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PABLO R MENDOZA Traduction de Philippe Saidj

No-mad (Français)

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PABLO R MENDOZA

Traduction de Philippe Saidj

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À dame Marta.

“Tem que ser feito!”

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No-mad

©Pablo R Mendoza 2013

Traduction de Philippe Saidj

ISBN-10:1493778889

ISBN-13: 978-1493778881

©Pablo R Mendoza 2010 – 1re publication en espagnol

Touts droits réservés. Toutes les autres marques commerciales sont la propriété de leurs détenteurs respectifs.

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INDEX

1 EURO-BABEL 7

2 EURO-BABBLE 24

3 EURO-BIBLE 36

4 EURO-BUBBLE 51

5 WANDRA 62

6 VIA FATEBENEFRATELLI 76

7 VIALE BIGNI 85

8 VIA GIORGIO PALLAVICINO 96

9 CHLOÉ 106

10 DIAPASON 117

11 OUVERTURE 130

12 INTERLUDE 140

13 SILVIA 150

14 PREMIER QUARTIER DE LUNE 160

15 PLEINE LUNE 170

16 DERNIER CROISSANT DE LUNE 178

17 NOUVELLE LUNE 188

18 197

19 EURO-TRASH 206

20 AFTERMATH 215

NOTE DE L’AUTEUR 227

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1 EURO-BABEL

Juan Mari Arzak, un chef cuisinier basque de très grande réputation, a dit une fois que, sans aucun doute, le meilleur plat du monde était le croque-madame fait avec beaucoup de tendresse. Ce qui à première vue peut paraître une “boutade” se convertit, lorsqu’on l’envisage sous un certain angle, en une grande vérité. Au cours de ma courte existence, j’ai connu quelques personnes étonnantes dont le hobby était de tester le même plat dans tous les restaurants du monde, ce qui leur donnait une connaissance profonde du sujet, à tel point qu’elles peuvent, encore aujourd’hui, corriger les pratiques culinaires de quelques grands chefs.

Un couple, lui journaliste et elle psychologue, séparés aujourd’hui par ces tournants propres de la vie, m’a particulièrement frappé. Cela faisait dix ans qu’ils étudiaient la fameuse salade Waldorf. De manière étonnante, il était capable de préparer une version exquise de cette salade avec ses propres mains, chose de laquelle bien peu de wannabes gourmets peuvent se targuer. Ces derniers ont tout goûté mais sont incapables de faire une omelette, ne parlons pas d’un œuf au plat, puisque la bonne préparation de celui-ci requiert des connaissances minimales de thermodynamique.

Une autre figure marquante de la Transition espagnole, journaliste également, et détenteur d’un savoir encyclopédique, teste depuis cette époque toutes les fabadas asturiennes qui sont en vente sur la face de la terre et je n’ose pas imaginer les contrariétés sur lesquelles a débouché un objectif aussi singulier, pas seulement pour la lourdeur proverbiale de ce plat régional, mais surtout parce que cet ami que j’admire a beaucoup voyagé et il y a de par le monde des cuisiniers qui mériteraient des coups de bâton.

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En ce début de millénaire si frénétique, l’émigrant occasionnel, et particulièrement celui des nouvelles générations, a pour habitude de tuer la saudade de la mère patrie en ouvrant quelque spécialité en boîte. Dans le cas de l’Espagne, c’est, sans aucune contestation possible, la fabada Litoral, tout un icône national, qui remporte la palme. Les Français ont une préférence pour le cassoulet et les magrébins pour le couscous. Je ne veux pas passer en revue maintenant tous les pays du monde, histoire de ne pas perdre le fil de mon argumentation, mais Dieu reconnaîtra les siens. Je me contenterai de dire que les Italiens les plus ternes ne se satisfont que des sauces, puisque l’Italie est un pays où les entrées sont délicieuses et les plats principaux exécrables, tandis que les peuples saxons n’ont pas encore fini de peaufiner leurs goûts ; « c’est que par ici, la Renaissance n’est pas passée » dirait un autre ami, établi depuis longtemps à Londres. Les saxons sont des lumières sur d’autres sujets, mais pas sur celui-ci.

Quoi qu’il en soit, il se passe la même chose avec la fabada en boîte qu’avec les hamburgers des fast-food : la première cuillerée te conduit directement dans les bras de ta grand-mère dans le cas de la fabada et la première bouchée du premier beurk-mac venu t’amène à la cinquième avenue de New-York, même si tes pieds ne l’ont jamais foulée. Au fur et à mesure que tu continues à manger, la fabada se convertit peu à peu en une pâte au piment aigre et dégoûtante et le pain du sandwich américain commence à confesser son incontestable ressemblance avec le bristol, que ce soit par sa saveur ou par sa texture. Toute personne faisant autorité en matière de vie dissolue pourra se rendre compte de la similitude étonnante entre cet effet gustatif et le souvenir de ses amours fugaces.

Chacun d’entre nous se voit proposé, en quantité variable, un certain nombre de plats qu’il teste au cours de sa vie, et, par conséquent, se forge une opinion sur ce que doit être, par

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exemple, l’archétype immortel du croque-madame. En ce qui me concerne, le meilleur est pour l’instant, et sans aucun doute, celui de la pâtisserie Casa da Guia de Cascais : du pain de campagne grillé, une noix de beurre chaud et un Océan Atlantique sans égal. C’est d’ailleurs le problème de la gastronomie comme art majeur : il est difficile, pour ne pas dire impossible, de reproduire deux fois la même sensation.

Les œufs Bénédicte eux-mêmes te marquent de beaucoup de manières différentes selon l’état dans lequel tu te trouves, le lieu, la compagnie et l’environnement. Ainsi, l’on essaye de se rappeler les douces formes, le fin duvet et les regards du coin de l’oeil complices d’Ana, ce fameux matin à l’Hôtel du Louvre, pendant le déjeuner composé d’huîtres avec brioche et Billecart-Salmon… jamais je ne retrouve ce goût. Ca va même plus loin, depuis qu’Ana m’a largué avec un « va mourir » et que par la suite ses avocats m’ont communiqué les dates des visites à notre enfant pour les dix années suivantes, lors des rares rechutes « au nom du bon vieux temps » que nous avons eues, Ana non plus n’a plus le même goût, je suppose que c’est réciproque. Ce qui est sûr, c’est que jamais plus je n’ai accompagné les huîtres avec de la brioche.

Ce que vous êtes en train de lire est-il un roman ? Je ne sais pas. D’une certaine manière, le fait d’écrire à la première personne m’implique, tout comme le fait que vous vous laissiez aller à lire ces lignes vous implique. Les mots ont un pouvoir hors du commun. Maintenant que l’hypnose n’est plus l’hypnose mais la PNL et que tout le monde paraît être docteur ès suggestion, force du langage corporel et autres animaux, bien peu d’entre nous nous sommes aperçus de la naissance de la suspicion a priori envers les relations sociales et professionnelles. J’explique : il suffit que tu hausses le sourcil pour que tes interlocuteurs se demandent si tu es en train de créer un point d’ancrage psychique pour leur implanter un virus mental. Ils ne savent pas que tu hausses le sourcil trois-cent-cinquante-quatre fois par jour parce que tu

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as un tic et que tu peux même hausser les deux sourcils. Absorbés dans leur réflexion sur comment se défendre de cette attaque souterraine, ils passent à côté de ce que tu voulais leur dire, même si ton message n’avait pas beaucoup d’importance.

J’ai commencé ce texte en vous parlant du croque-madame pour la simple raison que nous sommes au début de la diatribe et qu’en ce qui me concerne j’en suis au début de ma journée, et dans tous les ménages dignes que je connais la journée commence par un petit déjeuner plus ou moins copieux. Par conséquent, pour que les « good vibes » puissent circuler librement je vous prie de bien vouloir vous relâcher : vous n’allez pas être hypnotisé si vous lisez ce texte jusqu’au bout, je ne possède pas dix cahiers sur la mythologie qui activeraient en vous une vive flamme culturelle provoquant que vous sortiez pour manifester afin d’exiger que votre gouvernement fasse quelque chose pour qu’absolument rien ne se produise. Mon ambition est que vous et mois faisions un bout de chemin ensemble et que ce soit amusant tant pour vous que pour moi, moi en écrivant, et vous en lisant. Sur ce, j’ai terminé mon petit déjeuner et je peux commencer la journée avec une bonne pêche, journée qui démarre dans un appartement que l’on m’a prêté, face à la Via Fatebenefratelli de Milan, et qui terminera sûrement avec quelques émotions.

Cela fait quelques semaines que Jérôme organise une soirée pour le journal qu’il dirige, il s’agit d’une soirée thématique et bénéficiant d’un budget solide. Comme c’est l’anniversaire de la fondation de cet illustre quotidien, a été loué pour quelques heures le fantastique carrefour de la galerie Vittorio Emanuele et l’on fera venir pour chaque section du journal une sommité mondiale experte du sujet, et celle-ci prononcera un petit discours. Fermer un espace public pour une fête privée n’est pas évident, c’est pourquoi Jérôme – que j’appellerai dorénavant Jéjé, puisque c’est sous ce nom qu’il est connu par ses amis – a eu la bonne idée de demander

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à la mairie une autorisation pour tourner un film. Je dois dire que Jéjé a une facilité admirable pour duper les gens avec gentillesse, il est belge, mais il pourrait être le lointain neveu de Toto ; il se trouve en Italie comme un poisson dans l’eau. Non seulement il les a convaincu que le tournage est pour une superproduction des studios Paramount, mais encore il a réussi à ne pas avoir à payer de taxe sous condition que la fille d’une amie du premier ministre joue pendant quelques minutes dans le film. Tangentopoli.

Jéjé et moi nous sommes connus quand nous étions jeunes et pauvres, ces deux conditions étant l’unique manière de profiter du continent européen sans être ni millionnaire, ni touriste, ni retraité. Nous nous sommes rencontrés dans un sombre bureau à Bonn où nous faisions du télémarketing pour plusieurs multinationales. A l’époque non plus, il n’était pas facile de pénétrer dans l’intimité des familles pour y éduquer les femmes au foyer et le téléphone portable était un luxe que peu de personnes pouvaient se permettre. En y pensant bien, les femmes au foyer existaient encore et les prêts immobiliers de plus de dix ans étaient une impossibilité métaphysique.

Je n’ai pas l’intention de vous avouer mon âge, mais si cela peut vous être utile, circulaient encore en Allemagne les durs et lourds Mark allemands, je me demande encore pourquoi ils ne les avaient pas faits carrés. Bref, nous nous trouvâmes des atomes crochus et notre amitié dure encore aujourd’hui, je pense que c’est dû à l’intermittence de la relation, qui permet d’avoir le temps de se manquer l’un à l’autre et d’avoir des choses croustillantes à raconter quand nous nous revoyons. Nous étions pauvres comme Job à l’époque. Nos maigres épargnes étaient destinées à la boisson, ce qui ne nous empêchait pas de faire bombance avec des risotto à base de soupe de champignons en sachet ou des pâtes à la bratwurst râpée, sans parler des soirées choucroute végétarienne. Lui clamait déjà par monts et par vaux sa vocation journalistique

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et, pour ma part, je commençais à flirter avec la psychologie d’entreprise.

Avant Bonn, Jéjé avait initié sa carrière à Rome comme assistant d’un animal politique, l’un de ceux qui ne gagneraient jamais une élection mais qui sont les premiers à parler de légalisation des drogues en se donnant en exemple et en se faisant arrêter pour avoir vendu à la criée de la marijuana sur la Piazza di Spagna. Il y a toujours quelque chose à apprendre des autres et, de tout ce que Jéjé avait appris auprès de ce monsieur si digne d’éloges, le commentaire suivant est resté gravé dans ma mémoire : « La fonction publique a comme unique raison d’être la création de problèmes dans le but de vendre des solutions. » Je me rappelais cette perle il y a peu quand, dans la file d’attente d’un ministère, j’entendis un fonctionnaire russe répondre au récit d’un cas épineux : « On a su le déguiser ? » Ce n’est pas la fonctionnaire, c’est la fonction.

Pour en revenir à nos moutons, nous nous sommes rencontrés à Paris il y a environ un mois, lui était en train de régler les derniers détails d’un reportage sur les derniers conflits estudiantins et pour ma part, je devais animer quelques séminaires de réorientation assertive pour une boîte de films américaine. Nous nous sommes donnés rendez-vous vers cinq heures de l’après-midi au Trappiste, histoire de déguster un peu de malt d’abbaye. Cela faisait à peu près un an que nous nous étions croisés. Il apparut à l’heure dite, comme toujours. C’est-à-dire qu’il apparut à cinq heures et demie puisque, selon lui, une demi-heure de retard était l’équilibre parfait entre l’heure de retard des femmes qui se font désirer et la bien connue ponctualité britannique. Pour tout ceux qui n’ont jamais attendu de train dans les îles anglaises, je confirme que je n’ai jamais ni vu, ni entendu parler d’un retard inférieur à quinze minutes dans l’aire du Grand Londres.

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―Léonardito ! Comment ça va, mon petit père ? – pendant qu’il agitait son manteau afin d’en enlever l’eau, on voyait qu’il était vraiment content. Dehors, il pleuvait de cette pluie si désagréable qui tombe en avril dans cette ville.

―Ca va super bien, Jéjé ! Content de te retrouver dans ce trou, plus chauve et plus gros. J’aime constater que tu n’as toujours pas le temps de t’occuper de toi-même. Je t’ai vu arriver en voiture et je t’ai demandé une Lambic, juste comme tu aimes. Allez, assieds-toi et raconte-moi les dernières nouvelles!

Il se passa instinctivement la main sur la mèche blonde et

malingre qui décorait toujours son front, comme pour s’assurer de sa présence. Il s’assit très bruyamment et passa son doigt sur mes verres de lunettes en guise de représailles. Je posai les lunettes sur la table sans plus de cérémonial et nous éclatâmes de rire. Son rire est très particulier, entre la plainte du furet en rut et le cri de victoire de la dinde qui réussit à survivre à Noël. Un rire contagieux et exubérant qui ne passe jamais inaperçu et qui, par le passé, nous couta plus d’une bagarre de taverne mal fréquentée.

―Léo, Léo, Léo, petit père, toi, c’est sûr que tu n’es pas chauve, qu’un éclair te fende en deux, mais tu n’es pas franchement plus maigre que la dernière fois ! Je suis surexcité bien comme il faut : en France être étudiant et manifester sont deux choses qui vont toujours de pair et, cette fois-ci, ils ont brûlé quinze voitures au Bois de Boulogne.

―Quinze voitures ! Les gamins ne se rendent donc pas compte du désarroi que ça va provoquer aux propriétaires, qui sont des contribuables comme les autres ? Même si en fin de compte c’est l’assurance qui paye, ça me paraît complètement déplacé. En Espagne, on s’en est toujours pris au mobilier urbain, avec une préférence marquée pour les containers…

―Non, mon cher ibère, l’assurance ne paye plus dans ces cas-là… tout au moins en région parisienne, depuis qu’un cabinet d’avocats a fait appel pour qualifier les manifs comme

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étant des actes de terrorisme et qu’un autre cabinet, du même propriétaire il me semble, a ajouté au recours un dossier détaillé sur le fait que les manifs étudiantes doivent être considérées comme des catastrophes naturelles, vu que les universités appartiennent à l’écosystème urbain. Le sujet est débattu en cour d’assises depuis quelques trois ans pour un décès qui n’a rien à voir avec les voitures brûlées. Les propriétaires de voiture l’ont bien dans l’os.

―Je ne vais même pas chercher à savoir si tu te fous de ma gueule o si tu es sérieux, vieille canaille! Comment va Silvia ? Cette femme mérite trois fois le paradis pour te supporter depuis si longtemps.

Jéjé but une bonne rasade et sortit son petit sachet de

Drum, qu’il avait commencé à acheter à Bonn pour arrêter de fumer, avec l’argument que le tabac à rouler le répugnait, et qu’il n’a pas lâché depuis. Je commandai une autre tournée pendant qu’il me répondait.

―Silvia mérite réellement d’aller au paradis, et moi je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’elle gagne le droit d’y aller, histoire que quelqu’un puisse intercéder en ma faveur là-haut. Tu ne connais pas la dernière ? Elle veut se marier. Le problème c’est que je l’aime comme je n’avais jamais aimé personne auparavant, et si nous ne vivions pas en Italie je ne me poserais pas beaucoup de problèmes, mais sa famille me fait peur: ils sont trop catholiques.

―Trop catholiques ? Alors ça, tu vas devoir t’expliquer ! Surtout que tu es le fils d’un administrateur du patrimoine des maristes, avec les avantages que cela implique – je l’interrompis –. De plus, comment arrives-tu à mesurer l’excès de catholicisme, judaïsme, bouddhisme, etc. ? – Il fit entendre son rire sonore une fois de plus et ouvrit solennellement ses yeux clairs et vitreux.

―Tu te rappelles de la grossesse nerveuse de sa sœur, grossesse de laquelle ils m’accusèrent injustement d’être le

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responsable ? Et bien, bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, pardon, face à la famille au complet lors d’un dîner à Rome, ils m’ont tendu un piège philosophique en me rappelant l’incident et j’ai bien cru ne jamais pouvoir m’en sortir. On est trop catholique quand on utilise la morale comme arme chauffée à blanc contre son prochain. Dieu est amour et point final, le reste pour chacun. Mais nous parlions de Silvia, je ne saurais pas vivre sans elle et d’ailleurs tu la verras à Milan, comme ça vous pourrez parler de doctrines et, au passage, tu mettras en pratique ton italien. Demande qu’on nous apporte quelque chose de salé et raconte-moi ce qui t’amène à Paris. Comploteur!

―Moi je sors d’un séminaire sur la réorientation assertive, avenue Montaigne. Les middle-managers sont coriaces, un peu plus et j’arrive plus tard que toi à cause de la séance de questions qui s’est éternisée. – nouvel éclat de rire spécial Jéjé.

―Réorientation assertive ? Qu’est-ce que vous allez nous chercher, mon petit père ? Le fil à couper le beurre ou le string à couper le souffle?

―Nous sommes comme ton cabinet d’avocats, nous avons une équipe de coaching qui enseigne l’assertivité dans les grandes entreprises et moi, je fais partie de l’équipe de SWAT qui la désapprend. Ainsi nous arrivons à faire que l’équilibre mental des départements soit parfait, tu sais bien que le turnover dans les entreprises multinationales s’accélère et crée des déséquilibres.

― Je te dédierai un article spécial dans la revue hebdomadaire avant la fin de l’année, mon petit père. Mais sérieusement : vos tarifs sont ceux qu’ils sont simplement à cause de ce que tu es en train de me raconter ?

J’ai toujours beaucoup de mal à expliquer à un profane la nature de mon travail. Il se trouve que généralement, c’est un profane qui doit signer les budgets, et du coup, je vis dans un conflit permanent entre cette difficulté personnelle et mes objectifs de chiffre d’affaires. Par chance, cela fait déjà quelques années que ce sont d’autres qui finalisent la vente et

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je me limite à faire mes discours éclectiques entre deux voyages. Cela ne m’empêche pas de devoir justifier mes services de temps en temps et j’ai mon argumentaire assez bien en place.

―Ce n’est pas si simple, gros nigaud ! Ta profession a encore une composante créative et cela te sert à guérir ta névrose, malgré le fait que vous autres vivez de la publicité et de faire de la politique plus que de la vente de journaux. Ton cynisme mis à part, moi qui te connais, je sais bien que tu as le souci de maintenir une ligne éditoriale qui apporte un peu d’air frais à vos lecteurs, et donc en fin de compte tu me ressembles un peu par ta fonction de soupape, même si pour le reste tu es différent. Dans la majorité des professions ce n’est vraiment pas le cas, et il faut se rappeler que, bien que la base du business soit les sacrosaints chiffres, ce sont des êtres humains qui vont aux réunions et qui font tourner l’entreprise au jour le jour, et leurs bonnes performances ont également un impact sur le bilan comptable de la société. Dans un contexte de réduction budgétaire globale, mon travail consiste à maintenir le moral des troupes à un niveau acceptable et à optimiser l’huilage psychosocial des groupes et des individus. Cela ne me convertit pas en une Marlène Dietrich rendant visite aux marins, ni en Docteur Cagliari, ni en Charlie Rivel, mais j’essaye tout de même que mes interlocuteurs apprennent à être Houdini et à renforcer leur santé mentale sans impacter négativement l’entreprise ou ses collègues. Tu as compris maintenant, cimetière à moules-frites ?

―Tu me rappelles effectivement pas mal mes cabinets d’avocats avec ta description, et on ne peut pas dire qu’ils aillent mal non plus ! Une raison de plus pour que tu aies cet espace afin que tu puisses expliquer ton marché à mes lecteurs. Dans le temps on se moquait aussi devant l’œuf de Christophe Colomb et les dents de Brel. Fruits de mer ou steak tartare, mon cher ibère?

Et ainsi, entre le furet et la dinde, nous terminâmes les bières et nous fûmes à critiquer la viande toujours délicieuse

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de La Maison de l’Aubrac et ses rouges d’origine contrôlée. La nuit dura longtemps dans le Folies Pigalle, c’était une session VA assez bien équilibrée dont nous rendit compte Martine, la femme de Philippe, tandis que nous dinions et Jéjé me passait les détails de l’organisation de la fête à Milan.

« Cher ami, Pour le vingtième anniversaire du Giornale del Mondo, nous

avons le plaisir de vous inviter au tournage de la fête qui aura lieu à la Galerie Vittorio Emanuele, accès Duomo, le 29 mai à partir de 22h30 et jusqu’à ce que le corps des Carabiniers nous vire à coups de pied dans l’arrière-train.

Pour l’occasion plusieurs personnalités nous gratifieront d’un bref discours, pour lequel nous leur avons demandé qu’ils nous développent une nouvelle imaginaire sans qu’aucun d’entre eux ne s’étende plus de quinze minutes. Ceux qui veulent s’ennuyer peuvent bien venir à notre rédaction n’importe quel jour après la fermeture, mais la fête a été conçue pour vous laisser un souvenir inoubliable.

Nous comptons sur votre présence. Tenue de soirée, bon état d’esprit et goût pour la musique de qualité et les surprises sont de rigueur.

Jérôme Van der Linden – Directeur ». Nous atterrîmes hier soir à Malpensa à cause du brouillard

qui, selon le capitaine, nous obligea à nous dévier de la route initiale. Sandra m’accompagne, une amie de São Paulo que je connus à Florianopolis lors d’un voyage d’entreprise et qui a élu provisoirement domicile à Oviedo. Je dois préciser qu’en réalité c’est moi qui l’accompagne, parce que Sandra est une superbe brune qui me dépasse d’une tête en sandales et avec qui, hélas ou par chance, il n’y a jamais eu rien d’autre que de l’amitié.

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Sandra est une de ces personnes pleines de vie qui garantissent bonne humeur et absence d’amertume du moment que tu ne leur rappelles pas quelques chapitres d’un passé bien douloureux. Née Wanderleia dans un quartier pauvre de São Paulo, elle fit changer son nom quand elle se maria avec son premier mari, un sombre homme d’affaires de Minas Geráis. Sandra-Wanderleia eut suffisamment d’intelligence et de bonne fortune pour pouvoir suivre des études universitaires. Elle trouva rapidement l’occasion de laisser le mineiro le bec dans l’eau et abandonner sa ville natale quand la énième maîtresse de ce dernier lui offrit un poste de directrice d’hôtel en même temps qu’elle lui communiquait sa relation.

Aujourd’hui l’homme vit relié à un cathéter de manière permanente à cause d’une overdose de Levitra, même si selon Sandra ceci est pratiquement impossible et celle-ci soupçonne que l’origine de la maladie est bien plus banale. Pour ma part, je trouve que son nom actuel lui va mieux, presque aussi bien que sa garde-robe qui, je ne sais comment, arrive à être toujours discrète, malgré le fait qu’elle soit toujours composée de couleurs vives. Quand je parle d’elle avec des tiers je n’arrête pas de me rappeler cette impression, Sandra est une femme de couleurs, une brise rafraichissante sur ce continent, souvent si grisailleux.

―Ô Léo esse Malpensa está em Milão ou em Veneza ? ¡No güento mais tanto táxi! Es lo que decía Jobim: o Brasil é una mierda… mas é bom. Sin embargo primeiro mundo é bom… pero es una mierda.

―N’exagère pas Wandi, en plus tu comprendras bientôt que ceci fait partie de l’idiosyncrasie du lieu, tu vas voir meu bem, tu vas adorer.

―Tu m’appelles encore une fois Wandi et je me donne à toi uniquement pour desfrutar du fait que tu vas tomber amoureux et que tu ne pourras plus jamais me toucher ! Et si alguém l’apprend ce sera bien pire, je n’aurais jamais dû te le dire ! ¡Sempre Sandra, bolas !

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Mon portugais parlé est assez bon, mais nous avons passé l’accord de parler en portugnol en forçant le plus posible sur le –gnol pour qu’elle l’apprenne au maximum le temps de son séjour. Comme de plus je crois que le portugnol sera bientôt le langage officiel au sud du Rio Grande et des Pyrénées, cela ne me paraît pas mauvais de s’entraîner. En plus, la pauvre a quelques problèmes avec le bable1. Cela ma fait bien rire quand elle attribue l’origine du dialecte aux chevaux asturiens. Elle manie excellemment l’anglais, si on peut appeler anglais ce qui se parle aux Etats-Unis. Comme disait un humoriste londonien lors d’un spectacle à Dublin : « Mon accent doit vous étonner, c’est normal, je n’en ai pas. Je suis britannique et c’est comme cela que ma langue se parle. » Nous avons également un accord d’amitié sans effleurements, nous nous entendons trop bien pour tout gâcher à cause de quelques crampes dans les bas fonds.

―Mille excuses. Cela ne se reproduira plus, Wandra.

―Filho da puta… L’appartement est impeccable. Un dernier étage haut de

plafond assez décadent et avec salle de bains spectaculaire, baignoires intégrées et beaucoup de mosaïque. Parfois le fait que les italiens appellent palazzo les appartements est justifié, même si l’appellation peut être trompeuse, tout comme la quantité de princes qui pullulent dans ces endroits, y’a pas assez de lits pour tous ces gens. C’est Jérôme qui nous l’a prêté, c’était une faveur spéciale, je lui avais dit que ce n’était pas nécessaire puisque j’avais réussi à me faire payer un discours dans les bureaux de la même boîte avec laquelle nous travaillions à ce moment-là à Paris et lui devait avoir sûrement pleins d’engagements relatifs à l’organisation de la fête. Jéjé ne laissa pas la discussion s’engager : il invoqua le furet et le petit père et me raccrocha au nez. Nous prîmes donc possession de nos appartements et je donnai à Sandra son jeu de clefs.

1 Dialecte des Asturies.

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―Si tu dragues, si nous nous disputons ou si tu te perds, voici l’adresse. S’il te plaît, si tu trouves quelqu’un, vérifie qu’il n’aime pas le sexe en groupe, je n’ai pas envie de devoir argumenter avec un petit ami de cent kilos à six heures du matin en territoire hostile.

