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Maieutique Creole Vs

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Intervention de Marlène Parize – professeur de philosophie et auteurCONFERENCE DONNEE SUR LA QUESTION QU’EST‐CE QU ETRE CREOLE VENDREDI 25SEPTEMBRE 2009 A L ASSEMBLEE NATIONALE

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MAÏEUTIQUE CREOLE

Ma mère m'a raconté un jour que, lè diab’ té ti gason, an tan lontan, il y avait

les Races. Elles classaient tout : les plantes, les animaux et même les Hommes. Elles

avaient l'air heureuses, les Races, car elles pensaient avoir maîtrisé la Nature, le

Chaos d'une diversité qui semblait sans limites. Ma mère qui avait quelque peu

découvert la mythologie pensait comme les Grecs que le chaos était l'état primordial

du monde où tout était mêlé, et que de redoutables petits esprits de mesure, serviteurs

des races, inlassablement classaient, distinguaient, mesuraient corps et âmes dans le

seul but que tout soit bien en ordre, dans un ordre cohérent. La puissance des Races

était telle que les Hommes partout s'auto-classaient.

Mais lors de la fameuse Année Noire, celle qui vit le Chaos reprendre le dessus et

ouvrir une faille dans un séisme qui bouleversa la Terre, quand tout se mélangea

comme par un processus inéluctable ou une machination de l'Etre lui-même, les

Races mobilisèrent toutes leurs forces: Complexes, Généalogie, Quête identitaire,

Racines, et Peur-du-vide, pour remettre chacun à sa place et trouver une place pour

ceux qui, nouveaux, n'avaient pas encore été classés. Mais cette tâche en épuisa plus

d'un ; elle semblait impossible. On multiplia les catégories : mulâtres, câpres, métis,

quarteron, mamelouk, chapé coolie, chabin, et ainsi, les Races renforcèrent leur

arsenal.

Malgré tout le Chaos s'amplifia. Alors, on insuffla patiemment en chaque âme un

principe méthodique qui devait pouvoir à l'infini tout ordonner : « Ce qui est mélange

n'est pas blanc », mais peut-être fille ou fils de toute autre Race.

C'est à ce moment-là que, de la terre gorgée de sang mais sous une bonne étoile,

insista ma mère, naquirent les Créoles.

Ma mère en me livrant tous ces mots ne s'était pas vraiment rendu compte qu'elle

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avait installé en moi une interrogation qui devrait être sans répit : qu'est-ce qu'être

créole ?

Mes premières méditations m'amenèrent à la conclusion toute simple, et déjà

très forte, que les créoles étaient ces Hommes nés de la rencontre des mondes, et des

mondes les plus éloignés.

En effet, après que les Hommes se soient dispersés et installés sur toute la surface du

globe, et à force de départs, ils finirent par se retrouver. Ces retrouvailles se firent le

plus souvent sans reconnaissance. Les uns et les autres eurent le plus grand mal à

reconnaître comme leur ce qui semblait si étrange. Et ils ne le pouvaient car nous

savons tous que les idées naissent de nos expériences et, du même coup, sont limitées

par elles. Aussi l'idée d’humanité que chacun avait élaborée, chacun de son point de

vue, était relative à ses connaissances. Et comme le souligne Rousseau : « Leur

cabane contenait tous leurs semblables ; un étranger, une bête, un monstre étaient

pour eux la même chose : hors eux et leur famille, l’univers entier ne leur était rien. »

Lors des retrouvailles, l’énergie qui était née au cours de tous ces siècles de

conquêtes de la Nature fut celle qui détermina chacun. Les Hommes qui avaient

toujours dû faire face à la Nature puissante et destructrice avaient alors tenté de la

dominer. Des prières à la technique, tous les moyens furent mis en place. Aussi dès

les premiers temps des retrouvailles, la barbarie domina, et pour cette humanité d’un

premier genre, l’autre était comme un territoire à conquérir et à dominer.

