66

Geoffroy de-lagasnerie-l art-de-la-révolte

Embed Size (px)

Citation preview

Celivreestpubliédanslasérie«àvenir»,dirigéeparGeoffroydeLagasnerie

ISBN:978-2-213-68523-6©LibrairieArthèmeFayard,2015.

Couverture:StéphanieRoujolIllustration:HARTUNGHans,T1980-K5©Adagp,Paris,2014.

PourD.,biensûr

IntroductionQuelquechosesepasse

Il est rare que quelque chose de nouveau émerge dans le domaine politique. Je ne veux pas dire,évidemment,qu’ilestrarequedesquestionnementsradicaux,desmouvementsvoientlejour:lemondesocial est, heureusement, un lieu où s’élaborent sans cesse de nouveaux sujets de contestation, denouvellesindignations,etdoncdenouveauxcombatsquicontribuentàélargir,pourchacund’entrenous,l’espacedelaliberté,del’égalitéetdelajusticesociale.

Maislamultiplicitéetlaproliférationdeschampsdebataillenesauraientdissimulerlefaitque,laplupartdu temps, lesmobilisations s’inscriventdansdes traditions instituées.Elles sedéroulent selondesformesétablies.Leslexiques,lesvaleurs,lesobjectifsenjeusontsouventlargementprédéterminéset s’imposent aux acteurs eux-mêmes. Des institutions, solidement installées, structurent le temps etl’espacedelacontestation.

Paradoxalementpeut-être,lapolitiqueestl’undesdomaineslespluscodifiésdelaviesociale.Nousvivonsetnousnousconstituonscommesujetsdansunenvironnementdonné.Fairedelapolitiqueconsisteàreprendredesformespréexistantes,às’inscriredansdescadressédimentés,ànégocieraveceux,afind’accomplir,àunmomentdonné,unobjectifprécis.Lagrève,lamanifestation,lapétition,lelobbying,etc.,constituentautantdemoyensinstituésdecontester(cequelessciencessocialesdésignent,àlasuitedeCharlesTilly, comme des « répertoires d’action collective1 »). Les revendications,même les plusradicales, n’échappent pas à ces codifications qui balisent l’espace démocratique. C’est par soninscriptiondanslescadrespréexistantsdelacontestationqu’uneactionpolitiquesedésignecommetelle;c’estparsonacceptationdecesrépertoiresquelesujetseprésentecommeuncitoyenprenantpartàladélibérationpublique.Àl’inverse,dèsqu’uneluttenesepliepasauxformesprescritesdel’expression,sa nature devient controversée : c’est dans cet espace d’indécision, par exemple, que des débatsapparaissentsurlanature«criminelle»,«terroriste»ou«politique»deteloutelmouvement.

Lescadresquirégulentlasphèrepolitiqueimprègnentégalementlescerveaux:ilsmarquentdeleurempreintenosmanièresdevoir.Dèslors,ladifficultéàfaireplaceàdunouveaudansledomainedelapolitiques’expliqueaussiparlefaitque,lorsqu’unmouvementsingulierémerge,ilatoutesleschancesde n’être pas reconnu comme tel. Sa spécificité et son caractère inédit déjouent les catégories deperception et, par conséquent, échappent à l’attention.Un telmouvement est souvent condamné à êtredécrit,ycomprisparsesacteurseux-mêmes,àl’aided’unlangagepréexistant,aulieud’êtresaisidanssonoriginalité.

Lesinterprétationsthéoriquesdesmouvementspolitiquessontmarquéesparunetendanceàreprendreunvocabulairefixé.Lescombatssontréinscritsdansunehistoire,unetradition;leursenjeuxsontainsiresignifiéspourcorrespondreàunparadigmedéjàconstitué.Laposturedel’intellectuel,duphilosophe,maisaussidel’historienconduitsouventàcoloniserlesluttes,àleurappliquerunegrilleancienne.C’estprécisément contre cette tendance à la totalisation, à la généralisation, à l’universalisationqueMichelFoucault a reformulé pour nous le programme d’une analyse critique en insistant sur la nécessité depenserentermesdesingularité,despécificité,etdoncderupture.

Nouveauté

Lathèsequejevoudraisavancerestque,autourdesfiguresd’EdwardSnowden,deJulianAssange,deChelseaManning,noussommesen traind’assisterà l’émergencedequelquechose.Unenouvellemanièredefairede lapolitique,depenser lapolitique,deconcevoir les formeset lespratiquesde larésistanceestentraindesesédimenter.Lescombatsquis’articulentauxquestionsdessecretsd’État,delasurveillancedemasse,delaprotectiondelavieprivée,deslibertéscivilesàl’èred’Internet,posentdenouveauxproblèmes:ilsdoiventincarnerpournouslepointdedépartd’uneréflexioncritique,d’uneinterrogationsurlapossibilitédepenserautrementetd’agirautrement.

Snowden,AssangeetManningnesauraientêtreconsidéréssimplementcommedes«lanceursd’alerte»dont lesdémarchesauraientconsistéàdiffuserdes informations. Ils sontbienplusquecela. Ils fontbienplusquecela.Jeproposedelestraitercommedesactivistes,despersonnagesexemplairesquifontexisterunnouvelartpolitique–unemanièredifférentedecomprendrecequerésisterveutdire. Ilyadansleursactes,dansleurviemême,quelquechosequ’ilfautentendre,àquoiilfautprêterattention,etquirésidedansl’avènementd’unnouveausujetpolitique.

End’autrestermes,avecSnowden,AssangeetManning,cenesontpasseulementdenouveauxobjetspolitiquesquiapparaissent;cenesontpasuniquementdenouveauxpointsdedissensusquivoientlejouretsontportéssurl’arènepublique:cesontdenouveauxmodesdesubjectivation.Cestroispersonnagesn’interrogentpasseulementcequisedéroulesurlascènepolitiqueetlafaçondontcelas’ydéroule:ilsmettentencriselascènepolitiqueelle-même.

Réaction

Comment,d’ailleurs,pourrait-onexpliquerautrementqueparlaradicalitédeladéstabilisationqu’ilsopèrentlaviolencedelaréactiondesÉtatsàleurencontre?Leursactivités(maisaussi,c’estimportantde le noter, celles d’autres lanceurs d’alerte ou d’autres pirates informatiques moins connus) ontdéclenchéunerépressiond’unerareintensité.Laréponsepénale,notammentcelledesÉtats-Unis,aprisdes proportions inouïes, extraordinaires et, au fond, incompréhensibles. Pour avoir simplement publiédesdocumentsconfidentielsdontcertainsrévélaientdesactivités illégalesdesgouvernements,ChelseaManningaétépoursuivieparlajusticeaméricaine.Leprocureurvoulaitlavoircondamnerà60ansdeprison pour trahison2 ; elle a finalement été condamnée à 35 ans de prison. Lors de sa détentionprovisoire,elleétaitenferméedansunecellule23heuressur24,sansoreillernicouverture,etilluiétaitinterdit de faire de l’exercice (un garde la surveillait en permanence)3.AuxÉtats-Unis, l’organisationWikiLeaksdeJulianAssange,quisecontented’offrirunespacedepublicationdedonnées,aétéclasséedans la catégorie juridique des « ennemis d’État » (la même qu’Al-Qaïda ou que le mouvement destalibans,selonlesiteduquotidienaustralienTheSydneyMorningHerald),ensortequeJulianAssangeet toutepersonnequi contribue à cetteorganisationpeuvent être condamnéspour« collaboration avecl’ennemi»,c’est-à-diredevenirpassiblesdestribunauxmilitaires,voiredelapeinedemort4.Pouravoiralertélepublicausujetdesprogrammes(souventillégaux)del’Agencenationaledesécuritéaméricaine(NSA)desurveillancedemassedescitoyensdumondeentieretdecertainschefsd’Étatetdiplomates,EdwardSnowdenaété inculpépourespionnage,et risque luiaussid’être traduitdevantdes tribunauxmilitaires,puisemprisonnéjusqu’à lafindesavie ; lesÉtats-Unisdéploientuneénergiediplomatiqueconsidérablepouréviterqu’iln’échappeàleurrépressionenobtenantl’asiledansunautrepays.

Quecesoitdanslesrhétoriquesemployées(«lâches»,«ennemis»,«espions»,«traîtres»,etc.),les charges retenues (« trahison », « aide à l’ennemi »), les peines requises et/ou prononcées, lesconditionsdedétentioninfligées,onassisteainsiàunevéritablemiseenspectacledel’appareilrépressifde l’État dans toute sa brutalité et toute son intransigeance. Cette violence pénale et cette réaction

disproportionnée constituent un fait significatif. Et cela doit nous conduire à nous interroger sur lefonctionnementdel’ordrepolitiqueetjuridiquecontemporain.Larépressionn’estpasféroceparcequeles « crimes » sont graves : elle l’est parce que ceux que l’on appelle les « lanceurs d’alerte »déstabilisentprofondémentl’ordredudroitetdelapolitique,lescadresétatiques.(Aufond,onpourraitcomparer cette situation à la manière dont les États réagissent à l’effritement progressif de l’ordrenationaletdelasouverainetéterritorialeenconstruisantdefaçonostentatoiredesmursimposantsàleursfrontières5.) C’est cette déstabilisation, ses raisons et sa forme, qu’il il s’agit d'étudier ici, afin d’ensaisiràlafoislesensetlaportée.

Hommage

Ce livrevoudraitêtre lucommeunhommageauxgestesetauxviesd’EdwardSnowden,deJulianAssangeetdeChelseaManning.Sonpointdedépartnesesituepasdansleregistredelathéorieoudelapolitique ; il se trouve dans une forme d’admiration pour leur démarche, ainsi que dans un sentimentd’indignation,etmêmedecolère,contrelarépressionquis’estabattueetcontinuedes’abattresureux.

Laquestionquiseposenécessairementlorsqu’onsemetàécrirepourdetellesraisonsestdesavoirquelleplaceaccorderàcettecolèreetàcetteadmiration,etquelusageenfaire.Qu’est-cequ’écrireunlivrequipuisesasourcedansl’indignation?Etsurtout:commentnepasresterenfermédansleregistredel’émotion?Commentéviterquesontexteneconstituequ’uneexpressiondesentimentsspontanésquistabilisel’ordredesperceptions,commecelaestsisouventlecasdesouvragesquiseprésententcomme«politiques»oucommedesinterventions?

Pourmoi,rendrehommageauxdémarchesdeSnowden,d’AssangeetdeManningasignifiénepasmeplacerdansunepositiondeporte-parolede leursconceptions.Formulerànouveau les représentationsqu’ilsproposenteux-mêmesde leurhistoireoude leursmotivationsm’auraitconduitàmesoumettreàleurs discours, c’est-à-dire à renoncer à ce qui donne sens à la réflexion théorique : sa capacité àtransformernosmanièresdevoiretdepenser.Jemesuisdoncefforcé,plutôt,dem’inspirerdel’énergiedeSnowden,AssangeetManning,deleurintransigeance;jelesai,enquelquesorte,prispourmodèlesafind’essayerd’êtreaussiradicalsurleplanthéoriquequ’ilslesontsurleplanpolitique.Êtrefidèle,comme intellectuel, à Snowden, Assange et Manning, c’est tenter de proposer une théorie qui soitintellectuellementàlahauteurdeleursengagements.

C’est la raison pour laquelle ce que j’écris ne sera pas nécessairement compatible avec ce qu’ilspourraientécriredeleurcôtéouaveccequ’ilsontdéjàécrit.Onpourraitdiredemonprojetqu’ilestd’inspirationstructuraleouobjectiviste.MonintentionestdepartirdeSnowden,AssangeetManningetdesluttesquis’organisentautourd’euxpourtenterdedégagerunepositivitéinterneetimmanenteàcesdomainesd’action,quisedéploieàl’insumêmedecellesetceuxquis’ytrouventimpliqués.SansdouteSnowden, Assange, Manning (mais aussi, à côté d’eux, des pirates informatiques, le collectif desAnonymous, etc.) sont-ils différents et tiennent-ils des discours distincts sur la signification de leursactes. Pourtant, derrière la dissémination apparente des acteurs et des intentions, il y a une cohérenced’ensemble.C’estcettecohérencequej’entendsreconstituer–unpeuàl’imagedelaméthodeélaboréepar Michel Foucault dans Les Mots et les choses, lorsqu’il se propose de montrer comment il estpossibledevoiràl’œuvredanstroisendroitsdispersésdurégimedusavoir(cestroiscontre-sciencesquesontl’ethnologie,lalinguistiqueetlapsychanalyse)unmêmemouvementobjectif(dedissolutiondel’homme) qui signale l’apparition d’une nouvelle épistémê dont la nature échappe à chacune de cessciencespriseisolémentetauxscientifiquesquilesélaborent6.

Snowden,Assange,Manning sont lesprotagonistesd’unmomentquimet enquestionnotre sol, les

dispositifsquidéfinissentnotreprésent.Dèslors,ilsnouspermettentàlafoisdepenserquelquechosedenouveau et d’interroger nosmanières traditionnelles de penser. Leur existence nous invite à imaginerd’autresfaçonsdenousrapporteràlaloi,àlaNation,àlacitoyenneté,etc.Àpartird’eux,jeproposed’interroger les principales analyses contemporaines du pouvoir et de la souveraineté et de poser unensemble de problèmes sur l’obéissance, le rapport des citoyens à l’État, à la Nation et au droit, ladémocratie,etc.Celivrevoudraitproposeruneinvestigationdenotreinconscientpolitique,desmodesinstitués de constitution de soi comme sujet politique et des limites de cette subjectivation, afind’envisagerautrementl’actionpratique,lesmoyensetlesformesdel’engagement,delarésistanceetdelasédition.

Lieux

J’ai bien conscience que ce sont d’autres mouvements et d’autres mobilisations que d’autresthéoriciens contemporains ont perçus comme les lieux du renouveau de la politique.Chez des auteurscomme Judith Butler, Noam Chomsky, Angela Davis, Gayatri Spivak ou encore David Graeber, unprivilègeestaccordéauxgrandsmouvementsprotestatairesetrassemblementspopulaires:lemouvementOccupyWallStreetouceluidesIndignés,lesprintempsarabes,notammentenTunisieetenÉgypte,lesvastesprotestationsenTurquie…

LeparcZuccotti àNewYork, la placeTahrir auCaire, la placeTaksimà Istanbul sont constituéscomme les espaces symboliques où semblent s’être déroulées les mobilisations qui doivent nouspréoccuperlorsquenousvoulonsrefonderuneanalysedelaquestiondémocratique,ducapitalismeetdesinégalités,delamondialisation,delajusticesociale,etc.

Jenenieévidemmentpasl’importancedecesmouvementsetdecesrassemblements.Celan’auraitnisens ni intérêt. Et je crois assurément que toute pensée doit affronter ce qu’ils ont incarné. Mais jevoudrais néanmoins proposer ici l’idée selon laquelle il y a eu autant de renouvellement, autant denouveauté, autant de politique dans les actions éparpillées et solitaires de Snowden, d’Assange, deManning et, avec eux, de certains pirates informatiques ou lanceurs d’alerte. (On pourra d’ailleurs sedemander quelle conception implicite de la politique et de la résistance nous engageons lorsque nousaccordons spontanément plus de « valeur » à de grandes mobilisations sur une place publique qu’àl’actionsolitaired’unhacker.)Cesindividusfurentetsontdisséminés.Ilsn’agissentpasdeconcert,maisisolément. Pourtant, le collectif virtuel qu’ils incarnent représente l’un des lieux essentiels de lareformulationdelapolitiquecontemporaineetdelaréélaborationdel’exigencedémocratique.

Celivrepourraitvaloircommelaplacequi lesaccueille,qui lesrassemble.Et,par l’effetproduitpar ce rassemblement, il voudrait contribuer à interroger notre langage théorique pour élargir notrecompréhensiondecequepourraitsignifierunepolitiquedémocratique.

_____________________

1.CharlesTilly,LaFranceconteste,de1600ànosjours,Paris,Fayard,1986.2.«IlatrahilesÉtats-Unisetpourcettetrahisonilméritedepasserlamajoritédurestedesavieendétention»,adéclaréleprocureurJoeMorrow. « Bradley Manning’s Prosecutors Seek 60-year Term », http://www.cbc.ca/news/world/bradley-manning-s-prosecutors-seek-60-year-term-1.1378986.3. Un article stupéfiant de GlennGreenwald décrit les conditions de détention, à peine croyables, de ChelseaManning. « The InhumaneConditionsofManning’sDetention»,Salon,15décembre2010,http://www.salon.com/2010/12/15/manning_3/.4. « Julian Assange classé comme ennemi d’État », http://www.francetvinfo.fr/monde/etats-unis-julian-assange-classe-comme-ennemi-d-etat_146673.html.5.WendyBrown,Murs.Lesmursdeséparationetledéclindelasouveraineténationale,Paris,LesPrairiesordinaires,2009.6.DidierEribon,MichelFoucault,Paris,Flammarion,»Champs«2011,p.270-272.

I

Étatsdeslieux

1Démocratie,vieprivéeetlibertésciviles

Prendrepourobjetd’étude lesactionsdeSnowden,d’AssangeetdeManning(et lesmobilisationsquis’organisentautourd’eux),c’estseretrouverfaceàunescènethéoriqueetpolitiquebienconstituée.Lesnomsdecestroispersonnagessonteneffetassociésàunebataillequisedérouledepuisplusieursannéesà l’échelle internationale :cellede ladéfensedes libertéscivilesetdesprincipesde l’Étatdedroitcontrelestendancesdesgouvernementsàendémantelerlastructureàl’èredelaguerrecontreleterrorisme. Comprendre ce qui se passe aujourd’hui, appréhender les interprétations qui en sontproposées, nécessite d’abord de prendre lamesure des enjeux queSnowden,Assange etManning ontimposés–etdontilmesemblequel’onn’aquerarementsaisilaportéeetlaradicalité:leproblèmedelasurveillance,delavieprivéeetdesaprotection,d’unepart,etceluidessecretsd’Étatetdelalogiquede l’Étatdanssonrapportà l’exigencedémocratique,d’autrepart.Car ils’agirapourmoi,ensuite,dedécalernotreregard,pourproposerdepenserautrementcequiestenjeudanscetespacedeluttes.

Libertés,vieprivéeetsurveillance

Lesrévélationsd’EdwardSnowdenontpropulséaucentredelascènelethèmedelavieprivéeet,plusgénéralement,leproblèmedesrapportsentreÉtat,droitsetlibertésindividuelles.Àpartirdejuin2013, Snowden rend en effet publiques les activités de l’Agence nationale de sécurité américaine etd’autresbranchesdesservicesderenseignement.LesdocumentsprésententlafaçondontlesÉtats-Unis,danslecontextedelaguerrecontreleterrorisme,ontmisenplaceunsystèmederecueildedonnéesenmasse qui s’applique à l’ensemble des citoyens américains et se déploie en violation des protectionsconstitutionnelles.IlsrévèlentaussiquelesÉtats-Unisinterceptent,parexemple,lescommunicationsdediplomatesoudedirigeantsétrangers,ycomprisparmileursalliés.

Lesfuitesd’EdwardSnowdenontsuscitéuneprofondeinquiétude.Ellesmettentenévidencelefaitque nous assistons, dans les démocraties contemporaines, à un processus de fragilisation, voired’abolition, de la protection de l’espace individuel. Progressivement, l’État instaure des systèmes desurveillance et des mécanismes de collecte de données qui fonctionnent à l’échelle internationale etconcernentnonplusseulementlesindividussoupçonnésd’êtreengagésdansdesentreprisescriminellesouterroristes,mais toutlemonde.Sur laplanète,chacunse trouveplacésousl’œildupouvoir,etsesmails, ses appels, ses échanges sur les réseaux sociaux pourraient être, ou seraient d’ores et déjà,archivés,collectés,examinésparlesservicesderenseignement,lapolice,etc.

LesinformationspubliéesgrâceàSnowdenmontrentcomment,petitàpetit,nousassistonsàunemiseenquestiondecertainesdesconquêtesdulibéralismeduXIXesiècle.L’unedesgrandeursdulibéralismeest en effet d’être parvenu à inventer un État qui se limite lui-même, qui dispose d’une capacité às’autocontraindreaunomdel’institutiond’uncertainnombrededroits:lesnotionsde«vieprivée»,de« domicile », d’« intimité » constituent autant de dispositifs juridiques et théoriques qui ont eu pourfonctiond’assurerlaconstructiondesphèresdelaviesocialedontl’Étatestexclu,dontils’exclutlui-même – ou, plus exactement, de sphères à l’intérieur desquelles l’État ne peut entrer que dans desconditionslimitéesetstrictementencadréesjuridiquement.

Mais,denosjours,émergeunenouvellerationalitépolitiquecaractériséenotammentparlefaitque

l’Étatn’acceptepluscescontraintes. Il étendsa sphèred’interventionetdémantèle les systèmeset lesgarantiesquifaisaientjusqu’alorsobstacleàsalogiqueintrusive.Lesmenacesterroristesquiplanentsurlespopulationssontinvoquéespourjustifierundroitderegardetd’interventioncontinusurlesactivitésdes individus.LesÉtats, etnotamment lesÉtats-Unis, considèrentque tout leur appartient, que riennesauraitleurêtreétranger.C’estàcettesituationqueGlennGreenwald,lejournalisteduGuardianquiapubliélesdocumentsd’EdwardSnowdensurlesactivitésdelaNSA,faitréférenceavecletitredesonlivre:Nullepartoùsecacher.Les techniquesdesurveillancequisedéveloppentà l’heured’Internetaboutiraientàcequ’iln’yauraitplusdehors-Étatetque lanotionde«vieprivée»seraiten traindedevenirdatée,desedéliter.

Edward Snowden pose ce constat dans une lettre qu’il adresse à des journalistes pour s’efforcerd’explicitersadémarche:«Maseuleetuniquemotivationestd’informerlepublicdecequisefaitensonnom,etcontrelui.Legouvernementaméricain,danslecadred’uneconspirationaveclesÉtatsquiluisontinféodés,etsurtoutlesFiveEyes–leRoyaume-Uni,leCanada,l’AustralieetlaNouvelle-Zélande–,aimposéaumondeunsystèmedesecret,unesurveillanceomniprésentecontrelaquelleiln’yaaucunrefuge.CesÉtats soustraient leurs systèmesde surveillance intérieureaucontrôlede leurscitoyensenrecourantàlaclassificationetauxmensonges,etseprotègentduscandaledansl’éventualitédefuitesenlimitantdrastiquementlesprotectionsqu’ilschoisissentd’accorderàleursadministrés1.»

Envoulantalerterlepublicsurlefaitquenousvivonsdansunmondeauseinduquelsemetenplaceunesurveillancedemasse«omniprésente»et«omnisciente»2,Snowdenestainsiintervenudanslebutderéactualiserunequestionpolitiqueclassique:celledelacapacitédontdisposentlescitoyensdecréerdesespacesquiéchappentàl’État,àsoncontrôleetàsonregard.Ensomme,commentredonnerdusensàla notion de « vie privée » ? Comment, à l’ère d’Internet, réimposer des limites à l’État ? Commentrepenser les dispositifs de protection des libertés individuelles ? Comment résister à la tendancehégémoniquedesÉtatsetaudroitqu’ilss’arrogentdeconnaître laviedes individus,depénétrerdansleurintimitésansraisonlégitime?

L’un des objectifs des groupes qui s’inscrivent dans cet espace de luttes, notamment WikiLeaks,l’association dont Julian Assange est le porte-parole, mais aussi, par exemple, les Anonymous, estd’informerlescitoyenssurlestechniquesdecryptageafindedévelopperlescapacitésdechacuneetdechacunàbrouillersescommunicationsetsonidentitésurInternet,etainsid’échapperàlasurveillance.Ils’agit de démocratiser l’accès à la technologie pour que les individus puissent reconstituer par eux-mêmes une sphère autonome à laquelle l’État ne pourrait avoir accès : puisque le droit ne fait plusrempart à l’intervention de l’État, c’est aux citoyens d’utiliser lesmoyens techniques existants pour yparvenir.Cequiestintéressantici,c’estquelacritiquedel’usagedestechnologiesparlesÉtatsetlesservices de renseignement ne débouche pas sur une critique d’Internet, mais, au contraire, sur uneutilisationplusradicaledesespotentialités.Lavolontédereconstituer,contrel’intrusiondel’État,unesphère« intime»,une sphèrede«vieprivée»,ne conduit pas àundiscours antitechnologique ; ellen’engendrepaslatentationréactionnairederevenirenarrière,deseretirerdumondetechnologique;aucontraire,elledonnenaissanceàundiscoursetàunepratiquequiappellentàencoreplusdetechnologie,plusdemaîtrisetechnique.(Jemontreraiplusloinenquoicetteproblématiquedel’anonymatconstitueunlieud’inventionpolitiquetrèsimportant.)

Exigencedémocratiqueetlogiqued’État

Ladéfensedeslibertéscivilesneselimitepasauxquestionsdelavieprivéeetdelacapacitéàcréerdessphèresdontleregarddel’Étatseraitexclu.LesluttesdeSnowden,AssangeetManningsedéroulent

parallèlementsurunautrefront :celuidesrelations,et,aufond,de l’éventuellecontradiction,entre lalogiquedel’Étatet l’exigencedémocratique.Ici,Snowdenn’estpaslepersonnagecentral.Cesont lesrévélationsdeChelseaManningetl’actiondeJulianAssangeàtraversWikiLeaksquioccupentuneplaceessentielle.

Lesdémarchesd’Assange,deManningetdeWikiLeaksengagenteneffetuneconfrontationavecunenotionfinalementassezrarementmiseenquestion,cellede«secretsd’État».L’enjeuconsisteàimposerla perception selon laquelle est problématique l’existence, au sein des États, d’une sphère secrète.ManningetAssangeontposélaquestiondecequel’onpourraitappelerlacasenoiredesÉtats.Ilsontrefuséd’acceptercommeévidentel’idéequ’ilseraitlégitimequetoutnesoitpastransparentdansunÉtat,c’est-à-direqu’existeunesphèredissimuléeà l’intérieurde laquellecirculentdes informations,oùsontprisesdesdécisions,sansquelescitoyensenaientjamaisconnaissance.C’estnotamment,onlevoit,laquestiondeladiplomatie,desservicessecrets,delastratégiemilitaireouindustrielle,delaguerre,quisetrouveicidirectementposée.

L’importance (et la grandeur) deWikiLeaks s’enracine dans la radicalité de sa ligne politique etthéorique, dans sa manière d’aborder le problème des rapports entre secret, droit de savoir ettransparence démocratique. L’analyse de Julian Assange repose d’abord sur l’idée selon laquelle lacatégorie de « secret », et donc le droit que s’arrogent les États de retirer des informations de lacirculationpublique,constituentundispositifquipermetdedissimulerdesactionscriminellescommisesparlesservicesdel’État,oudesactesillégauxcommispardesacteursprivésdontl’Étataconnaissance,maisdontilestimepréférablequ’ilsnesoientpasdivulguésetportésàlaconnaissancedetous.Faire«fuiter»cesinformationsreprésente,selonAssange,uneexigencedémocratiquedansunÉtatdedroitquiinvoque leprinciped’égalitédevant la justice. JulianAssangedéclareainsidansunentretien :«Vousdevezdésormaisvousreprésenterl’Étatcommeunesortedeboîteoùdesinformationsentrentetd’autressortent.Àl’intérieurdelaboîte,certainesinformationssontsoigneusementcachées;ilestprobablequecelles-ciconcernentdesabusdepouvoir,desinjustices,desaffairesdecorruption.Aussi,silescitoyensveulentexerceruncontrôledémocratiquesurleursÉtats,ilfautqu’ilssachentcequ’ilyadanslaboîte.End’autrestermes,endémocratie,laboîtedel’Étatdevraitêtrequasitransparente3.»