―Si tu voulais être paternaliste, amène ton fils. Cada um com seu cada um, mon joli. En plus, je sais me défendre, pas toi ? Ah, et cela ne t’impede pas d’être un gentleman, le café da manhã, c’est toi qui le fais.

―Wandra…

―Filho da puta…

―Ce seront les meilleurs petits-déjeuners de ta vie, même si j’arrive à trouver quelqu’un, promis. Mets-toi à l’aise, allez. Moi je vais dormir, demain sera une longue journée. Tu aimes ta chambre?

―Elle m’enchante et tu le sais, benêt. Nous prenons un bain ensemble et faisons une entorse au pacte pour cette nuit ?

―Ne me provoque pas, si ça se trouve ça va te plaire à toi aussi et je ne veux pas arriver à la fête avec le souvenir de ta peau. C’est quelque chose que vous autres les femmes vous détectez tout de suite et tu sais bien que je cherche une copine pour de bon. Propose-le-moi à nouveau après-demain et nous verrons bien à ce moment là.

―Hahaha ! Sem chance, bonitão, je vais voir la bibliothèque. Boa noite, vai. Beijo.

Ce pacte est le défi le plus redoutable auquel je me sois soumis ces dix dernières années. Heureusement cela fait longtemps que nous nous entraînons au flirt et, s’il ne s’est rien passé durant tout ce temps, c’est signe que nous avons atteint le rythme de croisière dans notre relation. J’aime vraiment bien Sandrinha, et son accent pauliste avec ces « r » anglicisés me rappelle des choses. Si un jour nous arrêtons ces jeux de petites phrases, c’est que l’un de nous deux sera

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tombé amoureux, et nous verrons bien ce qu’il se passera alors.

Mon discours commence à dix heures du matin et j’ai pas mal de temps devant moi. J’ai déjà révisé mes emails, rien d’intéressant. Le compte bancaire ne connait pas non plus de soubresauts, grâce à ce contrat et aux notes de frais du dernier voyage à Buenos Aires. J’allume le HK du salon et je mets à un niveau sonore considérable en mode replay une version de Tico-tico no fubá de Baremboin, une merveille. Je laisse le petit déjeuner fumant à Sandra sur sa table de chevet avec la gabardine déjà mise, une Aquascutum réversible bleu électrique et jaune mat, presque une guenille mais encore en forme, avec plus d’heures de vol que Willy Fog. Quelques habits sont aussi évocateurs que le croque-madame du plateau.

―Debout, menina! Si ça refroidit, ce ne sera pas de ma faute. Après tu te recouches si tu veux. De toute façon tu finiras par aller au salon quand le Tico-tico te transpercera le cerveau – endormie et négligée, Sandra est également une femme de couleurs.

―Desgraçad… Eiiii, quelle bonne odeur ! Merci amôr, aujourd’hui je ne t’insulte plus, passe une bonne journée. Appelle-moi quand tu es libre e vai com Deus. Moi j’ai rendez-vous avec Pietro, cet ami sarde dont je t’ai parlé. Nous allons sûrement passer la matinée à faire les boutiques.

―Si ce Pietro veut bien, invite-le à la fête. Pour Jéjé, on se débrouillera. Tenue de soirée obligée, ne l’oublie pas. Beijinho.

―Mrrrphr, d’accord – elle bailla. Vai la, vai. Merci pour le café.

Une fine brume s’est emparée de la Lombardie. Je descends les escaliers en pensant aux bienfaits de la technique. Le replay et le random sont deux éléments qui n’existaient pas aux temps du vinyle et, tout en étant deux détails sans beaucoup d’importance, j’en ai toujours tiré profit. Le replay permet de convertir n’importe quelle chanson en un mantra. Jusqu’au carnaval de Río de Janeiro, j’avais toujours trouvé les

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matras hautement ennuyeux, même s’ils se montrent utiles pour quelques thérapies. Le même samba pendant une heure et demie (oui, le samba se mentionne au masculin et se danse au féminin) avec un public habitué changea radicalement mon point de vue et j’ingurgite certains thèmes emblématiques de cette manière en y découvrant de nouvelles choses.

Le random s’est déjà converti en quelque chose dont je ne me sépare pas quelle que soit l’occasion à cause de ce jeu de serendipity qui permet d’associer la signification des chansons qui sont choisies au hasard avec les pensées qui sortent du subconscient et les choses qui se passent autour de soi. Il y a même une anxiété excitante à la fin de chaque chanson pour voir à quel point l’algorithme de sélection du prochain titre est ingénieux, de la même manière que pour les annonces publicitaires automatiques sur Internet.

Les bureaux de mon client se trouvent dans un immeuble du centre entièrement couvert par une toile portant une publicité de mode. C’est comme une œuvre de Christo subventionnée par des tiers. Peu de villes se prêtent autant à ce type d’exercices visuels que Milan, surtout parce que si les Italiens sont connaisseurs dans un domaine, c’est bien celui du style et je ne crois pas qu’une marque puisse laisser une espèce d’affiche bâclée à la vue d’un public aussi tatillon. Sofía Ferrara, c’est marqué sur son pin doré, me conduit, gentiment décontenancée, à la salle de conférences avec un air un peu exaspéré, tandis que j’ordonne mes idées pour le discours.

Je vais réutiliser la présentation de Buenos Aires, « Archétypes et Workflow », et donc le sujet est déjà mastiqué. Je le présenterai en anglais puisque c’est la langue officielle de la maison et mon italien est plus que rouillé, en grande partie à cause du portugais que j’ai plus pratiqué ces derniers temps. Si seulement la vulgate revenait pour tout le monde ! Du portugais, j’aime particulièrement la construction et ses effluves du XVIème siècle. Non seulement les lusophones sont des gens qui font de la bonne éducation et du respect la norme, mais encore le passage du temps n’a pas d’effet sur

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leur langue. Cette année-ci, il y a un débat tendu à l’université du Portugal sur la dernière réforme du code de la route des mots, un débat que je pense inévitable d’ailleurs. « O Leonardo está a prestar atenção ? » Cet usage de la troisième personne comme deuxième et ces non-gérondifs émeuvent mon esprit avec la même grâce que celles qui emploient ces formules, lorsqu’elles maintiennent intacte leur élégance quand elles marchent en luttant âprement contre la gravité et la pluie. Les talons et les pavés portugais, communs aux trottoirs de tous les pays de l’ancien empire commercial des nefs ventrues: la paillasse a coté du feu.

Le public commence à arriver dans la salle, l’odeur de café de la salle de réception contiguë se dissipe peu à peu et tout est prêt. Je me distrais en lisant les quotidiens du jour sur mon portable. Je me déconnecte toujours du sujet à traiter lors des minutes précédant une présentation. Cela produit des résultats inespérés et je finis par connecter des idées nouvelles de manière spontanée, presque sans m’en rendre compte. Le titre principal du Giornale del Mundo, au web duquel je n’avais jamais accédé auparavant, attire mon attention :

« UN VOTO COSTA 20 EURO IN CAMPANIA » Combien coûtera en Lires anciennes, me demande-je, un

plat d’ossobuco en-dessous de la région du Lazio? Aucune mention en première page à la fête de ce soir. Les lumières s’éteignent.

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Le projecteur montre une tache de Rorschach, la première. Je l’utilise beaucoup pour donner du liant à l’argumentation quel que soit le sujet à couvrir. En elle je n’arrive jamais à voir quoi que ce soit d’autre qu’un masque vénitien allongé, mais je ne l’ai jamais dit à personne.

« Bonjour à toutes et à tous. Je m’appelle Leonardo Ruiz et nous avons la matinée pour passer ensemble en revue quelques éléments de psychologie d’entreprise. Comme vous savez déjà le titre de la session est Archétypes et Workflow et ce n’est pas innocent. Votre compagnie vient de dépenser une quantité indéterminée supérieure à deux millions d’euros pour implanter en Europe un système pilote de workflow pour la gestion des projets, desquels ma compagnie n’a pu grignoter que quelques milliers. Malgré notre bonhommie au moment de calculer le budget, je m’efforcerai d’apporter durant ces heures que nous allons passer ensemble un peu de valeur ajoutée, puisque la partie purement fonctionnelle est déjà couverte par les développeurs du software avec lesquels nous avons un joint-venture. »

« Ce que vous voyez derrière moi est une des fameuses taches de Rorschach. Je ne veux pas que vous préoccupiez de l’interpréter. Je ne veux pas savoir combien d’entre vous y voient une chauve-souris, et je ne vais pas non plus vous demander aujourd’hui quel est l’état de votre relation avec votre père, ni si vous regardez avant de tirer la chasse. D’ailleurs le sujet qui nous occupe a plus à voir avec Jung que Freud. Cette tache est là pour que vous preniez conscience que, malgré le fait que l’informatique est un certain nombre de uns et de zéros rangés dans un ordre déterminé et que nous vivions tous des fruits de ce flux d’argent, il y a une composante psychologique qui, si nous la connaissons mieux et nous l’utilisons en notre faveur, peut nous faciliter la tâche et éviter quelques désagréments futurs.

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« Dans cette composante psychologique que je mentionne l’acteur principal c’est vous, les utilisateurs du système. Vous êtes chargés d’alimenter le système, de détecter des erreurs, d’interpréter le flux de travail et de transmettre l’information tant en interne qu’en externe. Vous, en définitive, êtes le facteur humain, et si votre capacité d’abstraction est faible ou se trouve altérée, le système s’en ressent de manière globale. Chaque erreur ou déviation de l’un d’entre vous est une petite ordure qui salut le bon résultat de l’ensemble. »

« Je sais aussi qu’une bonne partie d’entre vous a participé à un moment donné à la définition de l’outil, du coup celui-ci est en partie également le fruit de votre connaissance du business. Vous savez que c’est un pilote et en ce qui me concerne cela signifie tout bêtement que c’est un outil inachevé. D’ici quelque temps, il arrêtera de s’appeler pilote, mais c’est un pur formalisme, jamais il ne sera autre chose qu’un pilote parce qu’il s’agit de plus que d’un outil d’un processus. Il ne sera jamais achevé parce qu’il n’arrêtera pas de changer et d’être corrigé conformément au comportement de son marché et il sera le fidèle reflet du bon usage que vous allez en faire, non seulement à l’outil, mais aussi à tout ce que ce dernier gère : les projets en cours. »

« Nous voyons donc sur la diapositive suivante deux définitions. Un workflow est un processus automatisé qui met en relation l’information des projets (tâches, activité, départements, etc.) pour réduire les charges de travail et faire un suivi des incidents survenus lors des ces projets. »

« Un archétype est un modèle ou exemple d’idées ou connaissances duquel on dérive d’autres idées ou connaissances afin de modéliser les pensées et attitudes propres de chaque individu, de chaque ensemble, de chaque société, de chaque système, même. »

« C’est pour cela que mon département a choisi un ensemble d’archétypes communs de travail : les dix premiers arcanes majeurs du tarot, et les a associés avec les dix éléments clés de la vie d’un projet. Avec cette association, ce

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que nous allons arriver à faire c’est analyser la pulsation de la compagnie dans son ensemble, détecter des comportements et projeter des prévisions. Pour résumer : nous allons cartographier la psyché de la compagnie à travers le temps et, en utilisant le tarot à la place de couleurs ou un autre set formel d’archétypes, nous allons pouvoir travailler en comparaison avec d’autres bases de données comportementales de certaines universités qu’il n’est pas pertinent de mentionner. »

C’est à ce moment de la présentation que je fais toujours une brève pause pour apprécier les têtes horrifiées du public et les chuchotements. La salle est assez sombre mais on perçoit avec clarté que tout le monde suit. A première vue, il est compliqué de mélanger des concepts apparemment aussi dépareillés que le tarot et la gestion de projets, et il est encore plus difficile de ne pas s’agiter sur sa chaise quand tu penses que ton bonus de fin d’année peut dépendre du fait que ce soit la papesse ou la mort qui soient choisies. En réalité c’est un outil de classification et de suivi extrêmement puissant, et dans les hautes sphères de décision ils n’ignorent pas qu’il n’y a pas eu dans l’histoire un seul roi qui n’ait pas consulté les augures avant une bataille, mais, ça, c’est un tout autre sujet.

« N’ayez pas peur du tarot, il n’y a pas de pythonisse dans le département des ressources humaines et, s’il y en a une, elle n’est pas inscrite comme utilisatrice de l’outil, que je sache. Si vous voulez en savoir un plus sur le sujet étudiez la Théorie des Systèmes. A la fin du document que vous avez sur votre table il y a quelques références que vous pouvez utiliser pour ça. »

« Dans les diapositives suivantes, nous allons passer en revue ces dix cartes et établir la psychologie inhérente à son processus associé. Il ne s’agit pas non plus d’apprendre ceci par cœur car vous n’allez pas faire partie de l’équipe des gestionnaires. N’oubliez pas que ceci est accessoire et est utile seulement pour de gros volumes de données historiques. Votre attention doit être principalement orientée vers le

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fonctionnement pratique de l’outil, mais dans le futur ces études feront bien des points d’inflexion clés dans l’amélioration de vos processus. »

« Le fou. Le fou n’a pas de numéro, c’est parce qu’il est mobile. Dans le tarot classique, le fou représente l’homme qui fait son voyage sur le chemin marqué par les autres cartes et, dans notre analogie, le fou est, ne vous offensez pas, l’utilisateur, vous. D’une certaine manière vous pouvez vous sentir honorés, puisque le fou est l’axe central de notre système, le plus fuyant, que l’on doit traiter avec le plus d’affection. Capable de donner le meilleur différentiel positif et, s’il n’est pas combiné convenablement, le plus haut coût. En ce qui concerne les calculs sa valeur est zéro, et un zéro duquel peuvent dériver deux types d’interprétation: quand il s’ajoute à un autre arcane il ne dénature pas sa valeur intrinsèque, et il a donc un effet de joker, en fin de compte c’est lui qui exécute et qui est présent dans chacune des tâches et des processus, tandis que si on utilise son effet multiplicateur nous pouvons développer des matrices booléennes et savoir, dans le nuage de données, dans quelles zones on n’assigne pas assez de main-d’œuvre spécialisée. Sans oublier sa valeur psychologique, qui est l’axe de l’analyse qui nous occupe, le fou es toujours représenté avec un chien qui lui mord les vêtements et lui ne paraît pas s’en rendre compte. Dans notre système le chien est la pression du changement. Si l’assignation de personnel aux projets est complètement optimisée et, malgré cela, le business model ne donne pas de signe d’amélioration, il faut agir sur le chien. »

« Le bateleur. Le bateleur vaut un. Le bateleur et le reste des arcanes prennent les valeurs correspondantes à leur carte respective et nous nous servons des qualités mathématiques de chacune d’elles pour appliquer des algorithmes et de la combinatoire et réaliser ainsi les mappings. Dans le cas du un, c’est son effet multiplicateur qui ne dénature pas la valeur intrinsèque de la carte à laquelle on la joint, tandis qu’elle fait avancer d’un pas si nous l’utilisons comme somme. De telle

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manière que le bateleur est la ligne temporelle. Chaque jour dans la ligne temporelle contient un bateleur sur lequel s’étendent toutes les autres cartes qui sont actives à ce moment-là, de même que les objets sur la table de l’image, voilà sa valeur psychologique. Si nous avons mille fous pour consulter 365 bateleurs, en plus de pouvoir commencer à travailler le code binaire mathématiquement, il ne nous reste plus qu’à mettre en marche les outils pour que la roue tourne pendant l’année fiscale. De plus, ces fous ont des week-ends, des vacances et des familles. De la même façon, un seul bateleur peut faire plus ou moins de tours de magie tout comme un jour peut avoir des pics de facturation. N’abusez pas de divagations et ne décidez pas unilatéralement de donner dans l’ésotérisme, vous pourriez détruire un édifice logique déjà bien étudié. N’oubliez pas que le modèle est aussi valide avec le tarot qu’avec n’importe quel jeu d’archétypes. Vous comprendrez que nous n’avons pas le temps d’entrer dans le détail pour chacune des cartes si nous voulons arriver au déjeuner qu’on nous a réservé à Bergame sans que l’on nous crache la polenta à la figure ! Je vous prierai donc que vous notiez les points qui nécessitent un éclaircissement pour la séance de questions-réponses pendant que je continue avec mon énumération. Ah! Je vous préviens que les médecins m’ont interdit de parler de travail pendant le repas, mais je me ferai un plaisir de répondre à vos emails si quelque chose n’a pas été traité pendant la réunion. »

Le reste de la conférence est allé comme sur du velours, je connais le sujet sur le bout des doigts et cette présentation est celle qui plaît le plus, et peut-être celle qui me plaît le plus. Je suppose que c’est à cause de l’usage du tarot. Dans d’autres disciplines comme l’assertive, le travail en équipe ou la spécialisation, j’ai toujours quelque retard, mais celle-ci est merveilleusement fluide et en plus ce workflow est un grand produit qui obtient en ce moment d’excellents résultats. Normalement j’arrive à ne pas être interrompu jusqu’à l’impératrice, le numéro trois, le dernier des nombres

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premiers succesifs et celle qui représente les règles du marché du projet. Jusqu’à ce point-là les concepts sont très clairs : le deux convertit toutes es associées en paires, qu’elles le soient à la base ou non, etc.

J’ai eu au collège un professeur de mathématiques qui utilisait le nombre 1024 comme base de calcul pour presque tous les problèmes qu’il démontrait au tableau. J’ai tardé la moitié d’un cours à me rendre compte de la subtilité de ce nombre 1024, qui correspond à deux puissance dix et dont la compréhension m’a beaucoup aidé à accélérer substantiellement mon rendement en classe. Je m’efforce beaucoup pour ne pas gesticuler pendant les discours, et pour celui-ci plus encore que pour les autres, également à cause du tarot. Je travaille beaucoup pour éviter l’effet sourcil, et ce surtout parce que, puisque je m’applique indépendamment du fait que ce soit mon travail qui paye les factures, j’aime m’assurer que le message est bien capté et la moindre simagrée fait perdre la concentration du public sur le thème principal qui est traité.

Du fait d’une suggestion que j’ai faite, je dois l’avouer, la Trattoria da Ornella dans la ville haute, a été réservée à notre usage exclusif. Nous prenons un autobus puis nous montons en funiculaire. En même temps que je m’assieds, j’entends que l’on m’appelle quelque part derrière moi.

―Leonardo! – je me retourne et vois Marco Sanzone, le directeur général. Comme il gesticule pour m’inviter à venir m’assoir à côté de lui, je me redresse en faisant mine d’être surpris.

―Vecchio Marco, comment vas-tu? Je te disais en France, ou en tout cas c’est ce que m’avait dit Jean-Marc le mois dernier quand vous nous avez engagés pour ce voyage.

―Exact, exact, c’était l’idée. J’ai voulu rester une semaine de plus pour pouvoir parler avec toi en tête à tête et, dans la foulée, vous payer la polenta. J’aimerais savoir pourquoi chaque fois que tu viens tu termines toujours par aller dans le même restaurant!

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―Le jour où tu trouveras une polenta de lapin qui soit meilleure je changerai surement mes habitudes. D’ici là, tu sais ce qu’on dit : l’homme qui a ses habitudes est un animal.

Je lui mens comme un arracheur de dents et ça se voit certainement. Ce n’est pas que ce ne soit pas la meilleure polenta de lapin que je connaisse, elle l’est vraiment, mais Ornella fut une des étapes mythiques de notre voyage de noces et cela reste une des très rares choses qui ont pour moi autant de goût que la Ana de ces temps révolus.

―Si tu dis que c’est comme ça, c’est que ça doit être comme ça! Tu restes jusqu’à quand ?

―Je reste trois jours. Ce soir je vais à une soirée à la Vittorio Emanuele, les vingt ans du Giornale del Mondo. Tu vas y aller?

―Oui, sûrement, la crème de la crème y sera et donc on devrait pouvoir joindre l’utile à l’agréable. De toute façon, nous ne sortons pas de la trattoria sans avoir eu avant une petite discussion toi et moi. Parce que tu veux recevoir bientôt l’argent de la facture que j’ai sur mon bureau, pas vrai?

―S’il n’y avait pas eu Coppola et Julio, cette manière de convaincre n’aurait pas traversé les Alpes. On voit que tu sais parler à un homme! Que ce ne soit pas trop long parce que je dois aller chercher le smoking au pressing. Comment va le business?

―Nous sommes en époque de crise, tu le sais bien. J’ai cinquante-quatre ans et ici nous sommes toujours en crise. Une crise par-ci, une crise par-là. Pendant ce temps notre secteur est celui qui souffre le plus de la piraterie et nous n’avons pas plus d’idées que cela pour réorienter le business sur d’autres niches – il se gratta le front avec un certain mépris – les quelques fois où nous avons essayé, Jean-Marc nous stoppe parce que, selon lui, ces idées ne sont pas conformes à la politique corporative. Bah! Toujours les mêmes choses, cazzate. Quelque chose à dire là-dessus ?

―Tu connais bien ma politique, Marco. La critique doit toujours être destructive, parce que la constructive c’est du

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consulting et ça se facture. Avec toute mon affection, comme je ne te facture rien, je me réserve le droit de me taire.

―Tu aimes plus les aphorismes qu’un romain. Cette phrase est d’un espagnol, celui-là même qui a appelé votre roi Juan Carlos I, « le bref » – sa rapidité ne me surprend pas – vous autres les consultants vous croyez que les autres personnes lisent Topolino. Et bien en voilà une d’un renard des Apennins : le lévrier court plus vite que le mastiff, mais si le chemin est long, le mastiff court plus vite que le lévrier.

―Oui, et si le chemin est trèèès long ni le lévrier ni le mastiff n’arrivent au bout, seul le podengo y arrive. Si vous voulez mettre vos malheurs sur le dos de la piraterie envoyez la facture aux entreprises de télécommunication, ce sont elles les propriétaires du tuyau par lequel tout se sait, mais bien sûr, pour faire ceci il faut avoir ce qu’il faut avoir.

J’adorerais lui balancer mon imitation du furet, mais la facture est réellement sur son bureau et il a l’air d’être dans de bonnes dispositions, autant en rester là.

Je n’avais pas vraiment tort, une polenta hors-pair. Le plus amusant c’est qu’il s’agit d’un plat que je détestais quand j’étais enfant, même s’il est vrai qu’en dehors de ce lieu, je n’en mange que très peu souvent. Marco n’arrêtait pas de commander des negronis pour tout le monde pendant qu’on apportait les premiers. En ce qui me concerne, je m’arrêtai au deuxième parce que c’est un cocktail explosif, l’un des plus dangereux même. Si tu n’as pas le palais préparé, la première gorgée est immonde, trop forte et amère. Le negroni classique est composé à parts égales de Campari, Martini rouge et gin avec quelques tranches de peau d’orange.

J’ai un ami à Majadahonda qui le réduit avec une pointe de prosecco et transforme le démon en petit diable, mais ici à Bergame, sur la table de bois où la polenta au style traditionnel allait être servie et avec la perspective de la soirée, il aurait été imprudent de se laisser aller. Je ne veux pas insinuer que je dédaigne le voyage éthylique du negroni, bien au contraire, sans t’en rendre compte, tu en bois cinq et quand tu

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te lèves tu te convertis en tsar de toutes les Russies. Si je ne me trompe pas c’est la seule gueule-de-bois qui n’attend pas le jour suivant. Au bout de trois heures tu es au bord de l’accident vasculaire cérébral.

Quelle polenta, les cieux en soient loués! Je vais devoir amener le fiston ici quand il vivra aves son papa. Mon fils s’appelle Luis, et si sa mère ne se dépêche pas ce sera moi qui lui ferai un petit frère. Malgré Caïn et Abel, il est bon d’avoir des frères et sœurs, j’en ai deux, Laura et Jorge, les deux plus petits que moi et bien plus rebelles. Je n’ai jamais bien compris pourquoi personne ne dit Abel et Caïn dans cet ordre, l’ordre alphabétique, ça doit être parce qu’Abel mourut sans descendance et du coup, vu que c’est un fin de race on le place en dernière position bibliquement parlant. Le vin est de Sicile et il est long en bouche, il s’appelle Cusumano. Les Lombards, ils apprennent à sortir des deux B… Barolo-Barbaresco, Barbaresco-Barolo et toujours au prix d’un Bourgogne. Tout évolue, se détruit et quelques rares exceptions restent congelées dans le temps, comme cette trattoria ou le bureau de tabac de Pedraza de la Sierra à Ségovie.

―Bon, Leonardetto. Ils sont tous allés faire un tour, nous allons commander des cafés et tu vas me raconter tout le projet. J’ai parlé avec les gars d’Argentine et apparemment votre invention du tarot les a pas mal impressionnés. En bien, je veux dire. Ils m’ont même conseillé de mettre une ceinture de chasteté.

―Une ceinture de chasteté? Qu’est-ce que tu veux dire par là? – j’ai toujours la moitié de mon esprit qui chevauche les nuages du somptueux festin.

―Ils m’ont dit mot pour mot que, si on te laissait faire, les petits gars sortiraient de la réunion disposés à visiter le château du premier ministre en petite tenue si c’était nécessaire, et ici depuis Tibère et Caligula nous prenons ce genre de choses au pied de la lettre. D’un autre côté, j’ai pu vérifier que tu me les as réellement convaincus, ce qui en dit

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long sur tes aptitudes. Je vais être curieux : qui a donné le feu vert pour cette histoire de tarot? Pas Jean-Marc, hein?

―La vérité, ça s’est négocié à Los Angeles – je suis descendu de mon petit nuage, Marco veut me soutirer quelque chose qu’il sait que je ne vais pas lui raconter.

―Je n’irai pas par quatre chemins, le côté amusant de l’histoire ce sont ces dix arcanes. Que se passe-t-il avec les douze autres? Et n’essaye pas de te défiler, ici on n’est pas né de la dernière pluie. Ils vont nous ôter la puissance de l’analyse et garder tout pour eux?

―Ecoute Marco. Je ne sais pas si ce sont les negronis, l’effet 2012 ou la proximité du Vatican, mais je te sens un peu mystique avec les arcanes. Tout ça, ça n’est pas L’Apprenti Sorcier. C’est plutôt Alice, et il n’y a pas de merveilles, seulement des DVD. Je dirige cette partie du projet et je suis comme Pythagore, je ne vois que des nombres. Ne fais pas de cabales, tu vas tout me bousiller! C’est déjà assez délicat d’avoir choisi le tarot. En plus vous n’êtes pas les seuls clients qui ont acheté l’outil, tu sais? Mais pour que tu sois tranquille je vais te dire que oui, l’année prochaine tu auras sur ta table la proposition commerciale pour les douze autres et ça sera un peu plus cher, mais beaucoup mieux – Marco se redresse imperceptiblement sur sa chaise, visiblement soulagé en retrouvant le sourire.

―Tu vois comme j’avais raison ? – lance-t-il triomphant – donc dans la centrale il y a un document de spécifications signé avec les 22 arcanes complets. Quand est-ce que tu me le fais voir?

―Tu sais très bien que c’est confidentiel et le projet est en jeu, Marco. Je te l’ai confirmé de vive voix simplement parce que, comme tu le dis si bien, cela va de soi et je ne me mets pas dans une situation embarrassante – c’est à mon tour d’être soulagé –. Tu n’as qu’à attendre douze mois, un par arcane si tu préfères rester dans le mysticisme.