Mais la conquête ne fut pas le terme de cette période et comme le précise Rousseau :

« Après les avoir conquis, il ne leur manquait que de les dévorer. C’est ce que leurs

successeurs ont appris à faire. » Que recèlent de vrai ces paroles énigmatiques de

Rousseau ? « il ne leur manquait que de les dévorer » ?

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En fait, l’âge moderne s’inaugura par un grand sacrifice, un sacrifice anthropophage.

Ainsi peut être qualifié ce temps qui connut une forme paradigmatique aux

Amériques et en Afrique. Pourquoi parler de « sacrifice » ? Pourquoi, à l’heure où

enfin l’idée de crime s’est imposée, rouvrir la réflexion en qualifiant ces temps et ces

actes de « sacrificiels » ?

Tout simplement parce que ce qui différencie le crime du sacrifice, c’est le destin.

Parler de sacrifice, ce n’est pas remettre en cause l’idée qu’il s’agisse d’un crime, car

le sacrifice d’Êtres humains est indiscutablement un crime. C’est tenter de penser ce

crime à l’échelle de l’histoire. Le sacrifice est un crime qui a un destin, un crime qui

révèle plus qu’un autre le sens de l’histoire. Il ne s’agit donc pas d’un crime

anthropophage, comme lors de l’acte isolé d’un individu, mais d’un sacrifice

anthropophage. En immolant la victime on libère la force vitale contenue dans son

sang, et l’assimilant on se régénère.

Le sacrifice de populations, comme celui des Indiens d’Amérique, le sacrifice de

nombre d’Africains, puis de nombre de métis mis en esclavage, a libéré leur force

vitale, et cette force vitale est venue faire revivre un monde qui s’épuisait sur lui-

même. L’Occident a trouvé dans ces rencontres ce qui allait le rendre fécond : la

culture des autres.

Personne n’ignore maintenant que les lieux où se sont joués ces événements sont les

foyers créoles, ces lieux-creusets où se sont mélangées et frottées les cultures et où

sont nés un nouveau genre d’hommes : les Créoles. Ce premier regard porté

m’imposa l’idée que le créole est mélange de races ; il est cet être qui porte en lui

l’autre.

Il ne faut pas croire que cette pensée qui semble s'imposer d'elle-même, (je parle de

l’idée que les créoles soient mélanges de races) ait été ou soit acceptée sans difficulté

par les Créoles eux-mêmes. Aux Antilles, par exemple, ce n'est que maintenant et

progressivement que beaucoup d'entre nous arrivent à envisager ce qu'ils sont

véritablement, à savoir « mélange ». Les mécanismes subtils des complexes de tout

genre ont fait que les Antillais formés à la théorie raciste qui propose une

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classification des hommes en 3 ou 4 races, pensaient comme beaucoup d’Hommes, et

ceci malgré leur posture singulière dans l’histoire, que nécessairement un homme

prenait place dans une catégorie raciale ; et que donc, comme le principe raciste le

suggérait ce qui n'est pas blanc est noir. Toutes les nuances de couleur et de types de

cheveux qu’ils faisaient, toute cette expérience colorée qui leur était si proche n’a pas

permis de remettre en cause le racisme en tant qu’il est classification des hommes en

groupes de races ; ils classaient toutes ces variations sous la catégorie noire. C'est

ainsi que tous les métis ont fini par assimiler la représentation que l'autre avait d'eux

et se sont crûs noirs. Il fallut des générations et des générations de mélange de métis

pour que la situation ne soit plus tenable car dans une même famille les nuances se

retrouvaient. Cet enfant à la peau noire, et cet autre à la peau blanche, cet enfant aux

cheveux crépus et cet autre aux cheveux bouclés ne pouvaient souffrir plus longtemps

qu’on divise leur famille, et que l’on assimile l’un à un blanc et l’autre à un noir. Ils

étaient frère et sœur. C’est ainsi que la fraternité de tous les hommes sortit de l’état de

principe et passa à l’état d’expérience éprouvée. Beaucoup réalisèrent que tous ces

mécanismes négationnistes n'avaient qu'un but maintenir l'autorité de la théorie

raciste. Mais la force de négation ne fait pas l'Etre. Et le métissage qui, pour les

Créoles, fut une véritable conquête est maintenant très clairement au coeur de leur

identité.

