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I Le Géant du vallon

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Voici un habitant qui est bien à l’échelle du site choisi. Seul un être immense pouvait accéder à la vaste cavité habitée, qui ne s’appelle pas encore « grotte-ermitage des carmes ». Elle est creusée dans la paroi à pic, dans la fraîcheur du vallon encaissé, à la frontière entre le merveilleux et la réalité. Qui est donc ce géant, gardien du passage, accoudé au rebord du plateau de La Viste, les pieds dans le ruisseau des Aygalades ? Le Cyclope semble attendre Ulysse ? Qui est donc l’habitant de la strate de temps à laquelle a été attribué le numéro 1 ? Un habitant qui a laissé si peu de traces que la découverte d’une de ses dents, trouvée au XIXe siècle sur le site, a permis de confirmer son existence.

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de -1 000 000 à -100 000

de l’an 1 à l’an 1 000

de 1 000 à 1 500

de 1 600 à 1 800

de 1 800 à 2 000

depuis 2 000

de -800 à -25

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Pourquoi saisir l’opportunité proposée par l’éditeur suisse Lars

Muller ? Pourquoi accepter d’écrire un livre alors que l’écriture

n’est ni mon métier, ni mon passe-temps ? Je sais exprimer mes

idées par des expositions depuis 1973, par de la politique cultu-

relle depuis 1985, par des promenades-rencontres depuis 1997.

Alors, pourquoi dire je à l’envers de l’institution ? La réponse

s’impose, évidente et vivante : pour vous parler. Vous qui habi-

tez le nord de Marseille savez que l’hospitalité s’offre et se reçoit

dans la parole. Se presser d’offrir car la destruction des quartiers

va vite, accélérée par la logique portuaire : nous vivons dans un

port, si peu dans une ville. Se presser de partager avec les créa-

teurs contemporains car l’espace public disparaît, grignoté par

la privatisation érigée en solution urbaine ou en « outil de la

mixité sociale ». Nous savons que les lotissements seront bien-

tôt sur la colline. Dès qu’ils auront attaqué la terre comme les

colonies de peuplement israéliennes attaquent les collines de

Jérusalem, alors ce sera la fin des alternatives encore possibles

face à la pauvreté, à la mise au ban, à la disparition par le si-

lence, à l’exclusion de quartiers qui font exploser les chiffres du

chômage, de l’habitat social, et ceux de la « reconquête urbaine »

avec vue sur mer.

La Colline matérialise un autre récit collectif, bien plus long

que celui de l’Histoire. « Certains lieux parlent distinctement »,

écrit R.L. Stevenson*. M. Le Bris résume l’idée dans sa formule :

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« Qu’est-ce qu’un lieu, sinon une porte ? » La colline parle et

façonne les corps, elle offre l’espace d’aventure et le souffle de

liberté. De Néréïde-Bosquet à la Galline, du sud au nord, de

la grotte Cosquer à celle des Riaux, le grand amphithéâtre des

collines marseillaises a été l’arène, le stade, l’abri, l’habitat des

humains, de la préhistoire à 2009. Sans cesse, il a été chanté

dans toutes les langues, écrites ou non. Ce livre est un chant de

plus, un monument érigé au savoir des collines, il s’inscrit à la

suite des autres. Il pourra servir à toutes les épopées à venir.

Comment saisir la chance de cette publication ? Il y a tant à

dire sur chaque rue, chaque retrait, chaque creux de colline.

J’ai décidé de choisir un monument historique classé. Le seul,

jusqu’en 2004, dans deux arrondissements nord qui a priori

n’ont pas de patrimoine. M’en tenir au périmètre de ses abords

sur 500 mètres et bâtir le livre sans jamais dépasser la limite de

la « grotte-ermitage des carmes aux Aygalades ». Comme toutes

les grottes des collines, elle est un haut lieu, une force de cris-

tallisation, un désert, un espace public ; appelée « grotte aux

pigeons », « vallon des carmes», « grotte-refuge de l’ancienne

défense passive » – ou dépourvue de nom, mais but de rendez-

vous, de cachette et de marginalité urbaine, poubelle aussi...