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―Bon, j’attendrai, mais il fallait que j’essaye, tu comprends, n’est-ce pas? Et ne t’inquiète pas pour les douze, ton secret est bien gardé avec moi!

―Merci, si tu continues sur ce ton de film de série B je te mets la bande originale de Dracula sur le portable.

Nous nous disons au-revoir avec de grandes embrassades et quelques blagues. C’est un type bien, Marco et un grand professionnel. Il en a vu de toutes les couleurs et a toujours réussi à maintenir la tête hors de l’eau. Je reste sur une sensation un peu désagréable au sujet des arcanes, non pas parce que je ne m’attendais pas à ce qu’arrive quelque chose comme ça à cause du tarot, les gens veulent rêver, mais parce qu’il n’était pas très loin d’être dans le vrai dans son analyse, partie mystique mise à part: le cahier de spécifications de Los Angeles a été signé pour analyser la corporation sur la base des 22 arcanes majeurs et des 56 arcanes mineurs, et effectivement l’énorme puissance d’analyse que donneront les mineurs ne sortira pas des Etats-Unis.

Je me sens doublement coupable parce qu’en plus notre compagnie n’a pas embauché de cabalistes ni de voyants, mais nous avons une équipe dédiée d’ingénieurs du MIT qui va intégrer la solution en joignant les modèles de tous les clients, un nuage mathématique et fonctionnel qui va laisser les moteurs de recherche d’Internet loin derrière nous. Le tarot vient du livre de Thot, mais avant que les données aient suffisamment de sens pour pouvoir les présenter au panthéon égyptien, dix années s’écouleront au bas mot, et moi ce qui m’intéresse c’est le petit frère pour Luis et la fête de ce soir, choses qui pourraient coïncider dans l’espace et dans le temps. Il est presque quatre heures de l’après-midi, voyons voir ce que fait Sandra.

―Salut neném, j’ai fini et j’arrive dans le centre. Il y a pas mal de bouchons, tu en es où ?

―Salut maluco. Nous sommes place du Duomo. Tu n’as pas idée de ce qu’il y a par ici. Tu viens ?

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―Je pensais aller prendre un bain, mais bon, on se voit à la porte principale dans quinze minutes.

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L’Europe est un grand champ parsemé d’églises et de cathédrales. Dans ma recherche constante de passe-temps intimes, si la grande pyramide de Khéops a deux millions et quelques blocs de granit, je me demande combien de cathédrales supplémentaires nous pourrions construire en la démontant. A un stade donné de l’évolution de la fièvre recycleuse actuelle quelqu’un pourrait bien commettre une telle aberration. Et si quelqu’un voulait l’empêcher de nuire il n’aurait qu’à brandir l’argument de l’utilisation faite par les ottomans des pierres blanches qui la recouvraient ou de l’origine des pierres de la cathédrale de Cuzco, une preuve parmi tant d’autres du fait qu’en général les vieilles choses sont la strate qui soutient les choses actuelles.

Mahomet a montré en cela un sens pratique très particulier : en plus d’avoir fait disparaître le diable en deux temps trois mouvements, il suffit à l’Islam d’une seule pierre pour créer un culte planétaire. Le christianisme a eu un effet plus envahissant et multiplicateur sur le plan physique, non seulement pour les édifices, mais aussi parce que si l’on rassemble tous les clous « authentiques » du Christ qui sont vénérés par ici, nous obtiendrions certainement suffisamment de fer pour construire une réplique du Golden Gate.

Personnellement j’adore les cathédrales, je trouve que ce sont des endroits fantastiques pour se relâcher l’esprit et se distraire en examinant ses symboles bigarrés. Cela fait longtemps que je suis arrivé à la conclusion suivante : essayer de concevoir le grand tout est compliqué. Pire que ça, sa découverte conduit indéfectiblement au nihilisme, comme les mathématiques de zéro et l’infini. En fin de compte ce qui est réellement divertissant c’est de profiter du chemin et des peu de choses que l’on réussit à atteindre, et s’enivrer avec la beauté des choses simples et des détails. Il y a d’ailleurs de

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l’infinitude entre deux points quelconques, aussi proches se trouvent-ils l’un de l’autre.

Chaque fois que je vais à Paris j’ai tendance à visiter ou revisiter quelques-uns de ces livres de pierre et la dernière visite ne fut pas une exception. En passant par les Halles je suis entré à Saint Eustache. En Espagne ce saint est le patron des chasseurs et l’analogie avec la trompe du même nom que nous avons dans les oreilles me paraît ingénieuse. Un de ces jours je vais vérifier s’il y a un Saint Fallope dans le martyrologe.

Au moment d’entrer dans l’église par la porte latérale, après une rapide pinte de bière rousse dans le pub irlandais adjacent, le son imposant d’un concert Zen qui se déroulait à cet endroit me surprit. « Ça c’est du syncrétisme! » pensai-je. Je restai là extasié à écouter les gongs pendant une bonne heure, le fait de voir les tuyaux de l’orgue de l’église muets de surprise devant l’invasion de son concurrent oriental installé sur l’autel était quelque chose d’intense. Sentir l’exotisme de la réverbération sur les voûtes me fit voyager loin.

Ma cathédrale préférée, c’est Notre-Dame, sans que j’aie d’ailleurs une raison spécifique à cela puisque toutes ont leur message. Dans le cas du Duomo sa forme me rappelle de manière suspecte un gâteau de mariage, mais j’aime l’intérieur et sa couleur. Ce que je n’aime pas du tout c’est la dense population de pigeons qui habite sa place, ces infects rats volants qui peuplent les villes. Les photographes du lieu ont une curieuse coutume : ils te jettent des mies de pain dessus et te font la photo de Tippi Hendren dans Les oiseaux. Je sais qu’une fille dût recevoir des soins d’urgence car elle soufrait d’une peur atavique de ces oiseaux-là.

Je vois Sandra et Pietro qui m’attendent sur la colonne de gauche, il y a deux autres femmes avec eux que je ne connais pas encore. Pietro est comme l’avait décrit Sandra : un sosie d’Eric Clapton mais de l’époque de Woodstock et, comme tous les autochtones, élégant même avec les guenilles qu’il porte. Dans certains cas chez Armani on paye les guenilles à coup de millions et on met une demi-heure à se les assembler

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avant de sortir dans la rue. Il est vrai que je me suis surpris à faire la même chose quelques fois. Les deux nouvelles ont un aspect plutôt plaisant, une brune et une blonde, comme dans la zarzuela de la blonde et la brune. Les quatre parlent en anglais.

―Ciao les jeunes! Je suis enfin un homme libre et je ne sais jusqu’à quand – tous tournent leur tête à l’unisson.

―Salut mon chaton! – Sandra s’approche et pose un baiser inhabituel et fugace sur mes lèvres. Je suspecte de manière justifiée qu’elle nourrit un certain intérêt pour Eric Clapton qui va au-delà du simple intérêt musical. Je dis justifiée pour la tête que fait Eric et le pincement brésilien que je dois subir dans les côtes – Viens que je te présente, lui c’est Pietro et elles ce sont Lucia et Chloé.

Bizarrement, Chloé est la brune et Lucia la blonde. Je serre la main de Pietro avec mon deuxième meilleur sourire, ceci dit, ce n’est pas le deuxième moins sincère, et deux bises sur les joues de chacune, cette fois si, avec le meilleur sourire du répertoire. Chloé hésite à chercher le troisième baiser, elle est donc française. Lucia m’offre la joue contraire, ergo elle est italienne, fière propriétaire qui plus est d’yeux verts à tomber par terre. Elle ne verra pas comment sont mes pupilles mais la manière dont je baisse les yeux me trahit toujours.

―Bon, enfin – dit Pietro. Nous avions peur que le bouchon te retienne au moins une demi-heure de plus. A Milan les bouchons sont proverbiaux. Sandra me dit que tu es psychologue d’entreprise, ça m’intéresse beaucoup, je suis propriétaire d’une fabrique de chaussures et j’échange de bonnes idées contre des chaussures de série limitée, si elles sont vraiment bonnes. Les chaussures sont irréprochables, je suis sûr que tu en trouveras une paire qui te fera craquer.

―Hé hé hé! L’irréprochabilité de mes idées n’est pas mal non plus et ce sont aussi des séries limitées. Tout cela on va le préciser tout de suite autour de quelques capuccinos. Ton ami me plaît, Sandra. Et vous, jolies jeunes filles? La question est

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toujours pénible à entendre, mais que faites-vous de vos vies? Comment avez-vous connu à ces deux éléments?

―Je viens d’Enna, en Sicile, et je vis ici – Lucia possède en plus de ses yeux verts une voix de velours. J’ai été la copine de ce nigaud jusqu’au jour où j’ai découvert ses défauts. Nous avons étudié les trois ensemble ici à Milan et mon père continue à vendre le cuir à ce crétin et du coup je me vois obligée à le voir chaque fois qu’il vient l’acheter. C’est une blague, nous nous entendons assez bien maintenant.

―Moi je suis venue voir Lucia en profitant des vacances. Je travaille à Lyon pour le ministère de la culture, nous gérons les subventions pour le ciné européen. Hé, Sandra, toi tu ne nous as pas dit ce que tu fais.

―Je passe une année sabbatique à Oviedo, je ne sais pas encore si je vais tenir bon toute l’année! Il ne fait que pleuvoir tout le temps!

Dans l’ensemble Chloé est plus belle que Lucia, tout au moins à mon goût. J’ai une peur instinctive de la femme française. Ca doit être aussi atavique que celle de la fille aux pigeons, parce qu’objectivement je n’ai aucune raison pour que ça soit comme ça. Mieux encore, et cela ma paraît louable, il n’y a qu’en France que j’ai vu des femmes ultra-féminines changer toutes seules un roue de voiture. Cela a certainement à voir avec le cliché sur les précieuses. Bref, une bêtise.

―Sandra, tu es injuste avec les asturiens – lui dis-je. Tu es arrivée à la fin de l’hiver et tu n’as pas eu le temps de connaître bien l’endroit. Si je trouve un moment, je monte te voir pour te montrer le peu que je connais. J’en profiterai pour te montrer comme se mangent les fruits de mer, chose qui se fait bien seulement dans la corniche cantabrique. C’est à se demander pourquoi donc vous avez six mille kilomètres de côte vous autres brésiliens. Quelqu’un vient ce soir? Si c’est le cas, je dois prévenir Jérôme tout de suite.

―Moi, si Sandra ne s’y oppose pas je ferai aussi ce périple asturien – un pincement de triomphe maintenant, beaucoup plus douloureux – tu ne vas pas y aller sans être accompagné,

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pas vrai Léo? J’ai annulé un dîner aujourd’hui pour pouvoir aller avec vous. Qu’en dites-vous les filles?

Chloé, soufflant comme le font les Français et levant les yeux alternativement vers le ciel et le visage de Lucia, reste silencieuse. Bien vu, Pietro. J’ai loupé un épisode parce qu’elles mettent trop de temps à répondre, comme si elles communiquaient entre elles mentalement. Finalement, Lucia prend l’initiative.

―Chloé est très fatiguée et elle va rester à la maison, mais moi je serais enchantée de venir avec vous, ça ne vous embête pas? – elle prononce ces derniers mots en me regardant fixement, ça y est, je suis accro.

―Avec plaisir – réponds-je tout en marquant ipso facto le numéro du furet. Quelque chose me dit que ce regard vert cache quelque chose d’autre et je veux savoir quoi.

Bien entendu, au moment même où je marque le numéro je suis bien conscient que ça va sonner occupé sans arrêt, et donc je m’éloigne un peu pour qu’ils ne se rendent pas compte de ma manœuvre. Je lui laisse un message sur le répondeur, message que je sais qu’il lira. C’est seulement à ce moment que je me rends compte de l’énorme tente qui bouche l’accès à l’endroit où se déroulera l’évènement et de la quantité de camions et de dépanneuses qui ont pu entrer sur la place. J’ai un bon pressentiment. Tout d’un coup je sens Sandra derrière moi.

―Chloé et moi nous allons avec toi dans le Duomo et les ex fiancés vont aller choisir des vêtements de soirée pour Lucia. Nous avons une heure devant nous et ensuite nous avons rendez-vous dans la galerie de Brera pour la café, à côté de la maison. Tu vas t’assurer que l’italienne n’aime pas le sexe en groupe avant de l’inviter à notre palazzo, cochon ? Apparemment aucun des deux n’allons devoir attendre ce soir pour avoir un plan.

―Je ne sais pas pourquoi tu dis ça – je lui réponds sèchement –. En plus Chloé est à quelques mètres de nous et elle peut t’entendre, si tu veux être indiscrète sois-le en

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portugnol. Mais d’accord, l’italienne a allumé une petite lumière en moi, ça fait longtemps que je ne m’affole pas pour des petites lumières. Je devrais ? Et le prochain baiser que tu me fais trouvera ma langue, tu es prévenue.

―Vocé é que sabe, Don Juan. Nous allons à l’église, si tu t’agenouilles tu devras prier.

Je fais signe à Chloé et nous entrons dans le Duomo. Il commence à faire un peu froid sur la place, un peu de vent s’est levé et la place est un très grand espace ouvert. Il n’y a pas de mendiant à la porte, c’est bizarre. Sandra fait une tête amusante.

―Qu’est-ce que c’est jo-li! Tu la connaissais déjà Chloé?

―Je dois admettre que, malgré le fait d’avoir vécu un an ici pour mon MBA, je n’étais jamais entrée. Ce n’est pas mal du tout. N’interprète pas mal mon manque d’enthousiasme, mais à cause de ma profession je suis entrée dans plus d’églises que l’abbé Pierre, je n’arrive plus à être surprise même si je reconnais que Léo a raison, je préfère moi aussi l’intérieur.

―Je ne sais pas qui est ce Pierre dont tu parles, mais c’est spectaculaire ! Quelles colonnes, quel sol, quel orgue! Je vais allumer un cierge, ça ne fait pas de mal. Je t’en allume un Léo, pour les règlements de compte que tu pourrais avoir à subir. A toi aussi, ma belle. Je reviens tout de suite.

―Donc, Chloé, tu connais beaucoup d’églises ? Je trouve que tu parles peu, si tu me permets.

―C’est vrai, tu ne te trompes pas. Ce n’est pas de votre faute. Je suis également assez méfiante avec les hommes, même si toi, tu parais moins chasseur que la moyenne.

―Je prendrai ça comme un compliment. Ca doit être la psychologie. En général nous inspirons confiance aux personnes qui ont besoin de parler et ceux qui ont quelque chose à cacher se méfient de nous.

―Ha ha! Comme les curés dignes de ce nom – c’est la première fois que je la vois sourire. Tu dois être bon dans ta

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spécialité, peut-être bien que oui, j’ai besoin de parler. Je connais beaucoup d’églises parce que j’ai été novice pendant quelques années et ma tutrice voyageait beaucoup. Mon petit ami est mort dans n accident de montagne et mes parents ont pensé que ce serait le meilleur choix après quelques traitements infructueux avec tes collègues.

Ce commentaire sur les curés me déplaît un peu. Mais ceci dit il y a un fond de vérité dans ce que dit Chloé, de nos jours le divan a remplacé le confessionnal. Bien souvent j’ai en face de moi des gens qui ont un besoin terrible de conseils et ne savent pas sur quels pieds danser parce que c’est vu comme un signe de faiblesse. Certains vainquent cette peur et me demandent ma carte de visite et mon adresse. Comme je n’ai jamais passé de consultations ce que j’ai l’habitude de faire est que ce soit moi qui note leurs coordonnées et qui m’occupe personnellement qu’un collègue se mette en contact avec eux.

Cette manière de rediriger je la tiens d’un collègue que j’ai connu au centre Anna Freud, à Londres, pendant des séminaires sur la schizophrénie. Il m’a appris pendant ce court intervalle de temps beaucoup de choses qui me sont utiles aujourd’hui encore. Sa règle d’or était de ne jamais traiter des personnes que l’on connaît et, parfois, il lui était difficile de suivre ce principe. Sinon il était assez dingue. Il se promenait dans la ville à n’importe quelle heure du jour et de la nuit avec son chat accroché à l’épaule, comme le perroquet de « Long » John Silver, et il était végétarien les jours pairs et à quelques dates clés en fonction des phases de la lune. Il était bourré de manies qu’il cultivait consciemment et il parlait très peu. Une fois il m’a expliqué pourquoi :

« Leonardo, notre business est un sacerdoce et il consiste à quatre-vingt-dix-neuf pourcent à écouter. Les gens d’église se permettent le luxe de parler impunément aux couples de mariage et ensuite c’est à nous de laver ces malheureux de leurs frustrations, accumulées pendant des décennies. Nous ne pouvons pas nous permettre la même erreur si nous voulons les sortir du fond du trou et éviter que les

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dysfonctionnements se propagent à la génération suivante. C’est pourquoi nous devons nous efforcer à cultiver un certain degré de folie en faisant nous-mêmes du funambulisme sur cette ligne dangereuse. Pour ne pas la franchir complètement, tu dois faire comme les alchimistes avec l’athanor : te salir les mains et empêcher les fuites avec des cataplasmes de sagesse, solve et coagula, et observer le tout avec du recul pour ne pas aspirer la fumée du mercure qui te ferait franchir la ligne. »

« Ton allié est le temps, les années sont des sommes d’instants. Sois fou pendant chaque instant et sage sur la durée, extériorise le moins possible l’un et l’autre et ne t’arrête jamais d’étudier. Tout ça ne finit que quand ça finit. N’oublie pas que nous ne savons pas de quel côté du mur sont les fous, notre repaire, c’est le mur. » Il s’appelait Michael, un sacré personnage. Nous nous souhaitons encore la bonne année. Je me surprends à apprécier ma promenade avec Chloé qui dure depuis un bon bout de temps déjà sous les voûtes du Duomo, nous débattons de religion, et je suis dans la position de celui qui écoute.

―Comment tu t’entends avec Dieu après avoir laissé la coiffe ?

―C’est plutôt savoir comment Dieu s’entend avec moi qui me préoccupe, mais j’ai appris à ne pas croire en un monsieur barbu et à ne pas penser que le libre arbitre nous a été donné uniquement pour nous culpabiliser ensuite. Au jour d’aujourd’hui je pense que Dieu c’est la somme de nous tous, le dogme dit beaucoup de bêtises et c’est pour ça que je ne suis pas restée. Quel sens a le fait que je m’enferme et prenne l’habit religieux si je peux être utile aux autres dehors ? Pourquoi dois-je refuser d’avoir des enfants si j’ovule tous les mois? Je n’ovule pas par sa sainte volonté? Je ne me pose plus ces questions, j’ai atteint un équilibre acceptable et je crois que je suis heureuse comme ça. Et puis il y a le péché original.

―Avec cette histoire de péché original nous aurions de quoi nous asseoir pendant des semaines devant la cheminée.

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Attention hein, sans idées derrière la tête, Chloé. Même si le Seigneur t’a donné la beauté, ça c’est quelque chose que je ne peux pas taire.

―Tu es très gentil. Eh dis! Je suis ex-nonne, mais je n’en suis pas moins femme, française et qui travaille dans le ciné. Ne crois pas que je sois une mijorée – deuxième sourire de la journée, je le luis rends.

―Pardon, ça m’a échappé. Continue avec le péché original, je t’en prie.

―L’histoire de la Génèse pue le machisme à plein nez! C’est un trucage abject qui donne un rôle très très mauvais à la femme et qui a provoqué beaucoup d’aberrations. Bien avant qu’il y ait des religions nos sociétés étaient matriarcales y regarde en quoi s’est converti le monde avec votre patriarcat. Je ne suis pas féministe, nous ne sommes pas égaux et c’est mieux comme ça, mais nous ne sommes ni inférieures ni supérieures. Nous devons être complémentaires et si c’était le cas beaucoup de barrières tomberaient. La guerre des sexes nous convertit en êtres pires que les animaux. D’un autre côté je ne crois pas que le péché consiste en distinguer le bien du mal, je suspecte que notre plus grand péché c’est l’orgueil car nous voulons juger Dieu et sa création, c’est là que nous en sommes.

Là je dois taire ma réponse, surtout parce que j’ai l’impression que nous commençons à bien nous entendre. Son discours est logique, mais le passage sur le patriarcat m’est absolument irritant. Pour ma part je suis plutôt convaincu que l’état actuel des choses est dû à un matriarcat occulte exceptionnellement bien orchestré. Une fois j’ai lu quelque chose sur un groupe de femmes durant la révolution française qui justifiait son droit au pouvoir par un catégorique « Nous n’allons pas laisser que des idiots que nous avons portés dans notre propre ventre nous donnent des ordres! » Le taureau ne voit pas souvent le torero, mais c’est ce dernier qui bouge la cape. Pour moi le péché d’Eve est d’avoir réussi à déléguer à ce flemmard d’Adam la fonction d’ouvrière et

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d’avoir accaparé celle de reine sans qu’Adam ne s’en rende compte. De nos jours le résultat du féminisme exacerbé, qui n’est autre chose que le suffragisme auquel on a donné un autre nom, c’est que ce sont elles qui sont à nouveau les ouvrières, mais maintenant elles ont la péridurale. Je ne suis pas sûr qu’elles aient gagné au changement.

―Ok pour ton argument sur la complémentarité. Sans guerre des sexes nous serions tous bien plus heureux.

Une voix à l’accent allemand prononcé grince derrière nous. Nous sursautons tous les deux.

―Ach ! Dans ce pays quand on ne dit pas « Porco governo! », on dit « Puta Eva! ».

Cette explication vient d’un homme roux et barbu dont les guenilles ne proviennent certainement pas d’Armani et qui ne s’est apparemment pas douché depuis quelques jours. La douche et la motivation sont similaires, il faut les pratiquer au quotidien parce que leurs effets ne durent pas très longtemps. Sandra se trouve à sa gauche.

―Salut les amis ! Ce sympathique monsieur m’a expliqué l’histoire de la cathédrale et de ses œuvres d’art. Je ne vous manquais pas? Je voulais le remercier avec un peu plus que quelques pièces, tu as dix Euros, Léo?

―Vous avez vraiment mis du temps pour trois pauvres cierges – répond Chloé en tendant un billet à Sandra –. Nous nous distrayions en parlant de Dieu dans sa propre maison, pour qu’il se rende compte que nous n’arrêtons pas de penser à lui.

―Gott in himmel ! Dix Marks! Personne n’a jamais été aussi généreux avec moi depuis, voyons voir… – il porte un doigt à la tempe – au moins trois mois. Mesdames et messieurs je me présente, je m’appelle Wolfram, rien à voir avec Mozart. Lui était le loup sur le chemin et moi je suis le corbeau-loup. Ici tout le monde m’appelle Fritz et je suis le pauvre officiel du Duomo depuis tant de temps que j’ai du mal à m’en rappeler. Si nous étions à Paris j’aurais certainement une bosse, heureusement ma douloureuse

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sciatique est une punition suffisante, apparemment en tout cas – il se signe.

L’homme a doublé López-Ibor2 par la droite il y a pas mal de temps. Son regard hagard le trahit, ses yeux font le tour complet de la voûte en cinq secondes précises, et ce, de manière complètement involontaire et toujours de la gauche vers la droite. Son association d’idées paraît cohérente et son statut de pauvre officiel prouve qu’il ne doit pas être dangereux. Je réponds à sa provocation.

―Il n’y a plus de Marks, l’ami. Maintenant ce sont des Euros, nous sommes en train d’unifier l’Europe.

―Hahahaha! L’Europe qu’il dit, l’Europe. Encore un qui pense que la guerre est terminée. Ca s’écrit Euro, mais ça se prononce « Deutsche Mark » et ça se réglemente en Allemagne. Cette fois nous sommes en train de la gagner. Vous ne vous en êtes pas rendu compte? Il a suffi que nous tolérions que les autres pays apprécient la choucroute pour nous étendre de tout côté comme l’encre. Les nazis ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan. Deux mille ans pour en arriver là! Il ne nous reste plus qu’à avoir l’égoïste Angleterre et l’ours russe, comme toujours, même si l’ours est déjà assez ramolli – sur ces paroles il sourit, nous montrant ainsi sa dentition déplorable. Chloé remue avec une certaine prudence et un regard amusé.

―Chaque fois que vous sauterez par-dessus la ligne Maginot il y aura de la résistance, Monsieur. Et des Américains.

―Mais vous serez toujours notre meilleur allié! Votre côte d’azur est une invention de chez nous et nous sommes de retour, allez à Saint-Tropez si vous en doutez. Et comme je vous disais, cela ne nous embête plus que vous disiez béemdoublevé, du moment que vous achetez les voitures. De toute façon vos gouvernements savent ce qui leur convient le mieux. Les cow-boys gardent leur pétrole et vont le voler au

2 Juan José López Ibor: médecin, psychiatre et neurologue espagnol de

la première moitié du XXème siècle.

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voisin, nous non. A nous, vous nous demandez une fabrique de blé, et nous vous faisons voir que si avec le blé, qui consomme 20 d’eau et 80 de céréales, vous faites en plus de la bière, qui consomme 20 de céréales et 80 d’eau vous allez y gagner. Nous vous vendons la fabrique de blé, nous vous finançons à très long terme celle de bière et nous nous assurons l’exclusivité des pièces de rechange et de la maintenance des deux. Au final nous buvons la bière quand nous venons nous assurer que vous ne manquez pas du tout de devises et nos informaticiens vous font le design du contrôle du business avec notre software. Il y en a pour tout le monde! Et en payant les impôts!

Apparemment le fou n’est pas si fou que ça, même s’il est un peu excité, il est plus familier avec nous d’ailleurs. Je commence à suspecter que, plus que López-Ibor, l’énergumène teuton a doublé Dabrowski par la droite. On est tous trois bouches-bées.

―Vous parliez de la Genèse, tous les aînés de ma famille ont été des hommes de science, moi-même je suis physicien théorique, même si je n’exerce plus, comme vous pouvez vous en rendre compte. Il se trouve qu’il n’y a pas de frontière entre la science et la foi, et donc moi j’ai choisi la cathédrale. Nous le savions déjà dans les académies, mais grâce à Internet l’information s’étend et les académies meurent. Il est clair que durant le processus l’information originale se salit pas mal, mais la base est pure et indestructible même si elle se vulgarise beaucoup ensuite. Je vous donne un exemple banal, Einstein est arrivé avec la relativité et la vitesse de la lumière. On savait à peu près comment fonctionnait le photon et la dichotomie onde-particule nous faisait rêver. Maintenant tout le monde veut l’unification des sciences en une seule formule tandis que le New Age s’entête de manière prétentieuse à vouloir impliquer l’observateur dans la physique quantique. Ach ! Les religions nous cassent la tête depuis des siècles en nous rabâchant la solution, mais comme ils la déguisaient en Nibelung nous ne lui avons pas prêté attention. Toutes les

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forces sont la même chose, mais avec des vitesses et des degrés de concentration différents : lumière, magnétisme, électricité, etc. Ce qui nous embrouille l’esprit c’est d’écarter a priori l’hypothèse que ces forces aient leur conscience propre, et ce nuage infini de forces c’est Dieu. Dieu qui s’amuse éternellement en mettant ses tentacules d’énergie dans chaque recoin de la matière et nous n’allons jamais comprendre cela parce que notre point de vue nous limite. La cellule de ta genou sait peut-être que ta femme n’aime pas l’odeur de la pizza? Le temps est seulement un point de vue, toi tu crois que tu bouges mais tout ce que tu as été et ce que tu seras est figé, éternellement. Notre spirale génétique n’est rien d’autre qu’un peu de complexité ajoutée à la première photosynthèse : la lumière profite de la boue et joue avec. J’ai besoin d’un tableau de la taille du monde pour commencer à exprimer cela avec des formules. Dieu n’est pas un évènement en train de se réaliser, Dieu est! Aujourd’hui, hier et demain! Pour Lui le temps est quelque chose d’incongru et une faiblesse! Sa voix commence à résonner sur les murs. Moi je suis Dieu qui joue à être Wolfram! Toi tu es Dieu qui joue à être toi! Quand tu te rappelleras qui tu es c’est que le jeu sera terminé en fait! Quand le jeu sera terminé tu te rappelleras qui tu es en fait! Dieu ne joue pas aux dés! Dieu est les dés! L’éternité est très ennuyeuse! Il faut des hauts et de bas!

