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2 Ab initio « Au début » Lundi 28 septembre 1986 06 :40 Avec une profonde inspiration, comme s’il était à nouveau gonflé par la vie, Luc s’éveilla, et ouvrit l’oeil qui n’était pas écrasé sur l’oreiller. C’était très désagréable ; il n’était pas dans son environnement habituel et celui-ci lui sembla tout d’abord inconnu. Puis il se souvint. Arrivé la veille au soir avec sa valise et ses cartons dans cette chambre meublée pour étudiant, il s’était ré-installé, avec un peu d’exaltation au début pour sa seconde année d’étude. Mais Luc avait vite déchanté, l’excitation avait rapidement laissé place à une boule d’angoisse puis à la solitude devant la nuit qui descendait. Alors, réfugié dans un bouquin qui l’aspirait sûrement un peu trop hors de la réalité, il avait laissé fuir le temps et mort de fatigue s’était endormi tôt. Le matin était arrivé trop tôt aussi. Le matelas mou prenait des allures de sables mouvants, la chambre vieillotte au premier étage lorgnait sur une cour humide et moussue, le papier jauni n’avait jamais vu le soleil. Des meubles de qualité noircis et poisseux par trop de cire devenaient branlants avec le temps et les étudiants précédents ; le linoléum orange à carreaux, usé jusqu’au goudron sur les endroits de passage laissait apparaître la forme des lattes du plancher. La propriétaire, caricature de la dame âgée riche et avare avait poussé le mauvais goût jusqu'à tenter de cacher ces chancres par des petits tapis beiges et bon marché. Au début de chaque éveil, il gaspillait quelques minutes à faire le point sur la journée à venir…Seconde année à Semier, ville universitaire, pour sa dernière année d’étude avant le diplôme, il allait étudier dans une école paramédicale : « Manipulateur en électroradiologie médicale », nom à rallonge pour une profession vers laquelle il s’engageait, et où le commun des mortels croyait voir simplement un infirmier dans la personne qui leur faisait leurs images radiologiques ou bien un « radiologue » alors que ce dernier était médecin. Ce qu’il voulait avant tout : Apprendre un métier qui lui convenait et être autonome. Il commençait à faire froid en cette fin septembre et il n’avait pas pensé à régler le vieux convecteur électrique. Luc sentait bien que l’air qu’il respirait chiffrait moins de quinze degrés. Le froid pénétra sous le drap quand il remua une jambe pour s’extirper du matelas qui l’emprisonnait tel un poulpe. Il lui fallait se laver à l’évier et à l’eau froide ou la faire chauffer dans une petite bouilloire et remplir la bassine en plastique décoloré car la maison composée de trois appartements ne disposait pas d’un réseau d’eau chaude. Le prix du loyer était en rapport avec cet inconfort . Une vieille cafetière à filtre mais pas électrique tentait de distiller le moulu premier prix de la supérette du coin de la rue. Le studio était très sommairement équipé. Un réfrigérateur, de la marque Frigidaire, devait dater de 1960. Haut d’un mètre tout au plus, il semblait assoupi dans un coin de la pièce, dodu et ronronnant. Quand on ouvrait la porte, l’espace dédié au frais permettait d’y stocker un yaourt, une brique de lait et une tranche de jambon, tout était prévu pour une personne. Le ton était donné. Même si la propriétaire ne précisait pas que les visites féminines n’étaient pas souhaitées, le message était limpide. Seul le lit mesurait cent-vingt centimètres de large et aurait pu accueillir une invitée…Mais il rêverait plus tard. Le pain avait durci pendant la nuit, assez pour que le beurre pétrifié par le drôle de réfrigérateur mal réglé puisse se tartiner sans déchiqueter la tartine ; et en avalant le café

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2 Ab initio « Au début » Lundi 28 septembre 1986 06 :40 Avec une profonde inspiration, comme s’il était à nouveau gonflé par la vie, Luc s’éveilla, et ouvrit l’œil qui n’était pas écrasé sur l’oreiller. C’était très désagréable ; il n’était pas dans son environnement habituel et celui-ci lui sembla tout d’abord inconnu. Puis il se souvint. Arrivé la veille au soir avec sa valise et ses cartons dans cette chambre meublée pour étudiant, il s’était ré-installé, avec un peu d’exaltation au début pour sa seconde année d’étude. Mais Luc avait vite déchanté, l’excitation avait rapidement laissé place à une boule d’angoisse puis à la solitude devant la nuit qui descendait. Alors, réfugié dans un bouquin qui l’aspirait sûrement un peu trop hors de la réalité, il avait laissé fuir le temps et mort de fatigue s’était endormi tôt. Le matin était arrivé trop tôt aussi. Le matelas mou prenait des allures de sables mouvants, la chambre vieillotte au premier étage lorgnait sur une cour humide et moussue, le papier jauni n’avait jamais vu le soleil. Des meubles de qualité noircis et poisseux par trop de cire devenaient branlants avec le temps et les étudiants précédents ; le linoléum orange à carreaux, usé jusqu’au goudron sur les endroits de passage laissait apparaître la forme des lattes du plancher. La propriétaire, caricature de la dame âgée riche et avare avait poussé le mauvais goût jusqu'à tenter de cacher ces chancres par des petits tapis beiges et bon marché. Au début de chaque éveil, il gaspillait quelques minutes à faire le point sur la journée à venir…Seconde année à Semier, ville universitaire, pour sa dernière année d’étude avant le diplôme, où il allait étudier dans une école paramédicale : « Manipulateur en électroradiologie médicale », nom à rallonge pour une profession vers laquelle il s’engageait, et où le commun des mortels croyait voir simplement un infirmier dans la personne qui leur faisait leurs images radiologiques ou bien un « radiologue » alors que ce dernier était médecin. Ce qu’il voulait avant tout : Apprendre un métier qui lui convenait et être autonome. Il commençait à faire froid en cette fin septembre et il n’avait pas pensé à régler le vieux convecteur électrique. Luc sentait bien que l’air qu’il respirait chiffrait moins de quinze degrés. Le froid pénétra sous le drap quand il remua une jambe pour s’extirper du matelas qui l’emprisonnait tel un poulpe. Il lui fallait se laver à l’évier et à l’eau froide ou la faire chauffer dans une petite bouilloire et remplir la bassine en plastique décoloré car la maison composée de trois appartements ne disposait pas d’un réseau d’eau chaude. Le prix du loyer était en rapport avec cet inconfort . Une vieille cafetière à filtre mais pas électrique tentait de distiller le moulu premier prix de la supérette du coin de la rue. Le studio était très sommairement équipé. Un réfrigérateur, de la marque Frigidaire, devait dater de 1960. Haut d’un mètre tout au plus, il semblait assoupi dans un coin de la pièce, dodu et ronronnant. Quand on ouvrait la porte, l’espace dédié au frais permettait d’y stocker un yaourt, une brique de lait et une tranche de jambon, tout était prévu pour une personne. Le ton était donné. Même si la propriétaire ne précisait pas que les visites féminines n’étaient pas souhaitées, le message était limpide. Seul le lit mesurait cent-vingt centimètres de large et aurait pu accueillir une invitée…Mais il rêverait plus tard. Le pain avait durci pendant la nuit, assez pour que le beurre pétrifié par le drôle de réfrigérateur mal réglé puisse se tartiner sans déchiqueter la tartine ; et en avalant le café

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noir sans sucre, il eut un petit pincement au cœur, l’appartement puait la solitude. Luc n’en avait pas peur, il la recherchait parfois, la provoquait plusieurs jours durant. Il aimait ces moments où les autres n’existent plus, ce recentrage égoïste sur lui-même, il en avait besoin comme un palier de décompression. Toutefois ce matin là il aurait apprécié la compagnie d’un ou d’une amie …Les petits déjeuners en famille lui manqueraient sûrement. En même temps, cette sensation de liberté, être seul dans cette ville qu’il découvrait encore, l’effrayait et le passionnait à la fois ; il marchait vers l’autonomie... un pas de plus en ce 28 septembre. Et le lendemain, il allait tout juste avoir vingt ans. … 4 Fragrans feminae « Odeur de femmes » Jeudi 6 novembre 1986 23 :11 La fête d’intégration de la nouvelle promotion d’élèves manipulateurs battait son plein. La faculté de médecine leur avait prêté pour une nuit la grande salle de la cafétéria et l’union faisant la force, ils avaient ramené boissons, victuailles, chaîne stéréo et spots colorés. Dans ces cas là, l’organisation manquait rarement de motivations et de volontaires pour apporter leurs contributions festives. L’indémodable thème de la soirée déguisée les avait inspirés et l ‘ambiance s’échauffait alors que le niveau du saladier de sangria baissait selon l’exacte loi des vases communicants. Les étudiants avaient fait preuve d’imagination et avec peu de moyens, ils avaient réussi à surprendre leurs camarades. Luc s’était déguisé en ramoneur. Rien de très original mais avec un vrai souci du détail il aurait pu être crédible : un vieux bleu de travail trop large et resserré à la taille par une corde d’époque, un maillot de corps bleu délavé et une veste de travail prêtée par son grand-père. Sous un béret basque troué, il avait barbouillé son visage en noir avec un charbon de bois récupéré dans l’âtre de ses parents. Il aimait ce déguisement où le blanc et le vert de ses yeux ressortaient. Toujours grâce à son grand-père, il avait réussi à retrouver le hérisson dont il se servait autrefois pour sa cheminée. A soixante-quinze ans l’aïeul ne monterait plus sur le toit et le lui avait donné. Quand il était entré dans la salle des fêtes, personne ne l’avait reconnu, la corde enroulée autour des épaules, le hérisson au bout du bras, il arrivait d’une autre époque… Le hasard avait voulu qu’il arrive en même temps qu’un copain grimé en gangster période prohibition avec costard noir à rayures, un borsalino et la Thomson à camembert (en plastique) au poing. Le contraste avait fait rire aux éclats une étudiante de première année. Luc avait déjà remarqué cette très jolie brune aux cheveux sombres la semaine précédant la soirée, et même si ce rire ressemblait à une moquerie Luc fut heureux qu’elle l’ait remarqué. Elle s’appelait Laura. Des yeux marrons si foncés qu’on en distinguait difficilement la pupille, de longs cheveux ondulés croulaient sur ses épaules. Laura avait un joli nez très fin, son teint contrastait avec des sourcils bien marqués aussi sombres que ses cheveux. Derrière ses lèvres roses sans maquillage naissait un sourire lumineux comme un croissant de lune. Luc ne comprenait pas bien en quoi elle s’était déguisée, pour l’instant elle se cachait de la tête aux pieds derrière une grande cape noire et soyeuse comme sa chevelure. Un verre à la main, elle lui jetait un coup d’œil de temps en temps et continuait à rire avec ses copines.

