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@ Daniel MORNET LA PENSÉE FRANÇAISE AU XVIII e SIÈCLE Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ” fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul -Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

La pensée française au xvii ie siècle

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Page 1: La pensée française au xvii ie siècle

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Daniel MORNET

LA PENSÉE FRANÇAISE

AU XVIIIe SIÈCLE

Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : [email protected]

Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ”fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web : http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul -Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi

Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

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La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 3: La pensée française au xvii ie siècle

Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, collaborateur bénévole, Courriel : [email protected]

à partir de :

LA PENSÉE FRANÇAISE AU XVIIIe SIÈCLE

par Daniel MORNET (1878-1954),

professeur à la Sorbonne.

Collection A. COLIN, n° 81, de la

Librairie Armand Colin, Paris, 1926, 220 pages.

Polices de caractères utilisée : Verdana 12 et 10 points.

Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11’’

[note : un clic sur en tête de volume et des chapitres et en fin d’ouvrage, permet de rejoindre la table des matières]

Édition complétée le 1er décembre 2006 à Chicoutimi, Québec.

La pensée française au XVIIIe siècle

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T A B L E D E S M A T I È R E S

Avertissement

PREMIÈRE PARTIELes survivances de l’esprit classique.

CHAPITRE PREMIER. — Les doctrines littéraires.

L’instruction des collèges. — Les « grands genres » poétiques. — Le roman

d’analyse.

CHAPITRE II. — L’esprit mondain.

La vie mondaine. — Les conséquences. — Les bienséances. — La réaction.

DEUXIÈME PARTIELe prolongement et les transformations

du rationalisme classique.

CHAPITRE PREMIER. — Les origines.

CHAPITRE II. — L’optimisme rationaliste et ses conséquences.

Les principes généraux. — Les conséquences. — La morale naturelle ou laïque. —

La politique rationnelle. — La méthode psychologique et la méthode naturiste. —

Les conséquences des deux méthodes.

TROISIÈME PARTIEL’esprit nouveau. L’observation et l’expérience.

CHAPITRE PREMIER. — Le sentiment de la diversité et de la complexité

humaines.

La géographie et l’histoire. — La littérature.

CHAPITRE II. — Les sciences expérimentales.

Les adversaires de la science expérimentale. — L’organisation de la science

expérimentale. — La diffusion et l’influence de la science.

CHAPITRE III. — L’esprit positif, les faits et les leçons de faits.

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La philosophie sensualiste. — L’histoire. La littérature. — L’instruction. — La

politique réaliste.

QUATRIÈME PARTIELa philosophie et la littérature du sentiment.

CHAPITRE PREMIER. — La philosophie.

Les origines. — Jean-Jacques Rousseau. — L’influence de la doctrine.

CHAPITRE II. — La littérature et la morale du sentiment. La vie.

Rousseau et les délices du sentiment. — Le fatal présent du ciel. — Les délices de

la vertu. — Le mouvement général de la littérature.

CHAPITRE III. — Les idées sociales de la vie.

CINQUIÈME PARTIELa diffusion de l’esprit nouveau.

CHAPITRE PREMIER. — Les résistances de l’opinion.

CHAPITRE II. — La lutte contre l’autorité.

CHAPITRE III. — La diffusion de la haute instruction.

CHAPITRE IV. — L’influence générale de la philosophie.

CHAPITRE V. — Les progrès de l’esprit critique et de l’incrédulité.

CHAPITRE VI. — L’inquiétude politique.

Conclusion.

Bibliographie. — Index des notices sur les auteurs cités.

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AVERTISSEMENT

Je ne me suis pas proposé dans cet ouvrage, qui devait être

bref, de publier une nouvelle histoire sommaire de la littérature

du XVIIIe siècle. Cette histoire existe dans les histoires générales

de la littérature française ; je l’ai moi-même écrite ; et je n’avais

pas la prétention, en 220 pages, de la renouveler. Par contre on

n’a pas donné d’histoire méthodique et suivie de la pensée

française. Les tableaux qu’on en a tracés restent nécessairement

confus parce qu’il s’y mêle l’histoire de l’art, du goût, des

tempéraments, parce que l’étude des génies originaux fait

perdre un peu de vue celle des courants généraux de la pensée,

des mouvements d’opinion ; ou bien ces tableaux sont

incomplets et partiaux ; du moins je crois qu’ils le sont. J’ai donc

tenté d’écrire l’histoire non plus de quelques grands hommes ou

de « genres littéraires », mais de la vie intellectuelle et morale

de la nation, de 1700 environ à 1789.

J’ai tâché d’être, de mon mieux, un historien impartial. Je n’ai

jamais voulu dire (sinon, sans le vouloir) : « ces choses furent

bonnes, ou mauvaises », mais seulement : « voici ce que furent

les choses ». C’est au lecteur à en tirer les conclusions qui lui

conviennent.

J’ai supposé connus du lecteur les grands faits de l’histoire

littéraire du siècle et le sens général des œuvres essentielles. Il

m’était impossible de les rappeler sans rompre constamment le

cours de l’exposé. Toutefois les ouvrages de cette collection

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s’adressent même à ceux qui ignorent — ou ont oublié — les

éléments du sujet auquel ils veulent s’initier. J’ai donc fait

précéder mes chapitres d’indications succinctes, mais

suffisantes, sur la vie et l’œuvre des principaux auteurs dont la

pensée est analysée. Un court index alphabétique permet de

retrouver la notice de chacun de ces auteurs.

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PREMIÈRE PARTIE

LES SURVIVANCES DE

L’ESPRIT CLASSIQUE

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CHAPITRE PREMIER

LES DOCTRINES LITTÉRAIRES

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NOTICE HISTORIQUE : Au XVIIIe siècle le grand poète dramatique

et épique, c’est Voltaire. Même, jusque vers 1750, beaucoup de

lecteurs ignorent ou feignent d’ignorer qu’il est philosophe pour ne se

souvenir que de ses « chefs-d’œuvre » poétiques.

VOLTAIRE (anagramme de Arouet-l [e] J[eune]) naît à Paris en

1694. Son père lui laisse quelque fortune et il se lance dans la vie

mondaine et la littérature. Il fait jouer avec grand succès, en 1719, la

tragédie d’Œdipe. Quelques impertinences et une querelle avec le

chevalier de Rohan le font exiler en Angleterre (1726-1729). A son

retour, il fait jouer, glorieusement, de nouvelles tragédies, Brutus

(1730), Zaïre (1732) et donne un bon ouvrage d’histoire,

sérieusement documenté, l’Histoire de Charles XII. Puis il résume ses

expériences d’Angleterre et les leçons de philosophie qu’il y a prises

dans les Lettres philosophiques (1734). Le livre est poursuivi et

Voltaire se réfugie à Cirey, chez la marquise du Châtelet. Il remporte

toujours de grands succès au théâtre avec Alzire (1736), Mérope

(1743), etc... Pendant quelques années il tente à nouveau les succès

officiels et la vie de cour, est nommé gentilhomme de la chambre,

historiographe de France, académicien. Jaloux de Crébillon, il fait jouer

trois tragédies (Sémiramis, Rome sauvée, Catilina) pour rivaliser avec

les siennes. Mais ses impertinences inquiètent. Il se sent suspect et

accepte l’invitation de Frédéric II. Il arrive à Potsdam en 1750. [Pour la

deuxième période de la vie de Voltaire, voir p. 35].

Parmi les autres auteurs tragiques du XVIIIe siècle, un seul mérite

d’être mentionné, non pour son mérite, mais pour l’admiration qu’il

suscita, c’est Crébillon (1674-1762) qui mit à la mode des tragédies de

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« terreur » : Atrée et Thyeste (1707), Électre (1708), Rhadamiste et

Zénobie (1711), etc...

Les principaux auteurs comiques sont : Regnard (1655-1709) qui a

laissé des comédies toujours amusantes par leur verve et leur esprit :

Le Joueur (1696), Les Folies amoureuses (1704), Le Légataire

universel (1708) ; Lesage (1688-1747) qui écrivit de très nombreuses

pièces pour le théâtre italien et une bonne comédie de mœurs,

Turcaret (1709), où il raille durement la sottise féroce des financiers ;

Dancourt (1661-1725) qui a laissé des pièces de style et de conduite

médiocres, mais où il y a une peinture assez puissante des mœurs

contemporaines (Le Chevalier à la mode, Les Bourgeoises de qualité,

Les Agioteurs, etc...). (Pour les comédies de Marivaux, voir p. 16).

Les principaux romanciers sont : Lesage dont Le Diable boiteux

(1707) est imité d’assez près d’un roman espagnol de Guevara. Son

roman de Gil Blas (1715-1747) imite également plusieurs ouvrages

espagnols ; c’est un roman d’intrigue fantaisiste et compliquée, mais

où il y a un caractère vivant, celui de Gil Blas, et de pittoresques

peintures de mœurs. L’abbé Prévost (1697-1763) a mené une vie

d’aventurier. Il était d’humeur fort inquiète. Les Mémoires d’un homme

de qualité (1728-1731), son Philosophe anglais ou les Mémoires de

Cleveland (1732) sont des romans d’intrigue fort romanesques, mais

où il peint des âmes tourmentées et déjà romantiques. Manon Lescaut,

histoire brève et vigoureuse, paraît en 1731. (Pour les romans de

Marivaux, voir p. 16).

Vauvenargues (1715-1747) fut un officier obscur, qui rêva la gloire.

Mais pendant la dure retraite de Prague (1742), il contracta des

infirmités qui ruinèrent sa santé et le condamnèrent à l’inaction. Il

mourut à trente-deux ans. Il a publié une Introduction à la

connaissance de l’esprit humain, suivie de Réflexions sur divers sujets

(1746).

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L’instruction des collèges. — L’esprit du XVIIIe siècle est

évidemment très différent de l’esprit classique. Ni Voltaire, ni

Diderot, ni Rousseau, ni Chénier lui-même n’auraient été

compris par Boileau, Racine ou même La Fontaine. Pourtant tous

les goûts et toutes les doctrines ne se sont pas renouvelés d’un

seul coup. Il en est même qui se sont prolongés presque sans

changement jusqu’à la Révolution, et qui l’ont traversée.

Ce sont ceux d’abord que les maîtres des collèges ont

organisés et enseignés. On oublie trop souvent l’influence

profonde que peuvent exercer ces maîtres lorsqu’ils sont

convaincus qu’ils possèdent la vérité. Or, jusqu’en 1762, ce sont

les Jésuites qui dirigent la majorité des collèges. Leur méthode

d’enseignement est, en 1762, à peu près exactement celle de

1660. Les collèges de l’Université, ceux des Oratoriens, des

Doctrinaires, etc... ont plus ou moins, dès 1740 ou 1750,

marché avec le siècle. Après 1762, un vent de réforme soufflera

à travers les maisons dont les Jésuites viennent d’être chassés ;

nous montrerons l’importance de ces réformes. Pourtant

certaines traditions, certaines convictions subsistent jusqu’à la

fin du siècle, et au-delà ; et ce sont elles qui ont modelé sinon

les philosophes du moins les poètes, les dramaturges et les

« gens de goût » du XVIIIe siècle.

Tout d’abord la fin de l’enseignement reste la « rhétorique ».

Que cet enseignement soit purement latin, comme chez les

Jésuites, qu’il fasse sa place au français, comme chez les

Oratoriens et un peu partout après 1762, il s’achève dans les

règles de la rhétorique et les discours ou amplifications qui les

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appliquent. L’esprit de cette rhétorique est qu’on n’écrit pas pour

exprimer ce que l’on sent, ni même ce que l’on pense ; il n’est

pas nécessaire d’avoir des impressions ou des opinions. Les

sujets proposés sont : « un jeune homme doit désirer de mourir

— Les remords qui agitèrent Néron après le meurtre de sa

mère ». Quand Diderot entre au collège d’Harcourt, le premier

sujet qu’il traite est le « discours que le serpent tient à Eve

quand il veut la séduire ». A quatorze ans, ou à dix-huit, on ne

songe généralement ni à la mort à la fleur de l’âge, ni aux

remords des parricides. Mais peu importe. D’autres y ont songé

qui s’appellent Virgile, Tacite ou Bossuet ou Massillon. Il suffit

d’abord de se souvenir de ce qu’ils ont dit. Après quoi il suffit de

mettre en œuvre, adroitement, ces souvenirs, c’est-à-dire

d’appliquer les principes et les règles formulés par les maîtres de

l’art, Cicéron, Quintilien, Boileau, le P. Rapin, et perfectionnés

inlassablement par des générations de professeurs qui dictent

leurs cahiers de rhétorique. La rhétorique, qui couronne

l’enseignement secondaire (la classe de philosophie n’en fait pas

partie), et cet enseignement tout entier n’apprennent jamais, ou

presque, ni à s’interroger, ni même à réfléchir. Ils apprennent les

pensées des autres et l’art de leur donner non pas le tour le plus

original, mais « le plus parfait », c’est-à-dire le plus conforme

aux règles. Écrire et penser, c’est imiter : imiter, pour le fond, les

grands écrivains, de Virgile à Racine ou Mascaron — imiter pour

la forme les préceptes des professeurs de l’art, de Cicéron à

Boileau, au P. Buffier et à l’abbé Batteux.

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L’enseignement finira, vers 1770 ou 1780, par se transformer

profondément. Mais il se transformera dans ses intentions plus

que dans ses résultats. La vieille rhétorique sera discutée,

condamnée, injuriée souvent. Mais c’est elle qui continuera le

plus souvent à régenter jusqu’aux philosophes et aux disciples

des philosophes. Après 1762 on condamnera officiellement ces

tragédies, ces comédies et ces ballets « frivoles » que les

Jésuites faisaient représenter chaque année par leurs élèves. On

mettra à leur place des exercices publics que nous connaissons

bien par toutes sortes de « programmes » du temps. Mais qu’ils

soient de l’Université ou des Oratoriens ou de maîtres

indépendants, tous ou presque tous auraient pu être approuvés

par des Jésuites de 1660. Les jeunes orateurs du collège de

Bayeux plaident à quatre pour savoir « quelle est la situation la

plus misérable, celle d’un statuaire privé de ses mains, d’un

orateur privé de sa langue, d’un peintre de ses yeux, d’un jeune

homme sourd ? ». Ils plaident en latin. Le collège de Bourges est

plus moderne. Les élèves Sacrot, Masson et Delalande plaident

en français. Et le sujet est d’actualité. On est au cours de la

guerre des Russes contre les « Ottomans ». Les deux amis

Alexiowits et Basilowits ont été faits prisonniers. Alexiowits est

autorisé à venir consoler sa mère devenue aveugle à force de

pleurer. Il a juré de revenir ; Basilowits est, sur sa tête, garant

de son serment. La mère veut retenir son fils. Sacrot parle pour

elle, Delalande pour Alexiowits, Masson pour Basilowits. Mais ces

boyards ne sont pas plus russes que Bajazet n’est Turc. C’est un

démarquage de l’histoire de Damon et Pythias. C’est la

rhétorique traditionnelle.

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Les « grands genres » poétiques. — On ne saura jamais

si cette pédagogie a prolongé les goûts et doctrines littéraires ou

si c’est la littérature qui a conservé sa force à cette pédagogie.

Mais pédagogie et littérature s’appuient, et leurs forces de

résistance, malgré la philosophie et les « révolutions » du goût,

deviennent invincibles. Jusqu’à la Révolution, et après elle, les

« grands genres » poétiques, tragédie, comédie, poème épique,

poème descriptif, odes sont écrits selon les règles enseignées par

les collèges. Entre une tragédie du collège de Romorantin, une

ode du P. Labat et les tragédies de Voltaire ou les odes de

Lebrun-Pindare, il n’y a que la différence de quelques degrés

dans la médiocrité.

Voltaire a mis ou essayé de mettre bien des choses nouvelles

dans ses tragédies. Il s’est souvenu qu’il était philosophe et qu’il

convenait, en écrivant Zaïre, ou Mahomet, ou Alzire, ou Les

Guèbres, de combattre le fanatisme et de défendre

« l’humanité ». Il s’est aperçu que ses contemporains se

découvraient une âme sensible ; donc, au lieu de tenir la balance

égale entre la « terreur » et la « pitié », il a de plus en plus

cherché à écrire des pièces « attendrissantes ». Il s’est aperçu

aussi bien que les spectateurs se lassaient et qu’il leur fallait un

peu de cette nouveauté qu’ils commençaient à trouver dans

Shakespeare, ou Lillo, ou Moore. Il a donc tenté sinon tout, du

moins toutes sortes de choses : la tragédie historique à grand

spectacle et sans intrigue d’amour (La mort de César) — la

tragédie nationale (Tancrède, Adélaïde du Guesclin), la tragédie

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exotique (Alzire, L’Orphelin de la Chine). Il a voulu « parler aux

yeux » et même « secouer les nerfs » par des décors et des

machines, les écussons et oriflammes d’un tournoi, des chaînes,

un fantôme, des turbans et des cimeterres. Il a voulu écrire des

tragédies qui soient « neuves » et même « modernes ».

Mais il n’a rien écrit que de plats et froids exercices de

collège. Invinciblement, et peut-être parce qu’il manquait tout à

fait du génie dramatique, il a composé Zaïre, ou Tancrède ou Les

Guèbres comme il composait au collège les « remords de

Néron » ou le « discours du serpent ». Invinciblement il s’est

souvenu et de Corneille et de Racine, voire de Thomas Corneille

ou de Lamotte Houdart. Les tirades ou les « mots » les plus

éloquents ou les plus naturels de son théâtre sont des centons

ou des démarquages. La « conduite » même de ses pièces est

dirigée par tous ceux qui ont raisonné sur les unités, sur l’amour

tragique, sur le « sublime ». Il surveille cette conduite avec une

application studieuse et tatillonne ; il écoute tous les conseils et

il les provoque ; il remanie et retouche inlassablement. Mais il ne

corrige jamais pour être lui-même, pour créer de la vérité. Et ses

hardiesses apparentes ne sont que des copies de Corneille, de

Crébillon, de Shakespeare et d’autres. Il met son style à la

même école méticuleuse et timorée. C’est du « beau style » et

du « grand style », c’est-à-dire que ce sont les mots, les images

et les tours d’un Racine surveillé et corrigé par un maître de goût

étroit et chicanier.

Là où Voltaire, ingénieux, avisé, ardent à la tâche, échoue, les

autres n’ont écrit que des platitudes ou des sottises. Tous ou

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presque tous ont tenté la fortune du théâtre et plus exactement

même de la tragédie. C’est la tragédie qui est le genre noble par

excellence ; c’est elle qui donne la gloire retentissante. Crébillon

le père qui n’avait nulle connaissance des âmes, qui manquait

exactement de goût ou même de jugement, fut longtemps

célèbre pour avoir manié la « terreur » plus audacieusement que

Corneille, pour avoir entassé dans des tragédies « noires » les

frénésies, les meurtres et les imprécations. Un arriviste adroit

comme Marmontel, un appliqué comme Lemierre, un timide

mélancolique comme Colardeau, un brave homme comme de

Belloy de temps à autre « enlèvent les applaudissements ». Mais

qu’il s’agisse de la terreur d’Hypermnestre, de la pitié de Caliste,

du patriotisme du Siège de Calais, il n’est toujours question que

d’imiter ou tout au plus d’adapter Corneille, Racine ou Voltaire,

avec quelques « audaces » qui sont des emprunts timides et

maladroits à Shakespeare et au drame. Les meilleures tragédies

sont des œuvres de rhétoriciens.

On peut en dire autant de la comédie. Elle garde assez

souvent de l’intérêt pour l’historien. Dancourt, puis Lesage nous

ont laissé quelques tableaux pittoresques et assez

vigoureusement brossés d’une société où les vices, adroitement

conduits, commencent à donner les profits et des honneurs. Le

Turcaret de Lesage n’est pas un chef-d’œuvre. Pourtant le

financier retors et dupé par l’amour a du relief ; il est vivant ; il

reste un type et non pas seulement un document. Mais la

comédie de mœurs elle-même disparaît peu à peu. Elle oblige à

observer par soi-même. On juge plus sûr et surtout plus digne

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des Muses d’imiter, c’est-à-dire de peindre, après Térence et

Molière et d’après eux, des caractères. La comédie de mœurs

s’encanaille dans la comédie populacière ou « poissarde » de

Vadé. La comédie de caractères s’efforce à peindre Le Joueur

(Regnard), Le Méchant (Gresset), le versificateur (La

Métromanie, de Piron), Le Glorieux (Destouches), et Le

Grondeur, et L’Irrésolu, et Le Babillard, et dix autres. Mais ce ne

sont plus que des silhouettes qui se ressemblent à peu près

toutes. Depuis les valets et les servantes qui sont exactement

ceux de Molière et de la comédie italienne jusqu’au « méchant »

ou au « joueur », ce ne sont que des bavards qui s’appliquent à

réaliser une définition de moraliste. Quand les régents de

collèges écrivent un « Dissipé » ou un « Nonchalant », pour les

séances solennelles, ils y mettent à peu près autant de vie et de

vérité que Piron ou Gresset dans leurs comédies.

La grande poésie, la poésie épique, est pire encore. On a cru

de bonne foi, au XVIIIe siècle, qu’elle avait donné un chef-

d’œuvre, La Henriade de Voltaire, D’innombrables éditions en

ont, pendant un siècle, répandu la gloire. Elle est lue, citée,

commentée dans les collèges ; on la donne en prix presque aussi

souvent que les traités de l’abbé Batteux ou Le Petit Carême de

Massillon. On croit vraiment qu’elle approche Homère et qu’elle

balance Virgile. Et de fait, elle vaut bien Virgile : « elle en est ».

Si on laisse de côté ce qui n’était pas dans « le chantre de

Mantoue », c’est-à-dire l’éloge du roi « humain » et « tolérant »,

elle est faite tout entière de réminiscences et elle observe

exactement toutes les règles. Quand elle n’est plus de Virgile,

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elle est de Lucain, ou du Tasse, ou de l’Arioste. Elle est de tout le

monde sauf de Voltaire.

Le triomphe de Voltaire découragea à peu près les imitateurs.

On eut, peut-être, un vague remords d’imiter le chef-d’œuvre de

l’imitation. Et pour créer du nouveau, on imagina, vers 1760, le

« poème descriptif ». Saint-Lambert écrivit Les Saisons (1769),

Lemierre La Peinture (1769), Roucher Les Mois (1779), Delille

Les Jardins (1782) et Chénier commença L’Hermès ou

L’Amérique. On prétendit, bien entendu, y mettre des « pensers

nouveaux », l’éloge de l’agriculture et de la nature, les

découvertes des sciences, l’humanité et la bienfaisance, la

justice et la tolérance. Mais on n’employa pour les chanter que

les plus vieilles recettes des poétiques de collège.

La poésie lyrique descend encore d’un degré, s’il est possible.

Au début du siècle, Jean-Baptiste Rousseau, lui aussi, fait figure

d’homme de génie. Il ne sait en réalité qu’appliquer adroitement

les procédés de la « poétique » du sublime. On le cite et le

commente dans les collèges, comme on cite la Henriade, parce

qu’il est au même titre que Voltaire un excellent élève. A la fin

du siècle, c’est encore tout le mérite de Lebrun que ses

contemporains, sans y mettre d’ironie, appelaient Lebrun-

Pindare. Lebrun avait réellement mis dans sa vie le désordre

fantaisiste où l’on commençait à voir, vers 1780, le signe du

génie. Mais il n’est rien passé dans ses odes et poèmes de cette

belle indépendance. Les meilleurs sont agencés et copiés selon

toutes les règles de la tradition scolaire.

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Ainsi, malgré l’Encyclopédie, la philosophie et les

« révolutions de la pensée », l’esprit classique, ou du moins un

certain esprit classique subsiste à travers tout le siècle. C’est

celui qui prétend faire de la littérature et du goût une science

dont il suffit d’utiliser avec adresse les principes ou les recettes.

Les collèges l’enseignent, à mesure que les écrivains puis les

professeurs la perfectionnent. Les poètes n’ont plus d’autre

tâche que de l’appliquer. Ils n’ont malheureusement mérité que

des prix d’application.

Malgré une révolution politique, une révolution ou une

rénovation religieuse, il faudra, pour vaincre définitivement la

tradition classique, une dernière révolution, le romantisme.

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Le roman d’analyse. — Il y avait, heureusement, un genre

dont Aristote n’avait pas parlé, dont Cicéron ou Quintilien

n’avaient rien dit, dont ni Virgile, ni Horace, ni aucun grand

ancien n’avaient laissé de modèle, dont les régents ne parlaient

pas parce qu’ils le tenaient pour frivole ou corrupteur : c’était le

roman. Le roman n’était pas un grand genre. C’était surtout un

divertissement. Ce fut là justement ce qui le sauva de la

rhétorique et des règles. Il put tirer profit de l’esprit classique

sans périr sous sa tyrannie. La littérature classique s’était

évertuée à pénétrer les secrets ressorts des passions. Elle s’était

vouée à la psychologie. Tout autant que Racine ou Molière ou La

Rochefoucauld, Mme de La Fayette avait étudié les conflits de

l’amour et du devoir, de la passion et de l’estime. Et ni Boileau,

ni Rapin, ni Rollin, ni Batteux n’avaient songé à fixer les règles

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de cette analyse lorsqu’elle se faisait en prose et non en vers,

dans un roman et non dans une tragédie. Ainsi Lesage,

Marivaux, l’abbé Prévost, et à la fin du siècle Laclos, ont pu

écrire des romans originaux et dont un seul est supérieur à tous

les poèmes épiques, lyriques et tragiques du siècle.

Ce n’est pas, bien entendu, que tout soit classique clans leur

œuvre. Dans le Gil Blas de Lesage il y a très souvent un dédain

du « bon ton » et des strictes « bienséances », un goût de la

caricature, et une verve populaire qui sentent la taverne et les

« Joyeux devis » beaucoup plus que la cour, les salons,

l’Académie ou les collèges. Lesage s’y met à l’aise, comme après

boire, aux Porcherons. L’intrigue du roman s’y donne les mêmes

libertés. Dans un roman, depuis L’Astrée, et si l’on en excepte La

Princesse de Clèves et quelques autres, on voulait des surprises

et du merveilleux plus que du naturel et de la vraisemblance. Les

aventures de Gil Blas ne se font pas faute d’être

invraisemblables. Celles de la plupart des héros de l’abbé

Prévost, Manon Lescaut mise à part, le sont plus encore ; car

elles mènent Cleveland, le doyen de Killerine et d’autres à

travers des « orages surprenants » jusque chez les sauvages et

dans les îles désertes. Par surcroît, ces héros de Prévost ont des

âmes qui ne sont plus celles des héros classiques. Ils ont des

« tristesses invincibles » et sans cause, un appétit de souffrir

sans remède qui font d’eux les ancêtres lointains des Obermanns

ou des Renés. Il n’y a rien de ces aventures singulières ni de ce

romantisme chez Marivaux, mais on y trouve un « goût peuple »

et des curiosités qui n’auraient plu ni aux salons du grand siècle,

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ni à Boileau. Sa Marianne vit chez une lingère et la lingère se

dispute avec un « fiacre ». Son paysan parvenu est un paysan,

et qui parvient d’abord par une toute petite bourgeoise peinte

dans son exacte médiocrité.

Pourtant, malgré le réalisme, les complications d’intrigue ou

le « ton noir », Gil Blas, Manon Lescaut, La Vie de Marianne, Le

Paysan parvenu sont des œuvres classiques et leur mérite, qui

est grand, est surtout un mérite classique. Les héros y sont

représentés exactement non pas tant dans leur costume, leurs

gestes et leurs manies physiques que dans leur costume moral,

les manies de leur caractère. Ils s’appliquent à se bien connaître

et à se bien expliquer. Et ils y réussissent, parce que dans les

périls ou dans les situations les plus troubles ils restent capables

de lucidité. Gil Blas n’a guère de caractère ; il se laisse souvent

conduire par les événements. Mais il s’en tire, par sa bonne

fortune, et aussi parce qu’il sait toujours ce qu’il est et où il va.

Marianne a tant de souci de se bien comprendre qu’elle semble

constamment inventer des « finesses » pour le plaisir d’en

discerner les nuances. Le paysan parvenu parvient parce qu’il

sait très exactement se servir de lui-même et des autres.

Par le roman, une des formes de l’esprit classique, l’analyse

psychologique, se perpétuera à travers tout le XVIIIe siècle pour

aboutir aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos et aux

romans de Stendhal.

On retrouve enfin ce même goût d’analyse dans l’œuvre de

Vauvenargues. Tout n’y est pas classique, et il y a loin de ces

maximes à celles de La Rochefoucauld. Vauvenargues est

La pensée française au XVIIIe siècle

21

Page 22: La pensée française au xvii ie siècle

« stoïque » et non plus chrétien ; il est passionné et non plus

sceptique et cartésien. Il ne met plus le prix de la vie dans les

vertus de piété et le prix de l’intelligence dans les idées claires.

Une grande âme, pour lui, se suffit à elle-même, sans Dieu ; et

les grandes âmes sont des âmes passionnées ; on peut même

concevoir une morale où chacun suivrait sa pente, sans effort,

avec sagesse. Pourtant tout l’effort de sa vie a été de se

comprendre lui-même et son idéal est une volonté lucide. Il

domine la sensibilité ; il ne s’y abandonne pas. Ses idées ne sont

plus classiques, mais sa méthode l’est encore.

@

La pensée française au XVIIIe siècle

22

Page 23: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE II

L’ESPRIT MONDAIN

@

NOTICE HISTORIQUE : Les principaux salons sont, dans la première

moitié du siècle, ceux de la duchesse du Maine (1700-1718) que

fréquentent les « libertins » ; de la marquise de Lambert ; de Mme de

Tencin, grande dame dont la vie fut d’abord fort aventureuse et qui

prend la succession de Mme de Lambert ; de Mme du Deffand (à partir

de 1730) qui n’aime guère, bien qu’elle soit tout à fait sceptique, les

discussions philosophiques, mais chez qui se retrouve tout un groupe

de philosophes, d’Alembert, Turgot, etc... Dans la deuxième moitié, les

salons les plus connus sont celui de Mme Geoffrin ; puis les salons

proprement philosophiques de Mlle de Lespinasse, lectrice de Mme du

Deffand, fort séduisante, dont Mme du Deffand se sépare, par

jalousie ; de Mme Helvétius, Mme d’Holbach (Voir, sur leurs maris, p.

36), de Mme d’Épinay, amie de Diderot, Grimm, Rousseau ; puis le

salon de Mme Necker.

Marivaux (1688-1763) a passé sa vie à fréquenter les salons et à

écrire ; il fut assidu chez Mme de Tencin, Mme Geoffrin. Il a fait jouer,

le plus souvent avec grand succès, des pièces nombreuses soit à la

Comédie italienne, soit à la Comédie française (La Surprise de l’amour,

1727 ; Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730 ; L’École des Mères,

1732 ; Le Legs, 1736 ; Les Fausses confidences, 1737, etc...). Il a

rédigé des essais critiques et moraux publiés périodiquement (Le

Spectateur français, 1722-1723, etc...). Ses romans sont : La Vie de

Marianne (1731-1741), inachevé ; Le Paysan parvenu (1735),

inachevé.

Dans les salons de la fin du siècle brillent des écrivains comme

Chamfort (1741-1794), Rivarol (1753-1801) dont la réputation tient

La pensée française au XVIIIe siècle

23

Page 24: La pensée française au xvii ie siècle

surtout à l’esprit brillant et caustique de leur conversation et à de

courts essais, maximes, pensées, etc...

@

La vie mondaine. — Elle a tenu, au XVIIIe siècle comme au

XVIIe, une place prépondérante. C’est d’abord, au moins

jusqu’en 1762, l’instruction tout entière qui y préparait. Chez les

Jésuites, on n’apprenait pas à gagner sa vie ; la rhétorique ne

pouvait servir pratiquement qu’à des avocats ; on la complétait

par l’art de vivre avec élégance. « Que faudra-t-il donc

apprendre à mon fils ? », demande M. le marquis de la

Jeannotière, nouveau riche. « A être aimable, répondit l’ami que

l’on consultait ; et s’il sait les moyens de plaire, il saura tout ».

Voltaire plaisante. Mais il est d’accord avec des gens sérieux. « Il

semble que toute l’éducation qu’on donne aux jeunes gens, dit

un traité de 1751, ne roule que sur la politesse ». On continue

d’ailleurs, comme au XVIIe siècle, à mettre la politesse mondaine

en traités et dissertations. Malgré son dédain pour M. de la

Jeannotière, Voltaire estime que « cette politesse n’est point une

chose arbitraire..., c’est une loi de la nature que les Français ont

heureusement cultivée plus que les autres peuples ». Lemaître

de Claville, dans un Essai sur le vrai mérite de l’homme, qui fut

très lu, place l’homme poli « immédiatement après l’âme noble

et l’esprit sublime ». Ils sont d’accord avec vingt autres, avec

des Jésuites comme le P. Brumoy, avec le sceptique d’Argens, le

philosophe Toussaint, le grave Duclos. On écrit L’Homme aimable

(de Marin, 1751), un Essai sur la nécessité et les moyens de

plaire (de Moncrif, 1738).

La pensée française au XVIIIe siècle

24

Page 25: La pensée française au xvii ie siècle

Tous nos grands écrivains s’essaient d’ailleurs à plaire et la

plupart s’y entêtent. Ils ont eu leur vie mondaine, et souvent elle

a duré toute leur vie. La jeunesse de Voltaire est éperdument

mondaine, et son château de Ferney sera, le plus souvent

possible, un salon. Marivaux ne cesse d’être l’assidu de Mme de

Lambert, de Mme de Tencin, de Mme du Deffand, de Mme

Geoffrin que pour mourir. Montesquieu deviendra assez vite le

châtelain solitaire de la Brède. Mais il commence par être un des

ornements des « bureaux d’esprit », avec Lamotte et Fontenelle.

Avant de faire « sa réforme » et de s’enfuir à l’Ermitage,

Rousseau tente, pendant quinze ans, de faire sa fortune par la

voie la plus sûre, par les salons. Diderot ne se pique pas de

politesse et il goûte les « méditations solitaires », mais il semble

aimer tout autant les salons de Mme de Puisieux, de Mme

d’Épinay, de Mme d’Houdetot, de Mme Helvétius, du baron

d’Holbach, de Mme Necker. Duclos, d’Alembert sont vraiment des

mondains. Buffon ne vit pas toujours à Montbard, ni Turgot dans

son ministère. On les rencontre chez Fanny de Beauharnais,

Mme Necker, Mme du Deffand, Mlle de Lespinasse, etc...

@

Les conséquences. 1° La « galanterie ». — Ce goût ou

même cette nécessité de la vie mondaine ont entraîné des

conséquences importantes. Avant d’être « philosophiques », ou

même lorsqu’ils le seront, les salons sont des salons ; c’est-à-

dire qu’ils réunissent des hommes et des femmes (les jeunes

filles n’y apparaissent que rarement, et seulement vers la fin du

siècle) riches, désœuvrés, et qui viennent là, non pour

La pensée française au XVIIIe siècle

25

Page 26: La pensée française au xvii ie siècle

« penser », mais pour se divertir. Le divertissement, c’est, avec

la comédie de société, la conversation. Mais cette conversation

n’est elle-même divertissante que si les thèmes en sont

aimables. Et l’on aime surtout une chose dans la vie mondaine,

c’est aimer ou du moins parler d’amour. On causera donc, non

pas de la passion, qui est rebelle, farouche et faite justement

pour bouleverser tout le bel ordre de la vie mondaine ; non pas

de la sensualité grossière et du plaisir brutal à la façon de

Rabelais ou de Beroald de Verville, mais de « galanterie ». La

« galanterie » est faite de deux choses fort différentes, mais qui

prennent les mêmes apparences. C’est de la curiosité

sentimentale, le plaisir de découvrir les « ressorts cachés » et les

« mouvements secrets » des sentiments ; c’est la recherche du

« fin du fin ». Plaisir de curiosité qu’on peut se donner même si

l’on est une honnête femme. C’est celui que Mme de Tencin, qui

ne se piquait d’ailleurs pas d’être honnête, offrait volontiers à

ses hôtes : « On dit d’un amant : il ne la voit pas où elle est ; on

dit d’un autre : il la voit où elle n’est pas ; lequel exprime la

passion la plus forte ? ». La galanterie, c’est aussi, tout au moins

dans ce XVIIIe siècle, du plaisir sensuel sans pudeur ; mais avec

une pudeur apparente, celle des mots. Il s’agit de parler de

choses basses avec élégance et de distractions grossières avec

distinction. Il faut donner au vice le ton de la bonne compagnie.

Presque tous nos grands écrivains se sont exercés à l’une ou

l’autre de ces deux galanteries, ou aux deux.

Marivaux a donné à la première sa forme la plus originale. Il y

a assurément dans ses comédies autre chose que du

La pensée française au XVIIIe siècle

26

Page 27: La pensée française au xvii ie siècle

marivaudage. Il y a parfois de la philosophie, et L’Ile de la raison

ou L’Ile des esclaves discutent de l’égalité des conditions et des

conventions sociales avec une liberté qui annonce Voltaire et

parfois Rousseau. Même dans les comédies les plus sérieuses qui

ne côtoient pas la farce ou la féerie, dans Le Préjugé vaincu ou

Les Fausses confidences, c’est le préjugé des conditions que

Marivaux met à la scène ; et il lui plaît de marier une fille noble

et un roturier. Il n’est pas sûr pourtant que Marivaux ait pris

cette philosophie très au sérieux. Son goût, c’est bien l’amour et

l’amour galant. Entendons celui qui tire son prix non pas de sa

violence et de son aveuglement délicieux, mais de sa délicatesse

et de sa clairvoyance. C’est « l’amour-goût » qui n’envahit pas

les âmes pour des exaltations et des catastrophes, mais qui y

prend sa place en bousculant aimablement ce qui jusque-là les

emplissait. Cette intrusion, les amants l’analysent et la

discutent ; ils hésitent entre l’ordre ancien et un ordre nouveau.

Pour faire sa place à l’amour il faut la prendre, par exemple, sur

celle de l’amour-propre, renoncer à l’orgueil de son rang, à sa

réputation de « petit-maître », à l’orgueil d’être « insensible ».

C’est là le « marivaudage », qui n’est pas tout entier de

l’invention de Marivaux, qui était déjà le goût des Précieuses et

que les conversations des salons n’avaient pas cessé d’ébaucher.

Marivaux y a mis seulement à la fois plus de finesse et plus de

justesse. Il a trouvé, pour le traduire, un style qui n’est qu’à lui,

où l’artifice et le naturel, l’esprit et la candeur se mêlent avec

une adresse charmante. On a beaucoup discuté, au XVIIe siècle,

ce marivaudage. Ce fut un peu par dépit de ne pouvoir l’imiter.

La pensée française au XVIIIe siècle

27

Page 28: La pensée française au xvii ie siècle

Car beaucoup d’écrivains, incapables de marivauder, ont cherché

du moins à plaire par les « délicatesses » du sentiment. Le

Temple de Gnide de Montesquieu est galant, comme sont

galants certains contes de Voltaire (La Princesse de Babylone,

par exemple). Il y a de la galanterie jusque dans La Nouvelle

Héloïse, entre Saint-Preux et la cousine Claire, et parfois même

dans L’Histoire naturelle de Buffon. Surtout il y a chez nos plus

grands écrivains l’autre sorte de galanterie, celle qui consiste à

dire « en termes galants » des choses inconvenantes ou

ordurières. C’est cette galanterie qui gâte les Lettres persanes,

parfois l’Esprit des lois, souvent les Élégies de Chénier et qui, si

elle ne gâte pas les contes et romans de Voltaire, ses pamphlets

ou son Dictionnaire philosophique, du moins n’ajoute rien à leur

prix.

2° L’esprit.— La seule excuse de ces inconvenances, si l’on

veut qu’elles en aient, c’est l’esprit. Et cet esprit est né, lui aussi,

au moins en partie, de la vie mondaine. Ce n’est pas la verve

populaire d’un Rabelais, ni le sarcasme, l’humour solitaire d’un

Swift qu’on n’imitera que pour le corriger ou l’adapter. C’est ce

jeu de la pensée et du style qui cherche non pas à dire les

choses seulement pour qu’on les comprenne, mais à les habiller

aimablement, pour qu’on se plaise en leur compagnie. Il y a de

l’esprit, ou du moins l’intention d’en avoir, dans la plupart des

œuvres du XVIIe siècle, dans celles mêmes qui sont les plus

graves et qui se donnent pour l’être. « En Allemagne, en

Angleterre, dit Voltaire, un physicien est physicien ; en France, il

veut encore être plaisant ». Et on le lui conseille : « L’usage du

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 29: La pensée française au xvii ie siècle

monde, dit le moraliste J.-F. Bernard, est absolument nécessaire

au savant ; sans cela on le confond avec le pédant ». Le

philosophe a les mêmes obligations que le savant : « Ce que l’on

appelle la philosophie des honnêtes gens — et tout le monde se

pique d’être honnête homme — n’est autre chose que le secret

d’allier la sagesse et la gaieté... beaucoup de raison et un peu

d’esprit ». On a même préféré souvent beaucoup à peu. Les

Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle mettent

l’astronomie à la portée d’une marquise et s’efforcent de

déguiser la science sous le badinage. Il y a beaucoup d’esprit, et

du meilleur, dans les Lettres philosophiques de Voltaire et

pourtant l’abbé Prévost trouvait qu’elles n’étaient pas assez

« égayées de fictions agréables ». Mme du Deffand reprochait à

l’Esprit des lois d’être souvent de l’esprit sur les lois, et elle

n’avait pas tout à fait tort. L’histoire naturelle de Buffon, on l’a

dit au XVIIIe siècle, « n’est pas toujours naturelle », et elle parle

de la taupe et du cygne avec des pointes.

La plupart des grandes œuvres, Voltaire mis à part, n’ont pas

gagné grand’chose à cet esprit-là. On y sent le siècle où l’on

pouvait publier sans surprendre, et même quand on était abbé,

L’Imitation de Jésus-Christ mise en cantiques sur des airs

d’opéras et de vaudevilles (par l’abbé Pellegrin, 1727). Mais elle

a fait et fait encore le prix des « petits genres », de tant de

contes, pièces fugitives, compliments, badinages. Ce triomphe

des petits genres a eu quelque peu sa rançon. On se détourne

souvent, malgré l’esprit philosophique ou l’« enthousiasme du

sentiment », des gens graves, de Corneille ou de Racine. On

La pensée française au XVIIIe siècle

29

Page 30: La pensée française au xvii ie siècle

délaisse Molière lui-même dont les représentations tombent de

132 à 66 par an, et dont on joue Le Médecin malgré lui ou

Monsieur de Pourceaugnac, plus que Le Misanthrope ou Tartuffe.

A la tragédie ou à la comédie même on préfère l’opéra-comique,

les ballets, les théâtres du boulevard et les marionnettes, Le

Moulin de Javelle, Les Vendanges de Suresnes, les scènes

d’Audinot ou de Nicolet. Ceux qui font fortune au service des

grands, ce sont des « amuseurs », c’est Collé ou Carmontelle

qu’on paie pour monter des fêtes de village, des « parades » ou

des proverbes. Mais du moins les « petits genres » y ont gagné

très souvent une grâce inimitable. C’est par l’esprit que Voltaire

a fait du pamphlet, en même temps qu’une arme redoutable,

une manière de chef-d’œuvre. Se moquer des carmes, capucins

et de la Bible, ce n’est ni très malaisé ni très profond, ni souvent

chez Voltaire très judicieux. Mais c’est vraiment donner du prix à

des médiocrités ou à des erreurs que de rédiger, pour les dire,

l’Instruction du gardien des capucins de Prague à Frère

Pediculoso partant pour la Terre sainte, ou La canonisation de

Saint Cucufin, frère d’Ascoli, par le pape Clément XIII, et son

apparition au sieur Aveline, bourgeois de Troyes, mise en

lumière par le sieur Aveline lui-même. C’est l’esprit qui a fait la

fortune de ces « contes » qui furent peut-être — contes de fées,

contes galants, contes grecs, contes allégoriques, contes

moraux, contes philosophiques — le genre le plus prospère au

XVIIIe siècle (on en publie plus de cinq cents). C’est l’esprit qui

fait l’invincible prestige de ceux de Voltaire. Ni dans Zadig, ni

dans Micromégas, ni dans Candide, ni dans L’Ingénu, Voltaire ne

dit des choses neuves. Il emprunte abondamment, à Swift et à

La pensée française au XVIIIe siècle

30

Page 31: La pensée française au xvii ie siècle

dix autres. Les problèmes qu’il pose sont ceux qu’on se posait

depuis des siècles ou ceux que vingt écrivains discutaient autour

de lui. Les solutions qu’il apporte ne sont, le plus souvent, ni

profondes, ni très originales. Mais c’est lui qui leur donne la

« grâce inimitable », ce « je ne sais quoi » dont on aimait à

disserter depuis cent ans. Et c’est donc lui qui leur donne la force

et la vie.

Il n’y a pas de force et pas beaucoup de vie dans tant de

facéties et de badinages auxquels vingt poètes se sont évertués

pour plaire. Mais il y a du moins des apparences si gracieuses

que ces fantômes donnent l’illusion de la vie. « Il faut du rose »

dans ce siècle-ci, disait Colardeau, qui était triste. Et c’est à qui,

de Dorat à Boufflers, de Voisenon à Parny, cherchera les touches

les plus délicates, les nuances les plus légères. C’est le siècle des

« petits chefs-d’œuvre » qui sont à vrai dire souvent minuscules,

mais dont une certaine grâce pare l’insignifiance. Vers de Mme

de à sa fille qui lui avait envoyé un camée d’un amour qui

voulait attraper un papillon pour lui couper les ailes :

Le papillon perdant le charme dont il brille

De léger devient lourd, de joli devient laid ;

Il ne reste qu’une chenille.

Quand l’amour, par hasard, fixe certains amants,

On rit de la métamorphose.

Va, ma fille, crois-moi, des papillons constants

Fatigueraient bientôt les roses.

Petit dialogue philosophique de Chamfort : « Vous mariez-

vous ? — Non. — Pourquoi ? — Parce que je serais chagrin. —

Pourquoi ? — Parce que je serais jaloux. — Et pourquoi seriez-

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 32: La pensée française au xvii ie siècle

vous jaloux ? — Parce que je serais cocu. — Qui vous a dit que

vous seriez cocu ? — Je serais trompé parce que je le mériterais.

— Et pourquoi le mériteriez-vous ? — Parce que je me serais

marié. »

@

Les bienséances. — Galante et spirituelle, la littérature

mondaine doit surtout respecter les « bienséances ». Les

bienséances, ce n’est pas la morale, ce n’est même pas la

pudeur ; car on peut écrire des contes ou même des

compliments qui sont bienséants, qui ravissent la bonne

compagnie et qui sont des inconvenances, parfois même des

gravelures. C’est seulement le respect d’un certain nombre de

règles subtiles et d’ailleurs changeantes qui font, à chaque

génération, le « bon ton » et la « bonne compagnie ». C’est

l’habitude de ne rien hasarder, et de craindre, plus que le vice et

plus que le crime, la singularité et l’originalité. Connaître le bon

ton, c’est connaître le ton des autres. Dès lors le « génie » n’est

plus que dans la « finesse » et la « délicatesse » et non plus

dans la puissance et la création. Tout ce qui surprend déplaît ;

tout ce qui innove, choque. Même lorsqu’on veut « ébranler les

âmes » et lancer les « foudres du génie », on le fait avec mesure

et circonspection. « Il faut, disait Crébillon père, conduire à la

pitié par la terreur, mais avec des mouvements et des traits qui

ne blessent ni la délicatesse ni les bienséances ». Les

bienséances règlent le meurtre de Thyeste, la mort de César ou

les traductions de la Bible. « Ses yeux, dit Le Cantique des

cantiques, sont comme des pigeons sur le bord des eaux lavés

La pensée française au XVIIIe siècle

32

Page 33: La pensée française au xvii ie siècle

dans du lait ». Voltaire trouve la traduction mondaine et

bienséante : « Un feu pur est dans ses yeux ».

Ce sont les bienséances qui ont assagi la fureur

d’« étrangéromanie » qui, dès le début du siècle et de plus en

plus, précipite les Français vers les littératures de l’Orient, de

l’Angleterre, de la Scandinavie, de l’Allemagne. Nous suivrons

ces curiosités impatientes et nous marquerons les

transformations qu’elles ont entraînées. Mais elles n’ont vraiment

rien créé, ni même rien bouleversé. Tous ceux qu’on lit, qu’on

loue, qu’on imite, sont discutés, corrigés et très souvent

défigurés. L’esprit français ne leur emprunte que ce qu’il a déjà

conçu et ne goûte que ce qui flatte des goûts anciens. En France,

disent Voltaire et dix voyageurs, il faut ressembler aux autres,

entendons aux gens de son monde. En Angleterre, on ne se

soucie pas des autres et l’on se pique de ne ressembler qu’à soi-

même. On s’émerveille donc de cette « singularité » anglaise, et

parfois on la loue. Mais, sauf quand on s’appelle J.-J. Rousseau,

on ne l’imite à peu près jamais. Et chaque fois qu’on traduit des

Anglais, — ou des Orientaux, ou des Scandinaves —, on leur

laisse ce qu’ils ont de spécifiquement étranger, ce qui fait que

Swift ne ressemble qu’à Swift, Ossian à Ossian. Qu’il s’agisse du

Gulliver de Swift, des drames de Shakespeare, des romans de

Fielding ou de Richardson, des poèmes d’Ossian, du Werther de

Goethe, les traductions sont constamment des adaptations.

Assurément, on proteste, à l’occasion, contre ces infidèles. On

réclame « tout Richardson » ou tout Shakespeare. Mais ceux

mêmes qui se piquent d’être fidèles ne font qu’atténuer le

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 34: La pensée française au xvii ie siècle

mensonge et mesurer le scrupule. Letourneur défigure moins

que Ducis ; il évite à peu près la caricature. Mais ni son

Shakespeare, ni son Ossian ne sont Ossian ou Shakespeare. Les

bienséances sont plus puissantes que le goût romantique et que

l’anglomanie.

@

La réaction. — L’esprit mondain et les bienséances restent

puissants jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Mais il est certain

qu’après 1760 leur empire est menacé. La bataille contre les

règles, contre les « petits esprits » et le « faux goût » devient

rapidement violente. Le Bernois Muralt « osait être grossier sur

le sujet de la politesse française ». Des Anglais comme Sherlock,

Rutlidge ou Moore diront la même chose plus galamment.

Rousseau développera copieusement les accusations de Muralt et

c’est parce qu’elle est mondaine et polie qu’il fuira la société

parisienne pour s’enfermer à l’Ermitage. Ses indignations étaient

moins neuves qu’il ne croyait. Montesquieu, d’Argens avaient

déjà raillé la « fausse politesse » et la fureur du bel esprit.

Duclos, qui avait fait sa carrière par les salons et parce qu’il

savait y plaire, démontre « l’influence fâcheuse de l’esprit de

société sur l’homme de lettres et l’esprit français ». L’abbé Coyer,

Fougeret de Montbron, dix conteurs, vingt moralistes,

multiplieront bientôt les allégories, les satires et les bons mots

pour railler la politesse, les bienséances et le monde. Paris, c’est

l’Ile frivole. Les mondains ce sont les « frivolites ». La vie des

salons, et même celle de la nation, c’est un « joli rêve ». Mais on

annonce le « réveil » et on le craint.

La pensée française au XVIIIe siècle

34

Page 35: La pensée française au xvii ie siècle

@

DEUXIÈME PARTIE

LE PROLONGEMENT

ET LES TRANSFORMATIONS

DU RATIONALISME CLASSIQUE

La pensée française au XVIIIe siècle

35

Page 36: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE PREMIER

LES ORIGINES

@

NOTICE HISTORIQUE : Saint-Evremond (1613-1703) dut s’exiler après la

publication d’une Lettre, peu respectueuse, sur le traité des Pyrénées (1661).

Il vécut dès lors en Angleterre et en Hollande, sans cesser de correspondre

avec ses amis de France. Il envoie des lettres, des essais (dont des Réflexions

sur les divers génies du peuple romain qui annoncent Montesquieu),

complétés après sa mort par des œuvres inédites audacieuses (Conversation

du maréchal d’Hocquincourt avec le P. Canaye).

Bayle (1647-1706), protestant, puis catholique, redevenu protestant,

enseigna la philosophie à Sedan, puis à Rotterdam jusqu’au jour où sa chaire

lui fut retirée à la suite de violentes polémiques. Il a publié un journal érudit :

Nouvelles de la république des lettres (1684-1687), des Pensées sur la

comète (1682-1704) etc... et son Dictionnaire historique et critique (1697).