―Ce monsieur vous dérange ? Fritz, si tu refais des tiennes aujourd’hui tu vas dormir bien au frais.

Le carabiniere, qui fait deux têtes de plus que moi, pose une main sur l’épaule de Wolfram. C’est le premier agent en uniforme de ma vie que je vois avec une queue de cheval tombant derrière la casquette, casquette assez rigolote soit dit en passant. Les muscles de l’individu font moins rire. Notre fou rentre la tête dans les épaules en signe de franche soumission.

―Non, monsieur l’agent, veuillez m’excuser. J’essayais seulement d’expliquer à ces touristes que je suis un pasteur

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protestant, depuis que j’ai perdu mon troupeau je n’arrête pas de me plaindre.

Sur ce, Wolfram se tortille comme un crocodile et fait perdre la casquette à l’agent de la loi en tirant violemment sur la queue de cheval. Avec une habileté stupéfiante et en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ouf, il lui entoure le cou avec la queue de cheval le forçant à tomber par terre. De manière presque simultanée il s’empare du billet de dix Euros qui était dans la main de Sandra avec la main gauche tandis qu’avec la droite il lui tâte un sein en guise de salaire extra pour le discours métaphysique avec public.

―Merci mille fois mademoiselle, comme il n’existe pas de femme généreuse je vole l’amour dans la place – ce sont les paroles d’une des meilleures chansons de Lucio Dalla.

Il s’en va en courant par les escaliers d’une chaire en bois tandis que le carabiniere se relève pour le poursuivre à grands coups de sifflet.

―Il est possible de vivre une situation très intense sans y participer! – il s’exclame très fort depuis la chaire. Sa voix retentit comme celle de Moïse – Ach! Continuez à dormir! Si j’avais été Adam j’arracherais les dents du serpent et je l’utiliserais comme capote !

L’agent le rattrape presque dans les escaliers. D’un saut il se balance de la chaire tel un daim et s’enfuit épouvanté par le couloir central en riant aux éclats. Après une rapide évaluation, son poursuivant décide de ne pas prendre de risque avec un saut et redescend par les escaliers, avant de sortir par une porte latérale sans arrêter de jouer du sifflet en rythme. L’expression d’incrédulité des visiteurs du Duomo est digne d’une caméra cachée, et la nôtre est certainement du même niveau. Une fois passées d’interminables secondes nous nous mettons à rire tous les trois.

Pendant que nous nous dirigeons vers la sortie je tâche d’assimiler le discours de l’Allemand et je me rappelle la méthode de Michael et son chat-perroquet. Dans la prochaine carte de vœux je lui raconterai l’histoire du corbeau-loup. Je

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chercherai certainement Wolfram lors d’un de mes passages à Milan, j’apporterai alors un bloc-notes. J’ai connu un cas semblable qui un jour décida qu’il devait récupérer le temps perdu et il passa trois ans à marcher à reculons, il a eu du mal à réapprendre à marcher comme il faut.

Nous avons quelques minutes de plus pour nous arrêter dans les boutiques du Corso Vittorio Emanuele. Pietro nous a confirmé qu’ils seraient un peu en retard à cause du temps mis pour choisir la couleur idéale de la robe de Lucia. Chloé s’enthousiasme pour la boutique de Fiorucci. Si Rafael levait la tête et observait à quel point ses angelots font parler il serait satisfait, et il réclamerait certainement des royalties.

Entre deux boutiques, Sandra nous raconte l’histoire de Aleijandinho, un sculpteur manchot auquel on attribue pratiquement toutes les sculptures des églises brésiliennes, spécialement dans la région de Ouro Preto. Sandra reconnaît qu’il y a une frontière étroite entre le mythe et le personnage historique, mais ça n’enlève rien du tout à la beauté de ses églises et, si nous nous laissons guider para la quantité de croquis de Niemeyer qui ont été érigés durant la longue vie de l’architecte, peut-être bien que l’on peut croire l’histoire du manchot.

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4 EURO-BUBBLE

―Nous n’allons pas avoir le temps ni de voir Caravaggio ni Mantegna, Sandra. Le pressing va fermer. Qui a eu l’idée de prendre le café ici? Au moins nous sommes à coté de la maison.

―C’est moi qui ai eu l’idée – répond Pietro – et elle n’est pas originale. Je l’ai empruntée il y a des années à un fournisseur indou et elle m’a donné de bons résultats. Il se trouve que la majorité d’entre nous dédaignons le savoir-faire des snack-bars de seconde zone et, du coup, nous passons à côté de merveilles. Vous me direz des nouvelles du capuccino. Ce n’est pas que le produit en soi, c’est l’ambiance, les gens… Il devrait y avoir un guide de ces choses-là mais il n’y en a aucun. C’est une forme de pensée latérale. Ma mère, chaque fois qu’elle est trahie par sa vessie, la première chose qu’elle cherche c’est un hôtel cinq étoiles. Et toi Chloé, qu’en penses-tu ?

―Ce n’est pas une mauvaise idée. Des fois à Lyon on se donne rendez-vous dans la station sans avoir à monter dans aucun train. J’ai un faible pour une pâtisserie tenue par un Libanais, il n’y a que là-bas que j’arrive à commander à la fois le traditionnel croissant et le millefeuille de pistache pour le petit-déjeuner. Vous n’allez pas croire ce qu’il vient de nous arriver au Duomo!

Pietro a raison. A Madrid, si tu surmontes la répugnance initiale à payer l’entrée du Cercle des Beaux-Arts, tu peux profiter d’un snack-bar qui paraît tout droit sorti d’un tableau d’Antonio López. Il est certes vrai que cela fait longtemps que ses canapés confortables ont été remplacés par des chaises en bois, mais ça vaut tout de même la peine d’y aller. Il n’y a pas non plus besoin d’avoir une chambre pour profiter de la rotonde de l’hôtel Palace o des ses restaurants, même si pour explorer ces derniers, il est recommandable d’y aller muni

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d’une subvention, cela reste le Palace. Les yeux rayonnant de Lucia sont toujours à leur place. Sandra me fait un clin d’œil complice qu’heureusement personne ne voit.

―Tu ne vas pas nous montrer ton achat, Lucia ? lui dit-elle.

―C’est une surprise, vous verrez ça ce soir, mais c’est un bustier spectaculaire! Ca va me faire de la peine de l’étrenner.

―Ah ! Le bustier nous appelons ça parole d’honneur en Espagne. Nous ne savons pas encore si c’était le tailleur qui donnait sa parole à la dame qu’elle n’allait pas retrouver à poil quand elle l’utiliserait ou si, au contraire, c’est la femme qui devait passer tout le dîner aux chandelles avec la main sur le cœur pour le tenir.

―Et bien nous autres nous l’appelons tomara-que-caia, ça n’a rien à voir, vous voyez – répond Sandra.

―Qu’est-ce que ça veut dire, tomara-que-caia ? demande Chloé.

―« Si seulement il tombait » – traduis-je, ils en renversent presque tous leur café.

Comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle, dans le petit espace où nous sommes la guerre des sexes refait surface d’une manière subtile. Les filles forment un petit cercle pour se montrer leurs emplettes et pour raconter à Lucia l’aventure avec l’Allemand et nous deux nous commençons à parler d’affaires.

―Bon, Léo, laisse-moi te raconter ma problématique, avec un peu de chance j’arrive à te soutirer deux trois trucs. Pour ma part je t’ai déjà envoyé le catalogue privé par email. Avec ou sans idée j’insiste pour que tu choisisses le modèle qui te plaît le plus, c’est mon cadeau pour te remercier de la soirée.

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―Merci beaucoup Pietro, je le ferai vraiment. Mais d’abord une question : tu as mentionné un fournisseur indou. Tu achètes le cuir en Inde ?

―Oui, pas grand-chose, mais ce que j’achète convient très bien à certains des modèles. En fin de compte les vaches sacrées meurent aussi, non ? Je blague. Mais de toute façon il est très important dans le contexte actuel de se monter son affaire dans les BRICs. Pour notre part nous avons des contacts en Inde et en Chine pour l’instant, mais je compte bien faire des choses également dans les deux autres pays et poser le pied quelque part en Afrique.

―Si ton truc c’est la chaussure il est clairement bon que tu mettes les deux pieds un peu partout.

―Hahaha! Et ne jamais mettre les deux pieds dans le même sabot! Il se trouve que nous avons trois fabriques : deux en Europe et une nouvelle en Chine. Les Chinois me font très peur, Léo. Avec ce que nous avons économisé en un an pour avoir fermé une autre fabrique que nous avions l’investissement est déjà amorti grâce au différentiel de main-d’œuvre. Depuis qu’ils ont vu ça mes directeurs n’arrêtent pas de me demander que nous fassions le même coup avec une des deux autres fabriques.

Pietro sait parfaitement que son problème est assez courant en ce moment, tout comme ses doutes. La Chine est devenue la fabrique du monde et beaucoup d’argent est en train de changer de mains. J’ai moi-même vu des familles traditionnelles ruinées du jour au lendemain à cause de ce phénomène dans beaucoup de pays, spécialement dans le secteur textile. Mais cela reste quand même enrichissant pour moi d’écouter ce cas raconté directement par celui qui l’a vécu.

―Ce ne sont pas les Chinois qui te font peur, en fait. Ce qui te fait peur c’est de ne pas savoir ce qu’il va se passer avec ces tonnes de devises américaines qu’ils empochent et si tout

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d’un coup ils se mettent à spolier les investissements. Mais continue s’il te plaît, dis-en moi plus.

―Exact, jusqu’ici rien qui ne soit vox populi. Je continue. Ce qui se passe c’est que moi je fais de la chaussure de luxe, et en plus presque tous nos modèles sont faits main. Nos embauchoirs sont vieux de plusieurs siècles et dorment bien au chaud dans une banque suisse. Evidemment, ce que je fabrique en Chine ce sont des modèles de production massive. Tu te douteras aussi qu’ils ne minimisent pas leurs efforts pour essayer de copier la technologie, pour l’instant avec des résultats médiocres, heureusement, mais ça peut changer d’un jour à l’autre. D’un autre côté notre valeur est dans le logo, tu sais bien que la marque Italie se vend très bien à l’étranger, c’est ce que nous faisons de mieux dans ce pays.

―Oui, oui. Presque toute l’huile d’olive espagnole arrive au consommateur final avec votre drapeau sur la bouteille et au prix de l’uranium enrichi, c’est un fait.

―Oui, comme il est aussi un fait que la guerre conceptuelle de l’élégance de la chaussure dure depuis des siècles. Notre paradigme c’est que le pied doit se trouver dans un nuage et le paradigme anglais c’est que la chaussure doit être inconfortable et que dès que le pied se fait à la chaussure, elle doit être remplacée. Le romantisme mis à part, cela leur facilite beaucoup la fabrication de leurs chaussures de première ligne et la réparation, aux Anglais. Nous, nous fabriquons pour durer, notre chaussure est une Vespa. Cette rivalité ne peut exister qu’entre l’Italie et l’Angleterre, tant qu’il y aura des gentlemen dans ce monde tout au moins, et que ce seront leurs femmes qui iront dans les magasins pour leur acheter leurs chaussures et, tant que cela durera, la valeur de la marque top sera un bon support pour les marques de moindre renom de la compagnie.

―Je commence à comprendre. Il y a un groupe important qui serait susceptible de t’acheter à moyen ou long-terme ?

―Bien, du point de vue du volume d’argent n’importe quel fonds d’investissement arabe ou fonds de pension

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occidental, appelons ça comme ça, est intéressé et ils n’arrêtent pas de nous faire des offres qui sont largement supérieures à la valeur réelle présente ou future de la compagnie et nous les avons refusées. C’est une tradition, presque une question d’Etat. Quand le Pape se chausse avec des Prada en visite diplomatique o quand le président de la France met un de nos modèles pour aller à Bruxelles faire un discours ce n’est jamais un hasard. Ce sont des futilités très importantes – il fronce les sourcils à ce moment et mord sa bague, je ne m’en étais pas aperçu avant. Pietro serait-il un prince italien de plus ?

―Donc, et pardonne la franchise, ce qui te préoccupe réellement c’est qu’avec l’évolution des marchés ce paradigme change sous peu et que la raison d’être d’avoir les embauchoirs dans une banque suisse disparaisse et que ceux-ci deviennent une simple curiosité dans un musée de Shanghai, c’est ça ? – vu son expression, j’ai vu juste.

―Exactement! Est-ce que les Chinois vont réussir à nous imposer à la longue ses us et coutumes ou est-ce que nous allons réussir garder la main sur le gouvernail des produits haut-de-gamme ? Ils se mettent de l’argent plein les poches et leur culture a cinq mille ans. Nous avons réussi à limiter leur expansion avec le petit livre rouge pendant tout ce temps, mais c’est terminé. En quatre générations environ au rythme où on va toute la planète se sera unifiée génétiquement et culturellement et eux ils sont des millions et des millions. Je crois que c’est un sujet digne d’un psychologue d’entreprise.

―Ce n’est certainement pas moi qui vais t’expliquer comment il faut vendre des chaussures. On peut même dire que le tableau que tu me dépeins tient plus de la géopolitique que du pur business. Waou! Laisse-moi aller aux toilettes et commander un amaretto et je vais essayer de te pondre une idée cohérente. Les filles! Je vais passer par le comptoir, je vous commande autre chose? – quels yeux verts, mon Dieu.

J’aime le débat que me propose Pietro. Il faudra que je me rappelle demain de prendre quelques notes parce que,

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qu’importe ce que je vais lui dire aujourd’hui, cela donnera matière à réflexion. Je vais devoir également chercher un projet asiatique pour pouvoir voir in situ ce qu’il se mijote là-bas et acheter quelques livres traduits, je n’ai pas le temps d’apprendre le mandarin pour l’instant. Je reviens à la table avec une ébauche mentale de ce que je vais pouvoir dire, mon amaretto m’attend. Au moment où je m’assois Lucia m’interpelle.

―Léo, je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter votre conversation et je brûle de désir d’écouter ta réponse.

Je brûle de désir! Et moi qui fais attention au choix de ses paroles et à son langage corporel! Et à son corps! Je dois écouter ma déontologie émotionnelle et continuer à lutter pour réussir à avoir une attitude naturelle. Lucia est en train de briser trop de barrières et trop rapidement, cela fait longtemps que je n’avais pas à penser à me méfier. Et je lis dans les yeux de Sandra qu’elle est morte de rire intérieurement. Cette diablesse a trop parlé pendant que j’avais le dos tourné. Eh bien je vais vraiment avoir l’air malin avec mon analyse.

―Je suis encore en train de ruminer mes idées. Je vous demande de me concéder la moitié de l’amaretto pour ne pas paraître ridicule. Pendant ce temps vous pouvez m’aider. Et toi qu’est-ce que tu penses du sujet, Lucia ?

―Je n’y connais pas grand-chose. Nous avons beaucoup de problèmes en ce moment avec la chute de l’immobilier. Papa est désespéré, personne n’achète ses immeubles et les taux d’intérêts n’arrêtent pas de monter. Si ça continue comme ça je vais être obligée de sortir avec, je sais pas, un prestigieux consultant par exemple – je crois que je suis devenu livide.

―Ha ha ha! – j’éclate de rire. Le rire permet de se sortir de n’importe quelle situation embarrassante, comme le savait parfaitement Voltaire. Les trois autres guettent nos réactions. Celle de São Paulo je vais la tuer –. Apparemment la chute immobilière accentue ta bonne humeur, Lucia. Bien, comme

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ce soir tu seras ma cavalière, même si je ne sais pas trop comment va mon prestige par ici – je lance un regard assassin à Sandra – je pourrais te raconter la vie de mes collègues les plus prestigieux. Mais bon, si ta parole d’honneur est vraiment sexy, si ça se trouve je me contenterai de te raconter mes exploits et j’omettrai de parler des autres tout en maintenant ma main posée sur ton cœur.

Je viens de m’en sortir de justesse. Lucia rougit légèrement et coupe court au dialogue en éclatant de rire, et nous nous empressons de l’imiter. La tension et une bonne gorgée d’amaretto me délient la langue sur les problèmes de Pietro.

―Allons-y Pietro. Ceci n’est pas du consulting, ça reste une discussion informelle, et très improvisée. En premier lieu nous voulons savoir ce qu’il va se passer avec le Chine et l’Europe et avec les producteurs de biens de luxe dans ce contexte. Ce que moi j’en pense, c’est que l’histoire du village planétaire est déjà une réalité, les continents deviennent des zones et les pays des quartiers. Je me trompe?

―C’est comme ça – répond Pietro approchant le nez de sa tasse de cappuccino.

―En plus on peut détecter diverses tendances en lisant la presse : les Etats-Unis comme gendarmes, la Chine : l’usine, l’Inde : la planète software, l’Europe : services et tourisme, Afrique et Amérique du Sud : alimentation et matières premières. C’est une vision très générale je le sais, je veux que nous nous fassions un état des lieux et le monde est un gâteau que l’on caricaturait déjà au temps de Garibaldi. En ce qui concerne mon domaine de compétence, c’est-à-dire la vision psychologique du sujet et pas la boule de cristal, Internet et la télévision par câble sont les deux grands agglutineurs culturels. Wa… Sandra pourra vous confirmer que dans une favela l’accès à la télévision par câble est « libre » entre guillemets, il se trouve que l’accès pour les familles aux bas revenus est favorisé au nom du langage commun.

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Sandra bouge les lèvres en silence. Elle me dit « filho da puta ». J’acquiesce satisfait, souriant et sans que les autres me voient.

―Ce scénario indique qu’en Asie aussi il y aura une homogénéisation et pour imposer ses critères et pour faire que ses usines restent actives ils devront utiliser leurs dollars, non seulement sur leur territoire, mais aussi au dehors. D’un autre côté j’introduis ici une analogie simpliste mais très révélatrice du cas qui occupe nos esprits : le voyage de Marco Polo. Le grand Khan reçoit avec tous les honneurs la famille Polo qui inaugure la route de la soie, on y trouve l’explication autant de l’utilisation du papier que les fettucini. Cependant le pape en personne n’écoute pas Kubilai qui lui demande cent ingénieurs. Je ne sais pas si Kubilai incluait tes embauchoirs dans cette missive, mais ça révèle clairement le modèle : commerce oui, technologie non. L’Europe est jalouse de sa science. En tout cas les Polo s’en retournent avec l’auguste bénédiction divine sous le bras – Chloé fait une parenthèse.

―La bénédiction n’a cependant pas suffi à ce que le christianisme se propage jusqu’en Chine. D’avoir été ainsi tu aurais plus de données pour ton cas d’étude s’il y avait une grande succursale du Vatican à Shanghai.

―Bien vu, Chloé. Passons maintenant à l’aspect social. Notre modèle occidental est individualiste et celui des Chinois collectiviste, cela affecte le mécanisme du désir, qui est ce qui amène les gens dans les centres commerciaux. Tu as de la chance, notre modèle est très contagieux et Hong Kong a servi de cobaye pour démontrer ce point. Le marché du luxe n’est autre que l’extrapolation ultime du désir des masses. Les élites font l’opinion jusqu’à un certain point, mais il y a un retour de manivelle. Si le prince dit qu’un produit est désirable mais n’arrive pas à ce que le peuple le désire, faisant ainsi de sa consommation le synonyme de la réussite sociale, ce produit ne va pas fonctionner. Et donc si je devais transformer cette discussion en du vrai consulting, la première

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chose que je ferais c’est étudier la guerre de l’opium et ses implications au sein de la bonne société chinoise. Je fouillerais également dans les livres d’histoires pour trouver toutes les intrigues de palais de chaque dynastie et j’essaierais d’établir des parallèles avec les nôtres et leurs motivations. Ensuite je calculerais les statistiques des pathologies dans l’empire du dragon et je ferais des comparaisons dans le domaine du comportementalisme. Je ne te conseillerais qu’après avoir fait tout ça.

―Tu me rappelles un diplomate, tu éclaires le chemin sans avancer dessus – commente Pietro – mais ça fonctionne, tu as réussi à éveiller ma curiosité.

―Ce n’est pas une mauvaise comparaison. Parfois on confond ma fonction avec celle de consultant en stratégie. Celui-ci, à partir de sa structure et du marché te propose un éventail de solutions et donne ses recommandations. Il se garde bien de te donner un axiome absolu pour pouvoir se défiler si jamais son modèle ne marche pas. Mon travail n’est pas de penser pour toi, mon travail c’est de t’obliger à penser en intégrant de nouveaux éléments. T’obliger à réfléchir, encore et encore, jusqu’à ce soit toi qui trouve la solution qui te convienne le mieux. C’est quand j’ai terminé mon travail que vient le type de la stratégie arrive et, si j’ai fait mon travail à peu près correctement, tu es prêt pour le recevoir et tirer le meilleur parti de ce qu’il te dit. Ensuite je m’occupe d’examiner ce que tu as décidé d’entreprendre et les nouvelles questions que tu peux avoir à poser. Ne sois pas surpris si je te dis que, avec une étude consciencieuse, tu pourrais arriver à entrevoir des raisons cohérentes pour lesquelles il pourrait être de ton intérêt de te débarrasser de tes embauchoirs.

―Ca, j’en doute beaucoup, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. On a vu pire. Je reconnais que cette histoire d’embauchoirs possède un côté mystique, elle me motive.

―Ecoute – lui dis-je en sortant un cahier de ma mallette – jette un coup d’œil sur ça, ça peut peut-être t’inspirer. Il est

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possible que ton imagination se mette à explorer de nouveaux chemins.

THE BLACK LABEL INSTITUTE

Projet de stratification des marchés de bien de consommation

Pietro remonte ses manches, ajuste ses lunettes et se met à lire. Le projet que je lui montre est une compilation du guide Michelin, des revues du consommateur et d’Internet. Il s’agit de créer une entité de gestion de luxe. Le label « grand-luxe » est un archétype surpuissant et exploité trop souvent de manière irresponsable par les départements de marketing. L’institut émet, à partir de critères de qualité donnés et d’opinions, un label grand-luxe, le même, pour chaque marque existant sur le marché, indépendamment de ce que cette marque ait défini comme étant son produit top. Le même label grand-luxe pour tous les produits, tous les pays et gérée par un centre d’études indépendant dont le seul but est de promouvoir la standardisation du luxe. Qu’importe que ce soient des voitures, des yaourts, des vêtements, des services… Chaque catalogue en vigueur, chaque ensemble de produits ou services aura une « étiquette grand luxe » attribuée par l’institut et le consommateur saura que l’entreprise qui le fabrique n’a rien eu à voir dans son attribution. Chaque entreprise productrice sera libre de placer ou non l’étiquette sur le produit concerné.

Une étude marché a été réalisée et nous avons réussi à obtenir le placet de plusieurs institutions à Bruxelles et Washington et le feu vert d’une banque d’investissements dont je ne veux pas me rappeler le nom. Tandis que Pietro lit, les autres commencent à voir où et quand se donner rendez-vous pour ce soir. Il est presque sept heures.

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―C’est une bombe, Léo. Je peux garder cette copie ? J’aimerais lui consacrer un week-end.

―Je ne peux pas, Pietro. Mais penses-y et si vraiment ça t’intéresse tu pourras participer au pilote, on verra bien comment. Ce projet devait être au départ un registre de marques libre et global : des idées cherchant un financement et de l’argent cherchant des idées avec son propre mécanisme de royalties sans interventions des organes traditionnels et en relation avec l’ONU. Le concept n’a pas plu et nous avons tiré profit de l’équipe qui a développé tout ça. On se voit ce soir. On y va Sandra ? Bises à tous. Chloé, j’espère que tu viendras nous chercher demain si nous finissons au commissariat, j’ai vu sortir beaucoup de watts de sono de ces camions en face du Duomo.

―Ne t’inquiète pas, Léo. Je préparerai plusieurs gourdes d’aspirine au cas oú. Amusez-vous bien. Bisous.

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5 WANDRA

La mer était d’huile. Le soleil estival formait une fantastique mosaïque de lumière sur l’eau et quelques bateaux marchands allaient et venaient nonchalamment devant l’avenue Beira-Mar de Florianopolis. Wanderleia marchait en tongs en plastique entre les rares oisifs qui, n’ayant pas encore décidé quelles seraient leurs activités dominicales, flânaient sur le trottoir pavé.

Il était midi. Par ces latitudes les rayons de l’astre-roi tombent à la perpendiculaire imprégnant les crânes d’une langueur torride. Il devient très difficile de penser à quelque chose de précis dans une telle situation. Elle ne s’en rendait pas compte, mais son déhanchement attirait le regard de quelques passants. De toute façon, cela ne lui importait guère depuis toute jeune. Le déhanchement était totalement naturel, produit de son métissage et de ce vieux mystère qui fait que toutes ses compatriotes naissent avec la colonne vertébrale de travers et courbée vers l’avant. Le prix à payer pour la bunda saillante était la non moins célèbre et sensuelle barriguinha3.

Elle avait rendez-vous avec des amies. Elles allaient toutes à un barbecue chez Celia et João. La veille elle avait dû amener un groupe d’écologistes européens logés dans l’hôtel qu’elle dirigeait à un terreiro de candomblé et cela s’était fini à une heure avancée de la nuit. Elle ne savait pas si prendre le premier chopp de la journée pour se débarrasser du mal de tête ou un jus de fruit. Son préféré était celui de acerola et orange. Elle défendait toujours les bienfaits du chopp, bière qui, n’étant pas pasteurisée, était selon elle un jus de céréales, plus très frais mais très sain. Par une amusante association d’idées elle opta finalement pour un açai provenant du charriot d’un athlétique mulâtre qui vendait le produit à la criée au rythme d’un samba imaginaire.

3 NdT: petit ventre

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―¡Açai pra mim, açai pra ti! ¡Compraí meu açaííííííííííííííííí! ¡Pum-tikitum-tikitum! ¡Açaíííííííííííííííííí!

L’açai est une baie amazonienne aux mystérieuses vertus priapiques et régénératives. Elle voyage mal, c’est pour cela qu’il sort de l’Amazonie une fois congelé et les marques de jus de fruit, véritables laboratoires, le combinent avec du guarana naturel, des complexes protéiniques ou n’importe quoi d’autre, avec au final des formules dignes des vendeurs ambulants du far-west. A l’inverse de celles-ci, l’açai remplit parfaitement bien sa fonction.