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Il ne la quittait pas des yeux et quoiqu’il fasse, son regard accrochait toujours le sourire de Laura. Il n’était pas au bout de ses surprises. Après quelques verres de sangria et beaucoup d’éclat de rire Laura s’avança vers le centre de la pièce, le morceau de musique venait de changer et elle voulait danser sur le prochain morceau. Déboutonnant sa cape, elle la fit tournoyer pour finalement la jeter, elle retomba aux pieds de Luc. Laura dévoila enfin ce qu’elle cachait dessous. Elle flamboyait dans une robe crème presque blanche, le bas, long et ample gonflé par un jupon laissait juste apparaître des chevilles dans des bottines foncées. Un bustier très serré lacé dans le dos finissait de révéler cette beauté à la fois romantique et gothique. Un collier de perles noires rehaussait le velouté d’une gorge rosée qui donnait envie de mordre ou d’y poser ses lèvres selon la nature de l’amant. Laura était époustouflante, d’une rare élégance, elle afficha un sourire encore plus rayonnant quand elle vit les autres danseurs stopper net d’étonnement. Certains applaudirent, d’autres sifflèrent d’admiration. Luc resta pantois, se contentant de ramasser la cape. Laura ne dansait pas vraiment, son corps ondulait en rythme, un bras levé, sa main voltigeait en musique, dessinait des courbes, des arabesques, des cercles et des pirouettes, de longs serpents enchanteurs et hypnotiques. Les spots projetaient sur les murs l’ombre allongée de ses doigts et les mouvements amplifiés, agrandis, semblaient encore plus gracieux. Sensuelle et élégante, la personnalité de Laura irradiait sur tous les garçons qui ne perdaient pas une miette du spectacle improvisé alors que juste à sa droite, Madeleine sautait et gesticulait sur place. Ses trémoussements tenaient plus du test d’élasticité des soutiens-gorge que de la chorégraphie ! La main de Laura descendit encore en une interminable sinusoïde jusqu’à l’horizontale, elle montra Luc du doigt et lui fit signe de se joindre à elle. Luc pensa que Laura voulait récupérer sa cape, bien qu’il trouvât dommage de cacher sa beauté derrière ce paravent satiné. Il s’approcha en la lui tendant mais Laura afficha son plus beau sourire et continua sa danse en le regardant dans les yeux. L’invitation à l’accompagner était évidente cette fois. Ne sachant que faire de la cape il pensa la caler sous son bras mais eut peur du ridicule, s’éloigner pour la poser sur une chaise revenait à rompre le charme ; il la laissa tomber à terre entre eux deux. Laura lâcha un rire en rejetant sa tête en arrière, elle en faisait trop mais Luc lui pardonnait puisque c’était pour lui. Il tenta d’imiter les mouvements de sa main, sans parvenir à ressembler à autre chose qu’un nigaud cherchant à mélanger ses doigts ; Laura riait encore plus. Il découvrait qu’on pouvait oublier les autres et ne voir que deux yeux et un sourire. Il ne savait pas qu’aimer puisse être aussi fort, aussi tendre et douloureux à la fois ; dans cet instant d’extase où l’on se dit que plus rien n’a d’importance : on a connu le bonheur une fois, maintenant on peut mourir en regardant ce visage, rien d’autre ne comptera plus jamais… Un slow, Luc ne sut que faire, fallait-il danser avec Laura? Il la trouvait si belle, trop pour lui sans doute! Laura s’approcha, sans se coller, elle noua ses bras autour de son cou, naturellement comme s'ils étaient de vieux amis. Il s’aperçut qu’ils n’avaient pas échangé une parole depuis le début de la soirée. Pour la première fois, Luc fut surpris par l’odeur de Laura, une odeur très féminine. Après ces danses, montaient de son décolleté un mélange de sueur et de parfum capiteux, entêtant. Il pensa à la théorie des phéromones qui attiraient les papillons mâles et femelles à des kilomètres de distance. Leurs odeurs les rapprochaient-t-ils instinctivement eux aussi ? Il se décida à balbutier quelques mots sur un sujet moins sérieux : -Ton déguisement…euh ! …ton costume, enfin je veux dire ta robe et ta cape sont fant…commença- t-il. -Fantastiques ! finit Laura en riant.

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-C’est ce que tout le monde semble penser non ? Appuie tes mains un peu plus fort sur ma taille ! ordonna Laura. Luc l’interrogea du regard, troublé. -N’aie pas peur ! Appuie un peu, tu sentiras les baleines du bustier ! Elles me rentrent dans les côtes, c’est inconfortable. Et le jupon, c’est un sauna ! Laura souffla tout près de l’oreille de Luc, décontenancé. -La robe n’est pas à moi et elle est un poil trop juste, ma cousine me l’a prêtée. C’est sa robe de mariage, elle voulait une tenue différente des autres promises alignées devant la mairie comme des meringues dans l’étalage du pâtissier ; elle l’a choisie blanc-cassé et sexy… Elle a eu beaucoup de succès, son mari fut même jaloux ! Il n’a pas tout à fait tort, c’est une salope ! ricana Laura. -Tu es gentille avec quelqu’un qui te prête une si jolie robe! -Je ne dis que la vérité ! D’ailleurs depuis elle est divorcée, et elle n’a pas besoin de robe pour draguer tous les abrutis qui lui passent sous le nez. Luc n’imaginait pas Laura avec ce franc-parler. En fait il ne connaissait cette fille qu’en la croisant dans les couloirs aux changements de cours ; elle était souvent vêtue sportswear, jean et sweat-shirt coloré. Il la pensait plutôt timide et taciturne, masquant ses sentiments. Il n’en était rien, Laura était franche, intelligente, perspicace et n’avait pas sa langue dans sa poche. 02 :30 La musique se fit plus sporadique, Christophe, rouge et bouffi, étalé sur trois chaises distillait ses sangrias et les invités cherchaient eux-mêmes les morceaux de musique à diffuser. Il s’ensuivait d’interminables discussions sur la musique avant de décider laquelle on allait écouter. Henri le musicien amateur et copain de Luc profita de ces intermèdes pour ouvrir un vieux piano un peu désaccordé abandonné dans la pièce voisine. Il jouait un morceau de Scott Joplin quand Luc et Laura vinrent le rejoindre, lui du côté des notes graves, elle du côté des aiguës. Henri avait compris leur l’amour naissant et il s’amusait à passer en revue tout son répertoire, cherchant quels morceaux de musique allaient faire vibrer leurs cœurs à l’unisson. Luc entendait à peine la musique, il profitait des derniers instants de cette nuit magique comme s’il allait mourir avec le jour. Laura était magnifique, il ne cessait de la regarder et elle riait dès qu’il croisait son regard Puis vint l’heure de fermer la salle, d’éteindre les lumières, de refermer le piano. Luc comprit tout l’intérêt de la longue cape noire quand Laura s’enveloppa dedans, sortir en pleine nuit vêtue de sa robe aurait troublé les noctambules. Au pire cela pouvait être pris pour de la provocation. Luc rentrerait à pied jusqu’à sa chambre d’étudiant, Henri roulerait à vélo, Laura repartirait avec une copine plus chanceuse en automobile. Avant de le quitter, elle lui glissa dans le creux de la main un petit papier griffonné arraché dans un carnet à spirale. Son adresse et son numéro de téléphone. Luc en fit autant. Il n’était plus seul …

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6 In vitam eternam « Pour la vie et l'éternité » Mercredi 12 novembre 1986 13 :37 Luc téléphona à Laura le dimanche en début d’après midi. Il fut surpris de la voir si enthousiaste de son appel. Il ne savait quelle sortie lui proposer, il avait simplement envie d’être seul avec elle. Laura avait tout de suite accepté et avait d’ailleurs son idée sur la destination. -Le ciné-club de la bibliothèque à côté de chez moi ! Il repasse des vieux films mais c'est gratuit ! Si tu veux on y va ensemble ? Sortir au cinéma avec une fille, quoi de plus banal ? Pourtant ce rendez-vous prenait subitement une proportion démesurée dans son emploi du temps. La petite salle attenante à la bibliothèque de quartier était mal chauffée, humide, sentait le moisi et les fauteuils se résumaient à des chaises alignées. De gros rideaux doublés de plastique opaque cachaient la lumière. Il fallait être sacrément cinéphile ou fauché pour apprécier un film dans ces conditions mais Luc se réjouissait du simple fait d’être là avec Laura, c’était un bourgeon de bonheur. La séance tardait un peu à commencer. Le projectionniste se battait avec la bobine, dépliant le manuel d’emploi du projecteur dans tous les sens. Au final, il fit appel à sa collègue qui semblait connaître un peu mieux l’appareil récalcitrant. -Il règne un champ magnétique entre nous ! Les paroles inappropriées de Luc firent réagir Laura. -Un champ magnétique ? C’est une blague ? Je dois interpréter ça comment ? Ils sont attractifs ou répulsifs tes aimants ? Laura affichait un petit sourire narquois mais il y avait un fond d’inquiétude dans ses questions. Elle ne saisissait pas vraiment ses propos. -Lorsque tu t’approches de moi…Je sens mes poils se dresser, comme sous l’effet de l’électricité statique et mes oreilles bourdonnent ! C’est bien les symptômes d’un fort champ magnétique non ? Luc avait l’air sérieux. Laura se mit à rire sans bruit, la salle était petite, pas question d’attirer l’attention des autres spectateurs. -Tu as une drôle de façon de parler aux filles ! En leur expliquant la physique ça ne doit pas marcher tous les jours ! Luc ne répondit pas. Elle avait raison mais il n’était pas décidé à agir autrement et à raconter n’importe quelle niaiserie pour plaire. Il insista : -Je suis sincère, mes oreilles bourdonnent un peu lorsque tu t’approches…Comme si …l’attirance que je ressens pour toi est palpable, c’est presque douloureux quand tu es tout près. -Alors tu vas souffrir ! Laura posa sa tête sur l’épaule de Luc, ses cheveux se répandirent dans son cou, dans son dos, il sentit leurs doux velours glisser sur son pull et leur fragrance l’enivra. C’était un étrange mélange. Le bonheur était là mais si fort, si intense qu’il agissait sur les cellules de tout son corps en une sensation insolite et poignante, bien différente d’un simple bien-être. Le projecteur dompté émit enfin des cliquetis réguliers noyés dans le bruit du ventilateur de refroidissement. Une lumière jaune apparut sur l’écran, rayée de traces verticales mouvantes puis les chiffres du début de bande défilèrent. Le projectionniste se jeta sur les interrupteurs pour éteindre la lumière avant les premières images …Rustique mais efficace !