Fontenelle (1657-1757) a eu une prodigieuse activité intellectuelle. Il se fit

connaître d’abord par le scepticisme spirituel de ses Dialogues des morts

(1683), puis par ses Entretiens sur la pluralité des mondes où il vulgarise

pour les gens du monde le système de Copernic. Son Histoire des oracles est

de 1687. Membre de l’Académie des Sciences, il a écrit d’élégants et solides

éloges des académiciens, qui firent connaître leurs études. Il fut la gloire de

dix salons, de Mme de Lambert à Mme Geoffrin.

Presque toutes les idées qui sont chères aux « philosophes »

du XVIIIe siècle sont ébauchées ou suggérées dès le XVIIe siècle

par ceux qui ne s’appelaient pas encore des philosophes, qu’on

nommait des « libertins ».

La pensée française au XVIIIe siècle

36

Page 37: La pensée française au xvii ie siècle

A vrai dire un bon nombre de ces libertins se souciaient moins

de « bien penser » que de « bien vivre ». Ils n’aimaient ni les

dogmes ni les règles morales du christianisme ou de la

philosophie chrétienne parce que ces règles étaient sévères et

qu’en gênant leur raison elles gênaient aussi leurs plaisirs.

Cyrano de Bergerac, Dehénault, François Payot de Lignières,

Chaulieu, La Fare, en défendant leur liberté de penser défendent

surtout leur liberté de bien boire, d’aimer à leur guise et de jouir

largement de la vie. Dans les salons de Ninon de Lenclos ou du

Temple, à Paris, dans celui de Mme de Mazarin, à Londres, la

« sagesse » est la même ; elle est celle qui fuit les

« tourments » et qui cherche les « voluptés ». Quand l’âge vient,

que les voluptés s’en vont et que la maladie fait songer à la

mort, la plupart de ces libertins font comme La Fontaine, Mme

de la Sablière, Mme de Villedieu, Mme Deshoulières ; ils se

convertissent et corrigent par des pensées pieuses leurs poésies

libertines.

Pourtant il y a bien autre chose dans ce « libertinage » que la

liberté grossière du plaisir et l’insouciance de mondains

dépravés. Gabriel Naudé d’abord, puis Bernier, Mme

Deshoulières, Gassendi, Saint-Evremond sont de fort honnêtes

gens. Leur libertinage est vraiment une doctrine. Et c’est aussi

une doctrine que Cyrano, Chapelle, La Fare et les autres ont

défendue. S’ils se sont groupés, si Bossuet et tant d’autres les

ont redoutés, s’ils ont eu de l’influence, c’est parce qu’ils avaient

des idées. Ces idées, c’est d’abord qu’il est déraisonnable d’être

Arnault, Pascal, ou Bourdaloue ou Bossuet. C’est que la vie n’est

La pensée française au XVIIIe siècle

37

Page 38: La pensée française au xvii ie siècle

pas faite pour porter une haire et une ceinture à clous et se

donner la discipline. On n’y gagne même pas l’ordre et la

certitude, car ceux qui sont les plus forts pendent, pillent,

terrorisent et exilent les plus faibles, c’est-à-dire les protestants

en France ou les catholiques à Genève. Cette loi rude et violente

est mauvaise. Il y en a une autre, celle que La Fontaine appelle

« la bonne loi naturelle ». Et cette loi naturelle nous enseigne la

« volupté » ; la volupté au sens où La Fontaine la célèbre, où les

dictionnaires l’entendent, c’est-à-dire les plaisirs sains, délicats

et qui donnent à l’âme comme au corps une joie vive et

féconde : la conversation, la lecture, les « pensers amusants »,

les « vagues entretiens », une belle demeure, de beaux

tableaux, de beaux jardins auxquels il n’est pas défendu de

joindre, avec modération, de bons vins et de jolies femmes.

Le grand maître de ce libertinage est Saint-Evremond. Saint-

Evremond vit à Londres, depuis 1661, dans un exil digne et

souriant. Mais il semble que son prestige grandisse par

l’éloignement. On s’arrache tout ce qu’il imprime ou plutôt tout

ce qu’il laisse imprimer et qui se glisse en France par des voies

ouvertes ou secrètes. Qu’il s’agisse de discuter Corneille et

Racine, les « divers génies du peuple romain » ou les

scepticismes du maréchal d’Hocquincourt, on en goûte le style

alerte et spirituel. On en aime la raison, non pas une raison

impérieuse, mais cette raison fine, curieuse qui pénètre toutes

les difficultés des choses, dissipe les prestiges des dogmes et les

mensonges des commandements. Et l’on se laisse aller, avec

Saint-Evremond, à ce qui est « naturel », au plaisir de penser

La pensée française au XVIIIe siècle

38

Page 39: La pensée française au xvii ie siècle

librement, de goûter les belles choses, de faire de la vie non pas

une bataille hargneuse, mais un accommodement élégant.

L’école de Saint-Evremond a été, comme juste, celle qui a eu

le plus de disciples ; elle était la plus aisée. Mais il y a eu, dès

1660, et surtout dès 1680, un libertinage plus austère et plus

philosophique. Il fut défendu par des philosophes, Gabriel

Naudé, Gassendi, sans doute Molière, qui s’inspiraient d’Épicure

ou l’adaptaient. Philosophie prudente encore qui ne heurtait pas

la foi chrétienne. Les audaces commencent avec Bayle et

Fontenelle. Elles ne sont d’ailleurs que l’exercice de la raison

cartésienne, la pratique de ce libre examen que Bossuet n’avait

pas tort de redouter : « Je vois... un grand combat se préparer

contre l’Église sous le nom de philosophie cartésienne... Il

s’introduit, sous ce prétexte, une liberté de juger qui fait que

sans égard à la Tradition on avance témérairement tout ce qu’on

pense. » Bossuet craint pour la « Tradition » dogmatique et

celle-là Bayle feint de la respecter ; mais il revendique la liberté

de juger celle qui s’écrit avec une lettre minuscule, la tradition,

toutes les traditions. Il publie des Pensées sur la comète qui

discutent l’opinion selon laquelle les comètes présagent des

malheurs illustres. Chemin faisant on côtoie, on rencontre

d’autres traditions qui sont peut-être aussi des fantômes. La

religion, dit-on depuis bien longtemps, est vraie, ne fût-ce que

parce qu’elle est nécessaire ; détruisez-la et toute société croule

dans un chaos sanglant. Hypothèse, erreur même, dit Bayle ; et

il démontre qu’une société d’athées pourrait fort bien vivre et

prospérer.

La pensée française au XVIIIe siècle

39

Page 40: La pensée française au xvii ie siècle

A défaut de ces grands problèmes, dangereux et tout de

même incertains, l’histoire est toute pleine de problèmes que la

tradition transmet sans les discuter et que la raison a le droit

d’examiner. Pour résoudre un certain nombre de ces problèmes,

Bayle rédige son volumineux Dictionnaire. C’est un amas

d’érudition et qui ne nous intéresse plus guère. Tous ces gens

dont Bayle écrit l’histoire sont pour la plupart si obscurs qu’il

nous importe peu que ce qu’on en dit soit véridique ou

mensonger. Pourtant le Dictionnaire a été peut-être la plus

grande œuvre de la première moitié du XVIIIe siècle. Dans les

catalogues de 500 bibliothèques privées, c’est lui que j’ai trouvé

le plus souvent (288 fois). C’est que Bayle, et sans doute ses

lecteurs, s’intéressent moins aux problèmes qu’à la méthode qui

les discute. Méthode prudente et conclusions orthodoxes dans

les articles, mais qui s’émancipent dans les notes où Bayle

applique avec rigueur les règles de la critique historique.

Comparaisons, discussion des témoignages et des textes qui

sans cesse rejettent dans la fable toutes sortes de prétendues

vérités et, lorsqu’il se trouve — il se trouve fort souvent — des

vérités chrétiennes, des miracles, des vies de saints, des textes

falsifiés ou forgés.

Fontenelle a raisonné comme Bayle et pour arriver aux

mêmes conclusions. Il a écrit une Histoire des oracles pour

démontrer que les oracles n’avaient jamais rien prédit et qu’ils

avaient abusé des crédulités. Or, on avait cru aux oracles, même

lorsqu’on était très intelligent. On avait donné de leur véracité

des preuves abondantes et précises ; ou du moins qu’on croyait

La pensée française au XVIIIe siècle

40

Page 41: La pensée française au xvii ie siècle

précises. Fontenelle montre ce qui se cachait derrière ces

précisions apparentes. Ainsi s’institue toute une critique

rigoureuse des erreurs de l’opinion. Rien n’empêche qu’on ne

retrouve ces erreurs dans toutes les opinions religieuses. On

glisse, et Fontenelle y pousse son lecteur, du paganisme au

christianisme. A cet esprit critique, Fontenelle en ajoute un

autre, l’esprit scientifique. On commençait à s’engouer fort des

sciences, dès 1680, et surtout dès 1690 ; on célébrait leurs

« découvertes » et leurs « progrès » ; et c’était un des

arguments essentiels de Perrault dans la Querelle des anciens et

des modernes. Mais leur progrès, c’était celui de l’intelligence

humaine. L’homme était donc autre chose qu’une créature

déchue, vouée au péché, à l’expiation, au repliement sur soi. Il

pouvait créer, conquérir, dominer la nature. La raison, une

certaine raison, lui ouvrait d’immenses horizons d’activité et

d’espérance.

C’était, d’ailleurs, une raison prudente et modeste. Car les

sciences en même temps qu’elles grandissaient l’homme le

rapetissaient. « L’homme n’est qu’un point dans la nature »,

disait Pascal. Et pourtant Pascal croyait que la terre était au

centre du monde. Fontenelle enseigne la « pluralité des

mondes », le système de Copernic. La terre n’est qu’une planète,

fort petite. Elle se perd, après l’homme, dans l’infini. Cessons

donc de croire que le monde est fait pour nous, que Dieu n’a à

s’occuper que de nous. Cessons même de bâtir le monde, des

mondes, des systèmes métaphysiques aussi vains qu’ambitieux,

aussi vite ruinés qu’édifiés. Imitons ces savants dont Fontenelle

La pensée française au XVIIIe siècle

41

Page 42: La pensée française au xvii ie siècle

écrit inlassablement les éloges. Observons les faits, soumettons-

les à des expériences précises. Travaillons à connaître la nature,

non pas la nature métaphysique, la natura naturans et la natura

naturata des scolastiques, mais celle qui est devant nos yeux,

celle du physicien, du chimiste, du naturaliste.

L’ampleur de ce mouvement philosophique se marque par

l’abondance des œuvres, des traductions et des lecteurs. Morale

« laïque », morale de la bonne nature, du plaisir tempéré et

choisi, c’est celle que louent des hommes comme le marquis de

Lassay ou Raymond le Grec. Curiosité critique, scepticisme

historique, c’est le goût de vingt érudits. C’est celui des Voyages

imaginaires, des utopies qui se multiplient à la fin du XVIIe et au

commencement du XVIIIe siècles. La Terre australe connue de G.

de Foigny (1676), L’histoire des Sévarambes, de Denis Veiras

(1677), les Voyages et aventures de Jacques Massé, par Tyssot

de Patot (1710), l’Histoire de l’Ile de Calejava ou l’Ile des

hommes raisonnables, avec le parallèle de leur morale et du

christianisme, de A. Gilbert (1700), ne sont pas des œuvres

illustres. On les lit pourtant et on les réédite presque toutes. Ce

sont autre chose que des « aventures ». Ce sont vraiment des

« parallèles », raisonnables, entre nos croyances traditionnelles,

politiques et religieuses, et la religion ou la politique que la

raison peut concevoir. Or ce que la raison construit est fort

différent de nos traditions : c’est la religion naturelle, l’égalité ou

même le communisme.

Tout cela se renforce par la lecture et la traduction d’une

foule d’ouvrages anglais. Les érudits et les savants lisent les

La pensée française au XVIIIe siècle

42

Page 43: La pensée française au xvii ie siècle

Transactions philosophiques de la Société royale de Londres.

Locke est traduit presque tout entier avant 1700, son Éducation

des enfants, son Christianisme raisonnable, sa Lettre sur la

tolérance, puis son Essai sur l’entendement humain. Peu à peu

on lui joint tout un cortège de moralistes et de théologiens

déistes (Clifford, Sherlock, Collins, Clarke, Addison, Pope). Des

journaux se fondent dont le titre seul indique qu’ils s’occupent

avant tout des choses d’Angleterre (la Bibliothèque anglaise,

1717-1728, les Mémoires littéraires de la Grande Bretagne,

1720-1724, puis la Bibliothèque britannique, 1733-1747). Les

voyages de Gulliver sont traduits en 1727. Dès 1720, plus

nettement vers 1730, l’Angleterre devient le pays de la liberté

politique et de la liberté de pensée, et par là — on le dit ou le

laisse entendre — un modèle pour les Français.

@

La pensée française au XVIIIe siècle

43

Page 44: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE II

L’OPTIMISME RATIONALISTEET SES CONSÉQUENCES

@

NOTICE HISTORIQUE : Voltaire 1 irritable et vaniteux se brouille

vite avec Frédéric II. Il doit quitter assez piteusement la Prusse en

1753, s’installer en Suisse en 1754. Il avait publié le Siècle de Louis

XIV (1751), le conte de Micromégas (1752), le poème de La Loi

naturelle (1756), l’important Essai sur les mœurs et l’esprit des

nations (1756), le conte de Candide (1759). Ferney devient bientôt,

pour d’innombrables visiteurs, un lieu de pèlerinage. La célébrité de

Voltaire s’accroît par son intervention pour réhabiliter le protestant

Calas roué sur la fausse accusation d’avoir tué son fils prêt à se faire

catholique, pour sauver le protestant Sirven de l’accusation d’avoir

noyé sa fille catholique, pour réhabiliter le chevalier de la Barre

décapité parce qu’il ne s’était pas découvert sur le passage d’une

procession et avoir, soi-disant, mutilé un crucifix. En 1778, Voltaire

revient à Paris. Il y est reçu dans un délire d’enthousiasme. A Ferney,

Voltaire avait écrit avec une inlassable activité des tragédies

médiocres, des poèmes spirituels, des contes (L’Ingénu, 1767), (1es

ouvrages d’histoire et de philosophie (Traité de la tolérance, 1763 ;

Dictionnaire philosophique portatif, 1764 ; Questions sur

l’Encyclopédie, 1770) ; et une foule de brochures et d’opuscules de

polémique religieuse (Sermon des cinquante, 1762 ; Examen

important par Mylord Bolingbroke, 1765, etc...).

Les principaux philosophes sont :

La pensée française au XVIIIe siècle

44

1 Pour la première partie de la vie de Voltaire, voir p. 3.

Page 45: La pensée française au xvii ie siècle

L’abbé de Condillac (1714-1780), qui mena une existence studieuse

et simple, et fut lié avec les principaux encyclopédistes. Ses ouvrages

essentiels sont l’Essai sur l’origine des connaissances humaines

(1746), le Traité des systèmes (1749) et le Traité des sensations

(1754) ;

Helvétius, fermier général, très riche, dont le salon fut le rendez-

vous des philosophes. Son livre De l’Esprit parut en 1758. Le traité De

l’Homme est publié en 1772, après sa mort ;

D’Holbach (1723-1789) était également très riche et devint « le

maître d’hôtel de la philosophie ». Il a écrit, en collaboration

certainement avec Diderot, La Politique naturelle (1773), Le Système

social (1773) et des ouvrages de polémique religieuse (Le

Christianisme dévoilé, 1761 ; Le Système de la nature, 1770) ;

D’Alembert (1717-1783), fils naturel de Mme de Tencin, secrétaire

perpétuel de l’Académie française (1771), a exercé par son influence

personnelle une action considérable. En dehors du discours

préliminaire de l’Encyclopédie et d’œuvres géniales de mathématiques,

il n’a publié que de courts ouvrages littéraires, nombreux mais

médiocres ;

L’abbé Raynal publia, en 1770, une vaste Histoire philosophique et

politique des établissements et du commerce des Européens dans les

deux Indes. Avec la collaboration de Diderot, d’Holbach, etc.., il en

donne des éditions très augmentées (1774, 1780) où il développe ses

attaques contre le fanatisme et des considérations humanitaires ;

L’abbé de Mably (1709-1785) s’est d’abord occupé de politique

comme secrétaire du cardinal de Tencin. Puis il publie un grand

nombre d’ouvrages de philosophie politique (Observations sur l’histoire

de France, 1765 ; De la législation ou principe des lois, 1776 ;

Observations sur le gouvernement et les États-Unis d’Amérique, 1784,

etc...) ;

La pensée française au XVIIIe siècle

45

Page 46: La pensée française au xvii ie siècle

Condorcet (1743-1794) a écrit, avant la Révolution, un certain

nombre de traités de mathématiques et d’économie politique, une vie

de Turgot (1786), une vie de Voltaire (1787). Membre de l’Assemblée

législative, de la Convention, il fut arrêté comme Girondin et

s’empoisonna.

Il faut citer enfin des ouvrages médiocres, mais qui ont eu, au

XVIIIe siècle, un grand succès et de l’influence :

Boulanger, L’Antiquité dévoilée (1766) — Delisle de Sales, La

Philosophie de la nature (1770) — Morelly, Le Code de la nature

(1755) — Guillard de Beaurieu, L’Élève de la nature (1763).

Pour Montesquiou, voir p. 65 ; Diderot, p. 97 ; l’Encyclopédie, p.

98 ; J.-J. Rousseau, p. 123.

@

Les principes généraux. — Le premier principe des

philosophes est un optimisme réfléchi. On ne croit plus que la

terre soit une vallée de larmes et que tout l’effort humain soit de

lutter contre une nature corrompue pour éviter le péché. Cette

philosophie, qui prolonge celle de Molière, La Fontaine ou Saint-

Evremond, enseigne qu’il fait bon vivre, quand on sait vivre.

Cette joie de vivre étale, dans le poème du Mondain (1736), un

égoïsme et un appétit de plaisir assez déplaisants. Tout est bien

parce que Voltaire et ses amis ont de beaux vêtements, de

beaux carrosses, de bons soupers, et le reste. Mais c’est aussi,

et c’est déjà moins grossier, parce qu’on écrit de belles tragédies

et parce qu’on peint de beaux tableaux. L’Anglais Mandeville

dans sa Fable des Abeilles (traduite en 1740), puis le Français

Melon démontrent que le plaisir, le luxe, les bons soupers et les

beaux carrosses et les beaux palais ont leur utilité. Par eux

La pensée française au XVIIIe siècle

46

Page 47: La pensée française au xvii ie siècle

l’industrie prospère et le commerce se développe. La joie des

uns sauve les autres de la misère. Il reste pourtant de la misère

et l’expérience prouve que l’on n’est jamais sûr de bien souper

et de bien vivre. Car il y a la maladie, l’injustice, la persécution

et la guerre. Même quand on est Voltaire, on n’est pas toujours

choyé par une marquise du Châtelet et protégé par une Mme de

Pompadour. La marquise vous trompe et Mme de Pompadour

vous abandonne. On est malade d’ailleurs. Il faut quitter la

France, puis la Prusse. Aussi le joyeux « mondain » tempère-t-il

assez vite sa bonne humeur. Son optimisme, comme celui de

Montesquieu, de Buffon et d’autres n’est plus guère que de la

prudence et de la résignation.

Mais ces inquiétudes et ces scepticismes s’arrêtent toujours

devant une espérance. Le « monde comme il va », pense

Voltaire, va médiocrement ou il va mal. C’est la misère, le

despotisme, le fanatisme, la folie d’aujourd’hui. Mais le monde

de demain peut aller mieux. Il doit aller bien. Candide, après les

pires mésaventures, après avoir traversé toutes les infortunes

humaines, garde le courage de « cultiver son jardin ». C’est

parce qu’il a foi, malgré tout, dans l’avenir. Tous les hommes

« sont également fous » : Voltaire le répète ; et l’opinion qui

« gouverne le monde » est une opinion de frénétiques ou

d’imbéciles ; « mais ce sont les sages qui à la longue dirigent

cette opinion ». Peu à peu l’intelligence triomphera de

l’ignorance, la raison des préjugés, de l’injustice, de la violence.

Il y a donc lieu de se réjouir des « conquêtes de la raison » et

de leur faire confiance. Et pour préparer l’avenir, c’est à la raison

La pensée française au XVIIIe siècle

47

Page 48: La pensée française au xvii ie siècle

qu’on doit faire appel. L’Encyclopédie est un dictionnaire

« raisonné » des connaissances humaines, l’inventaire de ce que

la raison y a mis, corrigé, préparé. Toutes les grandes œuvres

jusqu’en 1760, presque toutes les œuvres après cette date qui

ne sont pas des œuvres « de sentiment » sont des œuvres

« raisonnées » et raisonnables. Les Lettres persanes opposent la

raison d’un Persan, c’est-à-dire d’un Parisien raisonnable, aux

déraisons des Parisiens. L’Esprit des lois cherche les raisons des

lois. Les Lettres anglaises ne sont jamais un voyage pittoresque

ou « sentimental », c’est l’étude de la raison anglaise. Les contes

de Voltaire sont les rencontres de la raison et des déraisons de la

fortune ou des hommes ; La Henriade est l’apologie du premier

monarque dont on puisse dire qu’il fut raisonnable.

Il faut s’entendre d’ailleurs sur le mot raison. Ce n’est pas la

raison scolastique qui empruntait ses vérités, même

incompréhensibles, à Aristote ou Saint Thomas et en déduisait,

raisonnablement, des conséquences ; c’est l’évidence

cartésienne, c’est la raison mathématique. Jusqu’aux environs de

1750, raisonner, c’est partir de principes évidents pour la raison

de tout le monde, ou que l’on tient pour tels, et cheminer de

conséquence évidente en conséquence évidente ; c’est penser en

mathématicien, en « géomètre ». Les ennemis mêmes de cette

géométrie, comme ses amis, reconnaissent que, jusque-là, elle a

régné à peu près sans partage. C’est, dit l’abbé Dubos, « l’art si

vanté d’enchaîner des conclusions ». « La géométrie, constate

Duclos, qui a succédé à l’érudition, commence à passer de

mode ». Et Diderot, dans ses Pensées sur l’interprétation de la

La pensée française au XVIIIe siècle

48

Page 49: La pensée française au xvii ie siècle

nature, prévoit une « grande révolution dans les sciences » qui

détrônera la géométrie. Au reste, tous les philosophes ont étudié

et même cultivé les mathématiques avec application :

Fontenelle, Voltaire, Montesquieu, Diderot, J.-J. Rousseau,

Condillac. Et d’Alembert est un géomètre illustre avant d’être un

philosophe notoire.

Les certitudes de la géométrie ont pourtant leur incertitude ;

c’est que leurs premières vérités sont des axiomes ; on ne les

démontre pas ; elles sont arbitraires. La méthode géométrique

en philosophie avait, elle aussi, ses dangers ou ses postulats.

Ces postulats se résumaient dans l’affirmation que ce qui était

évident pour la raison de Voltaire, de d’Alembert, de Condillac et

de Condorcet était évident pour les hommes de tous les pays et

de tous les temps ; et que les conséquences qu’on en déduisait

devaient sembler évidentes à des crocheteurs comme à des

académiciens, à des Iroquois comme à des Français. On croyait,

comme Descartes, qu’il suffisait de « bon sens » et que le bon

sens est la chose du monde la mieux partagée. On se mit donc à

construire des raisonnements de bon sens. Pour connaître

l’homme, par exemple, la formation et la nature de sa pensée,

on n’interrogea plus Aristote, Saint Paul ou Saint Thomas. On se

fia au raisonnement. Condillac « se donne » une statue, comme

le mathématicien se donne la masse et le mouvement. Il se

donne un sens et raisonne sur les impressions que la statue

reçoit de ce sens ; puis un deuxième sens, etc. L’hypothèse et le

raisonnement de l’homme-statue sont, à peu près, ceux de tout

le monde au XVIIIe siècle. On les trouve chez Buffon, chez le

La pensée française au XVIIIe siècle

49

Page 50: La pensée française au xvii ie siècle

philosophe genevois Bonnet. Ou bien on le perfectionne. A la

place d’une statue, on se donne un enfant qu’on suppose sans

hérédité, sans tempérament ; on l’élève dans un souterrain,

dans une cage, comme La Mettrie, Delisle de Sales, Guillard de

Beaurieu. Et l’on suppose, dans l’abstrait, a priori, des

expériences et des conséquences d’expériences. Ou bien comme

Helvétius, on se donne un esprit humain qu’on déclare identique

chez tous à la naissance, prêt à subir, exactement de la même

manière, les mêmes impressions et l’on raisonne,

géométriquement, sur les résultats différents d’impressions

différentes. Cette géométrie philosophique exerce des séductions

invincibles. Les physiocrates eux-mêmes, qui sont des

économistes, qui étudient les réalités des grains, du bétail, du

commerce et qui les connaissent d’ailleurs par expérience, sont

convaincus que les vérités économiques sont susceptibles de

démonstrations mathématiques, qu’elles sont universelles et

absolues.

Il est très certain que cette méthode de raisonnement ne

valait rien pour les sciences d’observation. Voltaire (qui le savait

et l’a dit) en a fait, avec d’autres, la fâcheuse expérience. Il a

voulu, contre les observations de Buffon, raisonner sur l’origine

des fossiles et il en est arrivé à conclure qu’ils étaient tombés du

manteau des pèlerins ou qu’ils poussaient dans la terre quand on

l’arrosait. Mais où conduisait cette méthode, ou plutôt où aurait-

elle conduit si les philosophes n’avaient connu que celle-là,

lorsqu’il s’agissait de résoudre les problèmes de notre destinée,

de l’histoire et de la vie sociale ?

La pensée française au XVIIIe siècle

50

Page 51: La pensée française au xvii ie siècle

@

Les conséquences : La religion naturelle et la tolérance.

— Elle menait d’abord tout droit à des discussions religieuses. La

religion était toujours, comme au temps de La Bruyère, un de

ces « grands sujets » où il n’était pas permis aux profanes

d’entrer. Mais on s’indigne justement de la défense. « On ne se

contente pas du vraisemblable en matière de science ; on veut

des démonstrations ; pourquoi s’en contenter en matière de

religion... ? Toutes les religions se vantent d’être la véritable ;

pour choisir il faut être convaincu par des preuves claires et

évidentes. Si elles n’en ont point, il faudrait en chercher une qui

en ait ; si je me bouche les yeux, comment la trouverai-

je ? » (Examen de la religion attribué à M. de St-Evremond).

Diderot ou le pseudo-Saint-Evremond disent cela pour eux ou

pour des initiés, dans des manuscrits qu’ils ne publient pas ou

des livres qui circulent sous le manteau. Mais quand on ne le dit

pas, ou le suggère. L’Encyclopédie, après le Dictionnaire de

Bayle, et plus hardiment, est faite pour signaler tous les

problèmes religieux qui devraient relever de la raison et non pas

de l’autorité. L’article Bible, l’article Christianisme, l’article Peines

infernales et dix autres s’en remettent pour la décision à la

réponse, sans appel, de l’Église. Mais ils commencent par

exposer, subtilement, tous les problèmes, toutes les difficultés

qui se posent, qui gênent la raison. Pour s’accorder avec cette

raison, peu à peu deux doctrines se répandent et l’une d’elles

devient vraiment, dans la classe cultivée, l’opinion dominante.

La pensée française au XVIIIe siècle

51

Page 52: La pensée française au xvii ie siècle

C’est le déisme ou la « religion naturelle ». Il y a bien, si l’on

veut, dans le christianisme du divin ; mais comme il y en a dans

la religion des Guèbres, dans le bouddhisme, ou même dans la

religion de Mahomet, des Incas ou des Algonquins. Quand on

épure les diverses religions des absurdités, des contradictions,

des inventions des prêtres, il reste quelques croyances

communes. Elles sont vraies, et parce qu’elles sont communes,

et parce qu’elles satisfont la raison ou du moins ne lui répugnent

pas. Il y a un Dieu, qui ne se confond pas avec le monde qu’il a

créé ; il a donné à l’homme une conscience, le sentiment du bien

et du mal ; il lui a donné une âme qui est assurément — ou sans

doute — ou peut-être — immortelle, et qui sera punie de ses

fautes et récompensée de ses vertus. Ce déisme est la religion

de Montesquieu, de Voltaire, du marquis d’Argens, de Duclos, de

Toussaint, de d’Alembert, de Mably, de Condorcet, de presque

tous les philosophes et de ceux qui les goûtent. Ils ne varient

que sur le « assurément, sans doute, peut-être » de l’âme

immortelle. Montesquieu ou d’Alembert ou Duclos tiennent, au

moins publiquement, pour la certitude. Voltaire dit « oui », puis

« peut-être », puis « non ». Il recule pourtant jusqu’au bout

devant le matérialisme.

Il y a eu, en effet, fort peu de matérialistes et ils ont presque

tous gardé pour eux leurs négations. Dans le monde, disent-ils, il

n’y a qu’un élément, la matière. Elle est, si l’on veut, Dieu,

puisqu’elle est tout. Cette matière est plus ou moins organisée :

elle peut avoir la vie et la sensibilité : elle est plante ou animal ;

elle peut avoir la pensée : elle est l’homme. A la mort, les

La pensée française au XVIIIe siècle

52

Page 53: La pensée française au xvii ie siècle

éléments de la matière humaine se dispersent, comme les

autres. Ce matérialisme est celui que suggèrent, sans l’exprimer

nettement, les œuvres d’Helvétius. D’Holbach a tout un chapitre

pour nier la spiritualité de l’âme ; mais il est perdu parmi cent

autres. Il y eut d’autres athées, Fontenelle, l’abbé de Saint-

Pierre, Barbeyrac, Boulanger si l’on en croit Voltaire ; plus

certainement Deslandes, Morelly ; assurément Fréret ou le curé

Meslier, puis Naigeon, Sylvain Maréchal, etc. Mais il n’y en a

guère que deux qui comptent : La Mettrie (L’Homme plante,

L’homme machine) et surtout Diderot.

Diderot n’a pas cherché le scandale. Dans ses œuvres

publiées, il suggère le matérialisme ; il ne l’affirme jamais. Mais

c’est lui qui a fait de ce matérialisme autre chose qu’une

négation fanfaronne. Il a vraiment créé le matérialisme

expérimental. Pour nier la spiritualité de l’âme, donc son

immortalité, et son existence, il ne raisonne pas, car le

raisonnement va, dans ces matières, où l’on veut qu’il aille. Il

observe, il expérimente. Il observe que l’âme est liée au corps

par des rapports si étroits qu’on ne sait où finit l’un et où l’autre

commence ; que notre tempérament moral n’est que le reflet de

notre tempérament physique ; que si le physique est modifié par

la maladie, par des poisons, des hypnotiques, par le sommeil

somnambulique, l’âme l’est dans la même proportion. Les liens

qui unissent l’âme et le corps sont donc, expérimentalement, si

rigoureux que la pensée et la matière ne sont qu’une seule et

même chose : « Le paysan qui voit une montre se mouvoir et

qui, n’en pouvant connaître le mécanisme, place dans une

La pensée française au XVIIIe siècle

53

Page 54: La pensée française au xvii ie siècle

aiguille un esprit, n’est ni plus ni moins sot que nos

spiritualistes ».

Diderot a gardé pour lui, pour ses papiers, la plupart de ces

affirmations. Elles n’ont donc pas eu d’influence. Mais les déistes

et les athées se sont accordés sur deux points qui ont entraîné

toute une part de l’opinion publique.

Le premier est que, si la « religion naturelle » est

« naturelle », toutes les formes particulières des religions, toutes

les croyances à des dogmes précis sont des erreurs et des

duperies. Les philosophes se refusent à comprendre que l’on

puisse croire, si l’on n’est pas un sot, à ce qui semble absurde à

la raison. L’histoire des religions doit donc nous montrer, et elle

nous montre, la même suite d’événements. Il y a dans les foules

humaines, ignorantes et misérables, une crainte invincible,

l’instinct d’apaiser des puissances mystérieuses et redoutables.

Des fourbes adroits ont exploité cette crainte. Ils ont inventé des

dieux, les commandements des dieux d’autant plus terribles

qu’ils sont plus obscurs. Ils se sont dit les intermédiaires entre la

faiblesse humaine et la puissance divine. Ils se sont fait craindre

et payer pour intervenir. En même temps, ils s’associaient avec

tous les despotes, qui leur prêtaient la force des armes, et

auxquels ils prêtaient les prestiges mystiques. L’histoire des

religions, c’est donc l’histoire d’une fourberie, d’une exploitation,

d’une tyrannie.

Même si l’on n’ose pas dire ouvertement que la religion est

fausse, on réclame donc violemment la tolérance. Cette doctrine

de la tolérance a été très lente à se préciser. La plupart des bons

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 55: La pensée française au xvii ie siècle

esprits du XVIIe siècle ont approuvé la révocation de l’édit de

Nantes. Fénelon alla surveiller, en Saintonge, l’application des

méthodes les plus odieuses, avec une humeur sereine et joviale.

Les sceptiques mêmes, les libertins comme Saint-Evremond,

tendent à rejeter tous les torts sur les « entêtés ». Mais peu à

peu les violences s’apaisent ou plutôt elles s’usent dans les

querelles intestines du quiétisme et du jansénisme. On peut

discuter de la tolérance et la défendre publiquement. Bayle le

fait. Fénelon, sur le tard, n’y est pas hostile. On lit les

théologiens anglais, Locke, Collins, etc., qui combattent toute

persécution. Les Lettres persanes et l’Esprit des lois de

Montesquieu, les Lettres chinoises de d’Argens, les contes de

Voltaire (Les Voyages de Scarmentado, Zadig, Micromégas, etc.)

multiplient contre l’intolérance les ironies et les sarcasmes. Vers

1750, la cause de la tolérance est ouvertement gagnée. Dans la

« maison de Sorbonne », les boursiers qui la forment, étudiants

en théologie, Turgot, l’abbé de Brienne, Morellet, discutent sur la

tolérance et concluent pour elle. On peut même s’élever contre

l’intolérance avec approbation et privilège du roi. L’article

Gomaristes de l’Encyclopédie, qui est de Morellet, n’est pas

tendre pour les puissances civiles qui prétendent imposer les

croyances par la prison, les galères ou le gibet. Après 1760,

l’intolérance garde des défenseurs, mais leur voix timide et

maladroite se perd dans des clameurs indignées. Les affaires

Calas, Sirven et la Barre achèvent de discréditer le fanatisme.

Delisle de Sales calcule, avec une belle précision, que, depuis la

création du monde, le fanatisme a fait périr 33 095 290

hommes. Et Raynal, à qui Diderot souffle d’ailleurs ou même

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 56: La pensée française au xvii ie siècle

dicte ses éloquentes périodes, fait de l’Histoire des deux Indes

l’histoire des cruautés catholiques dans les deux Indes.

On pourrait insister sur les injustices que les philosophes ont

commises dans la bataille et sur le tour fâcheux qu’ils ont donné

trop souvent à leur polémique. Rappelons seulement qu’ils

avaient de fortes excuses sur lesquelles nous reviendrons.

Depuis longtemps les défenseurs du christianisme ne parlaient

pas sur un autre ton que ceux qui ne pensaient pas comme eux.

Ils pouvaient, par surcroît, les faire pendre. Ils les envoyaient

aux galères. Et les partisans de l’intolérance jetaient, de temps à

autre, les protestants en prison, leurs enfants dans des couvents

catholiques, ou pendaient leurs ministres. Les philosophes ont eu

d’autres torts que ces violences de langage, ou plutôt ils ont

commis une erreur plus certaine.

Ils n’ont à peu près rien compris à ce qui fait le caractère

propre de l’esprit religieux et de la foi. Ils n’avaient pas tort d’en

dénoncer le besoin de convertir et de contraindre, et l’alliance

qui avait mis les bûchers, puis les prisons du pouvoir temporel

au service des pouvoirs spirituels. Mais ils étaient incapables de

comprendre qu’on pouvait croire à des vérités qui n’étaient pas

« raisonnables » sans être un fourbe ou une dupe. Ils n’ont

jamais voulu admettre les raisons que la raison ne comprend pas

et ces « certitudes du cœur » qui s’embarrassent fort peu des

contrôles de l’histoire et des observations des naturalistes. C’est

pour cela qu’ils ont dit tant de sottises chaque fois qu’ils ont

parlé de ce qu’Auguste Comte appellera les époques

théologiques, des grands hommes et des grandes œuvres dont la

La pensée française au XVIIIe siècle

56

Page 57: La pensée française au xvii ie siècle

grandeur est d’ordre mystique. Voltaire, Mably, Condorcet et bien

d’autres n’ont jamais voulu voir dans les Croisades (d’ailleurs

après l’abbé Fleury) que des guerres d’aventures et de basse

cupidité ; Voltaire, d’Argens ou Helvétius ont parlé des grands

saints mystiques, et, par exemple, de Saint François d’Assise,

comme de fous ridicules ; Voltaire a écrit sur Jeanne d’Arc une

Pucelle qui est un chef-d’œuvre de sottise grossière. Ce qu’il y a

de grave, d’ailleurs, ce n’est pas que Voltaire l’ait écrite, c’est

qu’il ait scandalisé pour des raisons de décence et non pas pour

son sujet. La Pucelle a diverti fort souvent ; elle a plu. Jeanne

d’Arc n’était pas une héroïne « raisonnable ». Cela suffisait pour

que presque personne, du moins avant 1770, ne l’ait comprise.

@

La morale naturelle ou laïque. — Si l’on nie les religions

révélées et si l’on n’en garde que la vague « religion naturelle »,

que devient la morale ? Car jusque-là la morale n’était qu’un des

noms de la religion. Pour bien vivre, on n’interrogeait ni sa

conscience ni des principes, mais les commandements de Dieu et

de l’Église. Et si l’on était embarrassé, on consultait non sa

raison, mais son confesseur ou son directeur. Les philosophes

auraient pu ne pas s’inquiéter de ce problème : « Cherchons la

vérité ; et que la morale s’en tire comme elle pourra ! ». Mais ils

ont tous essayé de sauver la morale tout en la libérant de la

religion.

La tentative avait commencé depuis longtemps. Très souvent,

d’ailleurs, c’était instinctivement qu’on avait, sinon organisé une

morale indépendante, du moins parlé de la morale comme si elle

La pensée française au XVIIIe siècle

57

Page 58: La pensée française au xvii ie siècle

ne dépendait que d’elle-même. La plus grande partie des

Caractères de La Bruyère, qui est chrétien, fermement, aurait pu

être écrite par un libre-penseur. Le goût de moraliser s’accroît en

même temps que la philosophie progresse. On publie quelque

trois cents ouvrages de morale en cinquante ans, avant La

Bruyère, mais on en publie davantage en vingt-cinq ans, après

lui ; et dans ces Pensées, Réflexions, Caractères, la religion tient

de moins en moins de place. Bayle, nous l’avons dit, pose

ouvertement le problème dans ses Pensées sur la comète.

« L’athéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption des

mœurs. Conjectures [très favorables] sur les mœurs d’une

société qui serait sans religion ». Les chapitres firent scandale.

Mais son opinion, d’abord scandaleuse, fut très vite celle de tout

le monde. Dans le Télémaque de Fénelon, le Cyrus de Ramsay et

le Sethos de Terrasson qui l’imitent, ce sont des païens qui sont

vertueux. Explicitement tous les philosophes croient à une

morale qui se suffit à elle-même, Montesquieu dans les Lettres

persanes, Voltaire dans son Traité de métaphysique (1734), ses

Contes, ses Discours en vers sur l’homme (1734-1737), son

Poème sur la loi naturelle (1756), et les premiers

« philosophes » moins notoires, d’Argens, Deslandes, Barbeyrac,

etc. Ils le disent d’ailleurs avec modération, en masquant

l’indépendance de cette morale naturelle et de la morale

religieuse. Ce fut l’avocat Toussaint qui creusa hardiment le fossé

dans ce livre des Mœurs (1748) qui indigna, qu’on condamna,

mais qui eut une vingtaine d’éditions, pour le moins, avant la

Révolution. « Qu’est-ce que la vertu ? C’est la fidélité constante

à remplir les obligations que la raison nous dicte ». Et cette

La pensée française au XVIIIe siècle

58

Page 59: La pensée française au xvii ie siècle

raison-là n’est pas du tout la religion. « La religion n’y entre

qu’en tant qu’elle concourt à donner des mœurs ; or comme la

Religion naturelle suffit pour cet effet, je ne vais pas plus

avant... Je veux qu’un mahométan puisse me lire aussi bien

qu’un chrétien ».

Il en fut de Toussaint comme de Bayle. Il eut bientôt tout le

monde pour lui, ouvertement : Duclos (« La religion est la

perfection, non la base de la morale »), d’Alembert, tous ceux

qui étaient du parti « philosophe » et bien d’autres. Il eut même

les matérialistes, Helvétius, d’Holbach, Diderot, Naigeon. Ces

matérialistes tenaient une gageure plus difficile et même

désespérée. Car en même temps que Dieu et l’âme, il étaient

obligés de nier la liberté. Si nous ne sommes pas libres,

comment donc nous parler de devoir ? On n’enseigne pas à une

montre à marquer l’heure exactement, par conscience. Mais tous

les matérialistes tiennent à la morale plus encore qu’à leur

matérialisme. Pour ne pas s’embarrasser de la contradiction, ils

l’ignorent ou ils feignent de l’ignorer. « La vertu, dit La Mettrie,

peut donc prendre dans l’athée les racines les plus profondes,

qui souvent ne tiennent pour ainsi dire qu’à un fil sur la surface

d’un cœur dévot ». D’Holbach consacre une part de ses livres à

enseigner la morale, tout un chapitre à démontrer que

« l’athéisme est compatible avec la morale ». Quant à Diderot,

s’il raisonne sur le matérialisme avec ardeur, il enseigne la

morale avec des adjurations pathétiques, des « pleurs », des

« frémissements ». La vérité est une « grande statue », mais la

vertu en est une autre « élevée sur la surface de la terre ».

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 60: La pensée française au xvii ie siècle

Il ne suffisait pas de poser le principe de la morale naturelle ;

il fallait le justifier. La morale religieuse est justifiée par la

religion. Elle est ce qu’elle est parce qu’elle est un ordre de Dieu,

dicté par Dieu, interprété par ses ministres. Dans la morale

naturelle, il n’y a plus de loi révélée. Il faut bien mettre quelque

chose à la place. On y mit d’abord un « instinct moral ».

L’homme a le désir du bien et l’aversion du mal, comme il a la

croyance en Dieu ou même l’amour de la vie et la crainte de la

mort. C’est une idée innée ou tout au moins dont le germe est

inné. Locke ne croyait pas plus que Montaigne à cette innéité de

la morale. Mais elle est la doctrine du poète anglais Pope dans

ces Essais sur l’homme (1730) dont les traductions eurent en

vingt ans au moins vingt éditions. Voltaire, bien que, sur ce point

comme sur d’autres, il hésite et se contredise, la défend presque

toujours. « Dieu a donné aux hommes les idées de la justice et

de la conscience » (1e partie du Poème sur la loi naturelle). « La

morale est la même chez toutes les nations civilisées » (Préface

de l’Essai sur les mœurs). Elle est, bien entendu, celle de

Rousseau, « conscience, instinct divin », dont nous reparlerons

parce qu’il y met un autre accent et un autre sens. Elle est

même celle de philosophes plus audacieux, de Morelly, de

Delisle, de Sales, de Mably.

Pourtant l’hypothèse des idées morales « innées » est de

celles qui gênent nos philosophes. Elle ressemble trop à ces

idées de Descartes dont on ne veut plus ; et elle contredit Locke

en qui l’on croit. Il y eut donc une tentative pour justifier la

morale comme on expliquait les facultés de l’esprit. Il n’y a pas

La pensée française au XVIIIe siècle

60

Page 61: La pensée française au xvii ie siècle

plus d’idée ou d’instinct inné de la morale qu’il n’y a une

mémoire ou un raisonnement inné. La morale est née, comme le

reste, du jeu des sensations et des impressions. L’homme vit. Il

vit en société. Les tentatives d’organisation sociale lui révèlent la

nécessité de règles permanentes, supérieures aux caprices des

individus. L’instinct égoïste s’aperçoit qu’il a tout intérêt à

respecter une partie des instincts des autres. La morale est ainsi

une expérience sociale. C’est la doctrine de La Mettrie. C’est

surtout celle qu’Helvétius n’exprime pas, mais qui est sous-

entendue tout au long de son livre de l’Esprit. A l’origine, tous

les esprits sont semblables, et semblablement égoïstes ; c’est

l’éducation, fruit de l’expérience pratique des générations, qui y

développe des sentiments moraux, nés de la pratique et pour la

pratique. La doctrine devrait être aussi celle de Diderot ou de

d’Holbach, car elle est la seule qui s’accorde avec leur

matérialisme.. Elle les tente ; ils y glissent ; ils la développent

implicitement ou par parenthèses. Mais sa sécheresse les

inquiète. Et Diderot combat Helvétius comme le combattent

Voltaire ou J.-J. Rousseau.

Quoi qu’il en soit, les partisans de l’instinct moral et ceux de

la morale expérimentale s’accordent sur deux points essentiels.

Le premier est que si la morale est une règle elle ne doit pas

être une contrainte. Est-ce que, dit « la maréchale » de Diderot,

« est-ce que l’esprit de religion n’est pas de contrarier cette

vilaine nature corrompue ? ». La morale naturelle s’efforce au

contraire de contrarier le moins possible. Les philosophes

reprennent et précisent les raisonnements de Saint-Evremond,

La pensée française au XVIIIe siècle

61

Page 62: La pensée française au xvii ie siècle

de Fontenelle, qu’ils retrouvent chez les déistes anglais. « La

vertu n’est point une chose qui doive nous coûter », dit

Montesquieu (Lettres persanes).

Il m’a dit : « sois heureux » il m’en a dit assez

enseignent les Discours de Voltaire sur l’Homme et ces discours

réfutent copieusement les jansénistes et les stoïciens. Morelly, La

Mettrie, Maupertuis, Toussaint, Diderot, Delisle de Sales

prétendent fonder le règne du bonheur en même temps que

celui de la morale. Le bonheur est « le souverain but de la

vie » (Maupertuis). « Jouir », chante Saint-Lambert,

Jouir c’est l’honorer [ Dieu] ; jouissons, il l’ordonne.

L’accord de la jouissance et de la vertu sera facile dès qu’on aura

compris que la morale n’a pas à entrer en lutte contre des

passions soi-disant corrompues. Elle doit au contraire admettre

que ces passions sont bonnes en elles-mêmes quand on ne

substitue pas des passions factices aux passions naturelles.

Cette réhabilitation des passions est le thème commun de

presque tous les philosophes et d’un grand nombre de moralistes

qui ne sont pas des philosophes ou ne le sont qu’à demi. On la

retrouve chez Lemaître de Claville (Traité du vrai mérite de

l’homme, 1734) ; chez Levesque de Pouilly (Théorie des

sentiments agréables, 1736) ; plus nettement chez

Vauvenargues, Duclos, Toussaint, Helvétius, Diderot, d’Holbach,

Naigeon, Delisle de Sales et dix autres.

Le second point est que la morale ne peut être qu’une morale

sociale. Certes mes passions sont « bonnes, utiles et agréables »

pour moi, et je n’agis jamais avec plus d’ardeur que lorsque je

La pensée française au XVIIIe siècle

62

Page 63: La pensée française au xvii ie siècle

leur obéis. Mais celles du voisin sont bonnes aussi pour lui. Il

faut donc que je m’accorde avec le voisin. Et la morale est la

science de cet accord. Science qui serait peut-être compliquée

s’il n’était pas facile, selon les philosophes, d’enseigner que la

passion la plus agréable est de s’oublier pour les autres, que la

jouissance la plus sûre est celle de « l’humanité ». Septième

Discours de Voltaire sur l’Homme : « La vertu consiste à faire du

bien à ses semblables et non pas dans de vaines pratiques de

mortification ». La troisième partie des Mœurs de Toussaint est

consacrée aux « vertus sociales ». « Que le législateur, conclut

Mably, ordonne d’accoutumer les jeunes citoyens à juger du plus

grand bien ou du plus grand mal d’une action par le plus grand

avantage ou le plus grand tort qui résultera pour les autres ». Le

Catéchisme universel de Saint-Lambert insistera sur les Devoirs

envers les hommes en général — envers la patrie — envers la

famille. C’était le catéchisme de tous les philosophes, Turgot,

Morellet, Morelly, Delisle de Sales, L. S. Mercier, Raynal. Et

c’était aussi bien celui des matérialistes, La Mettrie, Helvétius,

d’Holbach et Diderot.

@

La politique rationnelle. — En même temps qu’elle discutait

les problèmes de la religion et de la morale, la pensée

philosophique abordait hardiment l’autre grand sujet où les

contemporains de La Bruyère se sentaient gênés : la politique. A

vrai dire, dès la fin du siècle de Louis XIV, c’est la nécessité qui

les y avait quelque peu contraints. La politique allait si mal, non

pas seulement pour les « taillables et corvéables », mais pour les

La pensée française au XVIIIe siècle

63

Page 64: La pensée française au xvii ie siècle

privilégiés eux-mêmes, qu’on se prenait à douter de la perfection

de ses principes. Fénelon, dans des écrits qui n’étaient pas

publics, dans son Télémaque qui l’était, Boisguilbert, dans son

Détail de la France (1695), Vauban, dans sa Dîme royale, puis

Boulainvilliers, dans son État de la France (1727), ne discutaient

pas l’idée monarchique, ni même la monarchie absolue. Mais ils

lui souhaitaient, à défaut de contrôles, d’états généraux ou de

parlements, du moins des conseillers et des méthodes plus

judicieuses et plus humaines. On commençait à faire des

comparaisons. Après avoir eu l’horreur de l’Angleterre, qui avait

décapité un roi et fait une révolution religieuse, on se demandait

si sa charte et son parlement, si la liberté politique et la liberté

de pensée ne lui avaient pas donné la prospérité. Avec ses

théologiens, on lit de plus en plus, entre 1700 et 1730, ses

écrivains politiques. On commence enfin à examiner les

« principes ». La raison qui prétend « soumettre à son empire »

les problèmes de la cycloïde, du tube à mercure, de la chute des

corps ou de l’origine des idées, prétend très vite s’enquérir de

l’origine des idées politiques, et des motifs qui les condamnent

ou les justifient. Examen romanesque dans les utopies dont nous

avons parlé, qui forgent les constitutions égalitaires ou

communistes des Sévarambes ou de la Terre australe ; examens

lourdement méthodiques dans les traductions de Grotius (1687

et par Barbeyrac, 1724) et de Puffendorf (par Barbeyrac, 1706)

dont le traducteur Barbeyrac commente les idées avec une

audacieuse clarté. De la librairie et du cabinet la discussion

commence à passer timidement dans la pratique. Quelques

« têtes politiques » s’assemblent au Club de l’Entresol

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 65: La pensée française au xvii ie siècle

(1724-1731) pour discuter du « bien public », du gouvernement

et des lois. Et ces discussions timides et privées semblent déjà

assez audacieuses pour que l’autorité s’inquiète et que le club

soit fermé.

Peu à peu les esprits s’enhardissent. Les Lettres anglaises de

Voltaire exposent longuement le mécanisme de la constitution

anglaise, le contrôle du Parlement, le vote des impôts, la liberté

de penser et d’écrire sur les choses de l’État comme sur celles

de la religion. Les Lettres persanes de Montesquieu discutent du

droit public, du droit des gens, de la dépopulation. L’Esprit des

lois passe hardiment en revue toutes les constitutions et décide

que la meilleure est celle où les pouvoirs s’équilibrent, où

l’autorité monarchique a pour limite les droits et les libertés des

citoyens. Dès 1750 et surtout dès 1760 on peut dire qu’à

condition de masquer les hardiesses sous des allusions et des

généralités abstraites, la philosophie peut discuter librement de

politique.

Elle en discute avec des méthodes « philosophiques » qui

diffèrent profondément, à certains égards, de nos méthodes

modernes. La politique doit être pour nous, autant que possible,

une science expérimentale, ou du moins une science des

réalités. La science des gouvernements nous semble fort

différente de celle des géomètres ; il ne suffit pas de vérités

premières, de théorèmes et de corollaires. Elle ne peut agir sur

la vie qu’à condition de partir de la vie, qui n’est ni vraie, ni

fausse, qui « est ». Cette vie, la science politique peut la trouver

dans l’histoire, dans les exemples du passé, dans l’examen des

La pensée française au XVIIIe siècle

65

Page 66: La pensée française au xvii ie siècle

expériences heureuses ou malheureuses d’une race, d’un peuple.