Elle est dévastée par une autoroute construite à ses pieds et

deux cités au-dessus, le flux bruyant de la vitesse la traverse,

son espace est amputé et l’abandon a achevé sa destruction.

Personne ne l’habite plus depuis la Révolution, dit-on. Le lieu

serait vide... et pourtant ce livre est consacré à ses habitants.

Sept de ses habitants, choisis parce qu’ils dessinent chacun une

strate de temps particulière. Sept noms propres en forment le ti-

tre pour une réappropriation, un nom sur la porte de cet espace

commun. Les sept noms divisent le temps, nomment le temps,

mais n’effacent pas la continuité. La continuité de 100 000 an-

nées se précipite dans ce livre. Un sens jailli de cet exercice de

concentration : il y a là un désert marseillais incontournable et

permanent. Une figure inverse de la ville que l’on quitte pour

partir au désert. Un saint désert aussi, spirituel et fondateur

comme le fut la grotte de Hirâ pour Muhammad, les Cévennes

des protestants ou l’ermitage du Solitaire. Surprenante perma-

nence qui donne un sens au lieu et creuse dans l’inconscient

collectif d’un morceau de ville.

Enfin, même si ce paragraphe est un peu technique, je dois

vous parler de mon métier d’historienne et de la dimension pu-

blique de la conservation du patrimoine. Comment ai-je exer-

cé ces compétences en sachant que l’Histoire et le Patrimoine

avec leurs majuscules ont servi à incarner le corps social dans

la nation ? Les catégories du Beau, du Juste et du Vrai ont été

créées par les mêmes afin d’élaborer le formidable assemblage

collectif qui précède la politique depuis le IVe siècle. Nous ap-

partenons ainsi à une nation que l’État dirige dans un rapport

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si fort que même le sang peut couler pour elle. L’empereur, le

roi, la nation ou la science avaient ainsi pris la place de Dieu.

Mais aujourd’hui, dans la période post-nationale que nous vi-

vons, tout cet arsenal symbolique est obsolète, dépassé ; alors,

par quoi l’avons-nous remplacé ? Crispation des pouvoirs, replis

mémoriels, mensonge de fondations, au lieu du mouvement

fédérateur si nécessaire en période de transition.

La mise en mouvement que crée le dialogue avec l’Autre d’ici

ou d’ailleurs a été mon moteur tout au long du livre, mon bon-

heur. En marchant là, en rencontrant, en parlant, je me suis

mise à écrire l’histoire de la grotte depuis le nord, depuis un

autre point de vue que celui de l’histoire centralisée et rabâchée.

Voici comment j’ai mené les sept enquêtes nécessaires pour re-

trouver les sept habitants du site dans la longue durée de leurs

récits.

Ce faisant, j’ai découvert tant de rapts de savoirs, tant d’injustice

scientifique que l’urgence méthodologique a rejoint l’urgence

urbanistique qui motivait ce livre. Je livre le chantier d’une mé-

thode perfectible et extensible à d’autres lieux communs. Déjà

les marges du récit sont investies par la graphiste qui incite ainsi

les lecteurs à se saisir des bases de données accessibles en ligne

pour élargir le contexte.

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Voici un habitant qui est bien à l’échelle du site choisi. Seul un être immense pouvait accé-

der à la vaste cavité habitée, qui ne s’appelle pas encore « grotte-ermitage des carmes ». Elle

est creusée dans la paroi à pic, dans la fraîcheur du vallon encaissé, à la frontière entre le

merveilleux et la réalité. Qui est donc ce géant, gardien du passage, accoudé au rebord du

plateau de La Viste, les pieds dans le ruisseau des Aygalades ? Le Cyclope semble attendre

Ulysse ? Qui est donc l’habitant de la strate de temps à laquelle a été attribué le numéro 1 ?