L’analysed’Assangeestimportanteetnovatrice,parcequ’elleneselimitepasàuneréflexionsurlesillégalismesd’Étatet lanécessitéderévéler lesdéfaillancescachéesde l’administration.Elleestplusradicale–et,encesens,plusbelle–,puisqu’elleportesurl’idéemêmedesecretd’État.

IlexisteeneffetunetendancespontanéedesÉtats,etmêmedesÉtatsdémocratiques,àorganiser,enleursein,unesphèrenondémocratique,nonpublique,noncontrôléenicontrôlable.Leshommesd’État,etsouvent aussi les citoyens, sont convaincus de la nécessité de ce dispositif, du caractère impératif del’existencede sphèresd’action,denégociation,dedécision, au seindesquelles règnent le secret etunprincipe de non-publicité : la raison d’État, la diplomatie, les marchan-dages, nécessiteraient ladiscrétion;lesdécisionsd’interventiondesservicessecretsoulesstratégiesmilitairesnesauraientellesnonplus,paressence,êtreexposéesaupublic;etc.

C’estcettecroyance,trèsfortementancréedansleshabitusdeshommesetdesfemmesdel’appareild’État, que Julian Assange entend déconstruire, et c’est cette sphère non démocratique des Étatsdémocratiquesqu’iltravaille,trèsactivement,àdémanteler.Sonactionengagedèslorsuneredéfinitiondelanotiond’État,delaconceptiondesrapportsentrelescitoyensetl’administration,ainsiquedumodedefonctionnementdesrelationsinternationalesetdesrapportsentreÉtats.

PourAssange,lanotionde«secretd’État»constitued’abordunleurre.Ellesertàfairecroirequecertaines informationsneseraientaccessiblesàpersonne.Or toutsecretcircule,estpartagé–ensortequecequel’onappelleun«secret»représenteenfaituneinformationpubliquemaisdontlepublicestrestreintpardesfrontièresinstitutionnelles,étatiquesouarbitraires(l’interconnaissance,lesragots,etc.).Un secretd’État estune informationpubliquemais cachée,une informationpubliqueà l’intérieurd’un

groupe restreint et, dans le même temps, dissimulée à d’autres. Cette notion sert donc, d’abord, àinstituerdesfrontièresdanslalégitimitédel’accèsàl’information4.

Cette organisation de la circulation restreinte des informations fonctionne comme un dispositif dedépossession.Ellecréeundéséquilibreentrelesgouvernantsetlesgouvernés,etinstaureuneautonomiedela logiqueétatiqueparrapportaupublicquiest,danssonprincipemême, incompatibleavec l’idéedémocratique.L’appareild’Étatpossèdeuneconnaissancedonteststructurellementdépourvulepublic,ou, mieux, dont il organise l’ignorance par le public. Les fondements et les motifs des décisionspolitiques échappent ainsi au contrôle démocratique. La privatisation de l’information enlève auxgouvernéslacapacitédecontrôlerlesgouvernants.Ellefonctionnecommeunprincipeassujettissant–quimaintientlepeupleenétatdeminoritéetd’hétéronomie.

Sansdouteest-ildifficiledeconcevoirquelleformepourraitrevêtirunÉtatparfaitementtransparent–sanssecret,sansboîtenoire,sansdissimulation,etc.Nousavonstellementl’habituded’associerÉtatetsecretque la transparencede lasphèrepolitiqueetdécisionnellenousapparaîtcommeun irréalisable.Pourtant,onpourraitàl’inversepercevoirlatransparencetotalecommeuneconditionévidentepourtoutrégimedémocratique.C’estd’ailleursunechoseétrange,etquiappelleraitréflexion,quenousacceptionssifacilementquel’instaurationd’unrégimedémocratiquenécessite,malgrétout,lemaintiend’unesphèrenon démocratique –comme si la promesse démocratique devait nécessairement rester incomplètementréaliséeetêtrecontenueetentravée.

WikiLeaks s’insurge contre la présupposition selon laquelle unÉtat démocratique devrait accepterdessphèresnondémocratiques,horsdudroit,oùl’arbitrairerégnerait.L’associationcrééeen2006,quireprendàsoncompteleslogan:«Vieprivéepourlesfaibles,transparencepourlespuissants»,entendainsi fourniruncadre sécurisédans lequel les citoyenspeuventdéposerdes informations, c’est-à-direrévéleraupubliccequiestordinairementcaché.WikiLeaksgarantit l’anonymatdesescontributeursetveutcréeruneinterfaceentrelanceursd’alerte,journalistesetpublic5.Ils’agitdecontribueràrendrelesÉtats transparents en encourageant les fuites. Il est d’ailleurs intéressantdenoterque l’on trouve chezcertains théoriciens ou activistes de cette mouvance l’idée que la simple existence de WikiLeaksfonctionne comme un dispositif de moralisation des États (ils reprennent et transforment alors enphénomène positif la description critique proposée par Foucault du panoptisme comme système quidiscipline lescorpset lesâmesdecelleset ceuxqui sontpotentiellement soumisà son regardetà sasurveillance).

LesfuiteslesplusretentissantesdiffuséesparWikiLeaksontconcernéàlafoisdessecretsd’Étatetdes activités criminelles des autorités. Elles eurent lieu en 2010-2011 et furent rendues possibles parl’action de Chelsea Manning. Chelsea Manning était analyste militaire. Elle est connue pour avoirtransmisàWikiLeaksdesdocumentsclassifiés.Sesrévélations,d’uneampleurconsidérable,ontmisenlumière des actes illégaux commis par l’armée américaine. La fuite la plus célèbre est la vidéo «Collateral Murder », qui montre le raid aérien du 12 juillet 2007 sur Bagdad, au cours duquel unhélicoptèreaméricainaouvert le feusurungroupedecivilscomprenantnotammentdeux reportersdel’agence Reuters. Au moins 18 personnes ont été tuées. Manning est également à l’origine de ladivulgationdanslapressemondialedes«câblesdiplomatiquesaméricains»,quiarendupubliqueuneimmensepartiedel’activitédeladiplomatieaméricaine.Àpartirde2010,plusde200000télégrammesontétéprogressivementpubliésparWikiLeaksetreprispartouslesmédias,cequiapermisdeprendreconnaissance de cette activité souterraine des États que l’on appelle la diplomatie ou les relationsinternationales:lesnégociationscachées,lesluttesd’influences,lesrumeurs,lesmensongesréciproques,lesinformationsdissimuléesmêmeàsesalliés,etc.

Radicaliserl’exigencedémocratique

Que les révélations portent sur des activités illégales de services de l’État ou bien qu’ellesconcernentdesactivitéslégalesmaissecrètes,ils’agit,onlevoit,d’utiliserInternetetlatechniquedesfuites pour radicaliser l’exigence démocratique : le droit doit s’appliquer partout, aux gouvernantscommeauxgouvernés ; le contrôle des citoyens sur leur gouvernement doit s’exercer pleinement.Dèslors, l’idée selon laquelle l’État dispose de la légitimité à prendre des décisions et à agir de façondissimuléeseraitfondamentalementantidémocratiqueetpotentiellementautoritaire.Snowdenaexprimécetteconvictionàproposdesprogrammesd’espionnagedontilarévélél’existence:«Lemaintiendesprogrammes secrets représente un plus grand danger que leurs révélations. Ce type de programmesd’espionnagemontédanslesecret,horsducontrôledupublic,n’apasdelégitimité,etc’estleproblème.C’estunedangereusenormalisationd’unmodedegouvernance“dansl’obscurité”oùdesdécisionsayantd’énormesconséquencespubliquessontprisessansaucuneparticipationdupublic6.»

Avantdepoursuivre,onpourraitsoulignerque,àbiendeségards,l’hostilitévéhémentedesÉtatsetlaréaction quasi hystérique des gouvernants à WikiLeaks s’expliquent par la blessure narcissique quel’activitédecetteorganisationinfligeauxhommesetauxfemmesd’État.Onnemesuresansdoutepasàquelpointdécoule,pourcesderniers,unesortede jouissancedufaitd’avoiraccèsàdes informationsdont lepublic, ainsi constituéenmasse ignorante, estprivé : c’est touteune imagede soi commeêtreprivilégié,lucide,quiaaccèsàcequiestrare,àcedontlescitoyensordinairessontexclus,quistructurele rapport à eux-mêmes de celles et ceux qui sont intégrés dans l’appareil d’État. C’est l’une desrémunérationssymboliqueslesplusfortesquel’Étatprocureàcellesetceuxquileservent.Orl’actiondeWikiLeaksapourconséquencede ruinerceprivilègedeclasse.Toute ladoctrinedecesiteviseàdéposséder les membres de l’État de ce qui est peut-être le plus précieux pour eux socialement : lacapacitéderegarderlesautrescommeignorants.Aussiest-ceà leursyeuxuneagressioninsupportablequi est ici accomplie, d’où la violence de leurs réactions. Au fond, cela n’est pas si différent de laréactiondelabourgeoisieauxpolitiquesquiencouragentl’accèsdesclassespopulairesauxmusées,auxconcerts de musique classique, c’est-à-dire à des espaces qui lui étaient auparavant symboliquementréservés.Êtredépossédédumonopoledel’accèsàdesbiensraresconstituel’undesphénomènesdelaviesocialequisuscitentlesaffectslesplusviolents.

Abolirtouteobscuritéinterneàl’État;rendretransparentslegouvernement,sonfonctionnement,lesfondementsdesesdécisions;enfiniraveclanotiondesecretd’État : telssont lesaxesdesnouvellesluttes qui émergent dans la sphère contemporaine, dans le sillage des activités de Snowden,Assange,Manning.

Ilexisteévidemmentdesnuances,desdifférences,peut-êtremêmedesoppositions,entreSnowden,Assange etManning, et, plus largement, entre tous les acteurs de cet espace de réflexion et d’actionmilitante.Parexemple, lesdéclarationsdeSnowden laissentparfoispenserque,pour lui, leproblèmeessentielquelesprogrammesdesurveillances’enracinedanslefaitqu’ilsontétémisenplacesanslecontrôledupublic,quandladécisionauraitdûappartenirauxcitoyens,alorsqueJulianAssangemetplusradicalementencauselalégitimitémêmedecesprogrammes.

Mais,quellesquesoientlesdivergences,iln’endemeurepasmoinsqu’ilestpossiblededégageruneligne directrice commune à ces combats. C’est celle d’une réactualisation, à l’ère d’Internet, del’exigencedémocratique,etpeut-êtremêmed’uneradicalisationdecelle-ci.Snowden,Assange,Manningréactivent les luttes politiques et juridiques qui se déroulent, depuis leXIXe siècle, contre l’arbitraired’État.L’interrogationsurlavieprivéeetlasurveillance,surlesactesillégauxcommisparlesautorités,surlessecretsd’État,senourritd’uneambitiondémocratique.Ils’agitdereconquérirlesprotectionsdelasphèreindividuellecontrel’intrusiondesÉtatset,d’autrepart,d’étendrelecontrôledesgouvernéssur

les gouvernants en récusant le fait que le champ politique fonctionne de plus en plus au secret ets’autoriseàprendredesdécisionsàl’abriduregarddescitoyens.

_____________________

1.CitéparGlennGreenwald,Nullepartoùsecacher,Paris,JCLattès,2014,p.43-44.2.CesontdesexpressionsdeSnowden.Cf.AntoineLefébure,L’AffaireSnowden,Paris,LaDécouverte,2014,p.30.3.JulianAssange,«Internetestdevenulesystèmenerveuxdenossociétés»,PhilosophieMagazine,juin2013.4.JulianAssange,avecJacobAppelbaum,AndyMüller-MaguhnetJérémieZimmermann,Menacesurnoslibertés,Paris,RobertLaffont,2012.5.JulianAssangeetal.,Menacesurnoslibertés,op.cit.,p.21.6.CitéparAntoineLefébure,L’AffaireSnowden,op.cit.,p.55.

2Ledémantèlementdudroit

Enposantlaquestiondeladéfensedeslibertésciviles,et,plusgénéralement,enattirantl’attentionsur la nécessité de préserver l’ordre du droit et les fondements de la constitution libérale contre lestendancesdeplusenplusmarquéesdesgouvernementsàendémantelerlastructure,Snowden,AssangeetManning se trouvent au cœur d’un certain nombre d’interrogations contemporaines. Leurs combatss’inscrivent dans le champ des réflexions qui, à l’échelle internationale, affrontent le problème destransformationsdescadres juridico-politiquesquisesontproduitesaprès lesattentatsdu11septembre2001.La«luttecontreleterrorisme»etl’ambitionde«protégerlasécuriténationale»ontengendréunefragilisation croissante des cadres constitutionnels. Les programmes d’espionnage de la NSA et laprotectiondes«secretsd’État»s’inscriventdanslamêmesériedephénomènesque,parmid’autres,lecamp de Guantánamo, les bases secrètes de la CIA, l’arrestation et la détention sans inculpationd’individus qualifiés par le Patriot Act de « combattants ennemis ». Ces réalités matérialisent unelogique de plus en plus régulièrement à l’œuvre : la tendance des États à créer du hors-droit et àmultiplierlesdispositifsd’exception.

Ainsi, dans son livre État d’exception, Giorgio Agamben analyse les législations antiterroristesédictéesparlesÉtats-Unisaprèsle11septembreetlesopérationsdesuspensiondudroitrégulieroudediminutiondesprotectionsjuridiques.Ildécritparexemplecommentledroitinclutsapropresuspensiondans « lemilitary order édicté par le président des États-Unis le 13 novembre 2001, qui autorisel’indefinite detention et le procès devant des military commissions (à ne pas confondre avec lestribunauxmilitairesprévuspar ledroitde laguerre)desnon-citoyens suspectésd’être impliquésdansdesactivitésterroristes.Lanouveautédel’ordredeBushestd’annulerradicalementtoutstatutjuridiquedel’individu,encréantainsiunêtrejuridiquementinnommableet inclassable.LestalibanscapturésenAfghanistannonseulementne jouissentpasdustatutde“prisonniersdeguerre”selon laconventiondeGenève,mais pas non plus de celui d’inculpés selon les lois américaines.Ni prisonniers, ni accusés,maisseulementdetainees,ilssontl’objetd’unepuresouverainetédefait,d’unedétentionindéfinie,nonseulementausenstemporel,maisquantàsanaturemême,cartotalementsoustraiteàlaloietaucontrôlejudiciaire1».

La scène politique contemporaine serait marquée par un processus au cours duquel les Étatscontribueraient à fragiliser les cadres qui protègent nos vies de l’arbitraire du pouvoir. Ilss’autoriseraientàlessuspendre,àcréerdesindividusdéchusdedroits,voiredéchusdenationalité,etàdéfaire ainsi l’effectivité des règles dont l’existence fonde pourtant l’idée même des constitutionslibérales.

JudithButlerévoqueelleaussi,dansL’Étatglobal,lamanièredont,aujourd’hui,lesÉtatspriventlessujetsdesgarantiesjuridiques:«Àn’enpasdouter,uneraisondelamontéedel’intérêtpourlestravauxdeCarlSchmitt etmêmeceuxdeGiorgioAgambena été l’idéeque les constitutionsportent enelles-mêmes les droits du souverain à suspendre les protections constitutionnelles. Cela va à l’encontre decertainesfaçonsderaconterl’histoiredelanaissanceduconstitutionnalismedémocratique,oùl’onatteintla souveraineté par des formes contractuelles de gouvernement parlementaire. La lecture que faitAgambendel’étatd’exception,notamment,faitclairementéchoàl’opérationdepouvoirquenousavonsvuedanslasuspensiondesdroitsconstitutionnelsàunjugement,etdansl’emprisonnementdepopulationsaunomdelasécuriténationale2.»

JudithButlerdéveloppecetteanalysedanssonlivrePrecariousLife,oùelleconsacreunchapitreàlaquestionde la«détention indéfinie» (indefinitedetention)3. Pour elle, les conditionsdedétentionorganisées sur le camp de Guantánamo, c’est-à-dire l’instauration de la possibilité d’une détentionindéfinie,décidéeparlepouvoirexécutifsanscontrôledel’autoritéjudiciaire(etdoncsanspossibilitépourledétenudefaireappel,puisqu’iln’estformellementaccuséderien),représententuneinnovationlégale dont il faut saisir la portée. Ce dispositif doit être le point de départ d’une réflexion sur lareconfiguration du pouvoir d’État, de la souveraineté et de la gouvernementalité dans la périodecontemporaine.

L’idée d’une guerre contre le terrorisme et l’invocation de l’existence d’individus dangereux etmenaçant la sécurité nationale sont utilisées par les États, en particulier les États-Unis, comme desinstruments pour suspendre l’application de l’ordre juridique traditionnel afin d’accroître le caractèresouveraindeleurexercicedupouvoir.LesdétenusdeGuantánamo(ladénominationde«prisonniers»neleurestpasaccordéeafind’éviterqu’ilsnepuissentréclamerlesdroitsdontbénéficientlesprisonniersordinairesauxÉtats-Unis)nesontpassoumisàunpouvoirjudiciaire.C’estlepouvoirexécutifquiassurela régulation de leur sort : c’est l’administration qui décide si oui ou non ils seront jugés ; etl’administrationaclairementfaitsavoirque,mêmeencasd’acquittement,elleseréserveledroitdenepas les libérer si elle continue de les estimer dangereux. Guantánamo est donc un lieu extrêmementspécifiquedans lesdémocratiescontemporaines,puisque, ici, la forcede laLoines’appliquepas : lepouvoir exécutif se délie des contraintes constitutionnelles censées l’encadrer et ne reconnaît plusl’autoritédestribunaux.L’Étatsedonnelapossibilitédenepasobéiraupouvoirjudiciaire.L’économiecontemporainedupouvoirestcaractériséeparlefaitquel’Étatinvoquedesimpératifsstratégiquespoursuspendrelaloi,endifférerl’applicationetprivercertainsindividusdesprotectionsqu’elleoffre.

Cesanalysesvisentàdégagerlestransformationsquiaffectentnotreprésent,notresituationdansceprésent,etnotammentlanaturedesrelationsquinouslientàl’Étatetnousconstituentcommesujets.Ellescherchentàcomprendrecommentsemetenplaceunenouvelleéconomiedupouvoir,unenouvellefiguredusujetdedroitetducitoyen.Ellesmettentenévidence le faitquenousassistons,aujourd’hui,àuneredistributiondelafonctionsouveraineetdelanotiondesouverainetédanssonrapportaudroit.Dansl’analytiquepolitiquetraditionnelle,eneffet, lepouvoirsouverainsedéfinitcommepouvoirde laLoi,instancequitiresonautoritédelaformulationd’unensembledeloisetdeleurapplicationparlapoliceet la justice. Or, dans les États contemporains, la souveraineté fonctionne différemment. Elle ne semanifeste plus dans l’application de la loi. Elle s’exprime, au contraire, dans le moment de sasuspension.L’Étataffirmesasouverainetéenaffirmantsondroitdenepasobéiraudroit.JudithButlerleformuleainsi:cen’estpastantlesouverainquisuspendlaLoi;c’estl’actedesuspensiondelaLoiquicréelecaractèresouveraindupouvoird’État4.

C’est dans ce contexte général, cet espace contemporain d’interrogations et d’inquiétudes, ques’inscrivent les révélations de Snowden, d’Assange et deManning : les questions portant sur la vieprivée,lasurveillance,ladissimulationdessecretsd’Étatreprésententl’undesterrainssurlesquelssedéroule la bataille pour la défense des droits individuels et des grands principes juridiques contre latendance des États à les mettre en péril. C’est l’interprétation qu’en a proposée explicitement NoamChomsky : les juristes de laMaison-Blanche sont en train de démolir les fondements de nos libertésciviles. Snowden, Assange et Manning auraient contribué à alerter le public sur cette dislocationprogressivedescadresjuridiques,etleursrévoltesencouragentdesmobilisationscollectivesdestinéesàrappelerlesÉtatsàl’ordredelaLoietdelaConstitution5.

_____________________

1.GiorgioAgamben,Étatd’exception,Paris,Seuil,2003,p.12-13.2.JudithButler,L’Étatglobal,Paris,Payot,2007,p.37-38.3.JudithButler,PrecariousLife.ThePowersofMourningandViolence,LondresetNewYork,Verso,2004.4.Ibid.,p.66.5.NoamChomsky,«EdwardSnowden,theWorld’s“MostWantedCriminal”»,http://www.truth-out.org/opinion/item/24071-noam-chomsky-edward-snowden-the-worlds-most-wanted-criminal.

3Politique,souveraineté,exception

LesanalysesdeJudithButler,deGiorgioAgambenoudeNoamChomskysurl’économiedupouvoiretde la souverainetéportent suruncontexteparticulier : l’évolutiondesÉtatsdepuis le11 septembre2001.Leurintérêt,pourtant,nedoitpasêtreréduitàcettesituationhistorique.Cestextess’inscriventaucontraire dans une démarche générale de redéfinition du rapport qu’une partie de la théoriecontemporaine entretient avec le problème de la Loi, de la démocratie, de l’État. Ils exemplifient lesmanièresdontlesnotionsdeLoi,decitoyennetésontaujourd’huiproblématisées.

Jevoudraisrestituercelangageetmontrerenquoiilorientenotrecompréhensiondudroit,c’est-à-direnotremanièredenouspensernous-mêmespar rapportà l’État.Car ilmefaudraensuiteexpliquercomment ces figures que sont Snowden, Assange et Manning ouvrent la voie à une reformulation dulangage de la philosophie politique critique. En d’autres termes, lorsqu’on intègre leur geste dans lecombatgénéral,deformetraditionnelle,pourladéfensedeslibertés,commepresquetoutlemondelefaitet commeeux aussi le font, d’ailleurs, on enperddevue la spécificité : onocculte la singularité desquestions qu’ils adressent, de fait, à l’État, à la Loi, à laNation, et la façon dont elles doivent nouspermettredepenserautrementàlafoislejeudecesdispositifsetlapossibilitédenousenlibérer.

Incomplétude

Lathéoriecritiqueesttoujoursancréedansleprésent.Sesformulationsportentlestracesdumomentdesagenèse–etcestracesnesauraientêtreperçuescommedesdéfautsoudessymptômesd’unmanqued’élaboration.Ellesformentaucontraire lamanifestationsensibled’uneintentionessentielle :celledelierl’activitéconceptuelleàlaquestionduprésent,celledetoujoursregarderversleszonestroublesduprésentetdelesconsidérercommeleslieuxàpartirdesquelsilserapossibledeforgerdesinstrumentspourpenserautrementetélaborerdenouveauxlangagesd’observation.

Ladirectionprisepar toutunpande la théoriedans son rapport audroit et à l’État s’expliqueengrandepartieparlestransformationsdescontextespolitiquesethistoriquesquisesontaccentuéesdepuisledébutdesannées2000.Cestransformationsontinfluencél’analytiquecritique,samanièred’interrogerle droit, c’est-à-dire de désigner ce qu’il y a de problématique dans l’ordre juridico-politique. Lesprocessus de dislocation du droit ou de prolifération d’espaces de hors-droit qui se sont produits auprétextedela«guerrecontreleterrorisme»qualifient,certes,desmouvementsquisesontintensifiésàlasuitedu11septembre2001.Maisilsontconstituélepointdedépartdel’élaborationd’unenouvelleanalytique du droit en général, d’une nouvelle technique pour en saisir la positivité et en dégager leslimites.Cesmodificationsontattirél’attentionsurlesphénomènesdehors-droit,surl’exception,surcequiéchappeaudroitdansledroit.Lacritiquecontemporainearécupérécesphénomènesetlesaplacésaucentredesesinvestigations.

Lacritiquedel’Étatetdelasouverainetés’articuleainsiàlanotiond’incomplétude.Elleplaceaucœurdeson interrogation l’idéeselon laquelle l’ordredudroitestconsubstantiellement liéàduhors-droit.Contrairementàcequel’onpourraitpenser,lehors-droit(c’est-à-direl’arbitrairedupouvoir,lerapportde forcenon régulé)ne se situepasàcôtédudroit–commequelquechosequ’iln’auraitpasencore intégré dans son activité régulatrice – ni ne constitue un « avant » du droit jamais totalement

éradiqué.Ils’agitd’uneproductiondudroit,d’unlieuinscritdansledroitetinstituéparledroit:c’estunesituationdepouvoirquiestappeléeetconstruiteparlalogiquedudroitelle-même.Lacritiquabilitédessystèmesjuridiquesdesdémocratieslibéraless’enracinedanslefaitqu’ilsaménagentconstammentdes trous juridiques.L’ordreétatiquenecessede faire fonctionnerdesopérationsdedépossession,dediscrimination ou d’exclusion. C’est sur ces situations que la critique se concentre, et c’est d’ellesqu’ellefaitlepointdedépartdesesanalyses.

Exception

L’enversdudroitinhérentaudroitprendlaforme,chezAgamben,del’«étatd’exception».DanssesouvragesHomoSaceretÉtatd’exception,ils’attacheainsiàmontrercommentlesdémocratieslibéralessontconsubstantiellementindexéesàuntypedesouverainetéparadoxal,puisqueyestdiscrétionnairementlaisséausouverainledroitdesuspendreledroit.Lerécittraditionnelinsistesurl’idéeselonlaquellelepouvoirpolitiquefondesalégitimitésurlefaitqu’ilreposesurunensembledelois,denormes,derèglesconstitutionnelles.Mais,souligneAgamben,lastructurejuridiquequiencadrelepouvoirsouverainetlesoumetàdesrèglesnes’appliquejamaistotalement.Elleconnaîtdesexceptions.Lesouverainsedéfinitparunecapacitésingulière:celledes’autoémanciperdudroit.Ildisposed’unstatutexceptionnelquiluipermet de définir ce qu’est l’exception et d’invoquer ensuite cette exception pour suspendre l’ordrejuridiqueoucréerdessituationsquiluiéchappentetauxquellesilnes’appliquepas–Guantánamoenestunexemple.Lesouverainpeut invoquercertains impératifspours’affranchirdescontraintes juridiquesrégulièresetproduiredesdécretsquiaurontforcedeloisansquel’onpuisseidentifierd’oùleurvientcette légalité, puisque les cadres légaux ont été suspendus. Il dispose du droit de décider de l’étatd’exception,de lapossibilité,àunmomentdonné,desuspendre ledroitaunomde laprotectionetdel’autoconservationducorpspolitiqueetsocial.

