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Courrier LE DE L’UNESCO Avril – Juin 2011 ISSN 2220-2269 e-ISSN 2220-2277 Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté Championne de la cause des femmes Michelle Bachelet Inscrire le Kirghizstan sur la mappemonde Roza Otunbayeva Une question d’engagement Michaëlle Jean Droits affichés, libertés confisquées Sana Ben Achour Crime sans châtiment Aminetou Mint El Moctar Peur de rien Sultana Kamal Une avocate à la peau dure Asma Jahangir Tenir tête à la tyrannie Mónica González Mujica Patience, on y arrivera Humaira Habib Étoiles de ma galaxie personnelle Luisa Futoransky Organisation des Nations Unies pour lʼéducation la science et la culture ,

Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

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Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté Le Courrier de l'Unesco avril-juin 2011

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Page 1: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

CourrierLE

DE L’UNESCO

Avril – Juin 2011

ISSN 2220-2269e-ISSN 2220-2277

Femmes à laconquête de

nouveauxespaces de

libertéChampionne de la cause des femmes

Michelle Bachelet

Inscrire le Kirghizstan sur la mappemonde

Roza Otunbayeva

Une question d’engagement

Michaëlle Jean

Droits affichés, libertés confisquées

Sana Ben Achour

Crime sans châtiment

Aminetou Mint El Moctar

Peur de rien

Sultana Kamal

Une avocate à la peau dure

Asma Jahangir

Tenir tête à la tyrannie

Mónica González Mujica

Patience, on y arrivera

Humaira Habib

Étoiles de ma galaxie personnelle

Luisa Futoransky

Organisation des Nations Unies

pour lʼéducation la science et la culture

,

Page 2: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

NOS AUTEURS

Condition nécessaire à la réalisation de tous les autres objectifs dedéveloppement convenus au plan international, l’égalité des genres est vitalepour lutter contre la pauvreté extrême, circonscrire la propagation du VIH et duSIDA, atténuer les effets du changement climatique et parvenir à undéveloppement et à une paix durables.

Toujours attentive à la promotion des droits des femmes, l’UNESCO ahissé l’égalité des genres au rang de ses priorités. Elle a engagé toute unesérie d’actions qui visent à réduire les inégalités dans le domaine del’éducation, allant de l’accès à l’éducation jusqu’à la qualité de l’enseignement,en passant par la participation accrue des femmes à la science, à la technologie,à l’innovation et à la recherche.

L’Organisation s’attaque aussi aux stéréotypes dont souffrent les femmeset aux inégalités qu’elles subissent en matière d’accès, d’utilisation et departicipation à tous les systèmes de communication et d’information. Elleamène les professionnels à prendre davantage conscience de lanécessité d’intégrer une perspective de l’égalité desgenres aux contenus médiatiques et organise desprogrammes de formation destinés à accroîtrela sécurité pour les femmes journalistes.

Par ailleurs, l’UNESCO s’emploie àpromouvoir l’autonomisation des femmes etl’égalité des genres en intégrant cesconsidérations à son action normative dans desdomaines tels que l’éthique de la science, la culture et lesdroits de l’Homme.

La Division pour l’égalité des genres se charge de la mise enœuvre de la priorité « Égalité des genres », le Plan d’Action 2008-2013lui servant de feuille de route.

Noémie AntonyLaura Martel

(France) Sultana Kamal(Bangladesh)

Sana Ben Achour(Tunisie)

Katrin Bennhold (Allemagne)

Feriel Lalami-Fates(Algérie)

Aminetou Mint El Moctar(Mauritanie)

Navin ChawlaAnbarasan EthirajanShiraz Sidhva(Inde)

Lautaro Pozo (Équateur)

Lorena Aguilar (Costa Rica)

Michelle BacheletMónica González Mujica

(Chili)

Roza Otunbayeva(Kirghizstan)

Michaëlle Jean(Canada)

Asma Jahangir(Pakistan)

Giusy Muzzopappa(Italie)

Humaira Habib(Afghanistan)

Luisa Futoransky(Argentine)

Ernest Pépin(Guadeloupe)

Princesse Loulwah(Arabie saoudite)

Maggy Barankitse(Burundi)

I Scutum , bronze de Annette Jalilova. © Annette JALILOVA, Paris

Égalité des genres : une priorité pour l’UNESCO

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CourrierLE

DE L’UNESCO AVRILJUIN 2011

64e année

2011 - n° 2

Le Courrier de l’UNESCO est actuellement un trimestriel

publié en 7 langues par l’Organisation des Nations Unies

pour l’Éducation, la science et la culture.

7, place de Fontenoy 75352, Paris 07 SP, France

Abonnement gratuit à la version électronique:

www.unesco.org/fr/courier

Directeur de la publication : Eric Falt

Rédactrice en chef : Jasmina Šopova

[email protected]

Secrétaire de rédaction : Katerina Markelova

[email protected]

Rédacteurs :

Anglais : Cathy Nolan

Arabe : Khaled Abu Hijleh

Chinois : Weiny Cauhape

Espagnol : Francisco Vicente-Sandoval

Français : Françoise Arnaud-Demir

Portugais : Ana Lúcia Guimarães

Russe : Irina Krivova

Photos : Ariane Bailey

Maquette : Baseline Arts Ltd, Oxford

Impression : UNESCO – CLD

Renseignements et droits de reproduction :

+ 33 (0)1 45 68 15 64 . [email protected]

Plateforme web : Chakir Piro et Van Dung Pham

Remerciements à : Elisabeth Cloutier et Marie-Christine

Pinault Desmoulins

Les articles peuvent être reproduits librement à des fins

non commerciales, à condition d’être accompagnés du

nom de l’auteur et de la mention « Reproduit du Courrier

de l’UNESCO », en précisant le numéro et l'année.

Les articles expriment l’opinion de leurs auteurs et pas

nécessairement celle de l’UNESCO.

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reproduites avec la mention © Unesco suivie du nom du

photographe. Pour obtenir les hautes définitions, s’adresser

à la photobanque : [email protected]

Les frontières sur les cartes n’impliquent pas la

reconnaissance officielle par l’UNESCO ou les Nations

Unies, de même que les dénominations de pays ou de

territoires mentionnés.

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L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1 . 3

Organisation des Nations Unies

pour lʼéducation la science et la culture

,

Éditorial – Irina Bokova, Directrice générale de l'UNESCO 5

DOSSIER : Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

Championne de la cause des femmes 7Entretien avec Michelle Bachelet par Jasmina Šopova

Femmes à la conquête de l’espace politique Shiraz Sidhva 9

Inscrire le Kirghizstan sur la mappemonde

Entretien avec Roza Otunbayeva par Katerina Markelova 13

Une question d’engagement 15Entretien avec Michaëlle Jean par Katerina Markelova

Crime sans châtiment 17Entretien avec Aminetou Mint El Moctar par Laura Martel

Maman Maggy et ses 20 000 enfants 20Jasmina Šopova rencontre Maggy Barankitse

Peur de rien 22Entretien avec Sultana Kamal par Anbarasan Ethirajan

Une avocate à la peau dure 25Entretien avec Asma Jahangir par Irina Zoubenko-Laplante

Droits affichés, libertés confisquées – Sana Ben Achour 28

Maintenant ou jamais – Giusy Muzzopappa 30

Tenir tête à la tyrannie 32Entretien avec Mónica González Mujica par Carolina Jerez et Lucía Iglesias

Patience, on y arrivera – Humaira Habib 34

Une lente conquête du marché du travail – Feriel Lalami-Fates 36

L’égalité des genres : un bien public mondial 37Saniye Gülser Corat et Estelle Raimondo

La femme est l'avenir de Davos – Katrin Bennhold 39

Semer les graines de l’avenir 41Entretien avec Lorena Aguilar par Alfredo Trujillo Fernández

Étoiles de ma galaxie personnelle – Luisa Futoransky 43

Mère Teresa : la femme la plus puissante du monde – Navin Chawla 47

Manuela Sáenz, une amazone au service de l'Amérique latine 48 Lautaro Pozo

POSTSCRIPTUM

Hommage à Édouard Glissant : penser le Tout-Monde – Ernest Pépin 50

La jeunesse, notre richesse

Entretien avec la Princesse Loulwah d’Arabie saoudite par Linda Tinio 52

Pensée universelle : Tagore, Neruda, Césaire , la poésie au 53service d’un nouvel humanisme – Noémie Antony et Jasmina Šopova

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Cette année, nous célébrons le 100e

anniversaire de la premièremanifestation internationale à avoirréuni, des deux côtés de l’Atlantique, desmilliers de femmes réclamant le droit devote. Voilà pour l’histoire. Mais pour cequi est de l’avenir, l’année 2011 marqueun tournant autrement plus décisif pourla condition féminine à l’échelleinternationale : le lancement d’ONUFemmes.

Tête d’affiche de ce numéro, MichelleBachelet explique les tenants et lesaboutissants de cette nouvelle entité del’Organisation des Nations Unies dontelle est la première directrice exécutive(p. 7). On trouvera à ses côtés d’autresfigures de proue entréestriomphalement sur la scène politiqueinternationale : Roza Otunbayeva, quinous éclaire sur son mandat de premièreprésidente kirghize (p. 13), et MichaëlleJean, ancienne gouverneure générale duCanada, qui évoque le pacte de solidaritépour Haïti, son pays natal (p. 15).

Sur la scène politique, la marche versla parité des sexes demeure néanmoinslente (pp. 9-12), ce qui n’est pas le cas

dans la sphère des droits humains. Làencore, mieux vaut être une dame de fersi l’on veut rompre les entravesséculaires, comme l’ont fait laMauritanienne Aminetou Mint El Moctar(p. 17), la Burundaise Maggy Barankitse(p. 20), la Bangladaise Sultana Kamal (p.23), la Pakistanaise Asma Jahangir (p. 25)ou la Tunisienne Sana Ben Achour (p. 28).Et savoir montrer sa détermination, àl’instar de ces Italiennes qui se sontmobilisées aux quatre coins du mondepour défendre leur dignité bafouée (p.30).

Pour réussir, cette conquête difficilene pourrait se passer des médias. Deuxfemmes – l’une chilienne, l’autreafghane – ont pris plus d’un risque pourdéfendre la liberté d’expression : ellesnous disent ce que le « journalisme auféminin » signifie parfois (pp. 32-35).

Le travail décent étant, cette année,au cœur de la célébration de la Journéeinternationale de la femme, nous noussommes également intéressés à lasituation des Algériennes prises dansl’étau de la précarité. Qui dit travail, ditéconomie : autre facteur déterminant

pour la liberté des femmes. À l’échelleinternationale, on observe des signes dechangement dans l’image et la place dela femme au sein de cette citadellelongtemps réservée aux hommes. Et àl’échelon local, on constate que, par leurrôle dans l’agriculture, les femmes seretrouvent aux avant-postes de lapréservation de l’environnement et de lalutte contre les effets du changementclimatique (pp. 36-42).

Pour clore ce dossier, nousredécouvrons quelques figures fémininesdes arts et des lettres, sous la plume dela poétesse argentine Luisa Futoransky(pp. 43-46), mais aussi Mère Teresa, quiaurait eu 100 ans cette année, etManuela Sáenz, une amazone au servicede l’Amérique latine (pp. 47-48).

En complément au dossier, nousrendons hommage à l’ancien rédacteuren chef du Courrier de l’UNESCO ÉdouardGlissant (1928-2011), donnons la parole àPrincesse Loulwah d’Arabie saoudite etprésentons un nouveau projet del’UNESCO : « Tagore, Neruda, Césaire,pour un univers réconcilié ». Jasmina Šopova

Dans ce numéro

4 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1

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ÉditorialIrina Bokova

« Être femme ici, c’est être une blessure ouvertequi ne peut guérir », écrit Toni Morrison1 dans Undon, qui constitue à mes yeux l’un des romans lesplus poignants jamais écrits sur la conditionféminine. Les destinées de quatre femmes – uneEuropéenne, une Africaine, une indigène et uneénigmatique jeune fille venue de la mer – s’yentremêlent, les unes plus tragiques que lesautres, inextricablement liées entre elles etprofondément enracinées dans le sol quidonnera naissance, un siècle plus tard, aux États-Unis. Ces quatre figures féminines, plus fortes lesunes que les autres, se dressent comme autantde cariatides portant la société américainenaissante. Et pourtant, nous dit la romancière, cesont des « blessures ouvertes ». Est-ce le lotcommun des femmes, d’un bout à l’autre denotre vaste monde, que d’être à la fois piliers etvictimes de la société ?

Il va sans dire que la condition des femmes abeaucoup évolué depuis. Le Conseil internationaldes femmes (CIF), créé en 1888, et l’Allianceinternationale des femmes (AIF), crée en 1904,ainsi que La Fédération démocratiqueinternationale des femmes (FDIF), créée en 1945,ont joué un rôle déterminant dans la lutte pourl’égalité des sexes.

Cette dernière est au cœur des droitshumains et des libertés fondamentales, qui sontdes valeurs essentielles à la dignité des individus,à la prospérité des sociétés et à l’État de droit.L’égalité entre hommes et femmes s’estégalement avérée comme un puissantaccélérateur de la transformation politique,sociale et économique. Elle est au cœur de lathématique du développement, mais aussi de lasécurité. En effet, les filles et les femmes souffrentde manière disproportionnée des conflits armés.Et bien souvent, ce sont elles qui œuvrent le plusefficacement en faveur de la réconciliation. Lesiècle passé nous a appris qu’il était du devoir detous de promouvoir l’égalité des sexes. Lesautorités publiques ont bien sûr un rôle clé àjouer, mais il en va de même de la société civileet des entreprises, des enseignants et desadministrateurs, des artistes et des journalistes.La communauté internationale remplit sa part enfixant des objectifs et en mobilisant le soutiennécessaire pour les atteindre.

L’UNESCO cherche à resserrer le lien entrel’égalité des sexes et les objectifs de

L « Âmes », sculptures de

l'artiste française Hélène

Hiribarne.

© Alicia Cloeren, Texas

1. La romancière américaine Toni Mor ison estlauréate du prix Nobel de littérature 1993.

L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1 . 5

I La Directrice générale

visite le site des Tombes

des Rois du Buganda à

Kasubi (Ouganda) en

présence de Geraldine

Namirembe Bitamawire,

ministre de l' Éducation et

des Sports et Elizabeth

Paula Napeyok, Délégué

permanente de l'Ouganda

auprès de l'UNESCO.

© UNESCO/Tosin

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développement fixés par la communautéinternationale. Nous avons fait valoir cet argumenten 2010, lors du 15e anniversaire de la quatrièmeConférence mondiale sur les femmes de Beijing.Nous l’avons mis en avant à l’occasion du Sommetsur les objectifs du Millénaire pour ledéveloppement qui a eu lieu à New York enseptembre dernier. En collaboration avec laRépublique de Corée, nous avons fait del’éducation une priorité de l’agenda du sommet duG-20 organisé à Séoul, et nous avons fait de mêmelors du Forum économique mondial de Davos en2011. Nous avons mené toutes ces actions enétroite collaboration avec l’Initiative des NationsUnies pour l’éducation des filles et nous allons lespoursuivre avec l’ONU Femmes, cette nouvelleentité placée sous la direction de Michelle Bachelet.

L’égalité des sexes est intégrée aux activitésde tous les secteurs de l’UNESCO. Elle m’a incité àréformer l’Organisation et elle guide nos actionssur le terrain, notamment dans les contextesdifficiles, en Afghanistan, en Iraq ou au Pakistan.Lors de ma récente visite en Républiquedémocratique du Congo, j’ai signé un accordavec le gouvernement pour établir un Centre derecherche et de documentation sur les femmes,l’égalité des sexes et la consolidation de la paix.Situé à Kinshasa, ce centre de l’UNESCOs’attaquera à un problème crucial pour les droitshumains, la stabilité sociale et le développementdans la région des Grands Lacs africains.

Évoquant des souvenirs d’un voyage effectuédans les années 1980 au nord-ouest de son paysnatal, le Zimbabwe, Doris Lessing2 affirmait :« Cette pauvre jeune femme qui chemine dans lapoussière en rêvant d’une éducation pour sesenfants, nous croyons-nous mieux qu’elle – nousqui sommes gavés de nourriture, avec nosplacards pleins de vêtements, et qui étouffonssous le superflu ? C’est, j’en suis convaincue, cettejeune fille et les femmes qui parlaient de livres etd’éducation alors qu’elles n’avaient pas mangé

RENDEZVOUS AUX ARCHIVES DU COURRIER

Découvrez une sélection de dossiers et d’articles consacrés aux femmes en saisissant les titres qui vous intéressent dans la case« Recherche personnalisée » à l’adresse suivante : http://www.unesco.org/fr

10 DOSSIERS

Femmes entre deux rives (2008)Au pouvoir citoyennes ! (2000)Femmes: la moitié du ciel (1995)Le Pacte planétaire: paroles de femmes (1992)Les Femmes: traditions et changements (1985)La Femme invisible (1980)Vers la libération de la femme (1975)Année internationale de la femme (1975)Femmes de l’Asie nouvelle (1964)La Femme, est-elle un être inférieur ? (1955)

10 ARTICLES

Les Femmes du Chiapas investissent dans l’avenir (2005)Ces femmes afghanes qui résistent (2001)Le dur réveil des femmes de l’Est (2000)Alphabétisation des femmes: un b.a.-ba à revoir (1999)Femmes fantômes de Kaboul (1998)Les Femmes, butin de guerre (1998)Femmes de terrain (1997)Les Femmes gardiennes de l’environnement (1995)À quoi rêvent vingt jeunes femmes? (1994)Rôles de femmes (1993)

depuis trois jours qui peuvent encore nousdéfinir aujourd’hui ».

C’était une façon pour la célèbre féministebritannique de réaffirmer, en dehors des limitesde son univers romanesque, sa foi en la femme,fût-elle la plus démunie. L’UNESCO a d’autresmoyens de réaffirmer cette même foi : afin dedonner plus d’autonomie aux filles et auxfemmes les plus pauvres du monde, nous allonsprochainement lancer une nouvelle initiatived’éducation, qui impliquera des partenaires dusecteur public et privé. Ce projet s’intéresseraparticulièrement à l’utilisation innovante desnouvelles technologies pour étendre l’éducationde base et l’alphabétisation, à l’éducation desfemmes et des filles dans les situations de conflitet de catastrophes naturelles, ainsi qu’aux cadrespolitiques et à la formation des enseignants àl’échelle du système des Nations Unies.

Car, il faut le reconnaître, bien que ces dixdernières années des progrès aient été réalisésen matière de parité des sexes dansl’enseignement primaire, comme en témoigne leRapport mondial de suivi sur l’éducation pourtous 2011, publié récemment par l’UNESCO, lesdisparités se sont creusées au niveau secondaire,notamment en Afrique. Et même si les femmesfont une percée dans l’enseignement supérieurun peu partout dans le monde, elles continuentde ne représenter que 29 % des chercheurs. Laproportion des femmes analphabètes n’a pasévolué depuis les 20 dernières années : ellesconstituent toujours les deux tiers des796 millions d’analphabètes de la planète.

« Si tu veux construire un bateau », écrivait leromancier français Antoine de Saint-Exupéry,« ne rassemble pas des hommes pour allerchercher du bois, préparer des outils, répartir lestâches, alléger le travail, mais enseigne aux gensla nostalgie de l’infini de la mer. » Cette nostalgiede l’infini de la mer nous guide depuis 1911, etelle continue de nous inspirer aujourd’hui. ■

2. Allocution de DorisLessing lors de la remise duprix Nobel de littérature en2007.

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Qu’est-ce qui vous a incité à faire desviolences faites aux femmes la prioriténuméro un de l’agence que vous dirigez,et quels sont les types de violencessubies par les femmes à travers lemonde ?La violence contre les femmes constituel’un des violations les plus répandues desdroits humains. Nous en avons fait l’unedes cinq grandes priorités de l’ONUFemmes, car si nous réussissons àprogresser dans ce domaine, nouspourrons aller plus loin dans d’autres. Unefemme qui ne subit pas de violences aplus de chances de trouver un travaildécent, d’aspirer à l’éducation, des’occuper de sa santé et de prendre despositions de responsabilité dans sacommunauté ou ailleurs.

Les femmes subissent toutes sortes deviolences : violence domestique, viol,violence sexuelle comme arme de guerre,mariage précoce, mutilation génitale. Denombreuses sociétés à travers le mondesont confrontées à l’un ou l’autre de cesproblèmes, de telle sorte que si l’on tientcompte des expériences que les femmesont eues tout au long de leur vie, le tauxde victimes atteint jusqu’à 76 % de lapopulation féminine mondiale.

Quelles sont les autres sujets prioritairesauxquels vous entendez vous attaquer etcomment allez-vous mobiliser lesressources pour y parvenir ?Nous allons développer et soutenir desprojets innovants visant à renforcerl’indépendance économique desfemmes, à leur confier des rôlesd’avocates et de leaders duchangement, à les placer au cœur desprocessus de paix et de sécurité, et àinscrire les priorités d’égalité des genresdans les stratégies nationales.Mobiliser des ressources pour réaliserces objectifs servira, entre autres, àdémontrer à quel point les femmescontribuent au développement nonseulement de leur propre condition,mais de la société dans son ensemble.Les preuves en sont de plus en plusfréquentes. Le dernier Rapport surl’inégalité entre les hommes et lesfemmes (Global Gender Gap IndexReport), publié par le Foruméconomique mondial, montre parexemple que, sur 114 pays, ceux qui ontatteint le plus haut niveau d’égalité entreles hommes et les femmes sont les pluscompétitifs et affichent les taux decroissance les plus élevés.

Championnede la causedes femmesLes inégalités entre les sexes restent profondément ancrées

dans beaucoup de sociétés. Les femmes se voient souvent

refuser l’accès à l’éducation et aux soins de base, elles

doivent surmonter la ségrégation des emplois et les écarts

de rémunération, elles sont sous-représentées dans les

processus décisionnels et elles sont victimes de violences.

Autant de défis que compte relever Michelle Bachelet,

Directrice exécutive de la nouvelle entité des Nations Unies

pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes,

l’ONU Femmes.

MICHELLE BACHELET répond aux questions de Jasmina Šopova

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Quelles sont les ressources humaineset financières dont disposeactuellement l’ONU Femmes ? Est-ceassez pour réaliser votre mission ?L’ONU Femmes a hérité des ressourcesdes quatre entités de l’ONU qui ontfusionné en vue de sa création. À partirde ces ressources, auxquelless’ajouteront d’autres contributions,suivant la recommandation duSecrétaire général Ban Ki-moon, faite enjanvier 2010, il est prévu que le budgetannuel soit d’au moins 500 millions dedollars américains. C’est l’objectif quenous nous efforcerons d’atteindre.

Avez-vous l’intention de vous engagerdavantage dans certains pays, lesquelset pour quelles raisons ?Nous allons travailler avec tous les Étatsmembres de l’ONU qui font appel ànous, que ce soit des pays développésou en développement. L’ONU Femmesest actuellement présente à des degrésvariables dans environ 80 pays, et nousaurons besoin de renforcer notreprésence dans les pays qui en ont leplus besoin. Nous allons le faireprogressivement, notamment au fur et àmesure que nous développerons noscapacités et ressources institutionnelles.Dans chaque pays, une des prioritéssera d’atteindre les groupes de femmesles plus marginalisées. Ce sont elles quiont le plus besoin du soutien de l’ONU

Femmes et les atteindre peut être lameilleure façon d’utiliser nos ressources.Comme l’UNICEF a commencé à ledémontrer, la méthode la plus efficaceconsiste à investir dans la partie de lapopulation la plus exclue.

Quelle est la place de l’égalité desgenres dans les Objectifs du millénairepour le développement (OMD) ?Comment pensez-vous pouvoir luidonner plus d’importance ?Parvenir à l’égalité des genres, objectifnuméro trois des OMD, est primordialpour la réalisation de tous les autresobjectifs. Nous continuerons à fairevaloir, d’ici à 2015 – année butoir desOMD – le lien crucial existant entrel’égalité des genres et tous les autresobjectifs, qu’ils concernent la pauvreté,la santé, l’éducation ou l’environnement.

Un des problèmes prioritaires quinous concernent est la mortalitématernelle. Sur le plan mondial, noussommes loin d’avoir progressésuffisamment. Nous pouvons – etdevons – faire plus. Sauver davantagede vies lors de l’accouchementdemande des connaissancesélémentaires et des moyens peu chersqui pourraient être facilementdisponibles partout, si lesgouvernements et la communautéinternationale décidaient vraiment d’enfaire une priorité.

Le nombre de femmes élues à la têtedes États, des gouvernements et desagences de l’ONU est en hausse cesdernières années. Ce phénomène a-t-ildéjà des effets positifs sur les questionsles plus brûlantes concernant lesfemmes dans le monde ?Dans une perspective historique, desprogrès immenses ont été accomplis.Bien qu’il reste toujours des défis,l’égalité des genres est entrée dans unedynamique qu’elle n’a jamais connuepar le passé. Cela est vrai à la fois sur leplan international et au sein de lamajorité des pays.

La raison en est que les femmes ontpris en main la défense de l’égalité desgenres, à différents niveaux, aussi bienau sein de leur communauté qu’à la têtedes États. Les femmes dirigeantes ontfait en sorte qu’un nombre croissant depersonnes comprennent que lesfemmes doivent être impliquées dansl’économie, que la violence dont ellessont l’objet doit être endiguée, et leurcapacité à être des moteurs dechangement encouragée pour le biende tous. Et, bien entendu, que nousdevons fournir les moyens etentreprendre les actions nécessairespour atteindre ces objectifs – commenous l’avons fait en partie avec lacréation de l’ONU Femmes, promue« championne » de la défense des droitsde la femme dans le monde. ■

Chirurgienne de formation, Michelle Bachelet est la première Secrétaire générale

adjointe et Directrice exécutive d’ONU Femmes. L’ancienne présidente chilienne

(de 2006 à 2010) s’est notamment illustrée par sa réforme des retraites et des

programmes de protection sociale pour les femmes et les enfants, ainsi que par ses

investissements dans la recherche et le développement. Durant son mandat

présidentiel, le nombre de centres de soins gratuits pour les jeunes enfants des

familles à faible revenu a triplé et quelque 3 500 nouveaux centres de soins

pédiatriques ont été ouverts au Chili.

Lors de sa nomination à la tête de la nouvelle agence des Nations Unies, le 14

septembre 2010, Michelle Bachelet s’est engagée à en faire la « championne de la

cause des femmes ».

L'ONU Femmes a été créé en juillet 2010, par l’Assemblée générale des Nations

Unies, en vue d’accélérer les objectifs de l’Organisation liés à l’égalité des sexes et à

l’autonomisation des femmes.

Lancée officiellement le 24 février 2011, l'ONU Femmes est le fruit de la fusion de quatre composantes du système des

Nations Unies : la Division de la promotion de la femme (DAW), l’Institut international de recherche et de formation pour la

promotion de la femme (INSTRAW), le Bureau de la Conseillère spéciale pour la problématique hommes-femmes (OSAGI) et

le Fonds de développement des Nations Unies pour la femme (UNIFEM).

L'ONU Femmes a principalement pour rôle d’appuyer des organes intergouvernementaux et les États membres dans

l’élaboration de politiques, de règles et de normes nationales et mondiales en faveur de l’égalité des sexes. L’agence est en

droit de demander des comptes aux Nations Unies sur leurs propres engagements, avec notamment un suivi régulier des

progrès enregistrés dans l’ensemble du système. Site officiel : www.unwomen.org/fr

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Page 9: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

Alors qu’à travers le monde, il estdésormais reconnu que la représentationdes femmes au sein des structuresdécisionnaires est un facteur essentiel dechangement, on ne les voit guère tenir labarre. Selon l’Union interparlementaire,les femmes progressent sur les bancs desassemblées, avec une présence moyennerecord de 19,1 % des sièges, touteschambres confondues. Mais « l’objectifd’arriver à l’équilibre entre hommes etfemmes en politique est encore lointaindans de nombreux pays ».

Il y a eu ces dernières décenniesplusieurs histoires remarquables defemmes qui sont parvenues à rompre leplus inaccessible des plafonds de verre,franchissant tous les obstacles pourconquérir ce bastion de la masculinité :la tête de l’État. Des pionnières qui ontbrisé un tabou dans leurs pays respectifs,et encouragé d’autres femmes à traversle globe à se faire entendre chaque fois

que des politiques décisives pourl’avenir de leur société arrivent à l’ordredu jour.