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Luc ne fit pas très attention au film, perdu dans ses émotions. Il sentait naître en lui des sentiments puissants, incontrôlables, terrifiants. Laura rompait son équilibre…Mais c’était si séduisant, un vertige souverain sur toute pondération, un tourbillon dans lequel il allait se laisser engloutir comme on se laisse enivrer par une addiction. L'idée soudaine que tout a une fin, y compris ce moment de bonheur, l'angoissa. Il retint sa respiration comme pour arrêter le temps. Laura du sentir son appréhension car elle releva la tête. -Tu vas bien ? Tu t’ennuies ? Le film ne te plait pas ? Mille fois non ! Luc ne s’ennuyait pas, il ne s’ennuierait jamais tant qu’elle serait ainsi, tout contre lui! Mais la peur de la sentir s'éloigner un jour lui était insupportable ! Il trouva quelques mots pour lui expliquer : -J’ai peur Laura ! Tu es si belle, si parfaite, si proche de ce que j’avais imaginé ! j’ai peur…peur que tout s’arrête, peur de la fin… Laura stoppa son délire en lui posant sa main devant la bouche. -Tu as peur de la fin mais rien n’a commencé …Tu es drôle ! Son sourire moqueur le faisait fondre à chaque fois. Luc la regarda dans les yeux, le rouge lui monta aux joues. -Alors commençons tout de suite, tu me diras après si tu as toujours peur de moi ! ordonna-t-elle en approchant ses lèvres des siennes. Les premiers baisers sont simplement inoubliables. … 8 Desipere in loco « Oublier la sagesse. » Jeudi 27 novembre 1986 15:15 La pluie rageait contre les vitres de l’autobus, Laura et Luc se précipitèrent au dehors. Entre leur descente du transport en commun et l’entrée du studio, ils n’avaient pas pu s’abriter et c’est trempés qu’ils étaient arrivés sous le porche d’entrée. Armés chacun d’une serviette éponge, ils s’amusèrent à s’essuyer mutuellement les cheveux en riant de se voir ainsi ébouriffés. Puis ils cuisinèrent un peu, avec les moyens matériels mis à disposition dans le petit appartement. Les deux gastronomes amateurs se contentèrent d’une soupe en sachet « saveurs d’automne » agrémentée d’une saucisse fumée coupée en rondelle dans le bouillon. Puis ils se partagèrent un yaourt à boire à même la bouteille. Le festin d’être ensemble et un fricot simple réchauffèrent les corps et les cœurs. Luc s’était allongé sur le lit, Laura l’avait rejoint, elle avait posé sa tête au creux de son épaule. Il la sentait légère, tendre, amoureuse. Il respirait doucement, le nez enfoui dans les cheveux de Laura désormais secs. Ils sentaient le shampoing à la pomme avec un soupçon de naphtaline qui tyrannisait l’armoire à linge de son appartement au point d’avoir imprégné les serviettes de toilette. Il apprenait une à une les odeurs familières de Laura, il savait distinguer ces nouveaux parfums comme un explorateur en territoire inconnu. Il n’y avait jamais vraiment fait attention avant mais à elles seules, ces fragrances nouvelles rompaient sa solitude. Il aimait

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respirer ainsi le nez dans ses cheveux ou dans son cou, jusqu’à se saouler du bonheur de sa présence, atteignant une euphorie si poignante qu’il en aurait pleuré. -Lorsque je suis près de toi, tu sembles toujours au paradis…J’ai un peu l’impression que tu me suis comme un gentil toutou, sans réfléchir et que tu as perdu ton libre arbitre… Jusqu’où serais-tu capable d'aller à cause de ta passion ? Parfois j'ai peur lorsque je te vois abandonner ton équilibre! Le front de Laura se plissa et ses yeux exprimèrent une réelle inquiétude. Luc n'envisageait pas l'amour qu'il lui portait sous cet angle. Il aurait aimé lui répondre qu'au contraire, elle aurait dû être fière de faire naître une telle ardeur de sentiments. Elle le poussait dans des retranchements qui lui faisaient froid dans le dos et il avait si peur de la perdre ! -Je t'aime entière, vivante, sans concession ni retenue et j’en oublie la sagesse, je l’avoue ! répondit-il rapidement Laura fit une moue boudeuse puis lui pinça la cuisse. -Tu es incorrigible ! s'esclaffa-t-elle. La météo vint au secours de Luc. L’averse avait cessé et un rayon de soleil traversa la pièce pour se poser sur le lit. La couleur orangée et étrange d’une lumière en fin de journée remplaçait soudain la pénombre du ciel nuageux. Elle leur offrit un inopiné cocon de douceur, enfoui dans la grisaille de la chambre. -Je n’aime pas les giboulées ! grogna Luc -Après la pluie, le beau temps ! Les nuages qui se déchirent devant le soleil, des extrêmes qui forment pourtant un équilibre…Tu devrais en prendre de la graine ! ironisa Laura. Luc resta perplexe en essayant d’en comprendre toute l’image et finit par préférer le chahut aux énigmes. Il bascula Laura sur le dos, s’arc-bouta pour immobiliser ses mains dans les siennes, colla sa bouche sur ses lèvres pour l’embrasser. Laura ne s’arrêta pas de parler pour autant, elle commença une phrase qui se termina dans un jargon étouffé et incompréhensible. Ils rirent ensemble de leurs bêtises. S’il y avait un paradis dans ce monde ou dans un autre, Luc aurait voulu y conserver éternellement cet instant. … 10 Casus belli « Qui peut amener la guerre » Lundi 1° décembre 16 :29 La lumière rouge monochromatique régnait en despote sur le laboratoire de développement, Luc ouvrit l’étui, prit le film radiographique exposé et le remplaça par un vierge. La grosse machine automatique qui développait les images médicales ronronnait dans un coin, bassinant les quelques mètres carrés de la petite pièce de sa tiédeur quasi réconfortante. Elle engloutit le film plastique enduit de gélatine, un léger cliquetis, comme une déglutition, signala sa disparition dans le ventre mécanique fait de rouleaux et de liquides chimiques chauds. Dans une minute et trente secondes, comme par magie, la radiographie en noir et blanc tomberait dans un bac de séchage à l’extérieur du labo. Fatigué par l’après midi qui

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s’avançait, Luc ferma les yeux, s’appuya sur la paillasse au fond de la pièce et pensa à Laura. Laura ! Elle lui insufflait des sentiments si simples et si complexes. Elle était sa plage de sable fin et chaud, bordé d’un océan bleu profond et frais. Elle était à la fois l’acier bleu d’une lame loin dans sa chair mais fragile, une fleur et le gel au printemps, la douceur d’un sourire, le doux parfum de sa chevelure et l’amertume d’une larme. Des forêts de feuilles et des torrents d’encre n’auraient pas suffit pour écrire tout ce qu’elle lui inspirait. Il avait essayé de lui exprimer son amour mais l’éclat des mots ne s’avérait pas assez puissant pour peindre ce qu’il avait de gravé dans le cœur. Demain ! Il devait la revoir demain ! A cette évocation, son sang reflua au visage et son rythme cardiaque bondit. Tout à coup, il fit très chaud dans le réduit, au même instant Luc entendit le film tomber dans le bac de récupération. Il déverrouilla la porte et sortit, l’air plus frais saisit le rouge de ses joues. Il attrapa le résultat de son travail et levait la radiographie vers la lumière du néon plafonnier pour en apprécier la qualité obtenue lorsqu’il vit apparaître dans la transparence du film un visage familier qui l’observait en souriant. -Pascal ! Qu’est ce que tu fais ici ? Luc sourit au plaisir simple de croiser son cousin qu’il n’avait pas vu depuis trop longtemps. Cinq ans séparaient leur naissance jour pour jour, ils s’étaient peu fréquentés enfants, leurs familles ne s’appréciaient pas vraiment ; mais à chaque rencontre, surgissait une symbiose, une amitié qui ne demandait qu’à éclore. Pascal aurait pu être un grand frère si les kilomètres ne les avaient pas éloignés, l’un citadin à Semier, l’autre perdu dans un village du département voisin. Les deux cousins se ressemblaient beaucoup physiquement, mêmes cheveux, un front bombé au-dessus d’un nez très droit, Pascal le dominait juste de quelques centimètres. -Hé ! Je suis en stage dans cet hôpital, je suis interne en chirurgie ! Pascal se haussa en gonflant le torse et partit à rire à la manière d’un paon qui se serait moqué de lui-même. -Déjà ! dit Luc surpris. -La dernière fois que l’on s’est vu, j’étais en seconde année de médecine …ou en troisième, je ne sais plus ! -Le temps passe vite, ça fait combien alors ? Quatre, cinq ans ? Tu n’as pas changé ! -Tu dis ça parce qu’on se ressemble pas vrai ? On ne change pas tant que ça entre vingt et vingt-cinq ans tout de même, heureusement ! Ils rirent tous deux. -Tu finis à quelle heure ? demanda Pascal. -Dix-sept heures ! Luc trouva sa montre dans sa poche de blouse et la consulta : -C’est à dire dans vingt-trois minutes précisément! -Mince…Je termine environ une heure plus tard…Tu peux m’attendre un peu ? On boit un pot et on mange ensemble à l’internat si tu as le temps ce soir. C’est réservé aux étudiants en médecine mais je peux inviter une personne de temps en temps…c’est d’accord ? Luc n’hésita pas une seconde. Il avait la soirée de libre, les cours à réviser attendraient bien quelques jours. Et puis le temps passerait plus vite jusque demain. Laura lui manquait. -Je t’attends dans le hall de l’hôpital, sur un des bancs de l’entrée…Tu ne pourras pas me rater ! 18 :10 L’inox de l’ascenseur s’éventra et déversa un flot humain qui s’éparpilla dans le hall. Pascal fonça droit vers la sortie. Luc était déjà debout en le voyant arriver. L’internat était à quelques centaines de mètres, ils s’y rendirent à pied sans quitter l’enceinte de l’établissement. Luc n’était jamais entré dans ce réfectoire de trois-cents mètres carré. Il y régnait en permanence un mélange d’odeurs de nourriture et de tabac froid.