SelonAgamben,l’architecturelibéraleestmarquéeparcetteambivalence:lesgouvernementsontledroit de se situer hors du droit, de se soustraire à l’obligation de la Loi.De surcroît, la décision dedécréterl’étatd’urgence(lesmotifslégitimespourlefaire)nepeutjamais,pardéfinition,êtrecodifiéejuridiquement,puisqu’elledoitrépondreàdessituationsparticulièresetimprévisibles.Dèslors,l’ordredudroitnevientpasfonderunnomosopposéàuneanomiepréexistante.Ilestincomplet.Ilestlui-mêmestructuréparunefragilitéinterneetune«zoneanomique».Ledroitnevientpasgarantirunensembledeprotectionscontrel’arbitrairedusouverain,puisque,arbitrairement,lesouverainpeuts’enaffranchir.

Lapossibilitéde l’étatd’exceptionsesitueaucentrede l’architecturedupouvoirpolitique.Decefait, elle ruine la valeur de la construction sur laquelle se fonde le système juridique de l’Occident,puisque le droit, la Loi, l’État ne représentent pas le règne de la règle contre le chaos,mais sont aucontrairestructurellementfondéssurettraverséspardessituationsd’indétermination,d’indécidabilitéetd’arbitraire – ce qui, en un sens, les vide de leur signification1. C’est jusqu’à la différence entre lesdémocraties libérales et d’autres régimes politiques qui devient floue. Même dans les démocratieslibérales, le souverain conserve une capacité à agir de façon arbitraire, hors la loi, c’est-à-dire às’émanciperdescontraintesdudroitetàcréerdessituationsoùledroitnes’appliquepas–cequipeutprendreuneformeaussibienpositive,commeledroitdegrâce2,quenégative,commel’instaurationdansles aéroports internationaux français de zones d’attente où sont retenus les étrangers qui demandent lestatutderéfugié3.End’autrestermes,lafrontièreentreabsolutismeetdémocratie,entreÉtatdepoliceetÉtatdejustice,entreÉtatdiscrétionnaireetÉtatdedroit,entrenormeetfait,s’entrouvebrouillée,voireeffacée4.

Apatrides

L’analyse proposée parGiorgioAgamben part donc bien de la prise en compte de réalités qui sesituentendehorsdudroit–desituationsoudeprocessusnégatifsparrapportàl’ordrerégulierdudroitet de la Loi. L’ordre juridico-politique est critiquable parce qu’il contient les notions d’exception,d’urgence,denécessité,quiledéfontdel’intérieuretenruinentl’architectureetlaprétention.

Pour montrer comment ce type d’investigation caractérise une large partie de l’approchecontemporainedelapolitique,jevoudraisprendreundeuxièmeexemple:lestextesdeJudithButlersurl’État-nation, la citoyenneté, la souveraineté, etc. Dans Vers la cohabitation, elle propose uneinvestigation critique de ces dispositifs, de leur fonctionnement et de leurs effets. Et, justement, il estfrappant de constater qu’elle place au cœur de cette dernière la catégorie de « dépossession ». Lacritiquedudroitqu’elleformuleviseàsaisirlesprocéduresd’exclusionàl’œuvredansledroit–c’est-à-dire àmettre en lumière la façon dont le droit produit du hors-droit ou,mieux, des situations danslesquellesdesindividus,desgroupes,desminoritéssontdépourvusdeprotectionsjuridiques.Lacritiquede la forme État-nation se fait à partir d’une concentration du regard sur les catégories d’exilés,d’apatrides, de réfugiés : « La condition des apatrides et des réfugiés est essentielle pour macompréhension des droits de l’homme et de la critique de l’État-nation, de l’emprisonnement et de ladétention,delatortureetdesaratificationparledroitouunepolitique5.»

SelonButler,laconstructiondesÉtats-nations,etdoncdesÉtatsdedroit,engagetoujoursl’exclusiondepopulationshorsde l’État-nation.ToutÉtat-nation,en tantqu’ilesthantéparunecertaine idéologienationale ou de l’identité nationale, tend à créer des groupes d’individus expulsés parce qu’ils necorrespondraient pas à l’idée de la Nation, à son unité, à sa définition, et donc à les priver desprotections juridiques dont les États sont censés être les garants : ce sont les réfugiés, les exilés, lesapatrides. Prolongeant et développant la position d’Hannah Arendt, Butler montre que l’histoire desÉtats-nations depuis le XIXe siècle est inséparable d’expériences de dépossession, d’expulsion,d’internement.SileproblèmedesapatridesetdesréfugiésestrécurrentauXXesiècle,c’estparcequ’ils’agit du siècle du triomphe de la forme État-nation. Judith Butler écrit qu’Arendt insiste sur « lanécessitéderéfléchiràceproblèmedesréfugiésetdesapatridescommeàunproblèmelié,demanièreréitérée,auxÉtatsquisontconstruitssurlemodèledel’État-nation.Onseraitendroitdesedemanderàquoi pourraient ressembler desÉtats qui ne seraient pas desÉtats-nations, s’il est vrai que lesÉtats-nationsnepeuventsubsistersanssusciterdesmassesdeminoritésapatrides,sileproblèmeeststructurelouhistorique,oumêmelesdeux6».

Ici encore, la critique du droit s’articule à la prise en compte des exclusions qu’il produit. Lecaractère problématique de l’existence des États-nations s’enracine dans le fait que leur formationengendreeo ipso la constitution d’unemasse deminorités apatrides.Certes, la constitution d’unÉtat-nationdotecertains individusdustatutdecitoyen.Maiscetteopérationd’inclusionn’est jamais totale.Elleestlimitée.Elleaunefacenocturneetestinséparabled’uneopérationd’exclusiondecellesetceuxquinesontpasreconnuscommemembresdelaNation,quisetrouventalorsrejetésdansunesituationdedéchéanceetsoumisàdespouvoirsviolentsetarbitraires(confinement,expulsion,etc.).

La catégorie d’« exception » et la catégorie d’« apatride » occupent une position analogue. À lalimite, on pourrait dire que l’une et l’autre désignent le même phénomène, mais dégagé selon desperspectives différentes. Dans les deux cas, le diagnostic posé est identique : le droit estintrinsèquementliéàduhors-droit.Danslepremiercas,cehors-droitestsaisiàl’intérieurdel’ordredudroit(l’exception),alorsque,danslesecond,ill’estàl’extérieurdecelui-ci(lesdéchusdedroits).Mais,danslesdeuxdémarches,etc’estcequim’importe,lastructuredel’analyserestelamême:c’està

partir d’un hors-droit que l’on interroge le droit. La critique part de ce qui est exclu pour interrogerl’inclusionetleprincipedel’inclusion;ellesaisitcequiestdehorspourinterrogerlededans;c’estenpartantdel’apatridiequel’onouvrelavoieàunecritiquedel’État-nation;c’estenanalysantl’exceptionquel’onseproposededégagerlalogiqueinvisible,etl’impossibilité,delarèglededroit.

_____________________

1.GiorgioAgamben,HomoSacer,Paris,Seuil,1997.2.JacquesDerrida,Séminairesurlapeinedemort,Paris,Galilée,2012,p.128-133.3.GiorgioAgamben,HomoSacer,op.cit.,p.186-187.4.GiorgioAgamben,Étatd’exception,op.cit.,p.102.5.JudithButler,Verslacohabitation,Paris,Fayard,2013,p.37.6.Ibid.,p.225.

II

Défierlaloi

La critique contemporaine du droit et de la politique est subtile et radicale. Les situationsd’exclusion,d’inégalité,dediscriminationoudedépossessionplacéesaucœurdel’analysenesontpas,eneffet,conceptualiséescommedes«défauts»oudes«défaillances»del’ordredudroit.Ellesnesontpas caractérisées comme des « dysfonctionnements » qu’il serait possible de corriger en étendant, encomplétantouensystématisantlalogiquejuridiquetellequ’elleestdéjàconstituée.Ceszonesdehors-droit et les opérations qui président à leur instauration sont au contraire désignées commeconsubstantiellesàl’ordredudroit.Ellesrésultentdesalogiquemême,desonaction.Parconséquent,lacritique du droit proposée ici appelle à une redéfinition du système juridico-politique tel que nous leconnaissons.Ilnes’agitpasdelecorriger.Ilnes’agitpasdedemeurerdansl’horizondesconstitutionslibérales ou de trouver des moyens d’accomplir leurs promesses en réduisant au minimum leursincomplétudes. La critique ne ratifie pas cet ordre-là. Ellemontre au contraire que l’édification d’unrégimepolitiquequinedéboucheraitpassurlaproductiond’apatridesetderéfugiés,ousurl’instaurationd’une zone grise d’indécidabilité appelée « exception », nécessite d’imaginer un nouveau dispositifjuridique.Cela aboutit par exemple chez JudithButler à une réflexion sur la forme fédération commeorganisationalternativeàlaformeÉtat-nation.

Cependant,laradicalitédetellesanalysesnesauraitmasquerlefaitqu’estimplicitementàl’œuvre,ici, une certaine ratification de l’ordre du droit. Une adhésion sous-jacente aux catégories de l’ordrejuridique conditionne et fonde ces approches. Car, après tout, la démonstration consiste toujours àprésenterl’Étatdedroitetlaloicommedescadresprotecteurs,positifs,valorisés,etcequiyéchappecommemarquénégativement.Cequiestproblématiquedansledroit,c’estl’exceptionquimetenéchecle fonctionnement réglé des normes juridiques ; ce qui est problématique dans l’État-nation, c’estl’exclusionetladépossessionqu’ilfabrique,lacréationdegroupesd’apatridesetderéfugiés.Bref,danscelangageanalytique,lacritiquedel’ordrejuridiqueoupolitiqueseconcentresurlesfaillesinternesouexternesdecetordre,surlesmomentsoùilsedéfait,surleslieuxd’oùilseretire,etc.

Cequenoussommes

Maiscequimesembledonccomplètementperduici,c’estlapossibilitéd’unecritiquedudroitdanssapositivité.C’estlaraisonpourlaquelleilmeparaîtàlafoispossibleetnécessairederadicaliserlacritique contemporaine afin d’interroger les catégories de l’ordre juridique et de la politique elles-mêmes.L’objectifseraitalorsnonpasdeseconcentrersurcequeledroitexclutousurlessituationsoùilnes’appliquepas,maisdedégagercequ’ilestentantquetel,sanatureetladéfinitiondecequ’ilinclut.Ils’agiraitdeprendrepourobjetnonpasl’apatridie,maislacitoyenneté,nonpasl’étatd’exception,maislarègleetlefonctionnementnormaldel’Étatdedroit.

Je voudrais ici essayer de contribuer à l’élaboration d’une critique des opérations du droit et del’ordrepolitiquequiprendraitpourobjetlesnotionsdecitoyen,d’État,deLoi,etc.Ilmesembleeneffetque,enn’interrogeantpascesdispositifs,enlesérigeantmêmeenréférencesparrapportauxquellesestpensé ce qui est « négatif », la critique contemporaine fait comme s’il s’agissait de catégories nonproblématiques, transparentes à elles-mêmes, qui n’appelleraient pas investigation et ne seraient pastraversées par des opérations de pouvoir.Or il faut, à l’inverse, rendre problématique la question desavoircequesignifieêtreunsujetdedroit,cequeveutdireêtresoumisàl’ordredelaLoi,cequiest

impliquédans le faitd’êtrequalifiépar le statutdecitoyen,quelsmodesde subjectivationcescadresimposent.Sinousvoulonscomprendrecequenoussommes,lesopérationsdepouvoirquis’appliquentànous,lesrégulationsquinousdéfinissentetdélimitentcequenouspouvonsêtre,nousavonsbesoind’unethéoriequinouspermetted’appréhender cequec’estqu’êtreun sujetdedroit, àquelleviolencenoussommessoumisentantquecitoyens,entantquemembresd’unÉtat,entantquesujetsdelaLoi.Quellesopérationssontàl’œuvredanslefaitd’êtreinclussousl’ordrejuridique,danslefaitd’apparteniràunenation?

Évidemment,poserdetellesquestionsnesignifiepasmettresurunmêmeplanlapositiondecitoyenetcelled’apatride,oulesmodesdegouvernementarbitrairesetlesmodesdegouvernementréguliers.Lacritiquedudroitquejeproposenesupposeenriendeprocéderàdetellesopérationsdeneutralisationdesdifférences.Envisagerunecritiqueintégrale,radicale,nesignifiepasmettreaumêmeniveauledroitet le hors-droit.Envoulant entreprendreune critiquede l’État dedroit oude la citoyennetédans leurpositivité,jen’entendspasdirequ’ilyauraitenquelquesorteautantdeviolences,autantdelimitationsinscritesdansl’Étatdedroitquedansl’Étatpolicier,danslacitoyennetéquedansl’exil,etquelesdeuxconditionsseraientaussiproblématiquesl’unequel’autre.Jesuisévidemmentd’accordavecl’idéeselonlaquelle le droit, la Loi, la Constitution incarnent des protections dont la privation et la suspensionreprésententunedépossession.Mais,danslemêmetemps,cetteperceptionnedoitpasconduireàratifierlesvaleursdel’ordredudroit,àempêcherdemeneruneinvestigationcritiquesurletypedesubjectivitéqui découle du fait d’être inscrit dans un État. Sinon, la critique tend à installer une certaine formed’étatismedanslapensée,unecertaineratificationdelalogiquedudroitetdelacitoyenneté.Orleprojetd’unecritiquedel’État,del’ordrejuridique,descadresdelapolitiquedoitêtreconservéetaffirmé:ildoit nouspermettrededégager lesopérationsdepouvoir et les formesdeviolencequi s’exercent, defaçondissimulée,àtraverscesdispositifs,et,ainsi,nousdonnerlesmoyensdeconfrontercesformesauxexigencesdeladémocratieetdelalibertéafind’ouvrirunnouvelhorizonpolitique,plusémancipateuretplusprotecteur1.

Lathèsequejevoudraisavancerestque,précisément,lesactesetlaviedeSnowden,d’AssangeetdeManninginterrogent,dansleurformeetleurdéploiementmêmes,l’ordredudroitetl’architecturedesdémocratieslibérales.Autrementdit :danslesluttesquisedéroulentautourd’euxetdontilsincarnentles figures exemplaires, il se passe autre chose qu’une volonté de rappeler les États à la Loi et auxnormesconstitutionnelles.Cettevisionneretientqu’unaspectdecequiestenjeu.Elleappliqueàcescombatslagrilled’analysecritiquedominantedupouvoiretdelasouveraineté,etlesintégreàunchampde bataille prédéterminé. Dès lors, elle empêche de voir ce qu’il y a, ici, de nouveau, de singulier,d’inédit2.

Rendre justice à ce que font Snowden,Assange etManning, à ce qu’ils sont, nécessite de ne pass’attacheruniquementauxenjeuxdeleursprotestationsouauxquestionsqu’ilssoulèvent.Ilfautregarderleursmodesdeprotestation:dansleurmanièredeserévolter,deseconstituercommesujetsenlutte,ilsontmisenœuvre,pratiquement,unnouveaurapportaudroit,àl’État,àladissidence.Ilsn’ontpasreprisà leur compte des formes instituées de la révolte et ne se sont pas contentés de porter, sur la scènepréétablie de la confrontation publique, de nouveauxobjets.Leur attaque vise la scène politique elle-même.Ilsinterrogentlescadresdelapolitique,lesformesprescritesdelacontestationetdel’expression– et ils opèrent, de ce fait, une contestationdudispositif de lapolitiquedémocratique tel quenous leconnaissons et tel qu’il s’impose à nous. Et l’on sait qu’il est toujours beaucoup plus subversifd’interrogerlesdispositifsquedetenirdespropos,mêmetrèsradicaux,dansdesdispositifsreconnusetinstallés.Snowden,AssangeetManningn’affrontentpas seulement lesdéfaillancesdesdémocratiesetlesprocessusde«démantèlement»delarèglejuridiqueordinaire.Ils incarnentundéfiàlaLoielle-même.Ilscherchentàinterrogercequidemeuredenondémocratiquedanslesvaleursetlesidéauxquenousreconnaissonstraditionnellementcommedessymbolesdeladémocratie.

Unenouvellescènepolitique

Pourtant, lorsqu’il s’agitdedésigner lesactionsdeSnowden,d’Assange,deManning–maisaussid’autres acteurs qui s’inscrivent dans leur sillage : lanceurs d’alerte, hackers, Anonymous, etc. –, lacatégoriequirevientleplussouvent,ouquisembleimmédiatementlaplusappropriée,estunecatégorieclassique :cellede«désobéissancecivile».Certes,Snowden,AssangeetManningontaccomplidesactesillégaux:ilsonttéléchargédesdocumentssecrets,ilssesontprocurédesinformationsauxquellesilsn’étaientpasautorisésàavoiraccès, ilsontcontribuéà rendrepublicsdes rapportsclassifiés,etc.Mais l’illégalitédecesactesseraitapparente.Surtout,ellen’empêcheraitpas la légitimitédeceux-ci.Carleurfinalitéconsistaitàdénoncerdesactionsillégalesdel’État:dessurveillancesnonautorisées,desprogrammesillégitimes,desactescontrairesauxrèglesdedroit.

Commel’énonceNoamChomskydansundialogueavecMichelFoucaultsurlajustice3, lapratiquedeladésobéissancecivilereposesurunaxiomesimple:nepasaccorderlemonopoledecequiestjusteoulégalàcequiestconformeàl’ordredudroitàunmomentdonné.L’Étatpeutêtrecriminel.Etdésobéirà une loi peut, dès lors, être un acte légal. Mieux, si l’État se comporte d’une manière criminelle,contraireàlaConstitution,ilestdudevoirdescitoyens–passeulementmoral,maissurtoutlégal–delestopper:«Quandj’accomplisunactequel’Étatconsidèrecommeillégal,j’estimequ’ilestlégal;c’est-à-dire que l’État est criminel4. » Chomsky évoque par exemple des actes de résistance et dedésobéissance contre les guerres impérialistes, et notamment contre la guerre du Viêt-nam : « Desélémentsintéressants,inscritsdanslesprincipesdeNurembergetlaChartedesNationsunies,autorisent,en fait, je crois, requièrent du citoyen d’agir contre son propre État d’unemanière considérée à tortcommecriminelleparl’État.Néanmoins,ilagitentoutelégalitéparcequeledroitinternationalinterditla menace ou l’usage de la force dans les affaires internationales, sauf dans des circonstances trèsprécises dont ne fait pas partie la guerre du Viêt-nam. Dans ce cas particulier, qui m’intéresseénormément,l’Étataméricainagitcommeuncriminel.Etlesgensontledroitd’empêcherlescriminelsdecommettreleursforfaits.Cen’estpasparcequelecriminelprétendquevotreactionestillégalequandvouscherchezàl’arrêterquec’estlavérité5.»

Interpréter les actions de Snowden, Assange etManning comme de la désobéissance civile, celarevient à les inscrire dans la continuité des grandes luttes démocratiques des XIXe et XXe siècles, ducombatcontre l’esclavageàceluipour lesdroitscivils,desprotestationscontre laguerreduViêt-namaux mouvements pour le mariage homosexuel ou contre les organismes génétiquement modifiés (lesfaucheursvolontaires):pourdénoncerdesmesuresnéfastes,voireillégalesdel’État,etpourenobtenirleretrait,cestroismilitantsseseraient,àl’imageetsurlemodèledenombreuxautresacteurspolitiquesavanteux,donnéledroitdedésobéir.Cetteinterprétation,onlevoit,estd’ailleursparfaitementcohérenteaveclaperceptionhabituelledeleursactescommedesréactionsauxmenacesquipèsentsurnoslibertésciviles:confrontésàunemultiplicationdemesuresd’exceptionouillégales,ilsseraientintervenuspourinterpellerlepublicetrappelerl’Étatàlarèglededroit.

Je voudrais ici contester cette interprétation. Je ne crois pas que Snowden, Assange et Manningpuissentêtreconsidéréscommes’inscrivantdanslatraditiondeladésobéissancecivile.Ilnemesemblepaspertinentdelesdésigneràl’aidedecettecatégorie.Évidemment,ilnes’agitpasdutoutdesouleverunproblèmede«nomination».Lesquestionsdedéfinitionn’ontpasbeaucoupd’intérêt.L’enjeusesitueailleurs.Mon idée serait plutôt que l’écart entre les actions de Snowden, Assange etManning et lesformesdeladésobéissanceciviledessinelelieucritique,lalignedefracturequicontientetpermetderévélerlanouveautédecequisejoueàtraverselles.

La désobéissance civile ne constitue pas, en effet, un mode de protestation parmi d’autres. Elleapparaît,aucontraire,commelaformedelarévoltequivaleplusloinpossibledanscequiestpermis,

dans ce qu’autorise l’espace de la démocratie libérale tel que nous le connaissons. Parmi toutes lesoptionsdisponiblespourénoncerundissensus,pourdénonceruneloi,unrèglement,etc.,ellereprésentelegesteleplusfort,souventutiliséendernierrecours.Onpourraitmêmedireque,enunsens,ils’agitdela pratique la plus radicalement démocratique, qui fait l’usage le plus séditieux, le plus contestatairepossibledescatégoriesdeLoi,decitoyenneté,deConstitution,etc.6.

Dèslors,analyserenquoietpourquoiSnowden,Assange,Manningsesontinscritsendécalageparrapportàcedispositifnepermetpasseulementderéfléchirsurlanaturedeladésobéissancecivile,sesimpensés, ses limitations – sur ce qui, peut-être, demeure conservateur en elle (ce qui nous incitera àregarderavecprudencelamultiplicationdesmouvementsquis’enréclament).Celaouvreégalementlavoie à une exploration de ce que pourrait être un mode de subjectivation politique qui échappe auxformesprescritesetpréétablies,etdoncàune interrogationsur leseffetsdepouvoir,decensureetdeviolencequecesformesinstituéesemportentavecelles.Commentfonctionnentlesnotionsdecitoyenneté,de Loi, d’État, d’espace public ? Quelles voies pourrait emprunter une subjectivation affranchie descodesinstallésdel’expressiondanslesdémocratieslibérales?Quelseffetspourraientendécouler?

Ladésobéissancecivile

Sansdouteletexteleplusclassiquepourcomprendrelanaturedeladésobéissancecivile,etcequecetteméthode révèle de la subjectivité des individus en lutte, c’est-à-dire de leur rapport à la Loi, àl’État,est-ill’ouvragedeJohnRawls,Théoriedelajustice.Danscelivre,Rawlss’intéresselonguementà la questionde la définition, puis de la justificationde la désobéissance civile. Il se limite au cadred’uneautoritédémocratiquementétablie,puisque,aufond,selonlui,leproblèmedelalégitimité,voiredelalégalité,deladissidenceneseposeréellementquedanslesrégimesoùleprocessusdeformulationdelaloiestdémocratique–danslesrégimesautoritairesoudictatoriaux,lalégitimitédel’oppositionestévidente. (Il est important de noter que les analyses deRawls ont été très largement reprises par lesmouvementsdedésobéissancecivileeux-mêmes,quis’ensontréclamésets’ysontreconnus,ensortequel’onpeutconsidérerqu’ellesexprimentbienlesvaleursquifondentcetteméthode.)

Rawls définit la désobéissance civile comme« un acte public, non violent, décidé en conscience,maispolitique,contraireàlaloietaccomplileplussouventpourameneràunchangementdanslaloioubiendanslapolitiquedugouvernement7».Ladésobéissancecivileconstitueainsi,d’abord,unepolitiquede l’interpellation, de la mobilisation publique : elle s’adresse au sens de la justice, au sensdémocratiquedelamajoritéetdugouvernementafind’obteniruneréformedanslaconduitedel’État.«Pourjustifierladésobéissancecivile,onnefaitpasappelauxprincipesdelamoralitépersonnelleouàdesdoctrinesreligieuses.Aucontraire,onrecourtàlaconceptioncommunedelajusticequisous-tendl’ordrepolitique.Nousavonsfaitl’hypothèseque,dansunrégimedémocratiquerelativementjuste,ilyaune conception publique de la justice qui permet aux citoyens de régler leurs affaires politiques etd’interpréter la Constitution. La violation persistante et délibérée des principes de base de cetteconception, pendant une certaine période, et en particulier l’atteinte aux libertés fondamentales égalespourtousinvitentsoitàlasoumission,soitàlarésistance8.»

Ainsi, même si c’est une minorité qui décide d’avoir recours à cette méthode de protestation, lamobilisationsedéploietoujoursaunomdesvaleursmajoritaires–ou,mieux,aunomdecequiapparaîtcommelesvaleursdelasociété,lesvaleursdites«communes»:«Ladésobéissancecivileestunactepolitique,passeulementausensoùelleviselamajoritéquialepouvoirpolitique,maisparcequ’elleestguidéeetjustifiéepardesprincipespolitiques,c’est-à-direparlesprincipesdelajusticequigouvernentlaConstitutionet,d’unemanièregénérale,lesinstitutionsdelasociété9.»

Publicité

Malgré son caractère apparemment singulier et radical, la désobéissance civile s’inscrit dans lacontinuité des formes démocratiques les plus traditionnelles. Sa caractéristique première est d’êtrepublique. Le sujet ou le collectif qui désobéit doit désobéir publiquement, au grand jour, et de façonrevendiquée:«Ladésobéissancecivileestunactepublic.Nonseulementellefaitappelàdesprincipespublics, mais encore elle se manifeste publiquement. Elle s’exerce ouvertement avec un préavisraisonnable,ellen’estpascachéeousecrète.Onpourraitlacompareràundiscourspublicet,étantunappelpublic,c’est-à-direl’expressiond’uneconvictionpolitiqueprofondeetsincère,ellealieusurleforumpublic10.»

Cettepublicitédeladésobéissancecivileestappeléeparsalogiquemême.Elleestinscritecommeune exigence dans le sens et la fonction d’une telle action. Car désobéir a pour finalité, avant tout,d’interpeller l’opinion, d’intervenir dans la délibération politique : en affirmant publiquement que jedésobéisàuneloiquejeconsidèrecommeillégitime,jem’adresseauxautres,ou,pourledireautrement,jeveuxappelermasociétéàêtreàlahauteurdesesprincipes,etdénoncerlesmomentsoùl’Étatsembletrahirlesfondementsdesonexistence.Ladésobéissancecivileentendainsiconfronterunesociétéàelle-même,àsesidéauxdejustice,afinqu’ellesemetteenconformitéavecelle-même.

Désobéir,mettreaudéfilesforcesdel’ordresemblereleverd’uneunepratiquededéfiàl’État.Enréalité, il ne s’agit que d’unemobilisation destinée à l’aménager ou à le réformer. La désobéissancecivile ne constitue pas une pratique de contestation de l’ordre du droit. Elle fonctionne au contrairecommeunrappelàlaLoi.C’estaunomdes«valeurs»delasociétédémocratiquequelesprotestatairess’écartentdecequivautcommeloiàunmomentdonné.Cetteformedecontestations’opèreaunomdelaLoi.Onpourraitmêmedire,enunsens,quelesdissidentsseveulentpluslégalistesquel’État.

Notonsd’ailleursqueladésobéissancecivileneconstituepas,pourcetteraisonmême,unepratiqueinventive,danslaquelleuneinnovationpolitiquepourraitavoirlieu:danslamesureoùellesedéploieaunomdes«valeursdelasociété»–sitantestquecetteexpressionaitunsens,etc’estprécisémentlàleproblème–,aunomdela«Constitution»,ellesupposederatifiercesvaleursetdeprendrelesnormescomme données, et donc de se placer dans une situation telle que l’on ne pourra pas en façonner denouvelles.