À commencer par Ellen JohnsonSirleaf, entrée dans l’histoire en 2006lorsqu’elle fut élue présidente du Libéria,une première en Afrique. Championnedes droits des femmes, la battanteformée à Harvard a répété tout au longde sa campagne que si elle l’emportait,elle encouragerait les femmes africainesà grimper dans l’échelle des fonctionspolitiques. Cette solide grand-mère, qui,en 30 ans de carrière, brava la prison etl’exil, a fait preuve d’une déterminationde fer pour imposer la paix à un paysravagé par dix ans de guerre civile.

Ellen Johnson Sirleaf s’est vuerécemment décerner le Prix africaind’excellence en faveur du genre 2011, enreconnaissance « des efforts déployéspar le Libéria pour promouvoir le droitdes femmes, et notamment l’éducation

des filles, l’indépendance économiquedes femmes et les lois sanctionnant laviolence dont elles sont victimes ». « Enencourageant l’égalité des sexes, enlibérant nos filles, c’est aussi notre paysque nous tirons vers le haut », rappelait-elle récemment devant de jeunesdiplômées d’un programmed’autonomisation économique.

L’ex-présidente islandaise VigdísFinnbogadóttir est elle aussi convaincuede l’importance de l’éducation : « Jevoudrais dire à toutes les femmes àtravers le monde : faites autant d’étudesque vous le pouvez, et n’acceptez jamaisd’étudier moins que votre frère. Formez-vous, lisez, découvrez la vie, c’estessentiel. Tout le monde ne peut accéderaux universités, mais si vos frères sontchauffeurs routiers, apprenez au moinsquelque chose de comparable ».

SHIRAZ SIDHVA, journaliste indienne basée aux États-Unis

Femmesà la conquêtede l’espace politiqueS’il y a eu des femmes parmi les grands de ce monde, elles restent rares à la tête des

démocraties modernes : on recense moins de 50 femmes au sommet de l’État dans

l’histoire récente et, actuellement, seuls 20 pays ont accepté de les hisser jusqu’au poste

suprême. Sur la scène politique, la marche vers la parité des sexes est donc lente. Mais elle

est inéluctable.

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L Photo de groupe des participants au troisième

Forum de l'Alliance des civilisations de l'ONU qui

s’est tenu à Rio de Janeiro, Brésil, en mai 2010.

Seule figure féminine : Cristina Fernández de

Kirchner, Présidente de l’Argentine.

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« Présidente Vigdís », comme onl’appelle en Islande, est la premièrefemme au monde à avoir accédé à lafonction présidentielle sans être affiliée àun parti. C’était en 1980. « J’ai ouvert lesportes de la politique, non seulement auxfemmes, mais aux hommes aussi »,souligne-t-elle. Car dès qu’une femmeréussit, « elle montre la voie à d’autresfemmes et à d’autres sociétés à travers lemonde ».

L’Islande, entre autres pays nordiques,reste le meilleur élève en matière d’égalitédes genres, et c’est encore une femme,Jóhanna Sigurdardóttir, qui occupeactuellement le poste de premier ministre.Mais il y a 30 ans, lorsqu’elle a été élue,confie la première présidente, « ontrouvait vraiment insensé qu’une femmeprenne la tête d’un pays. Les Islandais ontfait preuve d’un sacré courage enenfreignant la tradition ». D’autresdirigeantes qui l’ont précédée, commeIndira Gandhi en Inde, Isabel Perón enArgentine ou Sirimavo Bandaranaike auSri Lanka, sont venues au pouvoir « parhéritage », prenant la suite d’un père oud’un mari, tandis que l’israélienne GoldaMeir ou la britannique Margaret Thatcheravaient été portées par des partispolitiques. Vigdís Finnbogadóttir, quant àelle, n’était l’héritière de personne etn’appartenait à aucun parti. Elle a étéréélue quatre fois de suite, de 1980 à 1996,ce qui en fait la dirigeante la pluslongtemps en poste de toute l’histoiremondiale. « La première fois, j’ai vaincu depeu », reconnaît-elle. « La seconde, lamarge était plus confortable. Il faut direqu’entre temps, j’avais fourni les preuvesqu’une femme pouvait réussir, bien qu’ellesoit une femme ».

Mais le sexe compte-t-il tant que celalorsqu’on dirige, et influe-t-il réellementsur les qualités de dirigeant ? Lescontextes qui ont porté ces femmes, avecd’autres, au pouvoir étaient des plusvariés, mais les commentateursscientifiques décèlent tout de même uncertain nombre de traits communs auxdirigeantes. Quels sont donc les obstaclesqu’elles doivent abattre pour parvenir ausommet dans leurs fiefs respectifs ?Quelles qualités faut-il avoir pour espérerrompre le plus inatteignable des plafondsde verre et se frayer un chemin vers lamagistrature suprême, parfois sanspersonne pour vous montrer la voie ?

Ces questions ont intrigué LauraLiswood, avocate, écrivaine et militanteinternationale des droits des femmes.

Dans le cadre du projet Women’sLeadership aux États-Unis, dont elle étaitl’animatrice, elle a entrepris en 1992 unvoyage inédit à travers le monde à larencontre de 15 femmes chef d’État ou degouvernement. Les entretiens que lui ontaccordés ces dernières – comme MargaretThatcher (Royaume-Uni), Gro Brundtland(Norvège), Benazir Bhutto (Pakistan),Corazon Aquino (Philippines) ou

Kazimiera Prunskiene (Lituanie) – ontdonné lieu à un ouvrage original :Dirigeantes mondiales : quinze grandesfemmes politiques racontent leur histoire.

Leadership au féminin

Les chercheurs débattent depuislongtemps du rôle du genre dans leleadership. « Dans certains cas, le sexeimporte peu », explique Michael A.

Pratibha Patil

Présidente de l’Inde© Bureau du Président de l‚Inde

Jóhanna Sigurdardóttir

Premier ministre de l’Islande© UNPhoto/Aliza Eliazarov

Ellen Johnson-Sirleaf

Présidente du Libéria© UNESCO/Michel Ravassard

Laura Chinchilla

Présidente du Costa Rica© UN Photo/Aliza Eliazarov

Jadranka Kosor

Premier ministre de la Croatie© UN Photo/Jenny Rockett

Dalia Grybauskaitė

Présidente de la Lituanie© UNPhoto/Rick Bajornas

Angela Merkel

Chancelière fédérale de l'Allemagne© UN Photo/Evan Schneider

Mary McAleese

Présidente de l’Irlande© UN Photo/Evan Schneider

Dilma Rousseff

Présidente du Brésil© Roberto Stuckert Filho/Presidência

da República/Agencia Brasil

1 0 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1

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structurelles internes auxquels seheurtent tous les dirigeants, qui lesobligent à assumer certaines tâches etresponsabilités de façon similaire ouprévisible : tâches protocolaires,obligations constitutionnelles ou légales,attentes de rôles. Toutes provoquent peuou prou les mêmes attitudes, que ledirigeant soit un homme ou une femme.C’est dans les circonstances nouvelles ou

inattendues, ou en temps de crise, que lesexe entre en ligne de compte, quand cequ’on attend de vous n’est pas prédéfini.Là, la personnalité et le sexe peuvents’avérer déterminants ».

Sans surprise, la plupart de cesfemmes de tête prennent leurs fonctionsbardées de qualifications académiqueset professionnelles. Beaucoup ont étéfemmes de lettres, avocates, diplomatesou ministres avant d’accéder auxfonctions suprêmes. La plupartreconnaissent qu’en plus des étudesqu’elles ont faites, elles suivent depuisl’enfance un modèle, invariablementcelui d’un père ou d’une mère, qui leuront appris qu’une fille pouvait faire aussibien qu’un garçon.

Michelle Bachelet, premièreprésidente du Chili, après avoir été sapremière ministre de la Défense, n’ignorerien du travail de pionnière. « Commejeune mère et comme pédiatre, j’aiconnu la difficulté d’avoir à équilibrercarrière et vie de famille, et j‘ai vu quel’impossibilité de faire garder ses enfantsempêchait les femmes d’accéder à unemploi rémunéré », déclarait-elle auLibéria, lors d’une commémoration de laJournée internationale des femmes.« C’est aussi pour lever ces obstacles queje suis entrée en politique. Et que j’ai misla priorité sur l’accueil de la petiteenfance et la protection sociale desfamilles dans les dépenses publiques ».

Les femmes ont-elles une façon bienà elles d’exercer le leadership,différemment des hommes ? « On croitgénéralement que les hommes sontdavantage dans le commandement, lesfemmes adoptant un style pluscollégial », constate Michael Genovese,une autorité en matière de leadership,auquel il a consacré 28 ouvrages. « Lesexceptions abondent, mais il y a du vraidans ce point de vue. Les hommesdisent, les femmes discutent. Leshommes monologuent, tandis que lesfemmes instaurent le dialogue », note-t-il. « Quant aux sujets qui les préoccupent,on sera peut-être surpris d’apprendrequ’actuellement, les femmes nedéfendent pas plus farouchement les« questions féminines » lorsqu’elles sontaux affaires que la plupart des hommes.Là, les différences idéologiques etpartisanes sont de meilleurs indicateursdu soutien apporté à ce qu’on considère,habituellement, comme des sujetsspécifiquement féminins : l’éducation, lasanté, etc. ».

Genovese, professeur en sciencespolitiques et directeur de l’Institutd’études du leadership à LoyolaMarymount University, en Californie.« Margaret Thatcher en est un bonexemple. Dans d’autres, c’est l’inverse :voyez Corazon Aquino ». Selon lui, il vautmieux « se demander quand et dansquelles circonstances le genre perd ougagne en importance. Il y a des forces

Iveta Radicová

Premier ministre de la Slovaquie© European People's Party

Micheline Calmy-Rey

Présidente de la ConfédérationSuisse © Patrick Lazic/OIF

Cissé Mariam Kaïdama Sidibé

Premier ministre du Mali© Primature du Mali

Rosario Fernández Figueroa

Premier ministre du Pérou© Présidence du Conseil de Ministres

Sheikh Hasina Wajed

Premier ministre du Bangladesh© UNPhoto/ Eskinder Debebe

Kamla Persad-Bissessar

Premier ministre de Trinité-et-Tobago © UN Photo/Aliza Eliazarov

Cristina Fernández de Kirchner

Présidente de l’Argentine © UNPhoto/Jean Marc Ferre

Julia Gillard

Premier ministre de l’Australie © UN Photo/Mark Garten

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Tarja Halonen

Présidente de la Finlande© UN Photo/Erin Siegal

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Préjugés coriaces

Contrairement à leurs homologuesmasculins, les femmes placéesaujourd’hui à la tête des démocratiesdoivent naviguer à travers un réseau depréjugés enracinés, et elles sont jugéesplus sévèrement que les hommes parles médias et par leurs électeurs. « Il n’ya pas de plafond de verre », s’animeLaura Liswood, « juste une épaissecouche d’hommes... ». En 1996, elle afondé avec Vigdís Finnbogadóttir leConseil mondial des dirigeantes, dontelle est la secrétaire générale. « Le plusurgent », pointe-t-elle, « c’est depréparer dès maintenant les femmes àoccuper les postes décisionnaires,objectif qui ne peut être atteint sans desmodèles de rôles aptes à encourager lesautres dans cette direction ». Le Conseilest on ne peut mieux équipé pour cela.

En 1997, avec d’autres militantes,elle a lancé le White House Project, pourappuyer l’élection d’une femme à laprésidence des États-Unis. « On meracontait toujours la même histoire »,dit-elle. « Les expériences étaient lesmêmes, indépendamment du pays, dela culture ou du parcours desdirigeantes. Partout, les journalistes etleurs lecteurs leur infligeaient le mêmetraitement : une inspection en règle. Lapresse les regardait avant tout commedes femmes, critiquant jusqu’à l’excèsleur apparence : vêtements, coiffure,sacs à main, écharpes... ».

« L’idée communément admisequ’elles ne font pas des dirigeantescompétentes est sans doute le plusgrand frein à l’entrée massive desfemmes sur la scène politique »,renchérit Esther Duflo, professeured’économie du développement auMassachusetts Institute of Technology(MIT) des États-Unis. Fondatrice au MIT,avec d’autres collègues, du LaboratoireAbdul Latif Jameel de lutte contre lapauvreté, elle a mené plusieursenquêtes pionnières en Inde, quimontrent que les femmes qui nousgouvernent sont évaluées plusnégativement que leurs homologuesmasculins, alors même qu’elles tendentà fournir de meilleurs services, commel’accès à l’eau potable, et qu’elles sontaussi bien moins corrompues.

Esther Duflo a eu recours à descomédiens pour traquer les préjugésdans des centaines de villages indiens,où un tiers des sièges dans les conseilsde village sont depuis 1993 réservés aux

femmes, un quota récemment relevé à50 %. Elle a fait lire le même discourspolitique tantôt par un homme, tantôtpar une femme. Les villageois quin’avaient jamais été exposés à unedirigeante tendaient à juger les oratricesincompétentes, alors que les électeursayant connu une femme au pouvoir netombaient pas dans le piège.« L’expérience réduit le préjugé »,conclut Esther Duflo, dans un entretienaccordée au New Yorker. Preuve que lespolitiques publiques peuvent casser lesstéréotypes chez l’électeur de base.

Brinda Karat, membre du politburodu Parti communiste indien et députéeà la Chambre haute du parlement del’Union, estime que « les dirigeantes onttendance à poser les questionsintéressant les femmes plus souventque les hommes ». Pour elle, la décisionde son pays de leur réserver la moitiédes sièges dans les panchayats – lesconseils locaux – commence à payer :« le record de participation des femmesaux élections locales, au mépris desbarrières sociales et culturelles, ouvreun chapitre encourageant de l’histoirepolitique de l’Inde, qui s’enrichit chaquejour ». Pourtant, le nombre de femmesdéputées en Inde n’excède pas 11 %, etmême moins que cela dans la plupartdes assemblées des États.

« Cela signifie-t-il pour autant queles femmes soient incapables ou nesoient pas suffisamment méritantes ? »s’interroge Brinda Karat, qui militedepuis 40 ans dans les mouvements defemmes. « Ce serait une conclusionoutrancière et inacceptable. La vérité estque les pratiques discriminatoires dontelles continuent de faire l’objet dansl’établissement des listes électoralestiennent les femmes éloignées despostes électifs. La lutte menée par lesfemmes contre la discrimination dansles sphères économique et sociale doitaussi s’étendre à la sphère politique.Toute discrimination fondée sur le sexeaffaiblit la démocratie. Le combat pourune représentation égale est aussi uncombat pour les droits démocratiqueset citoyens ».

Entrée par la petite porte

La marche des femmes peut doncsembler lente, mais pour MichaelGenovese comme pour Laura Liswood,elle est inéluctable. « Il y a eu bien deschangements ces dernières décennies »,note le premier. « Lorsque mon ouvrage

sur les dirigeantes est paru en 1993, jepouvais citer le nom de toutes lesfemmes chef de gouvernement.Aujourd’hui leur nombre a bondi et ellessont plus présentes au sein desgouvernements qu’elles ne l’ont jamaisété, même si cela reste sans communemesure avec leur poidsdémographique ».

« L’important, c’est le nombrecroissant de femmes qui entrent enpolitique par la petite porte au niveaulocal et la foule montante des femmesjouant en “deuxième division”, le piedposé sur le premier barreau de l’échelle.Il y a plusieurs causes à cette évolution :le mouvement féministe, le fait quebeaucoup de partis politiques –notamment en Europe – ont instaurédes quotas de femmes dans leurscampagnes électorales, et l’existence degroupes de soutien offrant un appuifinancier (comme Emily’s List, aux États-Unis). Enfin, et aussi, un réelchangement d’attitude des sociétés surles femmes politiques ».

« Les choses bougent, c’est certain »,constate Laura Liswood. « Mais le font-elles assez vite ? Partout, les femmes fontdes études supérieures, obtiennent desdiplômes et investissent le marché dutravail. Mais il leur est apparemment bienplus difficile d’accéder aux postes dedirection : c’est donc là qu’il faut viser ».

« Je verrai de mes yeux l’électiond’une femme à la présidence [des États-Unis] », ponctue Michael Genovese. « Sil’attente est longue, c’est peut-être, enplus des questions déjà évoquées, queles grandes et les super puissances,engagées militairement un peu partoutdans le monde, ont tendance àrechercher des hommes qui dégagentune certaine rudesse, suggérant leurcapacité de recourir si nécessaire à laforce, voire à la violence. Ce clichécontinue de peser en défaveur desfemmes, bien que certains desdirigeants les plus coriaces de l’après-guerre aient été des femmes : MargaretThatcher ou Golda Meir, par exemple. Lestéréotype a la vie dure. » ■

Certains extraits et citations sont tirés de :

Laura A. Liswood

Women World Leaders: Great Politicians Tell Their Stories,The Council Press, 2007 (édition originale, WomenWorld Leaders: Fifteen Great Politicians Tell Their Stories,Pandora, Harper Collins Publishers,1995).

Michael A. Genovese (ed.)

Women As National Leaders, Sage Publications, 1993.

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Dans votre biographie, on recenseplusieurs grandes « premières » :première femme ministre des Affairesétrangères du Kirghizstan, premièrefemme ambassadeur aux États-Unis,puis au Royaume-Uni et, enfin, premièrefemme Présidente du Kirghizstan. Quelest le secret d’un tel succès ? À l’époque de la perestroïka, alors quej’étais vice-présidente du Conseil desministres de la République duKirghizstan, on m’a invitée à Moscou, àla Commission de l’URSS pour l’UNESCO.J’ai commencé comme secrétaireexécutive, avant de devenir présidentede la Commission. Représenter l’Unionsoviétique n’était pas une mince affaire.Ce pays était alors une superpuissance,et comme les États-Unis n’étaient pasmembres de l’UNESCO, nous étions leprincipal donateur. C’est à ce titre que jesuis entrée au cabinet du ministère desAffaires étrangères de l’URSS, où j’ai été,incidemment, la première femme àsiéger.

Lorsque l’URSS s’est effondrée, AskarAkaïev [premier président du Kirghizstan,déposé par la révolution de mars 2005]m’a invitée à assumer les fonctions deministre des Affaires étrangères. Maiscomme à cette époque, l’Amérique étaittrès importante pour nous, au mêmetitre que la Banque mondiale ou le Fondsmonétaire international, dont nousétions dépendants, j’ai été nomméeambassadeur aux États-Unis, fonctionque j’ai exercée pendant deux ans, avantde regagner le siège de ministre desAffaires étrangères au Kirghizstan.

C’est trois ans plus tard, en 1997, qu’acommencé à se manifesterl’autoritarisme croissant d’Askar Akaïev.Nous n’arrivions plus à nous entendre. Jepassais mon temps à le critiquer, ils’irritait. Pour finir, j’ai suggéré de nousséparer. L’idée n’était pas d’aller contre lui :les gens lui faisaient encore confiance etvoulaient qu’il achève ses réformes.Quant à moi, je suis devenue le premierambassadeur du Kirghizstan auRoyaume-Uni. C’était là aussi un travail

mappemonde

ROZA OTUNBAYEVA répond aux questions de Katerina Markelova

Inscrire le Kirghizstan sur la

Le principal problème qui se pose aux pays nouvellement

indépendants est celui de l’identité, estime Roza

Otunbayeva, première femme Présidente du Kirghizstan.

La dame de fer kirghize aura traversé plus d’une crise et

surmonté plus d’un obstacle au cours d’une longue carrière

qui l’a portée au sommet de l’État en juillet 2010. Son pays a

failli s’effondrer, sa nation se diviser – elle n’a pas laissé faire.

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de pionnier, avec les membres du Conseilde sécurité de l’ONU. À cette époque,nous avions pour mission d’inscrire leKirghizstan sur la mappemonde.

En 2005, ayant uni plusieurs partisd’opposition, nous avons fait la« révolution des tulipes ». MaisKurmanbek Bakiev1 a usurpé notrerévolution. Il a tout pris en main,instaurant une dictature familiale.Durant les cinq années qui ont suivi,nous nous sommes battus pour nosidéaux dans l’opposition. J’étais le chefde l’opposition au parlement. En 2010,enfin, nous avons gagné !

Comment votre entourageprofessionnel et les gens ordinairesperçoivent-il le siège du chef de l’Étatoccupé par une femme ? Avec le respect qui esttraditionnellement voué aux aînés, auxfemmes et aux mères. En plus, je suisprobablement celle qui possède le plusd’expérience dans mon entourage.Cette promotion, après tout, je l’aiméritée. Je me suis battue, j’ai consentià de nombreux sacrifices. Quant auxKirghizes, ils savent également que je nesuis pas dans la politique par hasard,que je ne suis pas une protégée.

Oui, nous avons des gens quipensent qu’une femme ne peut pasgouverner. À ceux-là, je réponds :l’année 2010 a été l’une des pluscritiques de l’histoire du Kirghizstan.Nous avons failli nous effondrer en tantque pays et nous diviser en tant que

nation. Mais nous avons réussi à toutsauver. Nous sommes parvenus, à partirdu chaos, à sortir de la crise et à rejoindrela terre ferme. Malgré le silence etl’inaction du monde entier. Que d’autresessaient d’en faire autant !

Aujourd’hui, tous les médias parlentde pays dans la tourmente, comme laLibye. Au Kirghizstan, la tourmente estderrière nous. Il reste encore à notrejeune pays de nombreuses épreuves àsurmonter, mais le plus dur est passé.

Votre énergie et votre zèle ont étérécompensés cette année par le Prixinternational du courage féminin, fondépar le Département d’État américain.Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?Je pense que ce prix s’adresse plus à monpays qu’à moi-même. Les événementsqui ont lieu dans les pays arabesmontrent que le monde entiercommence à comprendre que lemouvement des personnes, des pays etmême des continents vers la démocratieest imparable. Ce que nous avons connuprouve que mon pays n’est pas à l’écartde l’évolution du monde. Ce que monpays et mon peuple ont eu le courage demontrer, c’est qu’ils sont motivés parl’amour de la liberté, la foi dans leprogrès et la démocratie. J’étaissimplement dans le sillage de cemouvement.

Le Kirghizstan a déjà fait beaucouppour instaurer l’égalité entre les sexes.Il existe au parlement un quota de30 % de sièges réservés aux femmes,par exemple. Que faudrait-il encorefaire dans cette direction, selon vous ?L’égalité des genres est un combat sansfin. Inscrire des quotas dans la loi,

Première femme chef d’État en Asie

centrale, Roza Otunbayeva est née en

1950. Diplômée en philosophie de

l’Université d’État de Moscou et

enseignante à ses débuts, elle est bientôt

recrutée par le parti et connaît une rapide

ascension politique. Elle joue un rôle

majeur dans deux renversements de

régimes autoritaires au Kirghizstan en mars

2005 et en avril 2010. En juin 2010, à

l’occasion du référendum qui dote le pays

d’une nouvelle constitution, la population

approuve l’unique candidature de Roza

Otunbayeva à la présidence du pays. © U

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comme nous l’avons fait pendant ladernière législature, ne suffit pas. Dansla vie quotidienne, ces lois ne sont pastoujours appliquées. Aujourd’hui, laCour des comptes, pour laquelle nousavons également voté le quota de 30 %,doit se composer de trois personnesnommées par le président, trois parl’opposition et trois par la coalition.L’opposition et la coalition ne désignentque des hommes, me laissant le soin deproposer des femmes. Cette démarcheest parfaitement cynique !

Il existe, chez nous, des postesimportants occupés par des femmes.Outre moi-même, qui suis le résultatd’un consensus des forces politiques,la Banque nationale est présidée parune femme, de même que la Coursuprême et l’Académie des sciences. Augouvernement, en revanche, nousn’avons qu’une seule femme, ce qui esttout simplement inacceptable. Sur leplan économique, aucune femme nesiège dans les conseils d’administrationde nos grandes entreprises.

Pour les femmes kirghizes, cetteannée est spéciale. D’une part, parceque nous célébrons le bicentenaire dela naissance de Kurmanjan Datka. Cettefemme, qui gouvernait l’Alaï, dans lesud, a fait beaucoup pour unifier cetterégion et l’annexer à la Russie. C’étaitune progressiste, d’une volonté etd’une force prodigieuses. Elle joue unrôle symbolique dans la formation desfemmes et de l’ensemble de la nation.D’autre part, parce que ma présidencetouche à sa fin. Cette année marquerasans doute le crescendo des débatsqui ont eu lieu sur le rôle des femmesdans notre pays.

Qu’elle est selon vous la premièrepriorité pour le pays ?Il est difficile de répondre à cettequestion de manière catégorique. Jedirai, cependant, que le problème aiguqui se pose aux pays nouvellementindépendants est celui de l’identité.C’est un problème vaste, complexe etmultiple. Tous sans distinction, lesquelque 200 membres de l’ONU, noussommes entraînés dans un flot uniqueappelé mondialisation. Or, la questionde l’identité taraude chaque nation,chaque être pensant. Cela devient unsérieux obstacle au développement.Nous en pâtissons, et devons yremédier. ■

1. Porté au pouvoir par la révolution des tulipes,Kurmanbek Bakiev a dirigé le pays entre 2005 et2010. Il a été démis de ses fonctions en avril 2010suite à un soulèvement populaire qui a fait 87 morts.

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Page 15: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

Une questiond’engagementVeiller à ce que l’on garde à l’esprit l’état d’urgence et de

fragilité d’Haïti, telle est la mission première de Michaëlle

Jean, ancienne gouverneure générale du Canada, désignée

récemment Envoyée spéciale de l’UNESCO pour Haïti.

Parcours d’une femme d’exception qui a hérité des femmes

haïtiennes sa vaillance, sa persévérance, son pragmatisme

et son sens de l’engagement.

MICHAËLLE JEAN répond aux questions de Katerina Markelova

Comment une immigrée haïtiennedevient-elle gouverneure générale duCanada ? Avec des responsabilités de chef d’Étatet de commandant en chef des Forcesarmées, en prime (rire) ! Je crois quec’est d’abord une questiond’engagement. J’ai appris une choseprécieuse, en Haïti : ne pas resterindifférente ! Dans un pays oùl’indifférence fait des ravages, mesparents m’incitaient à voir, à me forgerun point de vue et à agir. Des femmeshaïtiennes, j’ai hérité ma vaillance, mapersévérance, mon pragmatisme etmon sens de l’engagement.

Lorsqu’enfant, je suis arrivée auCanada, j’ai vite compris qu’intégrationsignifiait participation. Très tôt, j’ai

commencé à m’impliquer dans lesactivités du mouvement des femmes auQuébec, et notamment dansl’établissement d’un réseau de refugesd’urgence pour les femmes victimes deviolence et pour leurs enfants. C’est celaqui a déterminé ma citoyenneté activeet responsable.

Cette expérience m’a amenée aujournalisme : 18 ans à la télévisionpublique ! Il arrive souvent auxjournalistes de télévision de se retrouverdans des émissions de variétés, lorsqu’ilsont un physique différent de la majorité.Quant à moi, j’ai été tout de suiteaffectée au service de l’information :dans une salle de rédaction, chefd’antenne, responsable d’émission avecune présence à l’écran.

Le Canada est l’incarnation de ladiversité. La diversité chez nous estréelle, ancrée dans le quotidien. Et plutôtque de la voir comme une menace, on lavoit comme une richesse, malgré tousles défis que cela représente. Quand ilm’est arrivé d’être victime dediscrimination ou de racisme – parcequ’aucune société n’est à l’abri de tellesdérives – j’ai toujours trouvé quantité degens pour m’épauler, des ressources, desorganisations pour dire collectivement : « Non ! Dans un pays comme le Canada,cela n’est pas acceptable ! ». Voilàpourquoi une femme noire, féministemilitante de surcroît et ancienneréfugiée politique, a pu devenirgouverneure générale du Canada.

Quelles sont vos priorités, en tantqu’Envoyée spéciale de l’UNESCO pourHaïti ?Avant tout, veiller à ce que l’on garde àl’esprit l’état d’urgence et de fragilité dece pays. Haïti était à l’ordre du jour lorsde toutes les missions que j’ai effectuéesà travers le monde, en ma qualité degouverneure générale. Aussi bien enOccident, qu’en Amérique latine ou enAfrique, j’ai senti le désir de mesinterlocuteurs de participer à un pactede solidarité pour Haïti. Je compte doncrevenir sur ces terres déjà labouréespour obtenir des soutiens. Haïti nepourra pas s’en sortir seule. C’est undrame, je le sais ! Et en même temps,Haïti doit aussi prendre sa part deresponsabilité.

