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Les publications scientifiques – deux points de vue, deux systèmes de valeurs Salon des publications étudiantes Florence Piron, Université Laval, février 2015 Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.

Les publications scientifiques f.piron

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Les publications scientifiques – deux points de vue, deux systèmes de valeurs

Salon des publications étudiantes

Florence Piron, Université Laval, février 2015

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.

Préliminaire : Science ou recherche?Comment distinguer entre science et recherche?

-La recherche scientifique, c’est le processus de fabrication des connaissances au sein de l’institution scientifique, impliquant des acteurs, des organisations, des lieux et objets, une certaine culture de travail, etc.

-Une publication scientifique, c’est la trace publique et pérenne d’un processus de recherche particulier, sous la forme d’un texte (en général, un article publié dans une revue scientifique).

-La science, c’est l’ensemble de tous les textes ainsi produits et publiés.

-Une science, c’est un ensemble de textes qui se citent et se répondent de génération en génération et qui sont enseignés à ceux et celles qui se forment à cette science.

La publication scientifiqueElle a pour but et fonction de rendre publics les résultats d’une réflexion ou d’un travail de recherche, la plupart du temps dans un article publié dans une revue savante.

Objectifs conventionnels de la publication :

•Partager et diffuser des résultats d’un projet de recherche

•Contribuer à la connaissance et être utile pour les travaux des pairs à venir (collaboration scientifique)

•Eviter aux autres de refaire des recherches déjà faites.

Un idéal : le « communisme ». Selon l’article classique de Robert Merton (1942) sur l’éthos de la science, la science, produit de la collaboration de générations de chercheurs et chercheuses, est un héritage commun, si bien qu’elle ne devrait appartenir à personne et ne jamais être tenue secrète.

Aujourd’hui : l’idéal de la science comme bien commun, l’idéal des communs de la connaissance.

MAIS avec la professionnalisation de la recherche scientifique, la publication est aussi devenue un moyen d’évaluer les carrières de chercheurs, les revues scientifiques et même les universités (le facteur d’impact, la bibliométrie, les palmarès, etc.).

Extraits de « The normative structure of science », Robert Merton (1942)

La publication : Un enjeu et non une activité de routineLa publication est devenue, par ce fait :

•un enjeu politique et éthique : comment circule-t-elle? Auprès de quel public?

•un enjeu industriel : comment combiner publication scientifique et secret industriel ?

•un enjeu économique : comment la financer? Des éditeurs scientifiques à but lucratif (Elsevier, Sage, Wiley, etc.) font actuellement des taux de profit très élevés en publiant des textes financés par des fonds publics que les bibliothèques doivent payer une deuxième fois en s’abonnant à leurs revues…

•un enjeu professionnel : elle est essentielle à la carrière scientifique, mais quel est son impact? (qualité ou quantité?)

Des options, des valeursQui dit « enjeu » dit options et choix possibles.

Deux idéaux-types :

•Un modèle conventionnel dominant notre monde universitaire, combinant de manière plus ou moins heureuse l’ethos scientifique selon Merton et l’économie marchande du savoir qui vise la valorisation de la recherche, c’est-à-dire la mise en marché des connaissances et des publications.

•La science ouverte, sur laquelle je travaille notamment à travers le projet SOHA : La science ouverte comme outil collectif du développement du pouvoir d’agir et de la justice cognitive en Haïti et en Afrique francophone (http://scienceetbiencommun.org).

Sources de ma réflexion : lectures, discussions, mais aussi enquête sur les pratiques de publication à l’Université Laval (2014).

La publication : étape finale d’une recherche

Science conventionnelle

- Publier les résultats d’un recherche sous la forme d’un article scientifique dans une revue qui pratique l’évaluation par les pairs en espérant être cité par de nombreux collègues/pairs

- Laisser à la revue le soin de la publicité et de la diffusion de l’article

- Risques : Le faire seulement pour ajouter une ligne à son cv, ce qui entraine de la surpublication et l’abus de pouvoir des directeurs et directrices de thèse qui imposent leur nom sur les textes de leurs étudiants ou étudiantes

Science ouverte

Publier, oui, mais surtout diffuser et partager ses publications :

-Mettre son article sur le web et en libre accès si la revue ne le fait pas (voir les possibilités plus loin)

-Lui donner une licence cc-by ou cc-by-sa qui permet la réutilisation du texte ou des données (voir plus loin)