Dèslors,onlecomprend,lesujetdeladésobéissancecivile,lesujetquientredanscetypedelutte,ne se subjective pas comme un être séditieux, un être qui adhérerait à des valeurs proches del’anarchisme, ou qui s’inscrirait en rupture par rapport à l’État de droit. Au contraire, le sujet de ladésobéissancecivileestunsujetdel’État.IlagitaunomdelaLoi;ilreconnaîtsoninscriptiondanslesystème juridique.Mais il tire de cette inscription l’exigence de désobéir publiquement, à unmomentdonné,àtelleoutelleloimanifestementincompatibleaveclesvaleursdelajustice.

Responsabilité

Cette reconnaissance de laLoi qui précède et conditionne l’acte de désobéissance civile apparaîtdanslefaitquelesdésobéisseurssesubjectiventcommesujetsresponsablesdeleursactesetprêtsàenrépondre.L’actededésobéissanceprovoquenécessairementuneréponserépressivedel’Étatetouvrelerisqued’unesanctionpénale.Orlesujetquis’engagedansladésobéissancecivilenecherchepasàfuirlapunition.Ilenreconnaîtlalégitimitéetselaissepunir.Ilsepensecommesujetpunissable.Désobéir,se faire interpeller, être puni : ces trois étapes constituent une séquence typique de la désobéissancecivile.C’estainsi,eneffet,quesontmanifestéslelégalismedesmouvementset,parlà,leursincérité:«

Ladésobéissancecivileestnonviolente[car]elleexprimeladésobéissanceàlaloidanslecadredelafidélitéàlaloi,bienqu’ellesesitueàsalimiteextérieure.Laloiestenfreinte,maislafidélitéàlaloiestexprimée par la nature publique et non violente de l’acte, par le fait qu’on est prêt à assumer lesconséquenceslégalesdesaconduite.Cettefidélitéàlaloiaideàprouveràlamajoritéquel’acteest,enréalité, politiquement responsable et sincère et qu’il est conçu pour toucher le sens de la justice dupublic11.»

Cetteacceptationdelapunitionfaitsystèmeaveclecaractèrenonviolentdeladésobéissancecivile,detellesattitudesformantlesdeuxfacesd’unemêmetactique,destinéeàrendremanifeste,àl’inverse,laviolencedelaLoi.Désobéirpacifiquement,selaisserarrêter,sefairepunir:toutcelapermetd’installerunescènedanslaquellelanon-violenceestducôtédesprotestatairesquandlarépression,l’usagedelaforce sont du côté de l’État. Cette mise en scène construit une opposition entre le pacifisme desmanifestants et la violence répressive de l’État, qui doit interpeller l’opinion, lui faire prendreconsciencedel’injusticedesautoritésafinqu’ellesemobilisepourunchangementdelaLoi.

La soumission à la répression, et même l’appel à la punition, qui traverse le geste de ladésobéissance civile apparaît dès l’origine de cette pratique, dans le texte fondateur d’Henry DavidThoreau.DansLaDésobéissancecivile,celui-ciexpliciteeneffetsonoppositionà laguerrecontre leMexiqueet,surtout,àlapolitiqueesclavagistedesÉtatsduSud,cequil’amèneàdésobéir:ilrefusedepayersesimpôts.LetextedeThoreauestcomplexe,riche,etl’onverraplusloinquel’onpeutentirerd’autresréflexions.Pourl’instant,jevoudraissoulignerqueThoreaurendbiencomptedel’inscriptiondeladésobéissanceciviledanslejeudelapénalité.Endésobéissantpubliquement,ilsaitqu’ilappellelasanctionetqu’il finiraenprison.Maisc’estprécisémentcequ’il recherche : ildoit finir enprison, ilveutfinirenprison.Enl’emprisonnant,eneffet,l’Étatmanifesterapubliquementsoninjustice:«Sousungouvernementquiemprisonneunseulêtreinjustement,lajusteplacedujusteestaussilaprison.Laplaceidoine aujourd’hui, la seule place que leMassachusetts ait fournie à ses esprits les plus libres et lesmoinsserviles,cesontlesprisons,pourêtrerejetésetenferméshorsdel’Étatparlui-même,carilss’ensontdéjàretirésparleursprincipes.C’estlàquel’esclavefugitif,queleprisonniermexicainenlibertéconditionnelle,quel’Indienvenuplaiderlestortssubisparsaracesetrouveront;encelieuséparé,pluslibreetplushonorable,oùl’Étatsitueceuxquinesontpasaveclui,maiscontrelui–laseuledemeured’unÉtatesclaveoùl’hommelibrepuisserésideravechonneur12.»

Autrement

Ladésobéissancecivileconstitueuncaslimite:ellereprésentel’artdelarévoltequimetenjeudelafaçonlaplusradicalelescatégoriesfondantl’architecturedesdémocratieslibérales.Dèslors,onpeutseservirdececascommed’unmiroirgrossissantquipermetderéfléchirsurnotre inconscientpolitique,nosfaçonstraditionnellesdepenser,ladéfinitionquenousdonnonsdescatégoriesdecitoyen,desujet,etc. Cette pratique fournit lesmoyens de dégager la logique qui conditionne l’existence démocratiquedans ses périodes « calmes » comme dans les moments de protestation – c’est-à-dire la forme desubjectivationàl’œuvremêmedanslesautrespratiqueslesplusinstituéesetlesplusrégulières,commelapétition,lamanifestation,lagrève,etc.

Aufond, lepointcentral iciestdeconstaterque,pourqu’unactededésobéissanceprenneunsenspolitiqueetnesoitpasperçucommeunactesimplementcriminelmaiscommeuneinterventioncivique,ilestnécessairequ’il soit accompliparun sujetquidéploieuncertain rapport à l’espacepublicet à laresponsabilité.Lesujetquis’engageseprésentedanslasphèrepublique,iloccupel’espacepublic,ilserend visible et, de ce fait, dans le même temps, il tient un discours ou entreprend des actions qui

l’obligent,desquelsildevraéventuellementrépondreetdontilassumeralaresponsabilité.Pouragirentantquecitoyen,pourentrerdanslasphèredémocratique,lesujetdoitêtreidentifiable,responsable,etdoitagirpubliquement.C’estlareprisedecemodedesubjectivationquienfaitunsujetdedroit,c’est-à-direuncitoyen.

Or, précisément, ne trouve-t-on pas chez Snowden, Assange etManning, ou dans lesmouvementsprochesd’eux,unetentativepourmettreenœuvreunemanièred’agirquiéchappeàcescontraintesetàcemodedesubjectivation?

ChelseaManning,parexemple,n’apasprispartàuneactiondedésobéissancecivile, c’est-à-direouverteetassumée,contredespratiquesillégalesdel’arméeaméricaineetdesservicessecrets.Elleaagi de façon cachée, anonyme – et n’a été identifiée comme source des fuites qu’à cause d’unedénonciation.Manningaagipolitiquement,maissansrevendicationpublique.D’ailleurs,elleadiffuséles informations qu’elle possédait sur le siteWikiLeaks, qui promeut ce type de pratique et cemoded’intervention.AvecWikiLeaks, JulianAssange entend en effet fournir un espace crypté, sans aucunetraçabilité,c’est-à-direauseinduquelilestimpossibledetrouverl’identitédela«source»quidéposedesdocuments13.Lesnouvellesluttesquis’organisentautourdeWikiLeaks,legestedeChelseaManningou,biensûr,ungroupecommelesAnonymousmettentainsienœuvreunenouvellefaçondefairedelapolitiquequiéchappeàlaproblématiquedel’apparitiondansl’espacepublic.Ils’agiticidedéployerdesluttesàtraverslarevendicationd’unepratiquedel’anonymatetdelanon-apparition.

Certes,SnowdenouAssange,eux,figurentdansl’espacepublic.Ilsrevendiquentleursactes,etl’onconnaîtleurnom.Néanmoins,ilsaccomplissenteuxaussi,maisautrement,uneruptureaveclesstructurestraditionnellesdeladémocratie:ilsmettentencauselanotiondesujetresponsable.Loind’assumerlaresponsabilitédeleursactions,d’appeleretd’accepterlasanction–surlemodèledeThoreauselaissantarrêteretemprisonner–,SnowdenetAssangeontadoptéunepratiquesolitairedel’exil.Ilsnesesontpas laissé pacifiquement et passivement arrêter pour être jugés –Manning non plus, d’ailleurs. Leurpolitiqueaconsistéàfuir.Cesontdesêtrespublics,quiontrevendiquépubliquementleursdémarches,mais,enmêmetemps,ilsnesesontpasconstituéscommesujetsquiacceptentlarépression;ilssesontposéscommesujets«irresponsables»quirefusentdecomparaître.Snowden,parexemple,estpartipourHongKongavantdefairesesrévélations;ilyavécucaché,puisaétécontraintdeseréfugieràMoscou.Ila formulédesdemandesd’asiledansdesdizainesdepays.Nousn’avonsdoncpas iciaffaireàdessujetspolitiquesqui,pourrépondreàlaformuledeRawls,«assumentlesconséquenceslégalesdeleursconduites».Nousavonsaffaireàdessujetsquifuientcesconséquences,lesrécusentetfonttoutpouryéchapper.

Onlevoit:Snowden,AssangeetManningn’ontpasagidelamêmefaçon,danslesmêmestermes,selon lesmêmesmodalités. Iln’endemeurepasmoinsque, à traverseux,undéplacementde la scènepolitiqueetl’irruptiond’unenouvellemanièred’agirpolitiquementsontentraindes’opérer.Chacunàsamanière,chacunsousunanglespécifique,ilssesontinscritsendécalageparrapportàlafigureprescritedusujetpolitique–et,dece fait, ilsnous invitentà repolitisercertainesquestions.Lesujetdontnousavons ici la préfiguration ne se constitue pas comme sujet responsable qui agit publiquement dans lasphèrepolitique.Ilintervientsoitcommesujetanonyme,quisecache,soitcommesujetquin’assumepaslaLoietnereconnaîtpassapropreinscriptiondansl’ordredelaLoi.

Je voudrais dégager les effets critiques de cesmodes d’action : que veut dire, par exemple, agirpolitiquementd’unemanièreanonyme?Pourquoicelanousapparaît-ilcommeunecontradictiondanslestermes?Dequellesmanièrescemodedeconstitutiondesoicommesujetenlutteinterroge-t-illafaçondont la notion de démocratie est aujourd’hui articulée à une certaine idée de l’espace public, del’expressioncollective?Etmême,pluslargement,qu’est-cequiestenjeudansledésird’anonymatquis’exprimesurInternet,ycomprisau-delàouhorsdelapolitique,dansdesactionsquotidiennes?

Quesignifie,d’autrepart,lierunartdelarévolteàunepratiquedel’exil,delafuite–iciassociéeà

un refus de comparaître ? Comment comprendre la relation établie entre une action politique et unepratiquemigratoiredestinéeàchangerdepaysoudenationalité?Quelleestlaforcepolitiquedecettepratique,etenquoimet-elleencriselesrapportsspontanésquelesindividusnouentaveclaLoi,avecl’État,avecl’appartenancenationale,etc.?Quepeuventnousapprendrecestypesdesubjectivationsurnosmanièreshabituellesdefairedelapolitique,delaconcevoir–etmême,plussimplement,denouspensernous-mêmesetdepensernotreinscriptiondanslemondeetnosrapportsauxautres?

_____________________

1.Surlesdébatsquelathéoriecritiqueengageavecl’ordrejuridique,etplusspécifiquementsurlamanièredontlecaractèreformeldesdroitslibéraux peut être vu positivement comme une source d’inspiration et d’invention pour les mouvements émancipateurs, cf. Joan Scott, «Quelquesautresréflexionssurlegenreetlapolitique»,inDel’utilitédugenre,Paris,Fayard,2012,p.112-119.2.Monapproches’opposeainsiauxentreprisesquifontcommesitouteslesluttesrelevaientd’unmêmeprincipeetpouvaientêtreabordéesàpartird’unmêmejeudeconcepts(voix,désobéissance,collectif,etc.).Penserlapolitiquenécessitedepartirdelaspécificitédesluttespourinterroger lescatégoriesque l’onutiliseplutôtquede transformerchaquechampdebatailleencasparticulierd’unescèneplusgénéraleetprédéterminéedanssaformeetsesenjeux.Cf.parexempleSandraLaugieretAlbertOgien,LePrincipedémocratie,Paris,LaDécouverte,2014.3.Michel Foucault et Noam Chomsky, « De la nature humaine : justice contre pouvoir », in Michel Foucault,Dits et Écrits, t. I, Paris,Gallimard,2001,p.1339-1380.4.Ibid.,p.1369.5.Ibid.6.Cf.JacquesDerrida,«AdmirationdeNelsonMandela»,inPsyché,Paris,Galilée,1987.7.JohnRawls,Théoriedelajustice,Paris,Seuil,1987,p.405.8.Ibid.,p.406.9.Ibid.10.Ibid.11.JohnRawls,Théoriedelajustice,op.cit.,p.407.12.HenryDavidThoreau,LaDésobéissancecivile,Paris,Milleetunenuits,1996,p.27-28.13. Balázs Bodó, «YouHaveNo SovereigntyWhereWeGather –WikiLeaks and Freedom,Autonomy and Sovereignty in theCloud »,SocialScienceResearchNetwork ,mars2011,p.4-5,http://www.a51.nl/storage/pdf/SSRN_id17805191.pdf.

III

Nouveauxsujetspolitiques

1Anonymat,espacepublicetdémocratie

L’une des caractéristiques essentielles deWikiLeaks, sur laquelle JulianAssange a très largementinsisté, est d’être adossé à une pratique de l’anonymat. JulianAssange a fait de cet élément un pointcentraldesadoctrineetdesavisiondumonde.Lavocationet la raisond’êtredeWikiLeaks résidentdansl’ambitiondeconstruireunsitequiassurel’absencedetraçabilitédesindividusquiycontribuent.Toute l’architecture de cette association vise à garantir la possibilité d’agir masqué. WikiLeaksfonctionnedetellemanièrequesesmembresignorentl’identitédu«lanceurd’alerte»quileuradressedesdocuments;mieux,ilsonteux-mêmesorganiséleurincapacitétechniqueàl’identifier.Cetteintentions’inscrit en rupture avec l’éthique journalistique classique, qui prescrit que les journalistes doiventconnaître leurssources,en toutcassavoirdequi il s’agit,mêmes’ilsn’en révèlentpas l’identité– lejournalismetraditionnelinterdit,enrèglegénérale,l’usaged’informationsissuesdesourcesanonymes.

WikiLeaks,parexemple,nesaitpassic’esteffectivementChelseaManningquiafaitfuiterlescâblesdiplomatiquesetlavidéo«CollateralMurder».DanslemondedeWikiLeaks,cettequestionneseposepasetnedevraitpasseposer.WikiLeaks,ditAssange,«estunsystèmequel’onnepeutpascensurer,permettant lafuitemassivededocumentssansrisquedetraçabilité1».Bref,c’estunsitequisedéfinitcomme un espace de protection, un espace caché et crypté – censé mettre en échec toute idéed’identification.

Laculturedel’anonymat,cetteconceptiond’unepolitiqueet,plusgénéralement,d’unepratiquedesrelationsauxautresquisedéploientsanspossibilité,pourlesujetquilamène,d’êtreidentifié,sesituentaucentredecetespacedeluttes.Ellesconstituent,notamment,lepointcentrald’unmouvementcommeceluidesAnonymous.Onpourraitmêmedireplus:cemouvementprotéiforme,sansstructure,n’estpasuncollectiforganiséautourd’unelignepolitiqueprécise,mais,plutôt,autourdecettenouvellemanièred’agir anonymement. On ne sait pas d’où vient la protestation, qui agit ni qui compose le groupevirtuellementréuniàunmomentdonnéautourdetelleoutellecause.Cetteforcen’estpasidentifiable.Ellenesauraitdèslorsfonctionneravecdes«revendications»établies,des«porte-parole»officiels,des«représentants»mandatés,etc.

Dansleurouvrage,FrédéricBardeauetNicolasDanetnotentquel’anonymatestunélémentcentraldela cyberculture, en particulier à travers la pratique des avatars. Ils soulignent également que lesAnonymous«prennentunmalinplaisiràperdreleursobservateursenbrouillantlespistes,commedanscetextediffusésurl’undeleursprincipauxcanauxdecommunication,lesite“anonews.org”:“PersonneneparlepourAnonymous.Rienn’estofficiel.Aucunevidéo.Aucuneopération.Mêmececommuniquédepresse, bien qu’il ait été créé par un nombre inconnu d’anonymes à une heure et à un emplacementinconnus,etmisenligneanonymement,nes’exprimepasaunomd’Anonymous”2».

Choix

Cettepratiquedel’anonymatetdel’effacementdestracesnesauraitêtreperçuecommes’inscrivantdansunetradition,finalementassezbienrépertoriée,delaclandestinité.Safonctionn’estpassimplementd’échapperauxsanctions.Aprèstout,onpourraitaisémentsedirequeChelseaManningaagidefaçoncryptéepournepasêtresanctionnée,pournepassubirlarépression,riendeplus.Delamêmefaçon,les

Anonymousutiliseraientl’effacementdeleurstracesafind’essayerdemenerleursactions,souventàlalimitedelalégalité,sansêtreinquiétés.

Mais une telle perception conduit à dépolitiser la pratique de l’anonymat, et empêche de la saisirdanssasingularitéetdanscequ’elleproduit.Ilexistedescadresdel’actionpolitiquequioriententnosmanièresdepercevoirtelleoutelleactioncommepolitiqueounon,commes’inscrivantdans lasphèredémocratique ou non, etc. Dire de l’anonymat qu’il constitue une tactique destinée à permettre dedéployeruneactivitéillégaleenéchappantàlasanction,c’estl’exclureduchampdelapolitique,c’estledésigner commeunepratiquenégative, subiepar celles et ceuxqui lemanient (parcequ’il serait troprisqué de faire autrement et de ne pas se cacher).Cette classification traduit la déstabilisation de nosfaçonsdepenser;elleexprimelesattentesimplicitesquenousformulonspourlesujetdelapolitique.Associer l’anonymat à de la dissimulation, c’est rester dominé par une certaine conception de lamobilisation démocratique, c’est formuler des attentes et ne pouvoir concevoir les attitudes qui yéchappent quenégativement – c’est-à-dire nepouvoir les expliquer que commeunmanque, le résultatd’unecontrainteoud’uneentrave.

OrcequisejouedanslesillagedeWikiLeaksoudesAnonymous,etcequiaeulieu,defait,avecChelseaManning,c’estunepropositiondeconcevoirl’anonymatpositivement.Ils’agitdel’affirmer,derevendiquercemoded’existence.WikiLeaks se fixe pour objectif de permettre unemultiplication desujetspolitiquesquiagiraientdefaçonanonyme,etentenddonnerauxindividuslesmoyenstechniquesde le faire. Et c’est très explicitement qu’il entend par là provoquer une action radicale et unetransformation des structures démocratiques et de la sphère de la politique. De même, chez lesAnonymous,l’anonymatnedoitpasvaloiruniquementpourlesactionspolitiques,maispourl’ensembledesactivitéssurInternet,mêmelesplusquotidiennesouinnocentes3.

Quesepasse-t-illorsquelesujetdelapolitiqueagitetsemobilisedefaçonanonyme?Qu’est-cequecela transforme ?Bien sûr, on pourrait se forger, et l’on se forge sans doute spontanément une imagedévaloriséedel’actionanonyme,quel’onatendanceàassocieràdela«lâcheté»,deladénonciation,unmanque de courage, etc.Mais ne pourrait-on pas procéder autrement, et interroger ces notions delâcheté,demanquedecourage?Qu’est-cequelefaitdedésigneruncertainnombred’actionsdecettemanièrenousapprendsurlesattentesimplicitesquenousformonsàl’égarddelapolitiqueetdusujetenlutte ? En d’autres termes : au lieu de thématiser l’anonymat comme une pratique « négative », il estpossible de la constituer comme un instrument nous permettant d’interroger nos cadres de pensée etd’action. Le type de pratique et le type de subjectivation engagés par la forme anonymat fonctionnentcomme des opérateurs critiques de notre inconscient, qui nous donnent lesmoyens de questionner lesmodalitéshabituellesdelasubjectivationpolitiqueetdeporteraujourleseffetsdepouvoirqui,àtraverselles,s’exercentsurnoussansquenousenayonsconscience.

Espacepublicetespacedémocratique

Danslesdémocratieslibérales,laquestiondelapolitiqueestconsubstantiellementliéeàlaquestionde l’espace public. Plus exactement, elle a été articulée, essentiellement, au problème de l’apparitionpublique:sesubjectivercommesujetpolitique,êtreuncitoyen,c’ests’engageretsemettrepubliquementen jeu ; c’est entrer dans l’espace public et porter au jour une revendication, une contestation, uneinquiétude.Enécrivantcela,jenereprendspasàmoncomptelareprésentation,promueparHabermas,del’espacedémocratiquecommeespacedediscussion,dedélibération–la«démocratiedélibérative»–, où la controverse réglée entre individus rationnels est censée aboutir à la formation d’une opinioncommune4.L’espacepublicestunespacedelutte,deconfrontation,d’affrontement–etlesrelationsqui

s’y déroulent doivent être pensées comme des rapports de force, non comme des rapports decommunication.Mais,quellequesoitlareprésentationquel’onseforgedel’espacedémocratique,qu’onledécrivecommeespaced’oppositionoucommeespacedediscussion,iln’endemeurepasmoinsque,danslesdeuxcas,ilestpensécommeunescèneoùapparaissentdessujetsetoùlesgroupesnouentdesrapportslesunsaveclesautres.

Lelienquenousopéronsentrel’activitépolitiqueetl’entréed’unsujetsurunescènedite«publique»transparaîtdansnosmodesdeperceptionet,parexemple,danslesformesdeclassificationquenousutilisonspourdifférencier lanaturedesactionsquis’inscriventenoppositionparrapportà laLoi.Aufond,l’engagementpolitiqueestsouventpensécommel’enversducomportementcriminel.Danslesdeuxcas,undésaccordaveclaLoifondel’action.Mais,alorsquelecriminelchercheàéchapperàlaloiaveclaquelle il est en désaccord en agissant de façon cachée, dans la clandestinité, le sujet politique, lui,s’affirmedans l’espacepublic,posedesrevendicationset travaillepubliquementà transformer l’ordredu droit avec lequel il est en conflit. Sans doute existe-t-il de multiples façons de manifester sondésaccord avec le système juridique. Néanmoins, systématiquement, l’entrée dans le domaine de lapolitiqueestvuecommenécessitantl’entréedusujetsurlascènepublique.

Ainsi,parexemple,danssonouvragesurlesbandits,EricHobsbawmseposelaquestiondescritèresqu’ilpourraitutiliserpourdistinguercequ’ilappellelebanditisme«social»,c’est-à-direintégrédansles communautés paysannes et porteur de revendications politiques, du banditisme « criminel », quirenvoieàdebanalesactivitéshorslaloi(braquages,pillages,etc.).Etilestfrappantdeconstaterque,pour opérer une telle distinction, Hobsbawm mobilise une problématique de l’espace public, de lavisibilitéetdujour.Lecriminelsedissimule,ilagitlanuit,dansl’obscurité,ilvitenretrait.Lebanditsocial-politique,aucontraire,nesecachepas,ilvitaugrandjour,ilagitauvuetausudetoutlemonde5.Lebanditestsocialetsesactionssontpolitiquess’ilmènesescombats«àvisagedécouvertetenpublic6».

Notre inconscient, telqu’ilest façonnépar lesstructuresdesdémocraties libérales, liepolitiqueetpublicité.L’espacepolitiqueest,d’abord,unespaceoùlesujetentreencontactavec lesautresetdoitassumer ce qu’il dit et ce qu’il fait. En se présentant devant les autres, le sujet engage son nom, sasignature,savoix:ilsigneunepétition,ilmontresonvisage,ilmetenlumièresasituationsocialeetlesintérêtsquis’yrapportent,ilmanifeste,etc.

L’œuvre d’Hannah Arendt, et notammentCondition de l’homme moderne, exprime cette relationconsubstantielleentrepolitique,espacepublicetsubjectivité,relationquifondenotrecompréhensiondel’espace démocratique.Arendt définit en effet l’espace public comme l’espace où tout peut être vu etentendupartous7.Lapolitique,dèslors,seral’activitéquisedéploieraauseindecettesphère,oùlessujetsapparaîtrontetagirontlesunsaveclesautres,aucontactdesautres,dansl’horizonnonseulementdel’adresseauxautres,maisaussidel’attentedelaréactiondesautresàcequ’ilsydisentetàcequ’ilsyfont:«Lapolisproprementditen’estpaslacitéensalocalisationphysique;c’estl’organisationdupeuplequivientdecequel’onagitetparleensemble,etsonespacevéritables’étendentreleshommesquiviventensembledanscebut,enquelquelieuqu’ilssetrouvent.»Lapolitique,danscetteacception,sesituedansledomainedel’apparition.Lapolis,continueArendt,«c’estl’espaceduparaîtreausenslepluslarge:l’espaceoùj’apparaisauxautrescommelesautresm’apparaissent,oùleshommesn’existentpassimplementcommed’autresobjetsvivantsouinanimés,maisfontexplicitementleurapparition8».

Cetteidéedelapolitiquecommeconsubstantiellementliéeàunespacepublicet,surtout,àungested’engagement sur une scène publique, c’est-à-dire sur une scène collective et peuplée d’autres sujets,orienteunepartimportantedelathéoriecontemporaineetlafaçondontelleformulesesinterrogations.Laquestiondelapolitiquetendainsiàêtreabordéeàpartird’uneproblématiquedel’apparition,dujour,delavisibilité(d’oùlafascinationpourlesphénomènesderassemblementsurlesplaces).Commentun

mouvementenvient-ilàseformer?Selonquellesmodalitésapparaît-il?Quilevoitoul’entend?Quelseffets,durablesounon,produisentsonapparitionetsadisparition?

ChezAlbertHirschman, par exemple, l’apparition sur la scène publique d’un sujet politique a étépenséesur lemodèlede lavoix–etdoncde l’écoute.À l’inversede l’apathieetde ladéfection,quiconstituent des manières silencieuses de réagir à un mécontentement, l’activité politique consiste àtrouver lesmoyens d’exprimer publiquement une voix, de porter des revendications au grand jour et,ainsi, de vocaliser un désaccord. Les sujets politiques s’affirment comme tels dans l’espace publiclorsqueleurdissensusentredansleregistredel’expression9.

Dansuntexterécent,JudithButlermobilise,elle,nonpaslaproblématiquedelavoixmaisducorps–etdoncnonpaslaproblématiquedel’écoute,maisdelavision.Lascènepolitiqueestcellesurlaquelledescorpsserassemblentetoccupentuneplace.Ens’alliant,lescorpsserendentvisiblesetrendentainsivisible la formation d’un « corps politique ». La politique s’inscrit dans une problématique del’apparitiondesoi,del’engagementdesoncorpsdanslarue,delamanifestationd’un«nous»qui,enoccupantl’espacepublic,les«places»,serendvisibleets’affirmecommepeuple10.