Je crois que le monde entier est entrain d’observer le cas haïtien. Commentla communauté internationale répondra ?Les Haïtiens, et notamment l’État haïtien,agiront-ils de façon responsable ? Nousdevons réussir et envoyer un messaged’espoir à l’humanité tout entière. Haïtiest un pays de toutes les urgences, detoutes les misères. Mais c’est un pays oùil est possible d’agir. À une seulecondition : en incluant les citoyens et lescitoyennes.

J’ai pour coutume de dire qu’en Haïtile mode de vie et de survie repose surl’espérance. Ce pays a toujours su serelever d’une épreuve à l’autre. Il a sutriompher de la barbarie par la

J Scène d’une rue de Port-au-Prince, la capitale

haïtienne, un mois après le tremblement de terre du

12 janvier 2010. Une mère et ses enfants,

« pomponnés, beaux, fiers », pour reprendre

l’expression de Michaëlle Jean.

© UN Photo/Pasqual Gorriz

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révolution et par l’affranchissement del’esclavage... L’espérance a pris un sérieuxcoup avec le séisme.

On évoque souvent la capacité derésilience des Haïtiens. J’aimerais qu’ilssoient reconnus pour leur capacité decréer, de penser, de dire. Parce que si l’onmise seulement sur leur capacité derésilience, on finira par croire que cepeuple peut encore attendre, puisqu’ilsait si bien tenir dans les pirescirconstances.

Quel est selon vous le rôle des femmesdans la refondation d’Haïti ?À l’occasion de mon séjour en Haïti enmars 2010, j’ai volontairement choisi ladate du 8 mars, Journée internationaledes femmes, pour rentrer au pays. Lesfemmes en Haïti avaient besoind’entendre quelqu’un dire que sans ellesla reconstruction serait un échec. Cela aété absolument renversant de voir, danscette immense hécatombe où il étaitquasiment impossible de circuler, 5 000femmes se déplacer pour venir mecommuniquer leur désir de voir la vietriompher en réponse à cettecatastrophe. Le mouvement desfemmes en Haïti est extrêmementorganisé. Des femmes importantes quiont contribué à bâtir ce mouvement àtravers le pays ont péri, dont de trèsgrandes amies à moi. Toutes celles quisont restées en vie étaient en deuil. Maiselles étaient habitées par une énergiesans bornes, déterminées à ce que la vietriomphe !

Et la diaspora, quelle place occupe-t-elle ? La diaspora a dû surmonter plusieursépreuves : Haïti n’en est pas à sapremière difficulté. Après le départ desDuvalier1 , en 1986, tous les espoirsétaient permis. On a vu des gens de ladiaspora vendre tous leurs biens etrentrer au pays. Des hommes, desfemmes et des jeunes ont voulucontribuer à la renaissance d’Haïti, à laconstruction d’un État démocratique etd’une nouvelle gouvernance. À cetteépoque on parlait déjà de refondation,de reconstruction, de relance. Mais leterrain était miné. De nombreux coupsd’État et la chape de plomb de l’armée

ont étouffé les espoirs. Après une courtepériode d’euphorie, les Haïtiens ont vécuune longue expérience douloureuse.

Lors des cyclones, en 2008 [qui ontcoûté la vie à près d'un millier depersonnes], j’ai détecté un mauvaissigne : la diaspora n’avait pas réagi. Ah,c’était terrible de voir ça ! En effet, lesgens vivant à l’étranger avaient étédéçus par le comportement de leurscompatriotes au cours des annéesprécédentes : l’aide qu’ils envoyaientpourrissait dans des containers ou alorsprofitait aux seuls fonctionnairescorrompus.

Le tremblement de terre de 2010 afrappé tous les cœurs, tous les esprits !La diaspora s’est ressaisie et elle arépondu. Au moment même où je vousparle, les gens se démènent pourparticiper à cette étape de l’évolution dupays qui peut être déterminante. Il fautfaire de cette catastrophe – d’autres l’ontdit avant moi – une occasion d’agir !

Lors de votre séjour en Haïti en mars2010, vous avez souligné l’importancede l’éducation. C’était dans le cadre dela table ronde à Port-au-Prince quevous avez présidée avec la Directricegénérale de l’UNESCO, Irina Bokova.Quelles seront vos actions dans cedomaine ?Ce qui m’importait le plus lors de cettevisite, c’était d’identifier les forces. C’estpeut-être mon fond d’haïtiennité quime fait penser que face à l’adversité ilfaut rebondir et pour rebondir, il fautmiser sur les forces. Haïti est un pays oùl’on peut faire beaucoup sur le plan del’éducation. Pourquoi ? Parce que, de

façon intrinsèque, dans la culturehaïtienne, dans l’être haïtien même,dans son histoire, l’éducation a toujoursété synonyme d’émancipation etd’accès à la liberté. Dans les plantations,les esclaves demeuraient illettrés. Mais ily avait aussi une autre catégorie depersonnes : les enfants que les maîtresfaisaient à leurs esclaves. Ces enfantsn’étaient pas envoyés dans lesplantations et on leur apprenait à lire età écrire. Les « esclaves de maison »,comme on les appelait, avaient accès ausavoir. On allait même jusqu’à exhiberleur prouesses. Et les esclaves desplantations voyaient cela.

Aujourd’hui, quand vous voyez lespetits écoliers haïtiens, vous ne pouvezpas soupçonner dans quelles conditionsépouvantables ils vivent ! Mais pourprendre le chemin de l’école, ces enfantssont toujours pomponnés, ils sontbeaux, ils sont fiers, leurs parents sontfiers aussi.

Toutes les familles, même les pluspauvres, font l’impossible pour envoyerleurs enfants à l’école ! Les conditionssont donc très favorables. Si l’on investitdans l’éducation, si l’on aide Haïti à sedoter d’un système d’éducationpublique de qualité, ce sera tout desuite accueilli comme quelque chose degrand et d’utile par la population.

À l’heure actuelle, il y a un nombrevertigineux de projets éducatifs épars,mais il n’y a pas de coordination. Jepense que l’UNESCO a toutes lescompétences pour jouer un rôle deleadership dans ce domaine et aiderl’État haïtien à se doter d’un cadrenormatif pour les écoles. ■

Michaëlle Jean, née en 1957 à Port-au-

Prince (Haïti), s’est exilée avec sa famille au

Canada en 1968, fuyant le régime dictatorial

de François Duvalier. Après une longue

carrière dans le journalisme (réseau français

de Radio-Canada et réseau anglais de CBC

Newsworld) et un parcours militant dans le

domaine de la défense des droits des

femmes, Michaëlle Jean a accédé à la

fonction de gouverneure générale du

Canada (septembre 2005 - septembre 2010).

Le 8 novembre 2010, elle a été désignée

Envoyée spéciale de l’UNESCO pour Haïti.

Avec son époux, le cinéaste Jean-Daniel

Lafond, Michaëlle Jean préside une

Fondation qui porte son nom, consacrée à la

jeunesse et aux arts.

Michaëlle Jean, Envoyée spéciale de l’UNESCO

pour Haïti.

© Stg Serge Gouin, Rideau Hall

1. François Duvalier (« Papa Doc ») et son fils Jean-Claude Duvalier (« Bébé Doc ») ont usurpé le pouvoiren Haïti entre 1957 et 1986, période marquée par lacorruption, la suppression des libertés civiles etl’institutionnalisation de la terreur.

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À 55 ans, vous avez déjà passé plus dequatre décennies à combattre toutesles formes de discrimination. D’où vousvient cet esprit militant ?Je suis une rebelle née ! Le contextesocial et mon environnement familialn’ont fait qu’accentuer ce trait decaractère. Mes premiers pas de militantede gauche, je les ai faits à 11 ans. Jevivais au sud-est de Nouakchott, lacapitale mauritanienne, dans un fief duMouvement national démocratique. Cemouvement pro-marxiste revendiquaitl’émancipation économique et sociale,tout en contestant le pouvoir duPrésident Ould Daddah et de son partiunique. Autant d’idées que j’ai faitesmiennes pour les avoir entendues aussibien dans la rue, que chez des amis ou àl’école. Je lisais beaucoup : sur la

résistance des femmes vietnamiennes,la révolution bolchevique et surtout laCommune. À tel point qu’on m’asurnommée « La Commune de Paris ».Cet idéal de libération des peuples etd’égalité contrastait radicalement avecles idées rétrogrades et l’esprit deféodalité qui prévalait dans ma famille.Nous étions riches, nous avions desesclaves, mon père régnait en patriarcheabsolu. Comme je fuguais pourparticiper aux manifestations etdistribuer des tracts, il me battait etm’attachait avec des chaînes. Tout celam’a valu plusieurs séjours en prison, dèsl’âge de 12 ans. J’étais vite relâchée àcause de mon âge, mais c’est chez moique je subissais les pires sévices. Cela n’afait que transformer mon engagementspontané en convictions inébranlables.

Depuis, je milite sans relâche pourl’égalité entre les hommes et lesfemmes, la fin de l’esclavage et ladéfense des droits humains.

Votre engagement est ancien, mais cen’est que récemment que vous avezcréé votre Association des femmeschefs de famille. Quel a été le déclic ? Pendant des années, j’ai fait partie denombreuses associations, comme leComité de solidarité aux veuves ou SOSEsclaves. En 1999, j’ai assisté au procèsd’une femme. Mariée en secret à unchef d’entreprise, elle se battait pourque leurs deux enfants puissent hériterde leur père décédé. Le tribunal a refuséde reconnaître la paternité. Entendre ceverdict l’a littéralement foudroyée etelle est morte sur le chemin de l’hôpital.

Crime sanschâtiment En Mauritanie, la problématique de l’esclavage est étroitement liée aux femmes, parce que,

traditionnellement, la condition d’esclave était héréditaire et transmise par la mère. Depuis

2007, la législation mauritanienne considère l’esclavage comme un crime. Mais dans la pratique,

il perdure sous des formes plus ou moins déguisées, sans être pour autant condamné.

AMINETOU MINT EL MOCTARrépond aux questions de Laura Martel, journaliste à RFI

En Mauritanie, l’esclavage traditionnel a été remplacé

par la domesticité, regrette Aminetou Mint El Moctar,

qui est préoccupée particulièrement par le sort des filles

mineures. © UN Photo/Jean Pierre Laffont

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Page 18: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

cela qu’un jour, en rentrant de l’école, jeme suis trouvée mariée à un ami demon père. J’avais 13 ans.

Par ailleurs, l’héritage se fait à deuxtiers contre un tiers en faveur desgarçons et le divorce ne peut être initiéque par l’homme. La Mauritanie a signéla Convention sur l'élimination de toutesles formes de discrimination à l'égarddes femmes (CEDEF), mais en émettantdeux réserves, précisément sur ledivorce et l’héritage. L’ACFC estactuellement en campagne en vue defaire lever ces réserves. C’est eninscrivant l’égalité entre les hommes etles femmes dans le droit, que l’on sedonnera des armes pour combattre lesdiscriminations dans les faits, même sice n’est qu’une première étape, car denombreuses lois ne sont pas appliquées.

C’est le cas notamment de la loi de2007 qui criminalise l’esclavage. Voussoulignez fréquemment qu’aucunecondamnation n’a été prononcéedepuis l’adoption de ce texte. Celasignifie-t-il qu’il n’y a plus d’esclaves enMauritanie ?C’est difficilement quantifiable, car lesujet est tabou. Néanmoins, nous

Sans mari, donc sans argent, sanséducation, donc sans possibilité detravailler, elle savait qu’elle et ses enfantsse retrouveraient à la rue. Elle est mortede n’avoir pas pu faire valoir ses droits. À ce moment-là, j’ai compris qu’il étaitgrand temps de se battre pour cesfemmes laissées-pour-compte et j’aiaussitôt créé l’association. Mais pour des raisons administratives, nousn'avons réellement commencé nosactivités qu'en 2005. Aujourd’hui, l’AFCFcompte plus de 10 000 adhérents etemploie 62 personnes. Notre personnelet nos frais de fonctionnement sontpayés par les cotisations. Nous réalisonsnos projets grâce aux financements desbailleurs de fonds.

La société mauritanienne estmulticulturelle, avec deuxcomposantes majeures : les Arabo-berbères et les Négro-africains. Lesfemmes ont-elles la même place dansces deux communautés ?Au sein des deux communautés, lafemme a traditionnellement la mêmefonction : elle est « faite pour le mariageet le désir de l’homme », mais cela setraduit différemment dans la viequotidienne. Les contraintes ne sont pasles mêmes. Pour les Négro-africaines,une bonne épouse s’acquitteessentiellement des tâches ménagères,de l’éducation des enfants et de lasatisfaction de son mari. Si elle gagne del’argent, elle doit généralement leremettre au « maître de maison ». Lesfemmes arabo-berbères échappent,pour la plupart, aux tâches ménagères.Non seulement parce que leurs famillessont souvent plus aisées, mais aussiparce que la femme doit être « préservée » pour faire le meilleurmariage possible. La choyer et la gaverconstitue un investissement. L’honneurde la famille repose notamment sur lefait que les filles se marient jeunes, « ellea été mariée tôt » étant un adagefréquemment employé par les griotscomme louange. La tradition nomadeoctroie plus de libertés aux femmesarabo-berbères qu’à leurs sœurs négro-africaines, pour ce qui concerne leursactivités. Par ailleurs, les Arabo-berbèresmauritaniens ont une conceptiontraditionnelle du divorce qui est tout àfait particulière : non seulement il estaccepté, mais il peut constituer unevaleur ajoutée pour une femme ! Unefemme plusieurs fois divorcée est

K Au cours des siècles, impératifs religieux et usages

traditionnels ont créé un cocktail discriminatoire à

l’égard des femmes en Mauritanie, estime Aminetou

Mint El Moctar.

© Pepa Martin, Espagne

considérée comme très convoitée. Moi-même, j’ai trois enfants de pèresdifférents et j’ai été mariée 5, 6 ou 7fois… mais maintenant c’est fini ! (rires)Le divorce est au contraire mal vu chezles Négro-africains, qui pratiquenttraditionnellement la polygamie plusque les Arabo-berbères, bien que latendance obscurantiste actuelleentraîne un regain de cette pratiquechez ces derniers. Ce ne sont là, bien sûr,que des généralités pour lesquelles ilexiste de nombreuses exceptions.

Gavage, mariage précoce, excision,esclavage, domesticité… la liste desatteintes aux droits des femmes estlongue. Quelle est votre priorité ?Le plus urgent est d’établir l’égalitéentre hommes et femmes sur le planlégal. Au cours des siècles, lajurisprudence a mélangé impératifsreligieux et usages traditionnels pourcréer un cocktail discriminatoire. EnMauritanie, la femme a, toute sa vie, untuteur légal. Cela peut être son père, sonmari ou même son fils. Elle n’a doncaucun droit sur sa propre personne.Prenons l’exemple du mariage. Selon leCode du statut personnel, l’âge légal dumariage est de 18 ans, mais avecl’accord du tuteur, il peut être célébréplus tôt. Cela légalise, en quelque sorte,le mariage précoce et enlève le pouvoirde décision aux femmes. Et c'est comme

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savons que l’esclavage persiste, car nousrecueillons régulièrement des victimes.Avec d’autres associations, l’ACFC aplusieurs fois dénoncé des casd’esclavage aux autorités, mais à ce jour,aucune procédure n’a abouti à unecondamnation. Les « maîtres », souventhaut placés, sont protégés.

La problématique de l’esclavage estintimement liée aux femmes, puisque latradition veut qu’il soit héréditaire ettransmis par la mère. Il est donc plusintéressant pour le « maître » d’avoir desfemmes esclaves, puisqu’il s’approprieleur progéniture. Toutefois, cetteexpression traditionnelle de l’esclavage,où les personnes sont une propriété dumaître de génération en génération, esten déclin. Elle est malheureusementremplacée par une forme d’esclavageplus « moderne » : la domesticité. Desfamilles pauvres placent leurs filles dansdes familles riches, souvent juste contregîte et couvert. Ces filles, généralementtrès jeunes, ne reçoivent pasd’éducation et il n’est pas rare qu’ellessoient victimes de violences. On entrouve beaucoup à Nouakchott. Ellesviennent essentiellement de zonesrurales du pays, mais aussi d’Étatsvoisins comme le Sénégal, le Mali ou laGambie. En 2009, nous avons lancé,avec l'association de solidaritéinternationale Terre des Hommes, unprogramme qui nous a permis de veniren aide à 2 200 mineures.

Selon vous, la Mauritanie est la plaquetournante d’un trafic de mineures.Ce trafic existe depuis longtemps, maisa pris de l’ampleur ces dernières années.Des trafiquants vont chercher desmineures dans les familles pauvres deszones rurales, promettant aux parentsdu travail pour leurs filles ou unpèlerinage religieux, un mariageprestigieux, une somme d’argent… Lesfilles transitent par Nouakchott, avantd’être emmenées dans le Golfe, où ellessont vendues et mariées. Si elles sontNoires, elles sont dépigmentées.Arrivées à l’âge de 18, 20 ans, leurs marisles jettent à la rue, car elles ne sont plussuffisamment jeunes à leur goût, et ellestombent pour la plupart dans laprostitution. Quand elles sont encoremineures, il leur arrive d’être expulsées.Il y a trois ans, j’ai rencontré à l’aéroport14 jeunes filles d’une quinzained’années qui avaient vécu ce calvaire etne savaient pas où aller. Le circuit de la

prostitution s'étend aussi vers l’Europe.L’ACFC sollicite actuellement lesbailleurs de fonds pour financer uneenquête visant à mesurer l’ampleur duphénomène.

Existe-t-il des domaines dans lesquelsvous notez une évolution positive ?L’excision ! Bien qu’elle disparaisse à unrythme très lent, cette pratiquecommence à être abandonnéecollectivement, grâce aux nombreusesconventions et aux actions des bailleursde fonds, qui y consacrent beaucoupd’argent, ainsi qu’à l’engagement decertains dignitaires religieux. Une fatwa[avis religieux] a été signée contrel’excision en 2010. La police et la justicesont également sensibilisées, mais unefois encore, il n’y a quasiment aucunecondamnation.

Le gavage est en recul aussi,notamment grâce au changementprogressif des critères de beauté. Mais ilreste plus de 20 % des Mauritaniennesqui hypothèquent leur santé en voulantgrossir, d’autant que les méthodestraditionnelles sont désormaisremplacées par des complémentsalimentaires, souvent dangereux.

Enfin, sur le plan de lareprésentation politique, nous avionsfait de nets progrès entre 2005 et 2007,notamment avec l’instauration d’unquota de 20 % de femmes dans lesinstitutions électives. Aujourd’hui, nousavons certes une femme ministre desAffaires étrangères, mais le nombre depostes à responsabilité occupés par desfemmes (secrétaire d’État, préfet,gouverneur) est en diminution depuis2008. Symboliquement, le ministère dela Promotion féminine a de nouveau étéfondu dans le ministère des Affairessociales. Par ailleurs, la Mauritanie,comme d’autres pays, fait face auxpressions d’un courant obscurantistequi tend à ramener les femmes à un rôleprimitif.

Que préconisez-vous pour que lesfemmes défendent au mieux leursdroits ?Traditionnellement, les femmes nesuivent pas d’éducation religieuseapprofondie, elles apprennent « juste cequ’il faut pour prier ». Or, mieuxconnaître la religion devrait leurpermettre de s’affranchir de certainespratiques. Elles sauront, par exemple,que l’excision ou la polygamie ne sont

pas imposées par le Coran. Je penseaussi que les religions, y compris l’Islam,doivent s’adapter au mondecontemporain : nous devons plaiderauprès des érudits pour une exégèse «moderne » des textes.

En Mauritanie, les femmes sontmajoritaires : elles représentent 52 % dela population. Il y a donc un potentielpour développer une élite féminine,capable de dépasser les clivagesidéologiques et raciaux. L’ACFC, encollaboration avec l’ONG américaineWomen’s Learning Partnership, forme100 femmes par an dans le domaine duleadership. La politique est un moyende parvenir à nos fins, mais il fautreconnaître qu’il n’est pas forcément lemeilleur, car de nombreuses femmes,une fois en poste, cèdent àl’opportunisme individuel. Ce qu’il faut,c’est une prise de conscience collective.Elle commence à se former.

Pourquoi ne vous êtes-vous pas lancéeen politique ?Parce que je préfère le travail sur leterrain, auprès des victimes. C’est enmobilisant les femmes de la rue quenous arriverons à avoir le plus de poids.Je sais qu’il s’agit d’un travail de fourmi,mais j’ai bien le sentiment que noussommes à un tournant : les efforts del’association ont été récompensés par lePrix des droits de l’homme de laRépublique française, en 2007, et leHeroes Acting To End Modern-Day SlaveryAward, décerné par le Départementd’État américain, en 2010. Celaencourage de plus en plus d’organismesinternationaux à financer nos projets. ■

La juriste mauritanienne Aminetou

Mint El Moctar est la fondatrice de

l’Association des femmes chefs de

famille.

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Page 20: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

Le pays était à feu et à sang, quand elle s’est mise à construire

sa maison. Pour commencer, elle a pris une brouette. Elle a

transporté et enterré les dépouilles des 72 personnes

assassinées sous ses yeux, pour la plupart des réfugiés à

l’évêché où elle travaillait. Puis, elle s’est rendue sur les

champs de bataille à la recherche des enfants survivants.

« Certains n’avaient plus d’yeux, d’autres, plus de bras ». Elle

les a soignés, nourris... mais il fallait aussi les loger.

Maggy Barankitse avait 37 ans lorsque laguerre civile a éclaté au Burundi, l’un despays les plus petits et les plus pauvres ducontinent africain. De 1993 jusqu’au débutdes années 2000, le conflit entre Tutsis etHutus aurait emporté plus de 200 000 vies,mais il a épargné la sienne, et elle a sauvécelle de milliers d’enfants, dans sa régionnatale, Ruyigi, près de la frontière avec laTanzanie, mais aussi à travers tout le pays.« Aujourd’hui, je suis la maman la plusheureuse du monde : j’ai 20 000 enfants »,déclare-t-elle, sourire radieux aux lèvres.« Nous avons élevé les enfants d’unegénération fratricide, pour créer unenouvelle génération debout. Nous n’avonspas considéré que c’étaient des enfants devictimes ou des enfants de criminels, maissimplement des enfants qui avaientbesoin d’être aimés et réconfortés. Les troisquarts de mes collègues aujourd’hui –médecins, psychologues, économistes,infirmiers, enseignants – font partie desenfants tutsis et hutus qui ont grandiensemble dans la Maison Shalom. »

Il ne faut pas imaginer cette maisonsous forme de quatre murs recouvertsd’un toit. Depuis 17 ans, « mamanMaggy » a utilisé différents espacesqu’on lui a prêtés ou cédés pour abriterles orphelins de la guerre, avant de créertrois grands centres. « Mais, je me suisrendue compte », confesse-t-elle, « queles enfants qui grandissent dans desorphelinats perdent le sens de laresponsabilité. J’ai fermé les centres etj’ai monté une série d’antennes del’association. J’ai construit 3 000 petitesmaisons à travers le pays pour y logerdes fratries. J’ai également placé desenfants dans des familles. Je comparecette maison à un bateau. Notrecapitaine, c’est Dieu. »

JASMINA ŠOPOVA

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Maman Maggyet ses 20 000enfantsRencontre avec Maggy Barankitse

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Fervente chrétienne, MaggyBarankitse n’a qu’une seule religion :l’amour. « Les hommes et les femmesont assez d’amour dans leur cœur pourdire non à la fatalité, non à la hainefratricide », affirme cette femme qui a« organisé un vote démocratique »auprès des enfants, lorsqu’il a fallubaptiser son association. « Ce sont lesenfants qui ont donné à leur maison lenom de Shalom. Il est d’originehébraïque, mais il a une portéeinternationale, car il veut dire “paix”. Lespetits musulmans ont, eux aussi, touslevé la main lors du vote ».

Au fil des ans, elle a construit pourses enfants un centre d’apprentissagedes métiers de la plomberie, de lamenuiserie, de l’agriculture, de l’élevageet de la couture. Mais sa très grandefierté, c’est l’hôpital qu’elle fait bâtir àRuyigi, abritant un centre de protectionmaternelle et infantile : « J’ai ouvert ungrand hôpital, comme ça, je ne vais plusréparer des pots cassés. Je n’en pouvaisplus d’accueillir des bébés qui perdaientleurs mamans en couches. Personne aumonde ne peut remplacer la tendressed’une mère. Aucune institution, aucuncentre ne peut se substituer à unemaman. J’ai construit une bellematernité, j’ai monté une écoled’infirmières. J’ai tapé à toutes les portespour obtenir une ambulance. Et puis jesuis allée voir les mères au village pourleur dire qu’on peut nous appeler dèsqu’une maman a besoin d’aide ».

Pour les séropositives et les maladesdu sida, Maggy Barankitse a ouvert uncentre spécial où elles sont nonseulement accueillies, nourries etsoignées avec des antiviraux, mais aussiconseillées. « Elles apprennentcomment s’organiser en associations etcréer de petites coopératives. Regardezça », dit-elle en nous montrant la bellerobe colorée qu’elle porte au momentoù elle nous parle, à l’UNESCO : « Cesont elles qui l’ont confectionnée !L’essentiel n’est pas d’assister lesfemmes, mais de les aider à devenirautonomes ».

Difficile d’exprimer en chiffresl’étendue de l’action de la MaisonShalom. « Comme nous travaillons surtout le territoire national, il m’estimpossible de vous dire combien depersonnes nous avons soutenues. Lesécoles, elles sont pour tous les enfantsdes communes où nous les avonsconstruites. Les bibliothèques et les

cinémas que nous avons mis en place, ilssont accessibles à tout le monde ».

L’association emploie aujourd’hui220 salariés, sans compter les bénévoles,et elle reçoit le soutien d’organisationscaritatives, d’institutions et degouvernements dont le nombre dépassela quarantaine. C’est que MaggyBarankitse est très convaincante, bienqu’elle ne se prive pas de critiquerouvertement certains comportements,ou précisément grâce à cela. Alors quel’UNICEF figure parmi les amis de laMaison Shalom, elle s’indigne contre les

victime de viol en Républiquedémocratique du Congo et dont nousavons parlé aujourd’hui à la conférence,que vous auriez dû faire venir à maplace. C’est elle qui doit parler d’elle-même. Il faut ouvrir les portes des sallesde réunion à ces gens-là. Ils ne doiventpas être considérés comme des sans-voix qui ont besoin de porte-parole !Même s’ils ne parlent ni l’anglais ni lefrançais, il faut leur permettre des’exprimer ».

Et pour conclure le chapitre desremontrances : « Je voudrais que les

centaines d’écoles en plastique portantl’inscription UNICEF, dont son pays estjonché. « Plutôt que de nous envoyer duplastique fabriqué dans des usinesoccidentales et nocif pour la santé desenfants, pourquoi ne pas nous aider àacheter de la paille, matériau bien plusadapté à notre environnement et ànotre climat, pour que nous puissionscontribuer nous-mêmes à laconstruction de nos écoles et gagnerpar la même occasion un salaire quinous permette de scolariser nosenfants ? »

Elle n’est pas plus tendre avecl’UNESCO, alors qu’elle vient departiciper à Paris au lancement duRapport mondial de suivi sur del’éducation pour tous 2011, consacré àl’impact de conflits armés surl’éducation. « C’est cette petite fille,

agences des Nations Unies se remettenten question. Qu’elles ne se réunissentplus pour de grandes conférences,qu’elles arrêtent de se focaliser sur desstatistiques, qu’elles soient plusprésentes sur le terrain ».

« Moi, je vis dans la brousse, dansune région oubliée du monde », lanceMaggy Barankitse, de plus en plusfougueuse. « Je vis dans une “zone àrisque” où les journalistes viennentprendre une photo et s’empressent dequitter les lieux, où les fonctionnairesétrangers passent trois semaines avantde partir à Zanzibar se reposer ! Lorsquej’ai commencé mon travail, j’ai étéchoquée par ce comportement. Maisaprès, j’ai compris : il faut délier salangue et parler. Si je ne critique pas,c’est que je n’aime pas. Il n’y pasd’amour sans vérité ». ■

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L Maggy Barankitse est particulièrement fière de cet hôpital qu'elle a fait construire au beau milieu de la

brousse, à Ruyigi, au Burundi.