-Utiliser les réseaux sociaux pour le faire connaître

-Rédiger des billets de blog pour le résumer et le rendre plus accessible

-Mettre en ligne les ppt, les conférences qui s’y rapportent

La préparation de l’articleScience conventionnelle

• Choisir une revue bien cotée ou très lue, peu importe la langue (mais c’est souvent l’anglais), sa pratique ou non du libre accès et son statut lucratif

• Utiliser le modèle canonique de l’article : problématique, question de recherche, méthodologie, résultats, conclusion

• Le rédiger en MS Word, à double interligne, puis souffrir sur la bibliographie si on n’utilise pas de logiciel approprié

• L’envoyer à la revue ou à quelques personnes pour des commentaires

Science ouverte

• Choisir une revue en libre accès

• Choisir un lieu de publication accessible aux parties prenantes du projet (sujets de

recherche ou contribuables qui financent la recherche)

• Sortir du modèle canonique

• Rédiger le contenu sur un fichier en ligne pour recevoir des commentaires pendant l’écriture, éviter les V-23 (version 23) et sans se soucier du formatage

• Partager l’article largement dès qu’il est à peu près terminé et l’améliorer avec les commentaires des lecteurs (ex: ArXiv)

• Le formater et l’envoyer à une revue pour le faire davantage connaître

L’écriture scientifique comme genre littéraire

Science conventionnelle

• Écriture scientifique canonique destinée à donner une image de scientificité : écriture impersonnelle (au « nous », sans émotion, centrée autour d’une seule question et une seule discipline)

• Du jargon et des passages incompréhensibles pour faire autorité (Foucault)

• Des notes de bas de page

• Une longue bibliographie

• Mentions des sources de financement et des conflits d’intérêts

Science ouverte

• Différents types d’écriture sont possibles, seuls ou mélangés: au « je », plus ou moins autobiographique, descriptive, poétique, politique, etc.

• Différents lieux de publications possibles : article dans une revue, billet de blog scientifique, billet sur les réseaux sociaux, livre en accès libre, etc.

• Davantage d’images, de la vidéo, des cartes conceptuelles, de l’infographie pour visualiser des bases de données

• Des hyperliens vers des bases ou des ensembles de données, des références bibliographiques, des sites ou des organisations dont le texte parle : des textes hypertextuels

Les logiciels pour rédiger

Science conventionnelle

• Utiliser la suite Microsoft Office (un logiciel propriétaire, c’est-à-dire qui appartient à une firme qui ne partage pas le code source et qui vend ses produits)

• Envoyer ses textes par courriel en pièce jointe

• Faire ses bibliographies dans Word

Science ouverte

Utiliser des logiciels libres, les meilleurs parce que plus de gens y travaillent

Choisir Libre Office plutôt que Word, Firefox plutôt qu’Explorer, Thunderbird plutôt que Outlook, etc.

Pour écrire en ligne, utiliser overleaf.com, Authorea, Google doc, framapad, hackpad, etc.

Utiliser des plateformes collaboratives libres pour y déposer les textes et discuter et échanger avec les collègues ou le public (wiki, google doc, framapad, issuu, etc.)

Utiliser Zotero pour gérer les références bibliographiques et les citations et les partager

Apprendre à créer et gérer un blog ou les réseaux sociaux pour publiciser son texte et en débattre

Ne pas avoir peur des technologies numériques, apprendre à coder, à ne pas dépendre des webmestres

Références bibliographiques

Science conventionnelle

• Fiches individuelles de lecture

• Endnote (logiciel propriétaire) : fiches bibliographiques électroniques

• Ne pas partager ses références ailleurs que dans l’article publié

Science ouverte

Utiliser Zotero.org

Application Web libre et gratuite qui permet de collecter des références, d’importer les pdf, de sélectionner les citations à déposer dans son manuscrit, puis de générer les bibliographies d’un seul clic sous n’importe quel format (comme Endnote)

capacité de créer des collections de groupe ouvertes ou fermées : chacun peut puiser dans les références rassemblées. Ces collections deviennent des biens communs!

Très utile pour un Centre de recherche, un département, une revue (demander aux auteurs de puiser dans Zotero pour simplifier l’édition des bibliographies)

Évaluation scientifique

Science conventionnelle

• Évaluation par les pairs en double aveugle Jugement porté sur l’article par des pairs experts, comme garantie de sa scientificité

• Failles du système : ghostwriting, fraudes, données truquées, erreurs, corruption des revues : un système faillible qui laisse passer des articles truqués.