Cela faisait seulement trois ans qu’elle avait changé son nom et elle n’était pas encore bien habituée. En réalité elle ne l’avait pas fait tant que ça pour son ex mari, dont la mère ne pouvait pas supporter l’idée que sa belle-fille soit ausssiiiii brésilienne. Elle avait toujours nourri l’espoir que son fils chéri se marie avec une gringa et elle avait profité de toutes les occasions possibles pour envoyer son fils étudier à l’étranger. Elle se laissa changer le nom comme un rituel de rénovation. Son enfance avait été très malheureuse.

Wanderleia perdit sa virginité à douze ans à peine, lors d’une soirée funk. Ce n’est pas qu’elle fut une des premières de sa génération à la perdre, loin de là, mais les circonstances furent spécialement sordides. Le trafiquant du quartier, qu’elle connaissait parce que son frère aîné le plus proche d’elle en âge arrondissait ses fins de mois en vendant des petits sachets, la séduisit en pleine piste de danse et l’amena dans un coin plus tranquille où commencèrent les ébats. Elle se laissa faire et le scélérat commença à lui vaporiser du spray parfumé au visage. Elle n’avait pas encore complètement recouvré ses esprits qu’elle se rendit compte que l’homme qui était en train de finir de jouir en elle n’était pas celui qui l’avait emmenée dans ce coin, et, comble de malheur, celui-ci portait un uniforme de la police militaire. Elle put aussi voir que derrière lui il y avait un autre homme en uniforme qui était en train de remonter son pantalon.

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Elle souhaita de toutes ses forces arracher d’un coup sec le membre du macaque en sueur, mais elle savait que ça ne ferait qu’empirer les choses et de toute façon le mal était fait. Elle resta toute tremblante dans le coin jusqu’à ce que ses amies la trouvent, en position fœtale, sa jupe préférée tachée de sang, endolorie et sanglotant. Elle ne voulut dénoncer personne. Elle avait entendu des histoires terribles sur les rares filles qui avaient osé le faire et, comme il y avait des agents de la loi impliqués dans l’histoire, elle savait qu’elle n’arriverait à rien. Sa plus grande peur était que son père apprenne ce malheur et aussi le fait de tomber enceinte, fait qui heureusement ne se produisit pas.

Ce qui était arrivé à Wanderleia était et continue à être monnaie courante, pas seulement au Brésil et pas seulement dans des milieux humbles, mais cela la traumatisa à tel point qu’elle essaya de suicider et elle fut internée dans un centre d’accueil où les autres pensionnaires la traitèrent de pire manière encore que la vie dans la favela. Ceci, au lieu de la faire plonger définitivement, la convertit en une femme forte et décidée et quelques années après elle réussit à apprécier de faire l’amour pour la première fois, pas comme monnaie d’échange, mais bien comme véritable expression de tendresse et d’amour.

Elle aidait sa mère à vendre des fruits au marché et sa mère, elle, lui expliquait inlassablement que la seule forme de se sortir de là c’était d’étudier, d’étudier sans arrêter de travailler et de se marier avec un honnête homme, si possible riche. Elle avait sept frères et sœurs par sa mère et treize autres par sa mère. Elle était l’antépénultième. Dans sa petite maison de brique non peintes onze âmes dormaient dans la même chambre. Il y avait à peine trois vieux livres pour tous les petits, mais de tous les enfants seules elle et sa sœur Jaquelaine s’y intéressaient. C’est grâce à la simple relecture répétée de ces livres qu’elle découvrit sa passion pour les lettres. Une Histoire Illustrée du Brésil délabrée, une bande dessinée de Mônica et une Bible en pire état encore. Le fait

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qu’elle ait réussi à échapper à ce destin misérable la conduisait à ne jamais se séparer de son image de Saint Expédit. C’était sa grand-mère, native de Salvador de Bahia, qui lui avait appris la dévotion pour le saint des causes urgentes, elle l’appelait São Xixí, en rapport avec les urgences physiologiques.

Elle arriva parmi les premières au barbecue. João était en train de préparer le feu du grill et du four qu’il avait dans le patio et Celia fignolait sa nouvelle recette de morue aux cœurs de palmier. Celia adorait improviser des recettes de morue. Elle disait toujours que, s’il y a trois-cents recettes officielles, c’était son obligation que d’aider à arriver à quatre-cents. Ils étaient tous les deux entre deux âges et tous s’étaient connus il y a un certain temps à São Paulo lors d’un concert de Tim Maia. João était chauve absolu et enfant il avait travaillé dans une entreprise de sidérurgie. Un jour de cuite il leur raconta que dans les hauts fours si tu voulais obtenir une cigarette il fallait pratiquer le sexe oral. Lui avait pris le vice de fumer quand il était bien plus jeune. Après six mois de métallurgie il décida de ne plus s’agenouiller, il fuma alors sa dernière cigarette et depuis lors il ne supportait plus l’odeur du tabac. A présent les deux dirigeaient un bar dans le centre, ils avaient deux enfants déjà casés et ils avaient comme perspective une vieillesse agréable.

Les gens commencèrent à arriver. Parmi les invités il y avait cinq musiciens. Chez Celia et João, le barbecue du dimanche avec musique en direct et danse était quelque chose de presque sacré et celui-ci n’allait pas être une exception. Une autre coutume sacrée était d’amener soit une bouteille soit une spécialité. Wanderleia avait amené une bouteille de Terra Vermelha, une cachaça bio qui avait été offerte par les gringos vus la veille. João faisait office de maître des viandes et tout était délicieux. Quelques-uns regardaient le football tout en mangeant et en discutant avec ferveur et les enfants se baignaient dans la piscine. La radio s’époumonait pour se faire entendre en vain.

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―Alors Sandra, ça va faire deux ans que tu travailles à l’hôtel, comment ça se passe ?

―J’adore! J’apprends plein de choses et je connais un tas de gens. Les gringos sont encore plus bizarres que ce que je pensais. Ils arrivent tous avec des têtes super sérieuses et ils font un drame de tout. Qu’ils viennent pour le travail ou en touriste ne change rien à l’affaire, c’est comme s’ils arrivaient d’une autre planète.

―Je suppose que vous vous efforcez pour les faire changer d’attitude. Il faut promouvoir le tourisme. Tu tiens toujours à vouloir vivre dans l’hôtel ? Mon oncle loue des appartements extraordinaires, avec sécurité et tout et tout. Eh Manuel, ça c’est ma bière!

―Qu’est-ce que ça peut faire que ce soit la tienne? Si tu ne la bois pas elle se réchauffe, ouvre t’en une autre ! Et je ne m’appelle pas Manuel!

―Je reste à l’hôtel. On y est très bien et avec ce que j’économise je veux me payer des vacances à New York. Je ne suis jamais sortie du Mercosul.

―Quel dommage, tu aurais aimé les appartements. Dis, il y a beaucoup d’argentins qui y vont? Avec le taux de change actuel les « frangins » doivent venir comme des mouches vers un pot de miel. Eh Manuel! Je viens de m’ouvrir cette bière, c’est la mienne, l’autre Manuel m’a déjà volée celle que j’avais avant!

―Pardon ma petite, quel caractère, je m’en prends une! Tu as mal quelque part?

―Ils s’appellent tous Manuel par ici?

―C’est que je ne connais personne aujourd’hui. Pour moi ce sont tous des Manuel. Enfin, si je suis joyeuse ce sont tous des gatão. Je ne lâche plus la canette! Si on reparlait des Argentins…

―Oui, ils viennent plus. Mais la roue tournera, comme toujours. Mon dernier petit ami venait de Clorinda, ce fut bon, bref mais bon.

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―Tu devrais penser à te marier. Tu ne veux pas avoir d’enfants ?

―Ouf! Pas encore. Chaque fois que je parle avec ma mère elle met ce sujet sur le tapis. Je veux prendre du temps pour voyager. J’ai déjà été mariée. Cette année j’ai visité avec l’agence beaucoup d’endroits que je ne connaissais pas : les chutes d’Iguaçu des deux côtés, les ruines jésuitiques au Paraguay, Montévideo. Je ne sais pas, avoir un peu de tendresse me manque, mais la liberté a aussi ses bons aspects... J’aimerais aussi aller en Europe, seule et sans engagement.

―Hé les poupées! Un cœur de poulet? Une petite saucisse? Un baiser sur la bouche?

―Amène deux trois saucisses et continue de rêver. Le jour où tu auras un travail peut-être qu’on t’essuiera la bave, Manuel ! Il te manque pas mal de choses. Tu sais compter? Eh bien ne compte pas sur moi!

―Femme cruelle et impitoyable… Quand tu vas me voir danser le samba tu vas le regretter! Je suis un esclave de l’amour moi! Ca fait partie de mon show!

―Et moi une sainte pécheresse! Allez malandro, si tu choppes de la picanha reviens par ici. Il est rigolo ce petit bonhomme, pas vrai?

―Il est rigolo, c’est vrai. Mais pour moi ni petit ni grand, le truc d’hier m’a crevée. Toi aussi tu as failli te marier, non?

―Moi j’élève ma fille toute seule et plus jamais un homme ne mettra les pieds chez moi, même pour tout l’or du monde ! Le père de la petite était évangélique et ivrogne alternativement. Chaque mois un des deux en suivant scrupuleusement le calendrier. Ou bien au bar ou bien au temple. Il était travailleur, ça oui, mais tu ne peux pas savoir comme il était pénible ! Je vais rester comme je suis maintenant : professeur, mère et célibataire. Les hommes, qu’ils me donnent l’amour éternel pendant au plus une semaine, ensuite ils gâchent tout.

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―Mon père était seulement ivrogne. Il disait toujours que sa religion c’était être fils de Dieu et qu’il se moquait de tout le reste. Maintenant il ne boit plus. C’est un homme bon, il a passé toute sa vie à vendre du maté sur la route et il a toujours respecté maman. Maintenant il a perdu toutes ses dents et il ne veut pas qu’elle lui achète une nouvelle dentition parce qu’il dit le vrai mec est un mec qui supporte tout ce qui lui arrive.

―Hahahaha! Il est bonitinho ton père! Le jour où tu passes à la maison je te consulte les Buzios, on va voir ce que disent les orixás de tes projets de voyages. Tiens, prends une autre bière !

―Votre picanha, mesdemoiselles, un cadeau de l’homme le plus galant de la fête.

―C’est délicieux! Merci, « esclave de l’amour ». Tu es d’où, Manuel?

―Moi c’est Luiz., un carioca avachi : bon danseur et meilleur encore au lit! La série commence, tu danses, princesse?

―Je danse! Mais ne te fais pas de fausses illusions, petit homme. Tu viens Sandra?

―Je vais d’abord voir cette banane flambée qui circule par là-bas, on se voit ensuite.

―Demande au singe s’il aime la banane…

La musique commençait à chauffer l’ambiance. Peu de personnes résistent à l’appel du surdo, le tambour le plus grave, le plus facile à jouer en apparence et en réalité la base sur laquelle évoluent le reste des instruments. Sans un bon surdo il n’y a pas de bon samba. A cette heure se reproduisaient dans tout le pays des scènes similaires. Difficile d’être Brésilien et passer douze mois de suite sans un bon barbecue du dimanche. Wanderleia tint bon jusqu’au coucher du soleil. Elle prit congé avec les formes des hôtes et monta dans l’autobus qui la laisserait devant la porte de l’hôtel. Elle avait vécu plusieurs braquages dans des autobus, mais cela ne

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l’effrayait pas le moins du monde. Au contraire, cela la rendait furieuse. Sa guerre personnelle consistait à lutter pour faire les choses comme elles devaient se faire. Elle pensait que si à cause des braquages les honnêtes gens s’effrayaient, le mal aurait gagné la bataille et elle trouvait cette idée inadmissible. Pour elle il valait mieux risquer sa propre vie que laisser que ceci arrive.

Elle était également convaincue que ceux qui n’avaient jamais souffert dans leur vie n’étaient pas parvenu à la maturité. Dans la favela on apprend à danser avec la précarité et à son âge elle découvrait déjà que, de cette précarité quotidienne, son peuple obtenait la récompense insoupçonnée de moments de bonheur bien plus intenses que quand tout se passait sans accroc. Faire des plans à long terme lui paraissait une véritable niaiserie. Comme le chante Zéca : « Je me laisse porter par la vie. » Comme le chante Martinho : « La vie va s’arranger. » Peu de peuples ont une tradition musicale si imperméable à l’influence extérieure. Le samba est un manuel d’instructions sonore partagé par tous et d’évolution lente. Si les paroles d’une chanson perdurent, et elles peuvent perdurer pendant très longtemps, c’est qu’il s’agit du résultat d’un référendum populaire naturel. Similaire au chant des baleines Yubarta. Toute une école existentielle et un puissant ciment social.

Elle arriva à l’hôtel avec les jambes qui ne répondaient plus tant elles étaient fatiguées. Tout son corps lui réclamait à grands cris un bain chaud. Elle s’arrêta à la réception pour voir s’il y avait des messages pour elle. Elle tomba alors sur un couple d’Européens qui se plaignait à la réceptionniste.

―Mademoiselle, j’exige de parler à la direction. Nous avions réservé la suite présidentielle, ce n’est pas possible qu’elle soit occupée !

―Mais Monsieur, en tout cas l’erreur vient de l’agence qui vous a organisé le voyage. Je viens de vous montrer la fiche de

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réservation qui nous est parvenue. Il est dimanche et la directrice ne travaille pas – ils avaient comme instruction de ne jamais l’identifier quand elle n’était pas en service et ils respectaient la règle très scrupuleusement, mais la pauvre réceptionniste n’en menait pas large.

―Ecoutez-moi bien, ou vous trouvez une solution décente ou je vais faire quelque chose, je ne sais pas quoi mais cela ne va pas être bon. Ma fiancée est sur le point de s’évanouir! Le vol a été infernal et je ne tolérerai pas que vous me mettiez dans une chambre normale.

Wanderleia alla jusqu’aux toilettes et appela la réception avec son téléphone portable.

―Joana, tiens bon encore un peu, dis au monsieur que tu vas m’appeler sur mon portable personnel et tu me le passes.

Elle attendit cinq minutes et répondit à l’appel. Après l’explication de rigueur de Joana le client se mit à l’appareil et durant un long moment, celui-ci argumenta et ne la laissa pas parler.

―Monsieur, je vous prie de bien vouloir nous excuser. Je pense que ce n’est pas la faute de Joana et la présidentielle est réellement occupée, néanmoins nous vous offrons la nuptiale qui est préparée pour un couple qui doit arriver plus tard. Elle a des draps de soie, des gourmandises, des fleurs et du champagne français à température adéquate. La vue est meilleure que depuis la présidentielle et pour le dérangement je vous offre un dîner dans notre restaurant demain soir si vous le souhaitez. Qu’en dîtes-vous?

―Alléluia, enfin quelque chose de raisonnable! J’accepte avec plaisir. Désolé de vous avoir dérangé un dimanche. Je vous passe la réceptionniste.

―Joana, écoute-moi bien. Tu leur dis que pendant que la suite est rafraichie, car elle doit être étouffante de chaleur en ce moment, j’ai insisté pour les inviter à une caipirinha au piano bar. Tu t’occupes de leurs valises et tu envoies deux grooms et quatre femmes de ménage transformer mon appartement en suite nuptiale, que tout soit impeccable en un

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temps record et qu’ils amènent mes affaires de la salle de bains et de l’armoire à la 512, qui est libre. Le reste des mes possessions à la consigne. Tu me donnes les clefs de la 512 sans ouvrir la bouche. Très important: laisser les cartes de bienvenue avec les noms de l’autre couple sur les tables de chevet.

―Oui Madame, c’est ce que nous ferons. Bon dimanche et excusez le dérangement.

Elle raccrocha juste à temps. En sortant des WC elle croisa l’Européenne qui entrait à son tour dans les toilettes. Elle récupéra la clef comme prévu. L’homme était visiblement soulagé. Et que dire de Joana! Elle s’enferma dans la chambre sans attendre ses affaires et, quand elles arrivèrent, elle ne rangea rien, se jeta sur le lit et tomba dans un profond sommeil.

Le jour suivant se déroula tout à fait normalement. Wanderleia avait choisi un tailleur rose à mi-chemin entre anodin et chic, selon son propre critère. Elle avait rassemblé son abondante crinière en un chignon japonais traversé par une baguette d’argent que lui avait apporté un ami à elle qui possédait un bar à sushi à São Paulo. A la fin de l’après-midi elle voulut parler avec le photographe qui avait demandé la permission pour faire une session dans le jardin. Cela faisait sept heures que l’homme, un blanc grand et dégingandé, photographiait le même ananas. Il bougeait beaucoup et avec fluidité. Ses lunettes carrées lui couvraient presque tout le visage.

―Salut Francis, quand je t’ai donné la permission pour la session je pensais que ça allait se remplir de top-modèles en maillot de bain et j’étais un peu apavorada. Mais je vous observe depuis le début de la journée et ma mâchoire va se décrocher. Sept techniciens et un photographe ça paraît trop pour un ananas.

―Salut, déesse de la mer! Hahahaha! L’ananas c’est pour une publicité pour le Secrétariat du tourisme. J’ai choisi votre jardin parce que l’angle d’ouverture vers la mer avec l’île au

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fond et la lumière me paraissent bandantes. Je suis très content. Il a fait un temps fantastique. J’ai presque deux mille prises.

―Deux mille photos du même ananas ?

―Oui déesse, je travaille dans la nuance. Les gens croient que la magie c’est un simple claquement de doigts. Il y a beaucoup de magie dans tout ça. Il y a la lumière, il y a l’air, il y a la température, il y a ma propre humeur. Tu crois que l’ananas se tient tranquille? Pour moi il a passé toute la journée à danser. Marcélo! Cette fleur ne sert plus à rien! Appelle Adriana pour qu’elle en envoie une autre, un peu plus grande cette fois!

―Je vais être curieuse. Pourquoi cette fleur ne sert à rien? Moi je le trouve parfaite – Wanderleia se pinça le nez.

―C’est la magie, déesse, la magie. Cette fleur est un hibiscus. Les hibiscus de cette taille ne se trouvent qu’à Buzios. Adriana m’a appelé le mois dernier pour me dire qu’elle en avait localisé un fourré à quelques pâtés de maison d’ici. Maintenant elle surveille l’arbuste et m’envoie des fleurs. Une fois cueillies elles ne tiennent le coup qu’une demi-heure. Marcélo! Trente degrés à droite trois de focus! Et augmente la puissance!

―Et ça n’aurait pas été plus simple de faire la session à Buzios ?

―Ah déesse, il faut tout vous expliquer! Je t’ai dit que c’est très rare. C’est la combinaison. A Buzios je ne vois pas la lumière de Florianopolis. A Buzios je vois la lumière de Buzios. Celui qui verra la photo verra la même chose que toi, un ananas de plus, sans savoir que c’est l’ananas le plus spécial qu’il verra dans sa vie. C’est ça la magie, ne vas pas chercher midi à quatorze heures. Cet ananas doit avoir plus de force dans sa conception qu’un défilé de mode. Cet ananas va représenter le pays pour un tas de montages audiovisuels. Je ne vais pas bâcler ça en faisant trois pauvres photos dans un marché!

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―Bandant, comme tu dis si bien… Tu as besoin de quelque chose? Un jus d’ananas magique?

―Tu peux te moquer, j’ai l’habitude. Je ne vais même pas te parler des sessions d’édition que la photo finale va subir au studio. Rappelle-toi cela: si moi je prends un magnéto haut-de-gamme et je te mets la langue dans l’oreille tout en enregistrant ton soupir je capture un morceau de toi. Si dans le futur tu deviens célèbre pour la raison que ce soit et je demande à un ami DJ qu’il intègre dans un mix un traitement complet du soupir sans lui dire d’où il vient le plus probable c’est que, de tout le disque que le DJ va sortir, ce soit le soupir qui soit remarqué. Et je ne t’en dis pas plus, tout finit par se savoir. Là aussi je me moque que tu me croies ou non, moi je me contente de le savoir et l’utiliser. Marcélo! J’ai dit trente degrés! Tu es sourd?

Wanderleia lui adressa un sourire neigeux. Elle appartenait au groupe indéterminé connu au Brésil comme celui des créoles. Le dénominateur commun de ceux qui sont trop clairs pour être mulâtres et trop foncés pour être blancs. Ses dents parfaites trahissaient la présence africaine dans ses veines malgré ses cheveux raides typiques des indiens tupi et sa peau assez claire. Elle se dirigea vers le bar pour offrir à Francis un jus d’ananas fait de ses propres mains. Elle hacha quelques feuilles de menthe fraîche qu’elle versa sur le jus. Il y avait quelque chose de puissant dans cette idée de magie.

Elle finit de dîner dans la cuisine de l’hôtel. Le chef lui avait gardé une part de sa réinterprétation de la classique feijoada, il savait qu’elle aimait beaucoup ce plat. Juste des haricots, du confit de canard désossé et de la carne de sol avec quelques rondelles d’orange. Elle se dirigea vers le restaurant afin de se présenter aux Européens qui l’avaient délogée la nuit précédente.

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―Bonsoir. Je suis Sandra Gomes, la directrice de l’hôtel. Nous avons parlé hier au téléphone. Vous avez aimé la chambre?

Ils en étaient au dessert. Une glace de stracciatella pour elle et une crêpe aux mangues flambées pour lui. L’homme se leva pour la saluer, tout en essuyant sa fine barbe avec la serviette. Sa fiancée avait des yeux aussi verts que la mer. Elle se demanda comment elle avait pu ne pas les remarquer la veille.

―Enchanté, comme vous le savez déjà à cause du petit incident d’hier soir, je m’appelle Pietro Scandia. Nous sommes extrêmement reconnaissants de votre gentillesse. Et voici ma compagne. Lucia.

―Enchantée. Dîtes, vous n’étiez pas á la réception hier?

― Vous devez avoir croisé ma sœur, qui est venue me rendre visite et loge à l’hôtel – son aplomb convainquit Lucia – Hahaha! Nous nous ressemblons, pas vrai? C’est ce qu’on nous a toujours dit. Le dîner vous a-t-il plu? – elle observa soulagée qu’ils avaient eu le bon goût de commander un vin national. Ce type d’invitation se convertissait parfois en un gouffre financier.

―Tout était parfait – c’est lui qui répondit –. J’ai aimé tout spécialement la cavaquinha, je ne connaissais pas ce cousin de la langouste. Excellent.

―Moi je suis ennuyée pour les jeunes mariés qui ont perdu la chambre. Qu’en avez-vous fait?

―Ne vous inquiétez pas pour eux. Ils ont eu aussi droit à une meilleure suite nuptiale dans un autre hôtel de la chaîne, juste à côté. Je les ai vus ce matin et ils étaient ravis.

―Donnez-moi votre carte de visite, s’il vous plaît. Et dîtes-moi combien vous chaussez. Je suis fabricant de chaussures et j’aimerais vous retourner la faveur.

―Voici ma carte. Ne vous inquiétez pas pour les chaussures. Savoir que vous êtes contents m’est suffisant. Si vous voulez quand même marquer le coup, faites plaisir à

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Joana. C’est une fille exceptionnelle. Combien de temps restez-vous au Brésil?

―Seulement trois jours de plus. Nous sommes allés à Minas et à Rio et nous sommes en train de descendre sur Buenos Aires. Nous retournerons en Italie ensuite. Voici ma carte. Prévenez-nous si un jour c’est vous qui changez de continent.

―J’en serai ravie, merci beaucoup. Profitez de votre séjour parmi nous. Et pardon pour ce qui s’est passé.

Lucia ne parut guère aimer la manière avec laquelle Pietro regardait Sandra. Quelques secondes de trop. Sandra disparut comme l’étiquette l’exigeait avec la satisfaction du devoir accompli.

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6 VIA FATEBENEFRATELLI

―Qu’est-ce que ça veut dire Fatebenefratelli, Léo ? On dirait le nom d’un restaurant de pâtes. Ca fait très engraçado.

―« Faites le bien mes frères », ou quelque chose comme ça. Ca se réfère aux petits frères de Saint Jean de Dieu. Un ordre hospitalier qui possède énormément d’hôpitaux.

Nous marchons en direction de l’appartement. Je porte d’un bras le smoking que nous venons d’aller chercher au pressing et Sandra s’est accrochée à mon autre bras. Nous ressemblons à un couple d’amoureux en vacances à Milan. J’aime me sentir le protagoniste d’une scène de Doisneau. Quand je me sens comme ça le temps passe plus lentement. Nous montons dans l’ascenseur, un modèle ancien, de ceux faits de bois et de vitre qu’il faut ouvrir à la main. Au moment d’entrer dans l’appartement elle me donne un des sacs qu’elle portait.

―Tiens bobinho. Je t’ai acheté un cadeau, comme ça tu vois que l’invitation au voyage m’a fait très plaisir. En plus je crois qu’entre Pietro et moi il va y avoir quelque chose. Nous sommes libres tous les deux et il y a une alchimie rolando. Il est plus mignon que quand je les avais recontrés au Brésil.

―Merci beaucoup, salope. Tu arrives toujours à te faire pardonner par avance. Je ne veux pas savoir ce que tu as dit à Lucia quand j’étais aux toilettes de la galerie. Alors, voyons voir…

J’ouvre le paquet et je tombe pour mon plus grand plaisir sur un ouvre-oursin. J’adore. C’est un engin très difficile à trouver, surtout hors de France. En plus quand tu en trouves un tu peux avoir un mauvaise surprise et te retrouver avec un exemplaire de qualité déplorable qui se casse une fois ouverte la première douzaine. Celui-ci a l’air très bien.

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―C’est génial Sandra! Tu n’aurais pas pu trouver un meilleur cadeau. Je vais devoir enregistrer ma valise pour que les gens de l’aéroport ne me le volent pas. Ils sont pénibles avec ça. Où as-tu trouvé cette merveille?

―J’ai l’ai vue dans la vitrine d’une vieille coutellerie. Une vraie caverne d’Ali-Baba. Ils ne vendent que des couteaux et ils ont de tout. Demain si tu veux on y retourne. Je me suis souvenu de la fois où on était ensemble tous les quatre à Ubatuba, quand on était encore mariés avec les ex. Tu aimes pour de vrai? Ce jour-là, avec les ciseaux à coudre, tes mains avaient été toutes griffées par les oursins.

―J’adore. Pour de vrai. Merci mille fois. Allez, je te fais la bise. Aujourd’hui je paie le dîner.

Nous nous mettons chacun dans notre chambre pour étrenner ces baignoires patriciennes. Je me débarrasse du costume et je vais ouvrir l’eau avec l’ordinateur portable. Le jet est imposant. Chouette. La dernière baignoire intégrée que j’ai eue tardait presque trois quarts d’heure à se remplir à cause de la pression rachitique. En hiver il était très difficile de maintenir l’eau à température constante. J’ai mis dans le salon, un disque de Vinicius, barde éternel, en honneur à mon invitée. Tout compte fait elle a rendu ma journée agréable avec ce cadeau. C’est Para viver um grnade amor qui passe. Je disparais sous la mousse et je me mets à consulter mes emails. Marco m’a fait le virement, ce qui veut dire que la facture a été acceptée et sa subtile menace mafieuse de ce matin était une plaisanterie. Un bon gars ce Marco.