Qu’elle soit formulée en termes d’énonciationd’unevoix oud’apparitiond’un corps, l’analyse del’activitépolitiquerestedominéeparuneproblématiquedel’espacepublicetdelarelationauxautres:lapolitiqueestaffaired’occupationd’unespacemédiatiqueouphysique.C’estcetengagementdesoi,desonnom,desavoix,desoncorps,cette«publication»desoientantquesujetenlutte,quifonctionnecomme définition de l’action politique. À la figure du citoyen qui s’exprime, qui revendique, quimanifeste,quisebat,estainsiopposée,implicitement,lafiguredel’individuquifuit,ouquisetait,quiacceptesilencieusementl’ordredeschoses,quitransgresseclandestinementlaloi,etc.

Êtreanonyme

Et si, autour des Anonymous, ou avec une association comme WikiLeaks, nous assistions àl’émergence d’une pratique qui met en crise ce dispositif – qui non seulement déstabilise le lientraditionnellementnouéentrepolitique,sujetetespacepublic,maispermetégalementd’eninterrogerlefonctionnement, les limites et les impensés ? L’irruption de sujets qui désirent agir anonymement faitnaîtred’autrespratiquespolitiquesquecellesquisonthabituellesetinstituées.Nousavonsaffaireiciàune revendication d’être autre – à unmouvement de déstabilisation du régime démocratique tel qu’ilfonctionne,quenousdevonsprendreencompteetdontnousdevonstirerlesconséquences.

Lapratiquedel’anonymatpermetd’agirpolitiquementsansseconstituercommesujetidentifiable.Lesujetanonymeneseposepascommesujetquiapparaît:ilorganise,aucontraire,soninvisibilité;ilsedissout comme sujet public. Lorsqu’il dénonce, lorsqu’il bloque un site, lorsqu’il pirate, lorsqu’il «manifeste»–sitantestquecemotaitencoreunsensdanscecontexte,etnousvoyonsdoncquec’esticilevocabulairemêmedelapolitiquequ’ils’agiraderéinventer–,ilagit,ilproduitdesdiscours,ilfaitcirculerdesénoncés,maissansquel’onpuisseassignercesactesàunindividuqui lescommetoulesrevendique,sansquel’onpuissesavoird’oùvientlacritiqueetquil’énonce–c’est-à-diresansquelesujetassumepubliquementsesacteset sesdiscours.L’auteurdesdiscoursoudesactess’efface. Ilestinassignable.Ilrestesecret,caché,invisible,et,parconséquent,iln’entrepasencontactavecd’autressujets.Iln’yadevisible,depublic,quedesactesetleseffetsdelamobilisation.

Uneactionpeutdoncêtrepolitiquetoutenétantmenéeindividuellement,anonymementetsecrètement(on l’avuavecChelseaManning).Ellepeut aussi, bien sûr, êtremenéecollectivement–par exemplelorsquelesAnonymousattaquentunsite.Mais,mêmedanscecas-là,nousassistonsàuneredéfinitiondelanotiondegroupemobilisé.Certes,lacontestationestcollective,maisiln’yapasderassemblementdu

groupe.L’actionestmenéeindividuellement,pardesindividusagissantchacundesoncôté,danslesecretd’un bureau, d’un domicile. Le « groupe » se réduit à une juxtaposition de ces actions individuellesmenéesséparément–etnes’inscritdoncpasdansl’horizondela«fusion»:ilémergedanslalutte,danslemomentdelalutte,etdisparaîtsitôtl’actionterminée.Cequis’inventeici,c’estuneactionpolitiquequisedéploiesansréférenceàlaconstitutiond’un«Nous».

L’anonymat permet de déconnecter la problématique de la politique – et de la démocratie – de laproblématiquedel’espacepublic.Lesujetconteste,semobilise,maissansapparaître–c’est-à-diresansse mettre en jeu comme sujet, sans se présenter aux autres dans l’espace public comme agissantpolitiquement,etdoncsansentrersurunescènetisséeetsaturéederelationsauxautres,d’interpellations,de confrontations, etc. Il agit en organisant un dégagement entre son action et lui-même. En d’autrestermes, la possibilité d’agir politiquement sans agir publiquement montre qu’il n’y a aucune raison,contrairement à ce que la théorie politique postule, de lier politique et publicité. Dès lors, il fauts’interroger sur cette identification traditionnellement opérée, sur les raisons pour lesquelles nousl’instauronsetsurcequ’ellerévèledenotreimpensé.

L’anonymat permet de concevoir un autre rapport du sujet à l’action. Saisir ce qui se produit denouveauàtraverslaformeanonymat,c’estainsinousdonnerlesmoyensderéfléchirsurleslimitesdurégime qui articule la politique démocratique aux notions de prise de parole, de rassemblement,d’apparitionoudemanifestation–c’est-à-dired’interrogerdefaçoncritiqueledispositifcontemporainde lapolitique.Àquellenouvellescènepolitique l’irruptionde lapratiquede l’anonymatdonne-t-ellevirtuellementnaissance?Commentcettenouvellescènes’oppose-t-elleàlascènequenousconnaissonsetà l’intérieurde laquellenousévoluonsetnousexprimons?L’utilisationquasi systématique,dans lechampdelaphilosophieoudessciencessociales,decertainsconceptspourpenserlapolitique(comme«expression»,«voix»,«mobilisationcollective»,«espacepublic»,etc.)tendàconforteretinstallerunereprésentationbienparticulièredel’espacedeladémocratie,quin’ariendeneutrenid’évidentetquicontribueàexercerdeseffetsdepouvoiretdecensure.

Démocratiserl’accèsàl’espacedelacontestation

Dansl’undesraresarticlesconsacrésàcesquestions,intitulé«YouHavenoSovereigntyWhereWeGather », l’économiste et juriste Balázs Bodó analyse les conséquences politiques de la pratique del’anonymat11.Son texteportesur lamobilisationsur Internet,mais ilestpossibled’en tirerdes leçonsplus larges. Bodó étudie l’anonymat tel que le fait fonctionnerWikiLeaks. Il montre comment JulianAssange, à traversWikiLeaks, adonnéune significationetune radicaliténouvelles à cettepotentialitétechnique.

Jusqu’àWikiLeaks,selonBodó,l’anonymatdemeuraitunepratiqued’«outsiders»:ellepermettaitàdes individuséparpillésdans lemondesocialetmécontentsdu fonctionnementd’une institution, d’uneentrepriseoud’unÉtatdemanifesterleuroppositionenorganisantdesattaquesinformatiques,notammentles fameuses attaques par « déni de service », qui visent à surcharger un site afin de le rendretemporairementindisponible.

Cemodedeprotestationconstitueune transpositiondans l’espacevirtueldes formesclassiquesdel’actioncollective:manifestation,blocage,sit-in,etc.L’objectif,eneffet,estdebloquerunsiteInternetcommeonpeutbloquerunsitephysique–unegare,uneplacepublique,etc.Ainsi,mêmesil’onytrouvedéjà à l’œuvre la particularité de l’anonymat et de la dispersion des participants, cette mobilisations’inscrit dans une certaine continuité par rapport aux répertoires d’action collective traditionnels.D’ailleurs, l’un des grands enjeux juridiques contemporains est d’accorder aux activistes quiaccomplissentcesopérationslesmêmesprotectionsjuridiquesquecellesdontjouissentlesmanifestants

dans l’espace de la rue – puisque ce mode d’intervention dans l’espace virtuel est, aujourd’hui,criminaliséetquedesAnonymoussontparfoispoursuivisetcondamnésàdesannéesdeprison.

L’importance historique deWikiLeaks est d’avoir apporté quelque chose de nouveau, c’est-à-dired’avoir conçu un autre usage de l’anonymat, plus radical et plus inventif. L’organisation de JulianAssanges’esteneffetfixépourobjectifd’utiliserlespotentialitésdecestechnologiesafindecréerdenouvellesmanièresdeserévolter,etdoncdefaireémergerdenouveauxsujetspolitiques.Elleaétabliunlienentre laproblématiquede l’anonymatet laquestiondes fuitesetdes révélationsengarantissant lanon-traçabilitédesessources.Elleesttechniquementincapabledeconnaîtrel’«identité»desindividusquiutilisentsesservicespourydéposerdesinformations.Dèslors,écritBodó,l’objectifdeWikiLeaksest,enfait,defaireveniràlapolitiquecellesetceuxqu’ilopposeaux«outsiders»:les«insiders».Ils’agit de permettre aux individus qui appartiennent à une institution, qui en sont membres, d’agirpolitiquementcontrecetteinstitution.L’anonymatapourfonctiondedonnerauxinsiders lesmoyensdefairesortirdesinformationsdel’institutionverslepublic.

S’ilestvraiquelapratiquedel’anonymatpeutd’abordêtrepenséecommeuneprotection,uncadrequi permet de faire entrer dans l’espace de l’expression les insiders, c’est-à-dire des individus pourlesquels l’accès à cet espace était auparavant, de fait, restreint, alors nous sommes nécessairementamenés à nous demander dans quellemesure l’idée démocratique telle qu’elle fonctionne aujourd’huiproduit, à l’inverse, des effets de censure. Pourquoi certains sujets veulent-ils ou doivent-ils agiranonymement?Pourquellesraisonspeut-ilexisterundésird’anonymat?Ou,pourledireautrement:enquoiapparaîtrepubliquementaurait-ilpuconstituerunproblèmepoureux?S’ilexisteunerevendicationd’anonymat, une volonté d’offrir une possibilité d’agir ainsi, n’est-ce pas pour contourner desmécanismesinterdictifsoulimitatifsinscritsdanslefonctionnementdelapolitiquecontemporaine?

Établirunerelationdenécessitéentrelapolitiqueetl’espacepublic,etdemanderainsiausujetquisemobilise d’apparaître devant les autres, semble accorder de l’importance à l’activité politique en enfaisantl’undeslieuxessentielsetprestigieuxdel’actionhumaineetdesonaccomplissement.Mais,enréalité,cedispositiflimitelaconflictualitéetlacontestation.Leterme«engagement»ditbienl’impenséàl’œuvredansnotreconceptiondel’activitépolitique.Aufond,toutsepasseimplicitementcommes’ilfallait que la politique coûte quelque chose à celui ou celle qui s’engage.Nous avons très largementtendanceàaccepterlareprésentationselonlaquelleunepratiquepolitiquedignedecenomdoitêtreliéeàuneprisederisquepourlesujetquilametenœuvre–etselonlaquelle,àl’inverse,lorsqu’unsujetneprendpasde risque, sonactivité semblemoinsassumée,moinsdigne,peut-êtremoins radicale,moinshonnête,voire lâche.Lorsqu’on lie lapolitiqueà laquestionde l’espacepublic, lorsqu’onétablit unerelationentrelapratiquedémocratiqueetlaconstitutiond’unesphèreoùl’ons’engagedansunerelationavec autrui, on installe une forme depathos de la politique : la protestation nécessiterait lamise endangerdesoi,lamanifestationdesoncorps,l’expositiondesonidentité,etc.Lesujetdevraitengagersonnom, son corps, être vu de tous et être identifiable. Bref, il y a là une représentation implicite de lapolitiquecommeunescènedramatique,intense,imposante.

C’est cette scénographie, cette conception quasi sacrificielle de la politique, que la pratique del’anonymat interroge. L’activiste anonyme incarne un désir de se libérer de cepathos de la politique(dont JoanW. Scott amontré, à propos de l’histoire des femmes, qu’il pouvait être le support d’uneidentificationfantasmatiqueàdesfiguresouàdesscènesdupassé12).Ilsedonnelesmoyensd’agir,maissansreprendreàsoncomptelesmodesd’actionquiparticipentd’unesolennisationdelascènepolitiquequenombrede théoriciens semblentparfois ratifier,voirecontribuentàconstruire, entretenantainsiunmythequ’ilsn’interrogentjamais.

L’anonymatapour fonctionde fairebaisser le coûtobjectif etpsychiquede lapolitique.Bien sûr,celan’empêchepasquel’onpuisseêtreidentifiéetpuni–et,defait,unerépressionétatiqueféroceviselesactionsmenéesparlesAnonymous.Maisjem’intéresseiciauxaspirationsquiexpliquentlerecoursà

la pratique de l’anonymat, et à la façon dont elles sont en relation avec l’invention d’une nouvellesubjectivitépolitiqueetd’unenouvelle scènepolitique (la répressionpouvantd’ailleurs,commeon leverra, être expliquéecommeune réactionà ladéstabilisationproduite par cette irruption de nouveauxmodesd’action).

Intervenirsansapparaître,c’estvouloirseprémunircontrelesrisquesauxquelsl’engagementexpose–parexemple,toutsimplement,lerisqued’êtreréprimandé,rétrogradé,renvoyédesontravail,etc.Lapolitiquetellequ’ellefonctionnedanssesdispositifstraditionnelsimposedescoûtsausujetquis’engage.Dèslors,unequestionimportantesepose:pourquoifaudrait-ilquelapolitique(me)coûtequelquechose?Pourquoidevrais-jem’engagerpourunecause–ou,plusexactement,pourquoiunecausedevrait-ellem’engager?Jenesuispasresponsabledesdysfonctionnementsquejedénonce.Aufond, installerunescèneoùlacontestationauncoût,oudevraitavoiruncoût,pourlesujet,ets’enprendreàcellesetceuxdont l’investissementdansunecauseserait« lâche»ounonsuffisammentassumé, revientàconstruirel’allégeanceou le conformismecommedes situationsnormales,nonproblématiques, et ledissensus, àl’inverse, comme un choix dont je devrais porter la responsabilité. Par exemple : pourquoi ChelseaManning aurait-elle dû, lorsqu’elle a constaté la multiplication d’illégalismes au sein de l’armée,apparaître publiquement et risquer sa carrière dans l’armée, des représailles, etc. ? Elle n’est pasresponsable de ces dysfonctionnements. Construire un dispositif dans lequel l’action politique devraitnécessairement revêtir une forme telle qu’elle engage et implique l’individu qui la mène revient àimposer à ce dernier de prendre un risque objectif ou subjectif pour quelque chose dont il n’est pasresponsable.

Lapratiquedel’anonymatrévèlequel’idéedémocratiquetellequenouslaconnaissonsetlafaisonsfonctionnerproduitdeseffetsdecensureetderaréfactiondessujetsparlants,etentravelacapacitéd’agirpolitiquement de certains sujets. Lorsqu’on lie politique et publicité, lorsqu’on construit la scènepolitique comme une scène dramatique d’apparition, de confrontation, de mobilisation collective, oninstaure un ordre qui limite pour tout un ensemble d’individus la possibilité de prendre la parole, des’exprimer, d’agir. L’action est trop risquée, trop coûteuse. Le dispositif de l’anonymat est censépermettre,àl’inverse,deredistribuerledroitàlaparoleendiminuantlecoûtdelapolitique–mieux,endéfaisant l’idée selon laquelle il faudrait qu’il y ait un coût de la politique pour celles et ceux quiagissent. Ilyaà l’œuvredans lesmouvementsqui revendiquent l’anonymatquelquechosecommeuneexigencede radicaliser lesprincipesdémocratiquesenchangeant lesmodesd’accèsà lapolitique, entransformant la scène politique, c’est-à-dire en levant certaines entraves non démocratiques qui sontsolidairesdelaconceptionquel’onseformedeladémocratie.ChelseaManningn’apuexisterquegrâceàl’existencedel’anonymat.C’estl’anonymatquil’afaitexister,quil’arenduepossible.L’anonymatestune techniquequi a permis de créerChelseaManning– c’est-à-dire qui est capable de constituer dessujetspolitiquescontestataires.

Déstabiliserlesinstitutions

Sil’anonymatdémocratiselesconditionsd’accèsàladémocratie,cen’estpasseulementparcequ’illève certaines des censures exercées par les dispositifs de la politique traditionnelle.C’est aussi,mesemble-t-il,parceque lapossibilitéd’agiranonymement introduitunerupturedans le jeudes relationsentre politique et identité : elle permet à des individus qui ne s’identifient pas comme « politisés »d’accomplirnéanmoinsuneactiondeprotestation.

Lorsque lapolitiquesedéploieà travers l’apparitiondesoidans l’espacepublic,elleengendre laconstructiond’unecertaineidentitésociale,d’unecertainemanièred’êtrevuparlesautresetdes’allieraveclesautres.Cen’estpasunhasardsil’activitépolitiquecontemporaineesttrèslargementlefaitde

groupesmobilisés,actifs,constituéscommetels(syndicats,associations,etc.).Lorsquelesujets’engage,il entredansun rôlepublic, il est perçu commemilitant etconstitué comme tel par les autres, ce quidébouchesurdesprocessusdecristallisationetdesolidificationdel’identitéparlejeudel’interactionentrelafaçondontlesautreslevoientetlafaçondontilsevoitlui-même:lecaractère«public»delasphère politique explique ce que l’on peut désigner comme l’institutionnalisation de l’espace de lacontestation,c’est-à-direlefaitqu’existentdesagentsspécialisésdanslaluttedémocratiqueetquiàlafoislafontvivreetlamonopolisent.

L’une des forces du dispositif de l’anonymat est d’engendrer, à l’inverse, une sorte dedésencastrementsocialdel’acted’engagement:l’activitépolitiquen’imposeplusd’êtreidentifié;ellene débouche plus sur une identité stable à assumer auprès des autres – par exemple vis-à-vis de sahiérarchie,desescollègues,desesamis,desafamille,etc.Lefaitd’êtreunactivisteouunmilitantneconstitue plus une propriété visible : l’acte politique devient provisoire ; il n’engage pas.L’anonymatdonnelesmoyensàdesindividusisolés,sansorientationpartisaneparticulièreniappartenancepolitiquebien établie, de décider néanmoins, à unmoment donné, de protester contre l’institution à laquelle ilsappartiennentenfaisantfuiterdesinformations.Ilpermetàdesindividusquinesedéfinissentpaseux-mêmes comme opposants, radicaux oumilitants, ou qui ne veulent pas se définir ainsi, d’entrer dansl’espacedelapolitiquecontestataire.

Cedispositifmodifielanatureetlaformedel’activitécontestataire.Puisquecelle-cipeutêtremenéeparchacundesoncôté,invisiblement,ellepeutdevenirunepratiquetransitoireetfragmentaire:unsujetpeut se mobiliser sur un point précis et être en même temps, par ailleurs, parfaitement conforme àl’institution.L’anonymatpermetque lesujetnesoitpas impliquédanscequ’il fait (ouen toutcaspastotalement).Grâceà lui, l’originedefuites,parexemple,estnon identifiable.Dès lors, lacontestationpeut surgirdepartout,à toutmoment, sansqu’onsoitcapabledesavoird’oùnide leprévoir.Tout lemondepeut,àunmomentouunautre,yprendrepart.Iln’yaplusdelieuxdelamobilisationni,mieux,d’organisations clairement identifiées comme incarnant les instances à partir desquelles surgiront lescontestations(telslessyndicatsparexemple).

Aufond,cequisemetenplaceavecl’émergencedecesnouvellesfiguresdelapolitiquequesontl’Anonymous ou l’individu qui, à l’image de Chelsea Manning, dépose secrètement des fuites viaWikiLeaks, c’est un processus de redistribution et d’éparpillement des lieux de la contestation. Cephénomène est susceptible de produire des effets de déstabilisation très puissants, à la fois sur lefonctionnementdupouvoirdanslessociétéscontemporaines,surlerapportdesindividusauxinstitutionsetsurlesprocessusd’allégeance.

Éparpillement

Commel’amontréDidierEribon,lorsquenousvoulonssaisirlesmomentsdelasubversion,leslieuxoù quelque chose de subversif arrive, il faut toujours regarder vers les phénomènes qui déplacent lesfrontièresinstalléesentrelededansetledehors,entrelecentreetlamarge,entrele«conventionnel»etle«contestataire»13.Orlaspécificitédelapratiquedel’anonymatest,justement,qu’elleestsusceptibledeconstituerchaquemembred’uneinstitutioncommequelqu’unquipeutpotentiellementêtreàlafoiseten même temps, ou bien alternativement, in et out, conforme et politisé, dans l’adhésion et dans lacontestation14.Cettesituationfragilisesansdoute les institutionsbienplusquelesaffrontementsrituelsentrepartenairesidentifiésselondesprocédurescodifiées.Sil’émergencedel’anonymatfavoriselefaitquelacontestationpuissevenirden’importeoù,n’importequand,den’importequi,alorsonvoitqu’ellepourraitengendrerunmouvementd’élargissementdesformesdelacontestation,susciterunprocessusde

désinstitutionnalisation de la politique et peut-être, par làmême, de libération et de prolifération desénergiescontestataires.

(D’ailleurs, ilest frappantderemarquerque,depuisquelquesannées,denombreuxgouvernements,entreprises ou administrations adoptent des règlements qui promettent une protection aux « lanceursd’alerte»àconditionqueceux-cidénoncentlesagissementsdontilsseraienttémoinsenempruntantdescircuits internes à l’organisation en question – c’est-à-dire s’adressent à un service identifié. Cesdispositionsontpourfonctiond’enrayerlapropagationdefuitesversdesassociationscommeWikiLeaks.Elles montrent qu’il existe aujourd’hui tout un ensemble de tentatives pour restaurer des circuitstraditionnelsdeprotestationetdeprisedeparolecritique.)

Duplicité

Onpourraitdécrireautrementlaforcededéstabilisationquecontientlaformeanonymat,ensesituantnonpasdupointdevuedel’institution,maisdupointdevuedusujet.Lefaitquelesujetpuissemenerdes actionspolitiques anonymes contreuneorganisation tout en lui appartenantmet en crise le régimepsychiquesurlequelreposentlesinstitutionsetàtraverslequelellesexercentleuremprise.

La réflexion sur le fonctionnement de l’ordre social et politique et sur sa reproduction a mis enévidence l’importance du jeu des techniques destinées à engendrer une identification subjective desindividus aux institutions auxquelles ils appartiennent. Ce que Michel Foucault appelle l’«assujettissement»désigne cesmécanismesdont la finalité est que les individus lient le rapport qu’ilsentretiennentàeux-mêmes–lafaçondontilssevoient–àlamanièredontlesinstitutionslesregardentetlesconsidèrent15.Noussommesfaçonnésdetellesortequenousavonstendanceàadhérersubjectivementaux institutions auxquelles nous appartenons objectivement, en adhérant à un certain nombre de récits,d’images de soi et des autres, de valeurs, etc. Toute institution fonctionne grâce à des opérations d’«identification».

Mais la pratique de l’anonymat ne pourrait-elle pas incarner une force susceptible d’enrayer cemécanisme d’incorporation ?Avoir un avatar, un pseudonyme, pouvoir intervenir de façon dissimuléepermet de cultiver une formede rétivité à l’égard des institutions auxquelles on appartient.La simpleexistenced’unepossibilitédecontesterl’institutiondontonestmembrepermetdefairefonctionnerdespratiques d’allégeance contradictoires, potentiellement conflictuelles.Au fond, une association commeWikiLeaks entend produire un nouveau type de subjectivation : une subjectivation clivée. Il s’agit dedonner aux individus les moyens d’être à la fois et en même temps dans une institution et engagésanonymement dans des activités qui promeuvent des valeurs contraires à cette institution ou qui lacontestent. L’anonymat permet au sujet d’appartenir à une institution tout en entretenant une formed’extérioritéparrapportàelle.Ilrendpossibledecultiverdesformesdeduplicité.

Dèslors,l’anonymatpourraitenfaitfonctionnercommeuneinterfacequioffreausujetlapossibilitéde se préserver, demaintenir une sorte de protection psychique par rapport à l’institution, de ne pass’identifieràelle,deresterengagédansd’autresmondesetd’autrespratiquestoutenappartenantàcelle-ci.Bienloinderessembleràdelalâcheté,l’actionanonymeseraitlepointdedépartd’unapprentissagede la rétivité, de la lucidité. En donnant les moyens d’appartenir simultanément à plusieurs universmentaux,ellepermetdelesfairejouerlesunscontrelesautresetainsidemettreenœuvreuntravaildedésidentificationetdedésimplicationdesoivis-à-visdesinstitutions,auprofitd’unepratiquepluslibre,pluschoisie–plusémancipéedel’emprisepsychiquedescontraintesexternesetarbitraires.L’anonymatseraitalorslenomd’unetechniquededésassujettissement.

Affirmerlaconflictualité

J’aimeraisconclurecetteinvestigationdesenjeuxdel’inventiond’unsujetpolitiqueanonymeetdeceque pourraient signifier le désir et la revendication d’anonymat par une réflexion sur la forme del’activitédémocratiqueelle-mêmeetlaconflictualitésociale.L’anonymatneconduitpasseulementàunemultiplicationdes sujetsen lutteet àune redistributiondes lieuxde lacontestation.Cedispositifpeutégalementredéfinirlaformedel’espacedémocratique,c’est-à-direlafaçondontnouslepensonsetdontnouspensonslesrelationsquenouspouvonsynouer.Ilexiste,danslavolontédelutterpolitiquementetanonymement,unevolontédefairevivreunenouvelleconceptiondelapolitiqueetdelacontestation.

Onprêteassezpeud’attentionau faitquepenser lapolitiquesur lemodede l’apparitionpubliqueimpliquedeprésupposerquetouteactiondeprotestationdoitnécessairementsefondersurl’instaurationd’une sphère d’interaction avec ceux contre qui je suis contraint de me battre. Désigner la politiquecommeunmomentoùlesujetseconstituecommevisible,oùilapparaît,oùilfaitirruption,signifieenréalité installer la politique dans l’ordre de la relationnalité. Se constituer comme sujet politique,individuellement ou collectivement, voudrait nécessairement dire établir une relation avec les autres.C’estmême, selonArendt, l’établissement de cette relation, c’est-à-dire la transformation de quelquechose de privé en quelque chose de public, avec le risque que cette transformation comporte, quiconstitueraitlemomentoùnaîtlapolitique16.

Biensûr,larelationàl’autrepeutprendreplusieursformes.Ellepeutêtreunerelationdediscussion,decommunication,oubienunerelationdeconflit,d’affrontement.Toujoursest-ilque,quellequesoitlamanièredontonsereprésentecettescène–en termesdediscussionoudeguerre–, lier lapolitiqueàl’apparitiondesoidans l’espacepublic,c’est lier lapolitiqueà l’apparitiondesoiauxautres,cequiveutdireposercommeconditiondel’actionpolitiqueuneformedesoumissionauxautres.L’expositiondesoncorpsdanslarue,l’expressiondesavoixconstituentautantd’actesàtraverslesquels,defait,jem’adresseàl’autre:jel’interpelle,jeprovoquesaréaction,jemeposecommel’attendant,etc.Ici,enentrantdans lasphèrepolitique, le sujetentreenmême tempsdansunesphère intersubjective.Bref, ilétablituncontact,unlien.

Danssontextesurleconflit,GeorgSimmelsouligneainsique,contrairementauxapparencesetàceque prétendent les interprétations superficielles élaborées par les auteurs réactionnaires, les luttespolitiquesnereprésententpasunmomentderuptureentrelespartiesquis’affrontent.Ellesneconstituentpasunmomentde«déliaison»quimarqueraitcequelesconservateursappellentune«crise»dulien«social ». Elles incarnent au contraire unmoment d’intégration, puisque, en réalité, lorsqu’il s’installedansl’espacedelacontestation,lesujetenluttes’adresseàsonadversaire,manifestequ’ilattenddeluiuneréponse:ilmontrequ’illereconnaît,qu’illevoitcommeuninterlocuteur,qu’ilnégocieraaveclui,etc.17.

