vivre un individu s’inscrivent dans un monde de signification et donc, dans le lien

social. La catégorie du lien social ne cherche pas qu’à saisir les mécanismes de la contrainte

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structurelle mais aussi à comprendre ce qui constitue l’être social d’un individu. Elle implique

donc que soit réévalué le statut sociologique de l’individu.

Or, une autre dimension que l’on peut attribuer à la perspective disciplinaire concerne

l’articulation du psychologique et du social. On attribue les réflexions se rapportant à l’individu

à la « psychologisation de l’intervention sociale ». Cette question devrait faire l’objet d’un

approfondissement plus nuancé. En effet, depuis les écrits de Castel (1985), qui s’inquiétait de

l’individualisme croissant des sociétés en dépit de questions relevant des systèmes, l’expression

est devenue courante et l’on doit à présent se préoccuper de l’utilisation que l’on en fait

aujourd’hui. Il n’est pas question de rejeter les explications critiques car l’intervention possède un

aspect individualisant où l’individu justement se trouve dépersonnalisé. Les milieux de travail,

par exemple, usent abondamment de l’individualisation ou de la psychologisation dans la

prévention de l’épuisement professionnel. Par ailleurs, nous nous trouvons dans une ambiance

épistémique où tous les courants théoriques sur le comportement humain en psychologie comme

en sociologie cherchent à développer une théorie de la pensée qui met au centre l’individu en lien

avec son environnement. C’est pourquoi, la question nous semble être devenue plus complexe.

La réflexion est encore à faire sur une possible articulation du psychologique et du social. Les

discussions présentes semblent pour le moment plus enclines à établir les périmètres des

disciplines professionnelles, ce qui constitue un terrain peu propice aux échanges.

Si des questions éthiques doivent être posées telle : pourquoi intervenir plutôt que comment, le

problème des objets d’intervention, à savoir les sujets, doit être également posé. Ainsi, quelle

place doit être accordée à l’individu et à la subjectivité et parler d’individu, est-ce nécessairement

faire de la psychologie? La question de savoir ce qui revient à la psychologie et ce qui revient aux

sciences sociales est sans doute importante dans l’étude des spécificités disciplinaires. Cependant,

ce qui est vécu dans l’intériorité a aussi des significations sociales dont une psychologie ne rend

pas forcément compte. Ainsi, nous intéressant aux processus psychiques, nous ne nous

intéressons pas forcément aux structures psychologiques singulières mais au fait de

l’impossibilité de considérer le psychisme sans un rapport à l’autre. L’unité de base, si l’on veut,

devient la relation. « Un psychisme seul n’existe pas » (Winnicott) .

Page 16: Doucet Problèmes du travail social contemporain

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La question de l’articulation individu/société est extrêmement vaste. Son écho dans les pratiques

d’intervention en travail social se traduit entre autres, dans les formes que prend aujourd’hui la

souffrance. Cette souffrance, qui ne semblait appartenir qu’au domaine psychologique et

philosophique devient peu à peu objet de réflexion en sciences sociales. L’émergence de

l’individu comme figure de prou de la modernité contemporaine met la souffrance au croisement

de l’individuel et du social. La question qui taraude l’individu est bien : comment prendre ma

place dans le monde et comment accueillir le monde en moi. La souffrance fait partie du fond

commun de l’humanité; pourtant les formes que prend cette dernière aujourd’hui, constituent une

question centrale dans la connaissance des sociétés contemporaines. En se préoccupant de la

question éthique : pourquoi intervenir, on ne peut contourner le problème de la souffrance et

celle-ci est éprouvée individuellement. Ici, il faut distinguer entre l’individualisme comme

idéologie et l’individu comme étant l’être social. L’individualisation des pratiques d’intervention

ne tient pas forcément compte du sujet mais bien plutôt d’un individu générique et

dépersonnalisé. Les individus doivent être considérés comme les lieux immédiats des réalités

sociales. Tout ce qui se joue en eux constitue la matière du social. Inversement, ce qui se joue

dans le social transforme les individus. En intervenant sur un seul individu, j’interviens sur du

collectif.

Les étudiants en travail social sont toujours intéressés d’en savoir davantage sur l’étude du

suicide de Durkheim. Ils constatent, souvent dépités qu’une démarche faisant peser le poids du

système sur l’individu est insuffisante pour saisir la souffrance. Dans la souffrance, nous dit

Foucart (2003), il y a cette question : « pourquoi moi? ». Cette question qui laisse entrevoir la

détresse et l’impression d’une solitude immense ouvre aussi sur l’idée d’une rupture moi-monde.