Surtout si l’on se défie des « leçons de l’histoire », il y a les faits

économiques, les réalités précises des naissances et des décès,

des grains qu’on récolte, des toiles qu’on fabrique, des navires

qui importent ou exportent. Or les politiques du XVIIIe siècle

n’ont eu qu’une idée assez confuse de ces deux méthodes.

L’histoire n’existe pas ou elle commence seulement à

s’organiser. Voltaire, puis quelques autres, créent, nous le

verrons, l’histoire moderne. Ils font de l’histoire non pas la

glorification d’un roi, d’une dynastie ou de quelques « grandes

âmes », mais l’histoire d’une génération ou des générations. Ils

veulent qu’elle soit non pas éloquente ou divertissante, mais

d’abord exacte. Seulement Voltaire et presque tous les autres

n’ont pas toujours le sens historique. Ils ont bien compris que le

roi n’était pas la nation, qu’un congrès de diplomaties ne nous

faisait pas connaître les habitudes d’un boutiquier ou les révoltes

d’un paysan. Mais ils ont mal compris qu’un boutiquier de

Bagdad n’était pas un boutiquier du Marais, et qu’un paysan des

croisades ne se résignait pas ou ne se révoltait pas pour les

mêmes raisons qu’une « tête ronde » de Cromwell ou un

« agriculteur » sujet de Louis XV. Voltaire juge les actes d’un

baron féodal ou d’un mandarin chinois comme ceux d’un Fleury

ou d’un Turgot. Il prête à un soldat des Croisades la même âme

mercenaire qu’à un racolé de la Guerre de Sept Ans. Quand

Mably cherche les principes des sociétés justes et heureuses, il

ne conçoit pas que la justice ait un idéal changeant et qu’il y ait

pour les peuples des façons très diverses et inconciliables d’être

La pensée française au XVIIIe siècle

66

Page 67: La pensée française au xvii ie siècle

heureux. Son âme s’unit « dans l’empyrée » à celle de tous les

grands législateurs. Il « cherche l’approbation de Platon ». Il

croit converser « avec Cicéron à Tusculum ». Or, ni Platon, ni

Cicéron ne concevaient la méthode historique de la politique. La

méthode économique était, au XVIIIe siècle, encore plus difficile

à suivre. Nul ne connaissait la plupart des réalités économiques ;

il n’y avait que des enquêtes sommaires, aucune statistique

précise ; la France était d’ailleurs infiniment diverse et la vérité

d’une province était l’erreur d’une province voisine. Les

informations méthodiques n’apparaissent guère qu’après 1760 et

elles n’auraient pas suffi à appuyer des conclusions générales.

Les écrivains politiques ont donc cherché d’autres méthodes.

@

La méthode psychologique et la méthode naturiste. —

La première était celle qui avait permis de bien comprendre ou

de mieux comprendre l’élément des sociétés humaines,

l’homme. Sur la nature de l’homme, sur la constitution de son

esprit, on n’avait édifié que de vains systèmes tant qu’on n’avait

pas raisonné du simple au composé, tant qu’on n’avait pas

discerné ce qui était primitif et ce qui n’était qu’une

transformation des éléments primitifs. Locke, puis Condillac

partent des sensations et montrent comment elles engendrent

l’attention, la mémoire, le jugement, etc... De même, une

société humaine c’est une réunion d’hommes qui se sont

assemblés, pour satisfaire des besoins élémentaires de vie

commune qui étaient en eux. Besoins indiscutables, puisque ni

les lièvres, ni les lions ne vivent en société, et que l’homme

La pensée française au XVIIIe siècle

67

Page 68: La pensée française au xvii ie siècle

aurait pu vivre comme eux. La tâche du philosophe sera donc de

discerner dans l’esprit humain — l’esprit de partout et de tous

les temps — ces besoins élémentaires, ces instincts primitifs,

puis d’étudier les meilleures conditions qui puissent,

rationnellement, les satisfaire.

C’est la méthode qu’on trouve déjà plus ou moins

confusément dans les voyages utopiques, dans l’Histoire des

Sévarambes, dans la Terre australe, dans les Voyages de

Jacques Massé, dans l’Ile de Calejava. Denys Veiras, Tyssot de

Patot et les autres supposent que des sociétés humaines ont été

établies quelque part, raisonnablement, pour satisfaire les

tendances premières et raisonnables de l’être humain. C’est au

fond la méthode de Rousseau dans son premier Discours sur les

sciences et les arts. Il y a autre chose, dans ce discours, dont

nous reparlerons. Mais Rousseau se propose surtout de retrouver

dans les exigences actuelles de l’homme civilisé ce qui est

primitif, donc légitime (c’est-à-dire la vie de famille, la mise en

commun de quelques intérêts généraux) et ce qui n’est qu’une

complication, une perversion (la curiosité intellectuelle, les arts,

le luxe). C’est surtout la méthode de l’Esprit d’Helvétius et des

traités politiques de d’Holbach. Ni Helvétius, ni surtout d’Holbach

n’ont été de purs rationalistes ; et nous dirons ce qu’ils ont

demandé à l’observation et à l’expérience. Mais Helvétius se

propose pourtant de reconstruire, par la psychologie universelle

de l’esprit humain, la société idéale. Discours I : De l’esprit en

lui-même, où nous voyons que l’esprit est une matière plastique

qui est la même partout et toujours et apte, par conséquent, à

La pensée française au XVIIIe siècle

68

Page 69: La pensée française au xvii ie siècle

prendre toutes les formes. Ce qui nous conduit au Discours II :

De l’esprit par rapport à la société, où l’on montre que l’esprit

dans ses formes particulières est entièrement modelé par les

conditions sociales ; et au Discours III, où l’on voit que par

l’éducation on peut former les sortes d’hommes, donc les sortes

de sociétés que l’on veut. D’Holbach, instruit sans doute par

Diderot, n’admet pas cette psychologie un peu naïve d’Helvétius.

Il sait qu’un esprit, à sa naissance, apporte les prédispositions

puissantes de sa race, de son hérédité. Mais il y a tout de même

et il trouve (surtout dans la Politique naturelle ou Discours sur

les vrais principes du gouvernement, 1773) des besoins

primordiaux, des tendances naturelles, donc raisonnables, et

dont on peut assurer rationnellement la satisfaction : instinct de

sociabilité qui coexiste avec l’instinct égoïste, sentiment

immédiat des sacrifices que l’égoïsme doit consentir pour son

propre intérêt inséparable de l’intérêt commun. L’art de légiférer

et de gouverner est l’art raisonné de fonder sur ces besoins

premiers, permanents, universels, les droits et les devoirs de

l’autorité et des citoyens, les méthodes d’éducation, les

récompenses et les peines, etc...

La deuxième méthode n’est déjà plus strictement abstraite.

On a appris assez vite, au XVIIIe siècle, à se défier des principes

cartésiens et de la raison universelle. On réfléchit qu’il n’est pas

très sûr qu’on puisse ramener une société à l’addition d’esprits

tous semblables, comme le géomètre divise cent pieds carrés en

cent parties strictement identiques. On part donc non plus d’un

esprit primitif, mais de la société primitive. On évite ainsi une

La pensée française au XVIIIe siècle

69

Page 70: La pensée française au xvii ie siècle

hypothèse obscure, celle du passage de l’égoïsme individuel à

l’esprit social. Mais on procède tout de même et tout de suite par

hypothèse et la méthode est analogue à la méthode

psychologique. La méthode psychologique tentait d’écarter tout

ce qui n’était pas primitif dans l’esprit ; la méthode sociale tente

de retrouver ce qu’il y a de primitif dans la complexité des

sociétés contemporaines. C’est une méthode qu’on peut appeler

naturiste en ce sens qu’elle prétend se fonder sur l’étude de

sociétés constituées selon les seules exigences de la nature.

Le grand maître de cette doctrine est assurément J.-J.

Rousseau, le Rousseau du Discours sur l’origine de l’inégalité

parmi les hommes (1754). Lui non plus n’est pas ou ne croit pas

être un pur raisonneur. Il veut — nous le montrerons — appuyer

ses hypothèses sur des faits. Mais nous avons bien peu de faits

ou Rousseau en avait bien peu pour reconstituer la société

primitive. Il complète donc. Il suppose. Il aboutit ou croit aboutir

à des groupements fondés seulement sur la vie de famille, sur le

goût naturel de l’entr’aide et qui ne connaissent ni la propriété,

ni la division du travail. Et puis apparaissent, dès qu’on cultive la

terre, la propriété, l’industrie, le commerce, et avec eux

l’inégalité, les vices des uns, la misère et l’envie des autres, le

despotisme, les maux sociaux. La Lettre à d’Alembert est

l’application à un cas particulier, les méfaits du théâtre, de la

thèse générale.

Mais si Rousseau a donné à la doctrine son éclat et sa

puissance, s’il en a révélé les conséquences profondes, il n’a

guère fait que la recueillir. Elle était bien vieille en 1754. Et ces

La pensée française au XVIIIe siècle

70

Page 71: La pensée française au xvii ie siècle

lointaines origines en transforment pour une part la signification.

Depuis longtemps des missionnaires et des voyageurs visitaient

des sauvages qui vivaient ou semblaient vivre selon la nature,

sous des tentes ou des huttes, sans théâtre, sans livres, sans

collèges et sans parlement. On avait d’abord raconté leurs

mœurs, puis dès le XVIe siècle (il y paraît à lire Montaigne),

surtout à la fin du XVIe siècle et à travers le XVIIe, on les avait

jugées et comparées. Et presque toujours la comparaison s’était

prononcée en leur faveur contre les prétendues sagesses des

civilisés. Même ceux qui louaient leur simplicité, leur bonhomie

et enviaient leur bonheur n’étaient pas de ces voyageurs qui ont

beau mentir puisqu’ils viennent de loin. C’étaient presque

toujours des missionnaires, des gens graves, incapables de

pécher par mensonge. Aussi raisonner sur des sociétés selon la

nature, dépouiller, pour la commodité de la discussion, les

groupes sociaux des complications des sociétés civilisées, ce

n’était pas du tout, ni pour Rousseau, ni pour ceux qui le

précèdent ou le suivent, discuter dans l’abstrait et partir d’une

hypothèse. C’était au contraire s’appuyer sur une réalité

certaine. Croire au bonheur des sociétés réduites aux

conventions les plus simples de la vie sociale, ce n’était pas

imaginer une utopie, c’était accepter un fait d’observation.

Quoi qu’il en soit, ils ont usé et abusé des renseignements.

Dès le XVIIe siècle, il y a quelque soixante-dix ouvrages pour

parler des sauvages ou les vanter. De 1700 environ jusqu’en

1750 on en compte pour le moins soixante ; et les auteurs

dramatiques, les conteurs, les romanciers exploitent

La pensée française au XVIIIe siècle

71

Page 72: La pensée française au xvii ie siècle

abondamment le thème des sagesses et des félicités caraïbes ou

huronnes. Rappelons l’Ile de la Raison de Marivaux, les

Troglodytes des Lettres persanes, les sauvages Abaquis du

Cléveland de l’abbé Prévost, les Aventures de M. Robert

Chevalier, dit de Beauchêne, de Lesage, l’Alzire de Voltaire, les

Lettres péruviennes de Mme de Graffigny. Après Rousseau, les

enthousiasmes et les regrets se multiplient. Là, comme ailleurs,

Rousseau mit un accent. De ce qui était surtout une curiosité ou

un divertissement il fait un regret amer, une nostalgie

impérieuse. On ne songe plus à la vie selon la nature ; on y

aspire avec violence. Et il n’est pour ainsi dire pas un poète, pas

un romancier, pas un « législateur », pas un moraliste qui

n’écrive son idylle, sa fiction, son traité ou son chapitre de traité.

Il faudrait citer une centaine d’ouvrages ou de textes importants,

les poètes : Saint-Lambert, Léonard, Parny ; les romanciers ou

conteurs : Voltaire, Marmontel, Restif de la Bretonne, Dorat,

Bernardin de Saint-Pierre ; les auteurs dramatiques : Favart,

Chamfort, etc... etc... Les politiques sont presque tous d’accord

avec Rousseau. Morelly (Code de la nature, 1755) étudie l’« État

de l’homme au sortir des mains de la nature » et « les traits

admirables de l’humanité des peuples d’Amérique » qui

« peuvent bien nous nommer sauvages ». Mably plaide pour les

sauvages des États-Unis contre les peuples qui cultivent le

commerce et qui chérissent les richesses. Raynal admire tour à

tour les Paraguayens, les Indiens, les Caraïbes, les Hottentots.

Brissot de Warville fait l’éloge de la loi de nature et de Taïti :

Delisle de Sales est d’accord avec Brissot. Linguet qui déteste les

philosophes aime pourtant les sauvages autant qu’eux. Les

La pensée française au XVIIIe siècle

72

Page 73: La pensée française au xvii ie siècle

pamphlétaires, qui se multiplient à partir de 1770, changent en

faveur des sauvages leurs sarcasmes en lyrismes « Oh ! les

heureuses nations ! Oh ! les aimables hommes ! Quelle douceur

dans les mœurs ! Quelle simplicité dans les lois et les

usages ! » (Rouillé d’Orfeuil, L’Alambic des lois, 1773).

@

Les conséquences des deux méthodes. — Les deux

méthodes, psychologique et « naturiste », entraînaient des

conséquences en apparence fort différentes. L’analyse de l’esprit

humain révélait évidemment un progrès. Racine, Locke, Newton

étaient supérieurs aux sorciers des sauvages ou même aux

« philosophes » et aux astronomes des Guèbres et des

Égyptiens. Ils leur étaient très supérieurs, non pas par

l’« enthousiasme » ou le « sentiment », mais par la raison. C’est

l’intelligence méthodique et raisonnante qui a assuré le progrès

de l’esprit humain. Pourquoi ne pas croire qu’elle peut assurer

aussi le progrès collectif, le progrès social ? Les sociétés ont donc

devant elles un avenir « philosophique » qui peut être préparé

par les philosophes et par ceux qui les écouteront. La plupart des

philosophes ont cru à cet avenir, à leur rôle et à celui de leurs

disciples. Ils ont écrit, non pas pour la foule qui de longtemps

sera incapable de les comprendre, mais pour ceux qui peuvent

faire l’instruction de la foule, lui donner des lois, former ses

mœurs. Toute l’espérance de Voltaire, d’Alembert, Helvétius,

d’Holbach et même Diderot est qu’un jour viendra « où les

philosophes seront rois, ou du moins les rois philosophes ». Le

progrès social est donc dans une organisation raisonnable des

La pensée française au XVIIIe siècle

73

Page 74: La pensée française au xvii ie siècle

sociétés par l’intelligence philosophique. Toute cette espérance

se devine dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie où

d’Alembert expose les progrès de l’esprit humain. Elle s’étale

dans l’Esquisse d’un tableau de l’esprit humain de Condorcet

(1794). Il semble que tout l’effort humain ait eu pour raison de

préparer la raison d’un Condorcet et de ses amis et que leur

tâche soit, en retour, d’assurer le bonheur des hommes.

La conclusion de la méthode naturiste va, en apparence, à

l’opposé. Car en découvrant les formes élémentaires des sociétés

humaines, elle ne les juge pas rudimentaires. Elle enseigne, au

contraire, le plus souvent qu’elles sont les meilleures et que le

malheur de l’homme est de n’avoir pas su s’y tenir. Le progrès

n’est donc pas dans le perfectionnement des sociétés, mais dans

un renoncement aux prétendus perfectionnements. Il est non

pas en avant, mais dans un retour en arrière. Et ce retour, loin

d’accroître le rôle de l’intelligence, supprimera, au contraire,

toutes sortes d’activités d’esprit qui sont inutiles ou

dangereuses. On n’a pas reculé parfois devant les plus brutales

de ces conséquences.

Ce n’est pas Rousseau, quoi qu’en aient dit Voltaire et cent

critiques depuis lui. Il a bien expliqué que l’homme n’a jamais

été plus heureux qu’à l’époque où il courait les savanes, par

petits groupes familiaux, sans rien posséder que son arc ou sa

massue. Mais il a dit et répété vingt fois qu’on ne remontait pas

le cours des temps et que les sociétés ne peuvent pas se plier

aux démonstrations des philosophes. On peut arrêter les sociétés

sur la pente fatale ; on ne les ramène pas à l’équilibre

La pensée française au XVIIIe siècle

74

Page 75: La pensée française au xvii ie siècle

primordial. Chaque fois que Rousseau écrit pour la pratique, pour

Genève, dans la Lettre à d’Alembert ou les Lettres de la

Montagne, pour les Corses dans la Lettre à M. Buttafoco, pour

les Polonais dans les Considérations sur le gouvernement de

Pologne, il songe à des Genevois, des Corses, des Polonais

contemporains, non à des « citoyens du monde » et à des

apprentis sauvages. Le Contrat social est une œuvre à part, dont

nous reparlerons. Mais il y a eu, avant Rousseau et après lui, des

raisonneurs plus audacieux et qui n’ont pas hésité à proposer

l’abolition des formes les plus anciennes de la vie sociale, telles

que la propriété. L’Histoire des Sévarambes, le Télèphe de

Pechméja (1784) n’évoquent le communisme que comme une

utopie romanesque. Le Testament du curé Meslier, qui circule en

manuscrit depuis 1730, le ministre d’Argenson en parlent déjà

avec plus de sérieux. Morelly surtout dans sa Basiliade (1753) et

son Code de la nature (1755) propose avec conviction qu’on y

revienne : « Lois fondamentales et sacrées : Rien dans la société

n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne, que

les choses dont il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses

plaisirs, ou son travail journalier ».

Aux approches de la Révolution les faiseurs de systèmes, qui

se multiplient et dont quelques-uns se divertissent visiblement à

extravaguer, ébauchent ou précisent des systèmes socialistes.

Mais, au total, ce sont des audaces ou des fantaisies tout à fait

dispersées dont les lecteurs ont été rares et dont rien avant la

Révolution ne marque l’influence. Et presque toujours les deux

La pensée française au XVIIIe siècle

75

Page 76: La pensée française au xvii ie siècle

méthodes loin de suivre leurs routes divergentes ont pris des

chemins de traverse par où elles se sont très vite rencontrées.

Sans cesser de croire aux progrès de l’esprit humain et à

l’avenir de la raison philosophique, les défenseurs de ce progrès

ont convenu volontiers que dans les perfectionnements

apparents de nos cervelles civilisées tout n’était pas du meilleur

aloi. Parmi les idées les plus raisonnables à première vue, il

pouvait y avoir bien des « préjugés » ; et la raison des civilisés

pouvait avoir beaucoup à apprendre de la raison « naturelle ».

Les sauvages nous montrent, pour ainsi dire à l’état pur, ce bon

sens universel dont la raison philosophique n’est qu’un habile

perfectionnement. C’est pour cela que Voltaire qui n’aime pas les

sauvages de Rousseau peut avoir tant d’indulgence pour les

siens : « Je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel

de cet enfant presque sauvage [le Huron l’Ingénu] ». C’est pour

cela que Diderot, qui n’a pas le moindre désir de renoncer ni aux

arts, ni aux sciences, ni même à la propriété s’amuse à nous

faire une peinture scandaleuse et touchante du bonheur des

Taïtiens. D’autre part, les partisans de la société « naturelle » ne

contestent pas le plus souvent qu’on ne peut pas revenir à la

pure nature ; on ne peut trouver dans son étude que des

indications. Seule la raison philosophique est capable de les

discerner, de les interpréter, d’en dégager des conseils pour le

présent. Ainsi les uns et les autres se rencontrent pour faire

confiance à la « philosophie ».

Il est donc très vrai que cette philosophie est une force de

raisonnement abstraite qui prétend légiférer dans l’absolu, pour

La pensée française au XVIIIe siècle

76

Page 77: La pensée française au xvii ie siècle

l’absolu. Tocqueville, puis Taine, Cournot et cent autres après

eux ont insisté sur ce goût de la spéculation du XVIIIe siècle pour

les politiques abstraites. Ils ont allégué copieusement toutes les

raisons que nous avons étudiées et d’autres. Ils ont rappelé, à

juste titre, que presque tous nos philosophes, qu’ils regrettent

l’état de nature ou qu’ils s’en défient, prenaient comme point de

départ un contrat ou un pacte social conclu par la raison et pour

une existence sociale « raisonnable ». Ce contrat rationnel est

dans le Contrat social de Rousseau ; il est dans Mably ; il est

dans d’Holbach (Politique naturelle. Discours I, § 6 : Du pacte

social). Or, ce pacte, c’est un raisonnement, ce n’est pas une

réalité. Et Tocqueville, Taine et Cournot se sont étonnés ou

indignés que nos philosophes aient fait ainsi une « politique

abstraite et littéraire », qu’ils aient ignoré les réalités invincibles

des traditions sociales, qu’en raisonnant en dehors du temps ils

aient lancé dans des utopies absurdes la vie nationale, façonnée

jusque-là par le temps et incapable de vivre sans lui. « Effrayant

spectacle ! ». Ce n’est pas mon rôle de dire s’il fut bienfaisant ou

funeste. Mais il est aisé de prouver qu’il n’a existé, tel qu’ils l’ont

vu, que dans l’imagination de Cournot, Taine ou Tocqueville. Il y

a au XVIIIe siècle un goût profond pour le raisonnement abstrait.

Mais il y a un besoin nouveau et par là même plus ardent et plus

profond encore pour les réalités, pour l’observation et

l’expérience.

@

La pensée française au XVIIIe siècle

77

Page 78: La pensée française au xvii ie siècle

La pensée française au XVIIIe siècle

78

Page 79: La pensée française au xvii ie siècle

TROISIÈME PARTIE

L’ESPRIT NOUVEAU

L’OBSERVATION ET L’EXPÉRIENCE

La pensée française au XVIIIe siècle

79

Page 80: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE PREMIER

LE SENTIMENT DE LA DIVERSITÉ ET DE LA COMPLEXITÉ HUMAINES

@

NOTICE HISTORIQUE : Montesquieu (1689-1755) fut conseiller,

puis président au parlement de Guyenne. Il vécut d’abord à Bordeaux

ou à Paris, courant les salons, s’intéressant aux sciences (il lit à

l’Académie de Bordeaux des mémoires sur les Causes de l’écho,

l’Usage des glandes rénales, la Pesanteur des corps). En 1721 il publie

les spirituelles et mordantes Lettres Persanes qui lui donnent tout de

suite la célébrité. Il délaisse Bordeaux pour Paris, publie un Dialogue

de Sylla et d’Eucrate (1722), le poème en prose galante du Temple de

Gnide (1725) et est élu à l’Académie. En 1726 il vend sa charge de

président, voyage en 1728-1729 en Allemagne, Autriche, Hongrie,

Italie, Suisse, Hollande, regardant, interrogeant, prenant des notes ;

et séjourne en Angleterre en 1729-1731. A son retour il se fixe à son

château de la Brède d’où il publie, en 1734, les Considérations sur les

causes de la grandeur des Romains et de leur décadence et, en 1748,

L’Esprit des Lois qui eut un retentissement prodigieux. Souffrant, à

demi aveugle, il ne publia plus ensuite que des opuscules.

Les deux principaux auteurs d’opéras-comiques, très célèbres au

XVIIIe siècle, furent Favart (1710-1792) qui fit jouer La Chercheuse

d’esprit (1741), puis, en collaboration sans doute avec sa femme,

Annette et Lubin (1762), Les Moissonneurs (1764), etc... et Sedaine

(1717-1797) qui a écrit Rose et Colas (1764), Les Sabots (1768), Le

Déserteur (1769), etc... et un « drame », Le Philosophe sans le savoir

(1765).

@

La pensée française au XVIIIe siècle

80

Page 81: La pensée française au xvii ie siècle

La géographie et l’histoire. — L’esprit classique est, pour

une part, le sentiment et la recherche des identités. Ni Racine, ni

Boileau, ni Descartes ne doutent qu’il y ait une beauté et une

raison universelles et permanentes et que la Phèdre d’Euripide,

celle de Racine ou une Roxane du Grand Sérail ne puissent se

comprendre exactement et parler le même langage. Sans doute,

dès l’époque classique, on fait des réserves, on a des curiosités

et des inquiétudes. Mais, dans l’ensemble, la philosophie et la

littérature classiques suppriment le temps et l’espace. Or, le

XVIIIe siècle a tout fait pour les retrouver.

Il est d’abord le siècle des voyages : Voltaire visite

l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse et, plus ou moins, la

Hollande. Montesquieu voyage trois ans, en Allemagne, Suisse,

Italie, Angleterre. Rousseau ira, sans le désirer d’ailleurs ou de

mauvais gré, en Italie, en Allemagne, en Angleterre. Diderot

visite la Hollande, l’Allemagne, la Russie. Beaumarchais court

l’intrigue à travers l’Europe, d’Espagne en Angleterre ou en

Autriche. D’Holbach connaît l’Allemagne et l’Angleterre. Condillac

est précepteur du prince de Parme. Bernardin de Saint-Pierre est

à peu près, un « dromomane », chassé par son humeur inquiète

à travers toute l’Europe. Chénier connaît l’Angleterre et visite

l’Italie. Pour ceux qui ne voyagent pas ou qui ne peuvent pas

aller assez loin, toute une littérature multiplie les voyages

documentaires et pittoresques. C’est la collection, poursuivie

pendant plus de soixante-dix ans, des Lettres édifiantes et

curieuses écrites des missions étrangères. C’est, en vingt et un

volumes, publiés en vingt-cinq ans, l’Histoire générale des

La pensée française au XVIIIe siècle

81

Page 82: La pensée française au xvii ie siècle

Voyages, de l’abbé Prévost, qui lui valut plus de lecteurs et plus

d’argent que ses romans. Ce sont de luxueuses publications, des

volumes in-folio, ornés d’innombrables estampes : Le Voyage

pittoresque de la Grèce, de Choiseul-Gouffier, Les Tableaux

topographiques, pittoresques, etc... de la Suisse, de J.-B.

Delaborde et Zurlauben, Le Voyage pittoresque de Naples et de

Sicile, par l’abbé de Saint-Non, cent autres récits, mémoires,

journaux qui mènent le lecteur à travers les continents et les

océans. C’est aussi bien l’époque où l’on reprend les grands

voyages maritimes de découvertes qui passionnent l’opinion

publique. On lit avidement Le Voyage autour du Monde, de

l’amiral Anson, les explorations de Cook ou de Bougainville.

Les œuvres des grands écrivains, sérieuses ou badines,

reflètent ce goût des promenades à travers le vaste monde. Les

romans, les contes, les tragédies, drames, comédies, opéras-

comiques sont constamment orientaux, chinois, égyptiens,

péruviens, indiens, ou prétendent l’être. Sans doute l’exotisme

n’y est très souvent qu’un costume ou un déguisement.

Babylone, c’est Paris, et les dervis nos prêtres. Mais souvent

aussi l’exotisme est sincère. On fait effort pour n’être plus ni

parisien, ni français, ni européen, ni civilisé. Au lieu de l’homme

de tous les pays, on veut peindre celui qui n’est pas du tout de

notre pays. On demande au lecteur de réfléchir sur la diversité

des mœurs, sur l’infinie variété des usages et des croyances. Les

Persans des Lettres persanes de Montesquieu ont bien sur le

mariage et les rapports des sexes des idées de Persans. Voltaire

a vraiment voulu être chinois dans L’Orphelin de la Chine et

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 83: La pensée française au xvii ie siècle

américain dans Alzire, comme Mme de Graffigny est ou s’efforce

d’être péruvienne dans les Lettres d’une Péruvienne, Saint-

Lambert indien dans Ziméo, Marmontel inca dans Les Incas et

cent autres hurons, algonquins, caraïbes, barbares ou taïtiens.

Chénier projette d’écrire L’Amérique. Les poèmes descriptifs de

Roucher et de Saint-Lambert évoquent les déserts, les forêts

vierges, les tropiques. Le Voyage à l’Ile-de-France, les Etudes de

la nature de Bernardin de Saint-Pierre sont les études de natures

surprenantes qui nous mènent des steppes glacées aux rivages

éclatants des « Iles ». L’Histoire naturelle de Buffon est un

voyage à travers tous les climats. Il y a peut-être dans l’homme

un principe permanent et universel. Mais on convient de plus en

plus qu’il y a une partie animale qui change, et l’on commence à

croire qu’elle entraîne la partie spirituelle.

L’histoire vient d’ailleurs confirmer la géographie. Le sens

historique a été, nous l’avons dit, très lent à se développer et il a

été jusqu’au bout hésitant et souvent naïf. Pourtant on acquiert

assez vite et assez profondément le sentiment de la diversité des

temps. Voltaire, sur ce point, a vraiment créé ou achevé de créer

l’histoire moderne. Son Essai sur les mœurs et l’esprit des

nations est une étude judicieuse et pénétrante de la différence

des mœurs et de l’esprit à travers les races et les temps.

Assurément il n’a pas tout compris. Il a été incapable de

discerner ce qui gênait trop profondément ses partis-pris de

philosophe et de polémiste. Il ignore les forces mystiques. Il ne

comprend pas que les nations et les races puissent être

assemblées, maintenues, soulevées par des croyances qui sont

La pensée française au XVIIIe siècle

83

Page 84: La pensée française au xvii ie siècle

raisonnablement déraisonnables, mais qui sont pratiquement des

forces bienfaisantes. Il a dit ainsi bien des sottises sur le Moyen-

âge, sur l’Orient, sur tout ce qui déconcertait ses habitudes

d’analyse et de « bon sens ». Mais tout de même il a écrit son

Essai pour montrer que les mœurs humaines sont infiniment

diverses et qu’il y a des « esprits » et non pas un esprit des

nations.

Plus clairement encore que l’Essai sur les mœurs, L’Esprit des

Lois, de Montesquieu a imposé cette idée que pour comprendre

l’histoire et les institutions des hommes il fallait s’attacher non

pas aux ressemblances, mais aux différences. Sans doute

L’Esprit des Lois est en partie conduit ou même déduit par la

raison raisonnante qui prétend dégager de la diversité des lois

humaines l’unité et la simplicité des lois rationnelles.

Montesquieu n’étudie pas les despotismes, les monarchies, les

républiques, mais le despotisme, la monarchie, la république, et

il est convaincu, ou il en a l’air, qu’ils reposent de Pékin à

Londres, et des Esquimaux aux Patagons sur le principe que la

raison de Montesquieu en dégage. Il y a aussi bien dans L’Esprit

des Lois un idéal de l’organisation des lois qui a les apparences

d’un idéal rationnel. Ce bel « équilibre des pouvoirs », cette

savante combinaison de forces agissantes et de forces

stabilisantes est bien construit comme une théorie abstraite du

gouvernement parfait. Pourtant derrière la théorie il y a, et

aucun lecteur ne l’ignore, la réalité précise et vivante de

l’Angleterre. Derrière l’étude du principe despotique,

monarchique, républicain, il y a l’étude historique et réaliste des

La pensée française au XVIIIe siècle

84

Page 85: La pensée française au xvii ie siècle

despotismes, monarchies, républiques. Il y a la démonstration

que l’humanité n’a pas tout pouvoir de choisir raisonnablement

son principe de gouvernement. Elle est commandée par le

« climat » et la race. Surtout ni la théorie des gouvernements, ni

l’équilibre des pouvoirs ne sont la partie essentielle de l’œuvre

de Montesquieu. Ce n’est pas, quoi qu’on ait dit, celle qui a eu le

plus d’influence ; la savante harmonie de la constitution anglaise

a été très vite et très énergiquement discutée. Ce qui a le plus

séduit et ce que Montesquieu a sans doute préféré, c’est l’étude

non pas de ce qui rapproche, mais de ce qui diversifie les lois.

Ce sont les livres où Montesquieu étudie successivement

comment les lois doivent être adaptées au climat, au « terrain »,

à l’« esprit général ». En un mot c’est la théorie réaliste que

Montesquieu oppose aux théories rationnelles d’un Grotius, d’un

Puffendorf et de dix autres. Il ne cherche plus quelle est la loi la

plus conforme, théoriquement, à la nature ou à la raison de

l’homme. Les lois sont « les rapports nécessaires qui dérivent de

la nature des choses ». C’est-à-dire qu’il y a autant de rapports

qu’il y a de choses. Ces choses sont le climat ardent ou froid, le

sol fertile ou stérile, montagneux ou de plaine, maritime ou

continental, l’esprit général, c’est-à-dire les mœurs créées peu à

peu par les générations soumises à ce climat et à ce terroir ;

elles sont nécessairement très différentes selon qu’on est en

Chine ou en France, en Hollande ou en Italie. Les lois qui leur

seront bonnes seront celles qui seront fondées sur ces

différences et non pas sur ce qu’on peut, en raisonnant, trouver

de commun entre un Chinois, un Français, un Hollandais et un

La pensée française au XVIIIe siècle

85

Page 86: La pensée française au xvii ie siècle

Italien. Une moitié de L’Esprit des Lois est une étude si l’on peut

dire « géographique » des lois. Elle est non pas un raisonnement

sur les lois, mais une observation réaliste des lois.

Aux systèmes abstraits, au rationalisme théorique et funeste

des philosophes du XVIIIe siècle, Taine a opposé les réalités qui

façonnent les âmes humaines sans jamais se soucier qu’elles se

ressemblent : le milieu, la race et le moment de l’histoire. Mais

c’est justement au XVIIIe siècle que s’est organisée, par

Montesquieu et par bien d’autres, la théorie du milieu et de la

race. Taine reconnaissait qu’il ne l’avait pas inventée. Il croyait

pourtant qu’elle n’était guère avant lui qu’une idée passagère et

dispersée. Elle est au contraire, au XVIIIe siècle, une idée

commune, longuement discutée et perfectionnée. Elle façonne,

pour une part, la littérature, la politique et la philosophie. Déjà la

théorie des climats s’ébauche chez l’érudit Baillet, Fénelon,

Chardin, La Motte-Houdart, Huet, Fontenelle, l’abbé Dubos, à la

fin du XVIIe et dans le premier tiers du XVIIIe siècle. Elle se

précise très vite chez Voltaire (malgré des réserves), d’Argens,

Turgot, Diderot. Et elle se traduit, vers 1760, par des discussions

et dissertations où il semble souvent que ce soit Taine lui-même

qui raisonne. « Ce qui produit les grandes œuvres, dit Diderot,

c’est... l’heureuse influence des mœurs, des usages et du

climat ». Ossian, explique Turgot, c’est le climat de la Calédonie.

« L’homme de génie, démontre Helvétius, n’est donc que le

produit des circonstances dans lesquelles cet homme s’est

trouvé » ; ainsi s’explique qu’on se soit lassé de Corneille après

l’avoir si vivement admiré lorsque ses caractères étaient

La pensée française au XVIIIe siècle

86

Page 87: La pensée française au xvii ie siècle

« analogues à l’esprit du siècle ». La Bibliothèque des romans se

propose de donner « une petite géographie littéraire ». C’est en

1765 que l’abbé Pichon publie La physique de l’histoire, et en

1769 que J.-L. Castilhon développe des Considérations sur les

causes physiques et morales de la diversité du génie, des mœurs

et du gouvernement des nations.

@

La littérature. — Si les climats et les races agissent sur les

lois et les mœurs des nations, ils agissent aussi sur la littérature.

Et la littérature peut rendre ces différences sensibles à ceux qui

ne voyagent pas en Italie, en Angleterre ou en Orient, c’est-à-

dire au plus grand nombre. Car les livres viennent à eux par les

traductions. Or, au XVIIIe siècle, et surtout dans la 2e moitié, la

littérature devient réellement « cosmopolite ». On le dit, pour

s’en réjouir ou pour s’en plaindre. Sans doute on a toujours lu,

en France, des œuvres étrangères. Notre XVIe siècle est en

grande partie à l’école de l’Italie et un peu moins de l’Espagne,

notre XVIIe à celle de l’Espagne et un peu moins de l’Italie. Le

XVIIIe siècle oublie l’Espagne et garde l’Italie. Mais le XVIe et le

XVIIe lisaient des Italiens et des Espagnols parce qu’ils

ressemblaient à des Français. Jamais ils n’ont dit : nous les

lisons parce qu’ils sont étrangers, pour nous changer de nous-

mêmes. Au XVIIIe siècle, au contraire, la curiosité se promène à

travers les peuples les plus divers pour le plaisir de la diversité.

« J’en lis, disait La Fontaine, qui sont du Nord et qui sont du

Midi » ; le Nord n’était pour lui qu’une figure de style et ne

dépassait pas la Seine. Au XVIIIe siècle, c’est l’Angleterre,

La pensée française au XVIIIe siècle

87

Page 88: La pensée française au xvii ie siècle

l’Allemagne, la Scandinavie et tous les peuples qui ont écrit

quelque chose. Le goût cosmopolite devient une manie. C’est

« l’anglomanie » et « l’étrangéromanie ». Le mouvement est tout

de suite puissant. Il devient, à partir de 1750, irrésistible.

Il faudrait, pour en montrer la profondeur, dénombrer toutes

les traductions ou adaptations d’ouvrages anglais, suisses,

allemands, persans ou indous, hollandais ou danois. La liste en

serait interminable. Disons seulement que, de 1750 à la

Révolution, on traduit ou adapte plus de cent romans anglais.

J’ai compté les romans portés au catalogue de cinq cents

bibliothèques privées, de 1740 à 1760. Ceux qu’on y rencontre

le plus fréquemment (après les Lettres péruviennes, de Mme de

Graffigny), ce sont des romans de Richardson et de Fielding. Si

l’on fait la statistique des neuf romans qu’on catalogue le plus

souvent dans ces bibliothèques, on trouve 1698 volumes de

romans anglais contre 497 volumes de romans français. Le

Manuel bibliographique de la littérature française de M. Lanson,

qui est un Manuel et qui s’en tient, par nécessité, à l’essentiel,

énumère 20 traductions de l’espagnol, 52 de l’italien, 245 de

l’anglais, 76 de l’allemand, 20 de littératures diverses. Le Journal

étranger est fondé pour faire connaître les littératures

étrangères. Mais des journaux comme l’Année littéraire, de

Fréron, la Gazette littéraire, d’Arnaud et Suard, le Journal

encyclopédique font une très large part aux comptes-rendus

d’ouvrages qui ne sont pas français.

Évidemment à travers ces quatre-vingt-dix années, de 1700 à

la Révolution, il y a des évolutions, des discussions, des retours.

La pensée française au XVIIIe siècle

88

Page 89: La pensée française au xvii ie siècle

Certains étrangers ne comptent pas ou ne comptent guère parce

qu’ils ne sont étrangers que d’apparence ou que les traductions

en éliminent aisément tout ce qui n’est pas strictement au goût

de France. Il reste pourtant, que tout en demeurant français le

goût devient insensiblement, puis hardiment, un autre goût et

même un goût qui est la négation du goût, de la règle, de la

raison classiques. Il n’y a pas, vers 1770 ou 1780, d’école

littéraire romantique parce que les révoltés ne se sont pas

groupés et parce que pour justifier des théories audacieuses ils

n’ont écrit que des œuvres médiocres. Mais on condamne et on

insulte tout ce que mépriseront les cénacles romantiques ; et

l’on revendique à peu près tout ce qu’ils croiront avoir découvert.

Malgré quelques réserves le principe classique est bien qu’il

existe un modèle immuable de la beauté. Il y a eu, de tout

temps, un bon et un mauvais goût qui restent les mêmes, dont

on peut découvrir très exactement les règles précises. Sur ce

point, la querelle des anciens et des modernes oppose non des

doctrines, mais des interprétations de la Doctrine. Boileau,

Racine, La Bruyère et les autres affirment que les anciens ont

découvert et appliqué ces règles avec une telle perfection que les

modernes doivent les imiter et ne peuvent tout au plus que les

égaler. Perrault, La Motte et Fontenelle pensent, au contraire,

que la science du beau, comme toutes les sciences, doit

progresser avec le temps et l’expérience et que les modernes

sont capables d’écrire de meilleures tragédies ou de meilleures

épopées comme ils font de meilleures mathématiques et de

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 90: La pensée française au xvii ie siècle

meilleure astronomie. Mais l’objet de leurs recherches reste le

même, c’est le beau absolu. « De l’immuable beau, dit Perrault,

Les brillantes idées

Sont dans un grand palais soigneusement gardées.

Pourtant, vers 1730, on commence à croire que personne ne

découvrira ce palais, parce qu’il n’existe pas. On s’aperçoit que

tous ceux qui prétendent y avoir pénétré en font des descriptions

fort différentes. Encore pourrait-il y avoir quelque apparence de

concorde si on ne lisait que Sophocle, Virgile, Horace, Racine,

Boileau, les Grecs, les Latins, les écrivains du grand siècle. Mais

on découvre Les Mille et une nuits, Milton, Swift, Shakespeare,

Dante. Même si l’on déclare qu’ils sont « barbares », on doit

constater que les Anglais et les Italiens les admirent. Cela ne

veut-il pas dire que le beau est « relatif » et qu’il n’y a pas de

goût « absolu » ? On hésite, avant 1750, devant cette doctrine

sceptique. On étaie d’un côté le beau permanent qu’on ébranle

de l’autre. Mais, tout de même, le scepticisme est bien près de

s’imposer. L’abbé Dubos, dans un livre célèbre et qui devient en

quelques années classique (Réflexions sur la poésie et sur la

peinture, 1719), s’arrête à des convictions qui confirment celle

de Boileau : les grands écrivains grecs, latins, français ont bien

trouvé le beau, le plus parfait et même le seul. Mais il ne sert de

rien de vouloir l’analyser et l’enseigner par la raison. On le

« sent » et il n’y a pas d’autre preuve de ce sentiment que son

existence et sa permanence. Vers 1750, les théoriciens ne

s’accordent pas exactement sur ce qu’il faut donner au

sentiment et laisser à la raison. Mais c’est une doctrine

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 91: La pensée française au xvii ie siècle

commune, banale et même scolaire qu’il est impossible de croire

à un beau permanent, à des règles méthodiques et universelles

du goût. Diderot écrit pour l’Encyclopédie un article Beau que

l’on joint au Prospectus, qui sert de spécimen. C’est, par

conséquent, un exemple de méthode qui ne fut pas choisi pour

scandaliser les lecteurs. Diderot y fait, sans les nommer, le

procès des Boileau et des Perrault ; il démontre l’impossibilité du

beau universel ; il conclut qu’il y a douze raisons pour que les

hommes diffèrent dans leur conception du beau. Ce n’est pas

une audace de la philosophie ou du romantisme de Diderot.

Quand on y regarde de près on s’aperçoit que l’article n’est, pour

une grande partie, qu’une intelligente compilation des théories

de ceux que Diderot nomme ou ne nomme pas, le P. André,

Hutcheson, Shaftesbury, le P. Buffier et d’autres. La plupart de

ces discuteurs sont ou ont été des régents de collège ; ce qu’ils

disent, on l’enseigne. On ne croit décidément plus que le beau

puisse être démontré et fixé par la seule raison.

Il peut y avoir loin d’ailleurs d’une philosophie du beau à la

pratique littéraire. Mais l’espace a été vite franchi. Dès 1760,

plus largement après 1770, c’est par dizaines que l’on

compterait les traités ou les chapitres, par centaines les

remarques et les boutades où les préceptes chers à Boileau sont

reniés.

Les règles, même les plus vénérables, chancellent et croulent.

Très souvent les drames de Diderot, de L. S. Mercier, de

Baculard, d’Arnaud et des autres respectent la règle des trois

unités. Souvent aussi on l’oublie ou la bafoue ; et c’est, avec

La pensée française au XVIIIe siècle

91

Page 92: La pensée française au xvii ie siècle

elle, tout l’édifice des règles qui s’effondre. « Un génie éclairé de

lumières profondes juge l’usage avant que de s’y soumettre...

Règles, préceptes, coutumes, rien ne l’arrête ; rien ne ralentit la

rapidité de sa course qui, du premier essor, tend au sublime ».

Car son goût est le goût de génie et son beau le beau de génie.

Et ce génie est comme « un rocher dont la hauteur et

l’escarpement effraie ; sa cime qui déborde de beaucoup ses

fondements paraît suspendue dans les airs... ». C’est Séran de la

Tour qui parle ainsi, en 1762. Il y met encore de la politesse.

D’autres comme L.-S. Mercier (1778) ou Dorat-Cubières (1787)

furent plus insolents. « Que m’importe ce fatras de règles ?...

Pensez-vous que j’aie besoin de tout cela pour me diriger dans

mes transports poétiques ? ». « Il flotte enfin dans les airs, le

drapeau de la guerre littéraire... Richardson me touche bien

autrement que toutes les tragédies du divin Racine... Voilà sans

doute bien des blasphèmes ». Mais Racine « a tué l’art ».

Pour ressusciter l’art, on renonce à « respecter le

spectateur », au scrupule de « parler à l’âme et non au corps ».

Les comédiens français eux-mêmes font connaître, sans y mettre

la moindre ironie, qu’ils tiennent des eaux spiritueuses à la

disposition des dames qui pâment. Et pour provoquer ces

pâmoisons, c’est à qui prodiguera les échafauds, les chambres

tendues de noir, les cercueils, les têtes de morts et les

revenants, tout le bric à brac du mélodrame qu’illustreront, vingt

ans plus tard, Pixérécourt et le boulevard du crime.

Le style même et la versification roulent sur la pente qui

mène de la règle à la liberté, de la « raison » aux « droits du

La pensée française au XVIIIe siècle

92

Page 93: La pensée française au xvii ie siècle

génie ». J.-J. Rousseau se moque du style noble et de ces

cruches de Français, qui ne veulent pas se servir du mot cruche.

Mais à la date où il s’en moque, les puristes, malgré bien des

résistances, commencent déjà à lâcher pied. Les auteurs mêmes

des « grands poèmes », de ces « poèmes descriptifs » qui

prennent la place de l’épopée, revendiquent leur droit de tout

dire, même en vers, avec les mots de tout le monde. Ce n’est

pas seulement Chénier et Saint-Lambert, qui sont philosophes,

ou Roucher, qui est une « âme sensible », c’est Delille qui est

abbé, qui est régent de collège, qui est la gloire de l’Université et

dont l’audace ouvre la poésie à la salade, au cresson, à la

charrue, au fumier, aux bœufs, « à la vache féconde »

Qui ne dégrade plus ni vos parcs, ni mes vers.

La césure de l’alexandrin suit le sort des mots nobles et des

périphrases. La versification de Chénier, qui ravira les

romantiques, n’est ni plus ni moins hardie que celle de Roucher,

du Fontanes de l’ancien régime, de Delille même. Il emploie plus

souvent le rejet ; il emploie moins souvent les coupes qui

précèdent ou suivent l’hémistiche, les coupes ternaires, les

enjambements. La liberté du vers a été demandée et tentée

cinquante ans avant les Feuilles d’automne dont la versification

n’est pas beaucoup plus audacieuse que celle de Roucher ou

Fontanes.

Enfin, et cette bataille est comme le symbole des temps

nouveaux de la littérature, c’est le chef centenaire de la raison

classique qu’on discute, qu’on réfute et qu’on insulte. Il y a une

querelle Boileau qui est vive et où l’on traite Boileau plus

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 94: La pensée française au xvii ie siècle

durement qu’il n’avait traité Saint-Amant ou Scudéry. Il a des

défenseurs assurément qui sont illustres. L’Académie, en 1785,

met au concours son éloge ; et Daunou qu’elle couronne ne

marchande pas les compliments. Mais les académiciens eux-

mêmes et les plus académiques des écrivains ont des hésitations

et le défendent mollement. Voltaire, Marmontel, La Harpe et

d’autres affirment qu’il fut un grand homme et que ses leçons

demeurent. Mais quand ils ne songent plus à l’insolence de ses

adversaires, quand ils écoutent leur démon caché, ils avouent

que Boileau fut froid et trop sage pour être grand. Il vient

« après les chefs-d’œuvre ». D’autres attestent qu’il fut stupide

et « sonnent le tocsin contre lui ». « Nul élan, nulle verve, nulle

chaleur ». « Il faut recommander à tout jeune homme qui se

sentira quelque génie pour la composition de jeter préalablement

au feu toutes les poétiques, à commencer par celle de Boileau ».

C’est l’opinion de Mercier ou de Cubières, mais aussi celle de

bien d’autres. Même à Neuchâtel en Suisse « il n’y a pas

jusqu’au plus petit myrmidon de notre littérature qui ne se croie

très supérieur à Boileau ». Le beau raisonnable et la poétique de

la raison sont tout près de s’écrouler.

@

La pensée française au XVIIIe siècle

94

Page 95: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE II

LES SCIENCES EXPÉRIMENTALES

@

NOTICE HISTORIQUE : Buffon (1707-1788) est né au château de

Montbard, en Bourgogne. Après une jeunesse assez aventureuse il se

prit d’intérêt pour l’étude de la physique et de l’histoire naturelle. Il

devint en 1739 intendant du Jardin du roi (Jardin des plantes). Les

trois premiers volumes de son Histoire naturelle, parurent en 1749

(Théorie de la terre et vues générales sur la génération et sur

l’homme). Puis il publie successivement Les Quadrupèdes

(1753-1767) ; Les Oiseaux (1770-1783) ; Les Minéraux (1783-1788).

Des Suppléments parurent de 1774 à 1779 (dont Les Époques de la

nature, 1778). Buffon eut plusieurs collaborateurs : Daubenton pour

les descriptions anatomiques, Guéneau de Montbéliard et, l’abbé

Bexon pour les oiseaux, Guyton de Morveau et Faujas de Saint-Fond

pour les minéraux.

Parmi les principaux savants ou vulgarisateurs du XVIIIe siècle, il

faut surtout citer Réaumur (Mémoires pour servir à l’histoire des

Insectes, 1731-1742, 6 vol.) et l’abbé Nollet (Leçons de physique

expérimentale, 1743, 8e édition en 1775 ; L’art des expériences ou

avis aux amateurs de la physique sur le choix, la construction et

l’usage des instruments, etc..., 1770).

Les adversaires de la science expérimentale. — On avait

parlé d’histoire naturelle et de physique bien avant le XVIIIe

siècle. Sans remonter jusqu’à Pline, les bestiaires abondent dans

la littérature du moyen âge ; ils compilent inlassablement les

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 96: La pensée française au xvii ie siècle

prodiges et les merveilles, les histoires de sirènes, d’hydres à

sept têtes et de dragons parlants. On aurait tort de croire que les

crédulités des auteurs et des lecteurs du XVIIIe siècle étaient

beaucoup moins naïves. On croit à des chiens parlants, au basilic

dont le regard tue comme un coup de pistolet, à la fontaine de

Bohême qui suspend son cours quand une femme impure a

touché ses eaux, à cent autres témoignages des pièges du diable

ou des bontés de la Providence. Surtout on est convaincu que la

Providence a disposé toute la nature pour qu’elle soit l’histoire de

sa puissance et de sa bonté. On ne croit plus guère, dans la

deuxième moitié du siècle, au regard du basilic et à la pudeur

des fontaines. Mais l’histoire naturelle reste obstinément un

chapitre de théologie. Un bon nombre des géologues qui

précèdent Buffon, ceux dont il discute l’histoire de la terre sont,

par métier, des théologiens. Un des plus grands livres de la

première moitié du XVIIIe siècle, dont Chateaubriand tirera

encore profit, c’est L’Existence de Dieu démontrée par les

merveilles de la nature, de Nieuwentyt (1725). Un autre ouvrage

célèbre, c’est Le Spectacle de la nature, de Pluche, sortes de

leçons de choses dont la leçon suprême est d’enseigner la

sagesse de Dieu qui diversifia le vert des plantes pour reposer

nos yeux et organisa les marées pour que les vaisseaux puissent

pénétrer dans les ports. En s’attendrissant sur les bontés de la

Providence qui donna au melon des côtes pour qu’il fût plus

commode de le manger en famille, Bernardin de Saint-Pierre n’a

fait, à la fin du siècle, que continuer la plus banale des traditions.

On pourrait énumérer par douzaines les physiciens et les

naturalistes qui se servent des animaux, des plantes, des

La pensée française au XVIIIe siècle

96

Page 97: La pensée française au xvii ie siècle

cailloux, des étoiles pour expliquer et justifier La Genèse, la Bible

et les mystères, expliquer le déluge et l’arche de Noé, et réfuter

au besoin Galilée, Copernic et Newton.