Para viver um grande amor, preciso é muita concentração e muito siso.

Muita seriedade e pouco riso, para viver um grande amor.

Para viver um grande amor, mister é ser um bomem de uma só mulher.

Pois ser de muitas, póxa!, é para quem quer, nem tem nenbum valor.

Para viver um grande amor, primeiro é preciso sagrar-se cavalheiro.

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E ser de sua dama por inteiro, seja lá como for.

Há que fazer do corpo uma morada onde clausure-se a mulher amada

E portar-se de fora com uma espada para viver um grande amor.

Beaucoup de sérieux pour vivre un grand amour, ami poète, beaucoup de sérieux. Le bain me fait autant de bien qu’un massage de boue. L’Olympe doit avoir des bains comme ça. Je perds la notion du temps absorbé par mes divagations et rêvant des yeux de Lucia. Tout d’un coup Sandra apparaît drapée dans une serviette et avec les cheveux rassemblés en chignon.

―Mon beau, ma baignoire n’a pas d’eau. Je viens me baigner ici.

Sans me donner le temps de répondre elle laisse sa serviette tomber par terre dévoilant ainsi son corps sculptural. Elle est totalement épilée et il lui reste des traces des fines marques du bikini typique de son pays, véritable icône là-bas.

―Mais tu veux ma mort? Hé, je suis un roc mais je ne suis pas en pierre!

―Toi tu m’as vue pelada plusieurs fois à la plage nudiste – proteste-t-elle tout en se glissant délicatement dans la baignoire. Si tu plais ce que tu vois, c’est mieux. Comme ça tu arrives chauffé à la fête et tu explores tes possibilités avec Lucia. Nous on a dit que tant qu’il ne se passe rien entre les deux nous somme presque frère et sœur, non? Arrête te plaindre et dis moi où on mange.

―Ecoute ma petite. La plage c’était la plage, pas un bain romain. Et dans la Bible, l’inceste c’est quelque chose de très relatif, regarde le cas des filles de Loth. Je vais imaginer que je suis Ulysse qu’on a mis les mains attachées et sans cire dans les oreilles avec une sirène dans la baignoire – je soupire longuement –. J’ai toujours la polenta sur l’estomac. Je préfère

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quelque chose de léger. Ce n’est pas l’endroit idéal, mais ça te dit un sushi ?

―Un sushi me paraît une super idée ! Cherches-en un bon sur Internet.

―Ca y est. Je l’ai trouvé et il n’est pas loin. Je vais me raser. Profite du bain, sirène – je sors de la baignoire, en essayant de cacher maladroitement l’objet de ma gêne –. Et nous allons laisser tomber le portugnol et passer au portugais, toi tu as Oviedo et mon pauvre italien est plus rouillé que ce que je pensais.

―D’aaacord. Ben dis-donc, Ulysse, je crois que tu aimes ce que tu vois. Ne me dis pas merci.

―Filha da puta… Je dois dire que j’aime assez les femmes épilées. Une

petite amie que j’ai eu à Barcelone insistait pour que je m’épile tout le corps. C’est très courant de nos jours mais pour beaucoup de choses je suis resté au vingtième siècle, et pour beaucoup d’autres au dix-neuvième. Beaucoup de sérieux, ami poète.

Tandis que Sandra termine de se baigner je ne peux pas m’empêcher d’aller dans sa salle de bains pour voir si elle m’a menti pour l’histoire de l’eau de sa baignoire. Elle ne m’a pas menti. J’appelle pour réserver une table. J’ai déjà entendu parler en bien du restaurant mais je ne le connais pas encore. J’adore le nom : Compagnie Générale des Voyageurs, Navigateurs et Rêveurs. Un toast à Ulysse. Je pense arriver vers onze heures à la soirée, du coup nous avons le temps. A priori il ne devrait pas pleuvoir aujourd’hui ni faire trop froid. Je communique à ma sirène que nous mettrons nos beaux habits après le dîner.

Nous descendons du taxi en face de l’endroit. Il se définit comme une trattoria japonaise et quand nous entrons nous nous rendons compte que la description convient tout à fait au local. Chaleureux, cosy et meublé à la façon d’une trattoria classique, si ce n’était pour la décoration et la typique odeur de vinaigre de riz on pourrait penser que la cuisine est régionale. Nous sommes reçus très aimablement. J’associe

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toujours le bon sushi avec le tatami, mais j’ai eu parfois des bonnes surprises sans lui et quand même quelques mauvaises en mangeant dans la position du lotus. Le maître vient nous prendre la commande et Sandra dirige la manœuvre.

―Votre sushiman est japonais? Dans ce cas j’aimerais le connaître.

―Oui, il est nouveau ici et nous l’avons mis à l’essai. Il a l’air d’être bon. De toute façon, je n’allais pas vous dire autre chose. Un instant, je vais voir s’il peut venir. Que désirez-vous boire?

―Un sake glacé pour les deux. Tu es d’accord, Léo?

―D’accord – c’est la première fois que je me laisse guider par Sandra dans un restaurant hors du Brésil.

Peu de temps après un petit japonais rondouillard vêtu d’un uniforme immaculé et portant trois couteaux à la ceinture arrive à notre table. Je suis très méfiant envers les couteaux à sushi, qui coupent comme les vrais katanas, depuis le jour où j’ai laissé un morceau de la peau de mon index sur la table à couper de l’un d’entre eux. Si le Japonais qui les manie sourit je suis sur le qui-vive. Celui-ci sourit.

―Konnichi wa.

―Konnichi wa.

―Watashi wa Gomes Sandra desu. Hajimemahiste – j’en reste baba. La pauliste parle japonais! Je n’en savais rien. Les deux se mettent à discuter de manière animée, discussion dont je ne comprends absolument rien, pas même les hochements de tête du cuisinier. Quand ils ont l’air d’avoir fini je chuchote à l’oreille de Sandra:

―Tu lui as demandé quoi?

―Ah, pardon, je ne lui ai encore rien demandé – elle se dirige à lui en montrant la table d’un mouvement circulaire – Omakase!

―Hai. Hai, répond-il en souriant.

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―Arigato, Suzuki san , lui dit-elle tandis que l’homme s’en retourne à la cuisine.

―Ce plat doit être abondant. Tu n’a demandé que ça? Parce que moi j’ai faim, hein.

―Mais non, benêt, ha ha! Omakase veut dire que je le laisse choisir, lui. Vois ça comme si c’était un menu surprise, mais ne fais jamais ça pour ton propre compte si le cuisinier ne t’a pas à la bonne. Sinon tu risques d’y laisser ta chemise ou tes intestins.

Pas de doute possible, Monsieur Suzuki a Sandra à la bonne. Nos voisins de table nous regardent du coin de l’œil, envieux, pendant tout le repas. Rien que pour les couleurs et la présentation, et si l’on y ajoute mes grognements de satisfaction à chaque bouchée, il est évident que nous avons reçu un traitement de faveur. Suzuki san vient de nous donner une leçon magistrale de fusion. Si on m’avait dit qu’il était possible de marier le foie frais poêlé avec la tomate sechée et l’huitre avec de la gélatine j’en aurais eu des sueurs froides. Qu’est-ce qu’elle va manquer cette fille quand elle va retourner à Oviedo et que je devrai manger japonais !

―Dis Sandra, quand on sortira, parle-lui de moi en bien à ce magicien nippon. Je ne peux pas vivre sans connaître ça une deuxième fois ! Où as-tu appris à parler japonais ?

―Quand j’étais petite j’ai aidé ma mère au marché pendant des années et la famille d’à côté était japonaise. Il y en a beaucoup à São Paulo. Ils ont toujours été bienvenus parce qu’ils sont capables de planter des tonnes de choses dans des espaces ridiculement petits. Il y avait un garçon de mon âge qui m’a appris tout ce que je sais. A l’époque c’était comme un jeu, aujourd’hui je crois que je n’en serais plus capable. Ca a été un plus, professionnellement parlant. Les clients nippons apprécient beaucoup ça, ils n’ont pas l’habitude d’être reçus dans leur langue. Quand tu viendras me voir je t’amènerai dans un endroit que je connais où ils font un petit poulpe rouge démentiel.

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―Enfin seulement si tu ne restes pas en Europe pour de bon. J’ai bien peur que ton année sabbatique se transforme en quelque chose d’autre. Bon, qui est-ce qu’on va critiquer aujourd’hui ?

―Tu es méchant, petit espagnol. Les Portugais le disent bien : de l’Espagne il ne peut venir ni un bon vent ni un bon mariage – elle me tire la langue.

―Ils disent ça parce que nous nous connaissons peu, seulement les défauts des uns et des autres. Nous sommes deux peuples qui ont toujours vécu dos à dos. De toute façon ça a l’air de changer. J’ai un ami basque très chieur qui dit que le Portugal est la seule région indépendante d’Espagne. Les Basques font toujours beaucoup de raffut. Tu es déjà allée au Portugal ? Je crois que si un jour on se débarrasse de la centralisation dans notre pays construire les « Etats Ibériques » avec les Portugais serait viable.

―Non, jamais, j’ai bien envie d’y aller. Je connais beaucoup de Portugais là-bas. Je ne suis jamais allé à Madrid non plus, sauf les passages fugaces par l’aéroport. La première fois que j’ai atterri à votre aéroport, j’ai eu l’impression d’arriver sur Mars. Qu’est-ce que c’est sec! Mes poumons se sont desséchés dès que je suis sorti de l’avion. Et ce monstre futuriste là au milieu de ce paysage marron. Je regardais par la fenêtre et franchement, j’ai pris un peu peur.

―Madrid, c’est quelque chose d’assez particulier. La légende dit qu’anciennement la Castille était peuplée de forêts et que nous les avons toutes fait disparaître pour construire des bateaux pour conquérir l’Amérique. Je ne sais pas jusqu’à quel point c’est vrai. De toute façon, au retour tu peux venir quelques jours chez moi et je te montre le coin, comme ça tu te feras ton idée. Je ne vais pas laisser passer l’occasion que tu me construises la baraque avec le cuisinier du Ginza.

―Je vais manquer mes classes d’espagnol si je fais ça. Si tu me promets que tu me parleras tout le temps en espagnol et que tu me corrigeras las fautes j’accepte.

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―Si toi tu me promets que tu ne te remets plus dans ma baignoire à poil quand je suis dedans c’est bon pour moi. La taille de la baignoire de ma maison et mon célibat actuel ne me laisseraient pas supporter ça une autre fois. Ok?

―Ok! Tu n’as pas beaucoup de résistance. J’espère que tu vas trouver une petite amie bientôt, tu es insupportable.

―Prends-le comme un compliment. En fin de compte, le jour où tu n’attireras plus les hommes comme maintenant tu prendras un coup au moral. Un autre sake ?

―Un coup au moral ou un soulagement. Je ne sais pas trop. Un autre sake, oui – dit-elle en finissant sa tasse de bois d’une seule gorgée. Je trouve amusante ton appréciation de la centralisation. Nous, nous avons des capitales pour tout. Et Brasilia a même remplacé Rio de Janeiro. Chaque fois qu’un carioca la ramène avec ses commentaires sur sa merveilleuse ville et critique mon Sanpa chéri, je lève le menton et lui dis : « Je suis désolée mon petit, dans les journaux de la métropole les stations balnéaires ne font pas la première page ». Mais vos régionalismes, c’est le comble, nous autres nous nous aimons.

―Nous aussi nous nous aimons, c’est seulement que nous nous montrons notre affection à coup de mandales et tu sais bien ce qu’on dit des jeux de main. Les gars de par ici ne sont pas très différents, tu sais? Ils ont des histoires de Nord contre Sud des plus truculentes. Et ils ne se rappellent jamais de la domination espagnole. Ils ont tellement oublié notre présence ici qu’ils s’attribuent l’invention de l’omelette aux pommes de terre et des cartes du jeu de mus.

―Ah, le mus. Quel jeu amusant. Ça j’ai réussi à l’apprendre rapidement à Oviedo. Je ne sais pas s’il y a quelqu’un qui travaille l’après-midi à cet endroit. Les bars de remplissent de gens à l’heure du café. Un vice très sain. C’est un peu comme notre jeu du bicho. J’aime les trucs populaires. En fin de compte je suis vraiment quelqu’un du peuple! – elle prend la pose d’une star de ciné, nous rions tous les deux – Ha ha ha!

―Et est-ce que tu t’entends bien avec le cidre ? Moi j’ai passé des nuits de cidre asturien vraiment très amusantes.

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―Et bien jusqu’au jour au j’ai découvert qu’il fallait aller aux toilettes sans arrêt, je me choppais des cuites horribles. Nous on a le chopp qui est aussi naturel et qui suit le même cycle urinaire. J’aime beaucoup ça maintenant. Mais le chopp me manque.

Nous passons le reste du dîner à parler des différentes régions de la peau du taureau. Avec Sandra j’arrive à faire tomber les barrières que j’ai toujours eues avec les Européennes. Je me sens bien à ses côtés. Et elle est tellement affectueuse! Au début j’ai eu un peu de mal à m’habituer à sa cénesthésie envahissante, mais maintenant cela me ferait bizarre qu’elle se comporte autrement. Mes compatriotes ont plus tendance à donner dans la cénesthésie du cardon de l’âne, même s’ils ont d’autres qualités et personne ne peut éviter d’avoir à s’adapter à l’environnement dans lequel il doit vivre. A part ça Sandra a des explosions tropicales vraiment terribles. Je pense que je serais bien capable de tomber amoureux d’elle, même si pour que cela conduise à quelque chose de viable il faudrait que je me débarrasse de certains tabous continentaux. Ce que je n’arrive pas à deviner, pas même avec la psychanalyse c’est si elle pourrait tomber amoureuse d’un type comme moi, et cela fait partie de son charme.

Un de mes cousins a vécu un an à Salvador de Bahia et il est revenu avec l’axiome suivant : « Ecoute Leonardo, l’Espagnole te nique à long terme et de manière totalement planifiée. La Brésilienne te nique tout de suite et totalement. Mais quel pied! »

Entre rires et provocations nous montons dans le taxi qui nous ramène à l’appartement afin que nous nous mettions nos costumes de gala. J’ai envie de voir Jéjé. Il doit être en train de mijoter de ces trucs…

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7 VIALE BIGNI

Chloé se met le pyjama. Elle a passé tout le trajet retour depuis la pinacothèque de Brera à me parler de Leonardo. C’est vrai qu’il a du charme, ce madrilène, même s’il a l’air un peu toqué. Ses histoires sur les Chinois, passe encore, mais quand il a commencé à parler de la guerre de l’opium j’ai commencé à avoir envie de bailler. Ceci dit, Pietro avait l’air intéressé, surtout par le fameux cahier qu’il a feuilleté, d’ailleurs. Et Pietro est très fort pour changer de sujet sans que tu t’en aperçoives si quelque chose ne lui plaît pas. J’en sais quelque chose! Sept ans ensemble et moi qui pensais que notre couple avait de l’avenir… Dans le fond qu’est-ce qu’on a bien fait de nous séparer et maintenant on s’entend bien! Vive la crise des sept ans!

Je ne suis pas préparée mentalement pour aller à une soirée ce soir. Mais quelle robe magnifique je me suis achetée! Ca oui j’en ai envie. Si je n’avais pas promis de faire le repas ce soir je serais en train de l’essayer encore une fois. Et quelle chance j’ai eu! Il n’y a aucune retouche à lui faire, je peux l’étrenner aujourd’hui sans problème.

Heureusement que la petite grenouille est une reine de la coiffure. Une fête de haut standing, le « tout-Milan » et moi avec ces cheveux. Comment sont mes ongles? Il faut aiguiser toutes ses armes, ils m’ont embrouillée et je me retrouve à accompagner Monsieur prise-de-tête. Quelle flemme! S’il me saoule trop je m’accroche à Pietro et je casse la baraque à la Brésilienne. Je savais bien que Monsieur le Duc avait autre chose en tête qu’un simple remerciement quand il lui a offert les chaussures au Brésil. C’est clair que ce Pietro utilise son usine comme d’autres invitent à boire un verre. Elle doit être contente, sa sorcière de mère. Si finalement on s’était mariés j’aurais dû lui donner rapidement du sirop de Borgia. Sinon, c’est elle qui me l’aurait donné.

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C’est dingue ce que le cahier de doléance reste ouvert même après tant d’années, et tout le monde est comme ça. Pietro m’a encore rappelé aujourd’hui la fois où il a attendu une heure dans cette boutique de New York et finalement je n’avais rien acheté. Ah les mecs! Si tu m’accompagnes, ne viens pas te plaindre ensuite. Sinon, tu ne m’accompagnes pas et youpi. Ils croient qu’ils nous font une faveur. Et puis ensuite ils ne se gênent pas pour baver si tu as bien choisi ton petit modèle ni pour te détruire s’ils voient une ride.

Ca fait un bon moment que je farfouille dans le garde-manger et je ne sais pas quoi faire. Elle est bizarre, Chloé! Comment peut-il y avoir des gens qui disent qu’ils n’aiment pas les pâtes? Je crois qu’ils font les intéressants. C’est comme si tu disais que tu n’aimes pas le pain ou l’eau. Tiens, une boîte de curry. Je sors des blancs de poulet du congélateur, je fais du riz et c’est tout bon. Si la nonnette n’apprend pas à cuisinier, elle va mourir d’ennui. Qu’est-ce qu’elle va bien pouvoir donner à manger à ses enfants si un jour elle en a? Elle dit qu’elle en a très envie. J’ai du pain pita? Oui, c’est parfait. J’ai résolu le problème du dîner. Des endives au gorgonzola en entrée et pour le dessert il y a de la glace. Je ne sais pas si je dois mettre les noix avec les endives ou dans le curry. J’en mettrai un petit peu dans les deux. Je vais faire chambrer un prosecco et hop à la douche.

―Hé, Jeanne d’Arc! Je t’ai déjà dit mille fois que tu ne dois pas fumer de joints dans l’appartement, tu me bousilles le feng shui! Va sur la terrasse, allez!

―Avec le froid qu’il fait? Ben voyons, t’es pas un peu dingue? Tu récupéreras ton feng shui quand je m’en irai. Je ne viens même pas une fois pas mois te voir! En plus, la dernière fois que tu es venue à Lyon tu as cassé mon feng shui avec Antoine et en plus tu l’as ramené à la maison sous mon nez. Tu m’as entendu me plaindre jusqu’à maintenant? Non, hein? Allez tiens, fume et respire un peu, parce que j’ai bien l’impression que tu es jalouse de la fameuse Sandra. Je me trompe?

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―Ouf, je ne touche pas à ce genre de choses depuis la master, mais allons-y. Ce soir il y a une soirée et je ne suis pas très sure d’avoir vraiment envie d’y aller. Jalouse moi? Qu’est-ce que tu racontes? Je n’ai rien à défendre.

―Si tu le dis. Moi je ne parle pas beaucoup, mais j’observe énormément, et même si je n’ai pas tes yeux de hibou je vois aussi bien que toi.

―Qu’est-ce que tu es bête! Et ne critique pas mes yeux, tu sais très bien que ça me complexe depuis toujours! D’ailleurs j’arrête la fumette, sinon je ne vais pas trouver un collyre capable d’arranger ça. Je vais me doucher. Tu me coiffes ensuite?

―Mais oui. Tu sais bien que ça me détend énormément. Mets de la musique avant de te doucher, please. Pas quelque chose de trop commercial. Pitié.

―Regarde-la, celle là, avec sa musique alternative! Tu pourras toujours te plaindre de mes goûts musicaux. Je te mettrai ce que j’ai envie de te mettre. Je suis ici chez moi et si je veux je casse une assiette.

Je fais démarrer l’Ipod et Je t’aime, moi non plus résonne dans la pièce. Quelle coïncidence! La petite grenouille va penser que je l’ai fait exprès. J’adore le random. Je vais choisir un survêtement pour le dîner. Qu’est-ce que ça fait du bien! La salle de bains est bien chaude. C’est bien de vivre seule, mais il y a des choses qui ne peuvent se faire qu’à deux. Je suis à moitié dans le cirage avec le joint, mais je ne me rappelais plus comme c’était agréable de prendre une douche après quelques taffes.

Arghhhhhh! Maintenant je me rappelle pourquoi je n’aime pas les joints. J’ai mes règles en avance! Et voilà la fontana de Trevi! Et moi qui suis une horloge suisse. Ca aurait dû être après-demain! Bon, et bien il est verni Monsieur prise-de-tête. Double défi, petit Espagnol Parole d’honneur que ce soir tu va rester sur ta faim.

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Je sors du bain et j’entends Paolo Conte. Chloé est allongée sur le canapé avec le masque de glace du congélateur sur le visage et fait des ronds de fumée avec une cigarette placée dans un fume-cigarette art-déco.

―Tu me coiffes alors, Jeanne ? Ce surnom te va parfaitement. Pas parce que c’était une sainte. Tu n’arrêtes pas de mettre de la fumée partout! Foutu, mon feng shui.

―Qu’est-ce que t’es relou avec ton feng shui à la con! Il y a du feng shui dans les tentes de camping? Allez viens par là, je vais te transformer en modèle prête pour un défilé.

―Qu’on voie bien mon cou, steup, je vais mettre le collier de mariage de maman. C’est arrivé en avance et je suis très sensible.

―Mets-toi plutôt le collier du chien alors. Comme ça celui qui s’approchera saura qu’il court à sa perte. Regarde, un truc dans ce style?

Comme s’il parlait français, les oreilles de Rufus se dressent et il nous regarde, blotti, depuis son panier dans un coin du salon. C’est un bulldog français très gentil. Dans la boutique où je l’ai acheté, tout jeune chiot, c’est lui qui m’a choisi en fait. Il doit aimer écouter les gens parler sa langue.

Chloé a des doigts de fée. En moins d’une demi-heure elle fait en sorte que je paraisse sortir du salon de beauté. Je me mets à préparer le souper et pendant que je blanchis l’oignon je verse quelques petites larmes. Je ne sais pas si c’est le joint ou que je suis contente que la petite grenouille soit venue me visiter. Le master avait été tellement amusant! Ça doit être les deux. Ca ne peut pas être l’oignon, je ne pleure jamais à cause des oignons. Pietro n’a jamais compris que nous les femmes, nous pleurons plus quand nous sommes heureuses que quand nous sommes tristes. Moi je suis comme ça en tout cas. Lui, il se sentait toujours coupable. Voyons voir ce curry. Divin.

―A table Chloé! Mets une autre chanson avant de t’asseoir. Mets celle que tu veux et ramène la télécommande. Ca a une bonne tête, ça…

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J’éprouve des sentiments contradictoires envers Monsieur Prise-de-tête. Chloé me raconte leur conversation dans la cathédrale. Elle, elle l’a adoré, elle dit qu’il est plein de tact et prévenant. De toute façon les Françaises n’ont jamais pensé comme les autres. Dès qu’elles voient un type qui sent le vieux livre, elles fondent. Moi aussi ils me plaisent, Pietro est une bibliothèque sur pattes, mais celui-ci a quelque chose de dérangeant. Je ne sais pas, c’est comme s’il t’observait de l’intérieur et je ne sais pas si ça me plaît vraiment. Ceux qui te voient comme quelqu’un de superficiel restent à la surface et sont plus facilement maniables. Je crois que c’est pour ça que j’aime tant m’occuper de mon look, comme ça ils ne vont pas chercher à creuser.

La culture c’est très bien, mais chez l’homme je ne crois pas que ce soit le plus important. A quoi servent les diplômes etc. s’ils n’ont pas de sensibilité? En fin de compte eux se conquissent par la vue et nous par l’ouïe. Je préfère trois mots d’amour au bon moment que La Divine Comédie en hendécasyllabes. La générosité m’attire aussi. C’est facile de tout donner quand il y a de l’amour, ce qui est difficile c’est de donner quand il n’y en a pas, ou quand il n’y a pas d’endroit où piocher. Je ne vais pas m’intéresser à lui. Nous n’avons échangé que quelques paroles en fait. De toute façon la brésilienne disait qu’il m’avait remarquée juste pour avoir un accès plus facile à mon ex. La vieille ruse.

―Hé, Jeanne, tu ne veux vraiment pas aller à la soirée ? On était invitées les deux. Alleeeez, viens. J’ai une robe qui va t’aller super bien. On dirait presque une soutane.

―T’es une marrante. Je ne te passe plus mes pétards si ensuite tu me donnes des coups de poignard comme ça. Tu m’as vue? Regarde comme mon pyjama s’est collé à ma peau, regarde. Et c’est celui des petits lapins. Ce soir je fais l’amour avec Bugs Bunny.

―Pas plus de joints, ça me fout complètement dans le coltard. Je ne sais pas comment tu fais pour résister. Tu es

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Sœur Tarpé. Alleeeezzzzz vieeeens. Sans toi je vais m’ennuyer à mort. Je te prête une robe de grosse salope!

―Je t’ai dit que non! Je meurs de sommeil et c’est bon pour toi de te faire de nouveaux amis, même si tu reviens bredouille. Je crois que tu es en train de t’habituer à la solitude et je n’aime pas te voir comme ça. Tu as toujours été une romantique incorrigible. Ca ne te va pas d’être seule, ça t’assombrit. Il y a des gens qui sont faits pour penser, d’autres sont faits pour rêver, toi tu es née pour faire des choses tout le temps. Va a la soirée, bourre-toi la gueule, danse et fais dans la relation publique. Ca me rendra heureuse. Et j’adore ta nouvelle robe, tu vas tout casser. Je reste avec Buggs, avec Rufus, mes joints et ta musique de supermarché du coin. Une vraie orgie.

―Tu es une mal polie, mais je t’aime. Fais-moi un bisou. Débarrasse tout ça, je dois me maquiller. Prépare aussi une cafetière pour quand arrivera Pietro. Et autre chose : ma musique est excellente, sache-le!

Au moment où je finis ma phrase Locomotion, de quand Kylie Minogue inventa Katy Perry, se fait entendre. Nous nous regardons toutes les deux fixement et nous ne pouvons pas nous empêcher de rire. Et le joint n’a rien à voir là-dedans. Chloé a raison, je suis une incorrigible romantique.

Heureusement que papa tolère mes quelques pauses. Il est très sévère et je crois que je travaille plus en étant avec lui que si je travaillais dans une entreprise quelconque du coin. Quand je lui ai dit que Chloé venait passer une semaine ici il l’a bien pris, mais il l’a quand même noté dans son agenda au feutre rouge. Papa marque toutes les choses autour de lui au feutre. S’ils étaient interdits il serait bien triste. Il ne veut pas entendre parler des ordinateurs, il dit qu’ils sont la véritable Apocalypse. Le début de la fin du droit à l’intimité, qu’il dit. D’une certaine manière il n’a pas tort.

En Sicile nous sommes très attachés aux traditions et, même si cela fait très cliché, tout ce que racontent les films, non seulement c’est vrai, mais encore c’est le pâle reflet de la

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réalité. Mon grand-père achetait déjà les oranges tout comme Marlon Brando quand le ciné était encore en noir et blanc, selon papa, et il fabriquait aussi sa propre huile d’olive.