Un habitant qui a laissé si peu de traces que la découverte d’une de ses dents, trouvée au

XIXe siècle sur le site, a permis de confirmer son existence.

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catholique, pour avoir démontré que la terre est ronde et tourne

autour du soleil. L’hypothèse des géants prévaut ainsi encore un

siècle ; inutile d’aller contre la Bible et saint Augustin.

Imaginons l’émotion de la personne qui trouve dans la falaise,

à côté de la grotte, au début du XIXe siècle, une dent gigan-

tesque, une « dent de géant ». Une molaire ayant appartenu au

géant évoqué ? Un géant qui retourne dans Le livre des êtres imaginaires écrit par J. L. Borges. Un géant qui aurait pu être le

cinquième des animaux fabuleux de Sir Thomas Browne. Ima-

ginons la dent dans la main de la personne qui vient de la trou-

ver ; là se vit l’exceptionnelle élongation du temps entre fiction

et science. L’éternité populaire des géants de Rabelais.

Cette fois-ci, le réseau des savants provençaux annonce offi-

ciellement en 1859 qu’il s’agit d’une dent d’éléphant fossilisée.

Ils trouvent son appartenance exacte et lui donnent un nom :

Elephas antiquus. Les mammouths qui suivent Elephas antiquus appartiennent aussi à cette branche d’éléphants aujourd’hui

disparue.

Il vivait dans les tufs des Aygalades qui l’ont fossilisé. Sa dé-

composition s’est arrêtée sous l’action du carbone dégagé par les

eaux douces calcaires descendues du massif de l’Étoile qui l’ont

engobé. Cela se passait à l’ère quaternaire débutante, entre Plio-

cène et Pléistocène. Elephas antiquus est un éléphant qui a vécu

en Europe entre 1 million d’années (1 Ma) et 100 000 ans avant

Pour comprendre la formidable découverte faite dans le vallon,

il faut remonter dans le temps et partir en Tunisie. En 424, l’évê-

que Augustin y publie un livre intitulé La Cité de Dieu. Dans ce

livre, il raconte la découverte faite à Utica, près de Tunis, d’une

énorme dent qu’il attribue à un « géant », conformément au tex-

te biblique. Cette idée est reprise en Europe et répétée du Ve au

XVIIe siècle. Toutes les dents gigantesques trouvées sont alors

comparées à celle d’Utica et servent de preuves pour confirmer

la présence de géants sur la terre avant les hommes. Augustin et

la Bible l’ont écrit. Preuve et écrit s’emboîtent tranquillement.

Mais, quelque 1 200 ans plus tard, en 1 630, Thomas d’Arcos,

le renégat provençal de La Ciotat, trouve une autre de ces dents

« de géant » dans les environs d’Utica. Thomas d’Arcos est un

esprit libre, un curieux, mi-collectionneur, mi-marchand d’an-

tiquités. Il vit à Tunis, libre et musulman après avoir été esclave

capturé en 1 628 par les pirates. Il a un doute et ne classe pas

cette dent gigantesque dans la certitude biblique. Il envoie sa

trouvaille à Aix-en-Provence, au savant Peiresc. Celui-ci décide

d’adresser la dent au réseau de ses amis savants européens au

lieu de l’enfouir dans une vitrine de sa collection de curiosités

avec l’étiquette « dent de géant ». Résultat de la confrontation

et des analyses : il s’agit d’une dent d’éléphant... Coup de ton-

nerre et difficile découverte de 1 200 ans d’erreurs occidentales

répétées. Peiresc fait pourtant silence sur cette découverte, car

au même moment Galilée est emprisonné à Rome, par l’église

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nous, dans un climat tempéré. Cette dent fossile est trouvée

dans les tufs près de la grotte des carmes, il y a plus de 150 ans.

Juste au moment où G. de Saporta étudie la flore des tufs des

Aygalades et juste au moment où F. Timon-David collectionne

les fossiles qu’il trouve là, sur le plateau de La Viste qu’il habite.