Si, dans un premier temps, cette réponse s’imposa à moi comme une évidence,

elle se transforma après un certain temps, en question. Mais qu’est-ce qu’un métis ?

En effet, si nous nous accordons avec ce qui est maintenant indiscutable, à savoir que

les races n'existent pas, qu'elles n'ont été que des catégories créées par l'esprit des

hommes à un moment de l'histoire dans un contexte d'exploitation; et que donc c'est

bien par un abus de la pensée que les Dogons, les Mandingues, les Peuls, les Zoulous,

les Bambaras, les Achantis, les Wolofs se sont retrouvés noirs, nous devons de toute

évidence reconsidérer cette définition. S'il n'y a pas de races il n'y a pas de mélange

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de races, mais plutôt mélange d'ethnies et de cultures plus ou moins éloignées. Dès

lors, il faut comprendre, sauf peut-être rare exception, que tous les Hommes sont

métis. Et que, dans le cas des foyers créoles, le mélange mobilisa des ethnies de tous

les continents.

Chacun bû ce sang revitalisant. Chacun assimila l’autre en pensant l’avoir anéanti

sans se rendre compte qu’assimiler c’était maintenir en vie. L’Occident assimila

l’Afrique, l’Afrique assimila l’occident. L’Occident assimila les Amériques, les

Amériques assimilèrent l’Occident. Les Amériques assimilèrent l’Afrique ; l’Afrique

assimila les Amériques. L’Occident assimila l’Asie, l’Asie assimila l’Occident. Et le

processus loin de décroître ne fit que s’installer comme la modalité primordiale de

l’Être. Le monde moderne est ainsi né. C’est ainsi que par exemple l’Occident

rencontrant l’autre, l’assimilant avec l’avidité d’un ogre, se pensant avec et à partir de

son expérience de l’autre disparut progressivement pour devenir société moderne.

Oui, les foyers créoles révélèrent une fécondité qui dépassa de loin celle qu’on

attendait de leur mise en exploitation.

Cependant, une telle perspective assimile Créole à métis ; et semble imposée

l'idée d'un « tous créoles », car tous métis. Ainsi l'idée que tous les Hommes sont des

métis et donc, par assimilation des Créoles, semblait devoir clore mes réflexions.

Or quelque chose résistait en moi, quelque chose m'imposait l'idée que si tous les

hommes étaient indiscutablement des métis, et les races, des Dieux d'autres temps, le

créole restait un métis singulier, un moment particulier dans l'Histoire.

Mais qu’est-ce qui fait la particularité des Créoles ? Le fait peut-être qu’ils soient nés

d’une terre gorgée de sang, d’un crime. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’on retrouve

chez eux les trois forces que génère un crime de sang : la colère, la compassion et

l’élévation. Bien sûr me dis-je. Rappelez-vous dans la mythologie grecque, il y un

crime celui que Kronos commet sur Ouranos son père. Ouranos (le ciel) est émasculé

par son fils avec la complicité de sa mère Gaïa (la terre), et des gouttes de sang qui

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tombent sur la terre, Gaïa engendre les trois déesses vengeresses : les Erinyes, les

Méliades qui, elles, protègent les enfants abandonnés et abritent les troupeaux sous

leurs arbres et les géants ces personnages caractérisés par une stature et une force

exceptionnelle.

Dans les foyers créoles, nous retrouvons ces trois forces : la colère et le ressentiment

des déesses vengeresses qui peuvent peser si lourd qu’ils aveuglent (colère qu’il ne

faut pas confondre avec douleur qu’ a ressenti la victime elle-même), la compassion

pour les plus petits et même une propension à prendre parti pour David contre

Goliath, car oui, la souffrance vécue rend sensible à la souffrance de l’autre, et une

force exceptionnelle comparable à celle de géants.