L’analyse de Simmel n’est pas critique. Elle permet néanmoins de comprendre les paradoxes del’action politique traditionnelle et ses fondements implicites.Lorsque le sujet expose publiquement unconflit,lorsqu’ilseposepubliquementcommeétantenconflitavecunautregroupeouuneinstitution,ils’installedefaitdansleregistredel’adresse;ilinstaureunescènededialogue.Dèslors,toutsepassecommesi,aumomentmêmeoùl’onfaitsurgirunconflit,ilfallaitl’occulter–ou,mieux,commesil’onnepouvaitaccepterunconflitqu’àconditionque lesantagonismesqu’ilviseàmettreau jouraientétépréalablement niés dans leur intensité et mis au second plan par les adversaires, et que ceux-ci sereconnaissentcommeinterlocuteursmutuels.

L’unedesforcesdel’anonymat,quiexpliqueledésirquesuscitecemodedesubjectivation,résidedanssacapacitéànousémanciperdel’injonctionàentrerenrelationaveccellesetceuxavecquinoussommes en conflit.L’action anonyme rendpossible la formationd’un conflit libéréde toute sphèrede

réciprocité.Agiranonymement,c’estpouvoirnepasapparaîtreàautruietnepasentrerdansunescèned’interactionavecceluicontrelequelonsetrouveforcéd’engageruncombat.Ilnes’agitpasderefusertouterelation,maisdefaireensortedenepasêtrecontraintd’établirunerelationnonvoulue–etsurtoutdenepasaccepterquelapolitiquesupposelasoumissionàunetellecontrainte.Cettepratiquepermetderadicaliseretd’intensifierlesconflitsenrefusantdelesfaireprécéderd’unepartnonconflictuelle.

L’anonymatlibèredelascèneéthique.C’estlaraisonpourlaquelleonpeutimaginerquelesgroupesou les individus qui l’utilisent veulent s’affranchir des cadres traditionnels de la politique pour s’endonner de nouveaux. Dans cette nouvelle scène, la politique ne fonctionnerait ni sur le mode de lanégociation ni sur celui de la communication. Il s’agirait d’une politique affirmative : énoncer sesrevendications,agir,disparaître.Lemasque,lecryptagepermettentd’intervenirsansétablirderelation,sansreconnaîtresesennemisnileurlaisserlapossibilitéderépondre.ChezlesAnonymous,parexemple,lecollectifquisemobiliseàunmomentdonnésurunpointprécisn’anidéfinition,nicontours,niunité,niidentité.Ilsedissoutsitôtl’actionterminée.Ilestimmanentàlalutte.

On sait qu’un courant de la théorie contemporaine qui s’inscrit dans l’héritage de Hegel, les «théories de la reconnaissance », se fixe pour objectif de penser la politique comme une partie del’éthique.Ils’agitdedévelopperl’idéeselonlaquellelesrapportspolitiquessonttoujoursstructurés,àlafoisdansleurcontenuetdansleurvisée,pardespréoccupationséthiques:cecadreanalytiqueentendliretoutconflitàpartird’unlangagenonpolitique,c’est-à-direinterprétertouteluttecommesi,au-delàdes revendications explicitement exprimées par les protagonistes (d’ordre matériel ou autre), sedissimulait en fait toujours une recherche éthique de reconnaissance, de construction d’une sphèrecommunicationnelle.Bref,lapolitiqueseraitlelieud’expressiond’undésirderéciprocité18.

Lessujetsquiagissentanonymementmontrentenpratiqueunevolontédefairefonctionneruneautreidéedelapolitique.Ilsmettentencrisel’analytiquehégéliennedelareconnaissance–quinedécritdoncpas une donnée anthropologique ou un désir structurant, mais ratifie seulement un état institué dufonctionnementduchamppolitiqueetdessubjectivitésqu’ilfaçonnecommes’ils’agissaitdelapolitiqueetdelasubjectivitétoutcourt.Cessujetsrevendiquentlechoixd’échapperàcettecontaminationdelapolitiqueparl’éthiqueetfontensortededonnernaissanceàdesluttesaffranchiesdetouteobsessionduregard d’autrui. La déconnexion de la question politique et de la question de l’espace publicqu’accomplitlaformeanonymatfaitémergerunenouvellescèneoùprendraitplacecequel’onpourraitappeler une politique non relationnelle, affirmative et radicalement émancipée de toute considérationéthique–c’est-à-dire,peut-être,unepolitiquepure.

_____________________

1.FrédéricBardeau,NicolasDanet,Anonymous,Paris,FYPÉditions,2014,p.99.2.FrédéricBardeau,NicolasDanet,Anonymous,op.cit.,p.113.3.FrédéricBardeau,NicolasDanet,Anonymous,op.cit.,p.99.4.JürgenHabermas,Droitetdémocratie,Paris,Gallimard,1997.5.EricHobsbawm,LesBandits,Paris,Zones,2008,p.187.6.Ibid.,p.176.7.HannahArendt,Conditiondel’hommemoderne,Paris,Calmann-Lévy,1983,p.89.8.Ibid.,p.258.9.AlbertHirschman,Exit,Voice,Loyalty.Défectionetprisedeparole,Bruxelles,Éditionsdel’universitédeBruxelles,2011.10.JudithButler,«SoWhatAre theDemands?AndWhereDoTheyGofromHere?»,Tidal.OccupyTheoryOccupyStrategy, n°2,mars2012 (disponibleen français sur le site raison.publique.fr).Voiraussi«Bodies inAllianceand thePoliticsof theStreet»,conférenceprononcéeàVeniseen2011,http://www.eipcp.net/transversal/1011/butler/en.11.BalázsBodó,«YouHaveNoSovereigntyWhereWeGather»,art.cité.12.JoanW.Scott,«Écho-fantasme:l’histoireetlaconstructiondel’identité»,inThéoriecritiquedel’histoire,Paris,Fayard,2008,p.127-177.13.DidierEribon,Delasubversion.Droit,normeetpolitique,Paris,Cartouche,2010.14.BalázsBodó,«YouHaveNoSovereigntyWhereWeGather»,art.cité,p.6.

15.MichelFoucault,Malfaire,direvrai.Fonctiondel’aveuenjustice,Louvain,PressesuniversitairesdeLouvain,2012.16.HannahArendt,Conditiondel’hommemoderne,op.cit.,p.89-93.17.GeorgSimmel,LeConflit,Paris,Circé,1995.18.Cf.notammentAxelHonneth,LesPathologiesdelaliberté,Paris,LaDécouverte,2008.

2Fuiteetpolitiquedesappartenances

Ce que je viens de dire sur la logique de l’anonymat ne s’applique pas, on s’en doute, à JulianAssangeetEdwardSnowden.Leporte-paroledeWikiLeaks,eneffet,atoujoursassumépubliquementletyped’actionqu’ilmèneetrevendiquéladoctrinequ’ilpromeut.Demême,etenunsensplusintéressant,EdwardSnowdenn’apasprocédécommeChelseaManningetn’apasarticulésongesteconsistantàfairefuiterdes informationsàunerecherched’anonymat.Aucontraire, ilavouluapparaîtrecommeétant lasourcedesfuites.Ilatoujourssouhaitédévoilersonidentitéetexpliquerpubliquementsesraisons,sesmotivations,sesintentions.DansNullepartoùsecacher,GlennGreenwaldraconteainsique,lorsqu’ilrencontre,encompagniedeladocumentationLauraPoitras,Snowdenetdiscuteavecluidelapublicationdes révélations, son interlocuteur affirme régulièrement sa volonté d’apparaître comme l’origine decelles-ci afin d’avoir l’occasion d’expliciter les raisons de sa démarche : « Il insistait pour se faireconnaîtrecommeétantlasourcedecesdocuments,etpourlefairepubliquementdanslepremierarticleque nous publierions : “Quiconque se lance dans une action d’une telle envergure a l’obligationd’expliquerlepourquoidesesactesetcequ’ilespèreaccomplir”,déclara-t-il.Etilnevoulaitpasnonplusaggraverleclimatdepeurquelegouvernementaméricainavaitentretenuencamouflantsesactes1.»Ainsi, le 9 juin 2013, le site duGuardian publie un entretien vidéo d’Edward Snowden avec GlennGreenwald, dans lequel il expose sa démarche et se présente aumonde comme celui qui a fourni lesinformationsqueleGuardian(etleWashingtonPost)publicdepuisquelquesjours.

Le fait que JulianAssange et Edward Snowden se posent comme des personnages publics, qu’ilsrevendiquentleursgestesetapparaissentdansl’espacemédiatique,s’inscrit incontestablementdans lesformestraditionnellesetreconnaissablesdelapolitique.Maisilyanéanmoinschezeux,àcôtédecettefaceconforme,quelquechosequisesitueenruptureparrapportà l’ordre instituéde lapolitique.Euxaussifontvivreunmodedesubjectivationquifonctionne,defait,commeundéfiàlaLoietàl’État,bienquecesoitselonuneautremodalitéquecelledel’anonymat.

AssangeetSnowdenapparaissentpubliquement,certes.Maislasingularité,ici,résidedanslafaçondont leurdémarches’articuleàunepratiquede la fuite,du refuge,de l’asile.SnowdenetAssangeontsystématiquement connecté leur geste politique à une activité migratoire. Snowden veut apparaître, iltourne une vidéo… mais il le fait depuis l’étranger. C’est à Hong Kong qu’il donne rendez-vous àGreenwald;c’estdelàqu’ilrevendiquesongeste.Etc’estaprèsavoirfuilesÉtats-Unisets’êtreréfugiéqu’ils’estdévoilé.End’autrestermes,l’undesactesquiontconditionnéladémarchedeSnowdenaétéde s’échapper des États-Unis et de faire en sorte de ne jamais pouvoir y être extradé. De la mêmemanière,Assangen’acessédechangerdepays.Ilatoujoursliésavolontédedéveloppersesactivitésàuneinterrogationsurlelieudesarésidence,afindetrouverlesystèmepolitiqueetjuridiquesusceptiblede luioffrir lesgarantieset lesprotectionsnécessaires. Il a ainsivécu successivement,notamment, enAustralie,enAllemagne,enAngleterre,etils’estréfugié,le19juin2012,àl’ambassaded’ÉquateuràLondres.

Cetteattitudedefuite,cettepratiquedelademanded’asilemesemblent trèssignificatives,etellesengagentuncertainnombredeconséquencesessentiellespour laréflexioncontemporaineetpournotreélaboration d’une éthique de l’appartenance, de l’engagement et des territoires. Certes, on pourrait àpremière vue les considérer comme anecdotiques, ou, plus exactement, les voir comme un gestetransparent à lui-même, non problématique et dont le sens irait de soi : Assange et Snowden

chercheraient,toutsimplement,àorganiserleurimpunitéetàéviterlarépressionpénale.Sansdoutecesconsidérations ne sont-elles pas totalement erronées, évidemment.Mais, enmême temps, nous aurionstortdenousarrêteràcesinterprétationstropévidentes.

Lapratiquedelademanded’asile,cettefaçondeliersiintimementactionpolitique,expatriationetdemandedeprotection,soulèvedesproblèmes importants.S’y jouequelquechosecommeunemiseenquestiondel’adhésionquenousaccordonssouventspontanémentauxstructuresnationales:SnowdenetAssangeont,demanièrepratique,misenœuvreunmodederévoltequipermetderéfléchirautrementsurla catégorie depolitique, sur sa délimitation, sur le rapport quenous entretenons avec l’État. Ils nousdonnent les moyens de faire entrer dans le domaine de la politique des problèmes qui en sonthabituellement exclus et de radicaliser la question démocratique à partir de la prise en compte duproblèmedel’inclusion,delanationalitéetdelacitoyenneté.

Lesfondementsnonpolitiquesdelathéoriepolitique

Pourcommencercetteréflexion,ilfautpartirdecequiapparaîtcommeunparadoxedelaphilosophiepolitique.Ilesteneffetfrappantdeconstateràquelpointlathéorietendtrèslargementàreléguerhorsdela politique la question des communautés, des appartenances et des frontières. La réflexion sur ladémocratie, ou sur la conception de l’État, se limite bien souvent à une étude sur les formes degouvernement:elleestunescènededébatsurl’évaluationdestypesderégimepolitique,lesmodalitésdeladécisioncollective,lesloisetleursaméliorations,ladéfinitiondesdroitsindividuels,leslimitesdelasouveraineté,etc.

Bien sûr, l’analyse de la nature des lois auxquelles je suis soumis est un enjeu essentiel.Mais laphilosophie politiquene devrait-elle pas examiner, également, le faitmêmeque j’y sois soumis et lesraisonspourlesquellesjelesuis–etdequeldroitjelesuis?Nedoit-ellepasplaceraucentredesesinvestigationslaquestiondemonappartenancemêmeàtelleoutellecité,demacoappartenanceaveclesautresetdesfondementsdecelle-ci?

Lestextessurladémocratiesemblentparfoisvouloirétendrel’espacedudémocratiqueàtout…saufàcequi concerne les frontièresdesgroupespolitiqueset ledroitdes individusde s’endéfaire.Cetteinterrogation est hors de propos – elle est expulsée du champ de la politique. Les frontières et lesappartenancessontinstituéescommedesquestionsdefaitoucommedesdonnées.Aufond,onreconnaîticilecadredepenséeélaboréparRousseau:desforcescontraignentleshommesàs’assembler;ceux-cise retrouvent donc parties prenantes d’une agrégation qui s’impose à eux ;Du contrat social est uneméditationsurlesmoyensdetransformerl’agrégationd’hommesainsidéfinie,danslaquellechacunestcontraintdevivre,enunpeupledotéd’uneconstitutionlégitime.

Contrat

Ladépolitisationdelaquestiondesappartenances,quisemblefonderlaphilosophiepolitiqueetluidonnersesobjets,està l’œuvredans lecontractualismeet,notamment,danssaversionlaplusrécentequeluiadonnéeJohnRawls.Rawlsformuleexplicitementcepointetassumecegestededépolitisationquel’onvoyaitdéjàchezRousseauouKant,sansquel’oncomprennetrèsbiencommentetpourquoiilpeut le reprendre à son compte. Car cela pourrait bien ruiner son projet et l’idée démocratique surlaquelleildéclarefondertoutesonentreprise.

Lesphilosophesducontratexcluentdecelui-cilaquestiondesavoiravecquinouscontractons.Lasociétéestclose;nousvivonslesunsaveclesautresetsommescontraintsdetrouverunsystèmejusteet

adaptéàtoutesettous.End’autrestermes,lesproblèmesdeRawlssontsous-tendusparuninconscientnational, un implicite nationaliste, qui l’amène à considérer les frontières des communautés danslesquellesnousvivonset lanaturedescommunautésauxquellesnousappartenonscommeunproblèmenonpolitique2:«Laperspectivelibéralequej’aiàl’espritcommenceparlecasd’unesociétélibéraleetdémocratique supposée fermée et autosuffisante3. » Les citoyens tels que Rawls les construitappartiennentàunsystèmeclos,isolédesautressociétés.C’estcetisolement,cetteclôturequiexpliquentl’apparition de la question de l’organisation de la cité, la nécessité d’une théorie de la justice et,finalementaussi,sonmodederésolution.

Au fond, on pourrait aller jusqu’à se demander si le fait que la théorie de la justice se présentecomme l’analyse critiquedes formesdegouvernement et des systèmes juridiquesne constituepas unepureetsimpleconséquencedecettenon-problématisationdelaquestiondesmodesd’appartenance.Lesinterrogationsdececourantseposeraient-ellesdelamêmefaçonsiRawlsn’avaitpasexcluduchampd’enquête laquestiondesfrontièresdescommunautés?Leproblèmedesmodesd’administrationde lacité,celuidesmoyensdefairecoexisterunepluralitédegroupes(religieux,ethniques,etc.)adhérantàdesvaleurscontradictoiresetantagonistes,etceluideslimitesdel’ingérencepossibled’ungroupedanslesaffairesd’unautren’ontdesensqueparcequel’onsupposequecesgroupesdevrontcohabiter,ouqu’ils cohabitent déjà, ou qu’ils devront être soumis à la même législation. C’est-à-dire que l’on aexpulséduchampdel’investigationlapossibilitéquecesgroupesneserassemblentpasdansunemêmeentitéjuridiqueetdécidentdeformerdescommunautéspartiellementdistinctes.

Cohabitation

OnretrouvechezJudithButlercetteexclusionhorsdelapolitiquedelaquestiondesfrontièresdelacommunauté politique et des individus avecqui nous la composons.Butler se situedansun champdeproblèmesaussiéloignéqu’onlepeutduraisonnementjuridiqueetdelaproblématiquerawlsienne,maiselle reconduit pourtant cette manière de dépolitiser la question de l’appartenance. Dans Vers lacohabitation, elle s’enprendaucontractualismeetproposede fonder la théoriepolitique surd’autresbases que celles du contrat et de l’ontologie de la volonté individuelle, en plaçant au centre de saréflexionlacatégoriedecohabitation.

Lacohabitationapparaîtchezellecommeuneconditiondel’existencehumaine,ensortequele«nous»quiformelacommunautépolitiques’affirmed’embléecommemarquéparunepluralitéirréductiblequela politique n’a pas pour fonction de contenir ou de réduire, mais au contraire de préserver, voired’accentuer. Cette proposition débouche sur une critique de l’État-nation au nom de la notion defédération.Maislaconséquenced’unetelleanalyseestdetransférerlaquestiondu«nous»,laquestionde savoir avec qui nous formons un « nous » qui doit se doter de règles d’organisation, à un niveauontologique,oumêmegéographique–entoutcas,àrejeterlaquestiondeladélimitationdu«nous»endehorsdelapolitique.JudithButlers’opposecertesaucontractualisme,mais,danslemêmetemps,elleretrouvel’idéeselonlaquellelacompositiondugroupeavecquinousformonsunecommunautésesitueendehorsde lapolitiqueetenconclutquenous sommesde fait inscritsdansunsystèmedontnousnepouvons sortir – « clos », dirait Rawls –, en sorte que nous devons l’organiser politiquement. ChezRousseau, cet état préspolitique que doit prendre en charge la politique, c’est l’état de nature ; chezRawls,c’estundonné,unfaitpostuléparlethéoricien;chezJudithButler,c’estuneconditionéthique.

Elleécriteneffet:«Lecadredepenséelibéral,d’aprèslequelchacund’entrenouspasseuncontratsciemmentetvolontairement,netientpascomptedufaitquenousvivonsdéjàsurterreavecceux-làquenousn’avonsjamaischoisis[…]4.»Etellepoursuit:«Celasignifiequelaproximiténonvoulueetla

cohabitation non choisie sont des conditions préalables à notre existence politique, ce qui fonde lacritiquearendtiennedel’État-nation(quisupposeunenationhomogène)etimpliquel’obligationdevivresur terre dans le cadre d’un régime politique qui établisse des formes d’égalité pour une populationnécessairementhétérogène5.»JudithButlerfaitdoncdelanotiondecohabitationnonchoisiel’instrumentd’une critique du contractualisme dans la théorie politique : « Cettemanière d’être lié à autrui n’estprécisémentpasdel’ordred’unliensocial,contractédanslavolontéetladélibération;elleprécèdetoutcontrat,estancréedansl’interdépendanceet,laplupartdutemps,estoblitéréeparcesformesdecontratsocial qui supposent et instaurent une ontologie de la volonté individuelle6. » Pourtant, comme chezRawls,cellesetceuxavecquinousformonsunesociéténoussontdonnés.

Si Judith Butler insiste sur la nécessité de situer, au point de départ de la réflexion politique,l’exigence éthique de cohabiter avec celles et ceux qui nous sont donnés avant tout choix, c’estévidemmentàcausedelasituationparticulièrequ’elleanalysedanssonsiimportantouvrage:leconflitisraélo-palestinien,lesterritoiresoccupés,ledroitdesPalestiniens,etc.Maisdanslemêmetemps,pourabordercela,ellearecoursàdesperceptionsclassiquesdelaphilosophiepolitiqueetreprendainsiàsoncomptecertainesmanières traditionnellesde formuler lesproblèmes.Pourelle, lacohabitationestunedonnéequasigéographiqueetuneconditionéthique,etc’estàpartirdesexigencesquiendécoulentquenousdevonsconstruireunsystèmejuridiquecapabledeprotégerlapluralitéhumaineplutôtquedelaréduire,voiredelanier.

Dépolitisation

Cette manière de construire et d’affronter théoriquement la question politique s’inscrit dans undispositifétrangeetlimitatif:quesignifiefonderunephilosophiepolitiquesurdunon-politique?N’est-il pas problématique d’élaborer une théorie de la démocratie à partir de la construction comme nondémocratiques(commerelevantdel’ontologique,dudonné,dugéographique,etc.),c’est-à-direcommenon susceptibles d’être soumises au choix et à la délibération, d’un certain nombrede dimensions, aupremier rangdesquelles celle de l’appartenance et de la coappartenance ?N’est-il pas critiquable deplacerendehorsduchampdémocratiquelesujetdesfrontièresdescommunautéspolitiques?Unethéoriepolitique qui fonde sa construction sur un fait non politique, c’est-à-dire, en réalité, sur un acte dedépolitisation,est-ellesatisfaisante?

Il ne s’agit évidemment pas ici d’unproblèmed’ordre purement conceptuel ou spéculatif. Il s’agitd’un enjeupratique, qui renvoie à lamanière dont nous nous pensons nous-mêmes, dont nous pensonsnotrerapportauxautresetdontnousnoussubjectivonscommesujetspolitiques.Carnepaspolitiserlaquestiondel’appartenance,situerhorsdelapolitiqueleproblèmedelaformedelacommunautédanslaquellenous sommespris, revient en fait à nous forcer à accepter comme intangibleun fait purementarbitraireetsanssignification.Nepasproblématiserlaquestiondel’appartenance,ou,mieux,nepassedonnerlesmoyensdefaireapparaîtrecettequestioncommepouvantêtrepotentiellementproblématique,c’estnousimpliquerdansunesituationcontrainte,nousrésigneràaccepterunesituationcontingente:lefaitd’êtrenédans telou telpaysetd’avoir telleou tellenationalité.Lorsque laphilosophiepolitiquenousimposedefairefaceàlaquestiondel’organisationdelacité,elleprésupposequ’ilvadesoiquecequisepassedanslacitédanslaquellejesuisnémeconcerneetquejedoisaffrontercequis’ydéroule.

Laforcedelasédition

On ne saurait se satisfaire desmodes de pensée qui consistent à construire un certain nombre deréalités comme des données et à en déduire des obligations qui s’imposeraient à nous, comme si lescadres devant régir nos vies échappaient à la délibération et étaient en quelque sorte logiquementdéductiblesdephénomènessurlesquelsnousn’avonspasprise.

Lafonctiondelapolitique,etdoncdelathéoriepolitique,estdenouspermettredenousréappropriercequinousestimposé,d’étendrel’espacedeladémocratie,duchoix,etc.C’estlaraisonpourlaquelleily a une grandeur de Snowden et d’Assange. Ceux-ci représentent, au sens fort, des sujets politiques,c’est-à-diredesfiguresquipolitisentdesquestionsdépolitiséesetqui,parlàmême,portentl’attaqueaucœurdu système juridico-politique.Le fait de fuir, demigrer, de refuser explicitementde comparaîtredevantcequiseprétendêtrelajusticede«leur»pays(est-ceencoreleurpays?),signifieunrejetdeleurappartenancenationaleoupolitiqueetdelafaçondontelles’imposeàeux.Ilsproclamentleurdroità faire sédition de « leur » communauté. Ils radicalisent l’exigence démocratique en affirmantpubliquement ledroitde sedonner à eux-mêmes leurproprecommunauté : ils refusent la constructiondépolitisantedel’appartenancecommedonnéeparlathéoriepolitiqueetilsimportentcettequestiondansledomaineduchoix–ou,entoutcas,d’unchoixrelatif.

Lapratiquede la fuite interrogeainsi ceque l’onpourrait appeler lesstructures nationales de larévolteetdelapolitique.Jenedésignepasparcetteexpressionlefaitquelesobjectifsetlesrythmesdela contestation soient très largement organisés à l’intérieur d’une nation et que rares soient lesmouvements qui se déroulent à une échelle internationale et en fonction d’objectifs globaux. Il s’agitplutôtdemettreen lumièreàquelpoint lesmodes instituésde laprotestationet,plusgénéralement, lacompréhensionquenousavonsduconceptdepolitiquereposentsuruneopérationderatificationdenotreappartenancejuridiqueetdenotrenationalité.Lapolitiquetellequenouslapratiquonssefondesurunedépolitisationduproblèmedenotreinscriptioncommesujetdel’État.

Le vocabulaire de l’action politique s’articule presque exclusivement aux notions de résistance,d’opposition, de révolution. La catégorisation d’une action comme politique renvoie à une décisiond’affrontercollectivementdesproblèmes,desemobiliserpourtransformerl’étatdeschosesoul’étatdeslois.Lesgrandes formesde l’action collective illustrent cette compréhension spontanée : que signifie,lorsque nous sommes confrontés à une situation avec laquelle nous sommes en désaccord, le fait des’engager dans une pratique comme la grève, ou la pétition, ou la manifestation ? Cela demande deconsidérercommeévidentenotreappartenanceàla«communauté»danslaquelleapparaîtledésaccordetdenepas la remettreenquestion.L’engagement, l’affrontement, lamobilisation, ladiscussionsur laLoi ou le régime juridico-politique présupposent de reconnaître la Nation ou l’État-nation commel’espace auquel on appartient et à l’intérieur duquel on se définit comme sujet. Tout acte de révolteinterne à un groupe suppose de la part de son auteur de ratifier son appartenance à ce groupe, de leconsidérercommesien,c’est-à-direderenforcerl’évidencedel’idéedelacommunauté.

Fuirveutdire,àl’inverse,sedéprendredecetteappartenance,larefuser–etdoncmettreenquestionlesdispositifsjuridiquesdel’inclusiondansunecommunauténationale,etmême,plusgénéralement,lesdispositifsdel’inclusiondanslesautrestypesdegroupesdanslesquelsnoussommespris.Ils’agitd’unmode de subjectivation qui ne passe pas par une ratification de son inscription dans l’ordre national,mais, au contraire, demande sa suspension, sa mise en question, pour se donner le droit de ne pasaffronterlemondeaveclequelonestendésaccord,defairesédition–voire,àlalimite,deneplussesentirconcerné.La fuiteestpeut-être l’unedes rares formesde luttequiproblématisent laquestiondel’appartenanceetnesefondentpas,dansleurconditiondepossibilitémême,surlefaitdelaconsidérercommeévidente.

Voyous

La singularité de la pratiquede la fuite oude la sédition apparaît de façon très nette sil’on prendcomme point de comparaison la désobéissance civile. Fuir et désobéir constituent les deux arts de larévolte les plus opposés, impliquant desmodes de subjectivation antagonistes, des façons différentespourlesujetdeserapporteràlaLoi,àl’Étatetauxautres.