Mais il s’agit d’une rupture qui n’en est pas une au sens strict. L’individu poursuit son existence

sociale même dans la plus extrême des solitudes et en dépit de l’exclusion dont il peut faire

l’objet. Il y a en effet des limites à la thèse de l’exclusion et l’on a tendance à la considérer

comme si la société était un tout homogène et uniquement déterminé par la norme. Le monde

intérieur n’est pas que déterminé par un pouvoir extérieur. Au contraire, à bien des égards, il s’en

échappe. La rupture serait plutôt à envisager comme l’une des formes que prend la souffrance

dans le contexte contemporain. La souffrance fait en effet ressortir combien, en même temps que

s’opère la rupture, s’inscrit le lien. « Nous passons notre temps, dit Simmel, à lier ce qui est

séparé et à séparer ce qui est lié » Ainsi, la souffrance met en exergue les tensions paradoxales

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entre proximité et distance; intériorité et extériorité; identification et différenciation. Même en

rupture, on se positionne toujours par rapport au social.

La question de savoir comment la société est possible, l’un des grands problèmes que pose

Simmel dans ce qu’il nomme son épistémologie de la société, relève d’un raisonnement différent

de la question de savoir comment la nature est possible. La construction de l’idée de nature

incombe au sujet qui la perçoit alors que dans le cas de la société, cette réalisation revient aux

éléments qui la composent. C’est la conscience de former un ensemble qui réalise le social, c’est

à dire le fait de savoir que l’on détermine les autres et que les autres nous déterminent. La société

n’a pas d’observateur qui ne soit à la fois contenu en elle. Or du fait que dans la société les

éléments sont des êtres conscients de leur unicité en tant qu’individus, qui se défendent contre

toute fusion dans l’autre, la qualité de ce lien est particulière, parce que pensée et ressentie. Ainsi,

la société repose sur l’activité de la conscience. Parce que nous pouvons tous nous poser comme

observateur, c’est à dire opérer un mouvement de distance, nous devons savoir que l’autre aussi.

Si nous savons profondément que nous ne correspondons pas entièrement aux rôles que nous

jouons, nous devons aussi savoir que l’autre n’est pas non plus à dissoudre dans nos

représentations. Voilà le problème éthique le plus profond de l’intervention sociale. Les individus

ne devraient pas être considérés uniquement avec les notions de structures ou de diagnostics mais

plutôt comme des processus qui se transforment dans leur participation à l’ensemble. Ainsi,

l’autre n’est pas que le fruit d’un savoir théorique mais aussi celui des processus pratiques dans

des situations concrètes. Si l’autre est par ailleurs perçu comme étant une altérité généralisée et

que nous utilisons pour ce faire des catégories comme : les exclus; les marginaux, les

psychotiques, c’est parce qu’il nous est impossible de les saisir complètement, c’est à dire d’une

manière qui serait une fois pour toutes circonscrite. Les positions objectives ne sont pas

suffisantes pour expliquer les conduites. Les histoires sont diverses et l’individu compose entre

ses appartenances aux grands ensembles (genre, âge, classe sociale) et ses liens quotidiens. Il en

résulte l’une des données fondamentales de l’expérience du rapport à l’autre dans l’intervention :

il y aura toujours une part de non-savoir sur l’autre.

Conclusion : pour une perspective compréhensive et pragmatique du travail social

En interrogeant l’action propre au travail social, on interroge aussi la manière dont l’action

rencontre l’univers des autres. Il est à présent nécessaire de revenir aux deux sources auxquelles

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puise notre discussion, qui peuvent être résumées d’après les termes proposés par Skirbekk :

universalité et contextualité.

L’universalité de Habermas est à rapprocher de ce que nous concevons de la compréhensivité qui

met au centre la relation. Habermas, associe l’éthique au contexte intersubjectif. Cette fois le

libre-arbitre intervient comme vecteur fondateur. Par contre, on ne peut observer sans utiliser le

langage et le langage est déjà une manière de structurer une vision. Nous sommes pris dans le

langage. En ce sens, on peut aussi parler d’un certain déterminisme du langage mais

l’interprétation des signes renvoie au choix des individus selon un principe dialogal. L’action de

l’individu n’est pas entièrement redevable à des déterminations; celui-ci bénéficie d’un espace de

jeu, lui permettant d’interpréter les codes et ainsi de donner sens à ses actions et aux actions des

autres. Une éthique de la discussion se trouve au fondement d’une communication qui reconnaît

l’autre comme sujet. Ce postulat se trouve à la source d’une universalité, au sens d’un accord

commun à tous. L’apparition de l’individu comme sujet est inséparable de la question de

l’altérité. C’est à partir de la sociabilité, « force éthique de la société concrète » (Simmel) qu’il

faut comprendre un rapport à l’autre dans l’intervention. Décrite par Simmel comme aspect

ludique de la socialisation, la sociabilité, par son caractère ontologique, peut être aussi définie

comme « forme pure ». Giddens (1991) a amplement développé un concept approchant qu’il

nomme « relation pure » dont le fondement serait la confiance, une catégorie affectuelle

également élaborée chez Simmel. Lui-même, n’hésite pas à parler d’une impulsion de sociabilité

à la base de toute socialisation. Il ne faudrait surtout pas interpréter cette forme pure comme

uniquement empreinte de confiance et de bons sentiments. Le conflit est lui-même fondateur.