Cent ou cent cinquante ans plus tôt, on avait une méthode

plus sûre pour réfuter Galilée, qui était de lui ordonner de se

taire. Les insolences de Galilée pouvaient se renouveler et des

physiciens impies donner de l’histoire du monde et des mystères

des choses des explications qui ne fussent pas d’accord avec La

Genèse et les théologiens. C’est ce qui arriva à un nommé de

Maillet dans son Telliamed (1748). Mais de Maillet mêlait à des

idées ingénieuses tant de rêveries qu’il ne risquait pas de faire

autorité. On se contenta de condamner, sans fracas, un livre

assez obscur. Avec M. de Buffon les choses étaient moins

simples. Dans son Histoire de la terre, dit d’Argenson,

« véritablement il contredit la Genèse en tout ». S’il ne la

contredit pas explicitement, il est fort difficile de voir comment

ses explications peuvent s’accorder avec les textes sacrés. Or, M.

de Buffon fut tout de suite célèbre. L’Histoire naturelle fut vantée

comme une œuvre immortelle. La science, au lieu d’être la

servante d’une théologie majestueuse, entrait bruyamment en

contradiction avec elle ou du moins se déclarait indépendante.

Les théologiens s’inquiétèrent. « Les dévots, dit d’Argenson, sont

furieux ». Et, passant des opinions aux actes, la Sorbonne

condamnait quatorze propositions extraites de l’Histoire naturelle

(1751). C’était autre chose qu’une condamnation platonique. La

conséquence pouvait en être, à bref délai, la condamnation du

livre, sa destruction ou même l’arrestation de Buffon. Buffon

La pensée française au XVIIIe siècle

97

Page 98: La pensée française au xvii ie siècle

détestait les « tracasseries théologiques ». Il proposa aux

docteurs sorbonniques des formules de soumission où il

abandonnait « tout ce qui pourrait être contraire à la narration

de Moïse ». Les formules furent acceptées, publiées en tête du

quatrième volume et les trois premiers continuèrent à se vendre

librement.

Mais la querelle ne tournait pas à l’avantage de Moïse et des

théologiens. L’Histoire de la terre continuait à exposer ses

« faits » et ses « observations », sans s’inquiéter de savoir s’ils

étaient confirmés par La Genèse. L’opinion commençait à croire

qu’il ne suffisait pas, pour réfuter des observations et des faits,

des décisions d’un conseil de théologiens. Il fallut donc chercher

autre chose.

La méthode la plus orthodoxe, et la moins sûre, fut de

démontrer que Moïse avait prévu tous les géologues et que la

science ne faisait que confirmer la révélation. « Toutes les

découvertes les plus sûres, les plus avérées, dit le naturaliste

Bourguet, contribuent admirablement bien à confirmer les

vérités de fait sur lesquelles la religion est fondée ». Ce qui

revenait d’ailleurs à déclarer la science inutile ou à n’en faire,

comme par le passé, qu’une servante de la théologie. Mais la

curiosité, les vocations scientifiques étaient désormais trop

fortes. On chercha d’autres expédients. Le premier était de

laisser à l’esprit humain toute liberté dans la recherche

scientifique ; le scrupule religieux, la théologie n’interviennent

qu’après. Ainsi la curiosité scientifique reste libre

provisoirement : la religion n’est qu’un contrôle. « Je me suis

La pensée française au XVIIIe siècle

98

Page 99: La pensée française au xvii ie siècle

proposé, dit le genevois Deluc, d’envisager d’abord uniquement

comme naturaliste les phénomènes qu’offre la surface de notre

globe, en mettant totalement à l’écart le rapport qu’ils peuvent

avoir avec la religion par la question du déluge universel... Je

n’ai jamais fait usage que des moyens dont peuvent se servir les

hommes qui vont seuls à la recherche ; savoir, des principes, des

faits, des conséquences ; et je n’y ai jamais mêlé l’Autorité.

Maintenant, j’ai tout dit sur ce sujet... examinons quel rapport

ont entre elles la Nature et la Révélation ». Il n’y avait qu’une

difficulté, c’est que la Nature pouvait n’être pas du tout d’accord

avec la Révélation ; et les désaccords surgissaient au premier

examen. Il n’y avait pas un naturaliste qui pût croire que le

monde avait été formé, par exemple, en six jours. On se tira

d’affaire par la méthode de l’interprétation. La sagesse divine

s’était exprimée, nécessairement, en langage humain, en mots

dont le sens ne peut pas être rigoureusement fixé. Les savants

pouvaient donc rechercher, sous le terme vague, un sens précis

qui fût d’accord avec leurs découvertes. En outre, cette sagesse

s’était exprimée brièvement. Elle n’avait révélé que les grandes

lignes ; elle avait abandonné à la curiosité humaine le soin de

fixer les détails. Cette méthode de l’interprétation fit une rapide

fortune. Elle est celle de Buffon qui, dans les explications

préliminaires à ses Époques de la nature, démontre que les jours

de la Genèse ne peuvent pas avoir d’autre sens que celui de

périodes ou d’époques. Elle était déjà celle de Pluche ; elle est

celle, à l’occasion, du très pieux Needham ; celle du non moins

pieux Bonnet ; et celle à laquelle affectent de se ranger

l’Encyclopédie, Boulanger, d’Holbach. « Si vos raisons tirées de la

La pensée française au XVIIIe siècle

99

Page 100: La pensée française au xvii ie siècle

nature des choses mêmes sont fortes et urgentes, vous pouvez

vous écarter de la lettre dans l’explication de l’histoire de la

création par Moïse, et vous le pouvez même sans vous exposer à

la censure ». « On ne peut douter de la réalité du déluge..., mais

il paraît que, sans s’écarter du respect dû au témoignage des

Saintes Écritures, il est permis à un naturaliste d’examiner si le

déluge a été réellement cause des phénomènes dont nous

parlons ».

La méthode, commode, était évidemment fort dangereuse.

Elle n’inquiétait pas des protestants comme Deluc ou Bonnet,

familiers avec le libre examen ; elle était plus menaçante pour

l’orthodoxie catholique attachée au principe d’autorité. La

Sorbonne délibéra pour savoir si elle ne condamnerait pas les

Époques de Buffon, malgré ses explications ; elle ne fut arrêtée

que par crainte d’être moquée. Et l’interprétation la plus large

pouvait ne pas réussir à mettre d’accord Moïse et les faits. On en

vint donc à une autre conviction, la plus sûre, celle qui devait

faire la plus longue et sans doute une éternelle fortune. C’est

qu’il y a des vérités de plusieurs ordres, qui n’ont ni à se

compléter ni à se contrôler, qui se développent sur des plans

parallèles, à jamais séparés : les vérités de la foi ou du cœur, les

vérités de la raison ou de la science, — les vérités pour la

conduite de la vie, « pragmatiques », et celles de l’intelligence

constructive, de l’explication du monde. Nous pouvons donc être

chrétiens d’une part et savants de l’autre, croire à la fois nos

livres saints et nos dogmes, nos observations et nos

expériences, même s’ils se contredisent. Ce fut la conviction, ou

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 101: La pensée française au xvii ie siècle

l’affirmation de presque tout le monde, à partir de 1750, de

Needham, de l’abbé Nollet, de Réaumur, de Diderot et quelques

autres. Les savants « prennent ordinairement deux qualités,

celle de catholique et celle de physicien. En qualité de

catholique, disent-ils, nous respectons l’autorité des livres saints,

et nous nous soumettons sans examen à tout ce que la foi nous

propose ; mais comme physiciens, nous croyons pouvoir

hasarder nos conjectures ; et toutes contraires qu’elles sont au

texte sacré elles ne laissent pas de nous paraître

vraisemblables ».

Solution commode et qui avait un autre mérite : elle pouvait

être et elle était sincère. Non pas chez Diderot, mais chez de

grands savants, chez Nollet, Needham, Réaumur et même, sans

doute, chez Buffon. Elle était décisive et elle était apaisante.

Ainsi contre la théologie, ou plutôt contre les despotismes de

l’antique théologie, la science avait livré sa dernière bataille. Elle

s’était libérée.

@

L’organisation de la science expérimentale. — Mais elle

n’avait eu la victoire que parce qu’elle l’avait méritée. Avant de

vaincre les autres, elle s’était vaincue elle-même, c’est-à-dire

qu’elle avait renié les idoles anciennes et s’était imposé une

discipline sévère.

Elle prétendait être un effort pour comprendre et expliquer le

monde. Or, elle n’était pas la première à tenter cette explication.

La scolastique la donnait tous les jours, avec assurance. Mais

justement, on ne voulait plus de l’assurance. Avec quelques

La pensée française au XVIIIe siècle

101

Page 102: La pensée française au xvii ie siècle

raisonnements, prétendus logiques, sans jamais rien observer, la

scolastique rendait compte de tout le visible et l’invisible. Elle

n’avait fait qu’assembler des mots où les esprits du XVIIIe siècle

ne voyaient plus qu’un bourdonnement de syllabes : « Savoir si

la matière féconde ou l’élément sensible est dans un acte mixte.

Si l’unité spécifique d’une science part de l’unité du motif par

lequel nous consentons à ses conclusions », parurent non plus

des problèmes scientifiques, mais des balivernes. La scolastique

fut attaquée dès la fin du XVIIe siècle. Les attaques se

multiplièrent à travers tout le XVIIIe. Elles réunissent non

seulement tous les philosophes, mais des gens fort pieux comme

l’abbé Pluche, Trembley, l’abbé Fromageot, le président Rolland

et vingt autres pédagogues : « Échafaudage puéril..., chaos

monstrueux..., ressource de l’erreur et de la mauvaise foi ».

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle la scolastique sombre

sous le ridicule. Elle disparaît à peu près complètement non pas

de la philosophie, mais de l’enseignement scientifique des

collèges.

Mais il y avait à vaincre une autre scolastique ; c’était celle

des systèmes, la hâte invincible de l’esprit humain qui ne se

résigne pas à ignorer et bâtit le monde et la vérité universelle.

Longtemps ces systèmes avaient été toute la science. « Deux

choses sont nécessaires, écrit en 1719 le régent Denyse, dans

l’étude de la physique : l’expérience et le raisonnement ; nous

allons commencer par le raisonnement ». C’est la méthode suivie

par un grand nombre de physiciens qui s’épargnent même la

peine de continuer par l’expérience. Et l’on publie abondamment

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 103: La pensée française au xvii ie siècle

des Mémoires sur le principe physique de la régénération des

êtres, du mouvement, de la gravité et de l’attraction ; Discours

philosophique sur les trois principes, animal, végétal, minéral ;

Dissertations sur le mécanisme électrique universel de la nature

relativement à la physique, à la métaphysique, à la politique et à

la morale, etc... Mais ces systèmes, ridicules, et tous les

systèmes sont assez vite discrédités. « J’ai ouï dire, écrit

Condillac, qu’un de ces physiciens se félicitant d’avoir un principe

qui rendait raison de tous les phénomènes de la chimie osa

communiquer ses idées à un habile chimiste. Celui-ci ayant eu la

complaisance de l’écouter lui dit qu’il ne lui ferait qu’une

difficulté, c’est que les faits étaient tout autres qu’il ne le

supposait. « Hé bien, reprit le physicien, apprenez-les moi, afin

que je les explique ». Ces physiciens-là sont raillés bien avant

Condillac. Les philosophes et ceux qui ne le sont pas s’unissent

pour bafouer les systèmes universels qui mettent à la place des

faits et des expériences les chimères de leurs raisonnements.

« Ne faisons point de systèmes ». « On s’est trop pressé de bâtir

des systèmes ». « Les personnes sensées méprisent ce qu’on

appelle physique systématique ». Le goût de généraliser est une

« manie », et ceux qui en souffrent des « systémateurs ». C’est

l’opinion unanime de cent philosophes, physiciens, naturalistes,

journalistes, régents de collèges, obscurs ou illustres, de

Fontenelle, du Journal des Savants, du Journal de Trévoux, de

Diderot, du P. Berthier, de l’abbé Feller, du P. Bougeant, de

Mairan, de Nollet, Deluc, Bertrand, Condorcet, etc... Et le Traité

des systèmes de Condillac est un traité contre les

systèmes.

La pensée française au XVIIIe siècle

103

Page 104: La pensée française au xvii ie siècle

Il y eut même dans cette querelle un épisode retentissant.

Nous tenons volontiers Buffon pour un savant scrupuleux. Or les

savants du XVIIIe siècle l’ont condamné, très souvent, comme un

aventurier de la science, un « systémateur » dont l’exemple était

dangereux. Son Histoire naturelle commençait par des

explications générales, par des systèmes universels : une

Histoire de la terre qui prétendait tout expliquer dans la

formation de la terre, des théories sur la génération et les

mécanismes animaux qui voulaient nous faire comprendre tous

les mystères de la vie. Par surcroît, Buffon s’attaquait aux

naturalistes qui, comme Linné, se bornaient à décrire et à

classer, aux nomenclateurs. Il proclamait son amour des

« grandes vues » et des « vues de l’esprit ». Les savants

contemporains lui répondirent presque unanimement, et sans

politesse, qu’il n’y avait qu’un inconvénient, c’est que ces

grandes vues étaient des romans et des sottises. « Je ne

m’écarterai guère des sentiments de ce public, écrit en 1772

l’abbé Nonnotte, en disant que M. de Buffon n’a prétendu donner

qu’un roman dans son histoire de la théorie de la terre ». C’est

bien en effet le sentiment de vingt critiques notoires et de

plusieurs autres qui sont obscurs, de Grimm, de Diderot, de

d’Alembert, du chimiste Rouelle, de Bonnet, etc... Réaumur

conseilla l’abbé de Lignac pour publier, en 1751 et 1756, des

Lettres à un Américain qui sont une critique violente de Buffon,

et le Traité des animaux de Condillac est un traité contre les

théories animales de Buffon.

La pensée française au XVIIIe siècle

104

Page 105: La pensée française au xvii ie siècle

En opposition avec ces « systèmes généraux » on fixa de très

bonne heure les principes et les méthodes de la science

expérimentale. On connaît Bacon en France dès la fin du XVIe

siècle, plus précisément dans la première moitié du XVIIIe. Mais

ce n’est guère que vers 1750 que sa philosophie de la science

expérimentale est vulgarisée. On n’avait pas attendu cette date

pour préciser le rôle des faits, des expériences et des hypothèses

dans la science vraie. Buffon dans une Introduction à une

traduction de La Statique des végétaux, de l’Anglais Hales

(1735), Deslandes adaptant un discours de Musschenbrœk dans

son traité Sur la meilleure manière de faire les expériences

(1736) avaient proposé des règles presque aussi rigoureuses que

les règles classiques de Stuart Mill. « Je puis même dire, qu’en

fait de physique l’on doit rechercher autant les expériences que

l’on doit craindre les systèmes... C’est par des expériences fines,

raisonnées et suivies que l’on force la nature à découvrir son

secret ; toutes les autres méthodes n’ont jamais réussi ». Et

Deslandes, comme Buffon, déterminent, très exactement, ce que

sont des expériences fines, raisonnées et suivies. Vers 1750, on

peut dire que ces idées baconiennes et newtoniennes sont

devenues une banalité. On traduit, en 1749, une Grammaire des

sciences philosophiques ou analyse abrégée de la philosophie

moderne appuyée sur les expériences, de l’Anglais Martin, qui

est comme une sorte de manuel scolaire, par demandes et

réponses, et un manuel presque moderne de la méthode

expérimentale.

La pensée française au XVIIIe siècle

105

Page 106: La pensée française au xvii ie siècle

Avec la théorie on donne d’ailleurs des exemples

retentissants. Buffon, s’il se risque à des « discours » et à des

« grandes vues », tente du moins de les justifier par des faits

précis, des observations minutieuses, des expériences patientes,

par exemple sur le refroidissement des masses de fer. Il est, et

l’on sait, au XVIIIe siècle, qu’il est un grand laborieux. Deux

livres d’histoire naturelle sont d’ailleurs presque aussi célèbres

que son Histoire naturelle. Ce sont les Mémoires pour servir à

l’histoire des insectes, de Réaumur (1734-1742), et les

Mémoires pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau

douce, à bras en forme de cornes, de Trembley (1744). Tous les

deux sont des recueils d’observations et d’expériences attentives

et rigoureuses. Pour la physique expérimentale, Dagoumer

faisait déjà en 1701 des expériences publiques très suivies. Mais

l’abbé Nollet en fut surtout le vulgarisateur bientôt célèbre. Il

commence, en 1734, un cours d’où il bannit « tout jargon et

toute spéculation », où ses arguments sont des leviers, lentilles,

fourneaux, machines pneumatiques. Il est écouté par des

personnes « de tout âge, de tout sexe, de toute condition ». Il

est chargé de donner des leçons au duc de Chartres et au

dauphin. Enfin, en 1753, on crée pour lui à l’Université de Paris

une chaire de physique expérimentale qui fut, dit un

contemporain, « une école de goût pour la philosophie ».

Il n’y eut guère qu’une tentation à laquelle cette philosophie

expérimentale résista mal : ce fut de croire qu’en découvrant les

lois de la nature, elle mettait en lumière les bontés infinies de la

Providence. Il y a eu peu de mécanistes pour affirmer, comme

La pensée française au XVIIIe siècle

106

Page 107: La pensée française au xvii ie siècle

Diderot, que l’enchaînement des causes et des effets sert ou

dessert les intérêts humains, au hasard. Si Bernardin de Saint-

Pierre put étaler les prodigieuses candeurs de son optimisme,

c’est parce qu’il avait la complicité de presque tous ses

contemporains. Tout est créé pour l’homme, c’est l’esprit ou

même le titre de cent ouvrages ou chapitres. Les baleines sont

dangereuses pour les vaisseaux, mais le requin est l’ennemi de

la baleine, « par conséquent les animaux sont tous formés pour

l’homme, quoique nous n’en connaissions pas toujours la

propriété et l’usage ». Ceux mêmes qui, comme Diderot,

Condillac, Bertrand, sont des matérialistes ou de vrais savants

ne résistent pas au plaisir de croire que, si la nature livrée à elle-

même est indifférente au bonheur de l’homme, la physique et

l’histoire naturelle sont faites uniquement pour l’obliger à nous

servir. Ils accepteraient volontiers l’affirmation de Leclerc (1763)

que le savant « n’étudiera la nature que pour l’employer ». La

philosophie expérimentale n’a pas voulu se séparer de la

philosophie « économique », « humanitaire » ou sociale.

@

La diffusion et l’influence de la science. — Les sciences

expérimentales auraient pu se défendre et s’organiser sans

intéresser le grand public, dans un cercle de savants, de

théologiens et de quelques philosophes. Mais elles ont au XVIIIe

siècle suscité autant de curiosités que les philosophes ; et elles

ont eu sans doute plus de fidèles.

Les philosophes les ont cultivées assidûment, au moins autant

qu’ils ont étudié Descartes, Spinoza ou Locke. Voltaire s’en tient

La pensée française au XVIIIe siècle

107

Page 108: La pensée française au xvii ie siècle

plutôt aux mathématiques. C’est lui pourtant qui contribue, plus

que tout autre, à faire connaître Newton aux Français, et qui met

en lumière le mérite essentiel de Newton : ne rien avancer qui

ne soit immédiatement, constamment et exactement vérifié par

des faits. Les premiers travaux de Montesquieu sont des

mémoires de physique et de physiologie pour l’Académie de

Bordeaux. Diderot a toujours eu, pour toutes les sciences de la

nature, la curiosité la plus vive et la plus pénétrante. Il suit des

cours d’anatomie, de physiologie, les cours du chimiste Rouelle

pendant trois ans. Il est un de ceux qui ont fait la vogue des

modèles anatomiques en cire de Mlle Biheron ; il nous a laissa

d’importants Éléments de physiologie. J.-J. Rousseau, lorsqu’il

décide de s’instruire lui-même, aux Charmettes, apprend, avec

les mathématiques, de l’astronomie, de la médecine. Il a rédigé,

comme résumé de ses lectures, de très longues Institutions

chimiques. D’Holbach est un chimiste réputé qui traduit une

demi-douzaine d’ouvrages de chimie, métallurgie, etc... Nous

avons parlé du Traité du philosophe Deslandes sur les

expériences. Les œuvres de Condillac, de Turgot, de Condorcet

prouvent constamment qu’ils étaient familiers avec les travaux

les plus importants de la physique, de la chimie, de l’histoire

naturelle contemporaines.

Les grands savants ou même de modestes savants du temps

ont été très vite célèbres dans tous les publics. Partout ou

presque, on lit Le Spectacle de la nature de Pluche, l’Histoire des

Insectes de Réaumur, les ouvrages de physique de l’abbé Nollet.

Buffon surtout rayonne d’une gloire prodigieuse. Pour tous ceux

La pensée française au XVIIIe siècle

108

Page 109: La pensée française au xvii ie siècle

qui ne sont pas des savants, il est « le Pline et l’Aristote de la

France ». Il y a dix poètes pour chanter ses grandeurs sur la

lyre. Le roi érige ses terres en comté. On dresse à Voltaire sa

statue, de son vivant ; mais on en fait autant pour Buffon, et

c’est à qui, parmi les poètes notoires, proposera une inscription

digne de son génie. Ferney, Clarens, la rue Plâtrière où vit

Rousseau sont des lieux de pèlerinage. Mais Montbard l’est aussi.

Quand Buffon meurt, Montbard recueille ses cendres comme

celles d’un héros. Pendant un an, une chapelle mortuaire resta

dressée, tous cierges allumés, sur la colline qui fait face au

château. On n’approchait de son cabinet, dit un contemporain,

« que comme d’un temple, dont son vieux valet était le gardien

et son fils le pontife ».

L’engouement pour les sciences expérimentales est universel.

Cent témoignages s’accordent. « Les ouvrages de physique sont

aujourd’hui si bien accueillis du public qu’on est toujours sûr de

lui plaire lorsqu’on lui en présente quelqu’un dont la matière est

choisie avec discernement. Aujourd’hui l’étude de l’histoire

naturelle est celle qu’on cultive le plus ». Des héros de roman se

jettent « à corps perdu » dans la « fureur de l’histoire

naturelle ». « La légère superficie savante des sociétés de ce

temps s’est retirée du côté de l’érudition pour s’étendre du côté

des sciences ». Pour cette légère superficie, comme pour les

gens sérieux, il y a le plaisir de visiter des cabinets. Le Cabinet

du roi ou Jardin du roi ou Jardin des plantes est devenu célèbre,

grâce à Buffon. Mais il y en a bien d’autres. Et Dezallier

d’Argenville en signale, en 1780, soixante-douze qui sont tout

La pensée française au XVIIIe siècle

109

Page 110: La pensée française au xvii ie siècle

nouveaux. Le prince de Condé est très fier de celui que dirige

Valmont de Bomare. Il y a d’ailleurs des cours publics très suivis.

Valmont de Bomare ouvre le sien en 1757 ; il doit, à cause de

l’affluence, le dédoubler en 1769. Sigaud de la Fond, Brisson,

Maubert de Gouvest font à Paris des cours de physique

expérimentale. Il y en a même en province. Les dames brûlent

de s’instruire dans la science des Nollet, des Réaumur et des

Buffon. On parle pour elles, on écrit pour elles. Au château de

Brienne, par exemple, en 1779, Deparcieux vient de Paris, tous

les ans, passer six semaines ou deux mois « et faire des cours

aux dames ». Il y a des centaines de traités, mémoires,

dictionnaires de physique et d’histoire naturelle ; mais il y en a

des dizaines qui sont des Abrégés, Manuels, Leçons, Cours « à

l’usage des gens du monde », « à la portée de tout le monde »,

ou même « des jeunes demoiselles ».

Car l’étude des sciences expérimentales pénètre dans

l’enseignement. Assez timidement dans la pratique officielle.

Depuis longtemps, sur les deux années de philosophie, l’une ou

quelques mois de l’une d’elles étaient consacrés à la « physique

générale et particulière ». Mais elle n’était qu’une branche de la

philosophie scolastique ; le professeur de philosophie et celui de

physique étaient d’ailleurs le même homme. Après l’expulsion

des Jésuites, en 1762, la règle devient à peu près partout qu’il y

a un professeur de philosophie et un professeur de physique.

Sans doute les deux années de philosophie ne font pas partie du

cycle régulier des études ; elles ne sont suivies que par une

moitié, souvent un quart des élèves. Mais pour l’enseignement

La pensée française au XVIIIe siècle

110

Page 111: La pensée française au xvii ie siècle

de cette physique, on restreint de plus en plus la « physique

générale » qui n’est qu’une métaphysique de la matière au profit

de la « physique particulière » ou expérimentale. Dans un grand

nombre de collèges, on étudie les traités que Nollet a rédigés

pour l’enseignement, on achète des « machines » dont nous

avons souvent l’inventaire. Assez souvent il est vrai les crédits

sont faibles ou dérisoires et le « cabinet » rudimentaire. Mais les

théoriciens de la pédagogie et les maîtres de pension furent plus

audacieux. Plus de contes de nourrices, dit l’un, plus de fables de

La Fontaine ; de deux à quatre ans Buffon, à quatre ans la

physique. Dès huit ans, dit un autre, la physique expérimentale.

Tel Traité de l’éducation des femmes consacre ses tomes III et

IV à la physique expérimentale. Et l’abbé Fromageot expose à

Mme de Sainte-Valérie, première maîtresse des pensionnaires de

l’abbaye de Port-Royal, les raisons qui lui font donner place dans

son programme à la science expérimentale : « Je fis entrer

l’histoire naturelle et la physique comme parties essentielles de

l’éducation ; je les regardai comme deux sources intarissables

d’agréments, et comme l’antidote le plus assuré contre l’ennui et

l’oisiveté. »

Les savants, les philosophes, les journalistes même ou les

pédagogues ont donné pour justifier l’étude de la physique

expérimentale et de l’histoire naturelle des raisons plus sérieuses

que celles de Fromageot. Ils n’ont pas voulu y voir seulement un

remède contre l’ennui, mais une discipline de l’esprit, une force

morale. « L’étude de la physique, dit le philosophe Deslandes,

est une des plus nobles et des plus vertueuses occupations de

La pensée française au XVIIIe siècle

111

Page 112: La pensée française au xvii ie siècle

l’esprit humain... celui qui, sensible à la dignité de son être et

possédant son âme en tranquillité, aime à considérer les

ouvrages de la nature et à les analyser curieusement, passe ses

jours de la manière la plus agréable, parce que tout lui présente

des plaisirs purs, nets et exempts de ces reproches amers que la

volupté traîne toujours à sa suite ». Deslandes était philosophe,

mais Bertrand était pasteur et parle comme lui : « Je ne crains

point de dire que la morale et l’histoire naturelle sont, avec

l’étude de la révélation, les objets les plus importants des

connaissances humaines. » Et c’est le frivole et prudent Mercure

qui, en 1781, entonne cet hymne : « Un vrai naturaliste est un

homme qui, tourmenté par l’amour de la vérité et ne concevant

point d’autre bonheur que celui de la connaître, la cherche à

travers les travaux de toute espèce ; qui, brûlant d’interroger la

nature, franchit courageusement tous les obstacles qui peuvent

la lui cacher : ni la rapidité des torrents, ni la largeur des

rivières, ni l’aspect sourcilleux des rochers les plus inaccessibles,

ni le choc des éléments déchaînés ne sauraient l’arrêter ».

L’étude des sciences expérimentales devient presque une

religion nouvelle, avec ses renoncements et ses extases. La

connaissance de la nature, dit Buc’hoz, qui n’était pas un

philosophe, « est pour ainsi dire l’avant-coureur de la volupté,

céleste ; dès qu’on en jouit une fois, on marche dans la lumière

et on mène une vie aussi délicieuse que si où se trouvait dans un

paradis terrestre ». Pour ce dieu et ses fidèles, on rêve d’élever

des Temples. Temples qui seront le plus souvent tout littéraires

et faits de vers. Voltaire et Bonnet demandent aux gens de

La pensée française au XVIIIe siècle

112

Page 113: La pensée française au xvii ie siècle

lettres de « s’exercer sur un si digne sujet ». Chénier commence

L’Hermès et Lebrun-Pindare un poème de La Nature. Diderot et

l’abbé Saury réclament des architectures plus tangibles : « Il

serait digne d’un grand prince d’élever à la nature un palais,

dans lequel on renfermerait tous les objets dignes de l’attention

des naturalistes... Quel spectacle que celui de tout ce que la

main du Tout-Puissant a répandu à la surface de la terre exposé

dans un seul endroit ». M. Viel entreprit de réaliser ce spectacle

et publia le projet, plan et élévation d’un vaste monument

consacré à la gloire et à l’enseignement de l’histoire naturelle.

On y portera un esprit transformé par les sciences

expérimentales, délivré du passé, préparé pour l’avenir.

« Nature, rime Fabre d’Églantine,

Nature ! oui, je le sens, c’est cette heureuse étude

Qui seule nourrit l’âme, affranchit la raison,

Des fers, des préjugés, et de l’opinion.

On pourrait croire que, ce sont les fers et les préjugés dont

seuls les philosophes se sont plaints. Mais bien d’autres qui

n’étaient pas philosophes ont tenu le même langage et l’on peut

juxtaposer les convictions et les espérances de Condorcet qui est

encyclopédiste, de Roucher qui est « âme sensible » et poète, de

Nollet et de Leclerc qui sont abbé et chanoine. « Le plus

important peut-être [des bienfaits de la science] est d’avoir

détruit les préjugés et redressé en quelque sorte l’intelligence

humaine... le sage attendra patiemment que l’observation lui

apporte le levier fatal qui doit renverser de fond en comble

l’édifice de l’erreur et ensevelir sous ses ruines son architecte

La pensée française au XVIIIe siècle

113

Page 114: La pensée française au xvii ie siècle

infortuné. Disons-nous qu’alors les folles erreurs qui

abâtardissent l’espèce humaine et la livrent pieds et mains liés à

la superstition, disons-nous que ces erreurs s’enfuiront pour ne

reparaître jamais ». Et c’est enfin tout un programme de

« philosophie positive » que tracent les éloges de Buffon écrits

par son secrétaire Humbert-Bazile et par Condorcet :

« Placé dans un siècle où l’esprit humain s’agitant dans ses

chaînes les a relâchées toutes et en a brisé quelques-unes... M.

de Buffon parut n’avoir aucune part à ce mouvement. Mais peut-

être a-t-il cru que le meilleur moyen de détruire les erreurs en

métaphysique et en morale était de multiplier les vérités

d’observation dans les sciences naturelles ; qu’au lieu de

combattre l’homme ignorant et opiniâtre il fallait lui inspirer le

désir de s’instruire ».

@

La pensée française au XVIIIe siècle

114

Page 115: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE III

L’ESPRIT POSITIF, LES FAITSET LES LEÇONS DES FAITS

@

NOTICE HISTORIQUE : Diderot naquit à Langres, en 1713, d’un

père coutelier et d’ailleurs riche. Il fit d’excellentes études, puis vécut

de leçons, d’expédients et de misère pour étudier à sa guise. Il publia

une traduction de l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury,

assez anodine, puis des Pensées philosophiques (1746) qui le sont

beaucoup moins. Dénoncé comme athée par son curé et son

commissaire de police, il est emprisonné pendant trois mois au

château de Vincennes à la suite de la publication de la Lettre sur les

aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749). Puis il donne,

anonymement et sans qu’on l’inquiète, les Pensées sur l’interprétation

de la nature (1754) ; De la suffisance de la religion naturelle (1770) ;

l’Entretien d’un philosophe avec Mme la duchesse de *** (1776) ;

l’Essai sur la vie de Sénèque le philosophe. Des opuscules inédits ont

été publiés après sa mort (dont Le Rêve de d’Alembert). Il s’est occupé

de critique littéraire en écrivant l’Éloge de Richardson (1761), des

Réflexions sur Térence (1762) et des théories poétiques et

dramatiques (Entretiens sur le Fils naturel, Discours sur la poésie

dramatique, Paradoxe sur le comédien). Il a essayé de les appliquer au

théâtre en composant des drames médiocres (Le Fils naturel, 1757 ;

Le Père de famille, 1758) dont le dernier out un assez vif succès. Ses

romans n’ont été publiés qu’après sa mort : La Religieuse et Jacques le

Fataliste en 1796, Le Neveu de Rameau en 1823. On n’a connu

également qu’après sa mort la critique d’art, le compte-rendu des

Salons qu’il écrivait pour la Correspondance littéraire de Grimm.

La pensée française au XVIIIe siècle

115

Page 116: La pensée française au xvii ie siècle

La grande tâche de sa vie fut la publication de l’Encyclopédie. Des

libraires de Paris voulaient publier une traduction de la Cyclopædia de

l’anglais Chambers. Diderot, à qui ils s’adressèrent, eut l’idée

d’organiser une œuvre originale qui fût un vaste Dictionnaire raisonné

des connaissances humaines. Il s’associa avec d’Alembert, obtint la

collaboration de Voltaire, J.-J. Rousseau, Montesquieu, Turgot, etc... Le

premier volume parut en 1751 avec un Discours préliminaire de

d’Alembert. Nous dirons plus loin les obstacles que l’autorité mit à la

publication. Ce dictionnaire s’acheva en 1766. Il comporte 17 volumes

in-folio, 5 volumes de suppléments et 11 volumes de planches.

@

La philosophie sensualiste. — L’esprit classique s’est

rencontré avec le rationalisme cartésien. Il y a trouvé une

justification et des forces nouvelles. Or, l’expérience ne joue à

peu près aucun rôle dans la philosophie de Descartes. La seule

démonstration qui compte est l’évidence rationnelle. Pour

comprendre l’ascension du mercure dans le tube de Torricelli et

la nature du vide, il est inutile d’expérimenter, il suffit de

raisonner. Longtemps ce cartésianisme parut une doctrine

audacieuse et dangereuse. Mais dès 1740, elle n’est à peu près

plus qu’un souvenir historique. C’est une philosophie de

l’observation, le sensualisme de Locke, qui l’a remplacée.

Descartes disait : « Fions-nous à la raison ; elle est

infaillible » : Mais pourquoi est-elle infaillible, plus que le

syllogisme des scolastiques ? N’est-il pas nécessaire de la

justifier ? « Je n’accepte pour vrai, continue Descartes, que ce

que je connais pour vrai ». Mais qu’est-ce que connaître ? Quelle

est la nature de ce jugement de vérité ? Est-ce une opération si

La pensée française au XVIIIe siècle

116

Page 117: La pensée française au xvii ie siècle

simple et si sûre ? Ce qui est évident pour Descartes ne l’est pas

du tout pour un enfant, pour un sauvage, pour un exalté. Il est

donc nécessaire d’examiner les droits de la raison, d’étudier le

mécanisme de la connaissance, bref de juger, par une analyse

précise, le jugement. C’est ce que Locke s’est proposé de faire

en observant la formation et le jeu de l’« entendement

humain ».

Les résultats de l’analyse sont considérables. Pour fonder les

droits de la raison, Descartes suppose, sans examen et sans

preuve, qu’elle est immuable et universelle. C’est une réalité

parfaite chez tous et tout de suite, « innée ». Chez l’enfant, chez

l’homme inculte, chez le sauvage elle est la même que chez

Descartes ; elle est seulement endormie, inutilisée. Or Locke ne

croit pas que toutes les idées de la raison soient innées. Celles

qui nous semblent les plus nécessaires sont souvent non

seulement ignorées, mais contredites. Les enfants, les idiots, les

sauvages n’ont aucune idée de Dieu ; pour tels sauvages il est

pieux de manger ses ennemis. Examinons donc de plus près nos

facultés intellectuelles ; nous verrons que l’enfant n’en a aucune

ou du moins qu’il n’a que des aptitudes vagues sans formes

précises. Il éprouve des sensations ; il en fait l’expérience ; il en

garde la mémoire ; et c’est par la mémoire de ces expériences

qu’il acquiert ce qui n’était pas du tout inné : l’attention, la

comparaison, le jugement, le raisonnement.

Conclusion : avant de construire le monde par l’esprit, il faut

connaître cet esprit. On apprend à le connaître par l’observation,

et l’observation nous révèle qu’il s’est formé par l’expérience. En

La pensée française au XVIIIe siècle

117

Page 118: La pensée française au xvii ie siècle

un mot, la philosophie consiste moins à raisonner qu’à observer

les faits et les enchaînements des faits. Cette philosophie des

faits, sensualiste (parce qu’elle s’appuie sur les faits des

sensations), a eu au XVIIIe siècle l’influence la plus profonde.

Nous avons dit qu’on avait connu l’Essai sur l’entendement

humain dès la fin du XVIIe siècle. Au XVIIIe, Voltaire à vingt

reprises a fait de Locke un éloge enthousiaste. Tous les

philosophes l’admirent comme lui : D’Argens dont La Philosophie

du bon sens est la philosophie de Locke, dont l’Index des Lettres

juives comporte une page de références à Locke (et une demi-

page à Gassendi) ; Vauvenargues ; Deslandes ; et ceux mêmes

qui ne sont pas « philosophes », comme le P. Buffier. Après

1750, l’enthousiasme ne s’affaiblit pas. Diderot fait écho à

Voltaire : « sa philosophie semble être, par rapport à celle de

Descartes et de Malebranche, ce qu’est l’histoire par rapport aux

romans ». Rousseau, qui étudie l’Essai aux Charmettes, se

souvient constamment de Locke dans son Émile. D’Holbach se

réfère au « profond Locke ». Pour Saint-Lambert, c’est « le plus

sage et le plus éclairé de tous les précepteurs du genre

humain ». Helvétius avoue « l’analogie de ses opinions » avec

celles de Locke ; et de fait il s’est contenté d’en appliquer les

méthodes avec une maladroite rigueur.

Il y eut d’ailleurs « un Locke français » dont l’influence vint

préciser celle de Locke. Le Traité des sensations de Condillac

(1754) fut tout de suite célèbre. Il suivait de toute évidence la

méthode de Locke. Il voulait savoir si les « facultés de l’âme », si

les formes de notre intelligence étaient innées ou si elles ne

La pensée française au XVIIIe siècle

118

Page 119: La pensée française au xvii ie siècle

s’étaient pas lentement formées par l’expérience des sens. Mais

il allait plus loin que Locke et plus méthodiquement. Locke

n’avait pas toujours été un réaliste ; il avait exposé une

métaphysique et une religion qu’il disait « raisonnables », mais

où l’observation et l’expérience n’avaient rien à voir. Condillac

est très sincèrement spiritualiste et pieux, mais il ne parle jamais

de religion ; ce n’est pas là objet de philosophie. Locke ne croit

pas aux « facultés innées » ; il parle pourtant d’aptitudes

primitives. Pour Condillac rien n’est inné. Il n’y a rien dans

l’esprit, à la naissance, que l’aptitude animale d’éprouver des

sensations, et cette aptitude très générale (donnée par Dieu et

qui nous distingue des animaux) à en tirer parti, non pas

d’ailleurs par le développement d’une force interne, mais par les

sollicitations de l’expérience. Condillac étudiera donc la

progression de ces expériences. A la naissance l’esprit humain

est comme une statue, une simple forme. Rendons la statue

vivante ; donnons-lui le sens de l’odorat. Par l’expérience qu’elle

fait des odeurs, des plaisirs et répugnances d’odeur, la statue

acquerra l’attention, la comparaison, le souvenir, le jugement, la

généralisation, etc... L’étude des autres sens et de la

collaboration des sens nous permettra de bien comprendre

comment toutes nos facultés sont acquises et acquises « par

l’extérieur », par l’influence des réalités situées hors de nous.

« C’est, conclut le philosophe Höffding, l’essai le plus

péremptoire qui ait été fait pour faire tout dériver de

l’expérience ».

La pensée française au XVIIIe siècle

119

Page 120: La pensée française au xvii ie siècle

Ajoutons (on ne l’a pas assez marqué) que Condillac ne s’est

pas contenté de faire appel à l’observation intérieure, à ce qui

garde malgré tout un caractère abstrait parce qu’on « suppose »

les états d’âme de la statue ou de l’enfant. Il n’avait pas cultivé

que les mathématiques. Il s’intéressait vivement à l’histoire

naturelle. Il écrivait contre Buffon un Traité des animaux,

justement parce qu’il reprochait à Buffon d’expliquer les animaux

par des systèmes préconçus plutôt que par des observations

précises. Timidement d’ailleurs, il s’appuie sur l’expérience de

l’aveugle-né de Cheselden, sur des expériences de localisation

de la douleur, (l’illusions des sens, de résonances harmoniques ;

il est sur la voie d’une psychologie expérimentale.

Condillac a été l’ami ou le familier des philosophes du XVIIIe

siècle qui l’ont vivement admiré. Voltaire l’égale à Locke.

Rousseau le range « parmi les meilleurs raisonneurs et les plus

profonds métaphysiciens de son siècle ». Diderot le juge « plus

clair que Locke ».

Il est sans cesse cité ou sous-entendu dans les œuvres de

l’abbé de Prades, Helvétius, d’Holbach, Robinet, Delisle de Sales,

Beaurieu, etc...

Il restait cependant un pas à faire pour que la philosophie fût

solidement rattachée à ces sciences expérimentales dont le

triomphe, après 1750, emplit tout le XVIIIe siècle. Diderot le

franchit. Si l’entendement se forme en nous par des sensations,

les sensations sont des choses ou matérielles ou qui sont sous la

dépendance étroite de la matière, c’est-à-dire des nerfs, du

cerveau. Or, on expérimente en physique et en histoire naturelle

La pensée française au XVIIIe siècle

120

Page 121: La pensée française au xvii ie siècle

sur la matière, et c’est par ces expérimentations qu’on découvre

les explications. Pourquoi la philosophie ne tenterait-elle pas la

même méthode ? Diderot croit fermement qu’elle est possible et

nécessaire. « Tout est expérimental en nous, écrit-il à Mlle

Volland ». Et les Pensées sur l’interprétation de la nature, la

Lettre sur les aveugles, celle sur les sourds et muets, puis des

ouvrages qu’il écrit pour lui précisent la méthode et la poussent

jusqu’à ses conséquences extrêmes. Pour comprendre la

sensation il faut d’abord comprendre la vie dans ses formes les

plus élémentaires : « Il faut commencer par classer les êtres,

depuis la molécule inerte, s’il en est, jusqu’à la molécule vivante,

à l’animal microscopique, à l’animal plante, à l’animal, à

l’homme ». Chez l’animal et chez l’homme les sensations

dépendent des organes ; il faudra donc observer la constitution

de ces organes, suivre les expériences qui y créent pour nous

des maladies telles que la cécité ou la surdité, le sommeil,

l’hystérie, les intoxications ; provoquer, au besoin, ces

expériences. En un mot la philosophie doit se fonder sur la

physiologie, l’histoire naturelle, la médecine. Les meilleurs

philosophes seront un aveugle-né capable de comparer son

expérience à celle des hommes normaux, ou un médecin, tel que

Bordeux l’était ou pouvait l’être.

Et nous pourrons aboutir à une explication non plus

rationaliste et abstraite de la vie, mais matérialiste, c’est-à-dire

tout entière soutenue par des expériences qui se suffisent à

elles-mêmes sans l’intervention d’un principe spirituel

insaisissable et, par conséquent, arbitraire : l’être vivant est un

La pensée française au XVIIIe siècle

121

Page 122: La pensée française au xvii ie siècle

agrégat d’êtres élémentaires ; il est perfectionné par l’action

même de la vie, « les organes produisent les besoins et

réciproquement les besoins produisent les organes » ; ces

besoins produisent également et développent les organes dits

spirituels, les prétendues facultés de l’âme qui évoluent, varient,

s’altèrent exactement comme les organes matériels, c’est-à-dire

qui « ne sont rien en dehors d’eux ». La philosophie n’est qu’une

branche de la science, de la science expérimentale, de la science

de la matière.

Les autres philosophes, matérialistes ou non, n’ont pas eu la

même sagacité que Diderot. Ils avaient moins de curiosité de la

physiologie ou de la médecine ; et il leur a paru plus expédient

de raisonner que d’étudier les réalités. Tous pourtant ont connu

le prix de l’expérience et la valeur des méthodes expérimentales.

Ils les ont même pratiquées. Ils ont opté, à vingt reprises, pour

l’observation et l’expérience contre les « systèmes », pour les

savants résignés à « la modestie de l’expérience » contre les

« systémateurs ». Dans cette querelle des systèmes, que nous

avons résumée, ils ont porté contre les « philosophes abstraits »

les coups les plus rudes. Voltaire loue l’expérience plus qu’il ne la

pratique ; il est peu capable d’une philosophie suivie. Mais

Helvétius affirme que tout système « s’écroule à mesure qu’on

l’édifie, s’il ne porte sur la base inébranlable des faits et de

l’expérience ». Il veut « faire une morale comme une physique

expérimentale ». Il est très certain qu’il a promis plus qu’il n’a

tenu. Mais à défaut d’expériences, il a cherché pourtant à

s’appuyer sur des faits ; sur des centaines de faits, dont un bon

La pensée française au XVIIIe siècle

122

Page 123: La pensée française au xvii ie siècle

nombre sont discutables ou faux, mais qu’il emprunte cependant

aux seuls garants dont il disposait, à Buffon, à ceux qui ont parlé

des Mariannais, des Chiriguanes, de Pegu, des Caraïbes, des

Giagues, de vingt autres peuples, à l’anthropologie et

l’ethnographie de son temps. Il connaît et il allègue aussi bien

des chimistes, des médecins, des naturalistes. S’il raisonne mal,

il raisonne souvent sur des faits, sur ce qu’on tenait pour des

faits. D’Holbach a les mêmes scrupules : « C’est donc à la

physique et à l’expérience que l’homme doit recourir dans toutes

ses recherches ». Assurément, sans bien s’en douter, il cherche

d’autres appuis. Mails il fait appel cependant à des raisons

d’anatomie et de médecine, aux expériences ou observations de

La Peyronie, Bartolin, Willes sur la léthargie, la trépanation, les

proportions du cerveau, l’alimentation. Il cite, comme Helvétius,

les observations des voyageurs ; il tente la mythologie

comparée. Il veut être scientifique.

S’il n’y réussit pas plus qu’Helvétius, ce fut sa faute sans

doute. Ce fut aussi la faute de leur temps. Les faits dont ils se

servent, c’est qu’il y a des peuples qui n’ont pas de langage

articulé, que la farine en fermentant engendre des vers, que la

substance de certains malades peut se réduire brusquement et

totalement en poux et en puces. Erreurs qui ne peuvent étayer

que des erreurs : Mais il ne dépendait pas d’eux de constituer la

physique, la physiologie et l’ethnographie de 1760 comme celles

d’un Claude Bernard, d’un Berthelot et d’un Darwin. Ils avaient

de mauvais instruments. Ils ont fait avec eux du travail imparfait

La pensée française au XVIIIe siècle

123

Page 124: La pensée française au xvii ie siècle

ou médiocre. Mais leurs intentions étaient d’accord avec la

philosophie expérimentale de celui qui les a critiqués, de Taine.

@

L’histoire. La littérature. Même esprit réaliste dans l’étude

de l’histoire et parfois dans la littérature proprement dite,

théâtre, roman, poésie descriptive. Pendant tout le XVIIe et au

commencement du XVIIIe siècle, l’histoire ne se distingue pas de

l’éloquence, du panégyrique ou du roman divertissant et

moralisant. La limite est à peu près impossible à fixer entre ce

que les auteurs appellent « Histoire » et ce qu’ils intitulent

« anecdote » ou « nouvelle historique ». Vers la fin du siècle,

Mably étudiant « la manière d’écrire l’histoire » se demandera

encore s’il est sage de « se jeter dans l’étude de nos diplômes,

de nos formules anciennes, de nos capitulaires, et gémir sous ce

fatras énorme de pièces, propres à faire reculer d’effroi le savant

le plus intrépide et le plus opiniâtre ». Nombre d’historiens ne se

sont pas embarrassés de ce fatras et ont continué jusqu’à la fin

du siècle à appliquer les règles de la rhétorique plutôt que celles

de la recherche et de la critique historiques. Pourtant Voltaire a

cru que la vérité de l’histoire ne pouvait se trouver que dans une

étude patiente des faits. Pour écrire son Siècle de Louis XIV, il ne

s’est pas contenté d’avoir des idées neuves, d’écrire l’histoire

d’une nation et non d’un prince, de l’intelligence et non de la

force ou de la ruse conquérante ; il a voulu s’informer avec

exactitude. Il a interrogé les contemporains ; il s’est procuré

vingt mémoires ou extraits de mémoires inédits et cent

documents authentiques ; il a consulté les archives des

La pensée française au XVIIIe siècle

124

Page 125: La pensée française au xvii ie siècle

secrétariats d’État. Chaque fois qu’il a pu, il est allé aux sources

de première main. L’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations

résume une immense et patiente enquête, un prodigieux effort

de recherche et d’organisation. Ce n’est plus un « système » ou

des « Réflexions », c’est vraiment un exposé ordonné des faits,

des connaissances qu’on pouvait avoir, entre 1740 et 1760, sur

ce qui s’était réellement passé dans l’Univers. Et si Voltaire est le

seul qui possède la puissance d’esprit nécessaire pour organiser

et faire vivre, il n’est pas le seul à travers tout le XVIIIe à tenter

de fonder l’histoire sur des recherches exactes. Avant lui, depuis

longtemps, les Bénédictins s’étaient plongés dans le « fatras »

des vieux manuscrits. L’Académie des Inscriptions s’était tout de

suite désintéressée de la rédaction des inscriptions à la gloire de

Louis XIV. Elle était devenue, vers 1700, et de plus en plus, une

assemblée d’érudits où l’on étudiait de fort près les monuments,

les textes, l’histoire documentaire. Pour décider des origines et

de la marche des civilisations, Voltaire et dix érudits (dont

l’Encyclopédie résume les recherches) étudient l’écriture, les

langues, les monuments, les textes. Les voyages et les

explorations de toutes sortes multiplient d’ailleurs ces

documents ; la découverte des ruines de Pompéï et

d’Herculanum substitue à la Rome oratoire et livresque des

collèges une Rome vraie et vivante. Et le Voyage du jeune

Anacharsis de l’abbé Barthélemy (1788), qui fut l’un des livres

illustres de la fin du XVIIIe siècle, résume, avec les recherches

savantes de l’abbé, celles de vingt archéologues ou historiens.

C’est vraiment un Télémaque où la curiosité historique aurait pris

la place des moralités.

La pensée française au XVIIIe siècle

125

Page 126: La pensée française au xvii ie siècle

L’histoire pénètre partout, l’histoire vraie ou si l’on veut

l’esprit historique, le souci de savoir ce que fut exactement le

passé. Les Bucoliques de Chénier ne sont pas un genre nouveau.

Mais de Fontenelle à Gessner, en passant par l’abbé Mangenot,

l’idylle se préoccupe d’être « galante » ou d’être « simple »,

d’être fine ou d’être « naïve », jamais d’être exactement grecque

ou latine. Les Bucoliques au contraire sont un chef-d’œuvre

d’érudition tout autant qu’un chef-d’œuvre de grâce et

d’harmonie. Un peut dire que Chénier a lu tous les textes grecs ;

et il les a lus commentés par les érudits de son temps et par des

érudits de premier ordre, par Guys, par Brunck, etc. C’est au

XVIIIe siècle que très souvent la critique littéraire devient de

l’histoire littéraire et que les jugements sur le goût deviennent

l’histoire des goûts. Toute la littérature du moyen âge sort de

l’ombre ; on s’engoue de la « chevalerie », des « troubadours »,

de l’architecture et de la littérature gothiques, de tout ce qui

rappelle le « bon vieux temps » et le « vieux langage ». La

Bibliothèque des romans, par exemple (1775-1789), qui est une

sorte de publication populaire, donne dans ses deux cents

volumes quarante extraits de romans du moyen âge. On a pu

dresser une Bibliographie de plus de cent ouvrages où apparaît

nettement, très souvent, le souci de faire l’histoire de la

littérature et non plus seulement de la cataloguer et de la juger.

On écrit d’ailleurs l’histoire de tout. Deslandes, par exemple,

donne dès 1756 une Histoire critique de la philosophie, Savérien

une Histoire des philosophes modernes (1760-1773), une

Histoire des philosophes anciens (1770), une Histoire des

progrès de l’esprit humain dans les sciences exactes

La pensée française au XVIIIe siècle

126

Page 127: La pensée française au xvii ie siècle

(1766-1778), Montucla une Histoire des mathématiques (1758).

Et l’on pourrait citer ainsi, par douzaines, les histoires des

sciences, des découvertes, des législations, des mœurs. Histoires

confuses, mal informées, sans talent, mais qui sont vraiment des

histoires, des tableaux du passé où ce sont les faits, les textes,

les monuments qui s’efforcent de peindre, et non plus la

fantaisie de l’auteur.