Cette force exceptionnelle je l’ai rencontrée chez Atoumo (Atoumo est une figure

métaphorique que j’utilise dans mon ouvrage « La part de l’autre » pour introduire le

chapitre sur ce que j’ai appelé « la République transcontinentale »). Donc je disais

que lorsque j’ai rencontré Atoumo, elle marchait sans hésitation dans la pénombre. Sa

détermination à aller à cette heure tardive à laquelle plus personne ne va, jointe à son

pas léger, me révélèrent qu’elle avait acquis ce pouvoir exceptionnel de voir même

lors des grandes nuits.

Elle marchait, et à une distance respectable se tenait l’ombre de l’autre, cet autre au

regard qui déshumanise ce qui ne peut l’être ; c’était lui son compagnon de voyage.

Aujourd’hui, il se tenait à une distance respectable et elle ne percevait que son

ombre, mais comme toujours, elle sentait la menace. Elle me confia, le regard

pénétrant jusqu’à mes luttes les plus intérieures, ce qu’elle sait maintenant : c’est par

lui que passe son salut. C’est l’intermédiaire nécessaire qui lui permettra de se sonder

et de se rencontrer enfin. Que l’autre, n’importe quel autre, est le premier danger pour

tout Homme, mais qu’il ne peut être évité. Il doit être regardé en face. C’est le face-à-

face primordial.

Je compris que tout s’était joué pour elle ici, mais qu’elle avait fini par comprendre,

elle, que tout ce qui se jouait n’était pas ici. Par sa vie singulière elle a fait la preuve

que l’on ne peut déshumaniser un être humain, et sa plus grande fierté est de savoir

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maintenant qu’on ne naît pas aux premiers instants dans toute son humanité, mais que

l’on doit parvenir à soi-même. Et je la regardais, elle dont tous les savoirs n’avaient

marqué ni le visage ni le corps de vanité.

Il ne faut pas imaginer que tant de souffrances en ont fait un être sans joie, sans

amour, sans tempérance. Car loin d’être une femme de fer, loin d’être une femme

dans les fers ; elle est une femme de bronze (alliage, mélange). Elle comprend en son

sein la chair du monde, et participe de la même dimension créatrice. Ainsi elle donne

à ceux qui la rencontrent tout ce qu’elle n’a pas toujours reçu. Elle a le pouvoir des

géants.

Atoumo est une créole. Mais ne pourrait-elle pas être d’ailleurs ? De tous ces ailleurs

gorgés de sang ? L’Histoire regorge de parias, de ces hommes qui, déchus de leurs

droits et de leur identité humaine, se sont retrouvés et se retrouvent sous le joug, de

ces Hommes considérés comme ayant trop d’insuffisances ou de manquements pour

être reconnus comme des Hommes véritables, mais assez de qualités pour être

exploités et finalement rentables.

Alors y a t-il finalement dans l’histoire des Créoles quelque chose qui les

singularise, ou s’agit-il de comprendre qu’eux aussi sont dans la grande histoire, celle

des géants ?

Le propre du Créole, c’est d’avoir été ce séisme de haute magnitude qui révèle la

dynamique sous-jacente de toute l’histoire de l’humanité, et qui nous oblige à nous

défaire de la croyance en l’existence de races. Oui, comme chacun le sait, l’humanité

s’est toujours métissée, mais les proximités géographiques laissaient la place aux

démarches illusoires. Après s’être mélangés et tout en continuant à le faire, on

reconstruisait des mythes, parfois même scientifiques, de la pureté de la race. On se

retrouvait des origines communes et uniques. Ce discours et cette logique

uniformisants se sont brisés sur des écueils : les Créoles. Conscience et acceptation

du métissage, le Créole, porte un autre regard sur le monde, un regard ouvert. Le

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Créole, déterminé à avoir la pleine conscience de lui-même, se perdrait s’il acceptait

d’être rassuré dans une identité nouvelle qui, fonctionnant comme toutes les identités

antérieures, serait enracinante. Il se perdrait s’il se laissait conduire par les mirages

identitaires. Il veut assumer ce qu’il a amené à l’Etre. Alors il travaille à se libérer de

lavolonté illusoire d’être une réalité connaissable car figée. Il sait que le mouvement

est la texture même de l’Etre, et donc la condition de l’être humain.