L’un ou l’autre a pu être le découvreur de la dent fossile. Elle

existe encore aujourd’hui car elle fut donnée sous forme d’un

moulage à P. Matheron, lequel avait intégré le moulage dans sa

collection privée. Ami de G. de Saporta et dans la tradition des

réseaux de savoir provençaux depuis Peiresc, ils échangeaient

leurs trouvailles et les éléments de leurs collections. Saporta, es-

prit libre, est peut-être le découvreur de la molaire. Aujourd’hui,

la collection Matheron est inscrite dans l’inventaire du Muséum

d’histoire naturelle de Marseille qui l’avait achetée en 1902.

Le petit bout d’Elephas antiquus moulé et public, qui fonde

le site, serait situé actuellement dans les réserves du Muséum.

Grâce à l’amabilité d’A. Médard-Blondel, l’actuelle directrice

du Muséum, une recherche est faite pour retrouver le moulage

et le photographier. À suivre.

En 1940, lors de la construction de l’autoroute Nord, au pas-

sage des Aygalades, les falaises du vallon ont été grattées. Dans

une coupe, du côté « de la gendarmerie », un ramassage a été

effectué par E. Bonifay accompagné de M. Escalon et H. de

Lumley. L’ensemble du matériel paléontologique et archéolo-

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animaux fabuleux et l’imaginaire de l’erreur qui est aussi vec-

teur de la continuité.

– Le tuf qui conserve les micro-éléments d’une nappe d’eau

douce a capturé dans une concrétion, avant qu’elle n’y soit fos-

silisée, la dent descendue d’ailleurs.

Mais laissons les traditions.

Je pose la question des tufs à Nadine Gomez, géologue, ama-

trice d’art contemporain et conservateur du musée de Digne.

Elle a été voisine du site dans son enfance.

Dialogue :

– Ta famille est de Saint-Louis, connaissais-tu les tufs des Ayga-

lades, ce site a-t-il eu de l’importance dans ta vocation de géo-

logue ?

– Mes parents habitaient Saint-Louis quand je suis née, mais je

n’y suis restée que quelques mois. Mon intérêt pour la géologie

vient des promenades dans la région de Digne où je passais tou-

tes mes vacances avec ma grand-mère et ma sœur à partir du dé-

but des années 60. Je suis venue aux tufs du bassin de Marseille

pour mon DEA ; les tufs représentent une aire géographique

de plus de 10 kilomètres carrés entre Aubagne et le cap Janet.

Ce sont des travertins, c’est-à-dire des roches constituées par les

eaux douces. Les tufs des Aygalades appartiennent à un ensem-

ble plus important qui est celui de La Viste, mais j’ai toujours

aimé la relation toponymique entre Aygalades (d’Aigues, l’eau

gique trouvé alors est aujourd’hui inaccessible. Il est peut-être

dans l’un des tiroirs de la Maison méditerranéenne des sciences

de l’homme (MMSH) d’Aix-en-Provence.

Si rien n’émerge des deux institutions, le moulage de la molaire

d’Elephas antiquus ne pourra rien nous apprendre, puisque le

contexte dans lequel elle a été trouvée a aujourd’hui disparu et

qu’aucune analyse chimique ne peut être faite sur cette copie en

plâtre. Bref, une trouvaille formidable rendue stérile en données

concrètes. Seulement un bel objet de collection. Quelle incom-

préhensible perte pour le savoir !

À ce moment de l’enquête, rien n’existe « en vrai ». Pourtant, des

kilomètres de papiers discutant d’Elephas antiquus ou se portant

la contradiction courent le long des bibliothèques. Un étrange

malheur semble frapper la transmission du savoir préhistori-

que in situ de Marseille. Pour la grotte des carmes comme pour

celles des Riaux, près de l’Estaque, tout le matériel des fouilles

semble avoir disparu. Ajoutons que celle de Cosquer est fermée

suite à un dramatique accident survenu dans son couloir d’ac-

cès. Voilà dessinée l’inaccessibilité du savoir, et pourtant Elephas antiquus existe dans la tradition érudite.