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Pascal indiqua les plateaux et les couverts à Luc. Ils se servirent une assiette de viande en ragoût et de riz, les grands plats collectifs en inox trempaient dans un bain-marie, Luc préféra ne pas savoir depuis quand la sauce mijotait ainsi ! La bière à la pression coulait à volonté, les étudiants en médecine étaient relativement gâtés. 18 :30 Peu d’internes dînaient si tôt. A part deux filles isolées en bout de table qui avaient déjà terminé leur repas et eux-mêmes, le réfectoire était vide. Le sol venait d’être nettoyé et les chaises trônaient remontées à l’envers sur les tables. Luc en descendit deux et s’assit, Pascal vint le rejoindre aussitôt. Ils devisèrent de tout, de rien, de la famille, des cousins, de leurs études, leurs joies, leurs échecs…Les deux verres de bière engloutis déliaient leurs langues. La porte d’entrée s’ouvrit brutalement sur trois hommes qui parlaient fort en riant. Le plus petit des trois, la trentaine, brun, râblé et très musclé semblait dominer par ses propos et sa prestance. Les deux autres, plus jeunes, minces, blonds et plus grands se ressemblaient, ils l’accompagnaient tel deux gardes du corps en blouse blanche et buvaient ses propos comme des paroles saintes. Pascal suspendit sa phrase et reprit à voix basse : -Ah non ! Merde ! Pas lui… Luc regarda son cousin droit devant lui. -C’est qui ? demanda- t-il sur le même ton discret. Pascal s’appuya sur ses coudes et se rapprocha de Luc au-dessus de la table. -Cicculi ! Le chef de clinique d’orthopédie, un jeune chirurgien. C’est un frimeur, tout dans l’esbroufe, même son travail à ce qu’on dit ! Une vraie tête à claques. Le seul problème et qu’il sera mon prochain maître de stage…Il est suivi par ses deux internes actuels, deux benêts qui rigolent de toutes ses blagues à deux balles ! Pascal semblait vraiment contrarié par l’arrivée de cet énergumène. Cicculi se prépara un plateau repas avec ses deux acolytes, il semblait ne pas les avoir remarqués. Les deux étudiantes du bout de table se levèrent et sortirent en abandonnant leur vaisselle sur la grande table. Cicculi s’approcha de Pascal avec un sourire moqueur et s’adressant à ses deux chiens de garde : -Hé ! On dirait bien mon futur mignon assis à la table ! Comment va-t-il mon prochain souffre-douleur ? Effectivement les deux blonds se mirent à rire bêtement. -Salut ! répondit simplement Pascal. Le chirurgien cherchait à poser son plateau à côté de Luc mais il n’y avait pas la place. Il entreprit de pousser du coude l’enfilade de chaises posées sur la table. Il y parvint mais par réaction en chaîne les reliefs de repas des deux filles finirent par terre dans un fracas d’assiettes et de verre. -Fait chier ce gros pédé de Bertrand, il est encore en train de se branler dans sa cuisine au lieu de débarrasser ! dit Cicculi à l’encontre du cuisinier de l’internat. Le comportement et les propos dégoûtèrent Luc mais il n’intervint pas. Ici, il n’était que l’invité de son cousin. -Alors ? Mieux disposé que lors de notre dernière rencontre ? questionna le chef de clinique en s’adressant à Pascal. -Je remets ça le mois prochain, tu veux venir ? Cette fois faudra te montrer un peu moins « mou » ! Cicculi avait insisté sur le dernier mot, ce qui eut pour effet de faire rire à nouveau bêtement les deux autres internes. Luc se demanda s’ils savaient parler et émettre d’autres bruits que leurs gloussements ridicules. -Euh…Je ne suis pas sûr…On en reparlera plus tard ! Pascal évita l’invitation sans que Luc comprenne à quoi ils faisaient allusion.

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Luc sentit un malaise qui s’installait. Le jeune chirurgien ne s’était pas assis avec eux par hasard. Il aurait pu s’éloigner et rigoler avec ses collègues mais il avait choisi délibérément de s’installer près de Pascal. Pourquoi ? Visiblement il voulait provoquer et se moquer. Cette attitude aurait échauffé le sang d’un ange et rien ne mettait plus Luc en colère que le manque de respect envers lui-même ou les autres personnes. -Et lui, c’est qui ? Le chirurgien regardait toujours Pascal et désignait Luc du pouce sur le côté sans le regarder. Luc décida d’intervenir et de se présenter. -Je m’appelle Luc, je suis étudiant manipulateur en radiologie et ce soir je dîne ici, invité par mon cousin ! Il tourna la tête et se pencha en avant pour que le chef de clinique le voit bien et un peu par provocation aussi, énervé par ce grossier individu. -Ah ! Un futur glandeur ! Qu’est ce que j’ai perdu comme temps avec tes congénères de la radio aujourd’hui ! Jamais foutu de faire ce qu’on leur demande en temps et en heure. Ce n’est pourtant pas compliqué d’appuyer sur un bouton ! Cicculi secoua la tête et plongea sa fourchette dans le riz qu’il mélangea avec la sauce, il en enfourna une énorme fourchetée. -…erde ! …est …aud ! Il recracha le riz par terre derrière lui. Luc n’avait jamais vu un comportement aussi porcin. Encore une fois, il constata que ce n’est pas l’intelligence et l’instruction d’un homme qui lui donne ses qualités sociales et humaines. Se présenter n’était sans doute pas la meilleure idée qu’il avait eue pour lui répondre, il aurait mieux fait de s’en tenir au lien familial avec Pascal. Ce genre de personnage dédaigneux devait piétiner tout le personnel hospitalier qu’il jugeait inférieur à sa condition honorable de chirurgien. Mieux valait se taire ou partir puisque de toute façon, tout ce qu’il dirait serait tourné en dérision. Il décida de ne pas répondre. Luc attrapa son verre de bière et but une gorgée. Son indifférence fit réagir Cicculi qui lui envoya une tape dans le dos si forte que le liquide doré gicla de la chope et s’étala dans son assiette, noyant les quelques grains de riz qui y restaient. Une vraie déclaration de guerre ! -Hé Skywalker ! Je te parle et tu me réponds quand je te parle ! -Je n’ai rien à répondre à vos provocations et vos propos non fondés ! répondit-il le plus calmement possible. Un torrent de lave bouillonnait en lui et sans une immense maîtrise de lui-même il aurait sauté sur cet individu malpoli pour en faire de la charpie. Pascal était pétrifié sur sa chaise et malgré ses cinq années de plus, il n’osait pas intervenir pour défendre son cousin. Luc sentait bien un trouble grandir chez lui mais ne parvenait pas à comprendre pourquoi il était aussi inerte. La peur ? Des menaces de représailles durant son futur stage ? Ou y avait-il autre chose entre eux que Luc ne pouvait pas deviner et qui avait poussé le chirurgien à rejoindre Pascal à sa table? Les internes blonds ne riaient plus. Soudain le chirurgien recula sa chaise et releva sa manche. Luc pensa qu’il voulait se battre, une violente décharge d’adrénaline lui enserra les reins et son cœur sauta dans sa poitrine. Mais Cicculi lui montra simplement un tatouage sur le haut de son bras. -Tu sais ce que signifie ce tatouage ? Hein bleusaille, tu le sais ? L’encre bleue enfouie sous une peau parsemée de taches de rousseur irrégulières et disgracieuses dessinait une faucille et un marteau à l’identique du symbole de la Russie communiste mais autour de ces outils croisés s’enroulait un dragon chinois qui crachait une flamme. -Serp i molot, la faucille et le marteau en russe ! déclara Luc. Il se souvenait de ces deux mots rabâchés par une amie qui apprenait le russe en classe de terminale. Pour rire, elle levait le poing tous les matins en guise de salut et criait ces deux mots. Cicculi resta muet, la bouche ouverte, sans doute ne connaissait-il pas la prononciation de ce symbole. Luc reprit la parole avant que le chirurgien ne la retrouve : -Par contre j’avoue ne connaître ni le nom ni la signification du bestiau qui enlace ce signe !

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Le manipulateur était fier d’avoir cloué le bec de cet affreux bonhomme mais il se doutait qu’il n’en resterait pas là, trop hautain et habitué à voir le petit personnel se taire et s’étaler devant lui. Luc décida de quitter les lieux. De plus l’absence de réaction de Pascal face au chirurgien le désolait et bien qu’il appréciât habituellement la présence de son cousin, l’ambiance était malsaine et avait tourné au vinaigre depuis l’arrivée du chef de clinique et de sa bande. -Maintenant, je vous prie de m’excuser mais je dois vous quitter ! Pascal, merci pour ton invitation ! Messieurs, amusez-vous bien ! Luc tourna les talons et se dirigea vers la sortie à grandes enjambées, mieux valait quitter ce groupe avant que la situation ne dégénère et que les actes ne dépassent les mots et les pensées. Du coin de l’œil il vit Cicculi lever la main et la laisser retomber pour signifier que ça ne valait pas la peine de continuer cette discussion. Ses deux acolytes ricanèrent, Luc était maintenant certain qu’ils ne savaient rien faire d’autre. Il n’avait pas fait dix mètres dehors que Pascal accourait derrière lui. -Attends Luc, attends-moi ! Luc daigna s’arrêter et se retourner. -C’est un abruti …mais il me tient, tu comprends ? Disons que…je préfère ne pas le provoquer, ses réactions pourraient me faire du tort ! Beaucoup de tort… Je ne peux pas t’en dire plus ! -Non, je ne comprends pas, justement parce que tu n’as rien répliqué ! J’ai juste vu une personne qui n’intervenait pas devant un ami qu’on cherchait à ridiculiser ! La lâcheté de Pascal avait mis Luc en colère. Son cousin se tut et baissa les yeux. Luc décela un vrai regret dans cette attitude, les sentiments sincères de quelqu’un prit dans des tirs croisés, replié dans ses pensées les plus sombres. -Je vais rentrer chez moi ! On se reverra un de ces jours dans de meilleures circonstances ! Promis ! Luc serra la main de Pascal. Il leva son regard qui croisa celui de Luc, il avait des larmes dans les yeux. Pascal fit oui de la tête et retourna à l’internat. … 12 Ut ameris, ama « Pour être aimé, aime » Lundi 15 décembre 1986 17 :39 La fin de l’automne soufflait le vent et l’eau. Les rafales faisaient s’envoler les cheveux de Laura qui dansaient en l’air comme des flammes noires. Luc à ses côtés l’enlaçait d’un bras et ils marchaient courbés en avant pour lutter contre les éléments déchaînés. Les nuages colériques de mi-décembre contrastaient avec la clémence exceptionnellement tiède de novembre mais ils riaient tous les deux cernés par un tourbillon des feuilles mortes comme s’ils se moquaient de la colère d’un dieu éthéré et inoffensif. Luc tira à lui la porte de la cafétéria. La bourrasque s’engouffra dans l’entrée avec un bruit de succion, accompagnée de quelques feuilles qui échapperaient, elles aussi, aux intempéries. La porte claqua derrière les amoureux, le silence revint aussitôt avec la touffeur du lieu aux relents d’huile chaude et de café. Laura traversa la grande salle pour s’installer à