Car le Créole est celui qui est né du fait ébranlant les certitudes identitaires et les

croyances en la fixité. Un Homme supra-national fait par son vécu transcontinental

est né. L’état de ces nouveaux Hommes, la supra-nationalité, n’est rien de moins

qu’un résultat ; le résultat d’une réalité plus fondamentale: l’Homme moderne est

« trans ». Bien mieux que « supra- » ou « méta- », le préfixe « trans- » porte en lui la

nature de ce nomade. Il est « au-delà de » son premier enracinement identitaire ; mais

surtout, il traverse toutes les cultures de l’humanité, passées et présentes, avec

curiosité et respect; et ce parcours fait de lui un Homme en devenir, conscient qu’il

n’est que de passage. En prenant conscience de sa nature trans-, l’Homme comprend

qu’il ne s’élève que suite à une traversée. La figure de cet Homme trans- était déjà là,

présente et active dans ces régions de souffrances et de créations que sont les foyers

créoles. L’Homme déraciné était un prophète. Maintenant que sa vue accommodée

commence à voir même dans l’obscurité, les pensées tragiques et nostalgiques du

paradis perdu ne font plus écho en lui. Mais sa grande traversée a installé en lui le

goût du voyage. Alors le grand danger pour les régions qui l’ont vu naître, c’est

l’appauvrissement. La richesse de la modernité est dans ses Hommes ; et un lieu

dispose d’une grande énergie si des hommes modernes y trouvent leur place. Ainsi

oracles de l’âge moderne, les foyers créoles augurent le monde culturel à venir ainsi

qu’un nouveau genre d’Homme, l’Homme trans-. Le destin de ces foyers est, comme

le laissent entrevoir les conditions de leur naissance, celui de toute l’humanité. Mais

il faut maintenant un destin politique à la hauteur de ce destin culturel singulier.

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L’âge moderne exige que chacun comprenne que le fonds commun de la société ne

doit et ne peut plus être, comme dans la démarche des nationalismes, la culture

majoritaire. Quoi que l’on doive aux nationalismes et à la théorie de l’Etat-nation, il

faut se rendre compte que la fusion abusive ethnos et démos, population et peuple,

doit être rompue. (Explication) Comprendre ce qu’exigent politiquement ces lieux-

creusets, c’est en finir avec la surdité des nationalismes, et rendre possible

l’humanité. Comme chacun le sait, l’exigence première et nécessaire est la

coexistence d’une diversité d’individus et de populations. Cette coexistence n’est

pérenne que si aucune culture, même celle de la majorité, ne se veut hégémonique.

En faisant du citoyen un individu défini juridiquement et non ethniquement, un

individu défini par des droits et des devoirs, la République pense une société ouverte

où est dépassée la confusion population et peuple. Il n’y a pas de modèle culturel,

religieux ou ethnique en république. La République (je désigne ainsi l’idée de

République, le projet, une vision qu’il ne faut jamais confondre avec ses formes

historiques toujours insuffisantes.), terre de la laïcité et de la véritable tolérance, est

ouverture à soi-même et aux autres ; elle n’accorde à aucun le privilège de pouvoir se

penser sur un mode supérieur.

Etre républicain c’est avoir compris le principe méthodique platonicien. Platon,

réfléchissant sur la question de la différence des sexes, invite à plus de mesure et à

plus de prudence. En prenant l’exemple de la différence entre le chauve et le chevelu,

Platon veut nous amener à réfléchir sur les principes du droit. Doit-on dès qu’il y a

une différence la traduire sous une forme juridique? Faut-il faire une différence de

droit entre un chauve et un chevelu? La différence constatée entre l’homme et la

femme ne nous autorise pas à différencier deux statuts juridiques. Les différences

naturelles ou culturelles font la richesse de l’humanité, et ne doivent plus être des

enjeux politiques comme dans le nationalisme et dans la guerre des nationalismes.