Cet esprit réaliste pénètre même la littérature proprement

dite. Le goût des réalités sensibles n’est pas, avant La Bruyère,

un goût classique. On a très souvent remarqué que le théâtre n’a

pas de décors, que nous ne savons pas si Hermione et

Andromaque sont brunes ou blondes et que nous n’apprenons

rien du visage de la princesse de Clèves, sinon qu’elle est

blanche et blonde. Cette indifférence persiste très longtemps au

XVIIIe siècle. A travers les romans célèbres de Mme de Tencin ou

ceux de l’abbé Prévost, on chercherait vainement ce qui évoque

devant nous la vie des corps et des visages et non plus la vie des

âmes. De la Marianne de Marivaux, de Manon et des autres,

nous connaissons un joli minois, un air fripon, un bel œil, un

petit pied, un visage charmant, de doux regards, de la grâce,

des charmes, tout ce qui donne envie de les connaître et rien de

ce qui nous les ferait vraiment voir. Le théâtre, jusque vers

1750, reste aussi conventionnel que celui du XVIIe siècle. La

scène est encombrée de bancs ; les Grecs, Romains ou Turcs

portent perruques et paniers et les esclaves des girandoles de

diamants.

La pensée française au XVIIIe siècle

127

Page 128: La pensée française au xvii ie siècle

Peu à peu, et non pas d’ailleurs dans toutes les œuvres, tout

cela se transforme. Il y a des physionomies, dont on ne se

contente pas de nous dire qu’elles sont « parlantes », mais qui

nous parlent, dans le Gil Blas, dans les Mémoires du comte de

Grammont d’Hamilton. Il y a dans Voltaire non pas des portraits

en pied, mais du moins des silhouettes expressives. Nous

apercevons Cunégonde, haute en couleur, fraîche, grasse,

appétissante, la courte et ronde demoiselle de Kerkabon. Vers

1750, les romans anglais de Fielding et de Richardson révèlent

un réalisme plus hardi. Romans sublimes, écrit ou plutôt chante

Diderot, parce qu’ils sont l’image non pas de la vie choisie,

embellie, travestie, mais de toute la vie. « Je connais la maison

des Harlowe comme la mienne, la demeure de mon père ne

m’est pas plus familière que celle de Grandisson ». Et il a voulu

peindre les êtres et les choses avec la vérité de Richardson. Il a

donné du « conte », c’est-à-dire du roman réaliste, la plus

précise définition qui soit. Marquez une verrue sur le visage de

Jupiter, une cicatrice de petite vérole sur celui de Vénus, et vous

aurez votre voisin ou votre voisine et non plus Vénus ou Jupiter.

Jacques le Fataliste et Le Neveu de Rameau surtout se sont

appliqués à nous donner des portraits où il y ait les verrues et

les cicatrices. On trouverait ces mêmes scrupules d’exactitude, le

dessin d’une veine ou l’exacte figure d’une maison dans La

Nouvelle Héloïse, dans l’Émile de Rousseau, dans d’autres

romans (bien que ce réalisme y reste timide et précautionneux).

Au théâtre, vers 1752-1760, l’opéra-comique habille des

paysannes en paysannes, robes plates, tabliers, sabots. Mlle

Clairon porte des habits orientaux pour jouer Roxane, des

La pensée française au XVIIIe siècle

128

Page 129: La pensée française au xvii ie siècle

chaînes pour jouer l’esclave Électre. Les bancs de la scène sont

supprimés en 1759. Le drame est fort souvent un mélodrame,

c’est-à-dire qu’à la convention des dignités tragiques, il en

substitue une autre ; celle des souterrains, des gibets et des

têtes de morts. Mais tout de même Diderot fait la théorie et

essaie de montrer la pratique de la vérité scénique. Il veut des

« tableaux », c’est-à-dire une mise en scène et une mimique qui

nous donnent l’illusion d’être chez les gens, non plus dans « un

palais » ou sur « une place ». Le drame est « bourgeois » et

même populaire, c’est-à-dire qu’il a pour héros des paysans ou

un vinaigrier ; il peint, ou il devrait peindre des mœurs. La

littérature ne se propose plus seulement d’être fidèle à la

« nature » et à la « raison universelles » ; elle commence à

prendre pour sujet la nature d’un coin de Suisse, celle d’un

bohême du quartier du Marais, la maison d’un Père de famille qui

vit sous Louis XV ou celle d’un vendangeur de Suresnes.

@

L’instruction. — Ce goût des réalités devient si profond vers

1760 qu’il tend à transformer ce qui résiste le plus longtemps

aux transformations, l’instruction. Nous avons montré comment,

à travers tout le XVIIIe siècle, les pédagogues étaient restés

fidèles aux principes qui dataient de plus d’un siècle. Ils

pensaient que leurs méthodes étaient sages pour l’éternité, que

les qualités d’un bon esprit ne changeaient pas avec les temps et

qu’il n’y a pas de motif pour transformer les leçons qui les

forment. Pourtant, peu à peu, des inquiétudes se glissent, se

précisent ; elles deviennent une rumeur, une colère, un

La pensée française au XVIIIe siècle

129

Page 130: La pensée française au xvii ie siècle

sarcasme. Les collèges enseignent le latin, rien que le latin ; ils

préparent à rédiger et prononcer des discours, des odes, des

élégies. Mais qu’a-t-on à faire de latin, de discours ou d’élégies

quand on doit être capitaine, marchand de draps, fabricant de

bas, cultivateur ? Même la France a besoin de commerçants et

d’agriculteurs plus que de procureurs, d’avocats ou de

théologiens. L’éducation et l’instruction doivent préparer des

Français qui auront d’autres devoirs que de tourner un

compliment et de bien faire la révérence. Elle doit être réaliste et

non plus scolastique ou même scolaire.

Le grand maître fut évidemment Rousseau. Son Émile fut tout

de suite un livre illustre et dont on suivit parfois les leçons avec

une confiance stupide. Il y eut des disciples qui lâchèrent leurs

enfants dans les champs en les rappelant le soir à coups de

sifflet pour les laisser vivre « selon la nature ». Mais Rousseau

convertit aussi bien les gens raisonnables. Il leur enseigna

quelques principes : instruire un enfant, c’est lui apprendre à

vivre ; la vie ne se soucie pas de ce qui est dans les livres, de la

synecdoche et de la catachrèse, du sublime de mots et du

sublime de pensées ; elle est faite d’expériences et de luttes qui

n’ont rien à voir avec les luttes de l’école, celles où un élève

« tribun » triomphe d’un élève « empereur » pour avoir mieux

cité du Virgile ou mieux construit ses syllogismes. L’éducation

devra être, par conséquent, réaliste. On mettra sans cesse Émile

en contact avec les choses et les gens ; on lui enseignera la

géographie par les promenades, l’histoire naturelle par les leçons

de choses, les idées de violence, de justice, de prudence en le

La pensée française au XVIIIe siècle

130

Page 131: La pensée française au xvii ie siècle

faisant souffrir de la violence, de l’imprudence, etc. En deuxième

lieu, ce qu’il importe de former, c’est non pas la mémoire ou

même l’ingéniosité, mais le jugement. La valeur d’un esprit se

mesure non pas par son adresse à appliquer les idées des

autres, mais par son aptitude à former lui-même et

judicieusement ses idées. L’enfant aura à vivre non parmi des

Grecs, des Romains, des orateurs ou des régents, mais parmi

des hommes qui le pervertiront et l’exploiteront s’il ne sait pas

juger les hommes et comprendre les réalités.

Cette doctrine de l’Émile est essentielle non pas seulement

parce qu’elle est, pour une grande part, judicieuse, mais parce

qu’elle a converti et agi dès le XVIIIe siècle. Elle n’était pas

neuve pourtant. Parmi les idées de Rousseau, il y en a une qui

est bien à lui, et qui est d’ailleurs une erreur évidente : c’est que

chez tout enfant, si on le met à l’abri des influences qui le

gâtent, la nature est bonne, toujours et parfaitement, et qu’il n’y

a qu’à laisser agir la nature. Mais cette idée-là on l’a presque

toujours laissée à Rousseau. Des théoriciens (comme Guillard de

Beaurieu) ont pu la pousser jusqu’à la sottise. Les pédagogues

s’en sont le plus souvent tenus aux autres : éducation réaliste,

pratique et formation du jugement. Or avant l’Émile on les

trouvait chez des gens qu’on lisait beaucoup, dans l’Éducation

des enfants, de Locke, dans les traités de Crousaz, de Morelly et

chez quelques autres. Après l’Émile, elles deviennent banales. Il

faudrait énumérer par dizaines les pédagogues qui demandent

non pas des réformes de l’instruction, mais une réforme qui la

renouvelle tout entière. En 1762, justement, le problème se pose

La pensée française au XVIIIe siècle

131

Page 132: La pensée française au xvii ie siècle

avec précision. L’ordre des Jésuites est supprimé en France ; ils

sont chassés des cent-vingt collèges qu’ils dirigeaient. Il faut les

remplacer ; et par là même, il est aisé de remplacer leur

méthode. De vastes consultations s’organisent. La Chalotais, le

président Rolland, Guyton de Morveau, discutent et proposent.

Cent autres, philosophes, régents, maîtres de pension les

imitent. Bien entendu, ils ne s’accordent pas tous ; il y a des

audacieux et des timides. Mais tous ou à peu près vont vers

l’instruction pratique et réaliste, vers les sciences, comme nous

l’avons vu, vers les leçons de choses, l’histoire, le français.

Pour nous en tenir à cet exemple, le français ne triomphe pas

du latin. Le latin reste bien, presque partout, et si l’on en

excepte quelques pensions particulières dont nous ne

connaissons que les prospectus, l’enseignement essentiel. Mais

des théoriciens de la pédagogie, fort nombreux, le discutent et le

condamnent, parfois avec sarcasmes et fureurs. Il y a, dès la

première moitié du XVIIIe siècle, une Querelle du latin où

bataillent contre la tyrannie des études latines presque tous les

philosophes, Diderot, d’Alembert, Duclos, La Condamine et

Voltaire lui-même, malgré ses triomphes du collège Louis-le-

Grand. Un « pédant » et pédagogue suisse, Crousaz, y lutte pour

les études françaises ou scientifiques aux côtés de romanciers

comme Prévost, de gens du monde comme le comte de Tressan,

de poètes comme Bérenger, d’âmes sensibles comme L.-S.

Mercier ou Bernardin de Saint-Pierre. Ils ont même pour alliés

des professeurs, le Jésuite Berland, l’abbé Gédoyn, le P. Navarre,

le P. Papon, principal à Lyon, Mathias, principal à Langres, etc.

La pensée française au XVIIIe siècle

132

Page 133: La pensée française au xvii ie siècle

Dans la pratique, et c’est là surtout ce qui importe, le français

prend une place. Non pas partout, rappelons-le. Et quand on

l’enseigne, c’est souvent avec négligence.

Mais, tout de même, vers 1760, parmi les discours de rentrée

ou de distribution de prix, parmi les programmes d’exercices

publics, les discours, programmes, exercices en français

apparaissent. Ils sont la règle vers 1780. On enseigne en

français la rhétorique, presque partout vers 1770, la physique

vers la même date. On commence à ne plus enseigner la

philosophie en latin vers 1780. Il y a des prix de français en

rhétorique et en seconde, un peu moins souvent de la quatrième

à la rhétorique, dans presque tous les collèges d’Oratoriens, dès

1764 ou 1770, et dans la majorité des collèges, vers 1780.

Cicéron, Virgile, Horace et Quintilien ne ferment plus la porte à

Bossuet, Massillon, Fléchier, Boileau, Molière même, à Esther,

Athalie, La Henriade, et Louis Racine (La Religion). Au culte du

passé se substituent les études du présent et d’auteurs presque

contemporains.

@

La politique réaliste. — Il serait bien surprenant que cet

esprit réaliste ait gagné jusqu’aux collèges et qu’il n’ait eu

aucune influence sur les théoriciens de la politique.

« Raisonneurs de cabinet, architectes de nuées », ont dit Taine

ou Tocqueville. Mais c’est Tocqueville ou Taine qui furent des

gens de cabinet et non pas les premiers réformateurs politiques,

Fénelon administrant son diocèse, Vauban parcourant les

provinces, Boisguilbert, lieutenant général de bailliage ; non pas

La pensée française au XVIIIe siècle

133

Page 134: La pensée française au xvii ie siècle

Montesquieu, conseiller, puis président de Parlement, Helvétius,

fils de médecin, fermier général, seigneur résidant dans ses

terres et les administrant, Voltaire qui édifie une immense

fortune et qui fait d’un terroir pauvre, d’un petit village un pays

riche et industrieux, Turgot, intendant de Limoges, puis ministre,

Mably, secrétaire du cardinal de Tencin et qui prépare des

négociations et des traités ; non pas les physiocrates qui sont

laboureurs, secrétaire d’intendant, intendant ; non pas même

Rousseau qui est d’une ville où tout le monde fait de la politique

pratique, qui débrouille les affaires de Mme de Warens, ou le

tente, et qui fut secrétaire d’ambassadeur ; non pas même

d’Holbach qui s’occupe de fort près de sa vaste fortune et de ses

terres. Seuls peut-être ont vécu surtout pour les idées Diderot,

Raynal, Condorcet. Et cette expérience, ce souci des réalités

apparaît très clairement dans leurs œuvres.

Montesquieu a fait partie de ce Club de l’Entresol où l’on

discutait de l’histoire des traités, de l’histoire des États généraux

et des Parlements, de l’histoire du commerce. Et son Esprit des

lois est ou du moins a l’intention d’être une histoire des lois ; au

lieu de les juger, d’en raisonner selon des systèmes de droit

naturel ou de lois rationnelles, il constate ce qu’elles sont dans la

réalité de l’histoire et des gouvernements. Les conclusions sont

que ces lois sont bonnes lorsqu’elles réalisent non pas l’équité et

la justice en soi, mais la part d’équité et de justice qui

s’accommode avec le climat, le terrain et les mœurs. On peut

dire que Voltaire n’a pas de théorie politique, pas de système. Il

n’a que des idées partielles et ces idées sont constamment une

La pensée française au XVIIIe siècle

134

Page 135: La pensée française au xvii ie siècle

réaction contre des réalités immédiates, des abus précis, pour

des réformes pratiques. D’Holbach écrit deux « Discours « ou

chapitres pour démontrer que nulle forme de gouvernement ne

convient à tous les peuples, nulle législation à tous les hommes

et qu’il faut distinguer les temps et les lieux. Incontestablement,

Mably est un philosophe rationaliste. Il est persuadé qu’une

bonne politique doit tendre à réaliser les idées et qu’il n’y aura

pas de société solide tant qu’elle n’aura pas observé la justice en

soi et les lois rationnelles de l’équilibre social. Pourtant il n’ignore

pas que « quelque profonde que soit la politique, elle n’est

jamais aussi habile que les passions et quand elle aurait leur

habileté, elle serait moins opiniâtre dans ses volontés et moins

attentive dans le détail journalier de ses opérations ». Il faut

donc tenir compte des passions. Il faut, aussi bien, tenir compte

des leçons des faits. Et les idées de Mably se fondent ou essaient

de se fonder très souvent sur des faits, sur les causes de la

décadence de l’Espagne, sur l’histoire de Florence, sur les mœurs

de la Géorgie, sur l’histoire de la plèbe à Rome et du peuple

anglais, sur les révolutions de Suède, sur la Floride, les Quakers

Dunkars, etc. Condorcet, lui aussi, a le goût des constructions

rationnelles. Il reproche à Montesquieu de forcer les lois, et par

là même la raison et la justice, à changer selon les climats ou la

forme des gouvernements. Le rêve d’avenir de l’Esquisse d’un

tableau historique des progrès de l’esprit humain est le rêve

d’une société internationale (ou à peu près) réglée par le conseil

des philosophes ; et ce n’est, si l’on veut, qu’un rêve. Mais

Condorcet est pourtant, comme il le dit, disciple de Locke et de

Hume. Il croit à l’observation, à l’expérimentation, à la nécessité

La pensée française au XVIIIe siècle

135

Page 136: La pensée française au xvii ie siècle

de « savoir ignorer ». Avec les économistes, il aboutit à l’un des

premiers résultats de l’observation dans les sciences : la

différenciation. Dans l’histoire et la politique générales, il crée

l’économie politique et ébauche la sociologie.

D’ailleurs, tous nos raisonneurs politiques ont toujours

soigneusement distingué la théorie qui est une commodité, une

satisfaction de pensée, des conséquences pratiques qu’il faut en

tirer. Ils édifient des systèmes, comme les savants ; et la ruine

d’un système scientifique ne détruit pas nécessairement les

découvertes fondées sur l’observation et l’expérience. Le Contrat

social de Rousseau n’est ainsi qu’un pur exercice d’esprit, un

effort d’organisation d’idées. C’est le Contrat surtout que l’on cite

lorsqu’on veut prouver que la philosophie politique du XVIIIe

siècle a substitué la logique abstraite à la politique réaliste. Et il

n’est pas douteux que des révolutionnaires ont voulu réaliser le

Contrat. Mais ce Contrat n’a jamais été pour son auteur une

œuvre qui résume toute la politique. Il devait faire partie d’un

Traité des institutions politiques. Rousseau n’a jamais dit qu’il

devait en être le couronnement. Il n’était, sans doute, qu’une

vue théorique d’où Rousseau aurait tiré non pas les lois des faits,

mais des commodités pour comprendre les faits. De ce Contrat,

Rousseau n’a jamais parlé comme une œuvre essentielle. Et les

contemporains, avant la Révolution, semblent n’y avoir pas

attaché plus d’importance qu’à un divertissement d’école, à une

sorte de jeu philosophique. Il n’y a pas une édition du Contrat,

une allusion au Contrat, pour dix éditions de La Nouvelle Héloïse

et de l’Émile, dix allusions à ces œuvres.

La pensée française au XVIIIe siècle

136

Page 137: La pensée française au xvii ie siècle

Quand Rousseau veut passer de la spéculation à la pratique, il

rédige pour les Polonais et les Corses des projets où il n’est pas

du tout question de pacte, de religion d’État et de mesures

dictatoriales pour la sauvegarde du pacte. Les autres théoriciens

de la politique font comme lui. Pour n’insister que sur un

exemple, aucun de ces précurseurs de la Révolution, de ces

défenseurs des droits « naturels », n’a songé que la France

pouvait être organisée en démocratie, ni même en royauté

constitutionnelle. Voltaire a répété à dix reprises que la

démocratie ne semble convenir qu’à un tout petit pays ; encore

faut-il qu’il soit « heureusement situé ». Il a eu avec « l’amour

du peuple » la haine de la « populace » ; et il arrive que les deux

mots semblent avoir pour lui le même sens. Rousseau croit que

la démocratie est possible dans un « petit État » comme Genève,

peut-être chez un petit peuple pastoral comme les Corses ; mais

non pas en Pologne ou en France. Le Système social de

d’Holbach distingue longuement peuple et populace, condamne

la démocratie, l’égalité, les révolutions. Mably va jusqu’à songer

à la suppression de la propriété foncière, mais ces rêves d’égalité

sont assagis par toutes sortes de prudences aussi peu

communistes que possible. Il craint la « multitude dégradée » et

lui retire la puissance législative. Il demande la séparation des

pouvoirs, la subordination du pouvoir exécutif au pouvoir

législatif. Il conclut que la « pure démocratie serait un

gouvernement excellent avec de bonnes mœurs, mais détestable

avec les nôtres ». Condorcet demande bien une définition des

« droits de l’homme » et réclame l’égalité ; mais à la veille de la

Révolution il écarte encore de tous droits politiques ceux qu’il

La pensée française au XVIIIe siècle

137

Page 138: La pensée française au xvii ie siècle

appelle les « citoyens passifs », les non propriétaires. Les autres

philosophes sont encore plus prudents. Pour L.-S. Mercier la

démocratie est « le pire des gouvernements » ; pour Diderot, qui

s’occupe d’ailleurs assez peu de politique, elle n’est possible

qu’en Hollande ou en Suisse ; il rêve bien plutôt, comme

Voltaire, « d’un despote éclairé ». L’Encyclopédie, qui les reflète

assez bien, est, si l’on veut, audacieuse. Elle est nettement

contre la monarchie de droit divin. Elle proclame, au grand

scandale du Journal de Trévoux, les droits des sujets. Elle

demande qu’on restreigne les privilèges, qu’on assure la liberté

civile. Elle souhaite une constitution. Mais elle « n’approuve pas

du tout dans un État la chimère de l’égalité absolue » ; elle

affirme que si un petit État doit être républicain, « le législateur

donnera le gouvernement d’un seul aux États d’une certaine

étendue ».

Même lorsqu’il s’agit des idées qui leur sont les plus chères,

les philosophes font des distinctions et des réserves. Ils croient

que le seul instrument du progrès est l’intelligence et que c’est

un instrument infaillible. Ils devraient donc avoir demandé la

diffusion de l’instruction. Or, au XVIIIe siècle, c’est l’Église qui

travaille à multiplier les écoles primaires et qui d’ailleurs y

réussit. Ni Voltaire, ni d’Holbach, ni Diderot, ni Louis Sébastien

Mercier, ni Rousseau bien entendu, ni dix autres n’ont demandé

« l’égalité devant l’instruction ». Ils ont cru qu’elle était,

pratiquement, impossible et dangereuse, et c’est le procureur

philosophe La Chalotais qui résume leur opinion dans son Essai

d’éducation nationale : « Le bien de la société demande que les

La pensée française au XVIIIe siècle

138

Page 139: La pensée française au xvii ie siècle

connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses

occupations ».

Ils se sont donc attachés non pas du tout à des révolutions ni

même à des réformes profondes, mais à la suppression de

quelques abus si criants qu’il n’y avait plus personne pour les

défendre, sinon les intéressés. Liberté individuelle et civile,

liberté de conscience, liberté de parler et d’écrire, égalité relative

devant l’impôt, abolition des droits féodaux qui subsistaient,

liberté du commerce et de l’industrie, réforme de la justice,

suppression de la vénalité des charges, c’est le programme de

Voltaire, de Diderot, de l’Encyclopédie, de d’Holbach. Celui de

Mably ou de Condorcet n’est pas, avant la Révolution, beaucoup

plus audacieux ; il insiste seulement davantage sur les droits des

citoyens et la nécessité de les proclamer. Tout cela pouvait se

faire sans bouleversement et, quand le bouleversement est

venu, ceux des philosophes qui survivaient ont été stupéfaits,

puis scandalisés. Restif de la Bretonne, L.-S. Mercier, Raynal,

Marmontel, Brissot même ne comprennent pas. « Les

philosophes, conclut Morellet, n’ont voulu ni faire tout ce qu’on a

fait, ni l’exécuter par tous les moyens qu’on a pris, ni l’achever

en aussi peu de temps qu’on y en a mis ». Aucun de ses

compagnons de l’Encyclopédie ne l’aurait démenti. Peu importe

dira-t-on ; les révolutionnaires ont tiré des œuvres

encyclopédistes les conséquences qu’ils n’y avaient pas vues,

mais qui s’en dégageaient nécessairement. C’est jouer sur le mot

nécessaire. La pensée des philosophes était justement qu’on ne

peut pas passer de la théorie à la pratique sans surveiller,

La pensée française au XVIIIe siècle

139

Page 140: La pensée française au xvii ie siècle

réviser, adapter la théorie. On ne pouvait être vraiment leur

disciple qu’en restant fidèle à cet esprit.

@

La pensée française au XVIIIe siècle

140

Page 141: La pensée française au xvii ie siècle

QUATRIÈME PARTIE

LA PHILOSOPHIE

ET LA LITTÉRATURE DU

SENTIMENT

La pensée française au XVIIIe siècle

141

Page 142: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE PREMIER

LA PHILOSOPHIE

@

NOTICE HISTORIQUE : Jean-Jacques Rousseau naquit à Genève en

1712. Mal élevé, apprenti greffier, puis apprenti graveur, il quitta

Genève un beau jour (1728) pour se convertir au catholicisme. Il fut

recueilli par une convertisseuse d’Annecy, Mme de Warens, chez qui il

vécut, en tentant divers métiers et en faisant quelques fugues jusqu’en

1740. L’époque la plus heureuse de sa vie auprès de Mme de Warens

fut, dit-il, les séjours qu’il fit, de 1738 à 1740, dans une petite

propriété des environs de Chambéry, louée par sa protectrice, les

Charmettes. Mais Mme de Warens, inconstante, s’était engouée d’un

nouveau protégé et Jean-Jacques se décida à partir pour Paris.

Il y tenta le métier d’homme de lettres, se lia avec Marivaux,

Fontenelle, Diderot et fut nommé secrétaire de l’ambassadeur à

Venise, M. de Montaigu ; il se brouilla avec lui et revint en France en

1744. Il entra alors comme secrétaire chez la femme d’un financier,

Mme Dupin. En 1750 il prit part à un concours de l’Académie de Dijon

sur la question « Si le rétablissement des sciences et des arts a

contribué à épurer les mœurs ». Son Discours, qui concluait par la

négative, fut couronné et Rousseau devint brusquement célèbre. Il

concourut à nouveau sur la question de l’Origine et les fondements de

l’inégalité parmi les hommes (1754). Après un voyage à Genève, où il

revint au protestantisme et reprit sa qualité de citoyen, il se retire en

1756 dans une maisonnette de la vallée de Montmorency, l’Ermitage,

prêtée par son amie, Mme d’Épinay. Il se brouille avec elle et se

réfugie à Montmorency, puis dans une dépendance du château du

maréchal de Luxembourg. Il publie sa Lettre à d’Alembert sur les

spectacles (1758), le roman de La Nouvelle Héloïse (1761), Émile ou

La pensée française au XVIIIe siècle

142

Page 143: La pensée française au xvii ie siècle

de l’éducation (1762), le Contrat social (1762). L’Émile est condamné

et Rousseau doit s’enfuir pour échapper à l’emprisonnement. Chassé

tour à tour d’Yverdon en Suisse, de Motiers près de Neuchâtel, de l’Ile

Saint-Pierre dans le lac de Bienne, il accepte l’hospitalité offerte en

Angleterre par le philosophe Hume. Mais il se brouille violemment avec

lui, revient en France où il erre quelque temps en proie à une demi-

folie de persécution et revient enfin à Paris (1770). En 1778 il accepte

l’hospitalité que le marquis de Girardin lui offrait dans son parc

d’Ermenonville. Il y mourut la même année. On publia Les

Confessions, les dialogues Rousseau, juge de Jean-Jacques et les

Rêveries du promeneur solitaire de 1781 à 1790.

Bernardin de Saint-Pierre naît au Havre, en 1737. Ingénieur

surnuméraire des armées, il est révoqué et parcourt la Hollande, la

Russie, la Pologne, l’Allemagne à la recherche d’une place et en ne

rencontrant que des aventures amoureuses. Après un voyage à l’Ile de

France (1768) il rentre en France où il vit d’expédients. Le succès des

Études de la nature (1784) lui donna la gloire et l’argent. Il publie

successivement Paul et Virginie (1787), La Chaumière indienne

(1790), un ouvrage politique, Les Vœux d’un solitaire (1790). Il

mourut en 1814.

@

Les origines. — Même au XVIIe siècle la philosophie, la

littérature et la vie n’ont pas été tout entières dirigées par la

raison et les idées claires. C’est très évident pour la vie. Si les

héros de Corneille veulent toujours ce que leur raison décide et

peuvent toujours ce qu’ils veulent, si les héros de Racine en

s’abandonnant à leurs passions connaissent clairement leur

faiblesse et l’abîme où elle les conduit, nous savons par les

mémoires et par des centaines de documents que les instincts

gardent dans la vie réelle leur puissance aveugle et les passions

La pensée française au XVIIIe siècle

143

Page 144: La pensée française au xvii ie siècle

leurs déchaînements confus. Mais la philosophie cartésienne elle-

même rencontra tout de suite des obstacles. Elle fondait la

philosophie et la vie sur le raisonnement ; exercer sa pensée,

c’était pratiquer une logique intellectuelle. On pouvait concevoir

une autre philosophie ou tout au moins une autre direction de la

vie, et on n’y a pas manqué.

Ces réactions contre la souveraineté de la raison sont venues

de deux côtés opposés, du côté de la religion et du côté du

libertinage. Un Bossuet, un Bourdaloue ne doutent pas qu’ils ne

puissent nous donner une idée claire de la religion : croire, c’est

croire avec toute sa raison. Suivre sa religion, c’est faire acte de

sagesse réfléchie. Mais il y avait dans la foi religieuse, ou il

pouvait y avoir autre chose : l’élan du cœur, l’amour. On croit à

son Dieu, on se donne à lui parce qu’on l’aime et non pas parce

qu’on a réfléchi qu’il était le vrai Dieu. Cette forme mystique de

la piété, cette religion du cœur enfonce de plus en plus, dans le

XVIIe siècle même, des racines puissantes. La direction des

pensées et des cœurs religieux n’est pas tout entière aux mains

de ceux qui veulent une religion raisonnable ; elle appartient très

souvent à des chefs mystiques qui s’embarrassent fort peu des

idées claires et distinctes et à qui il suffit de croire et d’enseigner

avec une ardeur brûlante et un pathétique émouvant. Saint

François de Sales est peut-être le véritable guide spirituel du

XVIIe siècle ; et il conduit « Timothée » par les voies de l’amour

et de l’extase plutôt que par celles de la sagesse et de la

réflexion. Encore est-il un mystique tempéré, qui garde dans ses

ferveurs les plus vives cette mesure et ce bon sens d’expression

La pensée française au XVIIIe siècle

144

Page 145: La pensée française au xvii ie siècle

qui font de lui comme un mystique classique. Mais il y a bien

d’autres écoles mystiques, qui ne se sont pas souciées d’être de

la philosophie ni de la littérature, dont les chefs n’ont pas laissé

leur nom dans la mémoire des hommes, et qui pourtant ont

conquis des foules. On se souvient surtout de l’une d’entre elles

parce qu’elle a suscité une querelle violente entre des évêques

illustres : c’est celle du Quiétisme. Quelle que soit la valeur ou

l’erreur religieuse du Quiétisme, il peut suffire à nous faire

comprendre l’opposition profonde qui se creuse, pour des

hommes de génie et pour ceux qui les suivent, entre les raisons

du cœur et les raisons de la raison.

Le Quiétisme a été prêché par Mme Guyon. Peu importerait

son aventure, parmi dix autres aventures mystiques du XVIIe

siècle, si elle n’avait pas conquis Fénelon. Épuré par Fénelon,

débarrassé de ses naïvetés et de ses extravagances

d’expression, le Quiétisme est la religion du « pur amour ». On

croit à son Dieu et on le sert non pas parce qu’il est vrai, bon,

juste, non pas parce qu’on espère de lui la vie éternelle, mais

simplement parce qu’on l’aime ; et on l’aimerait de même si l’on

avait la certitude d’être damné. Une pareille foi n’a même pas

besoin de dogmes, de pratiques pieuses, ni même de prières

traduites en paroles. Elle est une extase, une communion. Dès

lors l’intelligence et la réflexion ne sont pas seulement inutiles ;

elles risquent d’être dangereuses. Il faut, et ce sont les

expressions de Fénelon, se faire « une âme de petit enfant »,

réduire la pensée à une confiance instinctive, la vie intérieure à

un abandon. Le progrès moral n’est pas dans un

La pensée française au XVIIIe siècle

145

Page 146: La pensée française au xvii ie siècle

perfectionnement, mais dans un engourdissement de l’esprit.

Mme Guyon fut condamnée ; Fénelon se soumit. Mais d’autres

écoles mystiques apparurent, en même temps.

Les libertins du XVIIe siècle n’étaient assurément pas des

mystiques et les plaisirs qu’ils cherchaient étaient autre chose

que des « oraisons mentales ». Ils avaient toutefois une morale

ou tout au moins le désir d’une direction. Ils n’ignoraient pas que

la « bonne nature » en leur faisant prendre plaisir à vider les

pots ne leur donnait pas cette morale. Mais en « suivant ses

lois », ils pouvaient, comme La Fontaine, se réjouir d’un beau

ciel, d’un beau livre, d’un beau tableau, d’une belle rêverie, voire

d’un joli visage ; ces plaisirs-là n’étaient pas défendus ; ils

étaient même sans doute bienfaisants. Surtout les libertins

n’avaient ni à se raisonner, ni à se contraindre pour aimer

chèrement leurs amis, pour avoir pitié d’un malheureux, pour

prendre plaisir à être secourable, généreux, fidèle. Cette morale

de la nature n’était pas un raisonnement ni l’obéissance à une

règle ; elle était un sentiment. Et ce sentiment pouvait avoir

raison, même contre la raison. Ainsi toute la vie, depuis les

plaisirs de l’art jusqu’à ceux de l’amitié et de la tendresse,

pouvait obéir à des forces que l’intelligence ne peut guère

justifier, mais qui sont aussi légitimes que les raisons de la

raison. Cette morale et cette philosophie du cœur sont déjà plus

ou moins clairement chez une Mme Deshoulières ou une Ninon

de Lanclos ou un Molière ou un La Fontaine. Elles se précisent

chez un Saint-Evremond ou un marquis de Lassay. Même, vers la

fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle, s’ébauche

La pensée française au XVIIIe siècle

146

Page 147: La pensée française au xvii ie siècle

une sorte de morale romantique, celle qui fait de la profondeur

de la passion la justification de la passion. Aimer « avec fureur »,

« avec désespoir », peut être une admirable chose, malgré la

faute, malgré les lois divines et humaines, lorsque l’amour est le

don total de soi et l’ardeur du sacrifice. On lit et on relit deux

exemples d’un tel amour, ce sont les Lettres d’Héloïse et

d’Abélard et les Lettres d’une religieuse portugaise. Et les Lettres

portugaises ont une dizaine d’éditions au moins ; il y a plus de

50 éditions, adaptations ou interprétations des Lettres d’Héloïse.

Les « forces du sentiment » interviennent également dans les

discussions et les doctrines littéraires. On les ignore

systématiquement à l’époque classique ou du moins on n’y fait

que des allusions rapides. Fénelon, sans en faire la théorie, croit

en elles. Quand il lui faut, dans la Lettre à l’Académie, choisir

entre les anciens et les modernes, il ne donne guère de raisons

en faveur des anciens ; il se contente de nous dire, ou à peu

près : « Je les aime » et de les citer pour nous dire : « Voyez

comme j’ai raison de les aimer ». Cette « critique du sentiment »

n’a pas tout de suite fait fortune. Elle n’est pas celle de ceux qui

régentent alors l’opinion littéraire, de Fontenelle ou de La Motte.

Mais elle s’insinue pourtant. C’est elle au fond que Marivaux

défend lorsqu’il fait, avec esprit, mais avec une conviction

profonde, la théorie du « je ne sais quoi ». A des pages

élégantes ou à des boutades, les Réflexions sur la poésie et la

peinture, de l’abbé Dubos (1719), substituent une démonstration

appliquée et copieuse : « la voie de la discussion n’est pas aussi

bonne pour connaître le mérite des vers et des tableaux que

La pensée française au XVIIIe siècle

147

Page 148: La pensée française au xvii ie siècle

celle du sentiment ». Et le sentiment n’est pas le fait des gens de

métier et des pédants. Leur sensibilité « est usée », leur cœur

« contracte un calus de la même manière que les pieds et les

mains en contractent ».

@

Jean-Jacques Rousseau. — J.-J. Rousseau n’a donc pas

inventé de toutes pièces la philosophie du sentiment. Quand il

parle du goût et de la critique il n’ajoute pas grand’chose à ce

qu’il avait lu dans Dubos, dans Levesque de Pouilly, dans le P.

André. C’est lui pourtant qui a fait du sentiment non pas un

chapitre ou un aspect de la philosophie, mais une philosophie

nouvelle dressée contre la philosophie rationaliste. C’est lui qui a

dit : « ceci doit tuer cela » ; c’est lui qui a fait la profondeur et le

retentissement de la doctrine. Ni Voltaire, ni Helvétius, ni

Diderot, ni Condorcet ne résument, pris à part, la philosophie

rationaliste ou réaliste. Rousseau peut résumer celle du

sentiment.

Il ne l’a pas découverte tout d’un coup. En quittant les

Charmettes, quand il vient à Paris, c’est avec l’ambition de

pousser sa fortune comme les autres, en étant « bel esprit » et

« philosophe » selon la mode. C’est avec des philosophes qu’il se

lie, avec Mably, Condillac, Diderot. C’est Voltaire qu’il admire. Et

ce sont des maisons « philosophiques » qu’il fréquente et qui le

protègent : celles de Mme Dupin, de Mme d’Épinay, de M. de la

Pouplinière. Ses convictions ou ses indifférences, sa morale ou

son immoralité sont philosophiques. Il est le collaborateur de

l’Encyclopédie. Même lorsqu’il écrit le Discours sur les sciences et

La pensée française au XVIIIe siècle

148

Page 149: La pensée française au xvii ie siècle

les arts ou celui sur les origines de l’inégalité parmi les hommes,

il n’a pas du tout, pour le premier, et il a très peu pour le second,

l’impression qu’il se sépare des philosophes. Il raisonne sur les

progrès de l’intelligence ou sur la propriété comme un

philosophe pouvait en raisonner, avec de la logique, des faits

d’histoire, d’histoire naturelle, de voyages. Ses conclusions

mêmes intéressent les philosophes sans les scandaliser. Il y avait

longtemps qu’on réfléchissait sur les sauvages et la vie primitive

et qu’on les croyait heureux. Il y avait longtemps qu’on discutait

par raisons raisonnantes des bienfaits ou des méfaits du théâtre,

des romans, du luxe ou même des académies. Rousseau était

plus éloquent, plus tranchant que les autres ; mais d’autres,

dont parfois même l’Encyclopédie, avaient assez souvent conclu

comme lui.

Seulement, ce qui n’était encore pour Rousseau qu’un

enthousiasme intellectuel devint peu à peu une conviction

profonde, un besoin, une règle de vie. Il n’était pas bel esprit

parce qu’il ne savait pas ou croyait ne pas savoir plaire ; il n’était

pas philosophe parce qu’il n’éprouvait aucun plaisir réel à

analyser des idées et construire des systèmes. L’exercice de la

raison était pour lui une activité laborieuse et non pas une

activité agréable. Bien mieux, il crut s’apercevoir que cette

activité était non seulement inutile, mais encore dangereuse. En

apprenant à raisonner, en raisonnant avec talent, il avait conquis

la réputation. Mais il n’était ni meilleur, ni même plus heureux. Il

était même mauvais ; il avait mis ses enfants aux Enfants

trouvés ; et il n’était pas heureux. Toutes les occupations de son

La pensée française au XVIIIe siècle

149

Page 150: La pensée française au xvii ie siècle

esprit laissaient son cœur vide. Il en conclut que ses raisons de

vivre, que sa règle étaient non pas dans sa raison, mais dans

son cœur.

Il se résolut donc à vivre « selon son cœur ». C’est-à-dire

qu’il renonça au monde, à toute apparence de luxe, à la société

même des philosophes et sinon à la pensée, du moins à presque

tous les livres. Il s’enferma dans la solitude de l’Ermitage, puis

de Montlouis et de Montmorency. Il se mit à rêver, non à

raisonner, à contempler, non à discuter, à « laisser parler son

cœur » et non pas sa logique. A la réalité de sa vie solitaire et

rustique, au murmure des ruisseaux d’avril, à la fraîcheur des

pervenches, aux parfums de la fleur d’orange du château de

Montmorency, il voulut ajouter son « siècle d’or », son

« Empyrée » ; il se construisit un monde où le bonheur et la

sagesse n’eussent rien de commun avec ceux des « sages de la

terre » et « selon le monde ». Ces vrais sages, ignorants de la

« philosophie », dédaigneux de la raison, appuyés sur des

certitudes à la fois plus consolantes et plus sûres, ce sont la Julie

et le Saint-Preux de la Nouvelle Héloïse, c’est le précepteur et le

Vicaire Savoyard de l’Émile.

Certes ils ne se croient pas à l’abri de l’erreur et des fautes.

Leur cœur les entraîne ; ils sont coupables selon le monde, et, si

l’on veut, ils sont coupables. Julie devient la maîtresse de Saint-

Preux et le Vicaire a eu ses faiblesses. Mais la raison des

philosophes n’est assurément pas un meilleur guide. Elle n’a que

des excuses pour des fautes infiniment plus graves que celles de

Julie et de Saint-Preux ; elle s’amuse de l’adultère quand elle ne

La pensée française au XVIIIe siècle

150

Page 151: La pensée française au xvii ie siècle

le justifie pas. Et elle n’offre à qui cherche une règle de vie que

des ironies cyniques et des négations désespérées. Certes on

peut vivre en honnête homme tout en étant sceptique et

philosophe. Rousseau le croit ou essaie de le croire quelques

mois encore. Le M. de Wolmar de la Nouvelle Héloïse pratique

toutes les vertus humaines ; et il fait le bonheur de Julie.

Pourtant il ne croit point en Dieu. Mais Rousseau se persuade

très vite qu’une pareille sagesse ou bien n’est qu’une affectation

menteuse ou bien ramène invinciblement à ce que nient les

philosophes. Le scepticisme de M. de Wolmar se heurte au

désespoir, à la mort de celle qu’il aime. Il faut qu’il sombre dans

l’horreur ou qu’il se renonce. M. de Wolmar à la fin du roman est

donc sur le seuil de la conversion. Il revient à la religion ou

plutôt à la philosophie religieuse de Julie et de Saint-Preux.

Cette philosophie, Julie et Saint-Preux l’exposent à travers

leur roman d’amour et de résignation. Plus méthodiquement, le

Vicaire Savoyard la démontre, longuement. Les raisonnements

de la philosophie — et non pas seulement celle des livres, mais

celle d’après boire et celle des bavardages de salon — expliquent

l’âme par les propriétés du corps, du cerveau, des nerfs ; le

corps lui-même n’est qu’une forme de la matière vivante ; et la

matière vivante n’est qu’un des aspects de la matière, seule

réalité de l’univers. Cette conclusion détruit l’âme, la liberté, la

vertu, c’est-à-dire toute raison de vivre. Heureusement il est

facile de montrer que ces raisonnements sont des paradoxes,

cette logique une suite d’illogismes. On peut se donner la peine,

comme Rousseau dans la Profession de foi, de le démontrer. Mais

La pensée française au XVIIIe siècle

151

Page 152: La pensée française au xvii ie siècle

la peine est inutile. Si nous sommes sincères avec nous-mêmes,

si nous ne sommes pas aveuglés par l’esprit de parti, nous

sentirons que, même si les raisonnements des philosophes

étaient impeccables, ils ne nous convaincraient pas. « Une voix

s’élève en nous » que rien ne saurait faire taire, dont les

enseignements sont nets, impérieux, décisifs. C’est la

conscience, « instinct divin ». Par elle je sens, sans que rien

puisse prévaloir contre ce sentiment, que je suis libre de faire le

bien ou de commettre le mal, qu’il y aura pour mon âme

immortelle une récompense du bien, une punition du mal, de la

part d’un Dieu d’ailleurs pitoyable et paternel.

Voilà les vérités et la démonstration qui suffisent. Rousseau,

en effet, ne l’a pas présentée seulement comme une

exhortation, mais encore comme une véritable philosophie. Et

cette philosophie applique des méthodes qui n’ont rien de

commun avec celles des soi-disant philosophes. Les vérités de

Julie, de Wolmar ou du Vicaire Savoyard sont vraies parce

qu’elles ont pour elles l’adhésion invincible du sentiment, comme

les axiomes de la géométrie ou le « je pense, donc je suis » de

Descartes ont pour eux l’adhésion nécessaire de la raison. Mais

elles sont vraies aussi par une autre preuve : elles sont

efficaces ; elles sont les seules efficaces. Que valent pour la vie

de Saint-Preux, de Julie, de M. de Wolmar, que vaudraient pour

Émile les philosophies raisonnables ? Rien du tout. M. de Wolmar

reconnaît qu’il pratique la justice et la bonté, malgré ses

doctrines ou tout au moins sans elles. Si Julie et Saint-Preux

suivaient les maximes philosophiques, ils seraient adultères.

La pensée française au XVIIIe siècle

152

Page 153: La pensée française au xvii ie siècle

Sans doute ils ne pourraient pas démontrer par théorèmes

géométriques qu’ils ont raison de ne pas l’être et de préférer le

rachat à l’obstination dans la faute, une honnêteté héroïque au

vice satisfait. Mais ils sentent que ce sont leurs principes

indémontrés qui donnent à leur vie son prix. Comme le

philosophe qui prouvait le mouvement en marchant, ils

démontrent leurs certitudes morales par la dignité et la

bienfaisance de leur vie. C’est aux fruits qu’il faut juger l’arbre.

Les fruits philosophiques sont amers et empoisonnés ; ils sont

mauvais, ils sont faux. Les fruits de la « conscience » et du

« sentiment » sont vivifiants, ils sont vrais.

@

L’influence de la doctrine. — Ce n’était pas là seulement

une doctrine nouvelle, une sorte de « pragmatisme ». C’était une

doctrine de bataille. Rousseau ne se contentait pas de réfuter

des raisonnements, d’opposer discussion à discussion. Il

attaquait des hommes ; il les vouait au mépris. Longtemps on

l’avait confondu avec les Encyclopédistes, avec les mauvais

philosophes, avec les « Cacouacs ». La comédie des Philosophes

de Palissot le jouait aussi méchamment que Diderot ou

Helvétius. Mais il se séparait d’eux ; il s’isolait dans les bois ; on

ne le voyait plus dans les salons. Puis il se brouillait violemment

avec Voltaire, Diderot, Grimm, Mme d’Épinay, d’Holbach. L’Émile

consommait la rupture. La Nouvelle Héloïse faisait encore de

Wolmar un philosophe inconséquent, mais sympathique. La

Profession de foi démontre expressément au contraire que les

philosophes sont les ennemis du genre humain. Évidemment elle

La pensée française au XVIIIe siècle

153

Page 154: La pensée française au xvii ie siècle

ne faisait pas de Jean-Jacques un défenseur de l’Église et le

vengeur de la tradition. Elle suscita de la part de l’autorité des

mesures plus violentes que les œuvres de Voltaire ou

d’Helvétius. Rousseau chassé de France, chassé de Genève,

chassé d’Yverdon, chassé de Motiers, chassé de l’Ile Saint-Pierre,

fut réduit à la vie errante du persécuté. Pourtant, sans qu’on s’en

doutât clairement, la philosophie du sentiment allait renouveler

la philosophie religieuse et créer une philosophie.

Contre les libertins, puis les philosophes, les défenseurs de

l’Église s’étaient servi des méthodes philosophiques. Aux

démonstrations ils opposaient des démonstrations ; à des

arguments de logique d’autres arguments de logique. Ils en

appelaient d’une raison faussée à une raison droite. Mais la

raison des philosophes avait pour elle la nouveauté, la clarté (au

moins apparente), le talent. Les défenseurs de la tradition

n’avaient pas de talent. Ils s’entêtaient dans des argumentations

d’école, dans une scolastique ou une logique toute mêlée de

scolastique dont les esprits contemporains se détournaient

invinciblement. Ces argumentations comme les injures d’un

Journal de Trévoux, ou d’un Lefranc de Pompignan, sombraient

dans l’ennui ou le ridicule. Pour y échapper, l’apologétique

catholique tenta une méthode nouvelle, qui échoua et glissa vers

une autre qui réussit.

Celle qui échoua, ce fut la méthode voltairienne. On voulut

vaincre l’esprit par l’esprit, opposer l’ironie à l’ironie. L’avocat

Moreau écrit les Mémoires pour servir à l’histoire des Cacouacs,

l’abbé Barruel, les Helviennes ou Lettres provinciales

La pensée française au XVIIIe siècle

154

Page 155: La pensée française au xvii ie siècle

philosophiques (1781), l’abbé Deller, un Catéchisme

philosophique (1773), où ils badinent sur les sottises et les

ridicules de la philosophie. Les badinages ne valaient rien. Il ne

suffit pas d’être sincère pour avoir l’esprit de Voltaire ou la verve

de Diderot. Mais il peut suffire d’être sincère et vraiment ému

pour émouvoir et du moins pour ne pas ennuyer. Rousseau, en

« parlant au cœur », révéla à ceux qui voulaient écrire de la foi

et de la piété qu’au lieu de chercher à démontrer il pouvait leur

suffire de toucher. Assurément on n’établit pas ainsi une

philosophie strictement catholique ni même chrétienne. Les

« douceurs » et les « beautés » de la religion ne sont pas les

formules précises des dogmes et des commandements. Et la

religion du cœur fut prêchée par toutes sortes de disciples qui

n’étaient que des « déistes » et non pas des chrétiens. Mais du

moins ces déistes et ces chrétiens ne s’opposaient plus ; ils

communiaient dans les mêmes contemplations et les mêmes

effusions. La « religion naturelle » n’était plus une sorte de

condescendance philosophique, une abstraction raisonneuse. Elle

devenait un élan du cœur, un sentiment d’amour et de présence

où les croyants, les demi-croyants et les incroyants même

pouvaient s’unir ou du moins ne pas se combattre. La

philosophie avait dressé contre la religion la formule du tout ou

rien : si vous ne croyez pas qu’en elle tout est vrai, vous êtes

contre elle, avec les philosophes. Rousseau crée au contraire,

entre la stricte orthodoxie et la négation philosophique, la

religiosité. Et la religiosité fut la pente par où l’on revint souvent

à la religion.

La pensée française au XVIIIe siècle

155

Page 156: La pensée française au xvii ie siècle

Il serait long de suivre tous les noms, toutes les œuvres où

les cœurs « s’élèvent vers Dieu », où l’on « inédite sur sa

bonté », où l’âme « s’emplit du sentiment de sa grandeur », où

les « consciences révèlent son saint nom ». Il faudrait énumérer

des sermons de prêtres, des odes et des élégies, des brochures

et des manuels de piété, des contes moraux et des romans, les

témoignages des mémoires, des journaux, des correspondances.

On y rencontrerait l’officier Seguier de Saint-Brisson, le poète

Léonard, les romanciers La Dixmerie, Durosoy, Sabatier de

Castres, Mme Leprince de Beaumont, le ministre Necker, l’abbé

Gérard et ce livre du Comte de Valmont ou les égarements de la

raison qui fut l’apologie chrétienne la plus lue à la fin du XVIIIe

siècle, et vingt autres. On peut s’en tenir à Bernardin de Saint-

Pierre dont l’œuvre les résume excellemment.

Elle les résume d’abord par quelques sottises. Rousseau

aurait volontiers réduit la religion à murmurer « ô grand Être ! ô

grand Être ! » et à s’extasier sur les bontés de la Providence.

Bernardin de Saint-Pierre, en même temps que quelques autres,

a poussé l’extase jusqu’à des conclusions demeurées célèbres.

La Providence a témoigné, selon lui, ses bontés en donnant au

melon des côtes pour qu’il fût plus aisé de le manger en famille.

Ces considérations, ces Études de la nature, ne sont pas

scientifiques selon la science des géomètres et des philosophes.

Mais Bernardin de Saint-Pierre dédaigne cette science ; elle est

mensongère et elle est nuisible ; et elle est mensongère parce

qu’elle est nuisible. Il donne de ce « pragmatisme » les formules

les plus nettes et les plus brutales : « Il faut d’abord chercher la

La pensée française au XVIIIe siècle

156

Page 157: La pensée française au xvii ie siècle

vérité avec son cœur, et non avec son esprit. — L’esprit n’a point

de science, si le cœur n’en a la conscience. — La science nous a

mené par des routes séduisantes à un terme aussi effrayant. Elle

traîne à la suite de ses recherches ambitieuses cette malédiction

ancienne prononcée contre le premier qui osa manger du fruit de

son arbre ». Les Études et leurs formules eurent le plus éclatant

succès. Du jour au lendemain Bernardin de Saint-Pierre fut

célèbre. Ses démonstrations, c’étaient des « harmonies », des

harmonies physiques et des harmonies morales, des

« charmes » et des « douceurs », des mélancolies et des

rêveries, des tableaux colorés et des tableaux pathétiques.

Assurément Paul et Virginie, qui vint ensuite, ne prouvait pas

que la concorde, le dévouement, la tendresse naissent dans les

cœurs que n’égarent pas les mensonges des villes, comme les

fleurs sur les bords des ruisseaux. La religion et la morale de

Paul et de Virginie ou de leurs parents étaient peintes et non

prouvées. Mais on voulait justement des peintures et non plus

des démonstrations. Qu’importaient les arguments de Voltaire, la

critique des Évangiles et les méfaits du fanatisme lorsqu’on était

touché, entraîné, convaincu ! On pleurait, et l’on croyait,

lorsqu’on lisait la prière au bord des flots : « J’aperçus une

troupe de jeunes paysannes, jolies comme le sont la plupart des

Cauchoises, qui sortaient de la ville avec leurs longues coiffures

blanches que le vent faisait voltiger autour de leur visage... Une

d’entre elles se tenait à l’écart, triste et rêveuse... Elle

s’approcha d’un grand calvaire qui est au milieu de la jetée, tira

quelque argent de sa poche, le mit dans le tronc qui était au

pied, puis elle s’agenouilla et fit sa prière, les mains jointes et les

La pensée française au XVIIIe siècle

157

Page 158: La pensée française au xvii ie siècle

yeux levés au ciel. Les vagues qui assourdissaient en brisant sur

la côte, le vent qui agitait les grosses lanternes du crucifix, le

danger sur la mer, la confiance dans le ciel, donnaient à l’amour

de cette pauvre paysanne une « étendue et une majesté que le

palais des grands ne saurait donner à leurs passions ».