Lestextessurladésobéissancecivile,ceuxdeJacquesDerridaparexemple,lienteneffettoujourslagrandeur de cette pratique au fait qu’elle consiste à confronter une société à elle-même, à utiliser sesvaleursfondamentales,saconstitution,pourcritiquersesloisousonorganisationactuelle:c’estaunommême de la fidélité aux valeurs essentielles de la Nation que l’on prend la décision d’entrer endissidenceparrapportauxloisquis’yappliquent.Ladésobéissancecivileentendperfectionnerlaloidelacommunauténationale.End’autrestermes,lesujetseconstituecommesujetpolitiqueenaffirmantsonappartenanceàlacommunautéjuridiqueàlaquelleils’adresse.Enunsens,ilseposemêmecommesonmembreleplusfidèleetleplusattachéàsesvaleurs:c’estenleurnometaunomdesexigencesqu’ellesincarnentqu’ilselancedanslecombat.

Maisfuir,seréfugier,partir,commel’afaitSnowden,c’estseconstituercommesujetpolitiqued’unemanière différente. Si l’on radicalise ce geste, si l’on essaie d’aller au bout de ce que sa logiqueimplique,onvoitque,pourlui,l’enjeuessentieln’estpasdechangersacommunautépolitique,maisdechangerdecommunautépolitique.Ledésobéisseuradhèreàsanationetentendentransformerleslois;Snowden, à l’inverse – on pourrait faire la même démonstration pour Assange –, s’engage dans unepratiquededésassujettissementquil’amèneàneplusadhéreràsanation:iladécidé,àunmoment,des’enaller,delaquitter,des’enséparer.Ils’estmoinsagipourluidedésobéirquededémissionner.Lavie de Snowden ne dit pas : je désobéis pour changer ma communauté politique, mais : je changed’appartenance, jeme réfugie, jequitte cette communautépolitique, je récusemanationalité.D’où lesnombreusesdemandesd’asilequ’ilaformulées.

Onvoitpourquoi ilserait inadéquat,etmême,aufond,normatifet régressif,dedécrire legestedeSnowden comme relevant de la « désobéissance civile », voire de la désobéissance tout court, etpourquoi,aucontraire, ilfaut ledésignercommeunepratiquedefuite.Ladésobéissancereprésenteunacte paradoxal relativement à la communauté dans laquelle elle se déploie. Penser l’acte que l’onaccomplitcommedeladésobéissance,c’ests’inscriredanslesystèmedelaLoi,c’estreconnaîtrequecetteLoidevraits’appliqueràsoietdécider,malgrétout,denepaslasuivre.End’autrestermes,onnepeut désobéir à une loi qu’à condition de la reconnaître comme sienne, et donc de se définir commeinscritdanslacommunautéoùellerègne.MaxWebersoulignaitcelaàproposduvoleur:cederniernemetqu’apparemmentendangerlaLoi,puisquesonmoded’action,enfait,confirme lesystèmelégaletl’effectivitédel’ordrejuridique.«Levoleur,écritWeber,orientesonactivitéd’aprèsla“validité”delaloipénaledanslamesuremêmeoùillamasque.Quel’ordre“vaille”auseind’ungroupementd’hommes,celasemanifesteparlefaitqu’ilestobligédedissimulerl’infraction7.»

À l’inverse, la démarche de Snowden consiste à s’émanciper de l’ordre de la Loi, à quitter sonchampd’application,l’espacedeson«enforcement»,etainsiàrefuserdesedéfinirparrapportàelle(ou,plusexactement,àessayerdes’émanciperdel’ordrejuridiquesouslequelilestné,puisqu’onnelequittejamaistotalement,qu’onrestetoujourssusceptibled’yêtrerappelé,ouqu’onnepeutlequitterqu’àconditiondesesoumettreàunautre).Cen’estplussaloi,çaneleconcernepas.Fuir,c’estrécusersoninscriptiondanslesystèmedelaLoi,c’estfaireexisterunefiguredusujetquisedonneledroitdeneplusreconnaîtrelaLoicommeétantlasienneetcommel’obligeant.

DiredeSnowdenqu’iladésobéi,ceseraitdoncseméprendregrandementquantàsongeste,sanatureet ses implications. Plus grave, ce serait refuser de lui accorder qu’il a accompli ce qu’il voulaitaccomplir,puisqueceseraitleréinscriresousunordrejuridiquequ’ilrécuse,qu’ilarépudiéendisant:jepars,jechanged’appartenance,jedemandel’asile.Bref,ceseraitleresoumettreàl’ordrejuridiquedontilavoulus’émanciper.

En fuyant, endemandant l’asile,Snowdens’est constituécommeun sujetpolitiquequi sedonne ledroitdefairesédition.Assange,luiaussi,n’acessédemigrer,dechercherunterritoireconformeàsesvaleursetcompatibleavecsavieetsonprojetpolitique.Cespersonnagesincarnentainsidessujetsdedroit qui se donnent le droit de refuser le droit, c’est-à-dire qui récusent le système de jugement quiengagedes actions répressives contre eux : ils refusent de s’y soumettre et de comparaître.Derrida autilisépourdésignerunetellepositiond’extranéitéparrapportaudroitlacatégoriedevoyou8.Peut-êtreeneffetSnowdenetAssangefont-ilsvivreuneéthiqueduvoyoucontrel’éthiquedelacitoyenneté.

L’une des formules les plus convenues que l’on puisse entendre prononcer par un accusé dans lespalaisdejustice,etquirésumeassezbienletypedesubjectivationexigédusujetdedroit,est:j’assumemesresponsabilités,jefaisconfianceàlajusticedemonpays.AssangeetSnowden,àl’inverse,rompentaveccettesoumissionspontanéeauxinstitutionsnationalesendisant:jenefaispasconfianceàlajusticedemonpays,etd’ailleurscen’estpaslajusticedemonpays,cen’estplusmonpays–jesuisparti.

Appartenances

L’attitudedeséditioninterrogel’ordredudroitetnotresoumissionspontanéeàlui.Elleaffrontelecœurde l’ordre juridico-politiqueencontestant ladépossession inauguralequenoussubissons lorsquecelui-ci nous soumet à sa législation et nous constitue comme l’un de ses sujets. D’ailleurs, seule laradicalitédecettemiseenquestionpeutexpliquerlesdéclarationsdusecrétaired’Étataméricain,JohnKerry,contreSnowden.Ilesteneffetfrappantderemarquerqu’iln’apasemployésesmotslesplusdurspourdénoncerlesrévélationsdeSnowdenouencorelefaitque,endévoilantdessecretsd’État,celui-ciauraitcontribuéà fragiliser la luttecontre le terrorisme.Kerryautilisé le langage leplus férocepours’en prendre à l’attitude de fuite de Snowden, au fait qu’il refuse de comparaître devant la justiceaméricaine.Snowden,auxyeuxdeKerry,estun«traître».Nonpasparcequ’ilarendudesinformationspubliques, mais parce qu’il a fui à l’étranger. D’autres lanceurs d’alerte, par le passé, se sont, eux,comportéscommedes«patriotes»:ilsnesontpaspartis,ilsontcomparudevantlesystèmejudiciaireaméricainetontdéfenduleurcause.Snowden,lui,estun«lâche».Etildevrait,ditKerry,secomporter«commeunhomme»,«rentrerauxÉtats-Unis»et«affronterlajusticedesonpays»:«LespatriotesnevontpasenRussie, ilsnedemandentpasl’asileàCuba, ilsnedemandentpasl’asileauVenezuela, ilsdéfendentleurcauseici9.»

Mais,est-onendroitderépondre,pourquoiSnowdendevrait-ilquelquechoseauxÉtats-Unis?Enquoiaurait-illemoindreengagementàrespecterenverscetÉtat?D’oùvientquel’onpuissedirecettechosesiextravagantequelajusticeaméricaineseraitlajusticede«son»paysetqu’ildevraitaccepterd’être jugé par elle en risquant, de surcroit, une peine ahurissante ? Pourquoi son lieu de résidencedevrait-il être les États-Unis, et non Cuba ou le Venezuela ? La rhétorique de Kerry consiste à fairecommesiunesituationpurementcontingente(lelieuetladatedenaissance)imposaitmalgrétoutausujetdes obligations (morales). S’opposent ici deux attitudes, deux politiques, Kerry ratifiant, rappelant etreconduisantuneinclusionforcée,Snowdenvoulantaucontraires’endéprendreetlarécuserenfuyant.

Implications

Une analyse de la violence sociale et politique doit s’intéresser aux injonctions objectives quitravaillent à produire de l’adhésion subjective aux appartenances arbitraires (injonctions dont lesdéclarationsdeKerryconstituenticil’unedesmanifestationsdansl’ordrepolitique).Noussommesles

objetsdetoutunensembled’opérationsdiscursivesquivisentànousforcerànoussituerparrapportàdes réalités censées nous concerner, à nous rendre comptables de faits dans lesquels nous n’avonspourtantaucuneresponsabilitéetauxquelsnouspouvonsnoussentirétrangers.L’undesgrandsprincipesde fonctionnement du monde consiste à contraindre les individus à adhérer aux places assignées parl’arbitraire de la naissance et à les reconnaître comme leurs en les attachant à ces positions et auxsituations qui vont avec par des questions, des injonctions, des demandes, des évaluations, etc. Cesmécanismesd’implicationprennent laformederappelsà l’ordre lorsque lesujet,précisément,veutsedéprendredecespositionsassignéespoursedonneràlui-mêmed’autresidentitésetd’autrespositionssubjectives.

Onpourrait,decepointdevue, tenterd’établiruneanalogieentre la situationque jedécris ici etl’exempledu«transfuge»oudu«transclasse»,pourreprendreleconceptforgéparChantalJaquet.Laperception du transfuge amène souvent à lui reprocher de fuir individuellement, et donc de laisserderrièrelui«sa»classe,c’est-à-diredenepassemobiliserpourchangerl’étatdusystème.Sartre,parexemple,proposecetteanalysedans«Matérialismeetrévolution10»àproposdelamobilitésocialeetde l’accès à la bourgeoisie.DansExit, Voice, Loyalty, Albert Hirschman cite les polémiques nées àl’intérieur dumouvement noir aux États-Unis à propos de celles et ceux qui accédaient aux positionsdominantesets’inséraientdansla«sociétéblanche»aulieudecontribuerà«l’éveilcollectifdeNoirs11».

Lepointqui,mesemble-t-il,doitnousintéresser iciestdesavoirpourquoi laquestiondesclasses(ou des races) se poserait spécifiquement, ou plus intensément, à une personne née dans les classespopulaires(ounoire).Pourquoicefaitpurementcontingentdevrait-ilimposeràquelqu’unquelquechosecommeundevoir,unsouciouunepratique?

Silaquestionnoireoulaquestionouvrièresontdesquestionspolitiques,elleslesontpour tout lemonde et tout le temps. En sorte que le dilemme posé entre mobilité sociale individuelle et luttecollective contre les structures de domination est un faux problème qui repose sur une opération deconversiondefaitscontingentsenfaitssignificatifs,par laquelleonsupposeque lesujetdoitêtre tenupourresponsabledesituationsextérieuresà lui,ou,plusexactement,qu’ildoitenêtrecomptableetenrépondre–c’est-à-diresesituerparrapportàelles.

Cetypedeperceptionaététrèslargementutilisécontre,ouàproposde(carcen’étaitpastoujoursdansunespritnégatif),ÉdouardLouisà l’occasionde laparutionde sonouvrageEn finir avecEddyBellegueule12.Maispourquoipose-t-onàÉdouardLouislaquestiondesacontributionaudémantèlementdelastructuredesclassessociales(aumomentmêmeoù,d’ailleurs,ilmontrecettesituation)?Unetelleproblématisation fonctionne en fait comme un rappel à l’ordre, comme une injonction qui tend àréinstaureruneadhésiondusujetàsapositionoriginelle,àluiimposerdereconnaîtrelaplaceassignéeàsanaissancecommeétantlasienneou,mieux,ceparrapportàquoiildoitseposeretsevoir,aulieudeluidonnerlesmoyensdes’endéprendreetdes’inventer.

Unecritiquedémocratiquedudroit

Je ne veux pas singulariser la réflexion autour des personnages de Snowden ou de Kerry. LesdéclarationsdeJohnKerrysontcellesd’unhommed’État–ellestraduisentunepenséed’Étatsolidairedeperceptionsinconscientestrèslargementancréesdanslescerveaux.Ellessontintéressantes,carellesconstituentuneexpressiondecequel’onpourraitdésignercommelaviolenceintégratricedel’Étatetdel’appartenancenationale.

Sansdoutea-t-onraisondedécrireledroitcommeuneinstancerationnelle,créatricedelibertéetqui

protège les capacitésd’actiondechacun.Maisn’insisterque sur cettedimension revient àocculter lecaractèrecontraintdelasituationquirendpossiblecettedonnéepositive.Carl’expériencepremièredemonrapportàl’État,c’estd’abordcelled’uneimposition,d’uneobligation:jenaisdansunÉtat,jesuiscontraintd’enêtrelesujet.Jesuiscontraintd’êtresoumisàl’ordredudroit.

La question de l’État, c’est, d’abord, la question d’une appartenance obligatoire. La violence del’ordrejuridico-politiquenerésidepas,enpremierlieu,danslesexclusionset lesdépossessionsqu’ilengendre,maisdanslesinclusionsqu’ildécrète.Avantd’êtreunepromotion,lestatutdecitoyenestuneimposition. Sans que l’onm’ait demandémon avis, sans que j’aie formellement ou contractuellementexprimémavolonté,jesuisdefaitinscritdansl’Étatcommesujetetcitoyen.ThomasBernhardledisaitdansuneformulequePierreBourdieuaimaitàciter:«L’Étatm’afaitentrerenluideforce.»Toutelarationalitéoulapositivitédudroitnegommerajamaislaviolenceoriginelledecetteinclusioncontrainte.La violence de l’État s’enracine dans le fait qu’il est obligatoire d’y entrer et impossible d’en sortir.L’État nenousdonne jamais le choix.Nousnaissonsdans l’État, pris par l’État, définis par lui.Noussommesobjetsdel’État,desobjetsdel’État,soumisàl’État.Noussommesenfermés.

L’élément important du point de vue d’une théorie politique n’est-il pas, finalement, la rareté desSnowden ou desAssange ?Ces personnages introduisent une rupture ; leurs actes sont atypiques : larécusationdelanationalité,lamigrationsontdesattitudespeufréquentes.Or,quemontrelararetéd’unetelle attitude, si ce n’est finalement l’intensité avec laquelle nous avons tendance à adhérersubjectivement aux appartenances forcées, à les considérer comme nôtres au point de ne plus lesquestionneroudeneplusimaginerpouvoirnousendéprendre?

La critiquedu sujet doit partir de la conditionontologiquede dépossession impliquéedans le faitpolitique.Direquenousnaissonscommesujetsdedroit,c’estdirequenoussommesconstituéspar laviolencefondatriced’uneinclusionforcéeetjamaisrécusable:onnepeutrécusersanationalité,etmêmeSnowdenn’y est pas parvenu. Il est toujours américain,mais il vit enRussie. Si radicale que soit sadémarche,ilnepeutquesedébattreaveclesystèmedesÉtatsetjouerunsystèmecontreunautre.

Danslafuited’EdwardSnowden,d’ailleurs,unmomentestparticulièrementintéressant:lorsque,le23juin2013,ilfaitescaleenRussiependantsontrajetdeHongKongversl’AmériqueduSud,Snowdenest empêché de reprendre un avion parce que les États-Unis ont révoqué son passeport. Cet acteadministratiflecontraintàséjournerdanslazonedetransitdel’aéroportdeMoscoujusqu’au1eraoût–date à laquelle la Russie lui accorde un asile temporaire. On a entendu beaucoup de réflexions etd’analysessurcetteséquence,etnotammentsurlalégalitédeladécisiondel’administrationaméricainederetirerlepasseportd’uncitoyendecettemanière13.Mais,au-delàdecetteinterrogationjuridique,unetellesituationnousrappellequenousvoyageonstousàconditionquel’Étatnousyautoriseou,mieux,parcequel’Étatnousyaautorisés–c’est-à-direquenoussommes,entantquecitoyens,soumisàunÉtatquidisposedudroit,qu’ils’estarrogé,denousinterdiredequittersonterritoire.

Départ

Aufond,uneanalysedel’Étatformuléeàpartird’exigencesdémocratiquesdevraitdébouchersuruneradicalisationducontractualisme,quiauraitpourfonctionderendrecontractuellelaquestiondu«contratsocial».SnowdenetAssangepourraientêtre lespointsdedépartde la refondationd’unephilosophiepolitique radicale dont l’enjeu serait de soumettre le maximum de réalités possible à délibération.L’appartenanceà l’Étatdoit êtreposéeet repensée sous la formenonplusd’unecontrainte,maisd’unchoix.

Cette revendication théorique devrait sans doute nous conduire à nous interroger sur le sens des

multiples comportements migratoires qui ont lieu chaque jour, souvent silencieusement etindividuellement. L’interprétation des mouvements migratoires est souvent dépolitisante. Ceux-ci sontlargement présentés comme des déplacements forcés, contraints par des logiques économiques, desguerres,etc.Laraisondel’émigrationsembletoujoursêtrerecherchéeducôtédubesoin,delanécessité,de l’obligation, etc. Or, la migration ne peut-elle pas aussi, parallèlement, être vue comme un gestepolitique,etmêmecommeuneformed’expressionpolitique?Lorsqu’ilmigre,lesujetn’accomplit-ilpaseneffetunesortedecoupd’État?IlmetenconcurrencelesÉtatsetlessystèmeslégislatifs.End’autrestermes,ilformuleuneexigence,ou,mieux,ilexerceunesortededroitàchoisirsanationalité,sonÉtat,àseréapproprieruncontrôlesurlaformeetlanaturedusystèmedeloisauquelilserasoumis.Encesens,ils’agitd’unepratiquequi,quelsquesoientsesfondementsousesintentions,engagenécessairementunsoucidémocratiqueencequ’ellefaitentrerlesouverainendéchéanceensoumettantlesÉtatsauchoixducitoyenplutôtquel’inverse14.

PourrefonderuneanalysedelaformeÉtat,durapportdescitoyensàlaNationetdelasédition,ilserait possible de s’inspirer de certaines traditions qui ont placé au centre de leurs investigations leproblèmedesfrontièresdescommunautéspolitiques,desappartenances,etquiontinsistésurlefaitquel’exigencedémocratiquenécessitaitdedéfaire l’emprisedesstructuresd’Étatpouraffirmer ledroitdechacunàs’enaller.

Par exemple, à la fin de La Désobéissance civile, Thoreau prend acte d’une sorte d’échec del’attitudededésobéissancecivile.Ilproposealorsuneautrevoiepourexprimersondissensus.Plutôtqued’affronter l’État, il réclame le droit de ne plus être considéré commemembre d’une communauté àlaquelleilnes’estpasformellementassocié.PourThoreau,lecaractèreproblématiquedelaformeÉtats’enracine dans sa clôture et dans l’obligation corrélative qui m’est faite de lui appartenir. Un Étatrespectueuxdesdroitsindividuelsdoitlaisserlapossibilitédes’enéchapper.Ilnepourraavoirdeformedémocratiqueques’ilacceptequelesindividusdisposentd’unecapacitéàs’enretireretrenonceàlesforceràapparteniràuncollectifqu’ilsnereconnaissentpascommelégitime:«Ilmeplaîtd’imaginerunÉtat qui puisse se permettre d’être juste envers tous les hommes et qui traite l’individu avec respectcomme un voisin, qui ne jugerait pas sa propre quiétude menacée si quelques-uns s’installaient àl’écart15.»

Cettereprésentationseretrouvedanslathéorielibertaireoulibertarienne,etnotammentchezRobertNozick.Enplaçantaucœurdesaréflexionsurl’Étatlanotiondeforce,Nozickestconduitàredéfinirlaquestion politique. Puisque l’État est une instance de contraintes, alors il ne peut être légitime qu’àconditionque les individusaientchoisid’yappartenir.Une sociétéauthentiquement libéralene sauraitconsidérerlaquestiondel’appartenancecommeunequestiondefait.C’estunequestiondechoix.C’estune question politique, et non de naissance. Dès lors, une critique libertaire doit s’adosser à uneredéfinition de la formeÉtat : pour être légitime, celle-ci devrait prendre la forme d’une association,c’est-à-dire d’« unmondeque tous les habitants rationnels sont en droit d’abandonner pour n’importequelautremondequ’ilsimaginent16».

Une société libertaire doit nécessairement être une société où l’appartenance sera sujette àtransformation–c’est-à-direoùilyaura,aufinal,unepluralitédesociétés:«Chaquecommunautédoitgagneretgarderl’adhésionvolontairedesesmembres.Aucunmodèlen’estimposéàquiquecesoit,etle résultat seraunmodèlesiet seulementsichacunchoisitvolontairementdevivreenaccordaveccemodèledecommunautés17.»VoicicommentNozickprésentelasociétéquidécouleraitdel’applicationdesesprincipes:«Imaginonsunmondepossibledanslequelvivre;cemonden’apasnécessairementàrassembler tous les êtres vivants, et il peut contenir des êtres qui n’ont jamais réellement vécu.Toutecréaturerationnelledecemondequevousimaginezauralesmêmesdroitsd’imaginerunmondepossiblepouryvivreelle-même(danslequeltoutautrehabitantrationnelalesmêmesdroitsd’imaginer,etc.)que

vous-même.Lesautreshabitantsdecemondequevousavezimaginépeuventchoisirderesterdanscemonde qui a été créé pour eux ou bien de l’abandonner et d’habiter un monde issu de leur propreimagination.S’ilschoisissentd’abandonnervotremondepourvivredansunautre,votremonderestesanseux.Vouspouvezchoisird’abandonnervotremondeimaginé,désormaisdépourvudesesémigrants.Ceprocessuscontinue;desmondessontcréés,desgenslesdélaissent,créentdenouveauxmondes,etc.18.»

DesanalysescommecellesdeThoreaupuisdeNozick,despratiquescommecellesdeSnowdenoud’Assangeengagentuneredéfinitiondelathéoriepolitique.Ellesnousamènentàunecritiquedesnotionsnon interrogées et souvent prises commedes données : la cohabitation, la communauté, la société.Lacohabitationn’estpasunedonnéeontologique.Lescommunautésquenousformonsaveclesautresnesontpasdesdonnéesdefait.Cesontdesopérationsdupouvoir,desforcesd’inclusion/exclusionquilesfontexisteretlesdessinent.Laquestionpolitiquenesauraitselimiteràl’analysedesmodesd’organisationdela«cité».Elledoitportersur lacitéelle-même,sur lesmodesd’«appartenance»collective–etdoncsurledroitàentrerounondanstelleoutelleassociation.Dansquellemesureetjusqu’àquelpointserait-ilpossibledeneplusyappartenir?Etcomment?Avecquiaccepté-jedeformeruneassociation?Tantquecesquestionsnesontpasposées, tantque lesenjeuxqu’ellessoulèventnesontpasaffrontés,aucunecritiqueradicaledelaviolencedel’Étatetdel’Étatdedroitdanssapositivitén’estréellementproposée.

_____________________

1.GlennGreenwald,Nullepartoùsecacher,op.cit.,p.81.2.Cf.CharlesBeitz,PoliticalTheoryandInternationalRelations,Princeton,PrincetonUniversityPress,1979.3.JohnRawls,LeDroitdesgens,Paris,ÉditionsEsprit,1996,p.48.VoiraussiThéoriedelajustice,op.cit.,p.34.4.JudithButler,Verslacohabitation,op.cit.,p.41.5.Ibid.6.Ibid.,p.201.7.MaxWeber,Économieetsociété,t.I:Lescatégoriesdelasociologie,trad.J.Freund,Paris,Pocket,2003,p.66.8.JacquesDerrida,Voyous,Paris,Galilée,2003,p.97-98notamment.9.Cf.CarrieDann,«Kerry:Snowdena“Coward”and“Traitor”»,NBCNews,http://www.nbcnews.com/politics/first-read/kerry-snowden-coward-traitor-n116366.10.Jean-PaulSartre,«Marxismeetrévolution»,inSituations3,Paris,Gallimard,1949.11.AlbertHirschman,Exit,Voice,Loyalty,op.cit.,p.118-119.12.ÉdouardLouis,EnfiniravecEddyBellegueule,Paris,Seuil,2014.13.Cf.PatrickWeil,«Citizenship,Passports,andtheLegalIdentityofAmericans:EdwardSnowdenandOthersHaveaCaseintheCourts»,TheYaleLawJournal,avril2014.14.Surlaforcepolitiquedelafuiteetdelamigrationpenséesd’unpointdevueunpeudifférent,voirÉdouardLouis,«Savoir-souffrir»,NRF,n°609,septembre2014,p.132-133.15.HenryDavidThoreau,LaDésobéissancecivile,op.cit.,p.48.16.RobertNozick,Anarchie,Étatetutopie,Paris,PUF,2008,p.366.17.Ibid.,p.385-386.18.Ibid.,p.365.

3Échapperàlacitoyenneté

Politiser la question de son appartenance et se donner le droit de fuir ; promouvoir une formed’anonymat qui fournit au sujet la possibilité d’agir sans être identifiable : ces modes d’action neconstituentpasdesinnovationspartielles.Ilsneviennentpassimplementaugmenterlagammedisponibledesformesderésistanceetlenombrederépertoiresdelamobilisationcollectivequis’offrentàchacundenousetaveclesquelsnousdevonscomposer.Cesmodalitésdelarévolteinstaurentaucontraireunerupture par rapport au dispositif contemporain de la politique. Elles favorisent l’émergence desubjectivitésémancipéesdesformesprescritesetinstituéesdelapolitique.

Ladémocratielibérales’articuleàunecertainefiguredusujetquirégulenosmanièresdenouspensernous-mêmesaussibiendans les temps«normaux»,dans laviequotidienne,quedans lesmomentsdelutte.Lefaitd’êtreinclusdansl’État,d’êtreproduitsparnotreinscriptiondansl’État,engageunecertainedéfinition de nous-mêmes.Comme le note JamesC.Scott à la fin de son livreZomia1, qui étudie lesrelationsconflictuellesentrelespeuplesnomadesdel’AsieduSud-Estetl’État,lalogiquedel’Étatetdudroitentretientun rapportavec la logiquedunompropre,de lasignatureetde l’identité.L’impositiond’unesouverainetépolitiqueàdessujets,laconstructiondecessujetscommesujetsdedroit,c’est-à-direcommesujetssoumisàunordrejuridique,passentparlefaitdeleurimposer(ainsiqu’àl’environnementdans lequel ils évoluent) des identités stables, fixes et reconnaissables : « Les premiers efforts deconstruction de l’État semblent avoir surtout consisté à nommer des éléments jusque-là “fluides” ouprivésdenom:villages,districts,lignées,tribus,chefs,familles,champs.Lorsqu’ilestjointaupouvoiradministratifdel’État,lepouvoirdenommerpeutcréerdesentitésquin’existaientpasauparavant.Pourles fonctionnaires “han”, les barbares se distinguaient notamment par le fait qu’ils n’utilisaient pas depatronymes. Ces noms stables étaient, chez les Han eux-mêmes, la conséquence d’un processus bienantérieurdeconstructiondel’État.Encesens,lesunitésd’identitéetdelieu,quiacquièrentparlasuiteune généalogie et une histoire spécifiques, constituent, sous leur forme stable et officielle, un “effetétatique”liéàl’écriture2.»