La République fait de chacun un citoyen quelles que soient ses particularités. Elle est

le régime politique moderne, car elle seule peut contenter les Hommes modernes, les

trans-. Le monde y est ouvert de telle sorte que chacun peut y faire l’expérience de

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lui-même, l’expérience de son unicité, l’expérience de son être en devenir. En effet

fixer un archétype culturel ou autre, c’est engager les citoyens dans un rapport

problématique à eux-mêmes. Le défi pour chaque Homme est la conscience de soi et

l’acceptation de soi. Telles sont les conditions de la paix intérieure et de la paix

politique.

Dans la République la cohésion est assurée par une culture politique partagée. On ne

manque pas d’identité, bien au contraire ; mais au-delà des différences, l’identité de

la communauté politique dépend de principes juridiques, et non d’une forme de vie

ethnico-culturelle.

Alors parce que le discours ne doit pas être vain, parce que tant de créoles sont

français, mes méditations ne peuvent se maintenir comme de pures idées, et la

citoyenne est aujourd’hui convoquée dans mon dialogue intérieur. Regardant je me

demandais : nos liens culturels, nos identités religieuses ou ethniques, ne risquent-ils

pas de redevenir comme en d’autres temps des limites dans une République qui se

perdrait elle-même en oubliant ses principes à savoir la liberté des membres, une

législation commune et une égalité effective ? De quelle République parlons-nous

quand on réforme les fondements jusqu’à autoriser certaines communautés, et

pourquoi pas d’autres, à établir des législations propres qui détermineront la vie sur

certains territoires de cette même république, et la vie des individus leurs droits

sociaux, leur éducation ? Des législations qui de toute évidence ne sont pas de

simples adaptations pour question d’exigence géographique, et d’efficacité, mais

législation qui ont pour fondement un autre projet politique, une pensée identitaire.

Est-ce encore une République ? N’avons-nous pas là, plutôt déguisés sous le nom de

République, des Etats unis ? Il me semble bien qu’à ce moment-là l’autre modèle, le

communautarisme, avance. Et la République, projet audacieux, trébuche.

Tout se passe comme si les exigences des foyers créoles étaient si déroutantes et

invitaient à un tel dépassement du modèle en place, que le recul était inévitable.

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(Mais peut-être que toute cette interprétation est abusive et, pour parler d’un sujet qui

fait notre actualité, le fameux article 74 n’est peut-être pas une ouverture au

communautarisme et un abandon du projet républicain, mais la simple porte de sortie

des populations qui ne voudraient pas participer au projet de République

transcontinentale.)

Toutefois il me semble que le contrat social qu’exigent les créoles parce que lui seul

permettrait l’existence de leur nature nouvelle, est depuis déjà près de deux siècles

une république transcontinentale libérée de tout avatar colonialiste et nationaliste.

Si la République en marche trouva dans les hommes libérés de l’esclavage ses

premiers citoyens, c’est non seulement parce que leurs intérêts leur imposaient cette

direction, mais aussi parce que ces Hommes purent se reconnaître dans la citoyenneté

de la République française, c’est parce que dans les cadres du projet républicain la

citoyenneté ne présupposait pas une communauté naturelle et culturelle comme

fondement historique. Et qu’au contraire que ce projet établissait une association de

sujets de droits libres et égaux ; c’est parce que pour le Créole il s’agissait dans une

telle communauté de droit, de faire passer les droits de l’homme de l’état de principe

à celui de réalité effective ; de faire humanité en faisant peuple.

Nous avons, en nous rencontrant, ouvert un champ de possibilités, possibilités qui

caractérisent l’âge moderne, notre présent. Mais penser le présent ce n’est pas,

comme on pourrait le croire, simplement penser « ce qui est » ; c’est bien plus.