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l’écart, sur une banquette en velours rouge. Des paravents séparaient les tables comme des parenthèses, protégeant du brouhaha et des regards. Ils voulaient savourer simplement le bonheur d’être ensemble et que rien ne vienne troubler ce moment voluptueux où ils brodaient leur bonheur. Luc revint avec deux chocolats chauds. Laura lui souriait et sa joie creusait des fossettes sur ses joues ; ses dents blanches, son nez fin, ses yeux sombres, tout en elle ravissait Luc. Il ne savait plus s’il voyait en elle la compagne parfaite parce qu’il était amoureux où s’il était amoureux parce qu’elle ressemblait à l’idéal féminin de ses rêves … -Tu ne me racontes rien ? Je t’ennuie s'inquiéta Laura. -Euh…non…bien sûr que non, tu ne m’ennuies pas ! Pourquoi as-tu toujours peur que je m’ennuie avec toi, c’est tout le contraire ! C’est que…te regarder me suffit pour être heureux ! -Et tu crois que c’est réciproque ? Luc sentit une pointe d’agacement, d’ironie ou de provocation, il ne sut quoi comprendre exactement et encore moins y répondre. Laura éclata de rire devant son embarras et cacha son rire moqueur derrière sa main. -On a déjà eu cette conversation ! affirma Luc. -Oui ! Je m'en souviens ! Et aujourd'hui je te fais encore le même reproche...Excuse moi ! Mais...Je ne veux pas que tu sois sous mon emprise, en extase ou je ne sais quoi encore ! Garde ta raison, j’ai besoin de ton intégrité. Je veux aimer un homme, pas un animal domestique. L’amour entre deux êtres est le début d’une aventure, une équipe pour faire avancer la vie, ensemble et dans le bonheur si possible ; ça ne doit pas devenir une soumission ou un renoncement mais une évolution, un balcon au-dessus de l’humanité ! Pour être aimé, aime en retour…Ne te soumets pas ! Elle s’arrêta net, le regard en biais, fronçant le nez en une jolie grimace et attendit une réaction devant le bouillonnement soudain de ses pensées intimes. Luc écarquilla les yeux en plissant son front : -C’est le chocolat chaud qui t’inspire ! dit-il. -Je savais que le cacao remontait le moral, pas qu’il apportait la Sagesse ! Il pouvait bien se moquer un peu et lui rendre la pareille gentiment. Mais Laura était redevenue très sérieuse. -Alors tu fais équipe avec moi ? Elle lui posait la question la gorge serrée. Luc y vit une certaine solennité et réfléchit avant de répondre. La table était décorée d’une fausse marqueterie noire et blanche, une sorte d’échiquier fait de cases en losange. Luc posa son doigt sur une case noire et le fit progresser en diagonale jusqu’à la main de Laura qu’il serra dans la sienne. -Le fou prend la diagonale et rejoint la dame ! Oui, je fais équipe, évidemment ! Je saurai garder ma droiture et ma foi en toi en même temps! Il avait esquissé un geste avec la main droite, comme s’il voulait la lever et jurer ses paroles puis l’avait laissé retomber pour ne pas choir dans ce qu’il estimait être grotesque. Pourtant il mesurait l’empreinte de sa réponse semblable à une promesse. Ils restèrent silencieux un long moment, s’imprégnant de leurs paroles qu’ils jugeaient tous deux importantes. Laura rompit leur mutisme par une question plus légère : -Tu sais jouer aux échecs ? Tu viens de me parler du fou et de la dame ! -Oui, je me débrouille. J’ai appris au collège où je faisais des tournois avec le club, j’y joue encore de temps à autre quand je trouve un adversaire ! Cette table m’a fait penser à un échiquier, au fou et à sa dame dans le « coup du berger ». Il la soutient, la protège et en quelques coups ils gagnent la partie ! Les échecs c’est un peu comme la vie, chaque partie est une micro société. Toutes les pièces n’ont pas la même puissance mais elles sont toutes utiles et les pions peuvent devenir des reines. Les éléments du jeu se protègent, font équipe. Il y a des alliances, des attaques, des coups bas, des sacrifices, de l’amour parfois dans les choix

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tactiques…Il faut gagner du terrain sur la couleur opposée et prendre le pouvoir. Si la partie dure longtemps et si les adversaires jouent bien et intelligemment ils arrivent à un équilibre difficile à rompre ; chacun essaie alors d’améliorer ses positions par d’infimes manœuvres, c’est là que le jeu prend tout son sens ! Luc releva la tête et observa Laura, il eut soudain peur de l’ennuyer avec un si long discours mais elle semblait boire ses paroles, bercée par sa voix. Elle ne répondit rien, elle ignorait tout des règles et des tactiques aux échecs, elle le laissa continuer perplexe et curieuse mais Luc avait perdu le fil de sa pensée. -Tu m’apprendras à jouer ? demanda-t-elle. -Avec plaisir ! Je n’ai jamais été un grand joueur, j’étais trop distrait mais je connais quelques tactiques et deux ou trois ouvertures ! avoua Luc. -Tu as un échiquier dans ta chambre d’étudiant ? -J’ai un jeu pliable en bois qui me suit presque partout, un vieux cadeau du père Noël ! répondit Luc en riant. -Apprends-moi ce soir ! Je ne rentre pas chez moi cette nuit, je reste avec toi. Je compte apprendre vite…Il nous restera du temps pour autre chose…Laura le fixa les yeux dans les yeux. Luc sentit le rouge lui monter aux joues et son sang bouillir sous la chaleur de ses mots. Il se sentait ridicule. Combien de fois allait-il rougir ainsi aux paroles de Laura ? Cette fille était bien plus mûre que lui ! Elle voulait vivre son bonheur sans retenue, sans contrainte absurde …Bon sang qu’il l’aimait ! … 14 Soli sol soli « Au seul soleil de la terre » Vendredi 16 janvier 1987 18:30 Luc sortit rapidement de son studio et dévala les marches pour aller ouvrir la porte aux premiers invités. Enfin ! Il allait revoir Laura ! Depuis une quinzaine de jour, Luc et Laura s’étaient juste croisés à l’institut de formation. Avant cela, ils avaient fêté Noël et la Nouvelle Année dans leurs familles respectives. Ensuite, Luc avait effectué un stage pratique dans le service de radiologie pédiatrique alors que Laura suivait les cours à l'institut. Et depuis deux semaines, il lui semblait qu'elle le fuyait : arrivée après lui, partie avant, il la croisait comme un feu-follet et lorsqu’il cherchait à la rattraper, elle disparaissait à l’angle d’un couloir. A croire qu’elle le faisait exprès ! Les rares fois où il avait pu lui parler brièvement, elle prétextait beaucoup de cours en retard et pas de temps pour une séance de cinéma ou un après midi ensemble. Elle lui manquait énormément. Luc commençait sérieusement à s'inquiéter de ce comportement. Laura avait-elle toujours les mêmes sentiments pour lui ? Ils avaient échangé peu de paroles ces derniers temps pourtant Laura restait très douce, rassurante même et n’avait pas l'attitude d’une fille qui cherchait à rompre une relation amoureuse. Luc lui faisait confiance et elle avait promis de venir à cette soirée organisée pour son anniversaire ainsi que celui de Philippe et Brigitte, les capricornes se regroupaient pour fêter leur vingtième année. Ils avaient convenu de se retrouver dans le studio de Luc, rue Jeunehomme.

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Brigitte accompagnée de Jean-Paul son fiancé et Laura attendait sur le trottoir, croulant sous les sacs et le matériel apporté. -Bonsoir Luc ! Brigitte lui fit une bise sur la joue. Jean-Paul passa devant lui, le salua. Laura regarda Luc quelques secondes, les yeux dans les yeux, elle semblait hésiter à entrer. Elle se décida enfin, embrassa Luc au passage sans une parole et trop rapidement à son goût. Il éprouva immédiatement une inquiétude. -Tu vas bien ? interrogea- t-il. -Oui ! -Tu ne sais pas mentir, même avec trois lettres ! railla Luc. Laura s’enfuit derrière Brigitte sans dire un mot. Il les regardait grimper l’escalier quand il entendit une exclamation dans son dos : -La porte est ouverte ! On en profite ! Le reste des convives arrivait. Jean-Pierre passa devant lui en brandissant deux bouteilles de champagne. Philippe lui serra la main, Marc et Rose avaient apporté des cacahuètes et des fleurs. Drôle d’idée ! Luc remonta à son tour dans le studio vieillot qui avait subitement pris des couleurs et de la chaleur, envahit par une jeunesse estudiantine souriante. Il ferma la porte pour que la bonne humeur ne s’évade pas. La joyeuse équipe s’affaira aux préparatifs festifs. Seule Laura restait très en retrait et distante, murée dans un silence neutre Luc n’arrivait pas à situer ses pensées. -Merde ! On va jouer à la chaise musicale, il en manque une ! jura Jean-Pierre. -On demande au voisin de nous dépanner d'un siège ? proposa Brigitte. Laura attrapa un torchon, s’essuya les mains et se dirigea, exaspérée, à grands pas vers la porte. -C’est bon ! Je vais la chercher votre fichue chaise ! Puis se tournant vers Luc, toujours aussi furibonde : -Ce n’était pourtant pas difficile de compter jusque huit ! On ne peut vraiment pas te faire confiance ! La vague de joie s’écrasa dans le silence qui suivit ses paroles. Laura sortit en claquant la porte derrière elle. Jean-Pierre sifflota trois notes en constatant cette soudaine montée d’adrénaline, Brigitte et les autres se regardèrent, interloqués. Une suée froide inonda Luc ; jamais il n’avait vu Laura réagir de la sorte, ni avec lui, ni avec des amis. Cela ne lui ressemblait pas. Seul avec elle, il aurait tenté de l’apaiser. Mais ce soir il allait devoir composer avec la décontraction de ses convives et l’irritation de la fille dont il se sentait follement amoureux. Cet artifice ne l’enchantait absolument pas. Luc entendit Laura discuter sur le palier, puis reprendre la même phrase quelques décibels au-dessus. La voisine était âgée et sourde. Enfin elle revint avec une ancienne chaise paillée en supplément. Laura jeta la chaise autour de la table et retourna éplucher les pommes de terre vapeur sans un mot. Son teint était subitement devenu très pâle, contrastant horriblement avec ses cheveux noirs, ses lèvres pincées viraient au mauve. Elle n’allait pas mieux, Luc la jugea proche du malaise tant elle semblait soudain fragile, la peau blanche presque diaphane. Il s’approcha, lui présenta ses excuses pour le désagrément et lui caressa les épaules. Elle se dégagea en bougonnant. -Laisse-moi ! J’ai la nausée, ça va passer mais toute cette bouffe à préparer n’arrange rien ! Luc lui proposa de s’allonger un peu où de prendre l’air. Elle refusa. L’ambiance était passée de tropicale à polaire. Chacun reprit sa tâche. Des conversations se réveillèrent à voix basse au début, puis les rires ressuscitèrent à leur tour. Une demi-heure plus tard l’atmosphère festive fut de retour alors que les convives s’attablaient autour des