La première boutique de papa a été incendiée par des sans-gênes. Selon la police il s’agissait de jeunes gars qui avaient un peu trop bu. Papa a passé toute la nuit au téléphone et quelques jours plus tard des messieurs que je n’avais jamais vu dans le village sont venus et ils se sont en allés tous ensemble dans une camionnette noire.

Papa a passé quatre nuits dehors et Maman était très inquiète. C’est alors que Papa réapparut, très sale, avec un sourire jusqu’aux oreilles et une mallette. Il a réparé sa boutique et a acheté le local d’en face. Plus jamais on ne mit feu à l’une de ses possessions. Deux de ces messieurs se sont installés à côté de chez nous et depuis lors ils accompagnent papa partout. Lui les appelle « mes cousins de Catane », il doit penser que moi je ne suis pas sicilienne et que je joue encore aux poupées.

Un camarade de classe d’une amie napolitaine a eu l’idée d’écrire un livre. Après ça, un documentaire basé sur le livre a été tourné, documentaire qui a eu beaucoup de succès. Ce pauvre garçon craint encore pour sa vie, il sursaute au moindre bruit et sa famille est détruite. Il doit être en contact avec l’autre écrivain là, celui de la fatwa de Khomeiny. Peut-être sont-ils allés boire un verre de temps en temps avec Ben Laden pour parler de Che Guevara ou de Spartacus. Je connais aussi quelques parents de ce fameux juge qui s’est fait pulvériser, mais j’aime ma terre de toute mon âme. Plus encore depuis que j’ai voyagé de par le monde et que j’ai découvert que la même ombre vit partout sous des noms différents.

Je pense qu’au jour d’aujourd’hui c’est plus intelligent de réparer le système de l’intérieur que de l’extérieur. Dans tous les cas, ça ne sert pas à grand-chose de le détruire si c’est pour en mettre un pareil ou pire à la place. Le mal est dans nos

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propres têtes et la mienne est blonde, en plus. C’est très pratique d’être blonde pour faire croire que tu es stupide.

Enna est un endroit magnifique. C’est le village le plus haut de l’île et en hiver il y fait un froid polaire. Chez Papa et Maman j’ai une collection de bonnets en poil de marte que je ne mets que là-bas. Quand j’étais petite je pensais que le docteur Jivago était un habitant du village et je voulais être Lara une fois adulte.

Je ne vais pas être prête à temps. Je prends un sac ou non? Je dois le prendre. Je vais avoir besoin au minimum de deux paires de bas de rechange, le téléphone portable, les suppositoires de coton et le porte-cartes. Je vais prendre ce petit là, qui va bien avec la robe. Des talons. Pietro sera là, je ne peux pas me louper sur les chaussures. Voyons voooir, ceux-là. Beaux, noirs, dansables et indolores. Sous-vêtements de chasse ou de paix ? De chasse. Je ne suis pas une chasseuse mais ça me donne confiance en moi. Ce bustier je ne l’ai encore jamais mis. Maintenant le maquillage. Vite, vite, vite, on peut sonner à tout moment.

Driiiiiiiiiing ! Dring ! Dring ! Dring ! Dring ! Dring ! Driiiiiiiiiing !

Pietro est déjà là ! Plus tôt je pense à lui, plus tôt il apparaît. Toujours ponctuel, l’animal.

―Chloé, ma belle, fais-le entrer et offre-lui un café! Et qu’il ne soit pas pressé, se maquiller c’est tout un art!

La patience aussi est un art. Ils ne voulaient pas du haut standing? Ils vont voir ce que c’est que du haut standing. Voyons voir. Clinique, Sephora, Lancôme… C’est un bouton, ça? Non. Ouf! Un bouton ça aurait été le bouquet, déjà les règles c’est suffisant. S’il y avait des télé-maquilleuses, ce serait le moment idéal pour leur passer un coup de fil. Ah, voilà Chloé qui ouvre la porte.

―Salut Chloé. J’ai eu beaucoup de chance. Il y avait une place pour se garer juste devant la porte. Je crois que je vais laisser la voiture ici et nous allons prendre un taxi. Je ne veux

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pas chercher à savoir comment sont les alentours de la Scala avec cette soirée.

―Dis-donc, quelle différence. Cet après-midi tu ressemblais à l’Allemand du Duomo et maintenant tu es un vrai gentleman. Si Lucia ne m’avait pas parlé de ton côté obscur, je me poserais quelques questions.

―Eh ben dis donc la novice! Je vois que tu t’en es déjà fumés quelques uns, pas vrai?

―Je n’ai pas besoin du THC pour me faire ma propre opinion, petit con. Sois content de la fleur que je t’ai lancée et ne gâche pas ma première impression. Viens, je t’amène un café. Lucia est presque prête.

―Lucia! Nous ne sommes plus fiancés! Tu n’as pas besoin de me faire attendre! C’est une blague! Tu n’as pas besoin non plus de te fâcher!

Celui-là ne va jamais murir! Quelle plaie! Je ne me peux pas me déconcentrer maintenant, si jamais le rimmel dégouline je ne sors pas d’ici avant une demi-heure. Parfait. Maintenant la nouvelle robe. Voilà! Je vais faire une entrée. Voyons voir, le miroir. Mieux que ce que je pensais.

―Bon. Qu’est-ce que vous en dîtes? Ils mettent du temps à répondre. Super! Je suis prête pour

le Duomo ou pour la remise des Oscars. Pietro est le premier à parler.

―J’en suis sans voix, ma petite. Dans la boutique on ne pouvait pas penser que ça allait donner ce résultat. Tu es superbe, princesse.

―Vous êtes vraiment impeccables tous les deux. On verra si vous revenez dans le même état. A mon avis vous allez terminer comme deux loques et chacun de votre côté. J’ai même envie de vous prendre en photo. Une seconde, je vais chercher l’appareil.

―Merci les amis. Dis Pietro, on fait comment finalement ? Je crois qu’on devrait y aller en taxi.

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―On y va en taxi, oui. De toute façon, on n’est pas en retard. Tu t’es faite si belle pour l’espagnol? Je vais être jaloux.

―Toi, occupe-toi du Brésil, je m’occupe moi-même de mes affaires. Je m’habille comme ça pour moi. Approche-toi que je t’arrange le nœud papillon, on dirait un épouvantail. Ta maman chérie t’a donné sa bénédiction et le bisou de bonne nuit? Tu as la permission de minuit, Cendrillon?

―Ne commence pas avec maman, on avait bien commencé. En plus elle t’aimait beaucoup, tu le sais bien.

―Oui. Ce qu’elle voulait, c’était me voir empalée au Colisée. Allez, souris à l’appareil maintenant que je t’ai arrangé. Et enlève cette paluche, cochon, tu y as eu droit plus qu’à ton tour. A ton âge tu devrais avoir honte de vivre encore chez ta mère.

―Tu te trompes. Nous sommes juste voisins de palier. Et la porte de communication entre les deux appartements est toujours fermée.

―Oui, elle est toujours fermée. Sauf le jour où tu as insisté pour que je joue les Kim Basinger de Neuf Semaines et Demie. J’en suis presque morte de honte. Et cette peau de vache au lieu de s’en aller discrètement elle reste au beau milieu à te faire la morale. Allez, Pietro. Ne me vends pas de chaussures, j’ai eu mon compte. Comment tu peux te la jouer indépendant alors que tout l’immeuble est à elle ? Et elle en a d’autres. Tu aurais pu au moins aller dans un autre. Non ? Ou à votre maison de Côme.

―Maman est très âgée et ça lui fait plaisir de diner de temps en temps avec son fils aîné. Allez, arrête, en plus elle est veuve la pauvre. Depuis que Papa est mort elle s’ennuie énormément.

―Eh ben tu vois, tu es le fils de la veuve. C’est bon, tu peux être franc-maçon.

―Qu’est-ce que tu es sympa. Chloé nous fait deux photos. Je bois le café d’un seul trait

et c’est parti. Un trajet en taxi ensemble et ensuite chacun

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pour soi. Notre histoire a été très belle et je continue à bien l’aimer, Pietro, mais je l’ai échappée belle.

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8 VIA GIORGIO PALLAVICINO

J’ai quarante-trois ans et je vis encore chez ma mère. Je n’ai pas vraiment de petite amie depuis que Lucia et moi avons rompu. Il faut dire que je n’ai pas eu beaucoup de temps pour ça. Entres les voyages d’affaires, cette sacrée usine chinoise et l’achat de l’hôtel à Malte je n’ai pas une minute. Je crois que ce deal à Malte va être du bon business. C’est une seconde ligne de falaise, mais selon les études qu’a faites une équipe de géologues, d’ici vingt ans la mer aura fait son travail et il sera en première ligne. D’ici là nous aurons déjà amorti l’achat actuel et nous ne serons même pas loin d’avoir amorti la moitié du financement de la troisième ligne. Il y a de moins en moins de deals comme ça, tout est pris. Comme je ne suis pas pressé d’avoir des enfants ce sont les enfants de Stefano qui rafleront la mise, et ceux-ci sont capables de tout dépenser en dix ans. Oh oui, ils en sont capables, sans aucun doute. Sacré petit frère! Il les a mis dans un bon petit internat américain et lui hop, à vivre la belle vie. Ca va que c’est le cadet, mais il aurait pu avoir un geste pour nos affaires en Chine.

Ce qui se passe c’est qu’il n’y a plus de valeurs. Papa avait raison. D’ailleurs moi-même j’en ai de moins en moins. Mais mon petit frère, c’est le pompon. Nous avions dit que nous aurions chacun un an de vacances pour gérer notre business et il m’en doit déjà deux sous le prétexte qu’il est marié et moi non. Je pense m’en prendre trois de suite pour les histoires en Chine, c’est clair! Ce soir je vais mettre le smoking rouge, on va voir si comme ça je me calme.

Je dois passer prendre Lucia à dix heures et demie. Je vais diner avec Maman parce qu’Antonietta m’a dit que ce soir il y avait des grenades au vin en dessert. C’est sûr qu’elle me l’a dit par ordre de la maîtresse des lieux. Je connais bien mes troupes. Voyons voir ce smoking. Impeccable. Je vais mettre les chaussures en cuir de l’année dernière. Les gens diront que

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je me suis déguisé en feu rouge. Je déteste ces soirées de gala. S’ils savaient ce qu’il faut étudier pour se faire remarquer sans sombrer dans le ridicule. Qu’ils en parlent au prince Charles. Bon, tout est en ordre.

―Salut Antonietta. Où est Madame ?

―Madame votre mère est assise nue aux toilettes porte ouverte depuis le milieu de l’après-midi. Essayez de la convaincre de fermer la porte, mon petit Pietro, c’est très désagréable. Nous ne sommes pas des singes, pas vrai? Pourquoi devrais-je la voir comme ça et écouter ses malheurs. Je suis payée pour nettoyer et cuisiner, moi.

―Ha ha ha! Tu sais bien comme elle est Antonietta. Elle a peur de rester enfermée et à son âge on ne lui dit rien. Ne t’inquiète pas, va. Je te jure que nous sommes sur le point de la convaincre d’embaucher deux infirmières professionnelles vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Son estomac ne la laisse plus du tout en paix.

―Que Dieu vous entende, mon petit Pietro. Ne riez pas s’il vous plaît. Ça va de mal en pis. Voulez-vous goûter la soupe aux châtaignes? Je l’ai faite juste comme l’aimait Monsieur le duc, que Dieu protège son âme. Je crois que je suis la seule à qui votre défunt père manque.

―Il nous manque à tous, Antonietta. Même Madame le démontre en pestant contre lui sans arrêt. Excellente la soupe Antonietta, Papa serait ravi.

Elle a raison la pauvre Antonietta. Maman est de la vieille école et elle n’a jamais su ce que c’était que l’empathie. Depuis qu’elle est devenue veuve elle peut arriver à être franchement insupportable. Quand elle t’aime c’est encore pire. Moi elle m’adore et chaque fois que nous sommes ensemble c’est comme le son d’une charnière rouillée. Je crois que je ne l’ai vue embrasser que des nouveau-nés. Un jour Antonietta va lui préparer une soupe surprise. Je dois la convaincre de prendre des infirmières rapidement.

―Maman, tu es là?

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―Entre mon fils, entre. J’espère que tu vas pouvoir m’aider à me nettoyer, je ne me vois pas bien. Tu as terminé la journée en faisant les mêmes imbécilités que d’habitude ou tu as réussi à faire baisser ta moyenne?

―Grand Dieu, Maman. Ce mois ne va pas s’achever sans que tu aies embauché les infirmières. Tu ne vas pas bien du tout. Et ferme au moins la porte de la chambre. A clef. Le commissaire m’a dit que les viols de personnes âgées sont en augmentation dans le quartier.

―Pas question d’avoir des infirmières! Je me débrouille parfaitement toute seule! Ce n’est pas un pusillanime de ton genre qui va venir me donner des ordres.

―Ah oui? Et bien écoute, aujourd’hui tu vas t’habiller toute seule. Si tu n’arrives pas à te boutonner le chemisier, elles commencent lundi.

―Tu me mets à l’épreuve? Je vais te montrer ce qu’est la dignité de la noblesse sarde. Va à la salle à manger, fils dénaturé, et va te faire voir aussi! Je me débrouillerai seule.

Antonietta a vraiment raison. Je vais à table et je me mets à lire les nouvelles, pour voir ce que le monde raconte. Alors… le monde raconte les mêmes choses que d’habitude. Le problème de la grande majorité des journalistes c’est qu’ils croient ce qu’ils pensent et du coup ils le mettent à la une. Quelle force a la Brésilienne. Cette fameuse nuit à Florianopolis j’ai eu du mal à oublier son déhanchement. Sandra. Qu’est-ce que le tailleur rose lui va bien! Malgré ses chaussures horribles! J’aimerais bien savoir comment lui va l’absence de vêtements. Voilà Maman qui vient, la tête dressée. Elle a réussi à boutonner trois boutons sur dix et elle n’a pas pu enfiler les manches.

―Allez Maman, viens par là. Trois boutons, ce n’est pas mal. Tu es une lionne. Un instant. Mets le bras droit ici, très bien. Et puis l’autre, super. Maman je vais passer tout le mois qui vient à la maison du lac. Veux-tu que je dise à Stefano qu’il vienne avec toi?

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―Celui-là, s’il ne vient pas me voir de sa propre volonté ne lui dis rien du tout. Dis-donc, freluquet, tu vas au lac? Tu pourrais embaucher quelqu’un qui m’aide pendant ton absence.

―Bien sûr Maman, tes désirs sont des ordres. Fais sonner la cloche, qu’on apporte la diner, je suis pressé. Ce soir je vais à une soirée.

―Merci, mon fils, tu es un zéro mais au moins tu ne déranges pas trop.

J’ai réussi! Les infirmières vont coûter les yeux de la tête, mais celles-ci ne sortiront pas de cette maison avant les calendes grecques. Je n’ai bien sûr pas du tout l’intention de monter au lac. Pour chauffer la maison il faut au moins une semaine et c’est trop inhospitalier pour y aller tout seul.

―Dis Maman, tu aimais Lucia ou te ne l’aimais pas?

―Quelle question! Plutôt qu’avoir un fils bête ça aurait été mieux que les Russes soient venus égorger les grands-parents, comme ça a été le cas avec ce pauvre Nicolas et sus pauvres filles. Moi je t’ai élevé pour que tu remplisses la maison de roturières? Et siciliennes, bon sang de bonsoir! Mais qu’est-ce que tu crois? Si tu voulais une réponse eh bien tu l’as. Aventurières. Aventurières toutes les ingénues qui ont franchi le seuil de cette porte.

―Eh quand même Maman, qu’est-ce que tu exagères. Je crois que la seule personne ouvertement fasciste qui est encore en vie en Italie c’est toi. J’en connais un certain nombre qui le sont mais ne le disent pas. Pas mal même. Tu aurais dû voir la dernière réunion du club. Dis-donc, qu’est-ce qu’elle fait bien la soupe aux châtaignes, Antonietta. Je crois que je vais l’emmener avec moi au lac. Antonietta hein, pas la soupe.

―Tu emmènes Antonietta au lac et je ne réponds plus de mes actes! Mais qu’est-ce que tu crois? Tant que je respire on fera ce que moi je dis. Fainéant, coureur de jupons et sans aucun respect. Comme tu me rappelles ta feignasse de père, il ne te manque que le démon du jeu.

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Elle est brûle de colère. C’est parfait, elle raisonne mieux comme ça. Je vais lui parler de nos affaires en Chine, on va voir ce qu’elle en pense. Je dois reconnaître que ce que m’a raconté l’Espagnol a piqué ma curiosité et si Stefano ne vient pas s’occuper rapidement des chaussures il va avoir droit à quelques surprises de dernière minute.

―Maman, quelle opinion as-tu des Chinois? Tu crois qu’ils vont acheter nos chaussures? Giorgio s’entête à vouloir fermer Gêne et à relocaliser là-bas.

―Eh bien je suis contente que tu me poses la question et figure-toi que j’ai une opinion que je taisais depuis plusieurs décennies. Les embouchoirs de Zürich? Une énorme stupidité. Tu ferais bien de les laisser à ton frère. Le négoce de chaussures? Deux stupidités. Cela ne vaut pas la peine que tu risques ta vie d’avion en avion pour deux tondus et trois pelés portent notre écusson. N’oublie pas que vendre du cuir c’est bon pour les marchands. Anciennement la famille faisait ça pour se distraire et pour avoir le sceau de la maison royale, qui donnait droit à d’autres privilèges. Tu vois une maison royale quelque part dans notre péninsule dévastée, toi? Et bien moi non plus. Pour moi tes usines peuvent bien toutes brûler…

―Maman, tu divagues! Je ne peux pas en croire mes oreilles!

―Ne m’interromps pas, je n’ai pas fini, pusillanime. Je n’arrive pas à croire que vous soyez le fruit de mes entrailles, quelle race de merde! La seule qui vaut quelque chose, et encore, c’est ta sœur. Principalement parce que c’est une femme. Ecoute-moi bien, imbécile, parce que je ne le dirai pas deux fois. Je ne vais pas vivre encore bien longtemps mais je ne peux pas partir sans que tu aies entendu ceci. Tu m’as demandé ce que je pensais de la Chine, c’est la seule question intelligente que tu m’aies posée depuis que tu es né. L’argent c’est une vue de l’esprit, Pietro. C’est pour ça que la force du sang est bien plus importante que l’argent. L’argent n’a jamais été important. Avec lui tu as ce que le système trouve bon, mais si le système change, aïe aïe aïe. Les Chinois ont inventé

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les billets et nous les avons tout de suite adoptés parce qu’ils s’usent encore plus vite. De nos jours il n’existe presque plus parce que vous avez tout mis dans des chips. Rends-toi compte du peu de valeur de l’argent. Et comme tout se qui va se produire dans les vingt prochaines années est déjà engagé sur le marché de futurs, il vaut moins que rien. A peine une promesse qui ne tient qu’à un fil. La Chine n’a pas perdu ses racines et cela les rend plus sages. Eux, ils sont comme l’Eglise, qui compte sur la promesse de l’éternité et ils ont une patience infinie. Quand tu négocies avec un curé ou avec un Chinois tu ne négocies pas avec la personne que tu as en face de toi, en réalité tu négocies avec toute l’église future ou toute la Chine future.

―Les curés sont certainement conscients de ce que tu dis, mais je ne crois pas que ce soit le cas des Chinois, mamma.

―Pietro, chaque Chinois est une écaille du dragon et le dragon n’est pas pressé. Il fait joujou et il est mort de rire quand il voit notre vision du monde. Nous les Occidentaux, nous sommes frénétiques, nous voulons des résultats immédiats et c’est notre faiblesse. Nous croyons que sommes le cheval de Troie et en fait ce sont eux qui nous attirent vers leur nid comme l’araignée, mais ils ne vont ni nous exterminer ni nous démontrer quoi que ce soit. Notre seul but comme européens c’est de les convaincre que l’authenticité n’a pas de prix. Ils doivent continuer à nous voir comme quelque chose d’exotique et si nous y arrivons, nous aurons réussi à conserver notre culture. Laisse le reste aux Américains jusqu’à ce qu’ils apprennent la leçon, ceux-ci ont construit plus de répliques de la Tour Eiffel que de puits de pétrole et ils croient qu’ils peuvent convertir un Chinois en autre chose qu’un Chinois. Tu dois toujours regarder le passé pour voir le futur. Si tu veux t’amuser demande-toi par exemple ce qu’il est arrivé à tout l’or qui est sorti de la terre tout au long de l’histoire de l’homme, ça en fait beaucoup et il doit bien être quelque part. Et demande-toi aussi à quoi il sert. La banque a beau avoir de l’argent dans ses coffres, tu dois chercher la

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richesse autre part, mon fils. Pense aussi au mécanisme des fortunes traditionnelles et des nouvelles fortunes de votre Internet. En fin de compte, votre Internet n’est rien d’autre qu’un énorme taximètre. Réfléchis beaucoup à tout ceci, tête de linotte. Ce n’est qu’en utilisant ta tête que tu arriveras peut-être un jour à faire honneur à ton nom de famille, au vrai, pas au nom postiche que tu portes.

―Tu es incroyable, Maman. Je ne suis pas d’accord sur tout, mais je te promets que je vais réfléchir pour de bon à ton point de vue. Très enrichissant. Tu me donnes toujours un nouvel éclairage sur les choses. Enfin, quand tu ne me donnes pas de claques.

―Parce que tu es une nullité, pardi! Tu n’es rien de plus qu’un coup que j’ai tiré avec ton père! Si je dis « pauvre merde », tu dois répondre « présent »! Qu’est-ce qu’il y a comme dessert, Antonietta?

―Des grenades au vin, Madame. Comme nous en avions convenu.

―Toi et moi, nous ne convenons de rien! Va à la cuisine et amène le dessert!

―Qu’est-ce que je suis content, Maman, mon dessert préféré! Viens-là que je te donne un baiser sur le front.

―Aïe! Attends que je te dénoue un peu le nœud-papillon, on dirait un majordome. Si mon préféré n’était pas ton frère, qu’est-ce que nous nous entendrions bien. Tu le sais, n’est-ce pas?

―Bien sûr, Maman. Moi aussi je t’aime.

Maman fait partie de ces personnes auxquelles ils font enlever les premières couches pour les découvrir, comme les figues de Barbarie. Si tu enlèves les épines tu trouves un cœur d’or. Elle adore parler en paraboles parce qu’elle aime fréquenter les curés et il faut être bien entraîné pour savoir où elle veut en venir. Son frère aîné est curé et il vit deux étages en-dessous de nous.

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Cet immeuble a conservé beaucoup de choses des temps glorieux, la chapelle souterraine entre autres. Et oui, Maman n’a pas besoin d’aller à l’église sauf pour les mariages, baptêmes et communions. Elle a à domicile le curé de la paroisse et l’autel et quand nous étions enfants nous n’avons pas pu y échapper un seul dimanche ou jour férié.

Elle possède également depuis toujours un des appartements loué à un coiffeur français. Un homme très drôle et avec une fine moustache à la Salvador Dalí et des mains extrêmement longues. La famille a toujours eu le droit à la coupe de cheveux un dimanche par mois à la maison. Personnel inclus.

―Bon Maman, je m’en vais sinon je vais arriver en retard. Si tu as besoin de quoi que ce soit, il suffit que tu m’appelles sur le portable, je le laisserai allumé.

―Je ne t’appellerai pas, même si j’étais en train de m’asphyxier dans la baignoire, mon fils. Je suis une femme indépendante, moi. Ton imbécile de père le savait bien quand nous nous sommes mariés. Quel est le thème de la soirée à laquelle tu vas?

―C’est l’anniversaire d’un journal. Le Giornale del Mondo. Je pense que ça va être amusant.

―Ce pamphlet de communistes? J’espère qu’ils ne vont pas te contaminer avec leurs idées. Les cocos sont toxiques. Tu as très bien choisi la couleur du costume. Allez, amuse-toi bien, pusillanime.

Je descends avec l’ascenseur, j’en profite pour fermer mon manteau et j’enfile mes gants de vigogne que m’a offerts ma sœur Noël dernier. Ils sont jolis. On dirait que Carlota a hérité de la famille le coup d’œil pour le cuir. Elle vit à Rome et est actrice de théâtre. Je m’assois au volant de ma Morgan de 1981 et je me dirige vers la Viale Bigni pour passer prendre Lucia, comme au bon vieux temps. Ce qui a changé c’est que j’y vais en pensant à Sandra. A Sandra et au discours de ma mère qui m’a laissé sans voix. C’est la seconde fois

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aujourd’hui qu’on me dit qu’il faut que je me défasse des embouchoirs de Zürich. Ou bien ils sont devenus tous fous ou bien il y a du changement dans l’air.

Quelle chance j’ai eu pour garer ma voiture! La voiture ne bougera pas. Le vieux Pasquale est là où je l’avais laissé, en train de faire des mots croisés dans sa loge et fumant sa pipe de corne usée. Aujourd’hui encore je serais capable d’aller chez Lucia les yeux bandés en suivant l’odeur de fraise.

―Buona sera, cher Pasquale. Comment vont vos mots croisés?

―Signore Scandia, cela fait longtemps! Ne me dites pas que vous vous êtes réconcilié avec Mademoiselle Lucia, quelle bonne nouvelle!

―Non, cher Pasquale. Il n’y a pas de réconciliation. L’amour meurt et seule reste la vieille amitié, vous savez bien comment ces choses se passent.

―Non, signore. Moi je ne sais plus comment ces choses-là ni les autres d’ailleurs. Je me sens vraiment étranger au monde dans lequel on vit maintenant. Ignoré, lointain et inconnu. S’il n’y avait pas les mots croisés et ma fidèle Carola, qui me contrarie plus qu’une rage de dents. Je ne sais pas pourquoi je suis encore de ce monde. Ah Seigneur! Quand est-ce qu’il m’emportera, le Seigneur?

―Moi je vous vois en pleine forme, cher Pasquale. J’ai l’impression que vous avez encore beaucoup de mots croisés devant vous.

―Vous êtes très gentil, signore. Moi je vous vois comme un garde impérial. C’est dommage que vous ne soyez plus ensemble. La solitude ne convient pas à la demoiselle. Elle salue chaque fois qu’elle passe mais elle s’arrête rarement pour parler avec ce vieux bonhomme. Avant elle n’était pas comme ça.

―Ne vous inquiétez pas, cher Pasquale. Une femme comme ça ne finira pas vieille fille, vous verrez. De toute

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façon n’oubliez pas qu’elle est Sicilienne. Si elle vous salue encore, vous n’avez pas de quoi vous tracasser, croyez-moi. Allez, je monte.

―Vous avez un fin humour de lombard, signore. Montez, montez. Vous serez toujours le bienvenu ici.

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9 CHLOÉ

Chloé vivait à Bordeaux avec ses parents. Lui était viticulteur et elle dentiste. Marc et Claude. Les deux dernières années ils avaient lutté vaillamment pour sortir leur fille de son « deuil asynchrone récursif », pathologie qu’avait diagnostiquée le troisième spécialiste qui s’était chargé de Chloé. Le deuil commun, disait le docteur Pillon, se compose de quatre phases, à savoir :

―La phase de l’impact : incrédulité devant la perte. Confusion, perte d’appétit, nausées et insomnies.