Penser le présent, c’est penser « ce qui se fait », ce qui est déjà-là tout en étant encore

à faire, le déjà-là-à-venir. Aussi la question s’impose :

Quels possibles avons-nous maintenant à prendre à notre charge? Que pouvons-nous

espérer de notre aventure historique? Qu’avons-nous disposé à être dans ce monde

ouvert ?

Si l’on peut envisager une dimension nécessairement politique dans l’attitude créole,

on ne saurait négliger ce qu’on est en droit d’appeler une éthique créole. Etre créole

c’est rompre le cycle qui semblait sans fin, des victimes et des bourreaux ; c’est

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refuser l’éternel retour du même. A la question « sommes nous condamnés à être

victime ou bourreau, victime puis bourreau? », l’éthique créole nous permet de

répondre non. Car elle nous apprend que la grande gagnante de l’histoire coloniale, et

de tant d’histoires, est la volonté de la toute-puissance qui continue à imposer sa

logique au monde. Ce sont toutes les volontés de domination en exercice sur tous les

continents qui ont convergé vers des objectifs. Avoir à l’esprit les paramètres de

l’Histoire, c’est comprendre que la véritable condamnation ne doit pas être

simplement celle d’un événement historique, comme l’esclavage ou la Shoa, mais

qu’il s’agit de condamner son principe à savoir le sacrifice anthropophage, le fait de

se nourrir de la force vitale de l’autre sans reconnaissance. L’éthique créole est une

volonté de s’élever au-dessus de notre nature anthropophage.

Ainsi l’éthique créole est une attitude simple : il s’agit pour chacun de reconnaître ici

et ailleurs, aujourd’hui et demain, la part de l’autre. Il s’agit de se refuser à soi-même

la jouissance de la posture illusoire du dominant, de refuser de se reconnaître dans

une certaine image sur-valorisante de soi. Il ne s’agit pas de s’en tenir au devoir

d’humilité, mais il s’agit de réaliser que l’humilité est la seule disposition de l’esprit

qui soit en adéquation avec la réalité.

L’éthique créole est un autre regard, un regard sur l’autre né de la conscience de la

présence en soi de l’autre. Pour comprendre ces mots, il faut avoir à l’esprit l’ampleur

du séisme dont je parlais plus haut. Le créole ne trouve pas seulement en lui les

multiples ethnies et cultures, et être créole ce n’est pas seulement prendre conscience

de son métissage. Non, le créole rencontre au cœur de lui-même les deux grandes

figures de l’altérité, celles qui semblaient pouvoir toujours se maintenir, celles qui

avaient résisté à tant d’expériences humaines, celles qui s’étaient maintenues pour

rejouer leur face-à-face et déjouer les volontés humaines de paix. Ces deux figures

sont celles du bourreau et de la victime. L’éthique créole est l’attitude qui consiste à

nous poser à nous-mêmes cette question ultime: pouvons-nous vivre ensemble en

renonçant aussi bien à la figure réconfortante du bouc-émissaire qu’à la présence

paralysante de la culpabilité ?

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L’éthique créole est la conscience qu’il n’y a plus de dehors possible ; c’est la

conscience de l’inefficacité de l’ancien modèle de penser celui qui fait que certains

sont des « yo » et d’autres des « nou » ; l’éthique créole est la difficile expérience du

vivre ensemble sans paria.

Cette éthique créole est ce qui s’impose à moi-même ; mais je sais que la vertu à

laquelle nous invite toute éthique n’est qu’une disposition, une possibilité à laquelle

notre être est ouvert. Nous sommes disposés à acquérir les vertus à condition de les

perfectionner. « C’est en bâtissant qu’on devient architecte » dit Aristote. Alors

grande est la responsabilité des griots éveilleurs de conscience ou meneurs de foule.

C’est à ce moment de mes méditations que me revinrent à l’esprit ces mots

mystérieux d’Atoumo : « N’oublie pas ton jardin ».