@

La pensée française au XVIIIe siècle

158

Page 159: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE II

LA LITTÉRATURE ET LA MORALE DU SENTIMENT.LA VIE

@

Rousseau et les délices du sentiment. — Bien entendu la

philosophie du cœur de Rousseau avait pour conséquence une

morale. La conscience ne révèle pas seulement, avec une

certitude rigoureuse, Dieu, la Providence et l’immortalité de

l’âme. Elle nous fait connaître, par la même intuition décisive, ce

qui est bien et ce qui est mal. Non pas, sans doute, les

exigences compliquées de la morale sociale qui sont souvent

inutiles ou immorales, mais ce qui suffit pour que la vie soit

droite et féconde : ne pas faire de tort, ne pas tromper, avoir

pitié, s’entr’aider. Pour ceux que n’intéressaient pas ou que

scandalisaient les propos un peu copieux du Vicaire Savoyard la

démonstration ou plutôt le tableau de cette morale intuitive et

bienfaisante était fait tout au long dans La Nouvelle Héloïse.

Même s’ils ne parlaient pas de la prière, de la Providence, ni de

morale, Julie et Saint-Preux nous donneraient des règles de vie.

Leur destinée n’est pas seulement pathétique ; Rousseau veut

qu’elle soit un modèle. Philosophie, morale, littérature sont donc

liées étroitement chez lui. Mais on a cru souvent, au XVIIIe

siècle, à la morale de Rousseau ou à une morale analogue sans

accepter sa philosophie générale. On a enseigné et pratiqué

cette morale sans s’occuper le moins du monde de principes et

La pensée française au XVIIIe siècle

159

Page 160: La pensée française au xvii ie siècle

de philosophie. Dans l’ensemble, on organise une morale

littéraire et pratique beaucoup plus qu’une morale systématique.

Le principe de cette morale est qu’on ne raisonne pas sur la

morale, on la sent. Elle n’est pas affaire de raisonnement, mais

d’émotion. Et notre force pour lui obéir ne vient pas d’une

volonté réfléchie, d’un effort calculé, mais d’un élan instinctif,

d’un besoin du cœur. Même, faire le bien par volonté, suivre la

morale par obéissance, c’est s’astreindre à une discipline

pénible, c’est « faire effort » et c’est souffrir. Or, il n’est pas

nécessaire que la morale soit un sacrifice. Elle n’est, dans les cas

les plus cruels, que le sacrifice le moins pénible. Saint-Preux et

Julie souffrent amèrement de renoncer l’un à l’autre ; mais ils

souffriraient plus encore de jeter les parents de Julie dans le

désespoir. Très souvent même l’accomplissement du devoir

devient au lieu d’un sacrifice une joie profonde ; on se dévoue

parce qu’on aime ; on est généreux parce que le cœur s’émeut.

Et il y a dans les émotions de l’amour et de la générosité le

paiement de notre sacrifice. Cette conception de la morale et de

la vertu n’était pas tout à fait nouvelle. Elle est déjà dans

Vauvenargues qui entend d’ailleurs par sentiment non les

émotions romanesques et les troubles du cœur, mais les

passions des âmes fortes. Elle est dans Les Mœurs de Toussaint :

« L’amour seul peut nous rendre fidèle à nos devoirs ». Elle est

impliquée dans la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée.

Ses héros ont raison lorsqu’ils sont touchants ; nous les

approuvons dès que notre cœur nous fait leur complice. Elle se

glisse même dans les romans, bien avant La Nouvelle Héloïse.

La pensée française au XVIIIe siècle

160

Page 161: La pensée française au xvii ie siècle

Pourtant ces enthousiasmes, avant 1760, sont encore dispersés,

ou ils sont mesurés. C’est bien Rousseau qui a donné à la morale

du sentiment la forme qui, au XVIIIe siècle, tend à triompher.

Avant Rousseau on fait au sentiment sa part. Il n’est plus un

principe d’erreur ou de faiblesse ; il est une des formes légitimes

de la vie. Mais il n’est pas l’essentiel de la vie ou du moins il n’en

est pas le seul guide. Quand il envahit toute l’âme et domine

toute la destinée, c’est un accident qui est un sujet de roman ou

de drame et non pas un idéal. Pour Rousseau, au contraire, le

seul principe « actif » dans l’âme, c’est le sentiment ; le prix de

la vie se mesure à la part qu’y prend ce sentiment. Et plus il est

ardent, plus il est sûr ; plus il est exclusif, plus il est enviable. M.

de Wolmar a toutes les satisfactions de la « sagesse »

raisonnable ; il fait tout ce qu’il veut ; et tout ce qu’il veut est

juste et sensé. Tout cela n’est rien, pourtant, dès qu’il connaît

Julie. Ce sentiment, si sage qu’il demeure, si peu passionné,

l’emporte sur tout le passé de philosophie, sur toutes les joies de

la raison. Saint-Preux pourrait être philosophe ; il sait, comme

un autre, lire, observer, discuter. Mais toute philosophie ou

même toute activité pratique lui paraissent vaines. Il traverse les

salons parisiens ; il est initié par un pair d’Angleterre à la

politique ; il fait le tour du monde. Qu’importe ! Ni la science, ni

le gouvernement, ni le spectacle du monde ne valent une minute

de ses félicités avec Julie, une heure même de ses tourments

d’amour. Il ne reprendra de goût à vivre, il ne s’intéressera à sa

destinée et à la destinée que là où son cœur sera « pris », où il

sera question d’aimer, de se dévouer. Il goûtera le ménage

La pensée française au XVIIIe siècle

161

Page 162: La pensée française au xvii ie siècle

rustique du château de Wolmar parce que personne n’y vit pour

son plaisir, pour l’ambition, pour l’argent, mais pour le plaisir et

la prospérité des autres et de tous. C’est donc tout l’ordre de la

vie qu’il faut changer. Il ne faut plus dire : vivez pour apprendre

et comprendre ; ni : vivez pour obéir à l’ordre et à la règle ;

mais : vivez pour aimer, vous attacher, pour écouter la voix du

cœur. Par là même vous serez dans la règle et « vous n’aurez

plus rien à apprendre ».

@

Le fatal présent du ciel. — On voit aisément les

conséquences de la doctrine ; et on les a, depuis Rousseau et

surtout depuis le romantisme, copieusement dénoncées.

Rousseau devait d’ailleurs reconnaître lui-même, en écrivant ses

Lettres, ses Rêveries, ses Confessions qu’il y avait dans le cœur

et le sentiment des replis obscurs, des forces mystérieuses et

qu’elles pouvaient nourrir dans l’âme autre chose que la paix,

l’enthousiasme ou l’extase. Il sentait en lui un « mal

inexplicable », un « vide impossible à combler ». Saint-Preux, en

songeant à ses brèves délices et à ses longs tourments, accusait

le « fatal présent du ciel ». En un mot, il s’apercevait que la

faculté de sentir était la faculté de souffrir. Et la souffrance des

âmes sensibles pouvait aisément les conduire à l’inquiétude, au

désordre, au mal du siècle. On l’avait deviné et même dit avant

Rousseau. De ci, de là, des âmes tourmentées ou des romanciers

avaient peint les troubles délicieux et mortels des passions

ardentes. On « boit à longs traits leur poison ». En se servant à

l’avance des termes mêmes de Rousseau, on goûte leurs

La pensée française au XVIIIe siècle

162

Page 163: La pensée française au xvii ie siècle

« douceurs funestes », les « douleurs qui ont leurs charmes », la

« chère et délicieuse tristesse » et même le « fatal présent du

ciel ». Mais ni les Lettres d’une religieuse portugaise, ni Baculard

d’Arnaud, ni le chevalier de Mouhy, ni les autres n’avaient

vraiment conquis l’opinion. Rousseau, au contraire, avec sa

Nouvelle Héloïse, d’un seul coup, subjugua.

On s’arrache l’Héloïse. On passe les nuits à la lire. On la loue

douze sous l’heure et par volume. Dans la plus lointaine

province, à Vrès ou à Hennebont, on l’attend avec fièvre, on

s’afflige de n’en recevoir que des contrefaçons. Et l’on y puise,

avec les conseils que Rousseau avouait, ceux qu’il y mettait sans

le dire. Les hommes comme les femmes s’y repaissent

d’angoisses, s’y abreuvent de pleurs, se grisent du « plaisir de

sentir ». Le futur général baron Thiébault ne peut achever la

lecture sans crier, sans hurler « comme une bête ». Et tout en

pleurant on se persuade de ce qu’enseignent désormais les héros

et les héroïnes de vingt romanciers. La sensibilité est « un

souffle divin ». « O sensibilité, soupire celui-ci, c’est avec toi que

je veux vivre, heureux ou malheureux ». Aimer ne suffit plus à

cet autre et à dix autres. Il leur faut s’abîmer dans l’extase et

confondre l’extrême félicité et les affres d’une angoisse obscure.

« Jouir d’une telle félicité et y survivre... Est-ce bien là sentir ! ».

« O Dieu ! avec quelle âme m’as-tu fait naître... Mon amour

m’épouvante et je serais désespéré d’en guérir ! ». Ces

désespérés, qui cultivent leur misère et drapent leur vie dans

des voiles funèbres, se multiplient chez les romanciers, avant

Werther, trente ans avant Obermann et René.

La pensée française au XVIIIe siècle

163

Page 164: La pensée française au xvii ie siècle

Ce n’est pas d’ailleurs Rousseau qui est responsable, ou il

l’est à peine. Le mal de vivre et le pessimisme romantique ne

sont que suggérés dans ce qu’ont lu les contemporains, dans

l’Héloïse. Ils n’ont connu les Rêveries et les Confessions que de

1781 à 1790. Bien avant elles, des œuvres illustres ou copieuses

avaient prodigué les décors sépulcraux, chanté les sombres

prestiges de la mort et plaint, avec application, les tristes destins

de l’humanité. Déjà des héros de l’abbé Prévost, Cléveland et le

Patrice du Doyen de Killerine, traversent la vie en pliant sous le

poids d’une obscure fatalité. Malheureux, ils exaspèrent leur

souffrance en se repliant sur leur cœur ; heureux, ils

empoisonnent leur bonheur par le pressentiment des

lendemains. A partir de 1750, et surtout à partir de 1760, la

littérature « sombre » et la littérature « noire » ne sont plus un

goût, mais une mode et une passion. On traduit les Méditations

sur les tombeaux d’Hervey (1770) et l’Élégie sur un cimetière de

campagne de Gray (1768). Feutry publie son Temple de la mort

en 1753, et ses Tombeaux. L’un des livres les plus lus, les plus

commentés, les plus imités, c’est la traduction de ces Nuits

(1769) où le poète anglais Young enterre lui-même sa fille, à la

lueur tragique d’une lanterne, en méditant sur le mal de vivre.

Puis le « sombre » envahit la littérature, sans qu’on cite

d’ailleurs Rousseau, sans qu’on songe à justifier le genre par son

exemple ou par son œuvre. Baculard d’Arnaud le prodigue, avec

tout le reste des extases ou des frissons du cœur, dans Les

Délassements de l’homme sensible et Les Épreuves du

sentiment. Il se vante d’avoir inventé le drame « sombre » ; et

l’invention eut du succès. En 1776, on traduit le Werther de

La pensée française au XVIIIe siècle

164

Page 165: La pensée française au xvii ie siècle

Goethe ; et il eut, avant 1797, quinze traductions, adaptations

ou rééditions. Léonard, Loaisel de Tréogate commencent même à

faire de leurs romans la confidence des tourments passionnés de

leur propre cœur. L’écrivain, pour mieux souffrir, se jette en

pâture aux lecteurs. Tout le mal romantique entre dans le conte

et le roman.

@

Les délices de la vertu. — Mais ce mal n’était, pour les

romantiques du XVIIIe siècle, pour Rousseau, pour ses disciples

et pour les autres, qu’une erreur passagère, un accident sans

conséquences. Ils ont cru aux « charmes de la sensibilité » et

aux « délices du cœur », parce qu’ils ont été très persuadés

qu’ils étaient en même temps les charmes et les délices de la

vertu. Pour les romantiques du romantisme la sensibilité et la

passion étaient aussi, si l’on veut, une vertu, en ce sens qu’elles

étaient la seule vertu. Au-dessus des morales vulgaires et des

préjugés, la passion, souffle divin, se fait sa loi. Le devoir et elle

se confondent. Et lorsqu’elle entre en lutte avec des devoirs qui

la contredisent, ce sont les devoirs qui ont tort. Mais il n’y a

jamais rien eu de pareil chez nos romantiques du XVIIIe siècle.

Ils ont tous, qu’ils fussent ou non ses disciples, accepté les

certitudes de Rousseau. Or, dans cette Nouvelle Héloïse qui fut,

au XVIIIe siècle, comme la Bible du sentiment, lorsque la passion

se heurte à la vieille morale, à celle de toutes les sociétés depuis

la Bible, c’est la passion qui renonce ou qui lutte pour renoncer.

Saint-Preux et Julie pourraient être heureux, unis et mariés ; il

suffirait que Julie abandonne ses parents, dont un père égoïste

La pensée française au XVIIIe siècle

165

Page 166: La pensée française au xvii ie siècle

et tyrannique. Plus tard, ils pourraient tenter d’un autre bonheur,

de cet adultère qui était, dans la société aristocratique du siècle,

le grand accommodement entre le mariage imposé aux filles et

le droit de « laisser parler son cœur ». Mais pour que Julie reste

fidèle à ses devoirs de fille, Saint-Preux la quitte et tous deux se

résignent au mariage avec M. de Wolmar qui a la cinquantaine et

qu’elle n’aime pas. Au lieu de revenir vers Julie mariée, Saint-

Preux part pour le tour du monde. Et quand il retourne au

château de Wolmar, c’est pour admirer longuement la règle de

vie des châtelains ; règle inspirée tout entière des vertus et de

l’idéal les moins romantiques qui soient. On y vit non pour des

exaltations, mais pour la paix tranquille ou la résignation, non

pour des aventures, mais pour les travaux et les joies obscurs

que ramène sans cesse l’ordre alterné des saisons, non pour se

dresser contre l’univers, mais pour s’oublier soi-même en se

dévouant aux autres. La Nouvelle Héloïse en même temps que

l’hymne de la sensibilité est le poème des vertus de petits

bourgeois.

Or on a pris le même plaisir au poème qu’à l’hymne. La

meilleure preuve est que les lecteurs n’ont rien vu, le plus

souvent, de ce qu’il y avait de trouble et d’inquiétant dans la

morale de l’Héloïse : si Julie y meurt vertueuse, elle laisse

entendre qu’il était temps et qu’elle a bien fait de mourir. Des

philosophes comme Voltaire, Marmontel, La Harpe, Mme Necker,

ou des critiques qu’offusquait la religion de Julie ne se sont pas

fait faute de dénoncer le « poison » et les « sophismes » du

roman. Mais c’étaient des philosophes ou des gens qui avaient la

La pensée française au XVIIIe siècle

166

Page 167: La pensée française au xvii ie siècle

religion à défendre. Tous les autres, souvent même les plus

prudents et les plus bourgeois, n’ont puisé ou n’ont cru puiser

dans le livre que des leçons de sagesse et d’abnégation, le

Mercure de France, comme l’Année littéraire, les concurrents des

Jeux floraux comme les pasteurs protestants, les femmes

comme les hommes, et les gens de peu comme les gens titrés.

Tous pensent comme Manon Phlipon, la future Mme Roland, que,

pour ne pas sentir la puissance vertueuse du roman, il faut

« n’avoir qu’une âme de boue », et comme Mme de Staël qu’« il

faut lire l’Héloïse quand on est marié... on se sent plus animé

d’amour pour la vertu. »

Les romanciers, qu’ils avouent ou non Rousseau pour leur

maître, ont eux aussi associé le sentiment et la vertu et même,

le plus souvent, l’héroïsme de la vertu à l’exaltation du

sentiment. Ils distinguent, et c’est une apparence de

romantisme, entre des vertus de « préjugé » et des vertus

vraies. Mais quand on connaît les préjugés qu’ils condamnent il

est malaisé de n’être pas d’accord avec eux ; c’est, le plus

souvent, l’obligation pour une fille d’épouser le vieillard riche ou

le rustre influent qui convient à son père, ou tout au plus le

mépris social pour la fille séduite. C’est à cela que se bornent

leurs luttes contre la société. Pour tout le reste, ils demandent

au sentiment d’inspirer l’abnégation, la fidélité, la pudeur. Tous

les héros sont proprement cornéliens : ils triomphent des

passions les plus véhémentes ; seulement ce n’est pas parce que

leur raison est souveraine sur leurs passions, c’est parce qu’ils se

laissent aller à l’impulsion de leur cœur plus avide de vertu

La pensée française au XVIIIe siècle

167

Page 168: La pensée française au xvii ie siècle

souffrante que de bonheur coupable. Ils allient « tous les

transports de la passion à toute la dignité de la vertu ». Un

« enthousiasme secret les élève au-dessus d’eux-mêmes ».

Leurs cœurs ne sont « électrisés par le sentiment que pour être

agrandis par la vertu ». Et l’on voit reparaître cette doctrine des

passions bienfaisantes qui se précisait depuis un siècle. « On n’a

point de vertus sans passions ; les passions seules constituent

l’homme vertueux ». « Religion ! devoirs sacrés ! vertus qui

rentrez toutes dans la sensibilité ». Par elle, nous devenons des

« demi-dieux ». Car Dieu est le « Dieu même de la sensibilité » ;

« l’âme ravie jusqu’aux cieux semble s’y confondre dans le sein

de la divinité dont elle reçut le germe de cet amour précieux, vie

de l’univers, source de félicités, flamme éternelle qui donne à la

vertu cette chaleur héroïque si nécessaire à son existence ».

@

Le mouvement général de la littérature. — C’est

assurément dans les romans que coulent le plus

impétueusement ce que l’on appelle déjà les « flots de la

sensibilité ». Rousseau domine le roman et c’est son nom et son

œuvre que nous avons surtout rencontrés jusqu’ici. Mais le

torrent de la sensibilité a bien plus d’une source ; il ne vient pas

seulement de l’Heloïse ; et bien d’autres courants sont venus le

grossir.

C’est le drame d’abord, où Rousseau n’est pour rien, qui vient

de la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée, de la Cénie

de Mme de Graffigny et de quelques autres pièces, des drames

anglais de Lillo et de Moore, Le Joueur (traduit en 1762), Le

La pensée française au XVIIIe siècle

168

Page 169: La pensée française au xvii ie siècle

Marchand de Londres (traduit en 1748), et surtout de Diderot. Il

y a dans ce drame toutes sortes de nouveautés qui n’ont rien à

voir avec la sensibilité ; on y veut peindre les conditions et non

plus seulement les caractères et les mœurs ; on y veut de la

« pantomime » et des « tableaux », c’est-à-dire l’éloquence des

attitudes et des gestes et non plus des discours. On y met

souvent du « sombre » et du « noir », c’est-à-dire la « terreur »

de la tragédie à la mode de Crébillon agrémentée de quelques

« convulsions » et de quelques horreurs inédites. Mais on y met

surtout de la « sensibilité », c’est-à-dire de ces émotions qui ne

sont ni le sourire de la comédie ni l’angoisse de la tragédie. Il

suffit que les situations soient « touchantes », c’est-à-dire que

les héros soient honnêtes, tendres et malheureux, pour qu’on les

juge vraies et dramatiques. Une jeune lingère belle, laborieuse,

aimante et vertueuse est aimée d’un jeune gentilhomme qui ne

peut l’épouser sans désespérer sa famille ; un jeune ouvrier

intelligent, laborieux, honnête aime la fille d’un commerçant

riche qui la lui refuse ; un jeune paysan, qui est soldat, qui est

vertueux, qui est fiancé, se trouve déserteur sans le vouloir ; il

va être fusillé, mais sa fiancée, une paysanne qui est belle et qui

est vertueuse, obtient sa grâce : voilà les sujets qui font « couler

de douces larmes », qui font les délices des « âmes sensibles »,

c’est-à-dire de tout le monde. Et lorsqu’on veut parodier les

drames à la mode on intitule sa parodie Le Vidangeur, pour

qu’elle soit le tableau d’une condition roturière, mais on ajoute

Le Vidangeur sensible, parce qu’il n’y a pas de drame sans la

sensibilité.

La pensée française au XVIIIe siècle

169

Page 170: La pensée française au xvii ie siècle

C’est elle aussi qui doit faire le charme du conte moral et du

poème descriptif, sans parler des idylles et des élégies. Le conte

moral est inventé, vers 1760, par un philosophe, par Marmontel.

Et il y met abondamment tout ce qu’il tient pour de la

philosophie : de la justice, de la tolérance, de la religion

naturelle. Mais il y prodigue, de plus en plus, quand il s’aperçoit

du succès, les cœurs tendres, les bons pères, les filles

vertueuses, les fiancés héroïques, les amantes fidèles, les époux

constants. La morale y est une morale d’innocence,

d’attendrissements et d’honnêtes effusions. Deux douzaines

d’imitateurs enseignent, à son exemple, en y ajoutant seulement

du lyrisme, des métaphores et des points d’exclamation qu’on

aime la vertu comme son chien, sa tourterelle ou sa tendre

mère, pour sentir des « palpitations ». Et c’est cette morale qui

doit donner au « poème descriptif » son « âme ». Le poème

descriptif est la tentative imaginée dans la deuxième moitié du

XVIIIe siècle pour retrouver la poésie. Saint-Lambert et tous les

autres ont compris, au moins jusqu’en 1789, qu’on ne pouvait

pas « décrire pour décrire », que, si la poésie pouvait et devait

être « une peinture », sa destinée n’était pas de peindre

n’importe quoi. Elle décrit ce que l’on aime. Elle doit être, si l’on

peut dire, une peinture de la sensibilité. Saint-Lambert est un

philosophe fort sec, Delille un régent de collège très adroit à se

pousser. Mais l’un et l’autre, tout comme Roucher qui a vraiment

une âme de poète, suivent la mode. Et la mode est de

s’attendrir, de verser de douces larmes sur les bons laboureurs,

sur les accordées de village, sur les rosières, sur les seigneurs

bienfaisants, sur les joies pures de la vie rustique, sur les jardins

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 171: La pensée française au xvii ie siècle

et les paysages romantiques, sur les bosquets de la mélancolie

et les autels de la rêverie. La poésie naît des « troubles », des

« douces effusions », voire des « tempêtes du cœur ». Les

poètes descriptifs ont compris, en réalité, un des caractères de la

poésie. Il ne leur a manqué que la sincérité ou le talent.

Ils l’ont si bien compris qu’ils ont été chercher la poésie où

elle était. Ils ne la trouvaient pas, malgré leur bonne volonté et

les admirations scolaires, ni dans Louis Racine, ni dans J.-B.

Rousseau, ni dans La Henriade. Mais ils lisaient les poètes

anglais. L’anglomanie n’était pas seulement celle des déjeuneurs

à l’anglaise, de la liberté anglaise, de la philosophie anglaise ou

des courses de chevaux. Elle était aussi l’engouement pour Gray,

Hervey, Shakespeare et Ossian. Assurément, nous l’avons dit,

quand on croyait être « tout anglais », on était encore un très

sage Français. Toutes les traductions corrigent et adaptent, et

beaucoup travestissent. Le Shakespeare de Ducis est une

caricature et celui de Letourneur un déguisement. L’Ossian du

même Letourneur a été mis à l’école du « goût » et des

« bienséances ». Mais tout de même on aime Shakespeare parce

qu’il donne « les grands ébranlements de l’âme », parce qu’il

inspire « les émotions confuses et profondes », parce qu’il

« soulève l’homme au-dessus de lui-même ». Ossian surtout fut

une révélation. Malgré la timidité ou la gaucherie des

traductions, il fut comme le maître de la bruine, du mystère et

du rêve. Il révéla des héros rudes, instinctifs et ardents, des

décors qu’emplissent « l’âme de la solitude » et les « fantômes

de l’imagination », les landes silencieuses, les bruyères hantées

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 172: La pensée française au xvii ie siècle

des brouillards et des spectres, l’Océan glauque et retentissant.

Il a substitué au merveilleux mythologique, scolaire et mort, le

merveilleux romantique et sincère de la légende.

De cette « poésie du cœur » et de l’« enthousiasme », on a

d’ailleurs fait la théorie, ou plutôt on a affirmé, avec éloquence,

que la vraie poésie était au-dessus des règles et des théories.

Sur les ruines des anciennes poétiques le « poète de génie » va

où son génie le mène, sans entraves. Ce sont les philosophes

mêmes qui le proclament, malgré leur confiance dans la raison.

« Le docte pédant n’a pas sitôt établi son système poétique sur

des principes prétendus invariables ; il n’a pas sitôt ouvert

toutes les sources du beau et prononcé la malédiction sur tous

ceux qui oseraient en chercher ailleurs, qu’un homme de génie

paraît, fait le contraire de ce que le critique a ordonné, et produit

un ouvrage immortel ». Grimm met quelque pédantisme à faire

ce procès du pédantisme. Mais son ami Diderot s’est fait, à ses

heures, du poète et de l’homme de génie une image exaltée et

vertigineuse. C’est sur le sommet des monts, dans l’horreur

sacrée des forêts, à la bouche des antres sombres, au bruit des

torrents sauvages qu’un Dorval, un poète, cherche l’inspiration.

Il lui faut le vent dans sa chevelure, les grandes voix de la

solitude, la communion avec le mystère des choses et

l’immensité. Même la grande poésie ne peut naître que d’un

immense ébranlement non plus d’une âme, mais de toutes les

âmes. Il faut que quelque rude secousse sociale, en rompant

l’ordre, l’équilibre, la tradition, ramène l’humanité à ces instincts

La pensée française au XVIIIe siècle

172

Page 173: La pensée française au xvii ie siècle

farouches et pathétiques que seule la poésie peut traduire et qui

seuls créent de la poésie.

Vingt poètes, critiques, voire pédants ou régents de collège

ont, avec moins de lyrisme, parlé comme Diderot. « Un génie

éclairé de lumières profondes juge l’usage avant que de s’y

soumettre... Règles, préceptes, coutumes, rien ne l’arrête : rien

ne ralentit la rapidité de sa course qui, du premier essor, tend au

sublime ». Il est, si l’on préfère, une âme vertigineuse,

semblable à « un rocher dont la hauteur et l’escarpement

effraient ; sa cime qui déborde de beaucoup ses fondements

paraît suspendue dans les airs... elle frappe, elle étonne, son

coup d’œil jette dans une sorte de saisissement et d’effroi ». Ce

n’est pas Rousseau qui parle ainsi ; ni même une « âme

sensible », c’est un faiseur de traités, c’est Séran de la Tour dans

son Art de sentir et de juger en matière de goût, en 1762.

Quand on s’appelait Louis-Sébastien Mercier ou Dorat-Cubières,

qu’on se piquait d’être au-dessus des « misérables préjugés » et

des « funestes conventions », on parlait avec plus de brutalité.

« Heureux le peuple neuf qui modifie à son gré ses idées, ses

sentiments et ses plaisirs ! Aimable et libre élève de la nature, il

se livre à l’effet et ne raisonne point sur la cause. Son cœur

n’attend pas l’examen pour bondir de joie, la règle pour pleurer

d’attendrissement, le goût pour admirer ». Car il n’y a plus qu’un

art, celui du cœur, et qu’une règle, celle de la sensibilité.

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CHAPITRE III

LES IDÉES SOCIALES ET LA VIE

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Le cœur et le sentiment devenaient donc le principe ou du

moins un principe de la philosophie et de l’art. Il était inévitable

qu’on y cherchât également une règle de vie sociale et de vie

personnelle. La société ne devait pas être fondée sur la force. La

raison raisonnante était impuissante — à elle seule — à

l’organiser et la conduire, car on avait compris qu’il y fallait les

leçons de l’observation et de l’expérience. Mais l’observation et

l’expérience révélaient qu’il n’y a pas de société possible sans

une sorte de croyance mystique ; les hommes n’obéissent pas

seulement aux lois, ils ne respectent pas seulement l’ordre social

parce qu’ils ont peur du gendarme ou du tyran qui les a

domptés. Ils croient toujours, pour la plupart, que leur servitude

même est dans l’ordre, qu’elle est conforme à une volonté

supérieure et cachée. Dans les sociétés despotiques et même

dans toutes les sociétés, c’est la religion, croyait-on jusque-là,

qui fait connaître cette volonté. Si l’on supprime ou transforme

cette religion, il faut donc la remplacer par quelque chose.

Cette discipline nouvelle, ce sera la morale sociale. Il n’y a

pas, au XVIIe siècle, de morale sociale. La morale est faite pour

chacun d’entre nous et elle n’intéresse que nous. Chacun est

responsable de ses progrès ou de ses chutes morales, de son

salut et non pas de ceux des autres. La charité même n’est pas

La pensée française au XVIIIe siècle

175

Page 176: La pensée française au xvii ie siècle

faite, comme celle de don Juan, pour « l’amour de l’humanité »,

mais pour l’amour de Dieu ; elle n’a pas pour fin le bonheur

d’autrui, mais notre perfectionnement intérieur. Il n’y a pas

beaucoup plus de morale civique. On ne se dévoue pas à la

nation ou à la patrie, mais à son prince. Le principe de la

monarchie, comme le dit Montesquieu, c’est l’honneur. Et

l’honneur est un échange de dévouement et de récompenses

entre le souverain et ceux de ses sujets qui le servent et dont

les pères ont servi ses pères. Le reste de la nation n’a droit

qu’à l’obéissance. Les philosophes ne comprennent plus la

charité et ne s’intéressent pas à cet « honneur » ; les âmes

sensibles ne sont plus des âmes pieuses et ne sont pas des

âmes aristocratiques ; la morale sociale prend donc la place de

la charité et de l’honneur.

Son premier point est qu’il n’y a pas de bonne politique ni

même d’ordre qui soit possible si l’État ne se préoccupe pas

d’enseigner et pour ainsi dire d’organiser la morale.

Paresseusement, il s’en remettait à des religions menteuses, à

des prêtres cupides ; désormais c’est lui qui commandera aux

prêtres et qui dirigera ce qu’ils enseignent. Rousseau, dans Le

Contrat social, prévoit une religion d’État, choisie pour ainsi dire

avant la conclusion du contrat, et qui devient, après elle, une

obligation impérieuse, une des lois rigoureuses de la Cité. Mais

Rousseau est genevois ; il se souvient que la ville de Calvin est

gouvernée pour une large part par ses pasteurs. Les

Encyclopédistes substituent à cette religion une morale d’État.

D’Holbach écrit une Politique naturelle, mais il rédige aussi bien

La pensée française au XVIIIe siècle

176

Page 177: La pensée française au xvii ie siècle

une Éthocratie, c’est-à-dire le plan d’une politique qui se fonde

sur l’organisation des mœurs, l’enseignement des vertus

nécessaires à la prospérité de l’État. L’Esprit d’Helvétius

consacre la plus grande partie de ses déductions à montrer

comment un gouvernement habile peut former les esprits à la

morale sociale, comment les sociétés peuvent être ce que l’on

veut qu’elles soient : immorales et malheureuses, morales et

heureuses, les deux termes étant d’ailleurs à peu près

synonymes. Mably est encore plus formel : « N’est-il pas

certain que la politique doit nous faire aimer la vertu et que

c’est là le seul objet que doivent se proposer les législateurs,

les lois et les magistrats ?... Le bon législateur sera avant tout

un moraliste ». Diderot n’a guère fait de politique systématique.

Mais il a parlé abondamment de morale, et c’est toujours une

morale politique, une morale qui tente d’organiser le bonheur

du plus grand nombre.

Le principe de cette morale sociale n’est plus : « Aimez votre

prochain comme vous-même pour l’amour de Dieu », mais :

« Aimez votre prochain comme vous-même pour l’amour de

vous-même ». Notre égoïsme est directement intéressé au

bonheur des autres ; toute société est ainsi faite que le bonheur

de chacun est lié étroitement au plus grand bonheur général de

la société. Si chacun ne songe qu’à soi, cet égoïsme amène

inévitablement la ruine de quelques-uns, puis de beaucoup, puis

de tous. Diderot, d’Holbach, Mably, Turgot, Condorcet ont fait la

démonstration à dix reprises. Mais ce souci du bien d’autrui est

tout autre chose qu’un calcul d’intérêt, un raisonnement bien

La pensée française au XVIIIe siècle

177

Page 178: La pensée française au xvii ie siècle

conduit. Son efficacité serait d’ailleurs bien incertaine et la

morale sociale croulerait si elle n’avait que les démonstrations de

la sagesse pour l’appuyer. Heureusement elle tire sa force d’un

instinct humain. Nous souffrons du mal d’autrui ; nous sommes

heureux qu’il soit heureux ou du moins qu’il ne souffre plus.

Rousseau a insisté sur cette pitié instinctive. Diderot s’y confie

comme lui ; et il croit aussi bien, plus même que Rousseau, à la

joie de donner de la joie, au bonheur de contempler des visages

heureux. Mably le célèbre comme eux. Et tous les autres y

croient ou feignent d’y croire, Condorcet, L.-S. Mercier, Restif de

la Bretonne, Delisle de Sales, Raynal, etc.

Nous disons de cette morale qu’elle est altruiste. On l’appelait

au XVIIIe siècle bienfaisance et humanité. C’est l’abbé de Saint-

Pierre qui crée le mot de bienfaisance. Et l’on est très fier après

lui qu’il l’ait créé (ou plutôt recréé, car il est dans Balzac).

« Certain législateur, dit Voltaire,

Vient de créer un mot qui manque à Vaugelas ;

Ce mot est bienfaisance : il me plaît....

Il plaît tellement qu’on le met en dissertations et traités.

« Tout le monde, dit Vaublanc, était économiste ; on ne

s’entretenait que de philosophie, d’économie politique, surtout

d’humanité, et des moyens de soulager le bon peuple ». On

publie un Discours sur les progrès de la bienfaisance, des

Œuvres complètes de M. de Chamousset, contenant ses projets

d’humanité, de bienfaisance et de patriotisme. On met la

bienfaisance et l’humanité en contes, fictions, romans et sur la

scène. Tout le tableau de la vie de M. et Mme de Wolmar dans

La pensée française au XVIIIe siècle

178

Page 179: La pensée française au xvii ie siècle

La Nouvelle Héloïse est le modèle d’une organisation où les

châtelains assurent le bonheur de leurs serviteurs et de tout le

pays et goûtent, pour récompense, la reconnaissance et

l’amour. La moitié des contes moraux ou des drames de

Marmontel, de Baculard d’Arnaud ou de Mercier, des Épreuves

du sentiment, des Délassements de l’homme sensible, des

Songes philosophiques sont des « traits d’humanité » et de

bienfaisance. Et les tableaux « sensibles » de Greuze, Le Bon

père, L’Heureuse famille, L’Accordée de Village ne sont que

l’illustration banale de ce qui emplissait les romans, les poèmes

et la scène.

On ne s’est pas contenté d’ailleurs de pratiquer la

bienfaisance et l’humanité en imagination. S’il y avait, parmi les

gens de peu, des heureuses familles et des mères comblées, il y

en avait assurément de misérables. Les famines se renouvellent

dans quelque partie de la France à peu près chaque année et,

dans certaines villes ou campagnes, un quart des habitants, ou

plus, est réduit à la mendicité. On s’ingénie donc à trouver des

remèdes. Il y a toute une littérature sur le problème de la

mendicité où l’on rencontre un disciple de Rousseau, Seguier de

Saint-Brisson, un économiste, l’abbé Baudeau, un poète badin,

Moncrif, et dix autres. L’Académie de Châlons propose un prix

pour le meilleur mémoire sur la question ; elle doit choisir parmi

plus de cent concurrents. Tout cela est encore de la littérature,

mais on essaie vraiment de la faire passer dans la vie. Le

seigneur bienfaisant, la mariée et la fête de village, le « tableau

de la reconnaissance » ne sont pas seulement des personnages

La pensée française au XVIIIe siècle

179

Page 180: La pensée française au xvii ie siècle

et des scènes d’opéra-comique ou de roman sensible. On les

rencontre dans la vie. C’est une mode ou un « goût ». Il est

élégant de visiter les femmes en couches et de secourir les

malades, comme d’allaiter son enfant ou de porter des « poufs

au sentiment ». Comme toutes les modes celle-là est gâtée par

des mensonges et des comédies ; la sincérité et le cabotinage

s’y mêlent. C’est l’âge où l’on invente les rosières. Ou plutôt

l’intendant de Soissons, M. de Morfontaine, découvre la

cérémonie séculaire, pittoresque et attendrissante où l’on

couronnait chaque année, à Salency, dans l’Aisne, une fille

chaste, laborieuse et pauvre. On s’enthousiasma pour cet

« aimable tableau » ; les poètes et les romanciers le mirent en

idylles et en contes. On en découvrit d’autres. Et surtout on les

imita. A travers toute la France, de Suresnes à Romainville ou de

Briquebec à Monistrol, les couronnements de rosières se

multiplièrent et devinrent comme un accessoire de la vie de

château. A Canon, ce fut la « fête des bonnes gens », presque

aussi célèbre que la rosière de Salency. On y couronnait en

grande pompe, par les soins du seigneur du lieu, le bon père, la

bonne mère, le bon fils. On y venait de fort loin, et comme en

pèlerinage.

Greuze, les opéras-comiques, le contraste des violences

révolutionnaires ont discrédité cette bienfaisance larmoyante et

enrubannée du XVIIIe siècle. Elle a été sincère pourtant, très

souvent, et profondément. On a vraiment découvert, même

quand on était pieux, ce que l’on pourrait appeler la charité

laïque, celle qui n’est pas faite par religion, par devoir, pour le

La pensée française au XVIIIe siècle

180

Page 181: La pensée française au xvii ie siècle

mérite, mais pour la joie d’obliger et pour goûter le bonheur

des autres. Et cette charité a été très souvent effective. Déjà

dans La Nouvelle Héloïse Rousseau ne cachait pas aux

Parisiennes qu’il les tenait pour débauchées, médiocrement

jolies et esclaves de modes ridicules. Mais il avouait qu’elles

avaient du moins une vertu et une discrétion ; elles quittent

leur salon et leurs amants non pour lire des romans ou écrire

des lettres d’amour, mais pour secourir des pauvres, obliger les

gens dans la peine, défendre les paysans de leur village.

Presque tous les journaux, le Mercure, l’Année littéraire, le

Journal de Paris ouvrent une rubrique où ils content des « traits

d’humanité » ou de bienfaisance ou d’héroïsme. Sans doute

c’est leur donner de la publicité ; et il n’est pas toujours sûr

qu’ils ne soient pas imaginaires. Mais on ne recueillait pas

toujours des orphelins, on ne payait pas les impôts du voisin,

on ne partageait pas ses moutons pour être mis dans le

Mercure. Un Tableau de l’humanité et de la bienfaisance ou

Précis historique des charités qui se font dans Paris (1769)

n’est pas seulement, comme le disent les Affiches de province,

« intéressant pour les cœurs sensibles » ; il l’est aussi pour les

historiens et témoigne d’une volonté ingénieuse et sincère pour

être utilement secourable et humain. Nous connaissons bien

d’ailleurs l’existence, sinon de bourgeois bienfaisants qui n’ont

pas laissé d’historiographes et qu’on entrevoit seulement dans

les lettres des correspondants de Rousseau, mais celle de

quelques grands seigneurs, comme le duc de Penthièvre ou le

duc de La Rochefoucauld-Liancourt, qui ont vraiment donné

pour règle à leur vie des devoirs sociaux et non pas des devoirs

La pensée française au XVIIIe siècle

181

Page 182: La pensée française au xvii ie siècle

mondains. La « morale sensible » a été autre chose qu’un

thème littéraire ; elle s’est traduite en actes et en progrès.

@

La Vie. — C’est d’ailleurs la marque de cette sensibilité que

d’avoir agi profondément sur la vie et d’avoir transformé des

habitudes pratiques tout autant que des idées. Il est assez

difficile souvent de suivre les actions et réactions de la

littérature et des mœurs ; les idées se transforment en idées

dont nous ne retrouvons guère la trace que chez des gens de

métier, des écrivains ; nous ne savons pas toujours comment

elles se sont répandues. Mais la sensibilité du XVIIIe siècle a

vraiment formé ces réalités de la vie qui sont des preuves

directes des opinions.

C’est ainsi qu’elle a transformé ces goûts de repos et de

loisir où se trahissent si clairement les besoins profonds des

hommes. Dans les nécessités de la vie quotidienne, c’est la vie

qui nous contraint ; dans le repos nous essayons de la façonner

à notre image. Or, cette image a bien nettement cessé, au

XVIIIe siècle, d’être seulement raisonneuse et mondaine.

On aime d’abord, beaucoup plus sincèrement, la campagne et

la vie rustique. On se reposait à la campagne au XVIIe siècle.

Boileau avait sa petite maison d’Auteuil. Mais il n’y cherchait,

comme les autres, que la tranquillité. Quand on avait un

château, on retournait y vivre tous les ans, quelques semaines

ou quelques mois. Mais c’était bien rarement, comme Mme de

Sévigné, pour y goûter le silence de ses belles futaies. C’était

par tradition, parce qu’on était le seigneur du lieu, et pour y

La pensée française au XVIIIe siècle

182

Page 183: La pensée française au xvii ie siècle

recréer une vie mondaine. Au contraire au XVIIIe siècle, les

« maisons des champs » se multiplient, et non pas seulement les

riches demeures des financiers, mais les « ermitages », les

« logis », les « bastides ». Ce n’est pas seulement sur les

coteaux qui environnent Paris qu’on les voit s’élever, mais à

travers toute la France, aux environs de toutes les grandes villes,

sur les bords de toutes les rivières. Partout les mémoires,

journaux, itinéraires, récits de voyageurs s’émerveillent d’en voir

dix là où il n’y en avait point. Sans doute ceux qui les font

construire n’y lisent pas tous La Nouvelle Héloïse ou Ossian ; ils

n’y vont peut-être que pour prendre le frais ou pour pêcher. Mais

il nous arrive aussi de connaître les plaisirs qu’ils y cherchent ;

et ce sont très précisément, même s’ils ne sont que de petits

bourgeois, les plaisirs des âmes sensibles. On veut y rêver,

« écouter parler son cœur », regarder le clair de lune, goûter les

« mélancolies de l’automne ». On est sensible à la poésie des

lointains et à celle des bois « solitaires ». On se promène

d’ailleurs, hors de sa maison des champs ; et l’on peut suivre les

bandes joyeuses ou ceux qui s’en vont seuls à Suresnes,

Meudon, Romainville, Montmorency, sur les bords de la Marne,

de la Loire, du Rhône et de cent fleuves, rivières ou ruisseaux.

On n’y cherche fort souvent que le grand air, le rire et l’appétit.

Mais Manon Phlipon y trouvait autre chose ; elle y rencontrait le

rêve, la solitude, des émois du cœur. Et cette toute petite

bourgeoise est l’image de beaucoup d’autres qui sont, tout

autant que Jean-Jacques, des « promeneurs solitaires », qui

veulent s’égarer dans les « sentiers tourneurs », dans les « bois

sombres » et les « vallons déserts ». La promenade n’est plus

La pensée française au XVIIIe siècle

183

Page 184: La pensée française au xvii ie siècle

simplement une joie du corps et le plaisir de changer

d’horizons ; elle devient une humble ou frémissante poésie.

Tout cela se précise d’ailleurs dans deux goûts nouveaux et qui

suffiraient à eux seuls pour démontrer que l’atmosphère de la

vie s’est transformée : le goût des jardins anglais et celui de la

montagne. On aimait les jardins en France, comme ailleurs,

depuis toujours. Mais les jardins de la Renaissance ne sont guère

qu’une tapisserie de fleurs sur laquelle se posent des statues,

des vases et les candélabres d’arbustes taillés. Le Nôtre et les

jardins de Versailles donnent à ces tapisseries l’ampleur et la

majesté des grands arbres, des larges miroirs d’eau, des vastes

boulingrins. Mais c’est encore une nature raisonnable et

ordonnée. C’est une architecture de verdures et de bassins qui

encadre et prolonge celle d’un palais ou d’un château. C’est

l’homme qui y domine la nature et la plie à son art réfléchi. La

poésie y est une poésie réglée. Dans la deuxième moitié du

XVIIIe siècle, au contraire, on est, très souvent, fatigué de la

règle et on se défie de la raison. L’ordre du jardin français

semble une trahison et un ennui. Et vers 1750 on découvre le

jardin chinois et le jardin anglais. Ces jardins-là que révèlent un

missionnaire, la traduction d’un livre anglais de Chambers, puis

des voyageurs, architectes et jardiniers français se proposent

non plus d’assagir la nature, mais de la copier. Dans la nature

tout est caprice, hasard, fantaisie ; dans la nature il n’y a pas de

ligne droite ni de choix ; dans la nature il n’y a pas de ciseaux, ni

de râteaux. Et c’est pour cela qu’elle est attirante et belle, parce

qu’elle nous rend la liberté, nous délivre des contraintes et des

La pensée française au XVIIIe siècle

184

Page 185: La pensée française au xvii ie siècle

sagesses étroites. Les jardins anglais respecteront donc les

libertés de la nature, et les imiteront. Les allées iront au hasard ;

les arbres pousseront « comme il plaît à Dieu » ; les eaux seront

« capricieuses » et « bondissantes », les pentes seront abruptes.

Même si le ruisseau se traîne on lui creusera des cascades ; si la

colline descend en pente douce, on la taillera en falaise ; si le

jardin est en plaine on y entassera, à grand renfort de

tombereaux, une montagne. L’art au lieu d’ordonner la nature la

contraindra au désordre et au tumulte.

On aboutit ainsi au jardin qui n’est plus seulement anglais,

mais qui est exactement romantique. Le mot aussi est anglais ;

et on l’écrit souvent romantic. Et c’est aux jardins seulement

qu’on l’applique tout d’abord. Mais il exprime bien tout ce que les

romantiques chercheront dans la nature, tout ce dont ils feront

le miroir de leur âme. Le jardin romantique d’un marquis de

Girardin est en réalité un vaste canton où rien ne manque de ce

qui donne à la nature le prestige des« émotions fortes », des

« émotions rêveuses » et des « émotions tendres ». Il est fait

pour susciter les enthousiasmes, les délires, les songeries et les

attendrissements. Il a des gorges, des cascades, des forêts

tourmentées et séculaires, des déserts farouches et puis des

vallons riants, des eaux paisibles, des troupeaux qui paissent. Il

est un monde non pas de pensées, mais de sensations. Ce jardin

romantique devint très vite une mode et une fureur. Rousseau en

avait donné, dans l’Élysée de sa Julie de Wolmar, un exemple

discret, plus champêtre et romanesque que vraiment

romantique. On avait rêvé mieux avant La Nouvelle Héloïse et

La pensée française au XVIIIe siècle

185

Page 186: La pensée française au xvii ie siècle

l’on fit mieux. Il y a d’illustres jardins romantiques, celui du duc

d’Orléans à Monceaux que dessine Carmontelle et dont il reste

encore les fausses ruines de la naumachie ; celui du comte

d’Artois à Bagatelle, où il subsiste une fausse ruine, une fausse

colline et une fausse cascade ; celui du peintre Watelet au

Moulin-Joli dont les visiteurs goûtent les saules penchés sur l’eau

et toutes ces délicatesses d’impressions faites pour « l’âme des

femmes » ; celui surtout d’Ermenonville qui deviendra le dernier

asile de Rousseau, où il y a un « désert » qui est vraiment une

sorte de désert, des solitudes dans une forêt abrupte, une île

dans un étang mélancolique, et puis un autel de la rêverie, un

temple — inachevé — de la philosophie, des inscriptions sur les

rochers, et bientôt le tombeau symbolique de Rousseau.

Rousseau n’était à peu près pour rien dans la découverte et le

progrès de ces jardins. Mais il a révélé un aspect de la nature

romantique, celui de la montagne. Avant 1750, personne ne

parle de la montagne, sinon pour la redouter. C’est un pays de

loups-garous, et c’est elle, disent les voyageurs, qui gâte les

paysages et les agréments de Lausanne ou de Neuchâtel. Les

Suisses n’étaient pas tous de cet avis. Haller chantait Les Alpes

et en vantait les paysages comme les habitants. Son poème fut

traduit et lu en France (1750). Mais c’est bien La Nouvelle

Héloïse qui fit brusquement de la Suisse et des montagnes

suisses un pays à la mode. Tout le roman se déroule sur les

bords du lac de Genève, au pied des cimes et devant elles ; les

scènes les plus pathétiques sont aux rochers sauvages de

Meillerie. Saint-Preux visite les hautes vallées du Valais et les

La pensée française au XVIIIe siècle

186

Page 187: La pensée française au xvii ie siècle

chalets qui s’accrochent aux flancs des monts. La célébrité du

roman fit la célébrité du décor. Les voyageurs se précipitent sur

les traces de Julie, de Saint-Preux et sur celles de Rousseau.

C’est lui d’abord qu’on cherche ou les personnages de son

roman. On visite Genève, Lausanne, Clarens, Vevey, Yverdon,

Motiers-Travers et le Valais. On y interroge ceux qui ont connu

Jean-Jacques. On y laisse des inscriptions. Puis on vient en

Suisse pour la Suisse, pour la grâce de ses prairies penchantes,

le miroir de ses lacs, la bonhomie de ses chalets ; pour ses

« émotions fortes » comme pour ses émotions tendres,

l’immensité des horizons, la majesté des cimes, les vastes

silences, les profondeurs vertigineuses des abîmes. On rencontre

à Genève, à Neuchâtel, à Lausanne, des écrivains, des gens du

monde et des gens à la mode. Car il est déjà de bon ton de

passer quelques mois dans le pays de Vaud ; les élégantes et les

« beaux » s’y donnent rendez-vous. On y cherche vainement des

logis ; et quand on en trouve ils sont fort coûteux ; la Suisse

devient le « pays des amants », des jeunes mariés et des

« âmes inconsolables ».

On y dépasse d’ailleurs Rousseau qui n’a pas décrit la

montagne des neiges éternelles et des solitudes glacées. Il n’a

parlé que de la montagne verte, du haut Valais. On s’est

souvenu de ce qu’il en disait dans une jolie page de La Nouvelle

Héloïse, mais on est monté bien plus haut. On a lu les livres où

les Suisses de Luc, Bourrit, Saussure contaient leurs tentatives

pour escalader les cimes les plus farouches et la griserie de leurs

escalades. Les notes que Ramond mit à une traduction d’un

La pensée française au XVIIIe siècle

187

Page 188: La pensée française au xvii ie siècle

voyage de Coxe (1781) achevèrent de conquérir les âmes

sensibles et celles qui feignaient de l’être. Les curieux se

pressent au Saint-Gothard, à Grindelwald, au glacier du Rhône.

Et l’on y cherche très précisément les méditations exaltées, les

vastes essors de l’âme qu’y goûteront les romantiques. La

montagne a fait du médiocre Mercier, installé à Neuchâtel, un

vrai poète. Elle a donné aux notes de Ramond le rythme de la

poésie et comme un frémissement de génie : « Profondeur,

ténèbres majestueuses, j’aime à vous contempler. A côté de mon

séjour, sur la pente du Jura, est un torrent qui coule avec une

affreuse impétuosité ; il roule dans l’ombre noire d’une forêt

d’antiques sapins... et la réflexion court se perdre avec les

heures dans l’abîme des choses éternelles ». — « Tout concourt

à rendre les méditations plus profondes, à leur donner cette

teinte sombre, ce caractère sublime qu’elles acquièrent quand

l’âme, prenant cet essor qui la rend contemporaine de tous les

siècles et coexistante avec tous les êtres, plane sur l’abîme du

temps ».

Il est donc très certain qu’on commence réellement, avant la

Révolution, à vivre et parfois à mourir de sentiment. Et non pas,

sans le vouloir, par la force invincible du caractère, comme il

s’est toujours trouvé ; mais avec complaisance, avec ivresse,

même dans la souffrance ou le suicide. C’est avant la Révolution

que vivent ou commencent à vivre Bernardin de Saint-Pierre,

Benjamin Constant, Sénancour. Écrivains sans doute, mais chez

qui le goût inquiet des aventures n’est pas une attitude littéraire.