Nous n’aurons pas l’espace pour en décrire toute la portée dans l’action psychosociale mais nous

dirons au moins que le conflit participe activement aux cheminements réflexifs, qu’il est en cela,

un lien social.

La contextualité a à voir avec un pluralisme pragmatique. Il y a mise en relation entre les formes

sociales et le processus de transformation de la connaissance. Toute connaissance est en effet

élaborée dans un contexte socio-historique. Or, la seule certitude est celle d’une relation que des

gens d’une époque donnée ont entretenus entre eux et avec les objets (Darré, 1999). Il faut cesser

de considérer la connaissance comme si elle venait de haut. L’idée ce n’est pas de répartir

équitablement un savoir qui de toutes façons vient de haut. La connaissance est construite dans

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les liens. Il faut construire démocratiquement ce savoir et accroître les possibilités de réflexivité

sur les pratiques afin de reconnaître aux praticiens un rôle conceptuel dans leurs pratiques

quotidiennes. Les praticiens ne reçoivent pas passivement des savoirs mais produisent eux-

mêmes des connaissances. Ainsi on ne peut pas dire que la connaissance se transmet seulement

sur le mode de la transmissibilité filiale comme dans les représentations que nous avons

traditionnellement des corps de métier. Elle fait également appel à la créativité des praticiens qui

eux aussi produisent des connaissances à transmettre. Les pratiques se transforment et s’inventent

dans le social. La contextualité a donc aussi à voir avec la capacité de l’individu à faire des choix.

Cependant, au sujet du choix, ici nous devons nous distancier quelque peu d’un contextualisme

qui semble poser que les actions paraissent toujours tirées du rationnel. Que faire avec les

motivations inconscientes? En ne faisant appel qu’aux motivations conscientes est -ce que l’on

oublie les motivations inconscientes. En fait, l’inconscient n’est pas ailleurs mais dans le discours

de connaissance. Opposer conscient et inconscient n’est pas plus juste que toutes les autres

formes de contradiction. Les contextualistes ne nous semblent pas approfondir suffisamment

cette question. Il s’agit aussi du refus de chercher ce qui est caché, dans l’ombre. Pourtant le

secret est paradoxalement révélateur des formes sociales. La perspective contextualiste pose que

pour comprendre le sens, il n’est pas nécessaire de s’introduire dans les croyances. Il nous semble

pourtant que dans une perspective dialogique, l’inconscient émerge aussi de l’intersubjectivité et

qu’il y a donc co-construction. L’inconscient est une forme de connaissance. En niant ceci, il

nous semble que le contextualisme se laisse tenter par le comportementalisme ambiant qui ne

réfère qu’au manifeste.

S’il faut appuyer sur la nécessité de développer une praxéologie contextualisée, pour

l’enseignement du travail social, c’est-à-dire, saisir l’action dans sa singularité, il faut insister sur

la nécessité de développer une mentalisation de la pratique qui va au-delà de l’instant de l’acte

vers une éthique susceptible d’être universalisée. C’est à cette condition qu’une étude de la

pratique doit être développée. Il faut bien le reconnaître, ce qui caractérise nos sociétés, ce n’est

pas les théorisations sans objets mais plutôt des activités sans grandes théorisations. C’est

pourquoi notre propos ne doit surtout pas être interprété comme une apologie du faire et du seul

concret comme vérité. Une étude de l’action doit être pensée comme possibilité de

compréhension plus générale de la façon dont sont configurés les rapports sociaux. C’est

pourquoi une perspective universaliste qui met au centre, les actions réciproques devient

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essentielle dans la transmission des savoirs. On ne peut pas décrire une intervention sans référer

au sens et ultimement à l’éthique. Autrement dit, ce qui caractérise l’action, ce n’est pas que le

faire mais ce qu’il veut dire. Or ce que veut dire ce geste, aussi contextualisé soit-il, interpelle ce

qui nous dépasse, ce qui est proprement universel, l’ontologie du lien, à la fois dans la banalité

quotidienne et, qui transcende pourtant.

Marie-Chantal Doucet, Ph. D. Professeure - Faculté des sciences sociales École de service social Université d’Ottawa

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