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Peur de rien

Le Bangladesh célèbre cette année le40e anniversaire de son indépendance.En quoi la vie des Bangladaises a-t-ellechangé depuis ?Beaucoup de choses ont changé depuisla libération du pays. Aujourd'hui, lesfemmes sont dans l'ensemble bien plusconscientes de leurs droits. Elles arriventbien mieux à les faire valoir et elles sefont désormais très bien entendre sur lascène politique et sociale.

Certes, la situation n’évolue pas aumême rythme dans toutes les régionsdu pays et elle aurait pu être meilleuresans les interruptions du processusdémocratique ou la montée dufondamentalisme. De manière générale,

SULTANA KAMAL répond aux questions d’Anbarasan Ethirajan, journaliste indien à la BBC, Bangladesh

les Bangladais n'ont jamais approuvél'orthodoxie religieuse dans le pays. Lesfemmes ont donc toujours bénéficiéd'un climat très libéral, qu'elles ontexploité pour s'exprimer, participer auxdébats et s'impliquer dans denombreux aspects de la vie sociale.

Au Bangladesh, les postes de Premierministre et de chef de l'opposition sontoccupés par des femmes, SheikhHasina et Khaleda Zia, une situationplutôt inhabituelle dans un pays àmajorité musulmane. J'aime la façon dont vous présentez leschoses, en disant qu'il s'agit d'unesituation inhabituelle dans un pays à

Bien qu'au Bangladesh, les postes politiques de très haut

niveau soient occupés par des femmes, la discrimination

sexuelle n'y est pas moins institutionnalisée, selon la militante

Sultana Kamal. La montée du fondamentalisme, dans ce pays

qui se présente comme laïc mais où l'islam demeure la religion

d'État, et les interruptions du processus démocratique ont des

incidences directes sur la condition des femmes.

majorité musulmane. Le Bangladesh esten effet un pays à majorité musulmane,mais nous ne nous considérons pascomme un État musulman. C'est unpays où vivent des personnes dereligions diverses et où cohabitent denombreuses cultures qui sont vénéréeset respectées. Mais concernant le faitque des femmes occupent deux despostes les plus élevés de l'État, il fautêtre honnête : lorsque nous votons pourSheikh Hasina, nous votons en réalitépour son défunt père, Sheikh MujiburRahman, le premier président du pays.Et lorsque nous votons pour KhaledaZia, nous votons en réalité pour sondéfunt mari, le général Ziaur Rahman,ancien dictateur militaire. LesBangladais gardent une image très fortede ces deux célèbres leaders de notresociété.

Toutefois, le simple fait que cesdeux femmes soient au pouvoir etexercent un contrôle réel sur la situationdu pays donne aux Bangladaises unsentiment de confiance, la convictionque les femmes peuvent elles aussiarriver au sommet.

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Page 23: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

Quelle est l'identité dominante auBangladesh ? L'identité bangladaise oul'identité musulmane ? Nombre de mes compatriotes sedemandent s'ils sont d'abordmusulmans ou bangladais. Ce conflitprend ses racines dans l'époque où leBangladesh faisait partie du Pakistan.Les dirigeants militaires pakistanaismettaient constamment les habitantsdu Pakistan oriental au défi de prouverqu'ils étaient des Pakistanais loyaux. Ilsleur demandaient de prouver qu'ilsétaient de vrais musulmans, assimilanten cela l'identité musulmane à l'identitépakistanaise.

Mais la majorité des Bangladaispensent que l'on peut avoir plusieursidentités. Oui, je suis musulmane ou jesuis née dans une famille musulmane,mais je suis aussi bangladaise, je suisaussi une femme et je suis aussi unemilitante des droits de l'homme. J'ai denombreuses identités différentes. De lamême façon, il y a des hindous ou deschrétiens qui ont plusieurs identités.Comme je l'ai déjà dit, le peuplebangladais croit fondamentalement aupluralisme, il croit au soufisme. Sarelation avec la nature, avec Dieu et avectous les mystères de la vie est, je le crois,intimement liée à sa propre perceptionde lui-même et de la nature.

L'amour des Bangladais pour leurpays se mêle à leur amour pour lesfleuves, les arbres et la nature. La culturebangladaise est étroitement associée àl'harmonie fondamentale qu'ilscherchent à voir partout. La culture de laconfrontation n'existait pas à la base :elle a été créée artificiellement et aconstamment été soutenue par desforces présentes au sein de la société,qui, de temps à autre, réussissent às'emparer du pouvoir et à étendre leurinfluence via le système économique, lesystème éducatif et les organismesculturels.

Dans quelle mesure les forcesfondamentalistes islamistes ont-ellesmodifié la vie sociale et culturelle auBangladesh ?Les fondamentalistes se sont emparésdes secteurs clés de la société : banques,assurances, santé, éducation, etc. C'est

dans le système éducatif que leurinfluence est la plus néfaste, car ils ontmodifié tous les programmes et toutesles méthodes d'information dans lepays. L'interprétation correcte de lareligion passe forcément par leurenseignement ou la soumission à leurmode de pensée.

Ils se servent de la terreur pouraccéder au pouvoir ou s'y maintenir.Tous les dommages causés à la sociétébangladaise par les fondamentalistesont été le fait des armes. Ils se serventdu dogme qui nous dit que rien ne peutêtre remis en question : la populationn'a donc d'autre choix que de sesoumettre. Ils se servent aussi de laliberté d'expression et des possibilitésoffertes par la démocratie pour donnerdes ordres religieux. Ils répètent sanscesse : « nous voulons la tête de cettepersonne » ou bien « cet individu doitêtre pendu car c'est un traître », chaquefois qu'une personne dit quelque chosequ'ils considèrent blasphématoire. Cesméthodes terrifient la population. Maisvous remarquerez également que peude gens soutiennent réellement cespratiques. De nombreux Bangladaiss'expriment contre ces accusations dèsqu'ils sont sûrs que leur prise deposition n'aura pas de répercussions etn'entraînera pas de représailles de lapart des fondamentalistes. Mais il y ad'autres acteurs de la société qui lessoutiennent, les encouragent et lesprotègent dès qu'ils sont en danger, àchaque élection, par exemple.

Ces dernières années, les tribunauxbangladais ont rendu plusieursjugements interdisant de forcer unefemme à porter la burqa ou le voile. À Dacca, on voit que ces décisions sontacceptées, mais dès que l'on sort de lacapitale, on se rend compte que lesfemmes continuent de porter la tenueislamique traditionnelle. Tout d'abord, il faut se rappeler que lesfemmes des zones rurales ont très peude moyens d'être indépendantes auniveau économique et social. Cesfemmes appartiennent pour la plupart àla classe moyenne inférieure ou auxcouches défavorisées de la société. Ellesutilisent donc ce genre de stratégiepour pouvoir sortir de chez elles.Lorsque nous parlons avec elles, ellesnous confient que leur famille ne leslaisse pas sortir sans burqa. Elles sontdonc obligées de la porter si elles

J Au Bangladesh, les files des femmes qui attendent

pour voter sont presque toujours plus longues que

celles des hommes.

© Faizal Tajuddin, Kuala Lumpur

veulent se rendre à l'école, au travail ouà une réunion.

À quoi est due cette situation ? Dansles campagnes, les hommes se voienteux aussi refuser un grand nombred'opportunités par les leaders sociauxqui les briment. Malheureusement, cesleaders sociaux sont liés à la hiérarchiereligieuse ; ils poussent alors leshommes à contrôler leur femme decette manière. Et comme pendant denombreuses années, ce pays a été dirigépar les généraux qui ont noué desalliances solides avec les forcesreligieuses, ces pratiques ont étéencouragées, alimentées et mêmeprotégées par l'État. Voilà pourquoi il nesera pas facile pour certaines femmesde dire que du jour au lendemain, ellesvont arrêter de porter la burqa.

On voit beaucoup plus de burqasaujourd'hui au Bangladesh que l'on envoyait lorsque le pays faisait partie duPakistan. Pour moi, c'est une desconséquences des interruptions duprocessus démocratique durantlesquelles le peuple bangladais a étécontraint de se soumettre à certainspouvoirs et à certaines forces qui nesouhaitaient pas le voir s'exprimer etranimer l'esprit de la guerre delibération de 1971. Il y avait alors unconflit ouvert entre les groupes de laligne dure, opposés à l’indépendance, etles puissances qui combattaient pour lalibération du Bangladesh.

Autre sujet délicat : les attaques desfemmes à l'acide et le harcèlementsexuel des jeunes filles, qui mènentsouvent au suicide. Est-il possible decontrôler ces pratiques par la simplepromulgation de lois ?C'est un problème social, il doit doncêtre traité par des moyens sociaux. Nousdevons créer un climat où les femmes sesentent assez en confiance pour luttercontre ces pratiques. Par ailleurs, il estnécessaire d'impliquer l'État, la sociétéet les familles dans la protection desfemmes. Nous devons parler avec lesfamilles, leur faire clairementcomprendre que dans ce pays, lesfemmes ont les mêmes droits et lamême dignité que les hommes et queces principes doivent être respectés. Iln'est pas possible de faire decompromis sur ce point. La lutte contreces pratiques doit s'inscrire dans unmouvement social. Mais la législation aégalement son utilité, car elle donne

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une sorte de pouvoir et de confiancedans la possibilité de combattre cesproblèmes sur le plan légal.

La discrimination sexuelle est-elleinstitutionnalisée au Bangladesh ?Si l'on examine les lois relatives à lapersonne qui existent au Bangladesh,j'aurais tendance à vous répondre queoui. D'après ces textes, le peuple doitêtre gouverné par les lois religieuses,ces dernières discriminant clairementles femmes. Mais l'État ne fait rien pourlutter contre ces discriminations. Nousdemandons depuis 1972 l'adoptiond'un code civil ou d'un code familialuniforme pour tous. Le gouvernementn'est pas capable d'agir sur ce point etnous n'avons toujours pas clairementdéfini ce qu'était la discriminationpositive ou l'égalité des sexes. Nousnous heurtons à une forte résistance ausein de la société, qui se reflète dans lespolitiques de l'État.

Il y a actuellement une controverse surla manière dont le Bangladesh traite lesréfugiés ethniques rohingya duMyanmar voisin. Quelle est votreopinion à ce sujet ?Tout d’abord, je pense que cespersonnes sont utilisées par les partisansdu fondamentalisme au Bangladesh.C'est une chose. Un des autres aspectsdu problème, d'après notre ministre desAffaires étrangères, est économique.À partir du moment où l'on reconnaîtque ces personnes sont des réfugiés, on

qui avaient été durement touchées parla guerre et qui venaient voir ma mère.Beaucoup d’entre elles avaient perduleur mari et rencontraient des difficultésavec leur belle-famille. D'autresvoulaient savoir si elles pouvaient seremarier et garder leurs enfants. C'estpour cela que j'ai décidé de faire desétudes de droit et que je suis devenueavocate. Je sentais qu'avec un bagagejuridique, je pourrais leur être utile. Jevoulais les aider à réaliser qu'ellesavaient des droits et qu'elles pouvaientvivre dans la dignité.

Vous avez été menacée à maintesreprises et on a même attenté à votrevie. Avez-vous déjà pensé à renoncer ? Pas vraiment, car mes parents m'ontappris que lorsqu'on abandonne, onperd la moitié de la bataille. Pourquoilaisser les autres penser qu'ils vous ontbattu et abandonner les causes pourlesquelles vous luttez ? On n'a qu’une vieà perdre, c'est ce qui fait sa force.

Mécontents du fait que j’avaisépousé un hindou et de certaines demes fréquentations, des fondament -alistes ont mis le feu à ma maison en1995. Nous avons bien failli y passer. Plustard, ils ont aussi jeté une bombe chezmoi. Mais, je ne me suis jamais inquiétéepour mon bien-être ou pour ma vie.Certes, j'ai une responsabilité enversmon mari et ma fille. Ils ont un droit surma vie. Mais là encore, je pense que lamanière dont j'ai été élevée et dont j'aicommencé à appréhender lesproblèmes de la vie m'a appris qu'ilfallait ne jamais avoir peur. La peur nesert à rien, elle n’apporte pas desolution. ■

Sultana Kamal, militante bangladaise

pour les droits des femmes, est

directrice exécutive d'Ain o Shalish

Kendra (ASK). Cette ONG bangladaise

de conseils juridiques et de défense des

droits de l'homme, fondée en 1986,

bénéficie du soutien financier de

l’ambassade des Pays-Bas, de l’agence

allemande NETZ, de Save the Children et

d’autres organisations. Mais ses fonds

proviennent également des services

qu’elle fournit, notamment dans le

domaine de la formation et des

publications. Rien qu’en 2010, ASK a

dispensé une aide juridique gracieuse à

4 000 femmes.

doit les traiter conformément aux traités,ce qui représente une lourde chargeéconomique que le Bangladesh ne peutpas assumer.

Leur nombre constitue un autreproblème. Le Bangladesh n'aabsolument pas la possibilité de gérerune population si importante.

D'un autre côté, en tant que militantedes droits humains, je voudrais que l'onreconnaisse l'existence de tous cesproblèmes. Il faudrait alors pouvoir lestraiter de manière décente. Je suisprofondément convaincue que cespersonnes ont elles aussi des droits etque ces droits doivent être respectés.

Parlez-nous de vous. Qu'est ce qui vousa incitée à militer pour les droits desfemmes ? J'ai grandi dans un environnement oùgravitaient de nombreux activistessociaux et politiques. Mes parents se sontfortement engagés dans le mouvementanti-britannique. Puis ma mère a initié lemouvement des femmes au Bangladeshet elle a joué un rôle majeur dans lemouvement pour la langue bengalie,ainsi que dans les mouvements culturelsdes années 1950 et 1960.

Je me suis engagée dans la viepublique au moment de la guerre delibération du pays. J'ai passé plusieursmois en Inde pendant cette guerre qui aduré neuf mois. Avec ma sœur, nousavons monté un hôpital pour soigner lesindépendantistes blessés. Auparavant,j'avais aidé mes compatriotes à obtenirdes renseignements ou un abri et àpasser la frontière.

Après la libération en 1971, j'aicommencé à travailler avec les femmes

K Sultana Kamal, en 2010, lors du lancement

d’un projet de construction d’école pour enfants

pauvres et orphelins.

© ASK, Dakha)

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oppression totale. Le mouvement desfemmes était en train de naître, mais il yavait aussi un mouvement des avocats.Nous nous sommes retrouvées au centrede ces deux groupes et nous avonscommencé à militer assez rapidement.

À quelles difficultés avez-vous étéconfrontée en tant que militante desdroits humains ?Au cours des cinq ou six dernièresannées, j’ai reçu plusieurs signes dereconnaissance, à l’étranger commedans mon pays. Mais aujourd’hui, sivous parlez à quelqu’un qui ne croit pasen l’universalité des droits de l’homme,il vous dira que je suis une femmeoccidentalisée, alors que je n’ai jamaisétudié ni vécu à l’étranger ; que je suiscontre la religion, car je pense que lesgens doivent avoir le droit de choisird’avoir ou non une religion ; que e suiscontre le Pakistan, car je pense que lePakistan doit vivre en paix avec sesvoisins…

Mais je viens aussi d’une société faitede contradictions. Chez nous, les femmesfont l’objet de violences et de dédain

alors que le Pakistan est le premier Étatmusulman qui a eu un Premier ministrefemme : Benazir Bhutto, une personnetrès courageuse. Chez nous, il y a desgens qui menacent des femmes commemoi, mais il y en a d’autres qui lessoutiennent, protègent et encouragent.J’ai beaucoup appris et je dois beaucoupà mes compatriotes.

Au fil du temps, j’ai compris quellesétaient les trois qualités nécessairespour militer : premièrement, il faut avoirla peau dure, deuxièmement, il faut êtrepersévérant et troisièmement, il fautrechercher en permanence de nouvellessolutions.

Je me souviens quand j’ai commencéà défendre des travailleurs serviles (despersonnes qui subissent une formed’esclavage), le juge leur demandait :« Reconnaissez-vous cette femme ? Est-

ASMA JAHANGIR répond aux questions d’Irina ZoubenkoLaplante

Le 10 décembre 2010, Journée des droits del’homme, la Directrice générale de l’UNESCO, IrinaBokova, et le maire de Bilbao (Espagne), IñakiAzkunale, ont remis le Prix UNESCO/Bilbao pour lapromotion d’une culture des droits de l’homme àAsma Jahangir. Elle nous a accordé cet entretienlors de la remise du Prix.

Irina Zoubenko-Laplante travaille à la Division desdroits de l’homme, de la philosophie et de ladémocratie de l’UNE

Une avocateà la peau dure

Vous avez passé toute votre vie àdéfendre les droits de l’homme. Qu’estce qui vous a incitée à vous spécialiserdans ce domaine en tant qu’avocate ? J’ai grandi dans une famille qui faisait dela politique. Mon père, Malik Jilani, étaitun leader politique qui a toujours étédans l’opposition et a souffert toute savie. J’ai vu ce que c’était d’aller autribunal en sachant pertinemment quela justice ne serait pas rendue. Au fil dutemps, j’ai compris l’importance dutravail des avocats.

Au début des années 1980, vous avezcréé le centre d’assistance juridiqueAGHS géré exclusivement par desfemmes. Lorsque j’ai terminé mes études, mondiplôme de droit de l’Université duPenjab en poche, j’ai réalisé que je n’allaispas trouver de cabinet juridique pourm’engager. Je me suis dit que la meilleuresolution serait certainement de montermon propre cabinet. Je me suis alorsassociée avec deux amies, puis avec masœur, Hina Jilani. C’était une époque oùles femmes faisaient l’objet d’une

« C’est la loi qui est délinquante », a pour habitude

de rétorquer l’avocate Asma Jahangir quand un

juge lui fait remarquer qu’elle défend toujours des

délinquantes. La militante pakistanaise ne recule

devant rien pour combattre soi-disant crimes

d’honneur, promouvoir les droits économiques des

femmes et, surtout, défendre l’universalité des droits

de l’homme, applicables à tous sans exception.

L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1 . 2 5

© DR

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2 6 . 1

elle votre avocate ? » Ils avaienttellement peur qu’ils niaient meconnaître. J’ai même failli me faire radierdu barreau, car mes propres clientsaffirmaient qu’ils ne m’avaient pasengagée. Mais en faisant preuve depersévérance, j’ai réussi à gagner leurconfiance et à les faire parler. Un jour,une travailleuse servile qui était venuetémoigner devant la Cour suprême arépondu avec assurance à sonemployeur qui l’accusait de mentir :« Qui est le menteur : vous ou moi ? Jevais dire à cette cour qu’en plus d’êtreun menteur, vous êtes un exploiteur. »Ce jour-là, je me suis dit que l’affaireétait gagnée ! Aujourd’hui, la servitudepour dettes n’a pas complètementdisparu, mais un grand nombre detravailleurs ont gagné la liberté.

Il faut également avoir la peau durepour militer. Je me souviens qu’en 1983,certaines personnes ont proposé une loiqui, au nom de l’islam, donnerait autémoignage des femmes la moitié de lavaleur de celui des hommes. Nousavons été nombreuses, en particulier lesfemmes de la classe supérieure, àdescendre dans la rue, inconscientes dudanger. La police est intervenue, nous atiré par les cheveux et nous a frappées.Plus tard, un mullah a déclaré que nosmariages étaient dissous et que nos

maris devraient divorcer, ce qu’aucund’entre eux n’a fait. Cela a été uneexpérience difficile, mais elle nous adonné du courage, non seulement aux150 femmes qui étaient descenduesdans la rue et avaient été frappées par lapolice, mais à beaucoup d’autres.Depuis, nous avons continué àmultiplier le nombre de militantes.

Lorsque je me mets en danger, unde mes enfants me dit : « Maman, si tune luttes pas pour les droits desfemmes, ils ne viendront qu’avec uneminute de retard ! ». Mais je pense quec’est justement pour cette minute quetravaillent les militants des droits del’homme.

Qu’est-ce qui vous préoccupeparticulièrement concernant lacondition des femmes ? Lorsque j’ai commencé ma carrièred’avocate, de nombreuses femmes sefaisaient jeter en prison à cause d’unenouvelle loi qui considérait les relationssexuelles hors mariage comme un crime(ce qui est toujours le cas aujourd’hui,mais dans une moindre mesure). Mêmeles femmes qui avaient été victimes deviol mais ne pouvaient pas le prouverétaient mises en prison. Quand je merendais au tribunal, le juge me disait :« Vous n’avez donc pas d’autres clients

que ces délinquantes ? » Et jerépondais : « Votre honneur, c’est la loiqui les met derrière les barreaux qui estdélinquante ».

Dans de nombreux pays, y compris lemien, les femmes sont confrontées à detrès graves problèmes, qui peuvent allerjusqu’à la mise en danger de leur vie. Lesfemmes doivent se comporter d’unecertaine manière, faute de quoi ellesrisquent de se faire tuer au nom del’honneur. Au début de ma carrièred’avocate, lorsque je soulevais la questionde ces « crimes d’honneur », certainsjuges me répondaient qu’ils ne voyaientpas de quoi je parlais. Petit à petit, notremouvement contre les crimes d’honneura pris racine au Pakistan et a égalementattiré l’attention de nombreusesorganisations internationales et du publicdans le monde entier. Nous bénéficionsaujourd’hui d’un large soutien contre cegenre de pratiques, alors qu’il y aseulement une dizaine d’années de cela,certaines personnalités politiquesdisaient ne pas pouvoir soutenir lespersonnes qui plaidaient contre lescrimes d’honneur, car leurs plaidoiriesallaient à l’encontre des normes socialesacceptées. Aujourd’hui, ces personnalitéspolitiques rougissent d’avoir tenu de telspropos.

Que peut-on faire pour améliorer lacondition des femmes ?Avant tout, promouvoir les droitséconomiques des femmes, qui manquentcruellement dans de nombreux pays. Lesfemmes n’ont pas le même statut que leshommes. Même si elles travaillent, ellesne reçoivent pas le même salaire queleurs équivalents masculins à travail égal.De plus, la violence contre les femmes estrampante. Nous devons commencer parmieux informer les femmes de leursdroits, un domaine dans lequeld’énormes progrès ont déjà été réalisés.Et ensuite, nous devons effectuer untravail de sensibilisation sur les droits desfemmes auprès de différents acteurs,comme le pouvoir judiciaire, leparlement, les médias, etc. Nous avonsobtenu des avancées, mais elles ne sontpas suffisantes.

La promotion de l’égalité des genrespeut-elle contribuer à atteindre lesObjectifs du Millénaire, en particulier deréduire la pauvreté ?Je pense que cette aspiration desNations Unies est louable, mais il est

2 6 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L - J U I N 2 0 1 1

L Cette jeune fille fait partie des nombreux déplacés ayant fui les combats dans la vallée de Swat, au

Pakistan, en juin 2009. © UNICEF/NYHQ2009-0931/Marta Ramoneda

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évident qu’il sera impossible d’atteindreces objectifs d’ici à l’échéance prévue, en2015. Cela ne veut pas dire pour autantqu’il faille baisser les bras. Je pense que leproblème des enfants et de la pauvretéest particulièrement grave à l’heureactuelle, car je suis persuadée que lesenfants sont les premières victimes de lapauvreté, qu’il s’agisse des enfants descouches défavorisées la société, desenfants victimes d’abus sexuels, desenfants utilisés pour mendier (unepratique de plus en plus courante) oudes enfants vendus.

D’après votre expérience en tant querapporteur spécial des Nations Uniessur la liberté de religion ou deconviction, que pensez-vous descapacités humaines de tolérance etd’ouverture ?Ce mandat très délicat etintellectuellement stimulant m’abeaucoup appris. Par exemple, il n’existeaucun pays au monde où les préjugésn’existent pas et en même temps, iln’existe aucun pays au monde oùpersonne ne lutte contre l’intolérance.Nous devons être conscients de cetteréalité aux différents échelons dupouvoir qui doivent mettre en place despolitiques de lutte contre les préjugés etl’intolérance. L’éducation joue un rôleparticulièrement important, mais encorefaut-il savoir de quel type d’éducation onparle. Dans la région du monde d’où jeviens, des personnes ont été radicaliséeset militarisées au nom de l’éducation.Nous souhaitons une éducation dequalité, qui ne repose pas simplementsur les manuels, mais aussi sur lesinteractions entre les enfants de diversescommunautés. L’éducation ne doit pas secontenter d’enseigner des tabous, maisplutôt inculquer un vrai respect de ladignité humaine. Par exemple, onn’enseigne pas aux enfants que les genspeuvent s’habiller différemment, qu’unhomme peut s’habiller comme unefemme, sans s’attirer le mépris des autres,ou qu’une femme peut porter le voilesans que cela signifie qu’elle pensedifféremment. Je ne vois ce typed’enseignements dans aucun manuelscolaire, que ce soit en Occident ou enOrient.

À cause des conflits, certains pays seretrouvent isolés et n’ont plus derelations avec leurs voisins, qui sontpourtant fondamentales. En mêmetemps, je pense que le monde doit

maintenir sa diversité et ses différentesidéologies, mais il est nécessaired’insister sur les limites à ne pas franchir.Je ne peux pas forcer une personne àpenser comme moi sous la menaced’une arme : je peux la convaincre dansle respect de certaines limites, quiexcluent l’abus et la menace. Si jecommence à agir ainsi, je faisévidemment preuve d’intolérance. Et sil’on établit des lois discriminatoires, onfait évidemment preuve d’intolérance.Quant à justifier des lois sur la base desnormes sociales et de la religion, c’estquelque chose que les pouvoirs publicsdevront reconsidérer. C’est faire insulte àson propre peuple que de lui dire qu’ilest moins digne que les habitantsd’autres pays. La question de la dignitéest universelle.

Le travail des défenseurs des droitsde l’homme n’est pas facile. Par exemple,dans mon pays en proie à des conflits, lesmilitants islamistes qui tuent des gensont eux aussi des droits. Mais lorsquenous, défenseurs des droits de l’homme,évoquons leurs droits, les gens sedemandent si nous ne sommes paspartisans des talibans. Bien sûr, je ne lesuis pas, mais si un homme est suspectéd’être un taliban, ce n’est pas une raisonpour le faire disparaître.

Quel est le rôle de l’État dans lapromotion de la progression sociale ?Je pense que l’État est le dernier acteur àdevoir s’impliquer. Aujourd’hui, c’est à lasociété civile d’agir, en particulier auxgroupes de militants et aux mouvementsdu type de ceux qui sont actuellementactifs en Amérique latine. Ce sont eux quiont mené des campagnes et ont soulevédes questions importantes. Par exemple,la société civile et les groupes demilitants occidentaux ont été lespremiers à parler des détentionsarbitraires survenues suite aux attentatsdu 11 septembre 2001. Ce mouvement aété soutenu par des avocats, desdéfenseurs des droits de l’homme, desétudiants, bref, les différents acteurs de lasociété civile.

En quoi la démocratie et les droits del’homme sont-ils liés ? Les droits de l’homme ne peuvents’épanouir dans un pays nondémocratique ; nous avons pu leconstater à de nombreuses reprises. Celane signifie pas pour autant qu’un paysdémocratique respecte

automatiquement les droits de l’homme.Les militants des droits de l’homme

doivent s’efforcer de relier les droits civilset politiques aux droits sociaux etéconomiques.

En réalité, les mouvements des droitsde l’homme s’emploient à renforcer ladémocratie, car cette démarche estnécessaire dans toutes les sociétés. Aucours des dernières décennies, nousavons vu la démocratie stagner, mêmedans les pays occidentaux qui reposentsur une longue tradition démocratique.

Pensez-vous que la situation des droitsde l’homme change en mieux ? Le plus difficile, c’est de faire évoluer lesmentalités. Si je regarde 30 ans en arrière,j’estime qu’il y a eu un changement. Àune certaine époque, il était impossiblede s’exprimer contre le gouvernementsans courir le risque d’être emprisonné.Aujourd‘hui, nous n’avons plus deprisons politiques dans notre pays. Celane veut pas dire que les droits del’homme ne soient jamais bafoués, maisnous avons fait plusieurs pas en avant.