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flûtes de champagne, picoraient les chips et les cacahuètes, épicés par les rires et les plaisanteries. Le temps s’écoula vite jusqu’au dessert. Laura participa sans entrain. Les natifs du mois de janvier soufflèrent leurs bougies ensemble sur un énorme gâteau forêt-noire. Luc avait offert un bijou à Laura. Il aurait voulu quelque chose d’aussi précieux que l’amour qu’il lui portait. Ses finances d’étudiant lui avaient permis d’acheter une chaîne en argent. Le collier était original, le fermoir servait de pendentif et représentait un poisson goulu dont la bouche se refermait sur les maillons. Laura sembla satisfaite par le cadeau, elle le remercia mais pas aussi chaleureusement que Luc l’avait espéré. Au fil de la soirée, Laura sembla moins crispée, tout aussi irritable et toujours très distante avec Luc et ses amis. Cette indifférence le tourmentait, il aurait voulu la prendre dans ses bras, caresser ses cheveux, sentir sa tête se poser tendrement au creux de son épaule sous une fatigue naissante. En face de lui, Brigitte ronronnait assise sur les genoux de Jean-Paul qui ingrat et visiblement gêné par sa présence se penchait de droite à gauche pour continuer à discuter football avec Marc. -Je veux aller danser ! dit soudain Rose en sautant sur ses pieds. -Oh oui, moi aussi je veux danser ! s’exclama à son tour Brigitte. Jean-Paul et Marc stoppés net entre un penalty et un corner regardèrent ahuris leurs compagnes. Laura n’ouvrit pas les lèvres. Luc l’interrogea d’un coup d’œil, elle soutint son regard droit dans les yeux, impassible. Il sentit l’amertume lui serrer le cœur. -On sort en boite ? Le « jeu de dames» ! proposa Brigitte -J’adore cet endroit moi aussi ! s’enthousiasma Rose. -Allez-y ! dit Luc -Ça ne me dérange pas de rester ici ! J’ai la vaisselle à faire ! Et si Laura va mieux, nous vous rejoindrons. Sinon nous finirons tranquillement notre partie d'échecs entamée il y a trois semaines ! Laura imagina peut-être que Luc lui reprochait son absence ces derniers temps car elle n'apprécia pas qu’il parle d'elle ainsi. Au coup d’œil acerbe qu'elle lui lança, il sentit gonfler une boule d'angoisse. Il se leva et s’occupa de remettre un peu d'ordre essayant de n'en rien laisser paraître tandis que déjà ses amis s’emmitouflaient dans leurs manteaux et sortaient. Laura n’avait pas bougé et les observait aller et venir. Son attitude était des plus étranges, jamais Luc ne l’avait vu aussi contrariée si longtemps. Rien ne semblait pouvoir la sortir de ce mutisme dans lequel elle s’isolait depuis le début de la soirée. Luc empila les assiettes, emplit une bassine avec de l’eau chaude et commença la vaisselle. Il ne se retourna que lorsqu’il entendit la porte de l’appartement s’ouvrir à nouveau : Laura avait disparu ! Luc courut jusqu’à l’escalier qu’il s’apprêtait à dévaler pour la rattraper mais s’arrêta juste à temps pour ne pas trébucher sur Laura assise sur les premières marches. Elle tenait une cigarette allumée entre deux doigts. Quand elle se retourna pour le regarder, il vit des larmes couler sur ses joues. -Tu ne fumes pas d’habitude, et la fumée te pique les yeux ! l’observation était banale, stupide, mais elle lui permit de s’asseoir à ses côtés dans la même position. -Et si tu m’expliquais ? On pourrait chercher une solution ensemble ! Laura tira une longue bouffée qu’elle recracha aussitôt en toussant. -Philippe a oublié son paquet de tabac et je n’ai jamais fumé ! Je pensais qu’avant de mourir je devais essayer au moins une fois…Mais c’est dégueulasse et j’ai la tête qui tourne! Je ferais mieux de tenter un truc plus fort. Luc analysa la phrase comme une provocation. -Tu ne vas pas mourir ! Pour quelle raison mourrais-tu si jeune ? Laura tourna la tête et le regarda du coin de l’œil. -Non ! Tu as raison, je suis déjà morte ! C'est comme si je tombais Luc, comme si quelqu'un m'avait poussé dans un gouffre où je disparaissais... Il fait noir, j’ai peur Luc ! Comment

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pourrais-tu me sortir de ce trou alors que je ne suis pas arrivée au fond ! Elle dit ces mots d’un ton profondément triste, accablée, résignée, terrassée par un événement que Luc n’arrivait pas à entrevoir. Laura posa à côté d’elle un morceau de papier chiffonné dans sa main. Luc s’en empara, déplia la boulette. C’était un poème de quatre vers, il y était question d’une mère, des bassesses du passé et d’un mur de plâtre. Luc ne comprenait rien aux mots écrits qui rimaient entre eux, ni pourquoi Laura avait écrit ces phrases. Mais était-ce bien elle qui les avait écrites ? Il rejeta la boulette dans l’escalier. Laura la regarda dévaler avant de s'immobiliser deux ou trois marches plus bas, elle ne fit aucun commentaire. Luc remonta d’un cran et s’assit derrière elle, les jambes écartées. Il attira son dos vers lui et l’encercla de tous ses membres comme pour fabriquer un cocon protecteur, une bulle où elle pourrait guérir de tous ses miasmes. Laura écarta un bras et écrasa sa cigarette à même le bois de l’escalier. Elle pencha sa tête en arrière jusqu’à pouvoir le regarder à l’envers, Luc vit se dessiner un léger sourire sur ses lèvres. -Luc ? -Je suis là ! -Je peux compter sur toi jusqu’où ? Je veux dire…que peux-tu me donner ? Luc ne s’attendait pas une à telle question. S’il lui révélait la vérité sur ses sentiments, très forts, toute sa pudeur tomberait d’un coup. Il hésita un moment, différa sa réponse en demandant des précisions. -Tu veux compter sur moi pour quoi ? L’amour, l’argent, un secret… ? Il regrettait déjà de n’avoir pas répondu à une demande qu’il avait parfaitement comprise. Laura ne parlait plus, elle continua à pleurer en silence. Le cœur déchiré par les larmes chaudes qu’il sentit perler sur ses mains, il envoya au diable la pudeur des sentiments ! Luc cassa les barrières en se livrant tout entier au risque de paraître ridicule aux yeux de la fille qu’il aimait. -Jusqu’à la mort ! Avec la force des sentiments que j’ai pour toi, je peux aller jusqu’à la mort ! C’est peut-être idiot à dire, mais je n’ai que toi à perdre ! Je t’ai dit que je ferai équipe, en gardant ma raison et ma foi en toi ! Jusqu’au bout si tu me le demandes ! Je ne te dis pas que je t’aimerais toujours, je ne sais pas si je peux donner autant ! Mais ce que j’affirme c’est que je t’aime vraiment en ce moment ! Tu es ma référence vitale, celle que j’attendais …Que dire de plus ? Il s’arrêta car les mots n’étaient pas assez forts pour exprimer la lave qui bouillait en lui. -Tout ça ? Je peux te demander autant, pour de vrai ? -Oui ! Tu es le seul soleil de mon pays! Luc avait livré le fond de son âme. Des sentiments mitigés se mêlaient en lui, il était à la fois fier et gêné d’avoir pu avouer un amour sans concession et il se trouvait indécent, comme s'il était nu devant elle. Il avait perdu toute couverture, toute retenue. Laura ne dit rien pendant quelques minutes, elle ne pleurait plus. Il ne savait pas ce qu’elle éprouvait à cet instant. Lui s’était dévoilé mais Laura gardait sa réserve. Était-ce important ? Pour que leurs liens amoureux évoluent et forcissent, il fallait bien que l’un des deux lève son masque et se dévoile à un moment ou à un autre! « Pour être aimé, aime en retour ! » lui avait-elle enseigné. Elle approcha sa main de son visage et envoya une pichenette sur le nez de Luc qui ne s’y attendait pas. -Aïe ! Pourquoi tant de haine ? blagua-t-il. -On y va ? demanda Laura d’un ton très doux. -Où ça ? s’inquiéta Luc. -Retrouver les autres partis danser pardi ! Luc tomba de son nuage. Cette fille n’avait pas fini de le surprendre !