Ils se cherchent, se fuient, à la poursuite d’émotions neuves, de

La pensée française au XVIIIe siècle

188

Page 189: La pensée française au xvii ie siècle

pays en pays, d’horizon en horizon. Le mal d’inquiétude qui les

ronge est bien une plaie rebelle et non pas un prétexte à

déclamations : « Triste jouet de la tempête j’ai volé d’erreur en

erreur... j’ai payé quelques jours de fête par des mois entiers de

malheur... je m’ennuyais en jouissant et je rentrais toujours

triste ». C’est Benjamin Constant qui parle, et puis Sénancour,

mais leurs accents se confondent. Ils ont prouvé d’ailleurs, par

les calamités de leur vie, qu’ils croyaient à leur littérature. Il leur

est même arrivé d’en mourir : « Le malheureux ! dit Campenon

de son ami Léonard ; il avait épuisé la coupe du sentiment... son

cœur était déjà mort ; et sa vague inquiétude, croissant de jour

en jour, devint le trop assuré présage de sa fin prochaine ».

Les gens de lettres ne sont pas les seuls d’ailleurs à avoir pris

comme guide de leur vie le sentiment, même s’il les guidait vers

la souffrance et le désespoir. « Vous êtes, dit Ducis à Deleyre, un

incurable mélancolique » et il lui choisit un ermitage « près des

bois, dans le voisinage de ces larges étangs où les vents

semblent soulever des tempêtes... au bord d’un vallon tortueux

qui se prolonge dans un site lugubre ». Si Deleyre est encore

une façon d’homme de lettres, nous en entrevoyons d’autres qui

ne le sont à peu près pas. Un comte de Montlosier s’est retiré

dans ses montagnes d’Auvergne pour y vivre, avant Lamartine,

L’Isolement et Le Vallon, pour s’asseoir au crépuscule, sur la

montagne, et contempler dans le lointain le château où vécut

son amie, le clocher qui domine son tombeau. Fonvielle s’enfuit

tout jeune du collège, passe par vingt métiers, s’engoue

fiévreusement et se dégoûte sans cause, fait quatorze lieues à

La pensée française au XVIIIe siècle

189

Page 190: La pensée française au xvii ie siècle

pied, la nuit, pour délirer aux pieds d’une maîtresse platonique

qu’il oublie un mois plus tard ; Mme de Chastenay vit sa vie de

jeune fille un peu comme la sœur, demi-folle, de Chateaubriand :

« J’étais dans le délire... tout s’exaltait en moi... je lisais au lieu

de dormir ». Mme de Cavaignac a une sœur qui erre à travers les

jardins « tantôt lisant à haute voix et fondant en larmes ou riant

aux éclats... une baguette blanche à la main, ses longs et noirs

cheveux volant au vent, elle récitait tout le rôle d’Armide ». Le

futur général baron Thiébault ne songeait guère à conduire les

régiments à la bataille : « les morceaux tristes et touchants, et

en général les mineurs, faisaient vibrer tous mes nerfs par leur

analogie avec une mélancolie qui a formé l’état habituel de mon

âme ». Cette mélancolie menait à l’occasion jusqu’à l’angoisse

romantique. Une amie de Brissot, dans la paix bourgeoise de la

ville de Chartres, « fatiguée du monde, de la bassesse des

autres, du despotisme qui régnait partout... trancha ses jours à

l’âge de dix-sept ans ». Un inconnu vint se tuer d’un coup de

pistolet, en face du tombeau de Rousseau, à Ermenonville, en

laissant des adieux qui sont comme le programme du

romantisme : « Je n’étais d’aucun pays ; toutes les nations

m’étaient indifférentes... ne refusez pas une sépulture, aux lieux

que je vous demande, au malheureux rêveur mélancolique...

Ah ! qu’il est malheureux l’homme sensible... C’est l’amour

malheureux, la mélancolie, le goût des rêveries, ma sensibilité

qui m’ont perdu. C’est un état trop actif pour l’homme ; il ne

résiste pas longtemps. »

La pensée française au XVIIIe siècle

190

Page 191: La pensée française au xvii ie siècle

@

La pensée française au XVIIIe siècle

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CINQUIÈME PARTIE

LA DIFFUSION

DE L’ESPRIT NOUVEAU

La pensée française au XVIIIe siècle

192

Page 193: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE PREMIER

LES RÉSISTANCES DE L’OPINION

@

Faire l’histoire de la pensée d’un siècle, ce n’est pas ou cela

ne devrait pas être seulement faire l’histoire de ses hommes de

génie, ni même de ses hommes de lettres, ni même de ceux qui

prétendent penser. Nous ne sommes jamais sûrs de comprendre

les hommes de génie comme ils ont voulu qu’on les comprenne,

et nous sommes sûrs de ne pas les comprendre comme les

contemporains les ont compris. Surtout dès qu’on cesse de

s’enfermer dans la pensée ou l’art pur, dès qu’on descend de

l’idée ou de l’émotion esthétique à la vie réelle, à l’histoire, ce

qu’il importe de connaître, pour comprendre cette histoire, c’est

ce qui est passé de la spéculation ou de l’émotion de quelques-

uns dans la vie de tous ou de beaucoup, c’est la diffusion des

idées nouvelles. L’histoire de cette diffusion n’est faite pour le

XVIIIe siècle que sur quelques points. Nous nous proposons de

l’ébaucher 1.

Il y a eu sur bien des points, à travers tout le XVIIIe siècle,

des résistances tenaces. Ni l’esprit philosophique, ni le goût du

sentiment n’ont conquis ou remué d’un seul coup une France

bouleversée et dressée contre ses traditions. Il y a d’abord la

tradition mondaine qui a agi puissamment sur les mœurs comme

sur la littérature. Pour les mondains, c’est-à-dire pour presque

La pensée française au XVIIIe siècle

193

1 Je pense en achever quelque jour l’histoire dans une étude sur Les origines intellectuelles de la révolution.

Page 194: La pensée française au xvii ie siècle

tous ceux qui sont « nés » ou qui sont riches, la philosophie ou

le sentiment ne sont qu’une mode parmi d’autres modes ; il

s’agit simplement de se distraire et de penser ou de sembler

penser comme les autres. Et l’on s’attache à bien d’autres

distractions. La fameuse « douceur de vivre » n’est pas celle de

penser et d’écrire librement ou de suivre les « mouvements de

son cœur ». Elle est celle des fêtes de toutes sortes que les

châtelains s’ingénient à renouveler et qu’organisent des sortes

d’amuseurs à gages, Moncrif, Collé, Carmontelle. C’est le bal de

l’Opéra, qui est illustre, où Louis XV et Marie-Antoinette se

risquent ; ce sont les « ténèbres » à l’abbaye de Longchamp ; ce

sont les promenades où les grandes dames et les courtisanes

comparent leurs carrosses et leurs colliers, le Cours la Reine, les

Tuileries, les Boulevards ; ce sont les lieux de bavardage et de

plaisir, le Palais Royal, le Ranelagh, le Vauxhall, les foires ; ce

sont les soupers où certains tiennent à peu près table ouverte et

convient tous ceux qui savent amuser.

Ce sont surtout les modes qui se succèdent, s’imposent et

s’évanouissent dans une sorte de tourbillon, les talons hauts ou

les talons bas, les perruques monstrueuses des dames ou leurs

paniers démesurés, la vogue du « parfilage » ou celle des

pantins, le rhinocéros ou l’éléphant, les sociétés joyeuses de la

Calotte ou des Lanturlus. Ce sont surtout ces engouements de la

fin du siècle où survit et s’exaspère le passé le moins raisonnable

et l’esprit le moins philosophique. Dans ce « siècle de la raison »

et parmi le mépris de tant de préjugés, on n’a jamais cessé

d’être superstitieux avec délices. Les livres de magie, de

La pensée française au XVIIIe siècle

194

Page 195: La pensée française au xvii ie siècle

sorcellerie et d’alchimie, les secrets pour évoquer le diable et

commander à la nature sont encore nombreux. Il y a bien des

gens pour croire, comme le M. d’Astarac de La Rôtisserie de la

Reine Pédauque, aux Ondines et aux Salamandres. On édite ou

réédite Le Grand ou Le Petit Albert et dix autres traités

cabalistiques, jusqu’à la fin du siècle. Et toute cette diablerie, un

peu désuète malgré tout, devient soudain illustre avec les

jongleries et les mystères du comte de Saint-Germain, de

Cagliostro, de Saint-Martin et de Mesmer. Des bateleurs comme

Saint-Germain et Cagliostro font croire souvent aux plus graves

qu’ils commandent aux puissances de la vie et de la mort et

qu’ils sont eux-mêmes éternels. Le baquet de Mesmer n’a pas

moins de disciples que la philosophie de Voltaire et celle de Jean-

Jacques Rousseau. La fin du siècle voit s’épanouir la crédulité et

l’illuminisme tout autant que l’esprit critique ou la religion du bon

sens et celle du cœur.

Quand on s’éloigne de Paris et qu’on s’informe de la noblesse

provinciale ; quand on quitte le grand monde et qu’on va chez

les médiocres ou petits bourgeois, on n’y trouve ni Le Grand

Albert ni Cagliostro ou Mesmer. Mais on y voit durer fortement

toutes les croyances et les traditions du passé. Au château des

Talleyrand en Périgord, à celui des Montbarey en Auvergne, dans

les salons aristocratiques de Poitiers, on s’amuse à danser, à

souper et à jouer, comme depuis toujours ; ou bien l’on vit avec

gravité et l’on n’a de curiosité ni pour Voltaire ni pour Rousseau.

Il y a par centaines des châteaux et des salons qui leur

ressemblent, où l’on aime, sans raisonner, son roi, son curé, son

La pensée française au XVIIIe siècle

195

Page 196: La pensée française au xvii ie siècle

église. On les aime plus fortement encore dans la bourgeoisie.

Les grandes distractions, et pour ainsi dire les seules, ce sont les

processions où toute la ville se rassemble, ce sont les entrées de

gouverneurs, les passages de princes, d’évêques, et parfois du

roi. Nous connaissons assez bien cette moyenne et petite

bourgeoisie. Sans parler des autres documents, dans une

centaine de mémoires, journaux, livres de raison, des avocats,

notaires, commerçants, voire fermiers ont noté les événements

et parfois les impressions essentielles de leur vie. Ils ne font

jamais ou presque de politique. Il n’y a guère d’exception que

pour le renvoi par Louis XV des Parlements qui touche aux

privilèges locaux et qui parfois les émeut. Parmi toutes les

misères ou les heureuses fortunes qu’ils relatent, il n’est presque

jamais question des « abus », des « privilèges », des « libertés

nécessaires ». Un Malebaysse note que pour voir l’éléphant il

faut payer vingt-quatre sous aux premières et douze aux

deuxièmes ; et il lui faut trois fois moins de mots, sans un seul

commentaire, pour la mort de Louis XV. Un Leprince d’Ardenay

au Mans, un Cavillier à Boulogne, un professeur de l’Université

de Dijon sont des gens instruits et même curieux. Ils lisent,

s’assemblent, discutent. Ils ne disent pas un mot de Voltaire, de

Rousseau, de Diderot, de l’Encyclopédie, des querelles politiques

et religieuses. Seguin, avocat au parlement de Lyon, raconte

gravement que le cardinal de Tencin a eu un commerce

incestueux avec sa sœur, et qu’il en a eu un fils « appelé le sieur

d’Ardinberg ». C’est tout ce qu’il sait du directeur de

l’Encyclopédie. Et la plupart en savent encore moins.

La pensée française au XVIIIe siècle

196

Page 197: La pensée française au xvii ie siècle

Dans ces âmes fidèles au passé, la religion, une religion

stricte et confiante, tient évidemment une place essentielle.

L’incrédulité fait des progrès sournois, puis rapides, que nous

suivrons. Mais elle n’est longtemps qu’une menace. Même dans

la haute noblesse il y a des piétés ferventes et des âmes

mystiques, le marquis de Castellane, la princesse de Montbarey,

le duc de Croy, le duc de Penthièvre et vingt autres. En province

la religion a souvent gardé son influence profonde. Montgaillard

se plaint de n’avoir trouvé dans les châteaux du Lauraguais que

des catéchismes. Le comte d’Allonville est persuadé que Voltaire

vit des diables avant de mourir. Les bourgeois ne se piquent pas

de penser plus philosophiquement que leurs seigneurs. Un très

grand nombre de familles suivent leur religion avec une

scrupuleuse piété, celle de Mme Vigée le Brun, celle de Frenilly,

celle de Carnot, celle de Joubert, etc. François Gilbert fait

régulièrement son examen de conscience. Gauthier de Brécy

déteste les « philosophes impies ». Tamisier, ancien quincaillier,

n’est pas un ignorant. Il achète des livres, mais ce sont des

livres contre les philosophes ; il fait partie de six confréries

pieuses. Duminy occupe ses loisirs à transcrire trente-trois noëls,

la vie de Sainte-Marie l’Égyptienne et celle du bienheureux Père

dom Robert Mauvielle. Les contemporains qui traversent ces

milieux provinciaux constatent, à l’ordinaire, que l’esprit nouveau

n’y a pas soufflé. A Autun, on va régulièrement à la messe, aux

vêpres, aux processions. A Doué, près d’Angers, tout le monde

assiste non seulement à la messe, mais aux vêpres. Il en est de

même à Valence, dans toute la Provence. A la veille de la

La pensée française au XVIIIe siècle

197

Page 198: La pensée française au xvii ie siècle

Révolution c’est encore par le nombre des communiants qu’on

compte les habitants d’une paroisse.

Ce n’est pas seulement la piété qui reste ce qu’elle était, c’est

toute la vie. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on vit très souvent

comme avaient vécu les aïeux, d’une vie humble, réglée, sans

ambitions, sans curiosité. Même dans les familles aisées on

prend ses repas dans la cuisine ; les robes et habits de noces se

transmettent de génération en génération ; l’usage défend aux

femmes de notaires, chirurgiens, marchands de porter des

fontanges ou falbalas de couleurs vives. Les plaisirs sont des

goûters dans les jardins, et, en hiver, parfois, au cabaret. On

travaille dans la cuisine. « Deux feux dans une maison

bourgeoise, dit le Troyen Grosley, étaient alors un luxe

inconnu ». A Autun, les femmes filent la laine et font tous les ans

une pièce d’étoffe pour habiller le père, la mère, les enfants,

quand les enfants ne portent pas, vaguement ajustés, les vieux

habits des parents. Partout on retrouve « le train du bon vieux

temps ».

Jusqu’à la Révolution, dans la masse des classes moyennes,

les traditions gardent donc des forces. Et pourtant ce n’est déjà

plus toutes leurs forces. Même en province, même chez de

petites gens, on sent que, peu à peu, des mœurs nouvelles

ruinent les mœurs anciennes. Des salons riches aux « salles »

des petits bourgeois, de Paris à la plus lointaine province se

répand le goût du luxe, du divertissement, du jeu, de la

comédie. A Troyes, c’est « une révolution » dans les mœurs

publiques. A Autun, depuis la tenue des États de Bourgogne en

La pensée française au XVIIIe siècle

198

Page 199: La pensée française au xvii ie siècle

1763, c’est « une rage de luxe ». A Saint-Antonin, à Grasse, on

continue les « veillées » où l’on trie le marc de raisin ; mais on

commence à y joindre les bals et un jeu coûteux. Partout on

s’évertue à organiser des bals, des concerts, des théâtres de

société. A Thouars, il y a « une ignorance parfaite de l’histoire et

de la littérature ». Mais non pas du bel air, car on y trouve des

concerts, des soirées dansantes et même du « persiflage ». Les

bourgeois commencent à croire qu’ils « ont de l’esprit ». C’était

le chemin pour aller à la « philosophie ».

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La pensée française au XVIIIe siècle

199

Page 200: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE II

LA LUTTE CONTRE L’AUTORITÉ

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NOTICE HISTORIQUE : Beaumarchais est né à Paris en 1732. Fils

d’un horloger, il abandonna bientôt l’horlogerie pour courir les

aventures. Il donne des leçons de harpe aux filles de Louis XV,

s’occupe des affaires financières de Pâris-Duverney, débrouille ou

embrouille en Espagne des affaires diplomatiques, commerciales ou de

famille. Il a de graves procès auxquels il a l’art d’intéresser l’opinion

publique, notamment contre le comte de la Blache, héritier de Pâris-

Duverney et contre l’un des juges qui le condamnent dans le procès La

Blache. Ses Mémoires contre Goëzman, infiniment spirituels,

divertissent tout Paris. Puis il s’occupe, pour le compte de la cour, de

poursuivre et d’acheter les auteurs de libelles contre la famille royale

qui travaillaient à l’étranger ; il monte une compagnie pour fournir des

armes aux Américains, etc... Il fait jouer le Barbier de Séville en 1775

et, en 1784, le Mariage de Figaro, dont nous résumons plus loin la

carrière. Suspect et exilé pendant la Révolution, il rentre en France en

1796, et meurt en 1799.

Ce chemin était d’ailleurs malaisé. Les philosophes pouvaient

penser en sceptiques et en impies ; mais il leur était fort difficile

de faire connaître leurs scepticismes et leurs impiétés. L’autorité

politique et l’Église étaient alliées et elles disposaient d’armes

redoutables. Aucun livre, aucun journal, aucun imprimé ne

pouvaient paraître sans une autorisation, sans le permis

d’imprimer des censeurs. Contre les auteurs, imprimeurs,

La pensée française au XVIIIe siècle

200

Page 201: La pensée française au xvii ie siècle

colporteurs de livres non pas même interdits, mais non

autorisés, les pénalités étaient féroces. Un édit du roi d’avril

1757 renouvelle expressément l’ancien châtiment, qui est la

peine de mort pour les auteurs ou les imprimeurs. Des édits de

1764, 1767, 1785 fout interdiction de rien publier sur les

finances, les questions religieuses, la législation, la

jurisprudence, et, comme le dit Figaro, sur « personne qui tienne

à quelque chose ». Les pénalités contre les blasphémateurs et

les propos impies, qui vont jusqu’à la mutilation et à la mort,

viennent renforcer les lois sur la librairie. Assurément ces textes

n’ont jamais été strictement appliqués. Mais tout de même,

pendant presque tout le siècle, des blasphémateurs sont envoyés

aux galères pour la vie, des sacrilèges ont le poing coupé et sont

brûlés vifs ; le chevalier de la Barre a le poing et la tête

tranchés. En 1768, un colporteur est condamné à cinq ans de

galères et sa femme est enfermée à vie pour avoir vendu Le

Christianisme dévoilé et L’Homme aux quarante écus. Ni

d’Holbach qui écrivit l’un, ni Voltaire qui rédigea l’autre ne

risquaient sans doute les galères ou la prison perpétuelle ; mais

ils risquaient la Bastille ou Vincennes, et si l’on n’y pourrissait

pas sur la paille humide le séjour y manquait d’agrément.

Diderot, Voltaire, d’Alembert, Helvétius en ont grand’peur.

Voltaire, Diderot, Morellet, Marmontel y vont et ne désirent pas y

retourner. Il y a réellement péril grave à être trop hardiment

philosophe.

L’autorité agit d’ailleurs effectivement contre les philosophes

ou du moins elle tenta d’agir. Jusqu’en 1748, on s’inquiète assez

La pensée française au XVIIIe siècle

201

Page 202: La pensée française au xvii ie siècle

peu des « beaux esprits ». On condamne quelques livres, dont

les Lettres philosophiques de Voltaire ; il y a quelques descentes

de police chez les imprimeurs, quelques saisies, quelques

emprisonnements. Mais on tient en somme ces folliculaires pour

méprisables ; et la police est surtout occupée à traquer les

imprimeries, livres, pamphlets et journaux jansénistes. C’est

vers 1750, seulement, que le gouvernement et l’Église s’avisent

que les philosophes sont une « secte » et un « parti » et que

leurs desseins sont redoutables. Les Pensées philosophiques de

Diderot sont condamnées (1746) par le Parlement ; leur

philosophie use d’ailleurs de subterfuges ; et Diderot n’est qu’un

homme de rien que surveillent son curé et son commissaire. Les

Mœurs de Toussaint firent un scandale plus grave ; car Toussaint

est un avocat connu, un homme en place. Et la doctrine en est

ouvertement laïque et impie. Toussaint y démontre que la

religion est sans doute fort respectable, mais que ni la morale ni

la société n’ont besoin de la religion. On peut être un très

honnête homme et l’on peut gouverner fort bien sans s’inquiéter

de la révélation et du catéchisme. Le livre fut condamné et

Toussaint dut s’exiler. (1748). Mais les scandales se multipliaient.

L’Esprit des Lois de Montesquieu étudiait les gouvernements

sans faire à la religion révélée la moindre place et sans

témoigner à la monarchie de droit divin le respect qui convenait.

Un nommé Méhégan publiait une histoire de Zoroastre (1751)

qui n’était qu’une insolente dérision du christianisme et une

apologie de la religion naturelle. Sous prétexte d’étudier les

aveugles dans une Lettre sur les aveugles, Diderot témoignait la

plus vive sympathie pour l’athéisme de l’aveugle Saunderson.

La pensée française au XVIIIe siècle

202

Page 203: La pensée française au xvii ie siècle

Buffon publiait, avec un succès retentissant, les trois premiers

volumes de son Histoire naturelle. Ils comprenaient une Histoire

de la terre qui, disaient déjà les contemporains, « contredit la

Genèse en tout ». Il n’était pas facile de sévir contre le président

de Montesquieu qui n’avait guère d’autre tort que de passer la

religion sous silence. Il n’était pas très commode de condamner

M. de Buffon, homme considérable dans sa province ; mais, du

moins, on le censura et il dut publier une déclaration très humble

où il se soumettait à la sagesse de la Sorbonne et à l’histoire du

monde selon la Genèse. Méhégan et Diderot, gens de rien ou de

peu, furent mis, pour l’exemple, à la Bastille et à Vincennes. Et

tout le monde parut content.

Mais les philosophes ne se déclaraient ni convaincus ni

vaincus. Et ils commençaient à dresser contre l’autorité et la

tradition une machine de guerre dont on n’avait pas soupçonné

tout d’abord les apparences pacifiques. En 1751, paraissait le

premier volume de l’Encyclopédie. Ce n’était qu’un Dictionnaire

des sciences ; et de ces dictionnaires, il avait paru jusque-là,

plus modestement, une douzaine ; l’entreprise était à la mode.

Sans doute, c’était un dictionnaire « raisonné », mais on se

flattait de pouvoir mettre d’accord la foi et la raison. Sans doute

les chefs de l’entreprise étaient deux philosophes, d’Alembert et

Diderot. Mais ils se sauraient surveillés ; ils se conduiraient

sagement. Les éditeurs obtinrent donc autorisation et privilège.

Dès les premiers volumes pourtant il fallut se méfier de ces

philosophes. Malgré les théologiens qui contrôlaient, malgré la

pieuse orthodoxie des grands articles toutes sortes d’insinuations

La pensée française au XVIIIe siècle

203

Page 204: La pensée française au xvii ie siècle

adroites menaient le lecteur vers le doute et les négations

impies. Au détour d’un article inoffensif, à propos d’un sujet

obscur de mythologie ou d’histoire naturelle, on bafouait la

crédulité, on condamnait le fanatisme et on laissait entendre,

clairement, que le christianisme, comme toute religion, vivait de

crédulité et régnait par le fanatisme. Les protestations

s’élevèrent. Une occasion triompha des hésitations de l’autorité.

Un ami de Diderot, collaborateur de l’Encyclopédie, l’abbé de

Prades, soutint en Sorbonne, en 1751, une thèse de théologie où

l’on ne vit d’abord que de la théologie correcte ; elle fut

autorisée, puis reçue. Puis on s’aperçut qu’elle avançait des

propositions manifestement hérétiques ; on sut ou l’on crut

savoir que Diderot n’y était pas étranger. L’Encyclopédie paya

l’audace de l’abbé de Prades ; elle fut supprimée en 1752.

Mais les Encyclopédistes avaient des défenseurs, dont Mme

de Pompadour. De gros intérêts matériels étaient en jeu. On mit

d’accord Mme de Pompadour, la Sorbonne et les souscripteurs,

en fermant les yeux. L’Encyclopédie ne fut plus mise en vente,

publiquement, mais elle continua à s’imprimer. Elle persista

d’ailleurs à servir adroitement les idées des philosophes et non

pas celles de la tradition. Trois théologiens la surveillaient

officiellement. Mais ils manquaient de patience ou de

perspicacité. Par des renvois habiles, par des allusions, par des

exposés d’apparence respectueuse, mais où l’on éclairait d’une

lumière vive les difficultés, Diderot, Morellet et d’autres

enseignaient à douter et à nier. Les adversaires des philosophes

La pensée française au XVIIIe siècle

204

Page 205: La pensée française au xvii ie siècle

cherchèrent encore une occasion. Ils la trouvèrent dans la

publication de L’Esprit d’Helvétius.

L’Esprit, en apparence, ne s’occupait pas de religion. Il se

contentait d’étudier la façon dont peuvent se former nos idées,

les habitudes, les mœurs. Mais il était clair que pour Helvétius

toutes nos idées viennent de nos sensations et qu’il n’y a rien

dans nos sensations que les actions et réactions de la matière,

que toutes nos habitudes naissent de nos expériences et que les

religions sont des habitudes comme les autres. Or, ce livre

matérialiste paraissait avec le nom de l’auteur, avec une

autorisation que le censeur avait donnée par inadvertance. Ce

fut un beau scandale. Le censeur fut révoqué.

Helvétius, pour ne pas être poursuivi, dut signer et publier

trois rétractations très humbles. L’Esprit fut censuré et

condamné solennellement. Et l’on mit à profit la condamnation.

Helvétius était un encyclopédiste notoire. On affirma que

l’Encyclopédie tout entière menait sournoisement aux mêmes

conclusions impies que L’Esprit. Les ennemis des philosophes

insistèrent, menacèrent. Bref, le Conseil d’État révoquait le

privilège en 1759 ; l’impression de l’ouvrage était désormais

interdite, et la philosophie « anéantie ».

Mais les philosophes et plus généralement tous ceux qui

prétendaient dire ce qu’ils pensaient ne se déclaraient pas

vaincus. Depuis longtemps, ils étaient accoutumés aux ruses de

guerre et à ces combats d’embuscades où l’autorité se laissait

aisément surprendre. Les imprimeries étaient en nombre fixé et

étroitement surveillées. Mais les imprimeries clandestines se

La pensée française au XVIIIe siècle

205

Page 206: La pensée française au xvii ie siècle

multiplient. Le métier a ses risques et les peines sont cruelles ;

en 1757, un abbé de Capmartin est encore condamné à neuf ans

de galères. Mais les profits aussi sont considérables ; et pour

une imprimerie saisie deux se créent. A défaut d’imprimeurs

audacieux, il y a d’ailleurs des copies manuscrites. Dans la

première moitié du siècle, c’est ainsi que circulent les livres

impies qu’on imprimera dans la seconde : Le Ciel ouvert à tous

les hommes de P. Cuppée, le Testament du Curé Meslier, le

Traité des trois imposteurs, etc. Les copies sont nombreuses ; il

en subsiste encore aujourd’hui un assez grand nombre ; il y a,

dit Voltaire, plus de cent exemplaires du curé Meslier dans Paris.

Et puis les imprimeurs étrangers sont parfaitement libres

d’imprimer en français des ouvrages qui ne plaisent pas au

gouvernement français. A Londres, à Amsterdam, à Leyde, à

Genève et ailleurs on édite ainsi les ouvrages les plus

audacieusement philosophiques. Il ne reste plus qu’à les

acheminer en France et à Paris. Les commis des douanes

surveillent sans doute. Il y a des descentes de police. Le

gouvernement a ses indicateurs et l’on sonde, à l’occasion, toute

la cargaison d’un navire. Mais il y a cent moyens de tromper la

douane et d’esquiver les surveillances. On paye les commis ; on

corrompt les commissaires. D’ailleurs tous ceux qui ont quelque

rang dans l’État ont le droit de passer à la douane ou devant

l’octroi sans qu’on visite ni leurs colis ni leurs carrosses ; et le

carrosse de M. l’intendant ou de M. le Prince a les privilèges de

son maître, même s’il n’est pas dedans. C’est ainsi qu’arrivent à

Rousseau, sans encombre, et sans même qu’il paye de port, les

épreuves de La Nouvelle Héloïse et celles de l’Émile ; c’est ainsi,

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 207: La pensée française au xvii ie siècle

par l’entremise de Catherine II, que Falconet reçoit le Testament

du curé Meslier. Risques et complaisances se payent, bien

entendu, le plus souvent. Les manuscrits et les livres interdits

coûtent très cher, surtout dans la première moitié du siècle. Un

Mémoire pour Abraham Chaumeix se vend jusqu’à six louis,

l’Émile jusqu’à deux louis. Mais les prix baissent, très souvent.

Les colporteurs donnent L’Imposture sacerdotale pour dix écus,

et La superstition démasquée pour vingt francs. Après 1770, le

plus souvent, on ne parle plus par louis ni même par écus, mais

par livres ; la surveillance devient souvent si nonchalante que les

livres défendus se vendent presque publiquement. Le Suisse

Fauche-Borel place aisément à Paris, en 1780, les œuvres

imprimées par son père, telles que l’Histoire des deux Indes de

Raynal. Jusqu’à Versailles et sur le passage du roi des boutiques

tiennent sur leurs arrière-rayons Les Mœurs de Toussaint, La

Pucelle ou le Dictionnaire philosophique de Voltaire, Le

Christianisme dévoilé de d’Holbach.

Contre la Sorbonne, le Parlement, les menaces de galère ou

de mort les philosophes ont en effet pour eux la plus puissante

de toutes les forces, celle de l’opinion. Ils ont l’opinion des salons

et l’on n’est pas un homme du bel air si on ne les fréquente pas.

Ils ont bientôt l’Académie elle-même. Les salons, Duclos,

secrétaire perpétuel, puis d’Alembert qui lui succède, intriguent

avec une adresse patiente, et bientôt le parti des philosophes

l’emporte nettement sur celui des défenseurs de la tradition. Très

vite, il est élégant de mépriser les « préjugés », la

« superstition » et le « fanatisme ». Très vite même on est

La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 208: La pensée française au xvii ie siècle

convaincu qu’il n’y a pas de dignité humaine sans la liberté de

pensée, ni d’ordre social sans tolérance. C’est ainsi que des

magistrats eux-mêmes se font les complices des philosophes.

contre l’autorité qu’ils représentent. C’est grâce au directeur de

la librairie, Malesherbes, que Rousseau peut faire imprimer La

Nouvelle Héloïse et l’Émile. C’est chez Malhesherbes que l’on

cache les manuscrits et les feuilles de l’Encyclopédie pendant

qu’on perquisitionne chez les imprimeurs. Brissot nous a conté

un exemple pittoresque des simulacres de poursuite contre les

auteurs. L’Inspecteur de la librairie chargé de l’arrêter, pour un

mauvais pamphlet, vint le prévenir poliment qu’il eût à se

sauver, car il viendrait l’arrêter le lendemain. Cet inspecteur

revendait, par sa femme, les livres qu’il était venu saisir. Il n’est

d’ailleurs pas très certain que Malesherbes et les autres

manquaient à leur devoir ou trahissaient les intérêts de

l’autorité. Les poursuites ne faisaient plus peur à personne ;

elles ridiculisaient le gouvernement et faisaient la gloire des

victimes. L’avocat Barbier, qui n’aimait guère les philosophes,

était déjà convaincu qu’on avait eu tort de faire tant de bruit

autour de la thèse de l’abbé de Prades : « il fallait condamner et

étouffer l’affaire » et ne pas « donner de la curiosité à tous les

fidèles ». On console l’abbé Morellet d’être mis à la Bastille en lui

démontrant que « ces six mois de Bastille seraient une

excellente recommandation et feraient infailliblement sa

fortune ». Morellet est convaincu et ils la firent, en effet, comme

celle de quelques autres.

La pensée française au XVIIIe siècle

208

Page 209: La pensée française au xvii ie siècle

Aussi c’est au moment même où l’autorité semble triompher,

c’est à la date où l’Encyclopédie est supprimée, que la bataille se

décide en faveur des philosophes et que ses épisodes sont une

succession d’échecs pour la Sorbonne ou le Parlement. Les

adversaires des philosophes redoublent leurs attaques. L’avocat

Moreau publie ses Mémoires pour servir à l’histoire des

Cacouacs, Palissot fait jouer Les Philosophes ; l’Année littéraire

de Fréron multiplie les polémiques adroites. Mais Moreau et

Palissot sont médiocres. Fréron, intelligent et plus redoutable,

n’est pas soutenu ; il est même, à l’occasion, persécuté. Si bien

que toutes les offensives du Parlement, de la Sorbonne, des

Mandements d’évêque et d’archevêque finissent par échouer. Par

permission tacite, l’Encyclopédie continue à s’imprimer. Quand

elle est achevée la seule politesse que l’on demande aux

imprimeurs condamnés est de mettre sur la page de titre

Genève au lieu de Paris et de prier les souscripteurs parisiens de

venir chercher leurs exemplaires dans la banlieue. Les autres

ouvrages philosophiques eurent le même destin que

l’Encyclopédie. Ceux qui sont ouvertement impies et qu’éditent

ou composent d’Holbach et Naigeon, Le Militaire philosophe,

L’Imposture sacerdotale, Le Christianisme dévoilé, etc. se

vendent assez aisément sous le manteau. D’Holbach et Naigeon,

qui gardent d’ailleurs habilement leur secret, vivent à Paris sans

être inquiétés. Pour tous les autres ouvrages qui ne sont pas de

la polémique brutale, dont on connaît les auteurs, la comédie se

déroule avec les mêmes péripéties. Scandale. La Sorbonne ou le

Parlement ou les deux s’assemblent et délibèrent. On rédige des

censures. L’auteur s’exile quelques mois ou fait quelques jours

La pensée française au XVIIIe siècle

209

Page 210: La pensée française au xvii ie siècle

de prison. Il devient illustre et on s’arrache son livre. Ainsi, pour

le Bélisaire de Marmontel qui défendait la tolérance. Douze

commissaires condamnent trente-sept propositions ; la Faculté

de théologie censure (1767). La censure est accueillie avec des

éclats de rire et la Sorbonne reçoit l’ordre de cesser toute

discussion. La Philosophie de la nature de Delisle de Sales est

condamnée, en 1777, après un procès retentissant et l’auteur

est emprisonné. Mais le Parlement casse le jugement et Delisle

de Sales sort de sa prison en triomphateur. Buffon déteste, lui,

les « tracasseries théologiques ». En publiant ses Études de la

nature il a pris ses précautions et fait aux théologiens toutes

sortes de politesses. Les théologiens n’ignorent pas que leur

théologie n’est pourtant pas d’accord avec Buffon. Ils

s’assemblent ; mais on leur fait comprendre qu’ils n’ont qu’à se

taire, et ils se taisent. Raynal publie, en 1781, une nouvelle

édition de son Histoire philosophique des deux Indes. Elle s’est

enrichie de diatribes violentes contre une religion qui a

ensanglanté les deux Indes. Le livre est condamné et Raynal doit

s’exiler. Mais la vogue de son œuvre est immense ; et bientôt il

rentrera glorieusement en France. Le Mariage de Figaro de Beau-

marchais est une pièce fort impertinente non pas pour la

religion, mais pour la noblesse et ses privilèges. La

représentation en est interdite. Mais on n’interdit pas à

Beaumarchais de faire des lectures privées et de conquérir

l’opinion. L’opinion demande qu’on joue la pièce. L’autorité cède.

Au dernier moment Louis XVI oppose son veto. Il cède à son

tour. La représentation est un triomphe. Beaumarchais en abuse

et écrit au Journal de Paris une lettre à peu près insolente. On

La pensée française au XVIIIe siècle

210

Page 211: La pensée française au xvii ie siècle

l’arrête. On l’emprisonne. Et il est libéré au bout de quelques

jours, dans le concert des acclamations.

Ainsi dès 1760, plus nettement vers 1770 et surtout vers

1780, presque plus rien ne s’oppose, pratiquement, à la diffusion

de l’esprit nouveau. Il n’y a plus de lutte véritable entre la force

brutale de l’autorité et les idées. La bataille se livre entre des

opinions, traditions d’un côté, des scepticismes, négations et

révoltes de l’autre. Il nous reste à suivre les péripéties de cette

lutte d’idées.

@

La pensée française au XVIIIe siècle

211

Page 212: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE III

LA DIFFUSION DE LA HAUTE INSTRUCTION

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« En Espagne, dit en 1752 le marquis d’Argenson, l’ignorance

contient encore les peuples et les empêche de raisonner. En

France on nous a traités longtemps ainsi ». Mais les temps ont

changé au XVIIIe siècle. Même si l’on ne savait pas de quoi les

peuples raisonnent, il serait très certain qu’ils ont pris le goût du

raisonnement et que la haute instruction s’est répandue avec

une surprenante rapidité.

« Les peuples » ne veut d’ailleurs pas dire « le peuple ». On a

beaucoup discuté sur l’instruction primaire en France au XVIIIe

siècle. On a publié des documents, dès maintenant très

nombreux et fort précis. Il en résulte qu’il y a encore des

populations fort ignorantes, mais que les écoles se multiplient un

peu partout. Soixante à soixante-dix pour cent des hommes,

quelquefois plus, savent souvent signer leur nom. Il en résulte

également que ce ne sont pas, sauf exceptions, ni l’autorité

politique ni les philosophes qui travaillent à répandre cette

instruction. Presque tous les philosophes se défient de la

« populace » et préfèrent qu’elle occupe ses bras plutôt que son

esprit. C’est le clergé qui surveille et encourage les petites

écoles. Car on n’y apprend que la lecture, l’écriture et le calcul et

on n’y étudie que le catéchisme et l’histoire sainte. Il n’y a pas

de journaux pour le peuple. L’instruction primaire ne peut avoir

La pensée française au XVIIIe siècle

212

Page 213: La pensée française au xvii ie siècle

et n’a eu au XVIIIe siècle que des fins pratiques ou pieuses. Elle

n’est pas un moyen de culture ni surtout un commencement de

curiosité.

Il n’en est pas de même de la haute culture, de celle qui se

donne dans les collèges et qui se prolonge ou se renouvelle par

la lecture et la discussion. Voltaire, d’Argenson et quelques

autres ont affirmé qu’on ne lisait pas dans les provinces et qu’on

n’y discutait que sur la componction d’un sermon ou la

confection d’une tourte. Mais toutes sortes de témoignages les

démentent. Et d’Argenson s’est démenti lui-même :

« Aujourd’hui chacun lit sa Gazette de Paris, même dans les

provinces. On raisonne à tort et à travers sur la politique, mais

on s’en occupe ». Si d’Argenson ne parle que de la province qu’il

connaît, d’autres le confirment. La Beaumelle est tout étonné de

trouver parmi les douze ou quinze cents habitants du Vigan des

« gens de lettres pleins d’esprit ». A Nérac, à Saint-Antonin dans

le Rouergue, à Agen, à Valenciennes, dans des fermes mêmes ou

chez de petits bourgeois de village il y a des gens « très instruits

« qui achètent beaucoup de livres, sont abonnés à deux ou trois

gazettes, lisent l’Histoire naturelle de Buffon, l’Encyclopédie, les

Dialogues sur les blés de Galiani. Témoignages dispersés sans

doute, comme il est inévitable puisque les gens modestes ne

transmettent pas généralement leur histoire à la postérité. Mais

ils sont appuyés par des témoignages généraux.

Les livres, les journaux, les gazettes coûtent cher. On

s’associe donc pour les acheter. Un peu partout s’organisent des

sociétés où l’on se réunit, comme on l’avait toujours fait, pour se

La pensée française au XVIIIe siècle

213

Page 214: La pensée française au xvii ie siècle

divertir « honnêtement », causer des affaires de sa ville et de

ses affaires, jouer au trictrac, ou aux échecs. Mais, vers 1770 ou

1780, les divertissements honnêtes comprennent désormais la

lecture ; et la lecture amène aisément et presque

nécessairement la discussion. Les « sociétés de jeux »

deviennent ainsi des sociétés littéraires. A Paris il ne semble

guère qu’il y en ait eu, en dehors des loges maçonniques. Mais il

se fonde des cours d’enseignement supérieur qui eurent une

vogue éclatante : Le Musée de Court de Gébelin, Le Musée

scientifique de Pilâtre de Rozier, puis Le Lycée où professent

Garat, La Harpe, Parcieux, Fourcroy. Junker, censeur royal, fait

deux ou trois fois par semaine, en 1777, un cours public de

sciences politiques. En province y a des sociétés de lecture à

Caen, à Laval, à Saint-Antonin, à Castres, au Mans etc... où on

lit « les nouvelles et papiers publics » ; à Agen, où la société

prend le nom de La Politique. « Son seul défaut c’est qu’elle est

devenue tant soit peu pétaudière et qu’il faut y essuyer des

raisonnements et des conjectures politiques des plus ridicules ».

Le casino de Nice où l’on peut lire les journaux est fondé en

1786. A Bordeaux un Musée se fonde en 1783. Sa devise est

« liberté, égalité » ; il se substitue rapidement à l’Université, en

pleine décadence. D’autres villes établissent ou tentent d’établir

des sociétés analogues. Parfois comme au Mans elles réunissent

des « hommes de différents états ». Ailleurs elles choisissent ;

elles restent aristocratiques ou riches. Mais d’autres se fondent.

A Agen à côté de « l’association de tous les habitants les plus

distingués » il y en a une pour « les procureurs et petits

bourgeois » et une autre « pour les gros bonnets du bas peuple.

La pensée française au XVIIIe siècle

214

Page 215: La pensée française au xvii ie siècle

« A Saint-Brieuc, une « chambre littéraire » réunit la noblesse,

les chanoines, les gros commerçants, une autre la bourgeoisie et

l’on y parle « politique, réforme des abus, égalité devant

l’impôt ». Des bibliothèques publiques s’ouvrent ou se fondent ;

à Verdun celle des Prémontrés où l’on trouve « presque tous les

ouvrages prohibés par le despotisme ou prohibés par la Cour de

Rome », Locke, Voltaire, Rousseau, Boulanger, Helvétius, Mably ;

à Boulogne-sur-Mer, une chambre de lecture où l’on peut lire les

« gazettes et papiers français, anglais et hollandais » et

emprunter trois livres par mois ; à Bordeaux la bibliothèque de

l’Académie, etc... Dans presque toutes les provinces

commencent à paraître une Gazette ou une Affiche, à La

Rochelle, à Poitiers, à Caen, à Reims, à Toulouse, à Troyes, à

Nancy et à Bourges, etc... Journaux fort anodins sans doute qui

copient L’Affiche de Paris, donnent quelques nouvelles locales,

les annonces des commerçants, les terres et maisons à vendre.

Mais on y annonce pourtant des livres ; on les analyse. Et ils

sont complétés assez souvent par des journaux manuscrits, des

« nouvelles à la main » qui ne cachent rien et qui sont fort

impertinentes. Les correspondances de Grimm, Métra, La Harpe,

Bachaumont vont uniquement ou surtout à l’étranger. Mais il y

en a d’autres que reçoivent des gens curieux de Caen, de

Bordeaux et d’ailleurs.

Il y a enfin des Académies. Tout le monde ne pouvait pas être

de l’Académie française. On imagina donc, dès la fin du XVIIIe

siècle, de fonder des académies provinciales pour verser un peu

de gloire sur les savants de Dijon, Lyon, Bordeaux ou d’ailleurs.

La pensée française au XVIIIe siècle

215

Page 216: La pensée française au xvii ie siècle

A travers tout le XVIIIe siècle il se fonde de ces Académies un

peu partout, une quarantaine pour le moins, et non pas

seulement dans les grandes villes, mais à Bayeux, Villefranche,

Cherbourg, Soissons, La Rochelle, etc... Ce ne sont pas, très

souvent, d’obscurs cénacles de vieux messieurs. Elles sont

célèbres dans la province et parfois leur gloire rayonne au delà.

Le Mercure rend compte de leurs séances. Les Affiches de

province annoncent leurs prix. Rousseau, puis Buffon rendent

l’Académie de Dijon célèbre. Quand Raynal rend visite à celle de

Lyon l’affluence est si considérable qu’il faut transporter la

séance dans une salle plus vaste.

Leur activité est d’ailleurs grande. Les Mémoires qu’on y lit

chaque année se comptent par douzaines ; près de deux mille

pour celle de Rouen en moins de cinquante ans. Chaque prix est

brigué par de nombreux concurrents. Assurément il y a dans ces

lectures et ces mémoires une grande part de rhétorique. On

continue au sein des Académies les exercices du collège, les

discours, odes et élégies. Quand on y exprime et discute des

idées elles sont encore le plus souvent fort respectueuses ou fort

prudentes. L’Académie est instituée par lettres patentes et une

incartade peut la tuer. A Montauban et à Béziers les membres

assistent à la messe avant la séance publique. Les discours

soumis à l’Académie de Montauban doivent se terminer par

« une courte prière en l’honneur de Jésus-Christ » et être signés

par deux docteurs en théologie. La devise de la Société

académique de Cherbourg est « religion et honneur ». Discours

et mémoires sont fort souvent hostiles à la « fausse

La pensée française au XVIIIe siècle

216

Page 217: La pensée française au xvii ie siècle

philosophie » qui est celle des Encyclopédistes ; ils condamnent

véhémentement l’esprit de révolte et d’impiété.

Toutefois, comme on le dit de celle d’Agen, « tout cela

annonce une fermentation de connaissances, et c’est beaucoup

pour une ville où l’on savait à peine lire il y a quarante ans ».

Connaissances expérimentales, réalistes et non plus seulement

rhétorique et bel esprit. Une bonne moitié des mémoires et des

sujets de prix posent et prétendent résoudre des problèmes

agricoles, commerciaux, industriels sur les vins, les blés, les

huiles, les eaux minérales, la culture des terres, les coupes de

bois, la construction des moulins, la fabrication des huiles, les

maladies épidémiques, etc... Les recherches sont des recherches

locales, destinées à la culture, au commerce, à l’industrie de la

province. Très souvent même, avec la « philosophie

expérimentale », c’est la philosophie des Encyclopédistes qui

intervient, l’esprit d’examen. A Metz on discute l’Esprit

d’Helvétius, le De la nature de Robinet, Le Contrat social de

Rousseau. Ce n’est pas pour les approuver ; mais on les lit et on

les fait lire. A Lyon l’abbé Millot vante la philosophie anglaise qui

a « dissipé les ténèbres et les extravagances du péripatétisme...

établi la physique expérimentale ». A l’Académie d’Amiens on fait

l’éloge de Rousseau ; aux Jeux floraux de Toulouse on projette

celui de Bayle, et l’on propose celui de Rousseau. A Caen l’abbé

Le Moigne maudit les « excès du fanatisme » qui a massacré

Ramus, emprisonné Bacon et Galilée. Et l’Académie de Nancy

exclut du concours le discours de l’abbé Ferlet « sous prétexte,

La pensée française au XVIIIe siècle

217

Page 218: La pensée française au xvii ie siècle

écrit Ferlet, qu’il attaquait avec trop de vivacité quelques

Encyclopédistes ».

On s’intéresse aux problèmes sociaux et aux abus, à ceux

mêmes, parfois, qui mettent en cause l’ordre social, à la

dépopulation, aux ravages du luxe, aux théories de Montesquieu,

aux lois somptuaires, à la peine de mort que discutent trois

académies, à l’éducation du peuple. Rouen discute sur la nature

des peines, sur la procédure criminelle, sur la noblesse

commerçante, sur l’unification des coutumes, sur l’éducation

publique. Dijon couronne Brissot qui proteste contre la

disproportion des délits et des peines. Les Jeux floraux vantent

« la grandeur et l’importance » de la révolution américaine ; et

l’Académie d’Amiens cherche les avantages et les moyens de

supprimer les communautés d’arts et métiers.

Bref, c’est partout une « fureur d’apprendre » et une « fièvre

d’intelligence ». Elles témoignent qu’une Geneviève de

Malboissière, une Madame Roland, un Brissot dont nous

connaissons bien la jeunesse, par leurs lettres et mémoires, ne

sont pas tout à fait des exceptions. Geneviève de Malboissière

est riche, bien née, jolie, courtisée. Mais elle dépense et peut-

être elle use ses jours à l’étude. Elle sait l’italien et l’anglais. A

15 ans et demi elle relit tout Virgile, le Tasse, l’Arioste ; elle

discute avec Hume ; elle prend des leçons d’histoire naturelle et

de physique ; elle commence l’étude de l’allemand et de

l’espagnol ; elle traduit couramment le grec. A dix-sept ans, en

une journée, elle finit un thème allemand, fait un thème italien

et un thème espagnol, lit le premier volume des Révolutions

La pensée française au XVIIIe siècle

218

Page 219: La pensée française au xvii ie siècle

romaines de Vertot, finit le premier volume de Robertson et lit

vingt-deux pages de Buffon. Marie Phlipon, qui deviendra Mme

Roland et qui est fille d’un graveur, étudie la physique et les

mathématiques, lit l’abbé Nollet, Réaumur, Bonnet, Clairaut, pille

la bibliothèque de l’abbé Le Jay, puis celles des libraires, dévore

Pluche, Rollin, Crevier, le P. d’Orléans, Saint-Réal, Vertot,

Mézeray, puis Montesquieu, Locke, Burlamaqui, Nicole, Pope,

tout Voltaire, Boulanger, le marquis d’Argens, Helvétius,

Malebranche, Leibnitz, Raynal, Bayle, Morelly, Rousseau.

Lectures ardentes et désordonnées ; mais elles prouvent que la

fille d’un modeste graveur pouvait trouver tous ces livres. Il est

assez aisé en effet aux fils des petites gens de poursuivre les

études qui les mèneront à « franchir l’étape », à quitter la

gravure, la pâtisserie ou même leur ferme pour devenir avocats,

procureurs ou prêtres. Cela ne date pas du XVIIIe siècle. Depuis

bien longtemps il y a, dans tous les collèges, des boursiers ; au

XVIIe siècle ils devenaient pour la plupart des prêtres, comme les

fondateurs des bourses le désiraient. Ils le deviennent beaucoup

moins au XVIIIe siècle ; mais ils achèvent leurs études ; ils

réussissent. Ils font la gloire de leur ville natale. Quand ils

rentrent à Agen, ou ailleurs, après avoir passé leur thèse ou

couverts de lauriers, les notables les attendent à l’entrée du

village ; on les assied à un banquet solennel parmi les échevins

et les jurats. Le fils d’un boulanger du Mans, Mahérault,

remporte à Louis-le-Grand des accessits du Concours général.

Brissot est le fils d’un traiteur qui avait eu dix-sept enfants ; il

fait pourtant toutes ses études chez un maître de pension, puis

au collège, et glorieusement. Le père de Marmontel est un

La pensée française au XVIIIe siècle

219

Page 220: La pensée française au xvii ie siècle

humble tailleur de la petite ville de Bord en Limousin ; on vit

chez lui de bien peu d’argent et des récoltes du jardin, des

produits de l’étable. Marmontel trouve moyen pourtant d’achever

toutes ses études à Mauriac, puis à Toulouse, et d’entrer à

l’Académie. L’instruction est vraiment, à la fin du XVIIIe siècle,

ouverte presque à tous et pour toutes les destinées.

@

La pensée française au XVIIIe siècle

220

Page 221: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE IV

L’INFLUENCE GÉNÉRALE DE LA PHILOSOPHIE

@

Cette instruction aurait pu être une des forces de la tradition ;

elle aurait pu s’entêter dans les idées du passé et plier les élèves

aux disciplines de leurs pères. Mais elle s’ouvre, elle aussi, à des

idées neuves. Nous avons vu que le latin avait dû renoncer à ses

privilèges, qu’on avait réclamé, et timidement réalisé, une

éducation plus moderne et plus réaliste. Mais c’est la philosophie

elle-même, c’est « l’école » qui se transforme. La vieille

scolastique glorieuse de ses sept ou huit siècles de disputes et

de gloire commence à reculer devant des attaques furieuses.

Diderot et l’Encyclopédie s’en moquent copieusement. Il leur

paraît inepte de se demander « si l’être est univoque à l’égard de

la substance et de l’accident » ou s’il est en la puissance de Dieu

d’être un oignon ou une citrouille. D’Argens, Savérien,

d’Alembert, Helvétius, Voltaire et dix autres font des gorges

chaudes de ces problèmes. Descartes, condamné encore au

début du XVIIIe siècle, est bientôt toléré ; l’évidence et le

raisonnement cartésiens prennent la place de la logique

scolastique. Puis c’est Newton et avec lui l’esprit expérimental

qui gagne du terrain, qui s’impose. Locke même et Condillac

finissent par pénétrer dans l’enseignement scolaire. En 1751,

Loménie de Brienne soutient en Sorbonne une thèse où il réfute

les idées innées de Descartes et défend le sensualisme de Locke.