Nous avons également fait un pas enarrière, car le monde devient pluscomplexe et présente de nouveaux défiset menaces. Il est nécessaire de cherchertous ensemble des solutions auxproblèmes communs. Nous devonsaborder non seulement la question dusuivi des droits de l’homme, mais aussidéterminer les domaines dans lesquelsnous devons maintenir nos efforts etnous améliorer, ainsi que les stratégiesque nous devons adopter. Il y a trèslongtemps de cela, un leader de lasociété civile m’a dit : « Asma, tu ne peuxpas militer en utilisant simplement tesjambes pour descendre dans la rue ; tudois aussi utiliser ta tête. Aujourd’hui, jeme rends compte que les jambes et latête doivent marcher ensemble. ■

Avocate et présidente de l’Association

du barreau de la Cour suprême

pakistanaise, Asma Jahangir est

également présidente de la

Commission pakistanaise des droits de

l’homme et rapporteur spéciale des

Nations Unies sur la liberté de religion

ou de conviction. Le Prix

UNESCO/Bilbao récompense son

combat pour les droits de l’homme,

notamment ceux des minorités

religieuses, des femmes et des enfants.

L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1 . 2 7

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Dans la région arabe, le débat actuel surles droits des femmes est focalisé sur laréforme du droit de la famille. En effet,au nom d’un islam hissé au rang dereligion d’État, les lois modernesréservent aux femmes un statut inférieurà celui des hommes. Du Machrek auMaghreb, s’est construit autour desfemmes – et d’elles principalement – unsystème normatif subordonné à la chariaou au fiqh [loi et jurisprudenceislamiques] qui légitime, sous diversesmodalités, toutes sortes d’amalgamesentre religion et identité politique, entrecommandement politique et application

des lois charïques, entre mariage etendogamie religieuse…

Les lois sur la famille scellent lesliens entre les ordres religieux etpolitique, de sorte que la famille seconstruit comme une citadelle de ladomination masculine. Il suffit deprendre comme exemple les règles dumariage, qui vont de la tutellematrimoniale à l’interdiction d’uneunion entre une musulmane et un nonmusulman, ou les rapports entreconjoints bâtis sur le devoir d’entretienqui confère un rôle prééminent auxhommes. On peut y ajouter égalementles règles de la filiation et de la parenté,fondées sur la généalogie patrilinéaireet appliquées aux lois sur la nationalité :

Droits affichés, Pour comprendre les obstacles qui entravent l’autonomie des femmes dans les pays

arabes, y compris en Tunisie où elles participent aux élections depuis 1957, la juriste Sana

Ben Achour pénètre dans les coulisses du droit de la famille. Elle dénonce les faux-

semblants d’un féminisme d’État qui est loin de répondre aux exigences d’égalité des

sexes et d’indivisibilité des droits.

SANA BEN ACHOUR les femmes ne peuvent pas donner leurnationalité à leurs époux et à leursenfants.

Sur les 22 membres de la Ligue desÉtats arabes, 16 ont adhéré à laConvention sur 1’élimination de toutes lesformes de discrimination à l’égard desfemmes de 1981. Néanmoins, ils ontquasiment tous émis des réservessubstantielles, qu’elles soient générales ouspécifiques, à l’une ou à l’autre dispositiondu texte. On comprend dès lors que lesmouvements féministes, nés dans lesannées 1980, se soient mobilisés sur leterrain des politiques publiques, contre lesdiscriminations institutionnalisées et lesécarts entre les droits humainsuniversels et les lois nationales.

Plusieurs milliers de personnes, dont un grand nombre de

femmes, ont défilé à Tunis le 19 février 2011 pour défendre les

principes de la laïcité. Parmi les principaux organisateurs de cette

manifestation : l'Association des femmes démocrates, dirigée par

Sana Ben Achour. © A. Gabus, Tunis

2 8 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1

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Otages du régime politique

Il faut savoir que les réformeséconomiques, sociales et culturelles ontsouvent été initiées par desgouvernements autoritaires, issus desmouvements de libération nationale, quiont accaparé le champ des relationsfamiliales pour en faire le levier de leurpolitique nationale. Par conséquent, lescodes du statut personnel et de lafamille, qui sont pourtant issus du droitmusulman classique, s’insèrent dans unepolitique législative qui marque unecertaine conquête de la raisonlégislatrice moderne. Ce fut le cas des loiségyptiennes de 1917, 1920 et 1929, puisdes Codes du statut personnel deJordanie (1951 et 1976), de Syrie (1953),de Tunisie (1956), du Maroc (1957-1958)et d’Irak (1959). D’autres pays se sontrécemment ralliés à ce modèle : l’Algérieet le Koweït en 1984 et, plus proche denous, la Mauritanie en 2001. Dans tousles cas, les réformes ont abouti auréaménagement du droit et à larecomposition de la normativitéislamique autour des femmes. Car ce quiest en jeu, c’est la siyassa tachrîya(« fabrication d’une politique législative »)rendant compte d’un arbitrage entre lesprincipes d’organisation identitaire et lesrevendications égalitaires des sociétésciviles. C’est justement ce qui donne audroit du statut personnel et de la familleson oscillation entre esprit de tradition etesprit d’innovation.

Par ailleurs, aucune de ces politiquesn’a été implantée sans l’interventionautoritaire des pouvoirs centraux :décrets du chef d’État (comme enTunisie, sous la présidence du conseil deHabib Bourguiba), règlement d’un étatd’urgence (comme en Égypte du tempsdu président d'Anouar el Sadate) oudhahir du roi (comme au Maroc).Presque partout, elles se sontaccompagnées de la mise en placed’Unions nationales de femmes,organisations féminines satellites,fortement enchâssées dans l’appareild’État et le parti au pouvoir. Celles-ciservent de canal de diffusion de lapolitique sociale en matière de santé dela mère et de l’enfant, de scolarisation etd’alphabétisation, de développementrural, de vulgarisation des nouveauxdroits des statuts personnels et de lafamille. Ces « féminismes d’État » ont finipar prendre les femmes en otages et parfaire d’elles le bouclier de la stabilité desrégimes politiques.

Maintien du statu quo

Aujourd’hui, dans des pays gagnés parles mouvements islamistes et les appelsau conformisme, ces textes qu’entacheun déficit démocratique, semblentn’avoir toujours qu’une existenceprécaire. À tout moment, ils peuventêtre remis en cause, comme ce fut le casen Égypte avec la loi Jihane de 1979 (dunom de l’épouse de Sadate), quipermettait à une femme d'obtenirautomatiquement le divorce durantl'année suivant le deuxième mariage deson mari. Cette loi a été abrogée en1985, au regard du nouvel article 2 de laConstitution faisant de la loi islamique lasource principale de législation. Ce futaussi le cas en Tunisie où, à ladestitution du président Bourguiba en1987, les menaces d’un « retour auxsources » se sont multipliées. Il a falluencore une fois l’intervention tutélairedes sommets de l’État pour mettre horsd’atteinte le Code du statut personnel,

En décembre 2008, Sana Ben Achour a

été nommée présidente de l'Association

tunisienne des femmes démocrates (ATFD),

qui a pour principaux objectifs l’adhésion

aux valeurs universelles d'égalité entre les

sexes, de droits humains et de libertés

fondamentales et le combat contre les

atteintes aux droits économiques et

sociaux des femmes.

Agrégée en droit public et maître de

conférences à la Faculté des sciences

juridiques, politiques et sociales de Tunis,

Sana Ben Achour est également membre

de la Ligue tunisienne des droits de

l’Homme (LTDH).

accorder à ses principes une valeurd’acquis national, réprimer durement,après l’avoir « normalisé », lemouvement islamiste et, dans la foulée,les démocrates.

C’est dire que, dans les coulisses deces politiques législatives de la famille, cen’est pas la réforme du droit traditionnelqui se joue, mais le maintien du statuquo. La remise en cause de l’asymétrietraditionnelle entre droits des hommeset droits des femmes constituerait unemenace à l’ordre public établi. Aussi lespouvoirs en place réactualisent-ils enpermanence cette asymétrie, quand ilsaccordent des droits et des garantiesjudiciaires aux femmes, sans jamaisperdre de vue la supériorité deshommes. Dans le paysage général descodes de la famille en pays d’islam, laTunisie est sans conteste celle qui estallée le plus loin dans la voie de latransgression de la loi divine : divorcepar consentement mutuel autorisé dès1956, droit de vote pour les femmesacquis dès 1957, avortement légalisédès 1962… Mais dans cette voie, elle estaussi celle qui – rejoignant les autrespays – n’a pu surmonter le problème duprivilège des hommes. D’où la qualitédu mari chef de famille, le maintien –même au titre du dinar symbolique – dela dot comme condition de formationdu mariage, la règle du double au profitdes hommes en matière d’héritage, etc.On mesure, dans ces conditions,l’ampleur du fossé qui sépare le discoursdes gouvernants sur la réforme dustatut personnel ou sur l’améliorationdes droits de la famille et lesrevendications féministes surl’autonomie du sujet femme, l’égalité etl’indivisibilité des droits. ■

L « Solidarité entre sœurs », œuvre du sculpteur

italien Silvio Russo offerte par les femmes arabes à

l’ONU en 1996, pour symboliser leur solidarité avec

les femmes du monde entier.

© UN Photo/Eskinder Debebe

© Sana Ben Achour

L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1 . 2 9

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Maintenantou jamais

Les luttes féministes des décennies passées réduisaient souvent les hommes à des

ennemis à combattre par tous les moyens. Aujourd’hui, les Italiennes se mobilisent aux

côtés des hommes, pour garder leurs précieux acquis et formuler de nouvelles

revendications, telles qu’un salaire égal pour un travail égal, ou une souplesse des

conditions de travail qui ne se transforme pas en précarité.

« On ne s’y attendait pas. » Voilà lapremière réponse que les organisatricesdes manifestations du 13 février 2011 sesentent obligées de donner à ceux quileur demandent de commenter leurinitiative. L’organisation, en quelquesjours, d’une action nationale qui a réussià essaimer partout dans le monde a dûsembler, de prime abord, une entreprisetitanesque. Tout est parti d’unmouvement d’indignation, définitif etsans appel, qui a secoué un groupe defemmes, très différentes entre elles,réunies dans l’association Di Nuovo etdepuis longtemps impliquées dans ladéfense des droits des femmes. Plusieurscentaines de milliers de personnes ontrépondu à leur appel, un million selon lesorganisatrices. Des femmes qui sontdescendues dans la rue avec leurscompagnons, leurs pères, leurs fils etleurs frères, pour prendre clairementposition en faveur de l’émancipation desfemmes italiennes. « Chacune de nous apassé des coups de fil, contacté sesréseaux, et en un rien de temps nousavons obtenu des réponsesenthousiastes, de tous », explique lajeune poétesse Elisa Davoglio.

Le slogan de la manifestation, « Senon ora quando? », référence patente autitre d’un roman du célèbre écrivainitalien Primo Levi (1919-1987) – enfrançais, « Maintenant ou jamais » –traduit de toute évidence ladégénérescence cruelle desreprésentations de la femme dans lesmédias et dans la politique italienne. Lemalaise à l’origine de cette protestation

trouve son ferment dans l’érosiond’acquis que les femmes italiennespensaient définitifs, fruits des combatsmenés dans les années 1960 et 1970pour les droits civiques et pour l’égalitédes sexes. Cette période de luttespolitiques, qui a forgé toute unegénération de féministes italiennes,semblait s’être conclue sur des victoiresmajeures : le droit de la famille s’étaittrouvé radicalement modifié (avecl’autorisation du divorce en 1974) et lesfemmes avaient obtenu la liberté dechoisir leur maternité (grâce àl’abrogation, en 1981, d’une loiparticulièrement restrictive surl’avortement). La ferveur de ces années-là semble s’être progressivementamenuisée au cours des décenniessuivantes, qui ont vu un gouffre secreuser entre cette première générationde féministes italiennes et leurs filles etpetites-filles.

Recommençons ensemble

Comparant cette époque à lamobilisation actuelle des femmesitaliennes, Francesca Izzo, professeurd’histoire des doctrines politiques àl’Université de Naples « L’Orientale »,observe combien ce mouvement « a trèsvite jeté un pont favorisant lacommunication entre les générations »,au terme d’une double reconnaissance :« D’une part, la génération en lutte dansles années 1970 a pris pleinementconscience que les acquis risquaient unedangereuse remise en cause si on netrouvait pas le courage de reprendre la

parole, tout en reconnaissant les erreursdu passé. D’autre part, les jeunesgénérations ont enfin compris que lesdroits et les acquis dont elles avaient pujouir sans s’en rendre compte menaçaientde disparaître. À partir de là, nous noussommes dit : recommençons ensemble ».

Ensemble, et avec les hommes. ElisaDavoglio est très claire sur ce point : « Leshommes ont apporté une aide trèsprécieuse. La mobilisation est née dansun climat de collaboration sincère et departage spontané des motifsd’indignation. » Francesca Izzo va plusloin et identifie à ce sujet un aspectradicalement nouveau par rapport aux

GIUSY MUZZOPAPPAjournaliste italienne

K Manifestation « Se non ora quando », à la Piazza

del Popolo, Rome, Italie, le 13 février 2011.

© Grazia Basile, Rome

3 0 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1

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anciens mouvements féministes : « Lesplus jeunes surtout n’auraient pascompris, et à juste titre, les revendicationsdes luttes féministes des décenniespassées, qui réduisaient souvent leshommes à des ennemis à combattre partous les moyens. Les jeunes femmesd’aujourd’hui partagent avec les hommesde leur âge des peurs, des frustrations,des aspirations, elles en éprouventsouvent la fragilité et le sentimentd’inadéquation. Elles n’auraient jamaisadhéré à une mobilisation qui auraitreconnu aux seules femmes le droit des’indigner. » Comme le constate CristinaComencini, réalisatrice et écrivain qui acontribué avec sa sœur Francesca àorganiser la manifestation, « c’est lapremière fois que les hommes seretrouvent sur un pied d’égalité avec lesfemmes et qu’ils descendent dans la rue àcôté d’elles pour montrer leur forcepolitique et humaine. »

Un match politique

« L’Italie n’est pas un pays pour lesfemmes », tel est l’autre slogan qui sedéployait de banderole en banderoledans les rues d’Italie et d’ailleurs. Ce sontles statistiques, froides et implacables,qui le confirment. D’après le rapport del’OCDE sur l’éducation dans le monde en2010, les femmes en Italie étudient plusque les hommes (elles représentent61 % des diplômés), mais éprouvent deplus grandes difficultés à s’insérer sur lemarché du travail. Il apparaît aussi, dansle rapport « Salari in Italia, 2000-2010: ildecennio perduto » (Salaires en Italie,2000-2010 : la décennie perdue) de laCGIL, le principal syndicat italien, queleurs salaires sont inférieurs de 12 % enmoyenne à ceux de leurs homologuesmasculins. Le taux d’inactivité féminine– à savoir le pourcentage de femmes quine travaillent pas ou ne font pas leursétudes – atteint, selon le rapport 2010de l’ISTAT (Institut national destatistique), 48,9 %, soit le niveau le plusélevé de l’Union européenne aprèsMalte. La présence de Susanna Camusso,première femme secrétaire générale dela CGIL, sur l’estrade de la Piazza delPopolo à Rome, le 13 février dernier, enest d’autant plus symbolique. Car c’estsur les conditions de travail, sur le droitde choisir entre carrière professionnelleet maternité, sur le droit à unerémunération égale à celle des hommes,sur le droit à une souplesse qui ne setransforme pas en précarité à vie que se

joue le match politique inauguré par lemouvement « Se non ora quando? ».

La déconsidération de son rôle dansla société va de pair avec l’imagegrotesque et déformée de la femme quevéhiculent les principaux médias. L’andernier, un documentaire de la militantepour les droits des femmes LorellaZanardo, intitulé Le corps des femmes, afait beaucoup de bruit : aucuneItalienne l’ayant vu ne peut oublierl’ambiance dantesque que dégage cemontage d’extraits de programmestélévisés, diffusés au quotidien surtoutes les chaînes italiennes. Laréduction des femmes à un corps àconsommer a des répercussionsprofondes, surtout sur les plus jeunesgénérations. Or c’est justement ce pointqui permet aux instances initiatrices dela mobilisation de dépasser l’anecdoteet de poser des questions plus vastes.« Nous avons lancé cet appel pour direque ce n’est pas le pays dont nousvoulons », précise Elisa Davoglio. « Poury parvenir », dit-elle encore, « nousavons décidé de prendre les devants etd’éviter toute instrumentalisation denotre message, en le faisant circuler surnos réseaux via Facebook et en créantun blog d’où lancer un débat qui ne soitpas soumis aux médias traditionnels.Nous avons demandé à tous de laisserchez eux les symboles politiques oud’appartenance à un groupequelconque, et nous avons choisi dediffuser nous-mêmes, avec des motsclairs et simples, un appel accompagné

d’un vade-mecum, pour éviter que lesmédias traditionnels ne s’approprient,d’une manière ou d’une autre, notremobilisation. »

Quelles seront les prochainesétapes, et les prochains problèmes quele mouvement décidera d’affronter ? Laquestion reste ouverte. « Les objectifsimportants ne manquent pas », faitremarquer Francesca Izzo, « mais il s’agitde savoir comment nous voulons lesatteindre. La démocratie, au fond, c’estça, une tension constante entreobjectifs et moyens. La question desdroits des femmes est au centre de lacrise profonde de la représentationdémocratique. La tâche colossale quinous attend consiste à réorganiser ladémocratie, un objectif qui exigedétermination et patience ». Il s’agitavant tout de créer des structures,insuffisantes à l’heure actuelle,permettant aux femmes de se réaliser àla fois sur le plan professionnel et sur leplan personnel. Les femmes dumouvement « Se non ora quando? »veulent se réapproprier le 8 mars,Journée internationale de la femme, quia fini par se vider de son sens, en Italie.Et Elisa Davoglio de conclure : « Il nes’agit pas seulement de célébrer un jourdurant le fait d’être une femme, derecevoir des fleurs, voire d’aller aurestaurant. Le 8 mars parle de droits, detravail, d’émancipation. » ■

L Scène de la manifestation « Se non ora quando ».

Piazza del Popolo, Rome, Italie, le 13 février 2011.

© Grazia Basile, Rome

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MÓNICA GONZÁLEZ MUJICArépond aux questions de CarolinaJerez et Lucía Iglesias (UNESCO)

Y a-t-il une façon féminine de faire dujournalisme ? Quels ont été vos atoutset les obstacles que vous avez dûsurmonter en tant que femme au coursde votre carrière ? Parlons d'abord des avantages d'êtrefemme, car il y en a. Nous avons unesensibilité à nous, qui est de mon pointde vue très utile lorsqu'on fait unjournalisme d'investigation : une plusgrande facilité à percevoir qui dit lavérité, qui ment, qui se dissimule sousune carapace, un masque ou undéguisement. J'ai aussi l'impression quelorsque nous, femmes, nous lançonsdans une entreprise, nous sommes plustenaces, et ne lâchons prise que lorsquenotre tâche est achevée. Nous avons latête dure ! Et cela, je le dis sans êtreféministe.

Il y a bien sûr des obstacles,notamment lorsque les tortionnaires,les bourreaux, s'en prennent à noussexuellement pour nous annihiler. J'ai découvert sous la dictature que leviol vise avant tout à nous casser.Personne ne peut éprouver du plaisir à violer une femme. Le plaisir consiste à humilier cette femme et à ladéposséder de son identité. Mais dans mon cas, au contraire, cela m'arendue plus forte.

tyrannie

K La place d’Italie à Santiago du Chili, le 10

décembre 2006, date de la mort du général Pinochet.

© Eduardo Aguayo, Santiago

Quels ont été les moments les plusimportants de votre vieprofessionnelle ?Le plus important pour moi, c’est d’avoirsu passer de la dictature à la démocratiesans renoncer au journalisme. Pendant ladictature, je n’y ai renoncé ni en prison,ni sous la torture, ni quand mes amis ontété tués, ni quand j’ai dû me séparer demes filles, ni quand je me suis sentiesubmergée par la douleur de tous cescompatriotes. Et lorsque la démocratieest arrivée, j’ai senti qu’il y avait tant àconstruire ! Mon mérite, c’est de ne pasavoir abandonné le journalisme et dem’être réinventée chaque fois que je mesuis retrouvée au chômage. Beaucoup

de gens m'ont aidée : je ne suis pas unesuperwoman ! J'ai eu la chance derencontrer des gens qui m’ont soutenueet m’ont encouragée à persévérer quandj'étais le plus terrorisée. De plus, dans cemétier, on est mis à l’épreuve tous lesjours, et j’espère bien qu'il en sera ainsijusqu’à ma mort.

Où en est aujourd’hui le journalismed’investigation ?C’est sans aucun doute le journalisme leplus en crise de par le monde.L’investigation a été la première victimede la crise économique de 2008. Ce sontles journalistes les plus coûteux qui ontété licenciés les premiers, et ce sontceux-là mêmes qui faisaient un travaild'enquête en profondeur. Comme lesservices d’investigation constituentsouvent une source de problèmes et deconflits, la crise a fourni aux médias uneformidable excuse pour les fermer !

Se taire, c'est se faire complice, déclare Mónica González

Mújica, lauréate du Prix mondial de la liberté de la presse

UNESCO/Guillermo Cano 2010. Cette femme qui a subi les

pires sévices durant la dictature au Chili n’a jamais renoncé

à sa liberté de parole. Pour elle, par-delà la barrière du

genre, l'important est de dénoncer les injustices.

Tenir tête à la

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Ils sont pourtant les mieux placés pourapprofondir les vrais sujets brûlants, quipeuvent jouer un rôle déterminant dansla vie des citoyens.

Je dois quand même souligner quesur le plan de la qualité, le journalismed’investigation en Amérique latine n’arien à envier au journalisme anglo-saxon.Et pas seulement aujourd’hui, puisquenous l’avons exercé sous les dictatures.Au Chili, par exemple, les journalistes ontpris des risques impressionnants pourdénoncer les crimes du régime dePinochet. Un journaliste doit dénoncerles irrégularités et les horreurs, sinon ils'en fait complice. Et c’est vrai que lejournalisme d’investigation impliquetoujours une grande part de sacrificepersonnel. Il faut aussi y aller de sapoche, parce que, soyons honnêtes,aucun média n’est disposé à payer unjournaliste pendant de longs mois pourqu’il puisse faire tranquillement sonenquête.

Actuellement, le journalismed’investigation en Amérique latine faitface à un problème de taille : les cartelsde narcotrafiquants, qui sont en train deronger notre société. Leur objectif finalest de nous priver d’espaces de plaisir,de bonheur et de vie. C’est pour celaqu’il est si important de s’y attaquer, etdonc de garantir aux journalistes lapossibilité d’enquêter et d’informer,contrairement à la pratique actuelledans la plupart des pays de la région.

Quel regard portez-vous sur le paysagemédiatique de l’Amérique latine ?Deux dangers menacent de plus en plus– et de plus en plus vite – le droit àl’information. Le premier, c’estl’impressionnante concentration de lapropriété des médias. Les groupes quimettent la main sur les médias,rachetant à la fois des chaînes detélévision, des stations de radio et desjournaux, ont en même temps desintérêts dans d’autres secteurs commel’agriculture, l’industrie minière, lesservices, l’immobilier, etc. Or, un médiane peut pas traiter avec objectivité desentreprises dans lesquelles sonpropriétaire possède des parts. C’estextrêmement grave. Les journalistessont en train de perdre leur autonomie,leur dignité et leurs qualités, ilsdeviennent de simples prête-noms.

Le second danger vient desgouvernements autoritaires qui, bienqu’ils soient arrivés démocratiquement

L Mexico : journalistes protestant contre les attaques et les enlèvements dont ils sont victimes.

© Raul Urbina, Mexico

Mónica González Mujica est

probablement l’une des journalistes

d’investigation chiliennes les plus tenaces

et les plus engagées. Exilée en France

après le coup d’État de 1973, elle retourne

au Chili en 1978, mais ne pourra exercer

de nouveau son métier qu’à partir de

1983. Elle dirige depuis mai 2007 le Centro

de Información e Investigación Periodística

(CIPER), institution indépendante et à but

non lucratif, spécialisée dans le

journalisme d’investigation.

j Mónica González Mújica intervenant au colloque

international sur la liberté d'expression, qui s’est tenu

à l’UNESCO le 26 janvier 2011.

© UNESCO/Danica Bijeljac

au pouvoir, font des journalistes leursennemis et les soumettent à desmenaces permanentes. Là encore, il n’y amalheureusement pas d’oppositioncapable de défendre la libertéd’information comme il le faudrait. Parceque jouir de la liberté d’information, cen’est pas être partisan du gouvernementou de l’opposition, c’est faire dujournalisme de qualité. Tout comme ilest inadmissible que les cartels du crimeorganisé partent en guerre contre lesjournalistes, il est inacceptable que desgouvernements démocratiquement élusse livrent à des pratiques autoritaires.

Tout cela pour dire que le paysagemédiatique latino-américain est, entoute objectivité, décourageant. Laprécarité du journalisme affecteprofondément la société. C’est toute ladémocratie qui est mise à mal quand lecitoyen est mal informé, car il devientfacilement la proie des tyrans. Nous, quiavons subi des dictatures et qui n’avonsrecouvré la liberté qu’au prix de trèsnombreuses pertes en vies humaines,nous pensons qu’on ne peut pas laisserla démocratie se fragiliser et êtremanipulée par des pouvoirsautoritaires. ■

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Page 34: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

dans le pays en même temps que laConstitution, a pendant longtemps étédominée exclusivement par les hommes.Et c’est au moment même où les femmescommençaient à participer à son essor,en particulier dans la région centraleautour de Kaboul, que la domination destalibans a gagné du terrain, ce quiexplique pourquoi les femmes afghanesne bénéficient que d’une faibleexpérience dans ce domaine.

Si dans les années 1980, unepoignée de femmes, parmi lesquellesZakia Kohzad, ont montré que lesAfghanes pouvaient elles aussi apporterleur contribution au journalisme, dansles années 1990, sous le régimeautoritaire des talibans, elles ontquasiment déserté ce secteur. Quelques

unes ont néanmoins réussi à resteractives à cette époque, comme BelqaisMaqiz et Fatana Ishaq Gailani,fondatrices à Peshawar, au Pakistan, desrevues Zan-e Afghan (La femmeafghane) et Rozaneh (L'Espoir).

Le développement rapide etgénéralisé des médias et le soutien à laliberté d’expression constituent l’un desprincipaux acquis de l’ère post-talibans,initiée en 2001. Actuellement, le payspeut se vanter de compter une dizainede stations de radio et de chaînes detélévision, quelques centaines de revueset de journaux ainsi que de nombreusesagences de presse et imprimeries.

Les femmes ont joué un rôle actif surla scène médiatique et sociale au coursdes dix dernières années, atteignant un

Patience,on y arriveraL’Afghanistan compte aujourd’hui environ 300 femmes journalistes, pour une population

de 25 millions d’habitants. Après une traversée du désert dans les années 1990, le

nouveau millénaire leur a entrouvert les portes d’une liberté d’expression qui commence à

s’affirmer. L’insécurité, le poids de la tradition et d’autres obstacles majeurs doivent encore

être surmontés, mais à entendre Humaira Habib, la marche des journalistes afghanes sera

longue, certes, mais elle reste déterminée.

HUMAIRA HABIB

« J’ai l’intention de conserver toutes lesinvitations à des conférences de presseque j’ai reçues pour les montrer plus tardà mes filles et à mes petits-enfants. Jepense qu’ils seront fiers de moi », m’avaitdit un jour Zakia Zaki, journaliste etdirectrice de la radio La voix de la paixsituée dans la province de Parwan, dansle centre de l’Afghanistan. Nous étions àune conférence de presse à Kaboul, lacapitale. Je la trouvais nerveuse. Depuisquelques jours, elle recevait des menacesanonymes. Deux semaines plus tard, elleétait abattue à son domicile par deshommes armés. C’était en juin 2007.

L’Afghanistan, qui se relève de troisdécennies de guerre et de destructions,se trouve dans une phase de transition.Dans ce pays affecté par la pauvreté etles migrations forcées, qui fait l’objet demanœuvres politiques tant au niveaunational qu’international, on assisteactuellement à un développement sansprécédent de la presse, dans une sociétésemi-démocratique où fleurit la libertéd’expression. Ces médias, qui nejouissent d’aucune tradition historique,sont apparus soudainement, dans lesillage de la propagande politique etcommerciale. Selon Adela Kabiri,journaliste et professeure de journalismeà l’Université d’Hérat, les femmesautrefois n’avaient pas leur place dans lemonde du journalisme en Afghanistan.Cette jeune discipline, qui s’est établie

Sima et Storey, deux

journalistes de Radio Sahar, se

préparent pour une émission,

tôt le matin, à Hérat, au nord-

ouest de l'Afghanistan.