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Il sourit largement devant sa proposition mais resta perplexe devant ce brusque revirement. Il suspectait Laura de cacher une grande souffrance derrière une apparence de gaieté retrouvée. Sans parvenir à la définir, il savait qu'il n'avait pas réussi à soigner une blessure enfouie en elle. Questionner Laura jusqu'à ce qu'elle craque et veuille bien dévoiler son problème lui sembla trop cruel. Il opta pour le changement d'idée même si aller danser lui apparaissait comme un replâtrage superficiel, un traitement symptomatique totalement impuissant à soigner une angoisse qu'il sentait sourdre de l'âme de Laura comme le pus d'un abcès. -Je vais chercher nos manteaux, ne bouge pas de là ! ordonna- t-il. … 16 Nulla tenaci invia est via « Nulle route n'est infranchissable » Vendredi 16 janvier 1987 23:33 La nuit de février était froide et humide, une pluie battante détrempait les trottoirs de Semier. Luc et Laura marchaient serrés sous un parapluie mais les baleines menaçaient de se tordre à chaque rafale de vent. Le dancing « le jeu de dames » n’était qu’à quelques rues. Laura semblait éreintée mais moins mélancolique ; elle se plaignait d’avoir les yeux rougis par les larmes. Luc lui répondit qu’elle pourrait toujours accuser les frimas et la bise d’hiver auprès de ses amis. Les amoureux traversèrent le square de la gare, et s’engouffrèrent sous la futaie des immenses hêtres d’un parc coincé entre deux avenues. La ramure luisante des arbres s’envolait des troncs noirs dans le contre-jour des lampadaires vers une nuit sans lune. Le froid et l’eau s’infiltraient dans les chaussures, la tempête soufflait des traînées de pluie obliques qui bernaient la protection du parapluie. Luc accéléra, serrant Laura à son côté. Ils marchaient d’un même pas sur un tapis spongieux de feuilles mortes ; ils étaient glacés malgré leur marche rapide et sentaient maintenant l’humidité percer les vêtements. Luc avait tellement hâte d’arriver et d’entrer au chaud retrouver ses amis qu’il commença à traverser l’avenue sans se soucier des voitures qui circulaient. Laura le rattrapa de justesse et le tira en arrière alors qu’une camionnette passa juste devant lui en klaxonnant, projetant une gerbe de boue qui finit de détremper son pantalon. Luc faillit perdre l’équilibre et se cramponna bien inutilement au parapluie. Laura le lâcha brutalement et s’écarta de deux pas, elle semblait très en colère. -Merci ! dit simplement Luc en se dirigeant vers elle pour reprendre leur marche. Elle recula de la même distance. -Tu vas être trempée jusqu’aux os, reviens sous le parapluie ! ordonna Luc. Mais Laura ne bougea pas. Sa bouderie fit sourire Luc un instant puis l’inquiéta. -Qu’est ce qu’il y a ? …D'accord ! Je ferai plus attention en traversant la route une prochaine fois ! Il espérait que son autodiscipline allait la rassurer Laura recula encore d’un pas et cette fois Luc soupçonna des pensées plus sombres. Subitement son visage exprimait un mélange de tristesse, de colère, Luc y décela de la terreur aussi… -Luc…Je ne pourrai te donner qu’un amour souillé et des larmes ! J’aimerais courir vers toi mais j’ai perdu la lumière qui me guidait…Cet amour ne peut aller nulle part ! Je dois

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m’enfuir, m’échapper, disparaître pour ne pas …être dangereuse pour toi, je ne veux pas que tu coules avec moi… Luc voulut l’approcher pour répondre. -Non, ne m’approche pas, ne me touche pas ne réponds rien ! hurla Laura. -Tu crois que tout peut s’effacer, que prier ou parler peut changer le passé, mais ce n’est pas vrai ! Laura cria la dernière phrase. La pluie inondait son visage, ses cheveux noirs ruisselaient mais Luc remarqua qu’elle pleurait aux tremblements de son menton. -Je ne pourrai rien te donner, ta vie sera une ruine, et tu mérites mieux que ça ! Va-t-en Luc ! Ne pourris pas avec moi ! Je suis…néfaste …infectée ! Luc ouvrit la bouche, il voulait lui crier que nulle route n’était infranchissable, qu’il l’aiderait parce que par-dessus tout il l’aimait ! Laura tendit sa main devant elle pour lui faire signe de se taire avant qu’il ne dise un seul mot, puis elle approcha sa paume de ses lèvres et lui envoya un baiser. -Adieu Luc ! Il sentit la pluie devenir chaude sur ses joues à moins que ce ne fussent des larmes qui perlèrent. De quoi parlait Laura ? Luc fut stupéfait de son attitude. Pourquoi un changement si brutal ? Elle lui criait que leur amour s’arrêtait ce soir ! Rien ne laissait présager un revirement aussi important. Bien sûr, il y avait eu sa mauvaise humeur et sa tristesse quelques heures auparavant, mais il n'imaginait pas en arriver là ! …Et Luc ne comprenait évidemment pas pourquoi. Laura tourna les talons et s’enfuit en courant. Elle eût juste le temps de traverser les deux voies de circulation, un camion passa dans un bruit de papier déchiré. Luc la perdit de vue quelques secondes de trop. Il ne réfléchit pas plus. C'était la fille qu'il aimait. Son attitude incompréhensible lui inspirait un devoir d'assistance. Il devait courir derrière elle, la rattraper et la sauver de ce délire paranoïaque coûte que coûte et malgré elle. Cette fois il vérifia qu’aucun véhicule n’arrivait avant de commencer sa poursuite. Déjà, Laura se coulait dans l’obscurité du bout de la rue et bifurquait le long du canal fluvial. Luc la vit courir sur le chemin de hallage. En l’absence de lampadaire il distinguait juste sa silhouette sombre à quelques dizaines de mètres devant lui, il accéléra sa course ; hors de question de laisser Laura filer comme ça, elle lui devait une explication ! Mais par-dessus tout la fille qu’il aimait le fuyait pour une raison obscure. Il sentait ses jambes mollir sous l’effet de l’adrénaline et d’un stress si brusque. Peu importaient les raisons qui motivaient la fuite de Laura, il devait courir après elle comme on court après la vie. C’était bien le sentiment qui l’animait à cet instant. Il s’aperçut qu’il tenait toujours son parapluie ouvert, il commença par le replier mais le dispositif récalcitrant lui pinça les doigts. Il jura de colère et jeta le tout dans l’eau sombre du canal. Laura était passée sous le pont du chemin de fer, elle vira brutalement vers l’escalier qui remontait aux voies. Luc escalada les marches, dix secondes derrière Laura, hors d’haleine ! Il entendit claquer le portillon métallique rouge et blanc d’accès à la voie ferrée ; pas de doute elle était passée par-là ! Qu’avait-elle à fuir ainsi ? Elle courait si vite ! Luc commençait à manquer de souffle , enfin il atteignit le haut hors d’haleine, soudain un tonnerre d’acier et de roues l’accueillit! Il stoppa net son élan devant la violence des grincements sur la ferraille et pour ne pas percuter les wagons qui défilaient à toute allure. Laura s’était probablement arrêtée aussi, le chemin était étroit, dangereux, le long de la voie ferrée. Luc attendit avec impatience la dernière voiture, les secondes lui parurent des minutes. Il regarda les feux arrière du train s’éloigner en rapetissant pour finalement disparaître derrière le rideau de pluie.

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Aucune trace de sa fugitive ! A droite comme à gauche, les ténèbres engloutissaient la perspective des rails. L’idée aurait été vraiment saugrenue de les longer et un tantinet suicidaire ! Luc avisa une rambarde et un escalier opposé à celui qu’il venait de grimper, il opta pour cette solution. Laura était-elle redescendue de l’autre côté du pont avant le passage de la motrice et retournait-elle sur ses pas ? Il fallait vite choisir ! L’idée la moins risquée était-elle la meilleure ? Le ballast roula sous ses pieds avec des cliquetis humides, il enjamba les rails et dévala l’escalier moussu et glissant en se tenant à la rampe. Retour sur le chemin de hallage et toujours la même eau maussade du canal offrant l’hospitalité aux gouttes sombres qui tombaient du ciel. Luc était aussi trempé que désemparé, sa course folle l’avait réchauffé mais la sueur qui inondait son dos lui rappellerait bientôt la température hivernale s’il restait là, immobile. Où aller ? En amont et en aval aucun signe, Laura avait disparu dans la nuit. … 18 In girum imus nocte... « Dans la nuit nous tournons en rond... » Samedi 17 janvier 1987 00:48 Laura savait maintenant que sa vie s’arrêtait ici, au fond de cette impasse. Elle se sentait aussi impuissante qu’un vulgaire insecte épinglé dans sa boîte. Elle se souvenait de cette jeune fille ou du moins ce qu’il en restait, sortie de l’eau boueuse du canal et déposée sur le chemin de halage par les sapeurs pompiers, à quelques centaines de mètres de chez elle. C’était l’année dernière presque jour pour jour. Elle se souvenait encore de la peau translucide, des tissus verdâtres gonflés de liquide, des cheveux collés sur les yeux grands ouverts et de l’eau qui dégoulinait de ses lèvres entrouvertes quand les croque-morts l’avaient basculée dans le body-bag. C’était une étudiante infirmière disparue depuis deux semaines. Elle avait sauté dans le canal du pont Sainte-Mire, la vase du fond lui avait offert l’hospitalité quelque temps, puis l’avait rejetée. Une rumeur de harcèlement sexuel avait couru quelque temps puis s’était arrêtée, faute d’élan, pourtant relancée dix jours plus tard par une autre auto-lyse par intoxication d’une autre jeune fille. Deux étudiantes sans histoire qui ne se connaissaient pas, elles ne fréquentaient à priori pas les mêmes milieux. Le journal local avec un style assez dédaigneux, avait conclu à une coïncidence et des caprices d’adolescentes immatures et dévergondées, sans approfondir, comme si la vie de ces jeunes femmes ne valait pas grand-chose, l’annonce de leur mort coincée entre les articles sur la grande braderie annuelle et un camion renversé rue de Milan, elles devaient être humiliées jusqu’au bout, tel était probablement leur destin…et le sien… Laura savait maintenant pourquoi elles en étaient arrivées là. Comme elle aurait aimé prendre ce même chemin, celui de la mort, facile, la fuite vers le néant, l’arrêt de la bataille et des efforts sur elle-même ! Tout aurait pu être si simple, comme la vie des autres gens qu’elle voyait évoluer si souplement.