Science ouverte

• Évaluation ouverte avec historique de l’article (exemple : le EMBO journal publie avec chaque article tout son processus d’évaluation, incluant les avis)

• Évaluation post-publication (le texte est publié et les évaluateurs sont invités à y répondre)

• Évaluation ouverte à tous (tout internaute peut discuter du texte accessible en ligne)

= des expérimentations récentes, à évaluer

Exemple d’un article du EMBO Journal : le « transparent process »

Les citations

Science conventionnelle

• Le facteur d’impact d’une revue, qui ne repose que sur la mesure des citations entre les articles

• Calcul qui n’évalue pas si c’est une citation qui critique ou qui encense l’article cité!

Science ouverte

• La métrique alternative (altmetrics) qui prend en compte en plus les téléchargements et les partages sur les réseaux sociaux

Droit d’auteur : de nombreuses peurs et fausses croyances

Science conventionnelle• Croire (à tort) que toutes les revues exigent la

cession du droit d’auteur

• Oublier que l’auteur a toujours des droits moraux sur son texte, même s’il a été payé pour l’écrire

• Ne pas oser diffuser, publiciser ou mettre en libre accès ses propres travaux de peur de faire quelque chose d’illégal ou de déplaire aux revues commerciales

• Aux Etats-Unis, déposer des brevets sur tout, même sur une idée, dans l’espoir de tirer profit de la commercialisation et par crainte de se faire voler cette possibilité de profit

• Se désintéresser de la question : une indifférence troublante de nombreux chercheurs qui ne savent pas s’ils ont signé ou non une entente avec la revue qui les publie.

Science ouverte• Tout auteur d’un texte a le droit de

librement donner une licence ouverte à son texte, sans demander de permission : Creative commons

Cette famille de licence autorise la diffusion, la reproduction et la réutilisation d’un texte dans la mesure où l’auteur est nommé

Favorise la diffusion et le partage du savoir

Considère que la science est un « commun » qui appartient à la société, à tous, à la différence d’une œuvre d’art dont vit l’artiste (et encore)

Publier en libre accès : Deux VOIES POSSIBLES

Publier Dans des revues en libre accès• Voie dorée

Revues en libre accès de plus en plus nombreuses (10278)

Repérables dans le Directory of Open Access Journals (DOAJ)

Environ 25% font payer des frais aux auteurs (APC) : attention, dérive possible et revues prédatrices – la vigilance s’impose.

Nécessité d’un support public pour ces revues, par exemple de la part des bibliothèques

Logiciels libres qui servent de structures de base à des revues en ligne et partage des services d’évaluation entre des revues

Mettre son article en libre accès, peu importe la revue

• Voie verte

Un dépôt institutionnel est une archive ouverte créée par une université et gérée par la bibliothèque. On y dépose une copie du contenu de l’article dès qu’il est accepté.

Les DI peuvent accueillir bien plus que les articles : chapitres, rapports, conférences filmées, etc. Ils sont interopérables et moissonnables par des moteurs de recherche comme Isidore ou Google scholar.

The Directory of Open Access Repositories – OpenDOAR : une immense base de données d’articles en accès libre

À ne pas confondre avec les réseaux sociaux scientifiques privés à vocation commerciale comme Research Gate, Academia ou Mendeley.

UN LIEN ENTRE REVUES DE LA SCIENCE CONVENTIONNELLE ET LIBRE ACCÈS : •Sherpa/Romeo précise les politiques éditoriales des revues•Les revues autorisent en général ce dépôt qui leur fait de la publicité; elles imposent parfois un embargo

6 idées fausses sur le libre accès

1) La seule façon de mettre en libre accès les articles évalués par les pairs est de les publier dans des revues en accès libre. NON : la voie verte permet de le faire, grâce au dépôt institutionnel.

2) Toutes les revues en accès libre font payer les auteurs. NON, c’est une petite minorité (25% en 2015)

3) Dans cette minorité de revues, la plupart des frais de publication demandés sont payés par les auteurs eux-mêmes. NON, ils sont payés par les subventions de recherche.

4) Publier dans une revue commerciale payante empêche toute perspective de libre accès, et donc de plus grande circulation et diffusion. NON, il existe la voie verte.

5) Les revues en accès libre sont de moindre qualité. NON, ça n’a rien à voir, même s’il y a des revues « prédatrices » en libre accès.

6) L’obligation de mettre ses publications en accès libre est une atteinte à la liberté universitaire de choisir notre lieu de publication. NON, la voie verte permet de choisir la revue qu’on veut.

Tirées d’un article de Peter Suber, 21 octobre 2013, The Guardian, International Open Access week

Devenir éditeur scientifiquePourquoi et comment créer une revue ou une maison d’édition?