© www.valentinamonti.com

K Tribunal de Hérat. Une femme demandant le divorce répond aux questions Farawia, journaliste à Radio Sahar.

© ww.valentinamonti.com

3 4 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1

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niveau de participation sans précédentdans l’histoire du pays. L’Afghanistancompte aujourd’hui plus de trois centsfemmes journalistes et directrices depublication. Une dizaine de stations deradio ont été créées par des femmes etplusieurs provinces, notamment Hérat etBamyan, hébergent des centres et desfondations destinés aux femmesjournalistes.

Bien que de nombreuses restrictionssociales et politiques demeurent,beaucoup continuent d’exercer leurmétier de journalistes. Cependant, NajidaAyoubi, écrivaine et poétesse de renom, àla tête du groupe médiatique Kilid,affirme que les journalistes afghanesn’ont pas de quoi être satisfaites car, vu lenombre de femmes vivant enAfghanistan, le pourcentage de celles quijouent un rôle dans la presse restedérisoire.

Selon Najida Ayoubi, les Afghanesrencontrent de nombreuses difficultésdans le milieu du journalisme et desmesures devraient être prises pouraugmenter leur participation dans cedomaine. Elle estime que c’est auxinstituts de formation et aux centresd’enseignement du journalisme de leurdonner davantage de possibilités d’accèsà la profession. La faible proportion defemmes présentes dans les médias est àmettre sur le compte du déficitd’éducation et d’alphabétisation dontelles ont souffert au cours des troisdécennies de guerre qui ont ravagél’Afghanistan. Face à cette situation,seules des mesures de discriminationpositive appliquées au sein des médiaspourraient faire la différence. NajidaAyoubi estime que les Afghanes ontmoins de chances d’obtenir un emploi dejournaliste que leurs compatriotesmasculins et ont aussi moins deresponsabilités dans le secteurmédiatique, domaine largement façonnépar les hommes. En un mot, il est grand

Humaira Habib, journaliste afghane,

est directrice de la station de radio

communautaire pour les femmes

Radio Sahar à Hérat, dans le nord-

ouest de l’Afghanistan.

L Dans un village, non loin de Hérat, une femme travaille en écoutant la radio.

© www.valentinamonti.com

temps d’ouvrir les yeux des représentantset des professionnels des médias afghanssur la question de l’égalité des sexes.

Comme tous les autres secteursd’activité, le journalisme représente unvéritable défi pour les Afghanes. Lesfemmes exerçant la profession dejournaliste sont confrontées auxstéréotypes de la société traditionnelleafghane, aux discriminations sociales etaux pressions familiales. Le métier dejournaliste étant très prenant, on jugeparfois qu’il empêche les femmes deremplir leur rôle de mères et d’épouses.

Selon Farida Nekzad, lauréateafghane en 2007 du prix de l’Associationcanadienne des journalistes pour laliberté d’expression, nombre dediplômées afghanes renoncent à unecarrière de journaliste en raison derestrictions familiales, lui préférant lesprofessions de l’enseignement. De plus,les journalistes afghanes souffrent d’unmanque de relations sociales(considérées comme déplacées pour unefemme) et du préjugé selon lequel leursactes valent moins que ceux deshommes.

Mais le plus lourd obstacle à leurprogression dans la profession estl’insécurité. Au cours des dix dernièresannées, de nombreuses journalistesafghanes ont perdu la vie parce qu’ellesexerçaient ce métier. Outre Zakia Zaki,citons Shaima Rezai et Shakiba SangaAmaj. D’autres, comme Farida Nekzad etNajia Khodayar, ont quant à elles pliédevant la gravité des menaces et désertéla profession.

Manizha Naderi, responsable d’uneONG de promotion des femmesafghanes, voit dans ces menaces et cesattaques le reflet de la violence militairequi règne dans le pays. Elle pense que lesfemmes en général et les femmesjournalistes en particulier sont agresséesdu fait de leurs atouts. Selon elle, lesauteurs de ces actes de violence

cherchent à minimiser la position desfemmes dans la société.

D’après Fawzia Fakhri, fondatrice duCentre pour les femmes journalistesd’Hérat, pour que les Afghanes gagnenten puissance dans le milieu dujournalisme, il faudrait renforcer leurparticipation aux conférencesinternationales et valoriser leur travail auniveau national. Il est selon elleprimordial, pour l’avenir des femmesjournalistes qu’elles soient plusnombreuses à intégrer la profession, etpour cela, il faut leur offrir de meilleuresconditions et faciliter leur accès auxdifférents métiers du journalisme.

En Afghanistan, société encore à mi-chemin entre tradition et modernité, onassiste à une croissance rapide et sansprécédent de tous les secteurs, avecl’afflux massif d’importations étrangères.Aussi les journalistes afghanes sont-ellesprêtes à attendre patiemmentl’avènement d’un avenir meilleur,convaincues que leur sécurité reviendra sion en donne le temps.

Elles appellent la communautéinternationale à les aider à remédier àleurs problèmes et aux autres difficultésauxquelles elles sont confrontées. Cesoutien international constitue à leursyeux une étape essentielle pour ledéveloppement futur de leurs activités,en écartant les menaces dont elles fontl’objet et en évitant que d’autres femmesjournalistes ne subissent le même sortque Zakia Zaki. ■

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Les photos illustrant cet article sont tirées de « Girlson the Air », un film documentaire de ValentinaMonti.

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Le travail décent étant au cœur de la célébration de la Journée internationale de la femme en

2011, Le Courrier de l’UNESCO a décidé de se pencher le cas de l’Algérie, qui a connu une

expansion rapide du travail féminin depuis les années 1990. Aujourd’hui, les Algériennes

affrontent le marché du travail armées de diplômes, mais quand ce n’est pas la précarité, c’est

le plafond de verre qui demeure leur lot commun.

Une lenteconquêtedu marché dutravail FERIEL LALAMI

« Je m’appelle Hassiba. J’ai 38 ans. Mariée,trois enfants. J’exerce le métier d’agenttechnique dans une entreprise privée.Pour me rendre à mon travail, je doisprendre deux bus au moins une heure etdemi avant l’heure d’ouverture desbureaux pour être sûre d’être à l’heure. Ilne s’agit pas de risquer un renvoi. C’est sidifficile de trouver du travail de nos jours.Il n’est pas question de se priver de monsalaire : notre famille n’y arriverait pasavec le salaire de mon mari seulement.Ma mère admet difficilement que jetravaille : de son temps, les femmes netravaillaient qu’à la maison ».

Le témoignage de cette jeuneAlgérienne de la commune de Aïn Naajaà Alger, que j’ai recueilli en novembre2010 dans le cadre d’une recherche surles modifications des configurationsfamiliales, montre que malgré lesobstacles, les femmes en Algéries’inscrivent durablement dans le marchéde l’emploi. Une tendance qui s’estconfirmée lentement mais sûrement aucours des trois dernières décennies, bienqu’elle n’ait pas encore produit desrésultats très probants. En effet, avecseulement 15 % de femmes sur la totalitéde la population active (pourcentageresté inchangé entre 2007 et 2010),l’Algérie est loin derrière ses voisines, laTunisie et le Maroc, qui en comptent

L Algériennes suivant une formation de professeurs

d’anglais financée par le Département d'État des

États-Unis. © Ruth Petzold, Alexandria

respectivement 25 % et 28 %. Il n’en reste pas moins que le taux

d’activité des femmes a progressé de10 % entre les années 1980 et le débutdes années 2000. Pourquoi ? Avant tout àcause de ce triste épisode de l’histoireque d’aucuns appellent « la tragédiealgérienne des années 1990 » ou « ladeuxième guerre d’Algérie ». De plus,l’adieu au contrôle des prix exercé parl’État, les coupes dans les dépensespubliques et la hausse du chômage quiont suivi ont précipité les familles dans lapauvreté. Les femmes se sont mises àchercher du travail, sans que les famillesn’osent jeter sur leurs épaules le lourdpoids de la tradition : il fallait bienmanger.

À cela, il faut ajouter une autrespécificité algérienne : les femmes quitravaillent sont plus qualifiées que leshommes. Ainsi, plus de la moitié desfemmes actives, en 2003, possédaient aumoins un diplôme d’études secondaires,contre un cinquième des hommesseulement. Cela est dû essentiellement àla politique volontariste dedémocratisation de l’enseignementdéveloppée par l’État qui, dès la fin de lapériode coloniale, s’est traduite par uneprogression rapide du taux descolarisation féminine. Si bien qu’en 2010,les filles représentaient 57 % de lapopulation étudiante.

Autre constat : jusque dans les années1990, la majorité des femmes actives

avaient entre 19 et 24 ans, et elles étaientcélibataires. Dans la plupart des cas, lemariage ou la naissance d’un enfantmettait fin à leur carrière. Aujourd’hui lenombre de femmes mariées aconsidérablement augmenté et elles sontpresque aussi nombreuses à travailler (18 %) que les célibataires (20 %).

Mais ces statistiques ne disent pastout. Il y a aussi le large éventail desmétiers. Bien que leurs secteurs deprédilection demeurent l’enseignement,la santé et l’administration, les femmesinvestissent désormais d’autres domainesd’activité, comme le journalisme.Actuellement, 60 % des professionnelsdes médias sont des femmes.

Plafond de verre et travail précaire

Ces métiers permettent aussi aux femmesd’acquérir une plus grande visibilité sur lascène publique. Néanmoins, on ne peutignorer le fait que, dans l’évolution de leurcarrière, y compris dans les métiers« féminisés », les femmes se heurtent auplafond de verre : la responsabilité dehaut niveau reste une affaire d’hommes.Alors que dans l’éducation nationale, lesfemmes constituent la moitié dupersonnel, elles n’étaient en 2005 que9,15 % aux postes de proviseur et 5,6 % àceux d’inspecteur de l’éducation de base.

De surcroît, le chômage frappe lesfemmes plus durement que les hommes :respectivement 19,1 % contre 8,1 % en2010, selon l’Office national des

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statistiques (ONS). Pire encore, parmi lesplus qualifiés, les femmes au chômagesont trois fois plus nombreuses que leshommes : 33,6 % contre 11,1 %. Face à lasaturation du marché de l’emploi, lesfemmes choisissent souvent de créer leurpropre entreprise dans le commerce, lesservices ou l’artisanat. Selon le Centrenational du registre du commerce(CNRC), entre 2006 et 2007, le nombre decommerçantes a augmenté de 4 %. Bienqu’il s’agisse le plus souvent de microentreprises, la proportion de femmesdans la catégorie des employeurs estainsi passée de 3 à 6 %. Fait nouveau, unnombre croissant de femmes exercentcomme agents immobiliers, agentstouristiques ou responsablesd’exploitation agricole.

L’augmentation régulière du nombrede femmes exerçant une activitérémunérée a entraîné la créationd’emplois informels comme la garded’enfants ou la cuisine à domicile.Généralement réservée aux femmes, cetteéconomie informelle s’étend aussi au petitcommerce et au secteur privé. Autantd’emplois mal payés et précaires qui nefournissent pas de couverture sociale.

Il est certain que l’accès au travailféminin entraîne de nouvellesconfigurations familiales grâceauxquelles les femmes gagnent enautonomie. Le modèle de « l’hommepourvoyeur de revenus » tombelentement en désuétude. Mais si, par lepassé, les femmes devaient lutter contrela culture patriarcale pour exercer uneactivité rémunérée, aujourd’hui, elles seheurtent à un obstacle tout aussi difficileà surmonter : l’extrême rareté desemplois. ■

Politologue algérienne, Feriel Lalami

est chargée de cours à l’Université de

Poitiers (France).

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Au même titre que d’autres biens publics mondiaux,

l’égalité des genres présente des avantages collectifs à long

terme auxquels s’opposent des intérêts particuliers à court

terme. L’ONU Femmes, nouvelle entité des Nations Unies

pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes,

est appelée à surmonter les principaux obstacles à un

investissement adéquat dans les filles et les femmes.

Dans un contexte de ralentissementéconomique mondial, combiné auxcrises des denrées alimentaires, del’énergie et de l’environnement, laréflexion sur les biens communs et laquête de réponses globales reviennentsur le devant de la scène. Et pourtant,l‘égalité des genres demeure la grandeabsente de la liste des biens publicsmondiaux (BPM)1 , bien qu’il soitimpossible de parvenir à une croissanceéconomique durable, à unegouvernance responsable et à la paixdans le monde si la moitié de lapopulation du globe – les femmes –continue d’être exclue de la définitionde l’agenda mondial et des prises dedécision.

Investir dans les filles et les femmesest d’autant plus important en un tempsde contraintes budgétaires, où seuls lesinvestissements à haut rendement et forteffet multiplicateur sont inscrits à l’ordredu jour des pays donateurs. L’heure estvenue de changer de perspective dans lefinancement du développement ou del’aide internationale aux pays pauvres.L’altruisme et la géopolitique doivent

SANIYE GÜLSER CORAT et ESTELLE RAIMONDO

Égalité desgenresun bien public mondial

1. Les biens publics mondiaux peuvent être définiscomme des enjeux importants pour lacommunauté internationale qui ne peuvent êtregérés de manière satisfaisante que par une actioncollective à l’échelle mondiale, commel’environnement ou les droits de l’homme.

céder la place à l’utilité pour tous. Au lieude considérer les filles et les femmescomme de simples victimes d‘unemarginalisation, il faut les voir comme desacteurs et des agents cruciaux duchangement, susceptibles d’apporterbeaucoup à la productivité deséconomies nationale, régionale etmondiale.

On le sait : les femmes dépensent enmoyenne 90 % de leurs revenus dansl’éducation, la santé et l’alimentation deleurs familles et communautés, et leshommes seulement 40 %. Des donnéesrécentes montrent que l’augmentation dunombre de femmes aux postes dedirection a un effet positif sur laperformance des entreprises et sur ledegré de confiance que les actionnairesleur accordent, de même que le simplefait d’employer une main d’œuvreféminine a un impact positif sur laproductivité, au niveau macro-économique.

Atteindre l’égalité des genres dans lasphère politique, et donc associer lesfemmes aux structures politiques et auxprocessus décisionnaires aux côtés deshommes, produit également de puissantseffets d’entraînement. Au niveau local, parexemple, les quotas de femmes instaurésdans les panchayats (gouvernementslocaux) indiens montrent que lesdirigeantes sont plus efficaces dans la

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distribution des biens publics – l’eau, parexemple – que leurs homologuesmasculins.

Le Rwanda offre également un bonexemple. La réforme constitutionnelleimpose un minimum de 30 % dereprésentation féminine au parlement.Les femmes parlementaires ont réussi àplacer la santé et l’éducation au premierrang des priorités nationales. Le taux decroissance rapide du pays est aussiintrinsèquement lié à la participationactive de la main d’œuvre féminine (80 %)et au talent des femmes chefsd’entreprise : 42 % des entreprises dusecteur formel et 58 % des entreprises dusecteur non formel sont dirigées par desfemmes.

Le Rwanda fait aussi partie des rarespays, aux côtés du Libéria et duGuatemala, où les femmes ont participé àpart égale aux processus formels deconsolidation de la paix et où lesnégociations se sont avérées plusconstructives qu’ailleurs.

Définir l’égalité des genres comme unBPM s’impose encore davantagelorsqu’on se place dans l’optique desObjectifs du Millénaire pour ledéveloppement. Il est clair que l’égalitédes sexes est la condition sine qua nonpour parvenir à la parité dans l’éducation,réduire la mortalité infantile, améliorer lasanté maternelle et réduire la pauvreté etla faim, dans la mesure où la majorité despauvres sont des femmes. Quant à lapréservation de l’environnement,comment serait-elle atteinte sans lesfemmes, auxquelles on doit,majoritairement, la préservation de labiodiversité ? Enfin, comment créer unpartenariat mondial pour ledéveloppement si les voix des femmessont quasiment inaudibles dans laformulation et la prise de décisionspolitiques ?

Que faire, alors, pour éviter quel’égalité des genres ne subisse le mêmesort que d’autres BPM en mald’investissement ? Essentiellement,modifier les incitations à l’action, demanière à surmonter ces trois grandsobstacles : le manque de coordinationentre acteurs ; le problème du passagerclandestin (laisser les autres se battrepour un bien dont on va profiter soi-même) ; le court-termisme politique lié auproblème du choix public (dans lamesure où l’égalité des sexes n’est pasune priorité pour les plateformesélectorales).

Sur tous ces plans, le système desNations Unies présente un réel avantagecomparatif. Il est en mesure de surmonterl’obstacle du manque de coordination, caril sert de plateforme aux États membrespour se réunir et s’attaquer aux problèmesmondiaux. Il peut régler le problème dupassager clandestin, en tenant lesinstitutions internationales et lesgouvernements responsables de leursengagements, tels que la Convention surl’élimination de toutes les formes dediscrimination à l’égard des femmes(CEDAW) ou la Déclaration et leProgramme d’action de Beijing2 . Enfin, ilest capable de surmonter l’obstacle ducourt-termisme en mettant la pression surles États membres pour qu’ils honorentleurs obligations dans les délais prévus.

La nouvelle entité de l’ONU pourl’égalité des sexes et l’autonomisation desfemmes (ONU Femmes) est appelée àjouer ce rôle crucial, à condition d’avoir lavision et le leadership stratégique, de fixerun agenda et un programme d’actionavalisés par les principales partiesprenantes et d’être dotée des ressourcesfinancières et humaines nécessaires pourremplir ses fonctions. ■

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Diplômée de l’Université du Bosphore (Istanbul, Turquie), Saniye Gülser Corat

(à gauche) est aussi docteur en sciences politiques de l’Université Carleton(Canada) où elle a travaillé comme professeure, avant de prendre la tête de laDivision de l’égalité des genres de l’UNESCO.

Estelle Raimondo est titulaire d’un master en économie du développement(Columbia University, États-Unis) et en affaires internationales (Sciences Po,France). Elle est actuellement spécialiste associée au Service d’évaluation etd’audit de l’UNESCO.

2. La Déclaration et le Programme d’action deBeijing sont issus de la Quatrième conférencemondiale sur les femmes qui s’est tenue enseptembre 1995.

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L L'augmentation du nombre de femmes auxpostes de direction a un effet positif sur laperformance des entreprises.© Den_Bar pixburger.com 2011

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L’homme de Davos est un animalsingulier. Puissant, mondain et souventtrès riche, il est généralement plus aufait des prix des marchés boursiers quede ceux des supermarchés. Il possèdeaussi tous les accessoires dignes de sonrang : une villa sur la Côte d’Azur, un jetprivé « à la demande » et son projetphilanthropique favori.

La femme de Davos est égalementcosmopolite, riche et influente. Maissurtout, elle est rare.

Celles qui assistent à ce raout annuelde la super élite mondiale dans les Alpesse trouvent dans une situation une peuparticulière : elles appartiennent à cetteélite, mais y font figure de novices enposition de minorité.

Les femmes ne représentent encoreque 16 % des participants au Foruméconomique mondial. D’ailleurs, commela plupart des dames emmitoufléesdans leur manteau de fourrure qui sefrayent un chemin dans la neige sont icià titre d’épouses, il est facile de seméprendre sur celles qui ne le sont pas :« À un cocktail à Davos, on vous prendpour la femme de quelqu’un plutôt quepour une PDG », déplore la présidentede Manpower France, Françoise Gri, qui

figure depuis sept ans sur la liste des 50femmes les plus puissantes du monde,établie par le magazine Fortune. C’est ladeuxième fois qu’elle se rend à Davos.

« Cela ressemble toujours à un clubde gentlemen blancs », poursuit-elle.« En tant que femme, on n’a pasl’impression d’en faire complètementpartie .» Christine Lagarde, ministrefrançaise de l’Économie et habituée deDavos depuis plus de 10 ans, décritquant à elle comment « la chimie de ladomination masculine » y ébranle saconfiance : « Vous savez que vous êtescompétente, vous connaissez vosdossiers, mais d’une certaine manièrevous vous sentez inhibée .»

Les femmes riches ne vivent pas dans

une bulle

On a tendance à voir les riches et lespuissants de ce monde comme uneentité sans différence de sexe, opérantdans une bulle de privilèges sanslimites, à des années-lumière de la viequotidienne des classes moyennes deleurs pays respectifs – une distance quel’actuelle crise économique n’a faitqu’exacerber.

Or les femmes de l’élite, à ladifférence de leurs pairs masculins, ontdes liens très forts avec leurs sœursmoins privilégiées. Comme le noteDominique Reiniche, à la tête de Coca-Cola Europe : « L’égalité entre les genresest une préoccupation qui traversetoutes les classes […] Les femmes de

toutes les couches de la sociétépartagent cette cause. »

On comprend pourquoi laphilanthropie féminine, qui est en pleinessor, vise souvent à améliorer le sortdes femmes moins fortunées, expliqueJacki Zehner, vice-présidente duWomen’s Funding Network et premièrefemme trader à devenir partenaire deGoldman Sachs. Des artistes commel’Américaine Angelina Jolie et laBritannique Annie Lennox – toutes deuxnouvelles recrues à Davos – font lapromotion des droits de la femme pourle compte des Nations Unies et d’autresorganisations.

Il y a d’autres raisons qui font que lesfemmes courent sans doute moins derisques de s’enfermer dans une bulledorée.

Une mère, aussi riche et prospèresoit-elle, assume en général sesresponsabilités vis-à-vis de ses enfants,au risque de freiner sa carrière oud’altérer l’équilibre entre travail et vie defamille. Elle conserve ainsi le contactavec la société : avec les nounous, quisont souvent des femmes de milieuxmoins favorisés (et peut-être d’origineétrangère), avec les enseignants, et avecles mères des amis de leurs enfants.

Les femmes sont souvent plusimpliquées que les hommes dans lesactivités pratiques comme les coursesou les fêtes d’anniversaire des enfants« Il n’y a rien de tel que des adolescentespour vous garder en contact avec le

La femmeest l’avenir de DavosLe Forum économique mondial a réuni en janvier dernier, à Davos (Suisse), quelque 35 chefs

d’État et de gouvernement, ainsi que 2 500 décideurs, dont seulement 16 % de femmes.

Néanmoins, la participation féminine a quasiment doublé depuis 2001 et, selon Ben

Verwaayen, l’un des fondateurs du Forum, l’avenir de Davos en dépendrait.

,KATRIN BENNHOLD, journaliste allemande à International Herald Tribune

Cet article est reproduit avec l’aimable autorisationde International Herald Tribune. Il y est initialementparu en anglais sous le titre « Women Make TheirMark at Davos, Though Still a Distinct Minority » (Lesfemmes font leur entrée à Davos, mais restent trèsminoritaires), dans le supplément « The FemaleFactor », le 26 janvier 2011.

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monde », observe Dominique Reiniche,qui en a élevé trois.

Les élites féminines sont aussisouvent moins imbues de leur positionque les élites masculines, estimeChristine Lagarde : « Pour toutes sortesde raisons historiques, culturelles etéconomiques, les femmes ont tendanceà rester plus proches du monde réel »,note la ministre, elle-même mère dedeux garçons.

Et, elle ajoute : « Je ne connais pasbeaucoup de mes pairs masculins quiiraient au supermarché faire leurscourses. Moi, je le fais ». Tout comme,dit-elle, Anne Lauvergeon, la présidentedu géant du nucléaire Areva, lachancelière allemande Angela Merkelou la femme d’affaire saoudienne LubnaOlayan.

Vivre coupé des réalités : c’est l’undes principaux reproches adressés aux

élites et aux institutions sélectes commele Forum économique mondial.

La parité : un must

Si Davos veut continuer à jouer son rôledans les décennies à venir, il devraaccorder plus de place aux femmes nonseulement sur la liste des participants,mais aussi sur celle des intervenants,souligne Zainab Salbi, fondatrice del’ONG humanitaire Women for WomenInternational, et l’une des Young Leadersdu Forum économique mondial.

« Je connais beaucoup de femmesqui disent déjà qu’elles ne viendrontplus à Davos », a-t-elle déclaré avant laréunion de cette année : « Le Forum aété un grand événement du 20e siècle ; ildoit maintenant prouver qu’il est à lahauteur du 21e siècle. »

Ben Verwaayen, président d’Alcatel-Lucent et membre fondateur du Forum,

partage cet avis. Selon lui, « l’avenir denotre organisation repose sur l’égalitéhommes-femmes : notre survie endépend. »

Le sentiment d’urgence acertainement grandi ces dernièresannées, en particulier depuis qu’unefemme d’affaires française, lasse, dit-on,de ne pas être invitée à Davos, a montéun « Forum des femmes » à Deauville(France).

Le pourcentage de participantes auForum a presque doublé depuis 2001.Les sessions consacrées aux femmes,jadis reléguées dans la tranche horairedu petit-déjeuner et hors du siteprincipal, se déroulent maintenant dansle Centre de conférences, aux heures degrande affluence. Il y a même desréceptions, des dîners et des cocktailsdédiés aux réseaux de femmes.

Cette année, pour la première fois,les organisateurs du Forum se sontentendus avec les 100 principalesentreprises partenaires sur un quota de20 % de femmes. Soit elles envoyaientau moins une femme sur cinq délégués,soit elles renonçaient à en envoyer uncinquième. Le nombre de femmes aplus que doublé. Mais comme la mesurene concerne que 500 sur les 2 500participants, les progrès restent relatifs.Les organisateurs comptent en rester là.

« Dans la mesure où notreorganisation puise ses membres parmiles mille entreprises les plus en vue dansle monde, elle reflète la répartition despostes en leur sein », constate SaadiaZahidi, à la tête du Women Leaders andGender Parity Program du Forum.

Les femmes de Davos bénéficierontbientôt d’une alliée de choix : NicoleSchwab, la fille du fondateur du Foruméconomique mondial, s’apprête àdécerner un certificat de paritéhommes-femmes aux entreprisesrépondant à des critères (encore àdéfinir) d’égalité des salaires, dereprésentation paritaire des femmes etde satisfactions des employées dans cesdomaines.

« L’objectif est d’en faire un avantageconcurrentiel pour les entreprises quiont besoin d’attirer des personnelscompétents et des investissements »,précise Aniela Unguresan, associée deNicole Schwab au sein du GenderEquality Project.

Reste à convaincre les élites de leranger parmi les musts, à côté du yachtet du maître de yoga. ■

L Une participante au Forum économique mondial réuni en janvier 2011 à Davos.

© World Economic Forum/swiss-image.ch/Michael Wuertenberg

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Pourquoi cette nécessité d’aborder lechangement climatique sous l’angle dugenre ? Qu’apportent les femmes,selon vous ? Hommes et femmes ont un rapportdifférent aux ressources naturelles. Ilfaut donc s’appuyer sur leurs deuxpoints de vue. Malheureusement,lorsqu’il s’agit de trouver des solutions,on fait pencher la balance. Les stratégiessont trop souvent mises en oeuvre avecpartialité, d’un seul point de vue : celuide l’homme. C’est aussi une question dedéfense des droits des femmes.N’oublions pas qu’elles représentent engénéral plus de la moitié de la

population des pays. Elles devraientdonc participer aux prises de décision,ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent.

Les femmes sont d’ailleursdétentrices de savoirs cruciaux pour lalutte contre les effets du changementclimatique. Un exemple : dans bien despays et régions du monde, commel’Asie, l’Afrique ou l’Amérique, leshommes ont opté pour la monoculture,tandis que les femmes continuaient decultiver une grande variété de plantesdans leurs jardins et parcelles. Enfonction du temps qu’elles prévoyaientpour l’année en cours, elles choisissaienttel ou tel type de semences. Cette

Semer les graines

LORENA AGUILAR répond aux questions d’ ALFREDO TRUJILLO FERNÁNDEZ, journaliste espagnol

de l’avenirTandis qu’elle parle, la chevelure de Lorena Aguilar s’agite avec autant d’énergie qu’elle

prononce chacun de ses mots et ponctue de la main chacune de ses phrases. Depuis plus

de 25 ans, elle œuvre au développement de politiques publiques qui s’attaquent aux

problèmes du changement climatique, en vue de générer de nouvelles connaissances sur

des thèmes qui n’ont pas encore été abordés dans une perspective de parité entre les sexes.

diversité constitue aujourd’hui unevéritable mine pour les scientifiquessoucieux de réintroduire des espècesqui ont disparu dans certains pays dufait des politiques agricoles.