Jenesuispassûrd’adhérerpleinementàcetteanalytiquedelapolitiqueetdel’État.Ellereposesurune série d’oppositions un peu simplistes qui amènent à penser le pouvoir comme une instanceunificatrice,ordonnatrice, fixiste–cequi tendà lier l’analysedupouvoiràunenarration impliciteausein de laquelle il existerait quelque chose comme un état pré politique caractérisé par la fluidité, lamultiplicité,ledésordre,l’incohérence,etc.,quelepouvoirviendraitensuiteordonner,classer,fixer,etc.

Cettefaçond’aborderlaquestiondupouvoir,traverséeparunesortedespontanéisme,n’estpas,loindelà,spécifiqueàJamesC.Scott.Onlaretrouvetrèslargementdanslapenséemoderne.C’estlecasparexempledanslestravauxdel’anthropologuePierreClastres,dontJamesC.Scottseréclame,oùl’Étatestprésentécommeuneformequivientintroduiredel’unité,desdivisions,deshiérarchiesdansdessociétésfondéessurl’égalitéetlatransversalité:«CequemontrentlesSauvages,c’estl’effortpermanentpourempêcherleschefsd’êtredeschefs,c’estlerefusdel’unification,c’estletravaildeconjurationdel’Un,del’État3.»

IlestfrappantdeconstaterqueMichelFoucaultutiliseluiaussicetypedereprésentation,pourpensercettefoisnonpasseulementl’État,maislesopérationsdupouvoirengénéral.DansSurveilleretpunir,ildécriteneffetladisciplinecommeunetechniquede«miseenordred’unemultiplicité4»etprésentelagestioncontemporainedesillégalismesetlefonctionnementdelapénalitécommeayantpourfonctionde

substituerau«grouillementimprécisd’unepopulationpratiquantunillégalismed’occasion»un«grouperelativementrestreintetclosd’individussurlesquelsonpeuteffectuerunesurveillanceconstante»–les«délinquants5».

Présenterl’État–oulepouvoir–commeuneinstancequiconjureunepluralitéoriginelleetintroduitde l’ordre là où régnait la dispersion, c’est, me semble-t-il, ignorer les régimes d’identification, destabilisation,d’ordonnancementpréalablesàl’Étatetaudroit.Onsaitque,dansunepolémiquecruciale,Gabriel Tarde a reproché à Émile Durkheim son opposition entre « société homogène » et « sociétéhétérogène»,eninsistantsurlefaitquel’onperçoitcommehomogèneslessociétésdontonneconnaîtoune comprend pas les principes internes de différenciation6. De la même manière, décrire le pouvoircommeundispositifd’ordonnancementdesmultiplicités,c’estpasseràcôtédesprincipesd’organisationetd’unificationquisontdéjàà l’œuvredansceque l’oncroitêtre«multiple»et«grouillant».Sansdoutefaut-ildoncéviterdedirequelepouvoir«unifie»etqu’ilestcequi«introduitdel’ordre».Maiscelan’empêchepasd’affirmerqueledroitimposecertainsprincipesd’unificationspécifiques.

Contre-sujets

Naître dans unÉtat de droit, c’est être saisi, dès sa naissance, par des opérations du pouvoir quis’appliquent à nous et définissent notre existence : nous sommes constitués comme membres de lacommunautépolitique,commeêtresprotégésparledroitetlesinterditsqu’ilénonce.Maisnoussommeségalement,danslemêmetemps,instituéscommesujetsresponsables,quidoiventrépondredeleursacteset sont éventuellement punissables pour ceux-ci par l’autorité judiciaire : le sujet de droit est unetechnique juridique qui permet de rattacher un ensemble de conduites à un même sujet afin que lesobligationsenverslesautresetlespeinespuissentavoirunsens.C’estlesensdelacélèbredéfinitiondeHans Kelsen : « La personne physique n’est pas un homme, mais l’unité personnifiée des normesjuridiquesquiobligentetdesnormesjuridiquesquiinvestissentdedroitsunseuletmêmeindividu.Cen’estpasuneréaliténaturelle,maisuneconstructionjuridiquecrééeparlasciencedudroit7.»Êtreunsujet de droit ou, mieux, être un « citoyen », c’est donc se trouver à l’intersection de trois forcesconstituantes:êtrepourvud’unenationalité;êtreintégréàunespacejuridico-politiquedonnéetdotédesdroits qui s’y appliquent ; enfin, être soumis à la logique de l’imputation et de la responsabilitéindividuelle.

Or,cequimesembletrèsimportantdanslesdémarchesdeSnowden,AssangeetManning,danslesluttesmenéesparlesAnonymousouparuneorganisationcommeWikiLeaks,c’estques’yfaitjouruneaspirationàseconstituercommesujetenéchappantàlafaçondontl’Étatnousproduitetauxcadresquis’emparent de nous lorsque nous venons aumonde. Il s’agit ici non seulement de défaire ce que l’onpourrait appeler les verdicts politico-juridiques, sur lemodèlede cequeDidierEribon appelle les «verdictssociaux8»,maisd’essayerdevivredesexpériencesdontnoussommesdépossédéspar le faitquenoussommesfaçonnéscommecitoyens.Parrapportàl’ordredelacitoyennetéetàl’ordredudroit,Snowden, Assange et Manning incarnent des contre-sujets. Ils sont traversés par une volonté de seréapproprieruncertainnombrededimensionsdenotre existence.Seconstituer commesujet anonyme,c’estrevendiquerunepossibilitéd’agirsansêtreidentifié,sanspouvoirêtretenupourresponsabledecequel’onfait.End’autrestermes,c’estessayerd’échapperàlafaçondontlepouvoirnouslieàcequenousfaisons.Lapratiquedel’anonymats’inscritdansunmouvementdestinéàenrayer,voireàleveruntant soit peu, lesmécanismes de l’assujettissement : il s’agit de se délivrer de l’ordre de la Loi, del’attachementàcelle-ci,dupoidsdelaresponsabilité.

L’attitude de la fuite et de la sédition, quant à elle, exprime un acte spectaculaire et public de

récusation de l’opération d’inclusion à une communauté nationale qu’accomplit l’ordre juridique.L’objectif est de mettre en question la notion d’appartenance, de témoigner d’une volonté de seréappropriercettequestioneninterrogeantlalégitimitédudroitànousinscriredeforcesoussonautorité.

Onlevoit,danslesdeuxcas,l’actionviseunmêmeobjectif,ou,plutôt,estsous-tendueparunemêmeintention : reprendre un certain contrôle sur nous-mêmes ; éprouver des potentialités, des modesd’existence,desformesd’actiondontl’expériencenousestretiréeparl’acquisitiondustatutdesujetdedroit.Ils’agitnonseulementd’interrogerlescadresàl’intérieurdesquels,d’ordinaire,lesujetévolue,mais,plusfortement,d’essayerd’inventerunstyledeviehorsdecescadres.

Àlavie,àlamort

La violence de la réaction répressive des États aux actions de Snowden, Assange, Mannings’expliqueainsipar lamiseenquestionopéréeparcelles-ci.Elleestuneréponsebrutale, inouïe,à lamesuredeladéstabilisationqueprovoquel’irruptiondecescontre-sujets.Poursaisirlejeudesforcesàl’œuvreici,onpourraitprendreuneanalogiedansledomaineesthétique:jepenseauxanalysesdePierreBourdieusurlarévolutionimpressionnisteetsurlarelationentreManetetl’Académiedesbeaux-arts.

Lorsqu’il analyse la révolution impressionniste, Bourdieu écrit que ce qui s’affronte à travers «Manet » et l’« art académique », ce sont deux conceptions différentes de la fonction de peintre, deuxdéfinitionsdifférentesde l’activitéartistiqueet,partant,deuxfonctionnementspossiblesetantagonistesduchampartistique.Manetnefaitpasseulementsurgirunenouvellemanièredepeindre.Ilfaitsurgirunenouvellesubjectivation,unnouveaumodedesubjectivationdesoicommepeintre:lavied’artiste.Dèslors,larévolutionimpressionnisten’estpasseulementunerévolutionesthétique;elleestaussi,enmêmetemps,unerévolutionéthique,symboliqueetpolitique:ils’agitde«changercomplètementlavisiondumonde, la hiérarchie des importances, la fonction du peintre. Le peintre cesse d’être un maître pourdevenirunartiste;ilestàlui-mêmesonpropregarant.Aveclenouveausystème,l’unedeschosesqu’ils’agitd’inventer,c’estlenouveaurôledupeintrecommepersonnagequiaunebiographieextraordinaire,quis’investittoutentierdanssonœuvre,quiestl’objetdecélébrationsentantquepersonnesingulière9».

Manetet l’Académiesontinconciliables.L’auteurduDéjeunersur l’herbe faitexisterunemanièred’êtrequimetencauselesystèmedesBeaux-Arts:«Laluttequ’engageManetestunelutteàlavieàlamort.Sil’hérésiarquegagne,s’ilarriveàimposerlacroyancedanslavaleurdecequ’ilfait,decequ’ilest,c’esttoutlesystèmeacadémiquequis’effondre(etc’estcequiestarrivé:lescoursdelapeinturepompiersonttombésenl’espacedequelquesannéesduplushautàrien):iln’yapasdequartier.Manetaportél’attaqueaucœurmêmedel’artacadémiqueensortequec’était,commeondit,luioueux10.»

De la même manière, l’attaque que portent Snowden, Assange, Manning va au cœur du systèmejuridico-politique: ils fontexisterunstyledeviepolitiquequimetencause lesdispositifsrégulant lefonctionnement ordinaire des démocraties contemporaines. C’est la raison pour laquelle tout laisse àpenserquelespoursuitesengagéescontreeuxontpeut-êtrefinalementmoinspourfonctiondepunirles«délits»qu’ilsauraientcommisquedelesrecréereux-mêmescommesujetsdedroitresponsables,delesréinscriresousl’ordredudroitqu’ilstententdedéfaire:tuesuntraître,tuesunvoleur,tuappartiensàl’État,tudoisêtrefidèleàtanation,tunepeuxpaspartir.Bref:tonactionn’apasexisté.Tuesencorecequetuprétendsn’êtreplus:uncitoyenresponsable.

Futur

Danslalittératurehistoriqueetdanslathéoriecritique,beaucoupd’ouvragesouderéflexionsontétéconsacrésàdestraditionsdedéfiàlaLoi,àdesfiguresdelarévoltecontrel’Étatet lesouverain.Onpeutpenser,parexemple,auxbanditsd’EricHobsbawmouauxbrigandsdeChristopherHill,auxpiratesdeDanielHeller-RoazencommeauxvoyousdeJacquesDerrida–et l’onpourraitmême intégreràcetableaulafigured’Antigonetellequel’analyseHegel11.Maisjenecroispasqu’ilsoitexagéréd’affirmerqu’ilyaunesingularitédes figuresdeSnowden,AssangeetManning,unespécificitédescombatsquis’articulentàleurdémarche–etque,encesens,nousassistonsbieniciàl’émergencedequelquechosedenouveau,etnonàlareprised’unetraditionancienne.

Onconstateeneffetque,chezlesvoyous,chezlesbandits,chezlespirates,etc.,l’affrontementavecl’États’opèrepresquetoujoursaunomdupassé:ils’agitdeluttercontreunordrejuridiqueentraindes’imposeraunomd’unordretraditionneletcoutumierquedesloisnouvellesviennentmettreenpéril.Ils’agitd’aménagerdesespacespourquedesformesdevieanciennessurviventdansleprésent.

Or, avec Snowden, Assange ouManning, nous n’avons pas du tout affaire à un défi à la Loi quis’énoncerait au nom de coutumes préexistantes. Il s’agit de faire jouer contre l’ordre juridique etpolitiquetelqu’ilfonctionnedenouvellespossibilités;ils’agitdeformulerdenouvellesexigences,defairevivredenouvellespratiques,inédites.Penserunesubjectivationanonyme,politiserl’appartenancenationale,cen’estpas rendre impossible toutordredudroit.C’estexiger laconstructiond’unsystèmejuridique plus démocratique et moins violent, qui s’ancrerait dans un mouvement de déconstruction,pratiqueetthéorique,delaformeÉtat,delaformeNationetdelaformecitoyen.

_____________________

1.JamesC.Scott,Zomia,oul’Artden’êtrepasgouverné,Paris,Seuil,2013.2.Ibid.,p.302.3.PierreClastres,LaSociétécontrel’État,Paris,Minuit,1974,p.186.4.MichelFoucault,Surveilleretpunir,Paris,Gallimard,1975,p.175.5.Ibid.,p.324.6.GabrielTarde,Monadologieetsociologie,Paris,LesEmpêcheursdepenserenrond,1999.7.HansKelsen,Théoriepuredudroit,Paris,Dalloz,1962,p.231.VoiraussiMarcelaIacub,Penserlesdroitsdelanaissance,Paris,PUF,2002,p.94-97.8.DidierEribon,LaSociétécommeverdict,Paris,Fayard,2013.9.PierreBourdieu,«Larévolutionimpressionniste»,Noroit,n°303,septembre-octobre1987.10.Ibid.11. ChristopherHill,Liberty Against the Law, Londres, Penguin, 1998 ; Daniel Heller-Roazen, L’Ennemi de tous. Le pirate contre lesnations,Paris,Seuil,2010.

4Ladénationalisationdesesprits

Ilsemblerapeut-êtreétrangeouétonnantque,toutaulongdecetouvrage,ilaitététrèspeuquestiond’Internet : j’ai en effet abordé les enjeux des démarches de Snowden, de Manning, d’Assange, lesprojetsdesAnonymousoudeWikiLeaks, les combatspour laprotectiondes libertés civiles contre lasurveillancedemasse,etc.,sansconsacrerd’analysesspécifiquesauxnouvellestechnologiesetauWeb.Celanem’apasparunécessairepourmonpropos.

Pourtant,jecroisquel’onnesauraitfairel’économie,pourconclure,d’uneréflexionsurcessujets.Plusexactement,jevoudraisessayerdesouleverunproblèmequel’onpourraitformulerainsi:est-ceunhasard si c’est autour d’Internet, au sein des milieux investis dans le maniement de ces outilstechnologiques,quelesrenouvellementsquej’analysesesontproduits?Est-ilpossibled’établirunlienentreInternetetlaproductiondenouvellessubjectivitéssocialesetpolitiques?

Pourabordercechampdeproblèmes,jevoudraispartird’unconstatassezconnu,pourluidonneruneinterprétation différente de celle qu’on lui donne habituellement : lorsqu’on lit les biographiesd’individus impliqués dans les luttes à l’ère d’Internet, on constate que, très souvent, ils sont décritscommedesêtressolitaires,bizarres,isolés.Leuradolescenceestprésentéecommeayantétémarquéeparune faible intégration dans des groupes amicaux, par une tendance à l’enfermement. Les piratesinformatiques, les Anonymous, les geeks, sont dépeints comme des individus « peu sociables », nefréquentantquepeudemondeetrestantlongtempschezeuxdevantleurordinateur.

DesportraitsdecetypeontétédressésdeSnowdenetdeManning.DanssonlivresurSnowden,dontildécrit l’investissementpsychiquedans Internet,Greenwald souligne à quel point sonuniversmentals’estdéveloppéàl’intérieuretaucontactdel’universvirtuel.Lepassagequisuitillustretrèsbienletypede subjectivité qui s’articule à la pratique d’Internet et la manière dont celle-ci engendre desmodesd’existenceparticuliers:«Lavaleurd’Internetoccupait[une]placecentraledanssavisiondumonde.Comme chez beaucoup de jeunes de sa génération, “Internet” n’était pas un outil isolé réservé à destâchesindividuelles.C’étaitl’universdanslequelsonespritetsapersonnalitéavaientpusedévelopper,unlieuensoiquioffraitunelibertéincomparable,despossibilitésd’exploration,decompréhensionetunpotentieldecroissanceintellectuelle.»Greenwaldpoursuit:«Pourlui,lespropriétésuniquesd’Internetétaientd’unevaleur incomparableàpréserverà toutprix.Adolescent, il s’était servide laToilepourexplorer certaines idées et dialoguer avec des gens d’autres régions du monde et de milieuxradicalement différents, qu’il n’aurait jamais rencontrés autrement. » Il conclut par une citation deSnowden:«Aufond,Internetm’apermisd’expérimenterlalibertéetd’explorerpleinementmesfacultésd’êtrehumain1.»

Ilmesemblequ’ilfautdonnertoutesaforceàl’idéedéveloppéeiciparGreenwaldetparSnowdenselonlaquelleInternetestun«lieuensoi»dontlaspécificitéestqu’iloffrelapossibilitéàdesindividusd’«explorercertainesidées»etde«dialogueravecdesgensd’autresrégionsdumondeetdemilieuxradicalementdifférents».Certes,ilyatoujoursquelquechosed’unpeunaïfetutopiquedanscegenrederéflexion.Maisilpointenéanmoinsunenjeuimportantàsaisir.

DécrireInternetcommeunlieud’«exploration»,unlieude«rencontre»,unlieude«dialogue»,signifie en fait prendre acte d’une potentialité inscrite dans cette technologie : cet espace virtuel peut(j’insistesurlapotentialité)incarnerunlieudesocialisationalternatifauxcommunautéshabituelles,etdecefaitcontribueràredéfinirlerapportdesindividusàla«socialisation»etàl’«appartenance».

Frontières

Lorsqu’on analyse la genèse du sujet, la formation de la subjectivité, l’une des dimensionsessentielles sur lesquelles il faut se concentrer concerne le problème des frontières, de l’espacepsychiquedanslequelonsedéfinit.Cequelessociologuesappellentla«socialisation»sedérouleeneffetdansdescerclesextrêmementcodifiés,quis’imposentausujetenvertudesonlieuetdesonmomentdenaissance.L’école,lequartier,laclassesociale,lafamilleet,biensûr,laNationconstituentlescadresévidentsdelaviequotidienne.Ilsformentlesstructuresobjectivesdel’expérience,lesquellesfaçonnentmonespacemental–ilsincarnentcequi,pourmoi,faitl’actualité,cequimeconcerne,ceparrapportàquoijemedéfinis,etc.Lasocialisationestunprocessusquimesoumetàl’espacephysiquedanslequelje suis né – qui, pour reprendre les formules de Pierre Bourdieu, transforme par des mécanismesd’incorporationlesstructuresobjectivesdanslesquellesjesuisprisenstructuressubjectives.

Orlaquestionquel’onpourraitseposerestdesavoirsiInternetn’estpassusceptibled’instaurerunerupture par rapport à l’emprise qu’exercent sur nous les cadres, à la fois évidents et imposés, de lasocialisation.(Jedissusceptible,carceladépendbiensûrdelamanièredel’utiliser,quivarieselonlaclasse sociale, l’âge, le genre, etc.) La fréquentation d’Internet pourrait en effet constituer le point dedépartd’unapprentissageà s’orienter autrementdans l’espace, àypenser autrement saplace. Internetreprésente,parrapportàlatopographiequis’imposeàmoi,uncontre-espacedesocialisation,unespacequi échappe à la circonscription a priori des liens à nouer et des lieux de vie à fréquenter. Autourd’intérêts politiques,musicaux, sexuels, ludiques, etc., se forment des communautés de discussion, dedispute,auseindesquelleslesindividuspeuventsesentirplusprochesetoùilspeuventpartagerplusdechosesqu’avec celles et ceuxque l’espacephysiqueou juridique lescontraint à fréquenter : famille,amis,collègues,cama-rades,etc.

Internetdonneraitainsiausujetlapossibilitédepratiquercequel’onpourraitdésignercommeunesocialisationchoisie–etlasolitudeouleretraitparrapportàlafamille,àl’école,quel’onnotechezlesindividusfortementinvestisdansInternetpourraientbienaufinaln’êtrequ’uneconséquencedufaitque,unefoisquel’onadécouvertunmonded’appartenancesvouluesetdésirées,lecaractèrecontraintdelacohabitationetdelasocialisationtraditionnellesparaîttoutsimplementinsupportable.Celaconduitàsedésinvestirdecemonde-là,decetyped’appartenance-là,pours’impliquerdansd’autrescercles.

Internetparticiperaitainsid’uneredéfinitiondelaquestiondelaproximitéetdel’éloignement,delalimite,delacirconscriptiondequil’onsesentprocheetdequil’onsesentlointain.Ilouvrelavoieàunecapacitédes’éloignerdesappartenancescontraintes,des’endéprendrepours’endonnerd’autres,des’installerpar rapportàellesdans le registreduchoix,etdoncdeneplussesentirdedevoirsenverselles,puisque,petitàpetit,onnes’yreconnaîtplus.LerapportquipourraitexisterentreInternetet laprédisposition à la fuite, à la « trahison», s’expliquerait dès lors parune relation entre Internet et unprocessusdedissolutiondesallégeancestraditionnelles,accompagnéd’unedispositionàrevendiquerledroitdechoisirsesmondesoud’enchanger.

Imagination

Dans un ouvrage classique, l’historien Benedict Anderson insistait sur le fait que, « au-delà desvillagesprimordiauxoùleface-à-faceestderègle(etencore…),iln’estdecommunautéqu’imaginée2».Lesfrontièresd’ungroupe, lesmanièresdepenseravecquinousformonsunecommunautéetàqui,aucontraire,noussommesétrangers,relèventtoujoursd’uneconstructionimaginaireoufantasmatique,d’unjeudereprésentations.Andersonliaitainsilesoriginesdelaconsciencenationale,c’est-à-direàlafois

lanaissancede l’idéedeNationet laconstructionsymboliquedesadélimitation,à l’apparitiond’unetechnologie nouvelle : l’imprimerie. Pour lui, l’imprimerie a permis à la fois l’apparition de languesnationales contre ladominationdu latin, la fixationdeces langueset, surtout, la circulationdes écritsdansuncadredélimitéauseinduquels’estdoncforméquelquechosecommeunesphèrepubliqueetuneactualité partagées3. Et si Internet participait, aujourd’hui, d’une dénationalisation des esprits et desimaginaires?Sicettetechniquepermettaitausujetdesedonnerunespaced’inscriptionetdedéfinitionplus large, d’inventer de nouvelles manières de s’inventer soi-même et de penser les collectifs danslesquels il s’inscrit ?Quelle forme pourrait revêtir la politique qui découlerait de l’invention de cesnouveauxmodesdesubjectivation?

_____________________

1.GlennGreenwald,Nullepartoùsecacher,op.cit.,p.74.2.BenedictAnderson,L’Imaginairenational,Paris,LaDécouverte,1996,p.20.3.Ibid.,p.57.

Conclusion

Dans la tradition démocratique américaine, la formule «We the people » symbolise la conceptionclassique de l’activité politique. Cette proclamation, inscrite dans la Constitution des États-Unis, estrégulièrement et rituellement reprise par lesmouvements de contestation–par exemple, dernièrement,parlemouvementOccupy.

Invoquerpubliquement,lorsd’unrassemblement,«Wethepeople»,c’ests’affirmercommepeupledétenteurde la légitimitédémocratique ;c’est faire jouerunesouverainetépopulaireet revendiquerundroit à parler et à segouverner contre les institutions arbitraires, lespuissancesnégatives–oumêmecontre le gouvernement lorsque celui-ci prend des mesures qui ne rencontrent pas l’assentiment dupeuple.Cetteformulelieainsi l’activitépolitiqueetdémocratiqueàlaconstructionperformatived’unecommunautécommecommunautépolitique.Dans lacontinuitéparfaitede toutes les théoriesducontratsocial,ils’agiticidetransformerunecommunautédonnéed’individusrassemblés–suruneplace,dansune nation ou un État – en une communauté politique qui se pose comme le lieu de la légitimitédémocratiqueetenrevendiquel’exercice.

Orilmesemblequel’onpeutcomprendrelanouvellesubjectivitépolitiquequi,peut-être,émergeàtraversInternetetlespotentialitéstechniquesqu’iloffresil’onregardedequellefaçonungroupecommelesAnonymous pense le processus de formation de la communauté auquel il contribues. Chacune desvidéos ou interventions des Anonymous s’ouvre en effet par une formule rituelle. Mais au «We thepeople»ilssubstituentun:«Hellocitizensoftheworld,weareAnonymous.»

L’interpellation:«Bonjour,citoyensdumonde,noussommesAnonymous»,visetoutlemonde.Legroupequiestamenéàseconstituern’estpascirconscritàl’avancepardesfrontièresnationales.Onnesaitpasaprioriquiyprendrapartouquis’yreconnaîtra.Parconséquent,lapolitiquen’estplusungestepar lequel un collectif donné d’avance se constitue comme communauté politique. C’est uneinterpellation,indéterminéedanssonorigine(onnesaitpasquidit«nouslesAnonymous»)commedanssadestination,etquiviseàproduireunnouveaugroupe,c’est-à-direàarracherlesindividusauxmodesinstituésdel’appartenanceetdel’allégeance,au«nous»donné,pourlesfaireentrerdansunnouveautypedecommunautéenlutte.Et,aufond,lesentitéspolitiquesiciproduitesneformerontjamaisun«nous».Ellesn’ontpasdenom:ellesprennentlaformed’uneagrégationprovisoired’individusdisséminésetpluriels,quichoisissent,àunmomentdonné,pouruneraisonprécise,des’allier.Ladénationalisationdesespritsn’aboutitdoncpasàlaformationdequelquechosecommeuncommunmondial.Bienaucontraire,elle est un cas particulier d’un processus de désassujettissement par rapport aux identificationscontraintes, pour libérer une capacité à imaginer – et donc à instaurer – de nouvelles communautés,plurielles,hétérogènesetmultiples.

Avoirpourhorizonmentallemonde,faireémergerdesregroupementsélectifsinéditsetsedéprendredetouteslesappartenancesimposéesenpolitisantlanaturedenosmodesd’inscriptiondansl’espaceetdenosrapportsauxautres : telspourraientêtre lesaxesde l’artde la révoltequiémergeaujourd’hui,auquelprennentpartcellesetceuxquiparviennentàsedéfinircomme«citoyensdumonde».

«àvenir»_____________________________

unesériedelacollectionHistoiredelapensée

DidierEribonRetouràReims

2009

JoanW.ScottThéoriecritiquedel’histoire

Identités,expériences,politiques2009

GeoffroydeLagasnerieLogiquedelacréation

Surl’Université,lavieintellectuelleetlesconditionsdel’innovation2011

JoanW.ScottDel’utilitédugenre

2012

GeoffroydeLagasnerieLaDernièreLeçondeMichelFoucault

Surlenéolibéralisme,lathéorieetlapolitique2012

JudithButlerVerslacohabitation

Judéitéetcritiquedusionisme2013

DidierEribonLaSociétécommeverdict

Classes,identités,trajectoires2013

PierreBergouniouxExisterpardeuxfois

2014

DUMÊMEAUTEUR

LaDernièreLeçondeMichelFoucault,Fayard,2012.Logiquedelacréation,Fayard,2011.Surlasciencedesœuvres,Cartouche,2011.L’Empiredel’Université,Amsterdam,2007.