Je ne vois alors que deux hypothèses :

– L’Elephas antiquus a été inventé. Il peut s’agir d’une tradition

populaire qui perpétue la tradition érudite que nous avons vue

naître à Tunis il y a 1 585 ans : tradition des « géants » récitée

dans les livres touristiques ou scientifiques consacrés au vallon.

Alors, le fossile de dent rejoint dans une tradition poétique les

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en occitan) et le fait que toute cette zone avait été géologique-

ment construite par des dépôts fluviatiles.

– Comment faisais-tu pour les étudier ?

– Il fallait échantillonner sous les barres d’immeubles aux Ayga-

lades à la recherche de la flore contenue dans les sédiments. On a,

grâce aux débris végétaux fossilisés dans les tufs, une bonne idée

de la végétation du vallon des Aygalades à l’ère quaternaire : des

chênes pubescents, des érables, des tilleuls, des pins, des saules,

mais aussi des plantes plus à l’aise en climat chaud et humide

comme les ficus, les lauriers et même des palmiers (Chamærops humilis), espèce plus conforme à la découverte d’une molaire

d’éléphant près du château de La Viste.

– Penses-tu que cet animal a réellement existé ? Est-ce une dent

de géant mythique, comme celle étudiée par Peiresc ?

– G. Godard, dans un article de la Géological Society de 2009 ac-

tualise l’étude de Peiresc. Mais pour en comprendre le contexte,

il faut la voir en vrai !!

Elle me conseille d’aller au Musée de paléontologie provençale

de l’université, section de géologie. Grâce aux géologues, Ele-phas antiquus réapparaît dans son contexte de flore, de faune, de

vie humaine inscrite dans quelques éclats d’outils, au plus loin

de la préhistoire, au contact de la géologie, dans les strates de la

paléontologie.

Dans ce musée que je ne connaissais pas, au mur, le crâne d’un

éléphant fait penser au Cyclope et dans le tiroir 853, L. Villier,

responsable du musée, me montre des éléments d’une collection

privée de fossiles, celle de Timon-David. Ils viennent du vallon

et, au-dessus de la grotte, du plateau de La Viste. Dans les tufs

quaternaires de la campagne Romani, au Pléistocène, des fos-

siles de végétaux apparaissent dans leur gangue caillouteuse :

feuilles de chêne, d’aulnes, de noisetiers et de saules, ainsi que

des escargots fossilisés. Tout cela forme le contexte vivant d’Ele-phas antiquus. Nous sommes sur le chemin si réconfortant du

bio-patrimoine. Quelque chose de vivant apparaît 100 000 ans

avant nous. Enfin des objets dans un environnement !

Avançons sur un autre chemin. Que disent les outils scientifi-

ques de référence ? La Carte archéologique de la Gaule, dans le

volume Marseille, donne une autre tonalité plus optimiste : « Les

sites d’âge préhistorique de la région marseillaise ont très tôt fait

l’objet de recherches passionnées et assidues. » Mais qu’en est-il

de cette molaire précisément ? Ni M. Escalon, ni E. Bonifay,

ni J. Courtin cités dans l’extrait de la Carte archéologique et qui

parlent de la dent et de l’éléphant n’ont jamais dit où elle fut

trouvée et où elle se trouve maintenant. Trouver les écrits de

ces savants contemporains est très simple, il suffit de consul-

ter le catalogue en ligne des bibliothèques de Marseille ou bien

de taper leurs noms sur les bases de données comme Google.

Comme leurs écrits ne donnent pas de résultats, il faut retrou-

ver directement les savants ou leurs tiroirs d’objets. Les auteurs

de la Carte reconnaissent « le faible renouvellement des données

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et l’absence de travaux critiques sur le Paléolithique et le Méso-

lithique marseillais ». Du coup, je comprends que la disparition

des données est à l’image de l’état du savoir. Gardons cela en

mémoire car, sur le site, cette hypothèse se vérifie à toutes les

strates et représente une forme de continuité.