Dans des pays comme Cuba, lesfemmes ont parfois conservé jusqu’à250 variétés de haricot et 75 variétés deriz... Au Pérou, on compte jusqu’à 60variétés de yucca. Et au Rwanda, jusqu’à600 variétés de riz ! C’est en tout cas ceque nous dit l’Organisation des NationsUnies pour l’alimentation et l’agriculture(FAO).

Cette richesse dans la diversité dessemences, et dans les savoirs

L Femmes dans une

plantation de la région de

Kayanza, au Burundi.

© IUCN/Intu Boedhihartono

L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1 . 4 1

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traditionnels qui s'y rattachent, est unformidable outil pour lutter contre lechangement climatique. D’abord, parceque ce type de semences s’adapte mieuxà la variabilité des conditions climatiquesque nous connaissons aujourd’hui.Ensuite, parce que cette meilleurecapacité d’adaptation va nous permettrede produire davantage et donc derépondre aux besoins alimentaires de lapopulation mondiale.

Comment les femmes sont-ellesaffectées par le changement climatique ?Les femmes sont plus vulnérables,surtout lors des catastrophes naturellesassociées au changement climatique.Les chercheurs de la London School ofEconomics (LSE) se sont penchés sur 141catastrophes à travers le monde, et ils sesont aperçus que dans les pays où lesdifférences entre les sexes sont plusmarquées, il meurt jusqu’à quatre foisplus de femmes que d’hommes ! Cen’est pas dû à leur faiblesse, mais à leurmanque de formation. Lorsqu’unefemme qui n’a jamais été à l’écoleentend dire à la radio qu’il va y avoir desvents de 260 km/h, cela ne fait aucunsens pour elle. Elle ne possède pas lesoutils ni les connaissances suffisantespour réagir à la menace.

Le même problème se pose danscertains pays musulmans, où lesfemmes, pour sortir de chez elles,doivent être accompagnées par unepersonne de sexe masculin. AuBangladesh, en 1991, un cyclone a faitprès de 150 000 victimes. Pas moins de90 % étaient des femmes ! Elles n’ontbien souvent pas voulu quitter ledomicile sans un homme, ou bien ellesne savaient pas nager.

L’étude constate aussi que dans lespays où les différences entre hommes etfemmes sont moins grandes, unecatastrophe naturelle fait à peu prèsautant de victimes chez les personnesdes deux sexes. Notre travail à l’Unioninternationale pour la conservation dela nature (UICN) consiste à insister sur lefait que les femmes sont des agents duchangement, avec des savoirs et desconnaissances spécifiques, et le droit departiciper aux décisions et à la viepolitique.

Que faites-vous pour encourager cechangement ? D’emblée, nous présentons les chosesautrement. Il en s’agit pas de proclamer

que les femmes sont plus sensibles oumeilleures, du simple fait qu’elles sontdes femmes, ou que c’est dans notrenature d’embrasser les arbres. Lesentimentalisme ne mène à rien ! Notrediscours est celui du développement, ilest technique et scientifique, positif etpréventif. C’est un discours des droits àrésonance universelle. La Ligue arabeest ainsi devenue un de nos principauxalliés, à côté de pays comme la Finlandeou le Danemark.

Cette année, nous avons développétrois stratégies alliant sensibilité augenre et adaptation au changementclimatique : au Mozambique, enJordanie et en Amérique centrale. Notreaction consiste essentiellement à nousrendre dans chacune de ces régions, àvoir ce qui a été accompli en matière delutte contre le changement climatiqueet, partant, à formuler des stratégiesadaptées à chaque situationparticulière. Ce n’est pas un modèleappliqué de façon uniforme. Noustenons compte des spécificitésrégionales.

En Amérique centrale, par exemple,les sept pays de la région (Belize, CostaRica, El Salvador, Guatemala, Honduras,Nicaragua et Panama) ont développéune stratégie commune d’atténuationdu changement climatique etd’adaptation à ses effets. Les femmesont été consultées et leursconnaissances sollicitées. En intégrantleurs besoins à cette nouvelle stratégie,nous parvenons à incorporer le facteurgenre dans les mesures d’atténuationqui seront mises en place.

Plus de 25 pays sont actuellementdésireux de développer des actionssimilaires, ce qui va nous permettre deréduire les différences qui provoquentdavantage de mortalité chez lesfemmes

Comment ces nouveaux projets sont-ilsaccueillis par les populations ? Quelques tribus autochtonesd’Amérique centrale ont participéactivement, tant au développement desconnaissances qu’au processus derenforcement des capacités. Leurssavoirs sont fondamentaux. Nous nousheurtons cependant à des réticences.Les populations craignent de voir sereproduire les erreurs du passé. Noussavons par exemple que 70 % despersonnes les plus pauvres dans lemonde sont des femmes, mais quand

La Costaricaine Lorena Aguilar est la

première femme d’Amérique latine à

occuper le poste de Conseillère

mondiale sur la parité des sexes à

l'Union internationale pour la

conservation de la nature (UICN). ©

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on regarde qui bénéficie de lacoopération dans les projets, ons’aperçoit que les ressources ne vontquasiment pas aux femmes. Pourtantnous savons que lorsqu’elles enbénéficient, 95 % les utilisent pouraméliorer les conditions de vie duménage, alors que chez les hommes, cepourcentage ne dépasse pas 15 %. C’estpourquoi elles craignent aujourd’huique ces projets ne s’adressent denouveau aux hommes, comme cela s’estproduit lors des programmes decompensations financières versées auxcommunautés rurales pour lutter contrela déforestation.

Précisément, y aura-t-il des réticencesà surmonter à l’avenir ? Très certainement, car les programmesde développement n’ont pour la plupartjamais tenu compte des inégalités entreles sexes, et c’est ce que nous voulonscorriger. La Banque mondiale a évaluéplus de 200 projets axés sur lesressources en eau et conclu que les plusefficaces ont toujours été ceux qui ontsu promouvoir la parité entre les sexes.Ce que nous voulons, c’est attirerl’attention du monde sur cette réalité.Rappeler que c’est une bataille qui doitêtre gagnée et que nous nous battronspour cet objectif. ■

4 2 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1

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« D’où tu parles ? » était la question laplus fréquemment posée par lesféministes des années 1960 à ceux,connus ou inconnus, qui prenaient laparole dans les fougueux débats del’époque. D’où te places-tu pour oserainsi donner ton avis ?

Je vous parle, et il ne peut en êtreautrement, depuis un territoire – le mien

– qui, du point de vue de la relationentre l’espace et le temps, peut déjà seconsidérer comme ancien. Un territoireoccupé de bout en bout par unimaginaire bâti sur ce trésorincommensurable que nous apportentles livres, mais aussi par la cartographiedu réel, puisque la vie m’a conduite à mecolleter à l’existence dans des pays qui

traversaient des moments cruciaux deleur histoire. Ainsi, la chance m’a permisde sortir indemne du continent latino-américain alors que s’y abattaient lespires dictatures. Et j’ai pu suivre de mespropres yeux pendant plusieurs annéesles changements vertigineux intervenusdans des pays d’Asie comme la Chine etle Japon.

Étoiles de magalaxie personnelle

Elle a quitté son pays natal,

l’Argentine, en 1974, peu

avant que la junte militaire

ne s’empare du pouvoir, et

elle a voyagé aux États-Unis,

en Chine, au Japon, en

Italie… avant d’élire

domicile, sept ans plus tard,

en France, à Paris. Durant

toutes ces années, des

dizaines de figures féminines

ont comblé sa solitude. Luisa

Futoransky leur rend

aujourd’hui hommage.

LUISA FUTORANSKY

I Else Lasker-Schüler : « Der blaue Jaguar und

Freytag », environ 1928.

© Galerie Michael Werner, Berlin, Köln and New York

L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1 . 4 3

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Sur ce chemin, je dois lereconnaître, je n’ai jamais été seule. J’aiévolué dans une galaxie de figuresféminines unies par un impératifcommun : voir, dire et créer, envers etcontre tout.

On a cru parfois que nous reculions,mais non, c’est qu’aux momentsdifficiles, nous avancions comme lescrabes : de biais.

Au sortir de ma propre périoderomantique, où j’ai été presqueexclusivement attirée par des artistesaux destins tristes et aux fins tragiques,comme Silvia Plath, Alejandra Pizarnik,Camille Claudel ou Charlotte Salomon,je me suis mise à chérir la lutte decombattantes obsédées – bien qu’ellesn’aient pas eu en mains les meilleurescartes – comme Janet Frame, ElseLasker-Schüler, Tina Modotti ou FridaKahlo, pour ne citer qu’elles. Sansoublier de grandes voyageuses commeIsabelle Eberhardt, Alexandra David-Neel, Freya Stark ou Ella Maillart.

En relisant ces lignes, je m’aperçoisque dans mes rapprochements, j’aiprivilégié ce que j’ai appelé mes « malaimées ». Poussant les choses àl’extrême, le mythe fondateur de la malaimée est Lilith, la première femmerebelle d’Adam, celle qu’on retrouve iciou là sur un portique de cathédrale,revendiquée parfois par quelquesuperstition, par quelque œuvrelittéraire. Je l’illustrerai par deux figuresambiguës et contradictoires qui, auterme de longues souffrances imposéespar les vicissitudes du corps et lestragédies rocambolesques finirent parvivre une renaissance de type phénix,de type justicier, le plus souventanachronique.

Deux femmes seulement, parmi lescentaines auxquelles j’aurais voulurendre hommage. Les limites de ce textene me permettent pas de parler ici deces grandes dirigeantes que sont GoldaMeir, Bandaranaike mère et fille, Indiraet Sonia Gandhi, Benazir Bhutto, AngelaMerkel, Evita, Michelle Bachelet ouCristina Kirchner. Je ne pourrai pas nonplus m’attarder, tout en continuant deles applaudir en mon for intérieur, sur laténacité d’une Carla del Ponte, d’uneMary Robinson, ou la bravoure de KarlaMichel Salas et son infatigable combatpour porter devant la Courinteraméricaine des droits de l’hommele cas brûlant des assassinées de CiudadJuárez. Je ne pourrai pas évoquer plus

longuement Waris Dirie, première femmeà dénoncer publiquement l’excision,pratique essentiellement africaine, maisj’estime qu’il faut rappeler haut et fortson combat pour qu’un plus grandnombre de personnes s’en fassent l’écho.Cela fait d’ailleurs longtemps qu’il estréitéré par une centenaire d’une énergieà faire des envieux, Rita Levi-Montalcini,surnommée « la dame du neurone ».Chaque jour, elle se rend au siège de safondation romaine pour y soutenir desprogrammes d’éducation destinés auxfemmes africaines. Un astéroïde,découvert en 1981, porte son nom, cequi est bien la moindre des choses.

La route de l’émancipation que lesfemmes ont empruntée depuis bientôtcent ans a été dure, et elle continued’être jonchée d’ambiguïtés, decontradictions, de chausse-trappes et deperpétuels affrontements entre les forcesde lumière et celles qui s’obstinent ànous reléguer au royaume des ténèbres.En témoignent les destins de ces deux

femmes de lettres, ces étoiles fulgurantesque j’aimerais arracher ici à l’oubli : ElseLasker-Schüler et Janet Frame.

Else Lasker-Schüler, étrangère dans

ses pays

Cela fait des années que sa silhouette etses lettres sont à mes côtés. Elle réunitdes éléments aussi dissemblables quel’abandon et l’arrogance, la rébellion et lasoumission. Et tant de dénuement, tantde misère. Mais surtout, Else est une voixintérieure, poursuivant jusqu’à sesultimes conséquences la poésie, sapoésie. Un don et un destin. « Tout lemonde aime mes poèmes, maispersonne n’aime mon coeur », avait-ellecoutume de dire, à la fois lucide etmordante.

Destin paradoxal que celui d’ElseLasker-Schüler : en son temps, lesAllemands envoyèrent ses livres grossir lamasse des condamnés au bûcher pourcause d’Entartete Kunst (art dégénéré). Etcela, peu de temps après lui avoirdécerné le prix Kleist, la distinctionsuprême des lettres allemandes. En Israël,ils ne l’aimaient guère, autrement dit ilsne la lisaient pas, parce qu’elle écrivaitdans la langue de l’ennemi, la langueanathématisée. Aujourd’hui ses« mauvaises patries », l’Allemagne, saterre natale, et Israël, sa terre de

L La poétesse allemande Else Lasker-Schüler, vers 1925. © Collection privée

Les œuvres d’Else Lasker-Schüler qui illustrent cetarticle sont exposées du 21 janvier au 1er mai 2011à la gare de Hambourg – Musée pour le tempsprésent – Berlin. Cette exposition, organisée par leMusée juif de Francfort-sur-le-Main, en coopérationavec la Galerie nationale et le Musée d’État deBerlin, est soutenue par la Société des amis de laGalerie nationale.

4 4 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1

Page 45: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

sépulture, se la disputent, chacuneprétendant qu’elle est sa poétessenationale, la qualifiant, rien de moins, de« Muse de Berlin », d’« Étoile de Weimar ».

Jamais Else ne s’est contentée dumonde tel qu’il est. Elle dut donc letransformer et se mit à en renommer à safaçon les circonstances. En commençantpar elle-même. Elle fabula sur son âge,sur la profession de ses grands-parents,sur le nom de ses maris et amants. LaSulamite, le Prince de Thèbes, le PrinceYoussouf, Tino de Bagdad. La réalité étaitplus aride, et souvent la douleur (la perteprécoce d’un frère et de son fils unique),la terreur (l’ascension du nazisme) et lamisère (l’écriture en lui permit jamais desubvenir à ses besoins) vinrent nicherdans les murs des sous-sols si humides ettoujours précaires où elle vécut.

Un très vieux libraire de Jérusalemqui m’est cher se souvenait de l’avoircroisée dans l’unique café réservé alorsaux insomniaques de la ville, Attara :bizarrement accoutrée, presqueloqueteuse, toujours excentrique et sansun sou pour régler sa maigreconsommation, elle extrayait de son seindevant lui des petits papiers dorés qu’elleremettait au serveur courroucé commes’il s’agissait de pierreries ou de soleils.

Que fais-je ici ? C’est sous ce titre quel’éditeur Salman Shocken, réfugié auxÉtats-Unis, a réuni la correspondancequ’il entretint avec la poétesse. Lesrécriminations contre la Jérusalemterrestre y sont amères : rigueur duclimat, rudesse des habitants, pauvretéde la vie littéraire et culturelle en général.

Chez Else prime en matière dechagrin la nostalgie de l’expatrié. Sonœuvre majeure, Mon piano bleu, estdédiée « À mes inoubliables amis etamies des villes d’Allemagne – et à ceuxqui comme moi ont été chassés et sontmaintenant dispersés de par le monde.Dans la fidélité ! »

Le jugement lent et tardif de lapostérité vint la venger. Le 20 novembre2003, dans son discours de réception duprix Nobel de littérature, Elfriede Jelineklui rendit hommage : « Écolière, j’aiadoré la stature extravagante, exotiqueet bigarrée d’Else Lasker-Schüler. Jevoulais à tout prix écrire des poèmescomme elle, et même si je n’en ai pasécrits, elle m’aura considérablementmarquée ».

Janet Frame, au bord de l’alphabet

Dans les années 1950, on traitait lesdérangés mentaux aux électrochocs :Janet Frame en subit environ deuxcents. Ils lui furent appliqués par despersonnels acharnés, consciencieux ouindifférents, sans que cela ne modérâten rien sa passion de l’écriture.

La légende de sa vie se nourrit delittérature. En 1952, elle est sur le pointd’être opérée à l’hôpital Seacliff d’Otago,en Nouvelle-Zélande. Diagnostic(erroné, comme on le saura plus tard) :schizophrénie. On propose unelobotomie pour lui rendre sa« normalité ». Mais c’est alors que,contre toute attente, surgit la bonne féede la littérature : son premier recueil,Lagoon (Le lagon et autres nouvelles)reçoit le prix le plus prestigieux du pays.

Que le chirurgien Blake Palmer et labureaucratie de l’hôpital d’Otago aient luce jour-là dans la presse qu’on venait dedécerner le Hubert Church MemorialAward à l’internée Janet Frame relève duprodige.

Pour la situer dans l’espace et dans letemps : elle est née à Dunedin un 28 août1924, et nous a quittés le 29 janvier 2004.

Un ange à ma table, le film que JaneCampion a tiré en 1990 de sonautobiographie en trois volumes, a reçule prix spécial du jury au Festival deVenise et l’a propulsée à l’admirationinternationale. Réaction de l’intéressée :« Jusqu’au film de Jane Campion, on meconnaissait comme l’écrivaine folle.

L Else Lasker-Schüler : « Le prince Youssouf de Thèbes », vers 1928, pastel et craies, encre de chine, crayon et

aluminium sur papier, 26,7 x 21,6 cm.

© Jüdisches Museum Frankfurt am Main. Ursula Seitz-Gray.

I Janet Frame, romancière et poétesse néo-

zélandaise (1924-2004).

© Janet Frame Estate/Reg Graham; Janet Frame Literary

Trust; www.janetframe.org.nz

Page 46: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

Maintenant, comme l’écrivaine folle etgrosse ». Sa spécialité a été de toutpasser au crible, sans craindre leségratignures. Elle n’a jamais cessé depenser à son amie Nola et à toutes cellesqu’aucun prix littéraire n’était venusauver de la lobotomie et qui furentirréversiblement changées en zombiessilencieuses et dociles.

Janet Frame est l’écrivaine la pluspénétrante et la plus brillante qui se soitaventurée à explorer la folie, del’intérieur. Dans ses œuvres, elle sedéfinit comme « la sans domicile fixe dumoi ».

Dans Faces on the Water (Visagesnoyés), elle note que la folie définitive oula mort ne surviennent jamais quand onles recherche ou les convoque. JanetFrame installe sa voix dans un autremonde, celui des vaincus, sur l’enversmême de la trame, derrière les grilles, lessédatifs et les camisoles de force : sontémoignage est celui des corps, de lapensée enfermée dans cette prisonqu’est l’asile.

Comme elle l’apprendra à sesdépens, il existe une hiérarchie chez lesmalades : il y a les « bons », les « toqués »et les réfractaires, ceux qui, comme elle,ne renoncent pas à penser. Pour cesderniers, c’est l’électrochoc, un piège quise referme « sur les ténèbres del’abîme ».

Il y avait cinq enfants dans la familleFrame : un garçon et quatre filles. Lepère était ouvrier ferroviaire, la mère,bonne, un temps au service de la famillede l’écrivaine Katherine Mansfield.

Plusieurs tragédies marquèrent leurvie au fer rouge : à dix ans d’écart, deuxdes filles périrent noyées. Le fils étaitépileptique.

Enfant, elle fut rejetée pour sonphysique ingrat, et à l’adolescence,gaussée pour sa timidité excessive. Unprofesseur dont elle était éprise laconvainquit, après une maladroitetentative de suicide, de se faire interner àl’asile. C’est ainsi qu’elle échoua pendantprès de huit ans à l’hôpital psychiatrique,« une terre éternelle du présent, sanshorizons pour l’accompagner ».

Deuxième intervention remarquablede la bonne fée des écrivains : à l’issuedu cauchemar hospitalier, elle fait laconnaissance de Frank Sargeson,mentor de la nouvelle portée d’écrivainsnéo-zélandais, qui alimente sa fringalede lecture et la persuade d’écrire à pleintemps. Il l’installe à cette fin dans un

cabanon de sa propriété de Takapuna,au nord d’Auckland. Un an plus tard, ellea achevé son premier roman, Owls docry (Les hiboux pleurent vraiment).Sargeson l’aide aussi à réunir les fondsnécessaires pour un séjour en Europe.

Londres, Paris, Barcelone, Ibiza, et denouveau Londres où elle ne trouve pasde travail à cause de ses antécédentspsychiatriques. De nouveau lesstigmates, de nouveau elle demanded’elle-même qu’on l’interne, cette fois àl’hôpital de Maudsley. Troisième visitede la fée sous la forme du médecin AlanMiller qui récuse le diagnostic initial etla lave de toute schizophrénie. Ill’encourage à suivre une psychanalyseet à exorciser tout son parcours enmettant des mots sur ce qu’elle a vécu.

Comme l’exige la force magique dunombre, ayant écrit sept romans, ellerentre dans son pays sept ans plus tard.Ainsi va la vie.

À partir de là, c’est une successionde prix, de bourses, de résidencesd’écrivains, de distinctions, de voyageset de doctorats honoris causa, mais ausside controverses autour de son œuvre etde sa personne. Et de nominationspériodiques pour un prix Nobel qui nevint jamais.

« Au bord de l’alphabet tous lesserpentins se brisent. Difficile de vivrede cette façon », écrit-elle. C’est si vrai. ■

Luisa Futoransky, née à Buenos Aires

(Argentine) en 1939, porte plusieurs

casquettes : elles est poétesse,

romancière, traductrice, journaliste et

essayiste. En français, elle a publié

notamment Chinois, chinoiseries, Partir,

te dis-je, Julia, Textures et Cheveux,

toisons et autres poils. (Son site, en

espagnol : www.luisafutoransky.com.ar)

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4 6 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1

Michelle Bachelet, née en 1951, est Directrice

exécutive de l'ONU Femmes depuis 2010. Elle a

été présidente du Chili de 2006 à 2010.

Chandrika Bandaranaike, née en 1945, a été

présidente du Sri Lanka de 1994 à 2005.

Sirimavo Bandaranaike (1916-2000), a été

Premier ministre du Sri Lanka à trois reprises,

entre 1960 et 2000.

Benazir Bhutto (1953-2007) a été à deux

reprises Premier ministre du Pakistan.

Jane Campion, née en 1954, est réalisatrice et

scénariste néo-zélandaise.

Camille Claudel (1864-1943), artiste

plasticienne française.

Alexandra David-Neel (1868-1969), orientaliste

franco-belge, était également chanteuse

d’opéra, journaliste, écrivaine et exploratrice.

Carla Del Ponte, née en 1947, est magistrate.

Ancienne procureure du Tribunal pénal

international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et du

Tribunal pénal pour le Rwanda (TPIR), elle est,

depuis 2008, ambassadrice de Suisse en

Argentine.

Waris Dirie, née en 1965 en Somalie, est

Ambassadrice de bonne volonté du Fonds des

Nations Unies pour la population (FNUAP).

Isabelle Eberhardt (1877-1904), écrivaine

suisse.

Janet Frame (1924-2004), romancière et

poétesse néo-zélandaise.

Indira Gandhi (1917-1984) a été Premier

ministre de l’Union indienne de 1966 à 1977,

puis de 1980 à sa mort.

Sonia Gandhi, née en 1946 en Italie, entre sur la

scène politique indienne en 1991, à la suite de

l’assassinat de son mari, le Premier ministre Rajiv

Gandhi.

Elfriede Jelinek, née en 1946, est lauréate

autrichienne du prix Nobel de littérature 2004.

Frida Kahlo (1907-1954), artiste peintre

mexicaine.

Cristina Kirchner, née en 1953, est présidente

de l’Argentine depuis 2007

Else Lasker-Schüler (1969-1945) poétesse

allemande.

Rita Levi-Montalcini, née en 1909, est lauréate

italienne du prix Nobel de médecine 1986.

Ella Maillart (1903-1997), exploratrice, écrivaine

et photographe suisse..

Katherine Mansfield (1888 -1923), romancière

et poétesse néo-zélandaise.

Golda Meir (1898-1978), a été ministre des

Affaires étrangères et Premier ministre d’Israël.

Angela Merkel, née en 1954, est chancelière

fédérale allemande depuis 2005.

Karla Michel Salas, avocate mexicaine, est

lauréate du prix des Droits de l’homme 2010,

décerné par le Conseil européen des avocats.

Tina Modotti (1896-1942), photographe

italienne.

Evita, alias Eva Perón (1919-1952) a été la

première dame de l’Argentine, de 1946 à sa mort.

Alejandra Pizarnik (1936-1972), poétesse

argentine.

Silvia Plath (1932-1963), poétesse américaine.

Mary Robinson, née en 1944, a été la première

femme présidente de l’Irlande, de 1990 à 1997.

Elle a ensuite assumé la fonction de Haut

Commissaire des Nations Unies aux droits de

l’homme, de 1997 à 2002.

Charlotte Salomon (1917-1943), artiste

plasticienne et peintre allemande.

Freya Stark (1893-1993), écrivaine et

exploratrice britannique.

Page 47: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

Elle a consacré sa vie au

service des plus faibles,

laissant en héritage une

œuvre d’envergure

internationale. Portrait,

brossé par un hindou, d’une

Albanaise catholique née

sous l’Empire ottoman à

Skopje1, morte en Inde, à

Calcutta, prix Nobel de la

paix 1979, béatifiée en 2003

par le pape Jean-Paul II :

Mère Teresa.

Mère Teresa, avec qui j’ai été en relationpendant 23 ans, était une personnalitéaux multiples facettes, à la fois simple etcomplexe. Elle se dévouait entièrement àceux qu’elle trouvait sur sa route –pauvres ou riches, handicapés, lépreux,indigents. Et dans le même temps, elleétait à la tête d’une puissantecongrégation religieuse, lesMissionnaires de la Charité, implantéedans 123 pays à sa mort, survenue en1997. Restaurants sociaux, écoles, soupespopulaires, hospices, foyers, dispensairespour enfants lépreux, orphelins ouabandonnés, centres de désintoxicationet services de visite à domicile pour lesmalades et les personnes âgées, tout celafait la force de son œuvre. Et tout cela aété construit méticuleusement etpatiemment par les Sœurs et les Frèresde son ordre.

J’ai écrit la biographie de Mère Teresapar accident. Cela faisait quelquesannées que je la connaissais et que jel’aidais dans ses activités à New Delhi. Unjour, elle m’a raconté quelque chose de

NAVIN CHAWLA

Mère Teresala femme la plus puissante du monde

1. Capitale de l’Ancienne république yougoslave deMacédoine.

L Mère Teresa, entourée de Navin Chawla et sa famille. © Navin Chawla

très drôle, et nous avons ri tous les deux.C’est alors que j’ai réalisé qu’aucun deslivres qui avaient été publiés sur cettefemme ne relatait ce trait de sapersonnalité. « Je devrais peut-être écrireun livre », ai-je dit. Elle ne semblait pasdisposée à accepter cette idée : « Il y adéjà tellement de livres ! ». Je laissai alorséchapper ces mots : « Faut-il êtrecatholique pour écrire sur vous ? Unfonctionnaire hindou n’est-il pas autoriséà le faire ? ». J’ai aussitôt regretté maréaction et sombré dans un silenceembarrassé car je savais bien qu’ellen’avait jamais discriminé personne. Elleprit cependant ma question au sérieux etfinit par lâcher : « Entendu, mais ne parlezpas de moi, parlez de notre action ».

Profondément catholique, MèreTeresa n’avait pas pour autant uneconception sectaire de la religion.Convaincue que chaque personne dontelle s’occupait était l’incarnation du Christsouffrant, elle se portait au secours des

autres, toutes croyances confondues.Cette foi qui lui était inhérente exaspéraitses détracteurs qui voyaient en elle lesymbole d’une conspiration de droite, oupire, une porte-parole des positionsavouées du Vatican contre l’avortement.Ce genre de critiques ne trouva jamaisd’écho en Inde, où Mère Teresa étaitvénérée du plus grand nombre.

Je lui fis un jour remarquer qu’elleétait la femme la plus puissante dumonde. « Comment cela ? », répondit-elle. « Si c’était le cas, j’apporterais la paixsur terre ». Je lui demandais alorspourquoi elle n’usait pas de sonindéniable influence pour apaiser lesconflits. Elle rétorqua : « Les guerres sontles fruits de la politique. Si je faisais de lapolitique, je cesserais d’aimer. Je nesoutiendrais que des individus, alors queje dois être solidaire de tous ».

Les legs et dons étaient lesbienvenus et étaient aussitôt investispour répondre aux besoins les plus

L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O . A V R I L J U I N 2 0 1 1 . 4 7

Page 48: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

urgents. Mais c’était de ce qu’elle appelait« l’argent sacrifié » dont elle gardait lesouvenir le plus vif , comme ce mendiantde Kolkata versant entre ses mains lesquelques pièces récoltées dans lajournée ou ce jeune couple hindou siépris, qui décida de renoncer à sa fête demariage pour lui offrir la somme ainsiépargnée.