Les Oratoriens, à Troyes notamment ou au Mans, sont infidèles à

La pensée française au XVIIIe siècle

221

Page 222: La pensée française au xvii ie siècle

la scolastique, suivent Locke et Condillac ; il faut que les

évêques sévissent et imposent des manuels scolaires

orthodoxes.

Quand on étudie ces manuels on n’y trouve rien évidemment

qui rappelle les Pensées philosophiques, ni même le Traité des

sensations. La forme en est presque toujours scolastique et les

conclusions ne dépassent pas un vague cartésianisme. Le

manuel de Dagoumer reste en usage jusqu’à la fin du siècle et

c’est, disent les Affiches de province qui ne sont pourtant pas

philosophiques, « l’ouvrage d’un vieux athlète de l’École », de

l’école scolastique. D’autres manuels publiés dans la deuxième

moitié du siècle (ceux de Mazéas, Hauchecorne, Le Ridant,

Vallat, Caron, etc...), sont aimables pour Descartes ou tout à fait

cartésiens. « Methodus cartesiana optima est, et ad recte

philosophandum necessaria », dit Le Ridant. Mais ils s’en

tiennent à Descartes ; il leur arrive de réfuter Newton ; ils sont

rédigés en latin et ordonnés selon les formes scolastiques.

D’autres au contraire sont plus audacieux. Martinet à Poitiers,

Migeot à Reims publient une Logique ou des Philosophiæ

elementa qui répudient « ce que les anciennes philosophies

avaient de barbare, d’obscur, d’inutile et de rebutant ». Seguy

publie en 1771 une Philosophia ad usum scholarum

accommodata. Le Mercure la considère comme un « livre

classique » et félicite l’auteur d’avoir parlé poliment de Leibnitz,

de Locke, des auteurs de l’Encyclopédie et d’avoir « mis à

profit » leurs découvertes. Seguy cite en effet et souvent pour

les approuver Montesquieu, Rousseau et l’opus famosum de

La pensée française au XVIIIe siècle

222

Page 223: La pensée française au xvii ie siècle

Locke. Beguin enfin ou l’abbé Jurain sont plus audacieux encore.

Beguin, à Louis-le-Grand, garde la forme d’exposé scolastique,

mais il proteste contre l’« esprit scolastique ». Il enseigne la

« physique expérimentale », la chimie, l’histoire naturelle,

d’après Nollet, Romé de Lisle, Macquer, Rouelle. Il fait un vif

éloge de Newton, Bacon et Locke. A Reims l’abbé Jurat donne, à

l’Hôtel de Ville, des leçons de mathématiques, de « philosophie

française » et de « physique expérimentale » ; il « laisse de côté

la plupart des questions de métaphysique », il répudie la « forme

barbare des scolastiques » pour adopter la méthode des

Malebranche, des Newton et des Locke.

Si l’esprit de Bacon, de Locke, de Condillac, pénètre jusque

dans la forteresse de la philosophie des collèges et des

séminaires, il n’est pas étonnant qu’il ait si souvent conquis ceux

qui ne rédigeaient pas des Manuels de métaphysique. Dans la

noblesse, comme dans la bourgeoisie, les philosophes eurent

assurément des adversaires déterminés ou des lecteurs

incertains qui ne savaient pas bien souvent s’ils devaient

applaudir ou s’indigner. Ni d’Aguesseau, ni Montbarey, ni le duc

de Penthièvre, ni dix autres n’aiment la « secte philosophique ».

Ni le bourgeois Hardy, ni le commissaire Narbonne, ni les beaux

esprits Piron ou Collé n’ont des sympathies pour Voltaire, Diderot

ou d’Alembert ; Narbonne voudrait enfermer Voltaire à la Bastille

pour le reste de ses jours. D’autres se donnent et se reprennent,

cèdent à une curiosité et à une sympathie secrète, puis

s’inquiètent et se gourmandent. Marais est fort pieux ; il n’aime

ni Voltaire, vilain Zoïle et serpent, ni sa philosophie, « affreuse et

La pensée française au XVIIIe siècle

223

Page 224: La pensée française au xvii ie siècle

brûlable ». L’avocat Barbier craint sans cesse pour l’ordre, pour

son argent et ses rentes ; il est « obligé de croire » à un miracle

sur le passage d’une procession. Pour le marquis d’Argenson,

Voltaire, Diderot, Rousseau et les autres ne sont que de la

canaille ; il déteste l’esprit de révolte et d’irréligion et l’audace

des gens de rien qui se mêlent d’avoir des idées. Pourtant Marais

est l’ami enthousiaste et presque dévot de Bayle ; il lui « bâtit

un temple » ; il s’esclaffe des miracles de Marie Alacoque ; il

admire La Henriade. Barbier tient les ouvrages de Montesquieu

pour un chef-d’œuvre, l’abbé de Prades pour « un garçon de

beaucoup de mérite et d’éducation », Morellet pour « un homme

supérieur ». Il est à la piste de tous les ouvrages suspects ou

défendus, des Mœurs, du Sermon des cinquante, de

l’Encyclopédie. D’Argenson n’a pas assez de mépris pour le

bigotisme, l’hypocrisie, les sottises et les bavardages des

théologiens, les querelles des jansénistes et des jésuites. Et c’est

lui qui recueille sur ses terres et fait sortir de France l’abbé de

Prades, après le scandale de sa thèse.

Marais, Barbier, d’Argenson écrivent avant 1760. Autour

d’eux, et surtout après eux, les philosophes ont des admirateurs

qui ne font pas de réserves et qui leur vouent parfois un culte

passionné. Mme de Frénilly, qui est pieuse, est « fascinée » et

veut que son fils puisse dire aux fils de ses fils : « J’ai vu

Voltaire ». La mère du chancelier Pasquier est si dévote que par

crainte de manquer à la Providence elle ne veut pas qu’on

vaccine sa fille ; elle entre pourtant en relations avec J.-J.

Rousseau, condamné par la Sorbonne et l’archevêque de Paris.

La pensée française au XVIIIe siècle

224

Page 225: La pensée française au xvii ie siècle

On sait que le retour de Voltaire à Paris est une prodigieuse

apothéose. Le grand-père même de Mme de Villeneuve-Arifat,

« qui n’était pas homme à suivre le torrent », va le voir avec sa

femme. Mme du Hausset constate que « sur le déclin de l’âge »

les femmes remplacent la galanterie non plus par la dévotion,

mais par la philosophie.

Car les philosophes ont pour eux la mode et les salons. Dans

la première moitié du siècle les salons sont surtout des

« bureaux d’esprit ». Les philosophes, Voltaire, Fontenelle,

Montesquieu, Rousseau y fréquentent. Mais ni Mme de Lambert,

ni Mme de Tencin, ni Mme Geoffrin, ni même Mme du Deffand

n’aiment qu’on parle des puissances de ce monde. On peut

causer chez elles de galanterie, de littérature, de beaux-arts ou

de sciences ; elles défendent qu’on y touche à la religion ou à la

politique. Les choses changent dans la deuxième moitié du

siècle. Chez Mlle de Lespinasse, chez Mme Helvétius, chez le

baron d’Holbach, on dit tout ce qu’on veut et comme l’on veut.

Les salons se multiplient et presque tous se vantent d’être

« philosophiques ». Même chez la marquise de Castellane qui est

dévote, chez Mme Necker qui est pieuse, on rencontre

d’Alembert, Condorcet, Raynal, Diderot, Mably. Et dans beaucoup

d’autres on se « jette tout à fait dans le torrent ». Salons de

Mme de la Briche où l’on rencontre Saint-Lambert, Morellet ; de

la duchesse de Choiseul, de la maréchale de Luxembourg, de la

comtesse de Ségur, de la duchesse de Grammont où viennent

Raynal, Mably, Marmontel, où on lit Helvétius, Rousseau,

Voltaire, Diderot ; hôtels de la duchesse d’Enville ou du duc de

La pensée française au XVIIIe siècle

225

Page 226: La pensée française au xvii ie siècle

La Rochefoucauld où se retrouvent d’Alembert, Condorcet,

Raynal, Turgot, Guibert et les grands seigneurs libéraux,

Choiseul, Rohan, Maurepas, Beauvau, Castries, Chauvelin.

Salons plus modestes ou bourgeois : chez le père de Dufort de

Cheverny on voit Voltaire, Fontenelle, Turgot. Chez M. de Nicole

viennent Maury, Lemierre, Rulhière. Mably est « l’hiérophante »

du salon de la grand’mère de Mme de Chastenay ; sa mère

reçoit d’Alembert, Marmontel, Condorcet.

Ceux qui n’ont pas de salon pour les recevoir lisent les livres

des philosophes. Des voyageurs anglais, Talleyrand, Montbarey,

le duc de Croÿ et d’autres s’accordent à reconnaître que les idées

nouvelles ont gagné les gens de loi, les avocats, les officiers.

C’est, dit Dutens, « une manie à la mode » et il connaît un

cordonnier enrichi qui s’est fait philosophe. Ph. Lamare,

secrétaire de dom Goujet, bénédictin, lit l’Encyclopédie. N.

Bergasse, pieux, prudent, respectueux, admire Voltaire et visite

Rousseau. Sicaire Rousseau, seigneur de la Jarthe en Périgord,

est un seigneur qui croit à sa religion ; il s’abonne pourtant, avec

l’avocat Cœuilhe, au Journal encyclopédique. A Grenoble,

Laurent de Franquières va visiter Voltaire à Ferney. Dans sa

jeunesse le poète Chabanon a des crises mystiques ; il croit,

avec son curé, qu’aller au théâtre est un crime. Et pourtant il fait

à Ferney plusieurs voyages, pour y rester, une fois, six mois.

Enfin la philosophie a exercé son influence sur la Franc-

maçonnerie. Le rôle de la Franc-maçonnerie a été au XVIIIe

siècle très important, surtout à partir de 1775. A la veille de la

Révolution elle avait organisé en France près de sept cents loges.

La pensée française au XVIIIe siècle

226

Page 227: La pensée française au xvii ie siècle

On a tenté de démontrer que la Révolution était son œuvre, que

ses chefs avaient tramé un vaste complot « philosophique » et

athée pour renverser, à travers l’Europe, les royautés et les

églises, au nom de la « libre pensée ». Mais il n’existe aucune

preuve sérieuse de celle machination. Elle a sans doute été

rêvée par quelques mystiques allemands. Elle n’a trouvé en

France aucun écho. Au contraire, de très nombreux

témoignages, authentiques, les archives des loges prouvent que

ces loges avaient un esprit fort respectueux et fort prudent. Elles

s’entendaient fort bien avec l’autorité ecclésiastique et toutes

les autorités : Beaucoup de prêtres fort honnêtes en faisaient

partie. Les nobles y étaient en très grand nombre. D’ailleurs leur

principe était mystique beaucoup plus que rationnel et

philosophique. On y était uni par des articles de foi beaucoup

plus que par le goût de l’esprit critique. On croyait au « grand

architecte de l’univers », à l’humanité, à la bienfaisance. Mais on

croyait en même temps à des doctrines chères à la fois aux

philosophes et aux cœurs sensibles, à la tolérance, à l’égalité.

On pratiquait même cette égalité. Les loges sont très rarement

« démocratiques » ; les petites gens n’y entrent pas. Mais la

noblesse et la bourgeoisie y sont vraiment sur le même pied.

Ainsi l’esprit maçonnique et l’esprit philosophique, venus de

sources différentes, se rencontrent. Beaucoup de loges, surtout

à Paris, sont ainsi les alliées des philosophes. En province la

pénétration de la philosophie est plus lente. Un grand nombre

d’archives semblent témoigner que les maçons n’ont cherché

dans leur loge que le plaisir naïf des cérémonies singulières, des

La pensée française au XVIIIe siècle

227

Page 228: La pensée française au xvii ie siècle

banquets, la vanité de se distinguer ou les joies de la

« sensibilité » et de l’« humanité ». Mais ils sont, sans même

qu’ils s’en doutent, dans un état d’âme philosophique ; on leur

enseigne et ils croient que les hommes sont frères. S’ils n’ont

aucun désir de conquérir la liberté par des moyens violents, ils

aspirent à l’égalité et à la fraternité. Par là, en 1788 et 1789, les

loges deviennent un admirable moyen de propagande pour les

idées du Tiers-état contre celles des ordres privilégiés. Elles ne

sont pas du tout, avant 1788, révolutionnaires. Mais elles sont

les fissures par lesquelles un certain esprit révolutionnaire se

répandra rapidement à travers toute la France.

On peut, vers 1780, craindre et détester les philosophes. On

ne peut plus guère les ignorer. Ils ont pour eux la mode et le

prestige. Il ne nous reste plus qu’à suivre les conséquences de

leur triomphe.

@

La pensée française au XVIIIe siècle

228

Page 229: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE V

LES PROGRÈS DE L’ESPRIT CRITIQUE ET DE L’INCRÉDULITÉ

@

La première conséquence a été très souvent la dislocation de

cette armature de foi religieuse et de foi monarchique qui faisait

des Français, depuis tant de siècles, de fidèles sujets de leurs

curés et du roi. Les témoignages sont nombreux qui constatent,

pour s’en louer ou pour les déplorer, les progrès rapides de

l’incrédulité. La princesse Palatine, dès 1722, puis Denesle,

Diderot, Montbarey et dix autres s’accordent. Il n’y a pas cent

personnes à Paris « qui croient en Notre-Seigneur ». Le

Pyrrhonisme est une mode impérieuse ; « on donne à plein

collier dans le matérialisme ». « De toutes parts, dit en 1779 un

obscur romancier, on n’entend que des invectives et des cris de

fureur contre les ministres de l’Église ; on les cite au tribunal de

la raison, et l’on exige qu’ils prouvent la religion comme on

démontre une vérité mathématique... Tout le royaume veut lire,

et se former à l’école des nouveaux sages, et avec trois cents

pages de mensonges, d’ironies et d’ordures fermer la bouche

aux plus savants défenseurs de la révélation et donner le

démenti à une religion de six mille ans ». Les témoignages des

provinciaux sont aussi précis que les témoignages généraux. A

Langres, les mandements des évêques tonnent contre les

progrès du philosophisme. A Lyon, l’avocat Seguin constate que

« la catholicité est dégénérée en un déisme presque universel ;

La pensée française au XVIIIe siècle

229

Page 230: La pensée française au xvii ie siècle

la foi est éteinte, de sorte que je crois que la fin du monde

approche ». A Châlons « il n’y a presque plus de religion ». A

Rouen, la religion a « incomparablement, moins dépéri qu’en

beaucoup d’autres endroits », mais c’est peut-être « par

habitude ».

Ce sont là des opinions et des impressions où il peut y avoir

de la mauvaise humeur et de l’exagération. Mais de nombreux

faits viennent les confirmer. En un an, de 1752 à 1753, à Saint-

Sulpice, le nombre des communiants tombe de 4.200 à 3.000.

Le dimanche, à la messe, ce sont des scandales, irrévérences et

impiétés constantes dont on se plaint à Ainay-le-Château, à

Nantes et ailleurs. A Saint-André de Fontenay, à l’heure de la

messe, on joue aux quilles, on s’amuse à des « danses

baladoires et scandaleuses ». L’interdiction de travailler le

dimanche ou de faire commerce est de plus en plus mal

observée. Les condamnations, sentences, arrêtés de police et du

Parlement se multiplient à Rambervilliers, Caen, Rouen, Moulins.

Les processions elles-mêmes, gloire, divertissement et

communion spirituelle des cités sont peu à peu délaissées. Les

corps de ville qui y assistaient en masse commencent à

s’abstenir. Mêmes plaintes sur ce sujet à Gray, à Buglose, dans

les Landes, à Caen, à Châlons. Dans les collèges mêmes, où

l’enseignement religieux vient toujours en tête des programmes

et des prospectus, la foi ou du moins la pratique de la foi s’en

va. Au collège du Plessis, en vingt-deux mois, du Veyrier ne se

confesse ni ne communie pas une seule fois. A Felletin, la

pratique des devoirs de religion est très imparfaite et quelques

La pensée française au XVIIIe siècle

230

Page 231: La pensée française au xvii ie siècle

élèves manquent la messe. A Juilly, la confession « équivaut à

une récréation » et est une « occasion de polissonner ». De

l’indifférence ou de l’ironie on passe même souvent à la haine.

Dès 1734, le P. Castet constatait « qu’un nombre de beaux

esprits et de gens du monde aimeront assez à voir traiter de

haut en bas ce qu’ils appellent la prêtraille monastique et fronder

même un peu l’ordre ecclésiastique, papes et évêques ». Vingt

ans plus tard, si l’on en croit d’Argenson, cette fronde est

devenue une révolte générale et violente ; la haine contre les

prêtres « va au dernier excès ». Barbier confirme d’Argenson. En

province un anonyme appelle dans ses lettres le temps qui

« aura purgé le monde de soldats, de gens de justice, de prêtres

et de courtisans ». Et à Toulouse, en 1781, on supprime les

quatre bourses du collège de Foix, réservées à des prêtres, pour

les donner à des laïques.

Il est probable que les philosophes ne sont pas toujours

responsables de ces indifférences ou de ces impiétés, ni

directement ni indirectement. On n’avait attendu ni

l’Encyclopédie, ni Fontenelle ou Bayle pour ne pas pratiquer sa

religion ou ne pas y croire. Quand le duc du Maine, J.-B.

Rousseau, Piron et dix personnes faisaient gras un samedi, ce

n’était pas par philosophie, car Piron détestait les philosophes.

La marquise de Prie meurt sans sacrements et « fort

insolemment ». Elle « veut jeter le curé par la fenêtre ». La

duchesse de Mazarin au moment de mourir « rebute sur les

sacrements ». Ni l’une ni l’autre ne s’étaient, pendant leur vie,

beaucoup occupé de raisonner. En province, beaucoup de ceux

La pensée française au XVIIIe siècle

231

Page 232: La pensée française au xvii ie siècle

qui ne pratiquaient pas étaient, sans doute, comme les parents

d’Henriette de Montbielle, non pas philosophes et impies, « mais

incrédules et indifférents ».

Pourtant, dans l’ensemble, les progrès de l’incrédulité suivent

bien ceux de la philosophie. Et des témoignages précis

démontrent que l’indifférence ou l’hostilité ont été fort souvent

raisonnées comme celles de Voltaire, de d’Holbach ou de Raynal.

Barbier même ou le marquis d’Argenson, qui n’aiment pas les

insolences des philosophes, sont au fond sympathiques à leurs

idées. D’Argenson tient leurs livres pour des « libelles

indécents », mais il parle, dans ses Mémoires, exactement

comme ces libelles. La Sorbonne n’est plus qu’une « carcasse ».

L’Encyclopédie est un « grand et utile livre » ; et le rêve d’avenir

de d’Argenson est le temps où l’on « bannira tout prêtre, tout

sacerdoce, toute révélation, tout mystère et l’on ne verra plus

que Dieu présumé par ses grandes et bonnes œuvres ». Chez

d’autres, la lecture des philosophes et leur influence est plus

évidente encore. Certains ne leur empruntent qu’une irréligion

polie ou qu’un scepticisme prudent. Le comte Beugnot n’est pas

contraire, quand il suit les cours du Lycée, à la philosophie du

XVIIIe siècle ; « il s’en fallait de beaucoup ». Il a pourtant, avec

quelques camarades, une scène assez vive avec La Harpe « à qui

nous voulions supprimer des paroles âcres contre la religion qu’il

entremêlait, sans motifs comme sans excuses, à d’excellentes

discussions littéraires ». Joubert se lie avec Diderot, Guillart de

Beaurieu, L.-S. Mercier. Carnot, de pieux qu’il était devient

déiste, après avoir étudié d’une part la théologie et, d’autre part,

La pensée française au XVIIIe siècle

232

Page 233: La pensée française au xvii ie siècle

les philosophes ; Rousseau est son maître ; il lui rend visite.

D’autres, plus violents, font partie de ceux qui, comme le dit

Beugnot, mettent « la guerre à l’infâme à l’ordre du jour ». « J’ai

dîné aujourd’hui, écrit Walpole, avec une demi-douzaine de

savants, et quoique tous les domestiques fussent là pour le

service, la conversation a été beaucoup moins réservée, même

sur l’Ancien Testament, que je ne l’aurais souffert à ma table en

Angleterre, ne fût-ce qu’en présence d’un seul laquais ». Un des

amis du comte de Tressan fait l’apologie de L’Homme-machine,

de La Mettrie. M. de Fréville est « presque professeur public

d’athéisme » ; en 1782, il en fait parade dans un café de la rue

de Richelieu. Il est même possible que cet athéisme soit allé

jusqu’au peuple. En 1782, il y a à la Salpêtrière deux femmes

qui vivaient « avec des hommes sans d’autre frein que

l’amour ». Elles sont les prosélytes « d’un système athéistique

que l’on prétend qui se répand assez... Le langage de ces

femmes est qu’il n’y a point de Dieu ; que l’amour de la vertu

seul suffit pour faire de bons citoyens ; que l’homme ne doit pas

avoir d’autre but, et que si on les tourmente pour suivre cette

manière de penser, c’est une gloire pour elles ; il est beau de

souffrir pour la vertu ».

Nous connaissons très précisément le cas de la conversion

philosophique de Mme Roland ; ses lettres nous la font suivre

mois par mois et parfois jour par jour. A dix-sept ans, elle est

pieuse encore et presque mystique ; elle se démontre à elle-

même, longuement et méthodiquement, sa croyance en

empruntant ses arguments à ses lectures, à Bossuet, à Fénelon,

La pensée française au XVIIIe siècle

233

Page 234: La pensée française au xvii ie siècle

à Pascal. Puis elle a une crise de doute ; son intelligence

raisonnante est atteinte la première : « J’admire comme Dieu

m’attache à la religion par le sentiment, tandis que l’esprit seul

me la ferait rejeter ; je raisonne et je doute, mais je sens et je

me soumets ». Puis, tout en raisonnant, et pour mieux raisonner,

elle lit « tout Voltaire » et Boulanger, et le marquis d’Argens et

Helvétius et Raynal, même le Code de la nature de Morelly et le

Système de la nature de d’Holbach. Elle ne va pas jusqu’à

l’athéisme de Morelly et de d’Holbach. Elle s’en tient à celui

qu’elle ne lut qu’assez tard, mais qui fut son vrai maître, à J.-J.

Rousseau. La crise se précipite. « Je ne veux point rompre,

quoique je ne croie guère » ; et puis, elle ne croit plus du tout.

Et elle se démontre son incrédulité par les arguments de

Voltaire, d’Holbach ou Rousseau, comme elle s’était prouvé sa foi

par Pascal, Fénelon et Bossuet.

Il est probable que c’est à Paris surtout que l’incrédulité

philosophique s’est répandue. Pourtant des preuves nombreuses

attestent qu’elle a gagné assez rapidement et assez

profondément la province. On lit d’abord un peu partout, et

même quand on est pieux, les livres des philosophes.

L’Encyclopédie est achetée par des familles bourgeoises

d’Angers, Laval, Agen. On est au courant des querelles

philosophiques. « La thèse de l’abbé de Prades, écrit un

correspondant de Grosley, fait ici [à Noyon ] autant de bruit qu’à

Troyes ». A Saint-Germain, Duveyrier se souvient avec mépris du

zèle théologique des maîtres et maîtresses de pension. On fait

argumenter des enfants de dit à douze ans, « petits docteurs

La pensée française au XVIIIe siècle

234

Page 235: La pensée française au xvii ie siècle

élevés à la dignité de sophistes ». On imagine des controverses

entre ces docteurs et des doctoresses du même âge. Les

garçons, qui crient plus fort, sont vainqueurs, et, pour célébrer

leur triomphe, jouent à clignemusette, aux quatre coins et au

cheval fondu dans la chapelle. Au lieu de cette théologie

Duveyrier va vers la philosophie : « Croire ce que je n’entendais

pas me paraissait impossible ; affirmer que je croyais sans

entendre me semblait un mensonge honteux et ridicule ;

l’obligation qu’on m’en imposait était un mystère plus

impénétrable que tous les autres ». Partout on se met à

raisonner comme le jeune Duveyrier. M. de Conzié, l’ami de

Rousseau, a, dans sa bibliothèque, cinquante-sept volumes « de

Voltaire, Diderot et leurs disciples ». A Langres, Diderot a

rencontré « quelques hommes bien décidés et bien nets sur le

grand préjugé ; et ce qui m’a fait un plaisir singulier, c’est qu’ils

tiennent un rang parmi les honnêtes gens ». En Lorraine « les

mauvais livres sont très répandus » ; la châtelaine de

Sommerville est « une bégueule philosophe ». « Chaque petite

ville a son parti de jeunes philosophes ardents à l’impiété. A

Vézelise, ils obligent les prêtres du doyenné à transporter leur

synode à Sion pour ne pas être épilogués ». Les sermons ne sont

plus que « maximes philosophiques... point d’Ave Maria, point

d’Écriture sainte ni des pères... ».

Car la philosophie gagne le clergé lui-même. Non pas

seulement le haut clergé puissamment renté, ou les abbés

mondains, mais des prêtres sérieux, modérés, ou de jeunes

prêtres ou séminaristes. A Saint-Sulpice, on réfute le Vicaire

La pensée française au XVIIIe siècle

235

Page 236: La pensée française au xvii ie siècle

Savoyard, Buffon, les « fausses pensées philosophiques de

Diderot, et beaucoup d’autres productions du même genre ».

Mais les réfutations n’ont pas toujours dû sembler satisfaisantes

et l’abbé Baston s’est laissé dire « que le philosophisme s’y était

introduit ». L’abbé Legrand fait à Mme Roland une confession qui

« ne ressemble pas mal à celle du Vicaire Savoyard » ; c’est lui

qui lui apporte La Nouvelle Héloïse. Un abbé de Bonnaire,

oratorien, meurt à Troyes « déiste solennel et notoire ». L’abbé

Bouisset, à Bayeux, précepteur des enfants du baron de

Fontette, est lié avec d’Alembert, d’Holbach, Diderot. Dom Mulot,

prieur d’un couvent de bénédictins à Chartres, prononce un

sermon « où le nom du Christ ne fut pas prononcé » et il est très

fier d’avoir fait « digérer ce discours à un peuple de cagots ». A

Saint-Dié, un diacre lit L’Esprit pendant une procession et à

l’Église. Les séminaristes sont presque tous « déistes et

épicuriens ». Un séminariste de Toul a « tout J.-J. Rousseau dans

sa malle ».

Ces documents ne sont pas les seuls. Ils confirment ce que

d’Argenson croyait constater dès 1751. La religion révélée n’est

pas ruinée ; mais « elle est secouée de toutes parts ».

@

La pensée française au XVIIIe siècle

236

Page 237: La pensée française au xvii ie siècle

CHAPITRE VI

L’INQUIÉTUDE POLITIQUE

@

L’ébranlement raisonné, réfléchi de la religion, était

évidemment dangereux pour l’État. L’esprit critique, en ruinant le

respect religieux, menaçait tous les autres respects et

particulièrement le respect monarchique. La monarchie française

n’a été vraiment condamnée que du jour où une part importante

de la population ne l’a plus crue bienfaisante ou inévitable. La

Révolution s’est faite dans les esprits ou dans un grand nombre

d’esprits avant de se traduire dans les faits. Et l’on peut suivre

très nettement les progrès de cette révolution d’opinion.

Évidemment, elle n’a pas été générale. En 1789, un grand

nombre de Français qui n’étaient ni ignares ni stupides croyaient

au roi et n’attendaient le remède à leurs misères que de la bonté

et de la sagesse du roi. Jusque vers 1750, cet attachement de la

nation à son roi est général et profond. La maladie qui, en 1744,

met, à Metz, les jours du roi en danger fut très certainement une

angoisse universelle et sa guérison sembla une résurrection. Cet

amour est déjà moins vif lors de l’attentat de Damiens. Puis il

passe assez vite à l’indifférence et au dédain. Mais il y a jusqu’au

bout des fidèles obstinés et nombreux. Hardy déteste Maupeou

et tous ceux qui renvoient les Parlements, mais il atteste son

amour « pour la personne sacrée du roi » et n’y renoncerait pas

« pour cent mille écus de rente ». Barbier, qui n’a pas le sens du

La pensée française au XVIIIe siècle

237

Page 238: La pensée française au xvii ie siècle

respect, a la haine et l’horreur de tout ce qui ressemble à « un

complot détestable de révolte ». Plus généralement, quand on lit

les centaines de mémoires, journaux, livres de raison du XVIIIe

siècle, on voit le peu de place qu’y tiennent, exception faite pour

quelques grands noms, les problèmes de politique générale ou

même les curiosités politiques. Les gens vivent comme vivaient

leurs pères, sans paraître croire qu’ils pourraient vivre

autrement. Les querelles qui les intéressent sont des querelles

locales qui mettent en cause des échevins, la construction d’une

fontaine, les préséances dans une procession.

Pourtant même ceux qui ne raisonnent pas souffrent. Si l’on

ne discute pas sur les raisons profondes des abus et sur la

réforme de l’État, il faut bien sentir le poids de ces abus et

s’apercevoir que l’État n’est pas parfait. « Il y a ici, écrit Barbier

en 1760, une grande fermentation dans les esprits au sujet du

gouvernement. Il faut convenir à la vérité que la disette et la

rareté de l’argent, la misère des campagnes, la multiplicité des

impôts, donnent lieu de penser qu’il y a déprédation dans

l’administration des finances et qu’on ne sait comment s’en

venger ». Ajoutons-y ce dont Barbier parlait plus haut, « les

pilleries de tous les gens de la cour » et les pilleries, insolences

ou plus simplement privilèges de tous les privilégiés. Il en devait

naître, invinciblement, un sentiment de colère, et, comme le dit

Barbier, de vengeance. Même les hommes respectueux et

timorés tels que Hardy sont obligés de constater qu’on « gémit

de voir impunis » des crimes comme celui du duc de Fronsac,

enlèvement et viol, ou le premier crime public du marquis de

La pensée française au XVIIIe siècle

238

Page 239: La pensée française au xvii ie siècle

Sade, et qu’on se révolte de voir pendre une jeune fille de vingt-

deux ans pour un menu vol domestique. L’affaire du collier a son

retentissement jusque dans le mémorial de Ph. Lamare,

secrétaire du bénédictin dom Goujet. L’une des conséquences les

plus certaines est que, si beaucoup continuent à respecter ou

vénérer le roi, lorsqu’il a des vertus comme Louis XVI, il n’y a

plus personne pour respecter la noblesse. La haute noblesse

étale ses vices, ses adultères, ses maîtresses, son luxe insolent

et besogneux, sa curée des pensions et des bénéfices. La

noblesse de province très souvent se ruine, déchoit, tombe aux

plus obscures misères et aux plus basses besognes. On se

résigne donc aux privilèges ; il n’y a plus personne, hors les

privilégiés, pour croire qu’ils soient une récompense et un droit.

Surtout on ne peut pas se résigner à la famine et à l’émeute.

Il y a toujours eu des famines en France et des émeutes, même

au plus beau temps de l’unité et de l’ordre monarchiques. On se

bat, sous Louis XIV, dans les rues de Paris pour des enlèvements

d’enfants par la police, ou pour le pain cher. Mais, vers 1750, les

famines et les révoltes de la faim se multiplient. On n’est peut-

être pas plus misérable. Il est assez difficile de démontrer qu’on

avait, en moyenne, à travers la France, plus ou moins de pain,

plus ou moins de vexations. Les enquêtes vraiment précises

sont, jusqu’ici, toutes locales et parfois contradictoires. Mais on

était certainement moins résigné, plus prompt à prendre la

hache et la faulx et à piller. D’une année à l’autre, d’un mois à

l’autre, le prix du pain subissait les variations les plus violentes,

passait d’un sol et demi la livre à cinq sols, ou inversement (un

La pensée française au XVIIIe siècle

239

Page 240: La pensée française au xvii ie siècle

franc cinquante le kilogramme, à cinq francs de notre monnaie).

Alors la moitié, parfois, ou même les deux tiers de la population

des villages étaient réduits à la mendicité. On mangeait de

l’herbe ; puis l’on s’attroupait et l’on courait sus aux meuneries,

boulangeries, magasins du bourg et de la ville. Partout, à Paris,

Versailles, Caen, Valenciennes, Strasbourg, Toulouse, Clermont,

Dijon, Nancy, Arles, Agen, Tours, Cherbourg, Rouen, Grenoble,

Cette, etc., en cent endroits, les livres de raison sont remplis du

récit apeuré de ces sursauts populaires. Et ce ne sont plus

seulement des fureurs de ventres vides, oubliées dès qu’on n’a

plus faim. Les livres de raison s’épouvantent aussi bien des

placards que les révoltés affichent et des principes que

proclament ces placards. Il ne s’agit plus de ces couplets,

vaudevilles, épigrammes ironiques et insolentes qui se

multiplient au XVIIIe siècle et qui ont fait dire qu’en France tout

finit, paisiblement, par des chansons. Ce sont vraiment des défis

et l’annonce de la révolte réfléchie et concertée. On doit en

lacérer, en arracher partout, à Paris, au Louvre même, aux

portes des églises ou du Luxembourg, à Versailles « et jusque

dans la chambre du roi », à Caen, à Grenoble, à Troyes, etc... Ils

sont « affreux » et « régicides ». On affiche à Grenoble : « O

France ! ô peuple esclave et servile ! En méprisant les lois, on

t’arrache tes biens pour t’en former des chaînes. Le souffriras-tu,

peuple malheureux ? ». Et on peut lire à Troyes : « Nous

demandons notre pain de chaque jour... il vaut mieux vivre sans

la loi que sans pain. Tous du même accord ! »

La pensée française au XVIIIe siècle

240

Page 241: La pensée française au xvii ie siècle

La querelle des Parlements manifesta violemment cet état

d’inquiétude. Les Parlements n’étaient ni révolutionnaires, ni

républicains, ni même réformateurs. Ils ne défendaient, au fond,

que leurs privilèges et leur prestige. Mais ils étaient menacés par

les ministres et les gens du roi ; ils luttaient ; ils souffraient. Les

séances du Parlement furent suspendues en 1753 et les

parlementaires exilés ou emprisonnés. Puis, après des

alternatives de triomphe et de défaite pour la volonté royale,

Maupeou supprimait tous les Parlements, en 1771, et les

remplaçait par des conseils supérieurs. A travers toute la France,

ou à peu près, on regrette les anciens Parlements, on bafoue les

conseillers Maupeou, on résiste sourdement à leur autorité.

Quand les anciens Parlements rentrent, à la mort de Louis XV,

c’est une explosion de joie, de fêtes solennelles, de cortèges et

de feux d’artifice.

Dans toutes ces inquiétudes, ces luttes, ces révoltes, il n’y a à

proprement parler rien qui soit directement philosophique. Ni les

mécontents, ni les séditieux, ni leurs placards n’allèguent

Montesquieu, Voltaire, l’Encyclopédie ou J.-J. Rousseau. Même

s’ils les avaient lus, ils auraient été assez embarrassés pour les

citer. Nous avons montré que ni les uns ni les autres de ces

philosophes n’étaient des révolutionnaires et qu’ils s’étaient tous

profondément défiés du gouvernement ou même des libertés

populaires. Il est très certain que la Révolution a été, pour une

part, la protestation aveugle de la misère et la révolte spontanée

de la souffrance. Pourtant la philosophie y a joué son rôle précis.

Elle n’a enseigné ni la Révolution ni la démocratie. Mais elle a

La pensée française au XVIIIe siècle

241

Page 242: La pensée française au xvii ie siècle

transformé les esprits ; elle les a déshabitués du respect et de la

tradition ; elle les a rendus aptes à réfléchir sur la révolution et

la démocratie. Elle a pour ainsi dire défriché des terres où

pouvaient germer de nouvelles récoltes.

Un exemple caractéristique est fourni par l’agitation de la

noblesse normande en 1771. Elle fut très vive. Les nobles

n’étaient assurément pas des révolutionnaires, ni même des

réformateurs. Ils se refusaient à payer l’impôt du vingtième (le

Tiers-État reste d’ailleurs en dehors du mouvement). Ils

n’étaient pas non plus très décidés. Dès que le pouvoir sévit et

emprisonne les meneurs, c’est à qui fera les plus plates

supplications. Pourtant ces nobles laissent dire qu’ils ont avec

eux le peuple, dont la misère était alors profonde. Ils impriment

des pamphlets qu’un Morelly ou un Sylvain Maréchal auraient pu

signer : « Écoutons à présent le monarque, c’est-à-dire l’agent

de la nation, dire à ces hommes dont il tient son autorité : « Je

ne veux pas de résistance ; c’est-à-dire, je ne veux pas que vous

pensiez... Je ne veux pas que vous soyez hommes ; encore

moins citoyens, mais parfaitement esclaves ».

L’accueil fait à la révolution américaine reflète aussi,

curieusement, l’évolution à demi-consciente des esprits et la

pénétration dans la politique des idées philosophiques. Au début,

l’opinion publique française n’est pas spontanément conquise à

la révolution américaine ; elle est d’ailleurs puissamment

travaillée par la propagande anglaise. C’est le pouvoir, c’est le

ministre Vergennes qui calculent les bénéfices politiques d’une

victoire américaine, qui travaillent l’opinion et, pour une part, la

La pensée française au XVIIIe siècle

242

Page 243: La pensée française au xvii ie siècle

décident. Mais dès qu’elle est décidée, elle sympathise non pas

seulement avec un peuple contre un autre peuple, mais avec des

idées, avec une philosophie politique. Le philosophe Morellet ne

comprenait pas cet enthousiasme « chez un peuple qui jouit de

la plus belle constitution connue sur la terre » ; mais il constatait

que ce peuple « veut toaster à la liberté des Américains, à la

liberté de conscience, à la liberté du commerce ». Le succès de

Franklin, ce qui fait de lui le héros des salons, c’est qu’il apparaît

comme un « philosophe » qui unit l’esprit de Voltaire à la

simplicité de Rousseau. Les âmes sensibles, disciples de

Rousseau, se mettent d’accord avec les « raisonneurs » de la

liberté. On s’attendrit sur la vie évangélique des Quakers, sur le

bonheur paisible et laborieux des défricheurs de forêts vierges.

Et cet enthousiasme, où se mêlent l’amour des idées et les élans

du cœur, gagne bientôt la nation tout entière. Toute la jeune

noblesse veut partir avec La Fayette combattre pour un peuple

qui ignore la noblesse, qui proclame l’égalité et dont la

constitution sera la condamnation de leurs privilèges. Les

collégiens se passionnent pour la cause américaine. Au collège

du Plessis on est « républicain » avec La Fayette. Le P. Petit, au

collège de Juilly, entretient ses élèves « autant de la guerre

d’Amérique et des exploits de Washington et de La Fayette, que

des odes d’Horace et des oraisons de Cicéron ». Au couvent, dit

Mme de Fars-Fausselandry, « la cause des Américains semblait la

nôtre ; nous étions fiers de leurs victoires ». Ni la bourgeoisie ni

le peuple ne les ignorent. Le mémorial de Ph. Lamare les note. A

Clermont-Ferrand on célèbre par des réjouissances publiques la

déclaration d’indépendance. Un paysan de Provence nommé

La pensée française au XVIIIe siècle

243

Page 244: La pensée française au xvii ie siècle

Gargaz vient à Paris, à pied, pour se jeter aux pieds de Franklin.

Et l’une des premières sociétés où s’agitèrent les idées

révolutionnaires est la Société des amis des noirs, qui s’inspire

des doctrines des Quakers.

D’autres témoignages montrent qu’on prend peu à peu

l’habitude d’associer réformes, liberté et philosophie. C’est

évident pour tous ces salons « philosophiques » où l’on écoute

Franklin, Raynal, Turgot, Necker, Mably, Condorcet. C’est certain

même pour toute cette noblesse qui se presse aux lectures et à

la représentation du Mariage de Figaro, chez M. de Vaudreuil,

chez M. de Liancourt, chez Mme de Vaines, chez M. d’Anzely, etc.

C’est certain même pour la province où l’on semble très au

courant de tout ce que font et de tout ce que publient les

philosophes. Des Nouvelles à la main, fort impertinentes,

circulent à Bordeaux, Lectoure et ailleurs. Les Nouvelles à la

main que reçoit le gouverneur de Normandie, et qu’il ne garde

pas pour lui, signalent le succès des Observations sur l’Histoire

de France, de Mably, L’Ingénu, de Voltaire, Bélisaire, l’Histoire

philosophique, de Raynal, L’Ami des lois, le Catéchisme du

citoyen, les Inconvénients des droits féodaux, tout ce qui, en

demandant des réformes, développe des idées et parle au nom

des principes.

« Je vous avouerai, écrit Morellet en juin 1789, que je trouve

notre Tiers-État, dont j’ai été et je suis toujours le défenseur, un

peu outré dans ses vues et dans ses principes ». Avant 1789, le

Tiers-État et la Noblesse même avaient, en politique, des vues et

La pensée française au XVIIIe siècle

244

Page 245: La pensée française au xvii ie siècle

des principes. S’ils n’étaient pas révolutionnaires, ils étaient,

pour une part, philosophes.

@

La pensée française au XVIIIe siècle

245

Page 246: La pensée française au xvii ie siècle

CONCLUSION

@

Si l’on peut croire qu’il y a une fin au XVIIIe siècle, et que le

bouleversement de la Révolution est vraiment quelque chose de

nouveau, il n’y a pas par contre de commencement. L’esprit

philosophique apparaît dès le XVIIe ; et il y a des ressemblances

certaines entre un Saint-Evremond ou un Fontenelle et un Duclos

ou un Chamfort. Pourtant, il y a bien, de 1670 à 1770, une

transformation profonde de la pensée française. Dans leur

ensemble, les contemporains de Boileau, de Racine et de

Bossuet auraient été comme étrangers à ceux de Bernardin de

Saint-Pierre, de Raynal et de Marmontel. Même ceux qui

défendent en apparence la même cause, qui résistent à la

philosophie et qui détestent les hérésies de Rousseau, pensent

souvent bien plus comme Rousseau ou même comme Voltaire

que comme Pascal ou comme Bossuet. Sur la raison, sur

l’observation, sur l’expérience, nous avons vu très souvent un

abbé Pluche, un abbé Nollet, un abbé Fromageot parler comme

un Buffon ou un Diderot. Un des livres les plus célèbres de

l’apologétique catholique, à la fin du XVIIIe siècle, est un

ouvrage de l’abbé Gérard, Le Comte de Valmont ou les

égarements de la raison, dix fois réédité. Telles de ses gravures

et leurs légendes, « La loi naturelle ou l’empire de la raison, — A

l’amour de l’ordre et du bien commun, — La contemplation de la

nature », pourraient être insérées, sans changer un seul détail,

dans un livre de Delisle de Sales, de J.-J. Rousseau, voire de

Voltaire ou de Diderot.

La pensée française au XVIIIe siècle

246

Page 247: La pensée française au xvii ie siècle

Dans tous les cas ces hommes de la fin du XVIIIe siècle sont

infiniment plus proches de ceux de la fin du XIXe que de ceux de

la fin du XVIIe. On peut dire qu’ils ont connu toutes les formes

de notre pensée contemporaine, et même qu’ils en ont mesuré

les conséquences, saisi les contradictions. Ils ont poussé l’esprit

d’examen, exercé les droits de la critique rationnelle, jusqu’à

leurs limites les plus audacieuses. S’ils n’ont pas eu de la critique

historique, de la reconstruction du passé une idée aussi nette et

aussi méthodique que les historiens et les exégètes du XIXe

siècle, ils en ont compris du moins les exigences essentielles et

ébauché les méthodes. Ils ont vu, avec la plus grande clarté, que

la vérité logique et abstraite, l’accord de l’esprit avec lui-même,

la raison géométrique et mathématique étaient une construction

humaine et qu’elles n’étaient pas nécessairement toute la vérité

ni même peut-être la vérité. Ils ont compris, aussi nettement

que nos savants modernes, ce qu’était la vérité expérimentale,

les lois qui s’induisent des faits et de l’expérience et non plus

celles qui se déduisent du raisonnement. Systèmes abstraits,

hypothèses, lois expérimentales, ils ont discerné comment tous

ces efforts d’explication se complétaient ou se contredisaient. Ils

ont compris en même temps que la raison et la science

n’enfermeraient jamais tout l’univers. Le déroulement des vérités

rationnelles et des vérités expérimentales nous entraîne à l’infini

sur un chemin sans borne, et qui s’éloigne de plus en plus des

vérités nécessaires à la vie. Si précises et si nombreuses que

soient les raisons de la raison et les lois de nos sciences, elles ne

peuvent nous donner l’explication de notre destinée, nos raisons

d’agir, le secret du bonheur. Nous ne pouvons apercevoir ces

La pensée française au XVIIIe siècle

247

Page 248: La pensée française au xvii ie siècle

raisons, et ce secret qu’à une autre lumière, celle du

« sentiment », du « cœur », nous disons aujourd’hui de

l’intuition. C’est le sentiment qui nous révèle Dieu, la prière, la

morale, la bonté, l’humanité. Et lorsque la raison ou l’expérience

scientifique ne sont pas d’accord avec le cœur, ce sont la raison

et l’expérience qui ont tort.

Raison logique, vérité expérimentale, intuition du cœur, ce

sont les trois forces qui sollicitent notre pensée moderne et que

nous tâchons toujours d’ordonner ou d’accorder.

L’histoire de la pensée française au XVIIIe siècle est donc une

histoire complexe et qu’on a eu trop souvent le grand tort de

simplifier. Elle est complexe jusque dans les âmes mêmes. Un

bon nombre des esprits moyens ou médiocres ont mêlé

confusément, et sans bien s’y reconnaître, souvent sans désirer

s’y reconnaître, des tendances divergentes ou même

contradictoires. Le plus souvent, ils n’ont été ni « tout Voltaire »,

ni « tout Rousseau ». Tour à tour, les Songes philosophiques ou

le Bonnet de Nuit d’un L.-S. Mercier sont des contes voltairiens

ou des effusions et méditations, de la « sensibilité ». Un Dubois-

Fontanelle est persécuté pour une Éricie ou la Vestale qui est une

pièce contre « l’infâme » ; et il écrit, dans un style d’ailleurs

voltairien, des Aventures philosophiques qui sont une moquerie

de Voltaire, Helvétius, d’Holbach, Montesquieu. La complexité est

plus grande encore si l’on étudie non plus les individus, mais les

courants d’opinion. Il y a assurément une évolution dans

l’histoire de la pensée française au XVIIIe siècle. Jusque vers

1740, on est plutôt raisonneur. De 1740 à 1760, les sciences

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248

Page 249: La pensée française au xvii ie siècle

expérimentales achèvent leur triomphe. A partir de 1762, les

âmes sensibles s’attendrissent et s’exaltent. Mais l’esprit

expérimental commence dès la fin du XVIIe siècle. Il y a de la

« sensibilité » dès 1740. Jusqu’à la fin du siècle, la raison

raisonnante, la vérité abstraite, les systèmes généraux

conservent du prestige. L’ardeur des âmes sensibles n’impose

jamais silence aux ironies de la critique voltairienne. S’il y a

soixante-douze éditions de La Nouvelle Héloïse, de 1762 à 1800,

il y en a plus de cinquante de Candide, de 1758 à la Révolution.

La pensée française dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle

n’est ni rationnelle ou philosophique, ni scientifique ou

expérimentale, ni sensible ou mystique. Elle est tout cela à la

fois, selon les milieux ou les gens, et parfois dans les mêmes

milieux et chez les mêmes gens.

Elle l’est enfin non pas chez quelques-uns, non pas sans

doute chez tous, mais chez beaucoup. L’intelligence n’a pas

seulement conquis ses droits sociaux et le respect de presque

tous contre les dédains des gens bien nés et l’hostilité des gens

en place. Elle est devenue un bien commun. Non pas, si l’on

veut, qu’il y ait beaucoup plus de gens instruits en 1770 qu’en

1670 ; la preuve rigoureuse n’est pas faite, et elle est difficile à

faire. Mais les gens instruits vers 1670 sont le plus souvent

d’éternels élèves ; ils pensent pendant leur vie comme on les a

appris à penser jusqu’à vingt ans. Vers 1770, il y a tant de

façons de penser, si neuves, si diverses, si tentantes qu’on ne

peut plus rien imposer ; il faut bien laisser un choix. Non plus

dans les milieux littéraires ou mondains, mais dans tous les

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milieux, non plus seulement à Paris, mais dans toute la France,

toutes les routes de la pensée moderne sont ouvertes, et pour

tous.

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La pensée française au XVIIIe siècle

250

Page 251: La pensée française au xvii ie siècle

BIBLIOGRAPHIE

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Travaux d’ensemble sur la pensée du XVIIIe siècle.

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M. ROUSTAN. Les philosophes et la Société française au XVIIIe siècle,

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G. LANSON. Étude sur l’origine et les premières manifestations de

l’esprit philosophique dans la littérature française (Revue des Cours

et Conférences, 1908-1910).

F. BRUNETIÈRE. Études sur le XVIIIe siècle, 1911.

V. GIRAUD. Le christianisme de Chateaubriand. Tome I, Les Origines,

1925.

H. SÉE. L’évolution de la pensée politique en France au XVIIIe siècle,

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Travaux sur certaines questions spéciales traitéesdans cet ouvrage.

1e partie : Chapitre I

G. LARROUMET. Marivaux, 1882.

Abbé SICARD. Les études classiques avant la Révolution, 1887

H. POTEZ. L’élégie en France avant le romantisme, 1898.

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SCHRŒDER. L’abbé Prévost, 1899.

Chapitre II

DE SÉGUR. Le Royaume de la rue St-Honoré ; Mme Geoffrin et sa fille,

1897.

DE SÉGUR. Julie de Lespinasse, 1906.

DE SÉGUR. Mme du Deffand, 1908.

D. MORNET. Les Salons dans la vie parisienne au XVIIIe siècle, 1914.

2e partie : Chapitres I et II

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DUCROS. Les Encyclopédistes, 1900.

A. KEIM. Helvétius, 1907.

J. BERTRAND. D’Alembert, 1899.

DUCROS. Diderot, 1891.

J. P. BELIN. Le mouvement philosophique de 1718 à 1789, 1913.

A. FEUGÈRE. L’abbé Raynal, 1922.

A. LICHTENBERGER. Le socialisme au XVIIIe siècle, 1895.

3e partie : Chapitres I, II et III

D. MORNET. Les sciences de la nature, en France, au XVIIIe siècle,

1911.

Abbé DEDIEU. Montesquieu, 1913.

G. WEULERSSE. Le mouvement physiocratique en France, de 1756 à

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E. FAGUET. Politique comparée de Montesquieu, Voltaire et J.-J.

Rousseau, 1902.

4e partie : Chapitres I, II et III

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B. BOUVIER. J.-J. Rousseau, 1912.

P. M. MASSON. La religion de J.-J. Rousseau, 1916.

D. MORNET. Édition de la Nouvelle Héloïse (Collection des Grands

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F. BALDENSPERGER. Études d’histoire littéraire, 1907 à 1910.

P. VAN TIEGHEM. Ossian en France, 1917.

M. SOURIAU. Bernardin de Saint-Pierre, d’après ses manuscrits, 1901.

L. BÉCLARD. L. S. Mercier, 1903.

5e partie

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1860.

J.-P. BELIN. Le commerce des livres prohibés à Paris de 1750 à 1789,

1913.

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La pensée française au XVIIIe siècle

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Page 254: La pensée française au xvii ie siècle

INDEX

des notices sur les auteurs cités

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D’ALEMBERT — BAYLE — BEAUMARCHAIS — BOULANGER — BUFFON

— CHAMFORT — CONDILLAC — CONDORCET — CRÉBILLON père —

DANCOURT — DELISLE DE SALES — DIDEROT — Mme DU DEFFAND —

Mme D’EPINAY — FAVART — FONTENELLE — Mme GEOFFRIN —

GUILLARD DE BEAURIEU — HELVETIUS — D’HOLBACH — Mme DE

LAMBERT — LESAGE — Mlle DE LESPINASSE — MABLY — MARIVAUX —

MONTESQUIEU — MORELLY — NOLLET — Abbé PRÉVOST — RAYNAL —

RÉAUMUR — REGNARD — RIVAROL — J.J. ROUSSEAU — SAINT-

EVREMOND — BERNARDIN DE SAINT-PIERRE — SEDAINE —

VAUVENARGUES — VOLTAIRE (et note 2).

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