Si des outils humains apparaissent, comme l’affirme E. Bonifay,

alors nous aurions un site de fondation urbaine exceptionnel.

En plus du tuf des Aygalades que les géologues du monde entier

viennent étudier, le site de la grotte des carmes abriterait une

autre merveille : « un gisement du Paléolithique inférieur qui

demeure exceptionnel en France... quelques éclats signalés par

E. Bonifay en 1972 dans des travertins (tufs) au quartier des

Aygalades », dit la Carte archéologique. Il est temps de se deman-

der pourquoi ce reste de ramassage de 1940 apparaît ainsi 32

ans plus tard.

Retour à la case départ que nous connaissons puisque l’habitat

d’Elephas antiquus reste invisible même dans la Carte archéolo-gique qui cite des éléments en référence pour les faire aussitôt

disparaître.

Cette petite mention d’outils taillés par l’homme, si elle est

vérifiée, serait formidable car elle prouverait que des hommes

aussi ont habité avec Elephas. Seul E. Bonifay, s’il retrouvait le

matériel, ou des fouilles, demandées depuis trois ans par les ha-

bitants, pourraient faire progresser le savoir.

Trouvées la semaine dernière, dans les boîtes du Museum, deux

fiches originales, écrites de la main de P. Matheron. Encore du

papier et rien sur l’objet lui-même ! On avance pourtant car le

tuf de La Viste est précisé être « de Saint-Louis » : nous sommes

donc bien du côté du vallon, et non sur le versant opposé, celui

de la carrière d’argile. Sur cet autre versant, l’Elephas nommé

meridionalis, beaucoup plus ancien, est daté du Pliocène sur

la fiche de P. Matheron. Je vais à la bibliothèque municipale

pour consulter le catalogue des collections paléontologiques de

P. Matheron rédigé en 1898. La première pièce citée au chapitre

des pièces remarquables, est... notre Elephas antiquus ! Enfin

voilà l’objet dans sa version fiche :

« Elephas antiquus, Falconer et Cautley 1847, Pléistocène, tufs

des Aygalades, moulage de molaire ». Dans l’inventaire, à la li-

gne suivante, il y a une autre indication : « Elephas meridiona-

lis, Nesti, Pliocène, moulage de molaire, tufs du château de La

Viste ». Donc, si j’ai deux points dans le temps, je peux faire de

l’histoire. Mais ces deux trouvailles faites il y a plus de 150 ans

ont eu le temps d’entretenir des confusions.

Pourtant, nous pourrions compter en Ma, c’est-à-dire en mil-

lions d’années, ce qui les sépare ! Le plus ancien est celui trouvé

au château de La Viste. Hélas, ce château, aux dires d’E. Bonifay,

n’est pas celui situé au-dessus de la grotte. Il est plus loin dans la

carrière d’argile entre Saint-Louis et Saint-André. C’est l’ancien

“château des Tours” qui a disparu avec l’avancée de la carrière

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dans les années 1950 de notre ère. Le fossile de molaire date,

comme la mandibule de rhinocéros trouvée au même endroit,

du Pliocène, soit 5 à 2 Ma avant nous, disent les paléontolo-

gues. Ce qui correspond à la dernière partie de l’ère tertiaire,

disent les géologues. L’extrême début du Paléolithique inférieur,

disent les préhistoriens. Nous ne sommes pas arrivés aux temps

historiques que trois sortes de temps se disputent la continuité

du site. Cela devient très difficile pour nous de comprendre que

c’est le même moment qui est appelé de trois façons différentes.

De quoi y perdre le sens de la simplicité et de la continuité.