Avant sa mort, je lui avais fait part demes préoccupations quant à l’avenir decette organisation qu’elle avait créée àpartir de rien. J’en avais vu d’autres semettre à dépérir dès le décès de leursfondateurs charismatiques. La premièrefois que je lui posai la question, elle secontenta de tendre les mains vers le ciel.La seconde fois, elle écarta ma questiond’un sourire : « Laissez-moi d’abord m’enaller ! ». Comme j’insistais, elle finit parrépondre : « Vous avez visité un grandnombre de nos maisons en Inde et àl’étranger. Les Sœurs portent partout lesmêmes saris, mangent le même type denourriture, font le même travail. MèreTeresa n’est pas partout et pourtant letravail se poursuit ». Puis elle ajouta :« Tant que nous resterons engagésenvers les plus pauvres des pauvres, etque nous n’irons pas servir les riches,notre entreprise prospérera ».

En tant qu’hindou plutôt éclectique,il m’a fallu peut-être plus de tempsqu’aux autres pour comprendre queMère Teresa vivait avec le Christ en elle,aussi bien pendant l’office, qu’aumoment où elle offrait son aide àquelqu’un. À ses yeux, le Christ sur soncrucifix n’était pas différent del’agonisant qui gisait dans son hospicede Kalighat. Pour Mère Teresa, aimer sonprochain, c’était aimer Dieu. C’était laseule chose qui était importante à sesyeux et non l’ampleur de sa mission ou lepouvoir que les autres lui attribuaient.Elle me l’expliqua d’ailleurs un jour avecdes mots simples, qui en disent long :« Nous sommes appelés non à réussir,mais à être fidèles ». ■

Le centenaire de la naissance de MèreTeresa est célébré à l’échelle mondialeentre août 2010 et août 2011.

Haut fonctionnaire indien à la retraite,

Navin Chawla a côtoyé Mère Teresa

pendant de longues années. Il est

l'auteur d'une biographie de la

fondatrice des Missionnaires de la

charité.

LAUTARO POZO

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de la révolution, de la patrie. Desfemmes cousaient des uniformes,d’autres teignaient des tissus (...). Nousentraînions des enfants à qui nousdemandions de ramasser des morceauxde fer et de tôle pour les fondre et enfaire des fusils, des canons, des clous,des fers à cheval, etc. Bref, j’étais unevéritable commissaire à la guerre, quin’a point connu de répit jusqu’autriomphe de notre révolution ».

En 1824, après la bataille décisive deJunín pour l’indépendance du Pérou,elle obtient le grade de capitaine deshussards, puis de colonelle de l’arméede la Grande Colombie. Mais c’estfinalement dans l’exil, à Paita (Pérou)que cette infatigable Équatoriennedécède, en 1856.

Son histoire pourtant ne s’arrête paslà, puisque en 2007, bien des annéesplus tard, elle est élevée à titreposthume au grade de générale de laRépublique de l’Équateur par lePrésident Rafael Correa. ■

À cette date, cette très belle femme,admiratrice de Bolívar, avait déjà maintsfaits d’armes à son actif. Dès 1809-1810,encore adolescente, elle soutient lesinsurgés dans sa ville natale de Quito,où débute la lutte pour l’indépendance.En 1821, elle favorise la libération deLima (Pérou), où elle s’est mariée, et sevoit décorée « Chevalière de l’Ordre duSoleil » par le général San Martín. Deretour à Quito, elle participe à la bataillede Pichincha qui consacrel’indépendance de la Grande Colombie.C’est lors de l’entrée triomphale duLibérateur, le 24 mai 1822, que nos deuxhéros se rencontrent. Ils ne se quitterontplus jusqu’à la mort de Bolívar, en 1830.

Dès 1823, elle sera sa secrétaire etson archiviste attitrée. Conseillèreavisée, politicienne confirmée, elleœuvrera en coulisses en faveur dugrand homme, à la fois confidente etmédiatrice des chefs militaires, de Sucreà San Martín.

Mais surtout, elle fait miracle sur leschamps de bataille, recrutant, armant,ravitaillant, organisant, secourant lesblessés, se dépensant sans compter àtous les postes où elle pouvait être utile.Elle note dans son journal : « (...) nousrecrutions des villages entiers au service

ManuelaSáenzune amazone au service de l’Amériquelatine

La commémoration du bicentenaire des indépendances latino-

américaines (2009-2011) a été l’occasion pour l’historiographie

d’exalter les héros de cette épopée. L’Équatorienne Manuela

Sáenz Aizpuru est du nombre. Née à la fin du 18e siècle, celle que

Simón Bolívar nommait la « libératrice du Libérateur » survit

dans les mémoires comme ayant sauvé la vie à ce dernier, lors

d’une tentative d’attentat à Bogotá, la capitale colombienne, en

1828. Elle a fait beaucoup plus.

Lautaro Pozo est Ambassadeur,

Délégué permanent de l’Équateur

auprès de l’UNESCO

4 8 . L E C O U R R I E R D E L’ U N E S C O

Page 49: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

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« À l’annonce de la mort d’Édouard Glissant, tant d’images me viennent qui témoignent d’unlong et fécond compagnonnage ». C’est par ces mots que l’écrivain guadeloupéen ErnestPépin commence le vibrant hommage intitulé « Une âme inquiète du monde ! ». Nous enpublions un extrait, à la mémoire d’Édouard Glissant, Rédacteur en chef du Courrier del’UNESCO de 1982 à 1988.

Elle voit dans l'époque actuelle « une période passionnante » pour l’Arabie saoudite. Et elleestime aussi que c'est la jeunesse — non le pétrole — la véritable richesse de son pays. LaPrincesse Loulwah d'Arabie saoudite répond aux questions de Linda Tinio, du Bureau de laplanification stratégique de l'UNESCO.

L'œuvre de trois géants de la poésie mondiale forme la trame du nouveau projet de l'UNESCO« Tagore, Neruda, Césaire, pour un universel réconcilié ». Inauguré en juin 2011, il a pourobjectif d'inspirer la réflexion, dans les milieux académiques et artistiques, sur les valeursuniverselles de notre humanité.

Page 50: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

Penser leTout-Monde

« À l’annonce de la mort

d’Édouard Glissant, tant

d’images me viennent qui

témoignent d’un long et

fécond compagnonnage ».

C’est par ces mots que

l’écrivain guadeloupéen

Ernest Pépin commence le

vibrant hommage intitulé

« Une âme inquiète du

monde ! ». Nous en publions

un extrait, à la mémoire

d’Édouard Glissant,

Rédacteur en chef du Courrier

de l’UNESCO de 1982 à 1988.

Dans le bouillonnement des œuvrespoétiques, dramatiques, romanesques,théoriques, il est parfois difficile desuivre les traces de la pensée d’ÉdouardGlissant. Pourtant, elles nousinterpellent comme ce champ d’îles qu’ila voulu ériger en pointe aigue du Tout-Monde1. Élargissant sans cesse lescercles concentriques d’une écriture enétat d’alerte, il a irrigué un « système »protéiforme d’une rare densité […].

Dire le Tout-Monde ce n’était paspour Glissant obéir aux impostures de la

Hommage à

Edouard Glissant

mondialisation. Ce fut, au contraire,substituer au mythe de l’identitéimmuable, le « tremblement » dumonde. Autant dire son caractèreimprévisible et imprédictible !Autrement dit sa « mondialité » !

En interrogeant le monde dans sonmouvement incessant, Glissant nous aappris à renoncer à l’idée d’une uniténivelante et tout compte fait impérialiste.

Il rendait impossible touteassimilation et nous conduisait àprivilégier les frottements, lesfoudroiements, les variations d’uneeffervescence intellectuelle et culturellehétérogène. Ce par quoi un Françaispeut être chinois, un Chinois caribéen,un Caribéen finlandais sans pourtantrenoncer à eux-mêmes. Glissant nous aenseigné la plasticité contre la rigidité. Ilsuffit, aujourd’hui, de regarder,d’écouter, certains jeunes pourcomprendre cette autre pensée dumonde et de soi. Glissant nous aenseigné que l’identité n’est pas unchapelet que l’on récite mais un risqueque l’on affronte avec l’imaginaire dumonde. Pas un reniement des autresmais une ouverture aux autres. Perte desoi ! crient les nostalgiques de la« pureté ». Non répondait Glissant :réorganisation de soi dans l’instabilitécréatrice du monde !

ERNEST PÉPIN

Il n’en reste pas moins qu’il nous alégué une pensée habitable pour le 21e

siècle. Toute autre voue les composantesdu monde à un affrontement sans fin etsans but. Pensée de l’habiter hors de toutenfermement !

Les œuvres récentes ont consolidécette pensée du Tout-Monde. Les lieuxéchappent aux carcans nationaux. Lesrelations transcendent les frontières. Leséchanges abolissent les solitudes,entraînant dans leurs sillages l’identité-monde. Une identité sans hiérarchie descultures, sans impérialisme, sansexclusion ni exclusive, capable d’acceptersans rechigner les formes imprévues dela création de l’homme par l’homme !

Car c’était cela l’enjeu :l’humanisation d’un monde conscient etcomptable de sa diversité !

On peut retenir d’une pareille œuvreet d’un pareil questionnement sonindiscipline.

J’appelle indiscipline le non-respectdes théories toutes faites, des écrituresimmobiles, des esthétiques convenues.On n’a pas assez noté que Glissant sesitue dans une pensée de la dissidenceou si l’on préfère de la rupture.

Rupture avec un discours européenet européocentrique.

Rupture avec un discoursanticolonialiste figé.

Rupture avec un discours del’identité prisonnier de l’essentialisme.

Rupture avec l’hégémonie masquéequ’est la mondialisation.

Rupture avec les trous du langage.Rupture avec la dictature des

langues impériales.Rupture, enfin, avec une certaine

conception de la littérature !Derrière chaque rupture émerge

l’adhésion à d’autres valeurs, à d’autresformes du savoir, à d’autres esthétiquesde l’écriture, à d’autres fonctions del’écrivain et de l’humain.

Il ne nous invitait pas à suivre lemonde. Il nous invitait à le devancer et àl’attendre là où il n’allait pas ! Il nousinvitait non pas à écrire mais à produire

Post-scriptum

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1. Titre d’un roman publié en 1993, puis d’unouvrage théorique, paru en 1997, « Tout-Monde »devient l’un des concepts fondateurs de la penséeuniversaliste de Glissant. Un Institut du Tout-Mondea vu le jour à Paris, avec le soutien du ConseilRégional de l’île de France et du Ministère del’Outre-Mer (www.tout-monde.com).

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une œuvre. Il nous invitait non pas àrechercher la transparence mais àrespecter les opacités.

À bien regarder, il s’est dressé, touten solitude, contre le plus mortel desimpérialismes : celui d’une penséemutilée et mutilante du monde. C’estpourquoi il demeurera l’homme desdécloisonnements tout en demeurantfidèle à sa Martinique et à la Caraïbe.

Il avait devant lui l’énorme continentde la Négritude, le souverain empired’une pensée occidentale dont iladmirait les contestataires internes(Rimbaud, Breton, Arthaud, Segalen,etc.). Il a choisi, refusant d’être colonisé,de bâtir sa propre cathédrale. Elle fut,pour son honneur, toujours édifiée sur lesocle de l’émancipation humaine,comme en atteste la création de l’Institutmartiniquais d’études et de la revueAcoma, le dévouement sans faille au PrixCarbet de la Caraïbe, le lancement duPrix Édouard Glissant, la fondation del’Institut du Tout-Monde, etc. Peu l’ontvraiment compris ! Beaucoup l’ontadmiré ! Voici venu le temps de le lire !

À moi, écrivain, originaire de laGuadeloupe, il a donné l’amplitude deses questions, la ferveur et la générositéde ses réponses et l’exigence, hors toutchauvinisme, d’habiter le monde.Qu’il en soit remercié ! ■

Post-scriptum

LA SIGNATURE INDÉLÉBILE D’ÉDOUARD GLISSANT

« Le métissage [dans la Caraïbe] n’est pas un consentement passif à des valeursimposées », affirmait l’écrivain martiniquais Edouard Glissant dans un articleparu dans Le Courrier de l’UNESCO en 1981 sous le titre « La vocation decomprendre l’autre ». C’était un an avant sa nomination au poste de Rédacteuren chef de cette revue qu’il allait diriger jusqu’en 1988. « La Caraïbe apparaît […]comme un lieu exemplaire de la Relation, où des nations et des communautés,qui ont toutes leurs originalités, partagent cependant un même devenir »,estimait ce penseur de l’universel à qui nous devons le concept de « Tout-Monde ». Il définissait le métissage non comme un simple mélange de cultures,mais comme une rencontre des différences, participant ainsi à forger la notionde diversité culturelle défendue aujourd’hui, comme hier, par l’UNESCO.Quelque mois après avoir pris la direction du Courrier de l’UNESCO, ÉdouardGlissant avait publié un numéro intitulé « Guerre à la guerre : la parole auxpoètes » (novembre 1982), avec la participation d’éminents écrivains du mondecomme Adonis, Guinsberg, Labou Tan’si, Voznesensky, pour ne citer que ceux-là.Peu après, ce fut le tour des « Théâtres du monde », des « Civilisations de la mer »,des « Arts d’Amérique latine », de l’« Histoire de l’Univers »… Le ton était donné :Le Courrier de l’UNESCO allait s’affirmer comme un forum ouvert aux débatsintellectuels à l’échelle internationale. Cette « signature » d’Édouard Glissantlaisse son sillage indélébile sur les pages de notre revue. – J. Šopova

Accès aux articles d’Édouard Glissant parus au Courrier de l’UNESCOhttp://www.unesco.org/new/fr/unesco-courier/edouard-glissant/

Visitez également le site d’Édouard Glissant : www.edouardglissant.fr

K Édouard Glissant a été inhumé le 9 février 2011 au cimetière du Diamant en Martinique, non loin de ce mémorial des esclaves, à l'Anse Cafard. © Elena Spasova

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À quoi attribuez-vous les progrèsaccomplis par l’Arabie saoudite vers laréalisation de l’éducation primaire pourtous, l’un des « Objectifs du millénairepour le développement » ?Cet objectif a toujours été planifié paranticipation et conformément auxbesoins du pays. Nous n’avons d’ailleursjamais hésité à demander l’aide del’UNESCO ou des Nations Unies pourqu’elles participent à ces efforts deplanification. Quant à obtenir un systèmeéducatif parfait, je pense que c’est horsde portée de quiconque. En Arabiesaoudite, nous avons par contre atteint lebut que nous nous étions fixé : fournirdes services efficaces à la population etsatisfaire aux besoins du pays.

Envisagez-vous d’ouvrir davantage

votre système éducatif sur le monde

extérieur ?

Il y a toujours eu des échanges avecl’étranger. Si l’on regarde l’histoire denotre système éducatif depuis l’époquedu Roi Abdelaziz [fondateur du royaumeau 19e siècle], on constate que, déjà, desétudiants étaient envoyés à travers lemonde pour se spécialiser dans tel ou teldomaine. Notre système est international.À l’heure actuelle, nous construisonsl’avenir dans un grand nombre dedisciplines. C’est une période absolumentpassionnante pour l’Arabie saoudite. Avecde formidables modèles, commel’Université du Roi Abdallah. Nousportons désormais nos efforts sur larecherche, un secteur qui a été dynamisépar la création de cette université, axéeprécisément sur la recherche.

LA PRINCESSE LOULWAH d’Arabie saoudite répond aux questions de Linda Tinio, du Bureau de la planification stratégique de l’UNESCO

Quel est le rôle de l’Arabie saouditedans le dialogue des cultures ?C’est le Roi qui est à l’origine de cettevolonté de dialogue, en Arabie saouditecomme à l’extérieur. Il en est le grandinitiateur. L’Arabie saoudite a toujourscru au dialogue. C’est très important. Onne peut rien sans le dialogue. Je croisque tous les projets mis en avant par leRoi reposent sur ce principe — que cesoit en matière religieuse, culturelle,personnelle, ou dans sa conduitepolitique… J’espère sincèrement que lereste du monde suivra son exemple.

Comment voyez-vous l’avenir des

relations entre l’UNESCO et l’Arabie

saoudite ?

Notre collaboration avec l’UNESCO nes’arrête pas à la Fondation de la penséearabe : nous collaborons dans beaucoupd’autres domaines. Je forme le voeu quel’université dont je suis responsable[Effat College] collabore elle aussi avecl’UNESCO. Nous ne sommes pas asseznombreux à avoir appuyé son action, nimême à avoir profité du splendidetravail effectué par l’UNESCO pour lemonde entier. L’UNESCO est avant toutun espace de dialogue. Tout comme lapolitique de l’Arabie saoudite. Et cela nepeut que se renforcer.

Quelle est la place de la jeunegénération en Arabie saouditeaujourd’hui ?C’est elle qui est notre richesse, non lepétrole. C’est la jeunesse, la richesse denotre pays. C’est donc d’elle que nousdevons prendre soin. Je suis d’unegénération qui a tout fait pour son pays.La génération qui m’a précédée et qui aconstruit le pays s’est elle aussientièrement dévouée pour sa patrie.Nous devons donc, à notre tour,permettre à la génération montanted’en faire autant.

Cette rubrique, lancée par le Bureau dela planification stratégique duProgramme de prospective del’UNESCO, aborde des sujets quiintéressent le public général et les Étatsmembres de l’Organisation. Il présentedes opinions susceptibles de renforcerla réflexion, la planification et l’actionde l’UNESCO dans ses différentsdomaines de compétence.

ProspectiveLa jeunesse, notre richesseElle voit dans l’époque actuelle une période passionnante

pour l’Arabie saoudite. Et elle estime aussi que c’est la

jeunesse — non le pétrole — la véritable richesse de son pays.

La princesse Loulwah Al-Faysal

oeuvre dans le domaine de l’éducation

des femmes et de l’action sociale et

familiale. Depuis 1994, elle est à la tête

du Al-Maharat Cognitive and Skill

Development Center de Jeddah. Et

depuis 1999, elle occupe également

des fonctions éminentes au sein du

conseil d’administration de la Dar Al-

Hanan School et de l’Effat College,

deux établissements réservés aux

femmes.

Post-scriptum

À l’heure actuelle, nous

construisons l’avenir dans un

grand nombre de disciplines.

C’est une période absolument

passionnante pour l’Arabie

saoudite.

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L’œuvre de ces trois géants de la poésiemondiale, nés, respectivement, en Inde,au Chili et en France (Martinique), formela trame d’un nouveau projet del’UNESCO, « Tagore, Neruda, Césaire,pour un universel réconcilié ». Inauguréen juin 2011, il a pour objectif d’inspirerla réflexion, dans les milieuxacadémiques et artistiques, sur lesvaleurs universelles de notre humanité.

« L’idée en a été lancée en 2008 parOlabiyi Babalola Joseph Yaï, Déléguépermanent du Bénin auprès del’UNESCO et Président du Conseilexécutif de l’Organisation », expliqueFrançoise Rivière, qui exerçait à cemoment-là la fonction de Sous-Directrice générale de l’UNESCO pour laculture. « Il a été soutenu par lesdélégations permanentes du Chili, de laFrance et de l’Inde », ajoute-elle, avantd’entrer dans le vif du sujet : « il s’agissaitavant tout d’établir un lien entre cesécrivains qui ont marqué leur époque etle contexte mondial actuel, d’observerles problèmes contemporains à lalumière de leur œuvre ».

Parmi les questions qui se posentaujourd’hui avec le plus d’acuité, celle del’altérité intéresse particulièrement leprojet, comme le souligne l’une de ses

Pensée universelle

Tagore, Neruda, Césairela poésie au service d’unnouvel humanisme

conceptrices, Annick Thébia-Melsan. « Lerapport à l’autre n’est plus une questionthéorique », souligne cette spécialisted’Aimé Césaire, qui avait publié dans LeCourrier de l’UNESCO, en mai 1997, uneinterview de ce père de la Négritude.« Nous n’avons jamais conçu notresingularité comme l’opposé et l’antithèsede l’universalité […] Notre souci a toujoursété un souci humaniste et nous l’avonsvoulu enraciné », y affirmait le poètemartiniquais, ajoutant : « c’est parl’approfondissement du singulier que l’onva à l’universel ». Rabindranath Tagoreavait dit la même chose, avec ses mots àlui, dans un lettre à un ami datée de1921 : « Par essence même, tous leshommes sont des dwija, des deux fois nés...ils naissent d’abord à leur communauté,puis, pour leur plein accomplissement, ilsdoivent naître au vaste monde » (LeCourrier de l’UNESCO, décembre 1961). Etde préciser en 1934 dans une lettre à unautre proche : « L’individualité estprécieuse ; ce n’est que par elle que nouspouvons réaliser l’universalité » (Le Courrierde l’UNESCO, janvier 1994). Quant à PabloNeruda, il affirmait, dans un discoursprononcé à l’UNESCO en 1972, alors qu’ilétait délégué permanent du Chili : « Jesuis loin d’être un individualiste : je croisque l’homme n’est libre que dans la mesureoù il est collectiviste ». Idée traduite envers dans son « Hymne à l'Armée Rouge àson arrivée aux portes de la Prusse » :« J’ai voulu chanter pour vous autres, pourtoute la terre, ce chant de paroles obscuresafin que nous soyons dignes de la lumièrequi arrive ».

NOÉMIE ANTONY etJASMINA ŠOPOVA

D’autres aires de convergence ontété identifiées dans le cadre du projet« Tagore, Neruda, Césaire, pour ununiversel réconcilié », qui vise àdévelopper la réflexion notamment surcinq sujets : la poésie comme médiatriceentre l’homme et le monde ; unnouveau pacte entre l’homme et lanature ; l’émancipation contre toutes lesformes d’oppression ; une certainevision des rapports entre la science,l’homme et l’éthique ; l’héritagepédagogique des trois auteurs. Afin dedisposer d’un laboratoire de rechercheet de création axé sur ces pistes deréflexion, l’UNESCO envisage deconstituer un comité de parrainagecomposé d’intellectuels, de scientifiqueset d’artistes, appelés à penser l’évolutiondu projet. « Tout un réseau departenaires a été créé pour mettre enœuvre ce projet », explique EdmondMoukala, coordinateur du programme.« Nous avons tissé des liens avec desuniversités, des centres de recherche,des ONG, des associations, des festivals,voire des médias, en vue d’organiser desconférences et des expositions, oud’encourager des projets de recherchesscientifiques et des tournages dedocumentaires ».

« Bien qu’évoluant chacun dans des sphères culturelles distinctes, et ne s’étant presque pas

croisés au cours de leurs vies, ces trois géants de la pensée et de la poésie ont développé

des visions convergentes », estime Irina Bokova, Directrice générale de l’UNESCO, au sujet

de Rabindranath Tagore, de Pablo Neruda et d’Aimé Césaire.

« La poésie est toujours un acte

de paix. Le poète naît de la paix

comme le pain naît de la farine »

Pablo Neruda « La révolution martiniquaise se

fera au nom du pain, bien sûr,

mais aussi au nom de l’air et de

la poésie »

Aimé Césaire

Post-scriptum

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RABINDRANATH TAGORE

(1861-1941) aristocrate indien, poète,dramaturge, musicien, plasticien etéducateur, est prix Nobel delittérature 1913. Son œuvre prône lerespect de l’identité culturelle etlinguistique, ainsi que le dialogueavec l’Occident. Elle aborde lesquestions fondamentales qui seposent aux peuples ayant lutté pourl’indépendance politique.

En écrivains engagés et acteurs del’histoire, Rabindranath Tagore, PabloNeruda et Aimé Césaire ont partagé unevision à la fois humaniste et poétique dumonde. L’enjeu du projet qui leur estdédié consiste à interroger lesconsciences à travers le mondecontemporain, en mobilisant les acteurssusceptibles de donner une nouvelleenvergure à l’humanisme qui se construitaujourd’hui. Enjeu que définitsubtilement le poète haïtien RenéDepestre : « Ce voyage d’explorationdevrait conduire du chez-soi de chacun destrois auteurs à l’ailleurs des autres airesculturelles, et au tout d’un univers unifié. »

PABLO NERUDA

(1904-1973) poète chilien, diplomate etdramaturge engagé pour la défenseet la reconnaissance des civilisationsamérindiennes. Il a lutté contre ladictature, l’oppression, l’exclusionsociale et raciale, l’injustice etl’exploitation économique. Son œuvreest couronnée du prix Nobel en 1971,deux ans avant sa disparition et lecoup d’État militaire au Chili.

AIMÉ CÉSAIRE

(1913-2008)poète, dramaturge et hommepolitique martiniquais, est l’un desfondateurs du mouvement de laNégritude. Son œuvre constitue unecritique virulente du colonialisme, del’impérialisme et de l’esclavage. Ilfigure parmi les grands penseurs dela libération politique et culturelledes peuples colonisés, notammenten Afrique.

LIRE :

« Une arme miraculeuse contre le monde bâillonné », entretien avec AiméCésaire, Le Courrier de l’UNESCO, mai 1997, p. 4-7.http://unesdoc.unesco.org/images/0010/001059/105969fo.pdf#105954

« Rabindranath Tagore : la vérité, soutien de l’être », Le Courrier de l’UNESCO,janvier 1994, p. 44-45.http://unesdoc.unesco.org/images/0009/000969/096900fo.pdf#96898

« Rabindranath Tagore : une voix universelle », Le Courrier de l’UNESCO,décembre 1961, p. 4-27.http://unesdoc.unesco.org/images/0006/000643/064331fo.pdf

« Rabindranath Tagore : ‘’Je suis tombé sous l’enchantement des lignes’’ », LeCourrier de l’UNESCO, août 1957, p. 16-20.http://unesdoc.unesco.org/images/0006/000676/067651fo.pdf#67668

« Rabindranath Tagore, sentinelle de l’Est », Le Courrier de l’UNESCO, Supplément,mai 1949, p. 7.http://unesdoc.unesco.org/images/0007/000739/073970fo.pdf#73982

Pour plus d’informations sur le projet, contacterEdmond Moukala, spécialiste du dialogueinterculturel et coordinateur du programme :[email protected] ;[email protected]

« Chacun de nous est comme un vers isolé dans un poème, il sent bien qu’il rime avec un autre vers et qu’il

doit le trouver sous peine de ne jamais s’accomplir »

Rabindranath Tagore

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Savoir des femmes. Médecine traditionnelle etnature : Maurice, Réunion, RodriguesLa Réunion, Maurice et Rodriguesprésentent des traditions médicinalesuniques. Fruits d’un processus decréolisation dont les origines sontmultiples, ces usages sont indissociablesde la nature dans laquelle ils puisent. Ilsconstituent une clé privilégiée pourcomprendre une société qui se situedans une dialectique constante entretradition et modernité.

Ces îles, initialement désertes, ont étépeuplées à partir de la findu 17e siècle par des populationsoriginaires d’Europe, de Madagascar,d’Afrique, d'Asie, voire de Polynésie oud'Australie. Le dialogue entreles savoirs médicinaux propres àchacune d’elles a permis la naissanced’un savoir commun, transmis engrande partie par les femmes.

Cet ouvrage met en lumière laconnaissance qu’ont ces femmes desplantes médicinales et des gestesmédicaux, notamment de ceux quiaccompagnent la naissance. Il interrogeégalement la place des savoirsmédicinaux dans ces sociétés insulaires,à l’heure d’une occidentalisationcroissante et de certains replisidentitaires.

Page 56: Femmes à la conquête de nouveaux espaces de liberté

Cinq éminentesfemmes descience – une par continent –ont reçu le 3mars au siège de l’UNESCO lePrix L’Oréal-UNESCO pour les femmes et lascience 2011.

Silvia Torres-Peimbert(Mexique) Astrophysique © V. Durruty et P. Guedj pour la

Fondation L’Oréal

Vivian Wing-Wah Yam(Chine)Chimie © V. Durruty et P. Guedj pour la

Fondation L’Oréal

Faiza Al-Kharafi (Koweït)Chimie© V. Durruty et P. Guedj pour la

Fondation L’Oréal

Anne L’Huillier (Suède)Physique atomique© V. Durruty et P. Guedj pour la

Fondation L’Oréal

Jillian Banfield (États-Unis)Sciences de la terre© V. Durruty et P. Guedj pour la

Fondation L’Oréal