•Faire valoir un domaine de recherche, un thème, une manière d’aborder un domaine qui ne sont pas représentés dans le milieu de l’édition scientifique

•S’adresser à un nouveau public

•Donner une chance de se faire publier à de nouveaux auteurs (les étudiants et étudiantes)

•Des logiciels libres sont téléchargeables gratuitement pour créer des revues (Open Journal System, Annotium pour Wordpress, Lodel)

Mettre en ligne et en libre accès les archives imprimées d’une revueUn défi majeur pour les revues peu financées. Quelles solutions?

•Ce qui est long et parfois coûteux sans bénévolat : scanner les revues page après page… Donc commencer par essayer de retrouver les fichiers pdf auprès de l’imprimeur ou de l’éditeur.

•Copier la table des matières et l’introduction sur le site de la revue, puis déposer les pdf dans une plateforme de diffusion comme Issuu et faire un lien web

•Demander aux auteurs de déposer une copie de leur article dans leur dépôt institutionnel et ajouter ce lien web

•En sciences sociales, proposer ces archives au site Les Classiques des sciences sociales

•Demander l’appui de votre bibliothèque universitaire

Exemple 1 de publication ouverte : Citoyennes et Femmes savantes

Des livres ouverts et participatifs- Existent en 4 formats

- PDF, Epub, Kindle (sur Amazon) et en format imprimé- Accessibles en libre accès sous forme de cyberlivre (site web,

chaque chapitre étant une page web)- Réalisés avec le logiciel Pressbooks (technologie Wordpress) : le

cyberlivre est gratuit, les pdf et epub reviennent à 100$ par livre (parfois des rabais). Impressions dans une boutique de micro-édition (5 à 6$CAD par livre)

- En vente au profit d’une cause : Association science et bien commun et Accès savoirs, la boutique de sciences de l’Université Laval

- Offerts dans les projets de sociofinancementFemmes savantes, femmes de science : le désir d’écrire est le seul critère

d’inclusion dans le livre. 20 portraits, 15 auteurs et auteures de 10 pays! Tome 2 en cours, en lice pour le prix Hubert Reeves

Citoyennes : un TP du cours Communication, citoyenneté et démocratie, un projet politique, un désir de rendre hommage, une curiosité collective, une grande fierté chez les étudiantes-auteures et étudiants-auteurs qui ont tous mis la main à la pâte (correction, révision, page couverture, crédits photos, publicité)

Tableau de bord de la gestion du livre Citoyennes

Exemple 2 : la revue science ouverteDésir d’une revue pour réfléchir à la science ouverte dans tous les domaines et sous tous ses aspects

-Évaluation ouverte (difficile à mettre en place)

-Résumés dans toutes les langues (revue plurilingue francophone)

-Différents types de texte, mais des catégories pour générer des dossiers

-Des traductions de textes

-Tout est disponible en libre accès avec la licence cc-by

-Un comité de la société civile

-Un troc de traductions sur un wiki

-Une base wordpress

Exemple 3 : dialogues pour réinventer la démocratieUn numéro spécial d’une revue en libre accès, Éthique publique. Désir de parler de démocratie autrement, de donner la parole à des jeunes de la Francophonie en dialogue avec des « experts » : d’ouvrir la réflexion sur la démocratie à d’autres voix, à d’autres auteurs.

Textes obtenus par un concours international ouvert aux 18-25 ans en réponse à une question :« Quelles sont vos propositions concrètes pour réinventer une démocratie et une vie politique qui inspirent confiance et fierté ? »

44 textes reçus de jeunes de 17 à 25 ans de 10 pays, 18 retenus pour la publication et 12 « seniors » qui leur ont répondu.

Quatre ans plus tard, une des auteurs, Pascaline, de la République démocratique du Congo, m’écrit :

La publication comme source d’empowerment, développement du pouvoir d’agir, et de fierté

Après ma réponse chaleureuse, Pascaline m’écrit :

La publication comme enjeuQu’on soit auteur(e) ou éditeur(e), la publication scientifique nous offre de nombreuses options. Les choix que nous faisons expriment nos valeurs, ce qui compte pour nous

Une vision « ouverte » de la science va entrainer des choix vers le libre accès, la langue maternelle, la publicité active, la licence libre, avec une vision de science comme bien commun qui n’appartient à personne (surtout pas aux éditeurs commerciaux) et qui bénéficie à tout le monde.

Une vision plus conventionnelle entraine d’autres choix.

À vous d’y penser!

Pour en savoir plus: http://scienceetbiencommun.org, @ScienceBienComm sur Twitter, http://www.scoop.it/t/science-ouverte ou écrivez à [email protected]