Le manque de précision sur le site des trouvailles nous oblige,

à ce moment de l’enquête, à abandonner l’hypothèse de la pré-

sence d’Elephas meridionalis dans le vallon. Nous n’y conservons

que le plus jeune des deux : Elephas antiquus. Il constitue un

maillon de l’habitat au Pléistocène, entre 600 000 et 100 000

ans avant nous, ère quaternaire et Paléolithique inférieur. Il peut

avoir connu l’homme, il peut exister avec les outils, éclats de

calcaire, trouvés avant la guerre de 1940 et que nous cherchons

toujours, je le rappelle.

Sur la frontière entre les trois catégories de savoirs que nous

venons de traverser se situent l’habitant mais également un sens

épaissi du mot « Aygalades ». Nous savons que les eaux ainsi

désignées ne sont plus seulement celles des sources et du ruis-

seau existants, mais aussi celles des roches constituées par les

eaux d’avant les hommes. Les humains qui ont inventé et uti-

lisé le mot « Aygalades » pour se désigner et se situer avaient-ils

conscience que la roche est de l’eau fossilisée, arrêtée dans un

moment du temps ? En se figeant, la roche a écrit un texte par-

faitement lisible au microscope des géologues. C’est aussi l’acti-

vité des eaux qui a fixé et continue de fabriquer le paysage.

La grotte et son environnement proche dessinent le temps

d’une période tempérée avant la glaciation suivante. Lorsqu’en

1902, Joseph Repelin, géologue, communique à la Société de

géographie de Marseille une découverte de dent de mammouth

laineux, Elephas primigenius, plus jeune que notre animal, il se

sert d’un repère pour imager ce temps avant les mammouths :

« ... La température a été douce en Provence pendant l’ère qua-

ternaire, c’est l’époque du dépôt de tufs des Aygalades et de

l’Elephas antiquus. »

Sur le plan symbolique aussi, le fond de paysage naît de cette

période. Dans le fond du vallon coule un ruisseau, mémoire

miniature des eaux douces qui ont formé les roches, les tufs,

alentour. Les parois verticales de la gorge ont été taillées par

un fleuve plus puissant dans les couches calcaires. Au contact

des couches dures de calcaire et de celles de tufs plus tendres se

sont formés dans la falaise tous les abris sous roches et toutes les

grottes que nous pouvons encore voir aujourd’hui. Certaines de

ces cavités ont disparu sous les remblais de l’autoroute ou des

usines construites dans le vallon. Au-dessus de la grotte, le pla-

teau de La Viste est lui aussi parcouru de cavités et souterrains

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creusés dans les tufs. Voilà le petit bout de paysage dans lequel

passe le temps divisé en sept strates pour ce livre. Une hypo-

thèse commence à prendre forme : les sites à fossiles sont repris

dans leur continuité par la fonction religieuse des hommes qui

vont y vivre.

Grâce à ma collègue Martine Sciallano, conservateur du musée

de Hyères et spécialiste d’archéologie sous-marine, Eugène et

Marie-Françoise Bonifay viennent au musée de paléontologie

pour voir les fossiles de végétaux de la collection Timon-David.

Au préalable, Loïc Villier a fait parvenir cette information :

« J’ai trouvé deux références intéressantes qui datent précisé-

ment la formation des tufs des Aygalades :

- Jean-Claude Miskovsky, 1971, ‘Stratigraphie et paléoclimato-

logie du Quaternaire du Midi méditerranéen d’après l’étude sé-

dimentologique du remplissage des grottes et abris sous roche’,

Bulletin de l’Association française pour l’étude du quaternaire,

volume 8, numéro 8-4, pp. 259-275.

- Gaston de Saporta, l864, ‘Sur les tufs quaternaires, des Ayga-

lades et de La Viste’, Bull. Soc. géol. Fr., 2e sér., t. XXI, p. 495-

499. Cette dernière note est d’autant plus intéressante que les

collections originales ont toutes les chances d’être au Muséum

d’Aix ou à l’Université (collection Timon-David). »

À suivre, donc.