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On lui avait volé son avenir, sa vie. La position fœtale est un réflexe de survie, recroquevillée sur son lit, elle regardait un point sur le mur qu’elle seule pouvait connaître. Plus rien à pleurer, plus rien à crier, elle resta longtemps ainsi, imprégnée de haine, de dégoût, de désespoir. Immergée dans cette angoisse qui n’abdiquerait jamais, qui serait sa compagne toute sa vie, lovée au creux de son ventre comme une tumeur inextirpable. Ce ne serait plus jamais une vie mais tout juste une existence. Lentement l’envie de mourir s’immisçait comme un vers, un serpent, un colorant noir qui ondule et obscurcit l’onde, se répand en nappe indélébile. Jamais elle n’avait ressenti un tel désespoir et ce monstrueux tourment inconnu contre lequel elle n’était pas armée, finissait par lacérer ses pensées en bribes de douleurs séditieuses. Laura se laissa couler en eaux profondes, dans la fange du désespoir. Elle aurait voulu que Luc soit là avec elle pour la sauver en cet instant. Mais il n’était pas là, il ne le serait plus jamais. Ainsi en avait-elle décidé pour le préserver, elle ne voulait pas le noyer avec elle... Elle coulerait seule... 08 :00 La FM déversa son flot de jingles et de jeux ineptes par le radio-réveil. Laura n’ouvrit pas les yeux. Après avoir tourné en rond dans la nuit, son esprit avait fini par sombrer dans un sommeil inévitable mais pas réparateur. L’angoisse rejaillit aussitôt comme une grosse bulle qui refait surface, elle aspirait tout : les idées, les envies, le bonheur, la beauté, l’harmonie, l’amour…Rien n’y résistait. L’angoisse phagocytait la vie elle-même comme un rapt de l’âme. Laura se demanda si le syndrome de Stockholm pouvait s’appliquer à la douleur ? A l’image de ses otages qui admirent leurs ravisseurs, peut-être chercherait-elle un jour à s’en faire une amie, une alliée ? Elle s’aperçut que ses larmes ne coulaient plus. La peur et la honte avaient remplacé le chagrin. Elle avait quitté Luc parce qu‘elle l’aimait et ne voulait pas lui imposer de porter sa croix. Il souffrirait mais finirait par l’oublier. Laura pensa à lui une dernière fois. Elle pensa à ses parents, aux gens qu’elle aimait. Et enfin, elle prit une décision. 00:51 Presque au même moment, Luc se recroquevilla dans son lit en proie à une tristesse incontrôlable. Il redoutait moins la solitude que la souffrance de perdre les moments de bonheur connus avec Laura. Laura était tout ce qu’il attendait, jamais il n’avait ressenti une telle force en lui, de telles peurs du vide et donc une telle faiblesse à la fois. Il croyait dans l’union de deux êtres pour le meilleur et pour le pire, sans préjugé religieux. Simplement la réunion d’un homme et d’une femme, comme une équipe indivisible dans le jeu de l’amour et de la vie. Il avait cru pouvoir réaliser son rêve d'avenir avec Laura. Il se souvenait bien des paroles qu’elle avait prononcées. Elle parlait de danger, ne voulait pas partager son désespoir. Il croyait pourtant lui avoir affirmé son attachement, ses paroles étaient franches, sans ambiguïté ; quand il parlait de la suivre jusqu’à la mort il disait vrai ! Peut-être est-ce cela qui l’avait effrayée ? Ces derniers jours, il ne l’avait pas blessée, leur relation n’avait pas connu de heurt ! Rien ne laissait présager son état de la veille. Pourquoi Laura avait-elle été si catégorique ? Elle ne voulait plus qu’ils se voient ! Elle avait hurlé,

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pleuré et finit par s’enfuir. Il l’avait perdue de vue. L’avait-il perdue à jamais ? Il lui restait encore l’espoir de la croiser dans leur école paramédicale. Changerait-elle d’avis ? Reviendrait-elle sur sa décision de le quitter ? L’impression laissée par la soirée de la veille lui assurait que non. Mais il ne voulait pas se rendre à cette évidence. Une autre vague de tristesse déferla sur la première ; Luc s’imagina croisant Laura chaque jour sans pouvoir échanger son amour, priant devant une icône inaccessible et éternellement muette. Peut-on aimer de toute son âme sans aucun retour ? La douceur et l’odeur des cheveux de Laura lui revinrent en mémoire …C’était désormais un bonheur inaccessible, impossible. Il repensa à l’inscription sur la porte des enfers de Rodin : « vous qui entrez abandonnez toute espérance. Pour lui, l’enfer était de perdre l’espoir de ce Bonheur avec Laura à tout jamais. Son chagrin se mêlait à ses interrogations en un magma nauséabond. Luc ruminait le passé comme un destin raté, il allait tournoyer seul pendant longtemps dans la nuit, sur le manège de la mélancolie. … 20 …Et consumimur igni… « Et nous sommes dévorés par le feu » Mardi 3 février 1987 8 :51 Le grand autobus articulé se tordit par le milieu et la mécanique du soufflet grinça affreusement, il fit le tour du rond point avant de s’arrêter au terminus. Les portes s’ouvrirent dans un bruit d’air comprimé et le transport en commun vomit sur le trottoir son flot mélangé d’étudiants, de visiteurs, de patients et de personnel hospitalier. Luc était descendu parmi les premiers, il prit le trottoir de gauche à la barrière de la conciergerie du C.H.U., et longea deux murailles de briques rouges. D’un côté, les ateliers d’entretien techniques avec quelques agents en bleu de travail qui fumaient sur les marches avant de commencer leur journée, de l’autre, les fenêtres closes des laboratoires où l’on voyait passer de temps en temps quelques blouses blanches. Il remontait la voie interne de l’hôpital qui menait jusqu’à son école. Le carrelage blanc qui recouvrait le bâtiment hébergeant les écoles paramédicales reflétait le pâle soleil de février. Il marchait au milieu de la route, perdu dans ses pensées et sursauta lorsqu’un petit tracteur électrique le klaxonna. Le Fenwick tirait une dizaine de conteneurs à roulettes chargés de poubelles. Les wagons le doublèrent en se dandinant, le conducteur bifurqua brutalement à droite et le convoi s’engouffra dans les sous-sols. L’équilibre menacé par sa vitesse, la dernière benne vira sur deux roues puis s’évanouit dans l’obscurité du sous-terrain. Luc replongea dans ses pensées aussi sombres que l’entrée de la galerie : il y avait plus de deux semaines que Laura avait disparu désormais. Et comme à chaque fois, dès qu’il pensait à elle, il sentit une angoisse lui cisailler les tripes. Un coup de poignard, un tourment comme une longue lame froide l’empalait, fichée d’un flanc à l’autre. Luc arrivait parfois à élaguer sa douleur, à oublier un peu ce manque viscéral. Les racines du mal étaient profondes et elles repoussaient comme une herbe empoisonnée, un lierre toxique qui rampait, envahissant. Il masquait le soleil, s’enroulait en étouffant le moindre brin d’espoir. Il aurait préféré une vraie blessure, voir couler son sang plutôt que des larmes, la solution aurait été plus simple. Il n’existe pas de points de sutures pour les âmes déchirées.

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Dès le début de la semaine suivant leur séparation, il pensait croiser Laura dans les locaux de l’école paramédicale, mais elle était absente. Il ne la vit ni le lendemain, ni le surlendemain... Luc s’était renseigné, avait consulté les planifications de cours et de stages des étudiants de première année. Laura Philips y figurait bien. Elle aurait dû être présente aux cours magistraux. Trois jours plus tard une annonce encadrée au marqueur rouge sur le tableau des messages demandait à mademoiselle Philips de se présenter d’urgence au secrétariat de l’école pour expliquer ses absences injustifiées. Mais Laura ne réapparut pas. Prenant l’affaire très au sérieux, Mademoiselle Bongaillard, la directrice, chercha à joindre monsieur et madame Philips ou les dernières personnes qui avaient approché Laura. Un midi, elle organisa une réunion dans les locaux de l’école avec présence obligatoire de tous les étudiants manipulateurs de première et seconde année. Elle leur demanda de contacter Laura s’ils le pouvaient ou de lui fournir une adresse, un numéro de téléphone où la joindre. Son inquiétude n’était pas feinte. Le discours était effrayant. Brigitte, la meilleure amie de Laura, avait tenté de rassurer Luc, sans vraiment y croire et donc sans succès. Consciente de la gravité de la situation, elle avait ensuite demandé aux autres étudiants qui connaissaient Luc et Laura de ne rien dire à propos de leurs relations amoureuses. Brigitte par sa gentillesse avait cette fois convaincu, et leurs amis n’avaient rien laissé filtrer, assurés que Luc n’était absolument pas responsable de cette disparition. L’allusion à ce que les autres étudiants voyaient comme un flirt n’aurait fait que gonfler potins et rumeurs. Et Luc n’avait pas besoin de ça. Brigitte connaissait les parents de Laura. Elle était allée leur rendre visite dès le second jour d’absence de son amie. Elle imaginait alors simplement une vilaine grippe. Brigitte trouva sa mère en pleurs et dans un état proche de l’hystérie. Le père expliqua que sa fille n’était pas revenue à l’appartement depuis trois jours et que cela l’inquiétait beaucoup. Laura n’avait pas pour habitude de fuguer ni de partir plusieurs jours sans les prévenir, elle avait reçu une éducation assez stricte et entretenait de bonnes relations avec ses parents. Jamais elle ne serait partie ainsi…Et pourtant Laura restait introuvable. Malgré tout, ils n’avaient pas encore prévenu la police de sa disparition et patientaient péniblement encore quelques jours … Luc entra dans la salle de cours, s’assit à sa place habituelle. Brigitte deux rangs devant se retourna et lui adressa un sourire qu’il lui rendit ; elle avait la bienséance de ne pas lui demander comment il allait tous les matins. Ce à quoi il aurait répondu pudiquement « ça va ! ». Luc « allait », il vivait au sens physiologique du terme, comme une organisation de cellules biologiques …Il aurait répondu ce qu’une plante verte aurait pu témoigner si elle avait eu la parole. Boire, manger, dormir …mal…Avec une épine dans le cœur en pleine option ! Il avait repris le cours de sa vie, une plaie béante, invisible au creux de l’estomac. Il saignait d’une déchirure qui ne tarissait pas. Chaque mouvement, chaque parole lui coûtait un effort immense. Pourquoi Laura l’avait-elle quitté ce soir là en s’enfuyant ? L’aiguille de sa boussole restait coincé sur cette question sans réponse ; il avait perdu le fil de sa vie et errait meurtri dans un désert qu’il croyait infini, consumé par le feu de la solitude en guise de soleil. Un reste d’instinct de conservation subsistait et lui ordonnait d’attendre. Alors Luc rentrait dans son studio, avec sa solitude omniprésente, collée au papier-peint. Il attendait, que la douleur s’estompe, que quelqu’un vienne tirer sur ce poignard fiché dans son ventre, que le tic-tac du réveil égrène les secondes jusqu’à ce que le besoin primitif de sommeil comprime le temps jusqu’au lendemain matin…Et son chagrin avec. La partie d’échec restait en suspend, il attendait Laura, c’était à elle de jouer…