―La phase de la faute : acceptation de la perte. Angoisse et désordre émotionnel généralisé.

―La phase du repli sur soi : recherche de l’absent. Isolement, hypersensibilité auditive, crampes d’estomac et boule dans la gorge, étouffement et sécheresse buccale. Hallucinations sporadiques mettant en scène le défunt.

―La phase de restructuration : réintégration dans le monde et guérison. Prise de conscience, acceptation de l’absence et rémission des tous les symptômes physiques et psychologiques.

Le problème, selon Pillon, était les douze ans de Chloé et sa grande sensibilité. Toujours selon lui, Chloé semblait arriver de manière rapide au milieu de la troisième phase avant de se réinstaller dans la première, entrant ainsi dans un cercle sans fin. Elle présentait en outre d’autre symptômes physiques dont la présence n’était pas justifiée : parmi les plus importants, des crises de panique et des spasmes musculaires très similaires à ceux de l’épilepsie. Raison pour laquelle Claude avait accepté à contrecœur de la faire interner quatre jours par semaine. Pour comprendre ces anomalies il soumettait Marc et Claude à des sessions dignes

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d’interrogatoires que Claude comparait aux salles de torture de la Sainte Inquisition. Claude commençait à flancher elle-même et était au bord de la crise de nerfs. Marc faisait ce qu’il pouvait pour rester calme.

―Docteur, ce n’est pas possible qu’il n’y ait pas d’amélioration avec notre fille. Ca fait onze mois que vous êtes avec elle et vos sessions avec nous sont totalement démesurées et inhumaines. J’ai des cauchemars avec votre stylo presque toutes les semaines! Si ça continue comme ça je vais devoir être internée avec ma fille! – le praticien rangea discrètement son stylo dans le tiroir de son bureau tout en reprenant la lecture de son verdict.

―Ecoutez, Madame Duthil, le cas de votre fille n’est en rien habituel. Si nous n’arrivons pas à obtenir d’amélioration ce mois je considère la possibilité d’utiliser les électrochocs et la douche froide. Je vous prie de bien vouloir excuser ma froideur, mais parfois les méthodes classiques ont leur utilité et nous faisons chou blanc actuellement – Claude se leva en faisant mine d’attraper le toubib par le cou, mais se contenta du col de la blouse.

―Il n’en est pas question! Mais vous êtes pire que vous patients!? Des électrochocs à notre petite! Et une douche froide! Marc, moi je ne subirai pas ça! Et Chlo encore moins! – dit-elle en se retournant vers son mari stupéfait, ce dernier n’ayant pas prononcé un seul mot depuis une demi-heure.

―Chérie, calme-toi s’il te plaît. Le docteur Pillon a dit un mois et il exagère certainement, pas vrai docteur? – Pillon enleva avec toute la délicatesse possible la main de Claude de son col, en la regardant fixement.

―Madame Duthil. C’est mon obligation de vous exposer de ce que je pense. Nous ne ferions jamais rien de tout cela sans votre consentement. Je vous prie de bien vouloir considérer toutes les options, faute de quoi vous risquez de voir comment votre fille stagne dans sa maladie et gâche toute sa jeunesse, et la vôtre par la même occasion.

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Claude éclata en un long sanglot et retomba vaincue dans son fauteuil. Marc ne savait que faire. Il regardait alternativement Pillon et sa femme. Il lui semblait incroyable que la mort d’un camarade de collège, même s’il était considéré comme son « petit ami » par sa fille adorée à l’âge où survint ce dramatique évènement qui coûta la vie au garçon et à sa mère, arrive à décomposer de cette manière son foyer. Il agrippa les deux mains de sa femme et lui susurra doucement à l’oreille.

―Nous allons en parler avec la petite, Claude. Chlo souffre mais tu sais très bien qu’elle est tout sauf bête. Tu vas voir mon amour, on va s’en sortir, sois patiente – il tourna la tête vers Pillon –. Nous allons emmener la petite à la campagne, docteur. Je suppose que vous n’y verrez aucun inconvénient.

―Absolument aucun, Monsieur Duthil. Je vais vous remplir la fiche de sortie. Ce n’est pas une prison ici, vous savez?

Marc se dit que, si ce n’était pas une prison, c’était ce qu’il avait vu de plus ressemblant dans toute sa vie. Le médecin sortit un stylo du tiroir et se concentra sur la paperasse. La salle était dans la pénombre, ce qui ajoutait un nuage de tristesse au fragile moral du couple en souffrance. Par la fenêtre on voyait un patio intérieur sans un seul arbuste. Juste du béton armé. Il pleuvait des cordes.

Ils arrivèrent dans la chambre de l’hôpital où leur fille gisait sur son lit, le regard absent. Sur le lit voisin une dame septuagénaire dormait placidement en ronflant comme un tracteur. Tandis que Marc habillait la fille et lui parlait avec douceur des vacances à la campagne qu’il projetait dans sa tête, Claude allait chercher les vêtements dans le casier. Marc ne savait pas si Chloé l’écoutait car elle fixait un point indéterminé du plafond et ne réagissait pas, elle se laissait habiller comme une poupée de chiffon. Il s’était habitué à lui parler de la sorte quand elle entrait dans ces phases d’absence. Les premières fois il se sentait très mal à l’aise parce qu’il avait

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l’impression de parler à un comateux, duquel on espère qu’il capte l’information pour le moins inconsciemment. Sur ce, la dame se réveilla péniblement.

―Vous l’emmenez déjà? Dommage. Votre fille est un ange, messieurs-dames. Depuis qu’elle est arrivée à la chambre je digère enfin les repas.

―C’est un ange, c’est vrai – répondit Claude affligée –. Et vous, pourquoi êtes-vous ici? – La dame se mit la couverture sur l’épaule et se tourna du côté du mur.

―Mon mari est mort le mois dernier. Depuis son enterrement je ne suis même pas capable de me lever pour aller aux toilettes. Je n’ai pas d’enfants et je suis inconsolable depuis. Quand ma sœur a demandé aux pompiers d’enfoncer la porte de la maison ça faisait presque quatre jours que je ne mangeais pas et que je ne buvais pas, j’étais cachée sous la table et je m’étais fait dessus. Ils ont dit que j’aurais pu mourir déshydratée. Si seulement ça avait pu se passer comme ça – elle émit un profond soupir.

Claude sentit un frisson lui parcourir l’échine. Elle pensa que si un jour c’était elle qui se trouvait dans la peau de cette dame elle avait au moins sa fille. L’éventualité qu’elle ne guérisse pas fit poindre une larme qui coula ensuite le long de sa joue. Elle avala sa salive, s’essuya la joue et prit congé de la dame en lui caressant l’épaule.

―Courage. Vous verrez comme le temps arrange tout – la dame bougea faiblement les doigts de la main qui dépassait du drap.

Claude prit sa fille dans ses bras et ils s’en furent tous les trois vers la voiture. Elle passa tout le trajet à plonger ses yeux dans les petits yeux turquoise et profonds de sa Chlo, en marchant en aveugle derrière Marc à travers l’hôpital. Qu’est-ce que sa petite fille avait grandi vite! Elle pesait autant qu’un meuble du cabinet du docteur rempli de livres. Claude était assez sportive, elle avait été nageuse étant jeune. Elle se rappelait avec tendresse ses neuf mois de grossesse. Elle ne pouvait pas avoir d’autres enfants. Quand on le lui avait dit

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elle n’avait pas fait grand cas de la nouvelle, elle se repentait maintenant d’avoir pensé ainsi.

Ils ne perdirent pas de temps. Ils téléphonèrent à leurs amis et collègues pour avertir qu’ils prenaient des vacances imprévues. Ils réservèrent une chambre dans un petit hôtel de Libourne dans lequel ils avaient l’habitude de faire une escapade depuis qu’ils étaient mariés. Pendant que Claude faisait les valises, Marc cherchait sur l’ordinateur les possibilités d’excursion en poney. Ils montèrent dans la voiture et gagnèrent le boulevard périphérique. Ce fut quand Chloé ouvrit la bouche.

―On peut s’arrêter dans une église, Maman ? – elle sortait très rarement de son apathie.

―Bien sûr, Chlo. Pourquoi veux-tu t’arrêter dans une église, mon amour? Marc, il y a un presbytère à Arveyres, ma cousine Jeanne vit à côté et apporte des gâteaux au curé toutes les semaines. Nous pouvons nous arrêter un moment, c’est sûr que c’est ouvert et ils peuvent nous renseigner.

―Je veux prier, Maman. Hein que ça ne t’embête pas? Pourquoi ça les embêterait? Même si elle comprit la

question de sa fille et, même si ils avaient accepté de l’inscrire au catéchisme sous la pression de mamie Flore, les deux parents étaient ouvertement agnostiques. C’était la seule chose sur laquelle ils étaient d’accord. Marc était socialiste et avait été un fidèle partisan de Mitterrand tout au long de ses mandats, tandis que Claude votait à droite. Sur tous les autres chapitres de la pensée et de la philosophie ils étaient toujours en désaccord, mais ils avaient une relation si fluide que cela n’affectait pas leur vie de couple.

Chloé passa tout le trajet à regarder par la fenêtre, mais ses parents pressentirent qu’il se passait quelque chose. C’était la première fois qu’ils l’entendaient chantonner depuis l’accident de son petit ami. Ils se regardèrent avec une expression complice et roulèrent sans pause jusqu’au presbytère, que Marc avait localisé sur la carte.

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La pluie s’était arrêtée et le sol de l’entrée du presbytère était totalement détrempé. Ils sonnèrent et le curé vint voir ce qu’ils voulaient. Il portait le col et la chemise noire distinctifs qui contrastaient avec son jean usé et ses bottes qu’on aurait dites sorties tout droit d’un western.

―Bonjour, mon père. Ecoutez, excusez le dérangement mais notre fille nos a demandé de nous arrêter dans une église pour prier et nous avons décidé de venir ici – dit Marc. Nous allons à Libourne et la petite est actuellement traumatisée – ces derniers mots furent prononcés presque en murmurant afin que Chloé ne les entendent pas.

Marc avait les cheveux droits sur la tête d’être si près d’une tenue de prêtre. Il ne pouvait pas supporter l’idée que le catéchisme avait si fortement influencé sa Chlo, même si en même temps il ne pouvait pas s’empêcher de penser que si cela lui permettait de rompre le cercle vicieux dans lequel elle se trouvait, il accepterait tout et n’importe quoi. L’idée des électrochocs le révulsait encore plus.

Claude tenait Chloé par la main. D’une certaine manière, elle pensait la même chose que Marc, mais pour des raisons différentes. Elle avait étudié dans une école de religieuses à Paris et n’en avait pas gardé un très bon souvenir. Sans avoir subi d’évènements désagréables elle n’avait pas apprécié l’expérience et les gens d’église lui paraissaient suspects, de toutes les églises.

―Eh bien je n’officie pas aujourd’hui et on est en train de nettoyer la chapelle – répondit le curé botté – mais ce n’est vraiment pas un problème si ce que veut la petite c’est prier – il frotta la tête de Chloé – Comment t’appelles-tu, ma petite?

―Je m’appelle Chloé, mon père. Mais Papa et Maman m’appellent Chlo. Je ne vais pas pouvoir prier, mon père?

―On va arranger ça tout de suite, jeune fille. Je suis le père Jean. Toi tu préfères Chloé ou Chlo?

―Si ce sont mes parents qui le disent, je préfère Chlo. Si c’est quelqu’un d’autre, Chloé.

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―Eh bien je t’appellerai donc Chloé. D’accord? Allez, viens, entre, je vais vous montrer ma maison à tous les trois. Tu vas au lycée, Chloé?

―Ça fait longtemps que je n’y vais pas parce que je suis malade. Une professeure vient à la maison pour me donner des leçons. Je veux prier parce que je veux demander à Dieu si je vais guérir. Vous le comprenez, pas vrai?

―Bien sûr que je le comprends, Chloé. Comment pourrais-je ne pas comprendre alors que je parle avec lui toutes les nuits! Mais je ne le dis jamais à personne. Il m’a dit en songe que quelqu’un comme toi viendrait. Tu vas au catéchisme, Chloé?

―Quand j’allais au lycée, oui. Je ne comprends pas grand-chose mais j’aime bien. Dans ma classe nous ne sommes que deux filles à avoir fait la communion. J’ai une amie qui fait sa Bar Mitzvah cette année. Vous enseignez le catéchisme, mon père ?

Chloé avait devancé sa mère et, au fur et à mesure que tous avançaient dans le jardin, les parents virent, stupéfaits, comment leur fille prenait le prêtre par la main avec le plus grand naturel tout en parlant avec lui. La scène leur parut à tous les deux surréaliste.

Ils entrèrent dans la résidence du curé. La décoration était très sommaire, comme il est coutume dans ces régions de la France rurale. Dans l’entrée il y avait beaucoup de bazar, notamment une Gibson LesPaul éventrée et quelques pièces de voiture éparpillées sans rime ni raison. Le curé les fit s’asseoir dans la cuisine.

―J’espère que vous aimez le thé rouge. La cafetière s’est cassée il y a un mois et je n’ai pas eu le temps d’en acheter d’autre. Tu aimes les gâteaux, Chloé? On m’en apporte des délicieux toutes les semaines – Claude ne put s’empêcher de sourire discrètement. Elle posa l’index sur ses lèvres de manière à ce que sa fille comprenne qu’elle ne devait rien dire sur ce sujet.

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―Un thé ira très bien, les gâteaux aussi. Merci beaucoup, mon père – dit Marc.

Le père Jean commença à parler des bienfaits de la pâtisserie des couvents. Pendant qu’il préparait le thé il leur raconta l’anecdote sur la raison qui faisait qu’en général les cloîtres étaient près des caves. Marc n’en savait rien, malgré le fait qu’il avait toujours vécu dans un univers viticole.

―Anciennement les nonnes n’avaient besoin que des jaunes d’œuf pour leurs gâteaux et elles vendaient les blancs aux caves. Celles-ci les utilisaient pour filtrer le vin dans les bacs. Aujourd’hui il y a peu de vignerons qui continuent à utiliser cette méthode. Par chance, les nonnes continuent à faire des gâteaux dignes d’éloge. Ceux-ci sont séculiers. Qu’en dîtes-vous? Dans mon cas c’est un véritable vice, que Dieu me pardonne – Chloé attaquait déjà son troisième.

―Ils sont très bons – dit-elle la bouche pleine.

―Bon, Chloé – lui dit le père Jean. Maintenant si tu le veux bien nous allons aller tous les deux à mon autel d’urgence. Je l’ai monté dans mon bureau. Là-bas si tu veux je te confesse et ensuite tu restes à prier le temps que tu veux. Ca vous va?

―D’accord. Merci beaucoup, père Jean. Je vais laisser mon manteau ici – ses parents acquiescèrent, elle enleva son manteau et les deux s’en allèrent dans le bureau, le curé fit un geste de la main pour signifier que tout allait bien.

Le bureau de Jean était autant voire plus en désordre que le hall d’entrée. C’était un véritable amoncellement d’objets farfelus sans rapport les uns avec les autres. Un chapeau mexicain souvenir de Cuernavaca, des boleadoras de gauchos, trois caisses à outil, une énorme collection de bandes-dessinées sur des étagères en contreplaqué. Sur le mur il y avait un énorme cadre, collage de photos de fourgonnettes vues de derrière et dont les plaques d’immatriculation témoignaient du fait que le photographe devait posséder au moins trois passeports remplis de coups de tampon. A droite il y avait une vieille cheminée en pierre apparemment hors

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d’usage. Sur son socle trônait un coussin en velours rouge et brillant et une tablette en bois couvrait le linteau avec dessus une statue de la vierge enfant et un crucifix sans Christ ensanglanté. Le père Jean prit un cierge qui se trouvait devant la cheminée et dit à Chloé.

―Bon, jeune fille, voici tout ce dont tu as besoin. De toute façon le Seigneur est partout et peu importe la prière que tu aies en tête, Lui l’écoutera toujours. Tu veux te confesser?

―Oui mon père. Cela fait longtemps que je ne vais pas à la messe et j’ai menti tant de fois que je ne peux pas prendre la communion.

Le curé prit un rosaire qui se trouvait sur la table, fit le signe de croix sur son front en murmurant une litanie et commença à écouter l’histoire de Chloé.

Beaucoup de temps s’écoula avant que le curé ne revienne à la cuisine. Pendant tout ce temps Marc et Claude avaient pris le thé en silence. Quand il revint les deux se tournèrent vers lui, anxieux.

―Qu’est-ce qu’elle vous a dit, mon père? Je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte, mais notre fille nous plonge dans le désespoir.

―Ce que m’a dit Chloé, qui est une fille très intelligente, relève du secret de confession et, vu que vous l’envoyez au catéchisme, je suppose que vous pouvez parfaitement le comprendre. Ceci dit je vais devoir vous donner une nouvelle, et je ne sais pas si elle va beaucoup vous plaire.

Les paroles du curé les surprirent un peu. Toutes ces tribulations commençaient à leur faire perdre leur calme. Ils ouvrirent grand les yeux, montrant ainsi qu’ils étaient attentifs.

―J’ai déjà vu quelques fois le cas de votre fille. Les gens normaux, les spécialistes inclus, ne peuvent pas concevoir que la sensation de perte que peut éprouver une personne de cet âge est bien plus grande que celle d’un adulte. Votre fille est plus affectée par ce qui lui est arrivé que ce que vous ne pourrez jamais éprouver face à la perte d’un être cher. J’ai

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l’impression que vous n’êtes pas très religieux. Ai-je raison? – son regard se dirigeait vers Marc. Claude répondit.

―Non mon père, nous sommes totalement agnostiques, vous avez parfaitement raison.

Le curé joignit ses mains en appuyant les pouces entre les orbites, comme s’il priait à son tour. Il médita quelques secondes et se décida.

―Ecoutez. Je n’ai absolument pas à vous évangéliser. Vous êtes grands et vous êtes des adultes responsables. En même temps je vois que vous êtes soumis à une dure épreuve et vous n’avez pas besoin de plus de stress que celui que vous avez actuellement. Vous avez frappé à ma porte et je dois vous donner mon opinion. Faites en ce que bon vous semble – il regarda fixement la mère angoissée –. Votre fille va très bientôt développer une profonde vocation religieuse et mon expérience me dit que c’est la meilleure voie que vous allez trouver pour qu’elle sorte de son état actuel. Je vais vous donner les coordonnées d’une missionnaire qui connaît ce genre de cas et qui sera enchantée de se charger d’elle le moment venu. Chloé est encore bien jeune et, même si vous insistiez beaucoup, aucune autorité ecclésiale ne lui donnera la permission de commencer à parcourir le chemin du mariage avec Dieu. J’insiste, faîtes ce que vous voulez, mais si vous aimez votre fille ne faîtes rien pour l’écarter de ce chemin qu’elle va prendre toute seule, presque sans s’en rendre compte. Dans vos moments de doute intense vérifiez si ses symptômes physiques ne diminuent pas chaque fois qu’elle s’approche du Seigneur.

―Elle vous a dit qu’elle voulait être nonne ? – Claude n’en croyait pas ses oreilles. Marc était au bord de l’évanouissement.

―Non Madame, absolument pas. C’est moi qui vous dis ça. Tôt ou tard votre fille va vous signifier son intention de revêtir les habits religieux. D’ici deux ou trois ans, guère plus tard. Je considère que c’est mieux que vous ne soyez pas pris par surprise. Si je pensais qu’il existe une probabilité même

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minime que je me trompe je ne me risquerais pas à vous dire cela en aucun cas. Et mieux vaut que vous ne lui parliez pas de notre conversation. Pour nous ces choses relèvent de la science. Voici les coordonnées de sœur Odile – il leur tendit une carte de visite – et n’ayez pas peur, je ne lui dirai rien à elle non plus. Seul le ciel sait combien temps elle mettra à boucler la boucle, mais elle la bouclera. Son âme a initié un chemin duquel on revient difficilement. Nous ne sommes pas des colporteurs, même si vous nous n’avez pas beaucoup d’estime pour nous. Je prierai pour que le Seigneur vous donne des forces et que vous trouviez la paix que vous recherchez si avidement. En fin de compte, l’important c’est la petite.

Peu de temps après Chloé revint à la cuisine. Quand elle la vit, Claude sentit que son expression était radieuse, comme elle ne lui avait presque jamais connue. Elle eut envie de la prendre dans ses bras et se la remettre dans le ventre. Le reste de la discussion fut anodin et, alors que la voiture était déjà en marche, le père Jean dit à Marc par la vitre une phrase qui intrigua Chloé.

―« Le courage c’est chercher la vérité et la dire ». Que le Seigneur vous protège. Mon autel d’urgence sera toujours à ta disposition, ma petite Chloé.

Beaucoup d’années plus tard, alors qu’elle poursuivait des études de sciences politiques, Chloé trouva la phrase que le père Jean avait dite à son père cette fameuse après-midi dans une biographie de Jean Jaurès. Le reste du voyage s’écoula en silence, excepté un commentaire de la petite.

―Maman, Papa. Je sais que vous n’aimez pas ces choses, mais Dieu m’a dit que je vais guérir. Je vais guérir. Tu me crois, Maman?

―Je te crois mon amour, et je le sais. Tu vas guérir. Tu vas voir.

Marc et Claude ne fermèrent pas l’œil cette nuit là.

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10 DIAPASON

Silvia avait la bonne habitude de jouer au piano le matin et Jérôme la mauvaise habitude de boire un mojito à jeun au réveil. Il avait commencé à Cuba, quand ils s’étaient connus. Un vieil homme lui avait dit que c’était ce qu’il y avait de mieux pour avoir une santé de fer, et le vieil homme l’avait. Le vieux lui avait dit : « Ecoute, crevette blonde. Si tu surprends tes tripes avec du rhum et du citron, il n’y aura rien qui pourra les surprendle. Napoléon déjeunait du poison, tu as compris, chen? » Cela énervait Silvia. Spécialement quand ils allaient chez ses parents et que sa mère se voyait obligée à sortir le shaker et la glace pillée à côté des tartines.

―Tu es vraiment sure que tu veux te marier avec un ivrogne belge, ma fille? Ce type va te laisser tomber dès qu’il t’aura fait un enfant. A moins qu’il ne reste avec toi et qu’il lui passe par la tête de faire pire encore.

―Ce n’est pas un ivrogne, Maman. Il le prend comme un remède. Tu ne l’as jamais vu éméché ni en train de parler tout seul ni rien de tout ça. Hein que non? A part son mojito il ne boit que dans les soirées. En plus, Jéjé est très responsable. Si tu savais comme ses chefs et ses subordonnés l’apprécient. Il n’a jamais eu un seul conflit au travail.

―Oui… Eh bien pour quelqu’un qui n’est pas un ivrogne il a une bonne levée de coude dès le matin. Enfin bon, tu sais ce que tu fais, pourquoi devrais-je m’en mêler?

Ce matin n’était pas différent. Jérôme passait par une période survoltée avec la préparation de l’anniversaire du journal et le jour J était arrivé. Silvia étudiait sur le piano à queue du salon des boléros dont elle avait téléchargé les partitions sur Internet. C’étaient des boléros classiques avec quelques contrepoints intéressants. Ses mains parcouraient doucement le clavier. La maison où ils vivaient avait une

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décoration très ethnique. Jérôme apparut sur le pas de la porte de la cuisine, son mojito en main et en caleçon.

―C’est joli ce que tu joues aujourd’hui, chérie. Qu’est-ce que c’est ? – il toussa plusieurs fois, il avait encore le visage gonflé de sommeil. Silvia jouait avec ferveur, la nuit qui venait de s’écouler avait été pleine pendant plusieurs heures du tumulte passionnel des grandes nuits d’amour.

―Ce sont des boléros revisités. Je les ai téléchargés du web. Moi aussi je les aime assez. Tu es prêt pour le grand jour, mon petit papa? – elle l’entoura de ses bras et se balança avec lui d’avant en arrière depuis sa chaise et lui embrassa le menton –. Rase-toi, on dirait un hérisson. Cette nuit tu m’as défoncé le cou.

―Je suis prêt et en forme. Je vais me doucher et je file à la rédaction. Il y encore plein de trucs à régler et on est vendredi. Les vendredis dans cette ville ce n’est pas bon d’être pressé pour quoi que ce soit et moi je dois aller à cent à l’heure – il renifla sa chevelure. Passe une bonne journée au bureau, trésor. Je t’aime.

Jérôme finit son mojito d’un trait, toussa d’une toux sèche afin de s’éclaircir la gorge et entra dans la salle de bains. Silvia termina les derniers accords. Elle rabattit le couvercle du piano et se dirigea vers le canapé pour prendre son sac et son ordinateur portable. Elle observa que cela faisait longtemps que personne n’avait passé un coup de chiffon sur la dent de narval qui était derrière le piano. Elle mit le manteau blanc de Max Mara et s’en fut travailler.

Jérôme n’hésita pas un instant. Il mit un pantalon de survêtement vétuste, qui l’accompagnait depuis plusieurs années, des chaussures de sport et une chemise aux manchettes et col blancs avec de bonnes vieilles bretelles pour les manches si typiques des professionnels du papier imprimé des années trente et qu’il adorait. Peu de gens savaient à quel point les bretelles étaient pratiques pour ne pas se salir les

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manches trop amples quand tu manies de l’encre, et aussi pour pouvoir tenir de petits ustensiles ou des morceaux de toile ou de papier.

Il noua un foulard de soie de la couleur de la chemise autour de son cou comme le faisaient les anciens danseurs de tango. Cette combinaison éclectique était sa manière à lui de faire savoir à toute personne le voyant qu’ils étaient en DEFCON-1. Ses collaborateurs les plus proches connaissaient déjà son code, mais cela surprenait ceux qui le voyaient apparaître ainsi et ça marchait. Il s’accrocha les lunettes extra fines de myope au cou. Il mit ses Clubmaster et sa sempiternelle gabardine noire et il s’en alla travailler à son tour. Il utilisait aussi un béret noir militaire ajusté vers l’arrière. Quand il prit son sachet de Drum sur le coussin il remarqua que cela faisait vraiment longtemps que personne n’avait donné un coup de chiffon sur la dent de narval.

Jérôme avait toujours refusé de passer le permis de conduire. L’Audi que le journal lui avait assignée était la voiture de Silvia. Lui se déplaçait toujours en taxi. Chaque fois que quelqu’un lui posait une question à ce sujet il répondait que si les autres avaient le temps de conduire c’est qu’ils n’avaient pas assez de charge de travail. Bien entendu, il n’avait jamais reçu aucune amende de sa vie. Pour les trajets courts il avait un petit cahier carré en papier dont il ne se séparait pas et dans lequel il notait toutes ses pensées. Pendant le trajet jusqu’au bureau il sortit le cahier et pointa tous les détails qui allaient occuper le reste de sa journée.

Arrivé à l’édifice au style romantique où se concoctait le Giornale del Mondo, situé Via Montenapo, comme appelaient les Milanais la Via Monte Napoleone, il se dirigea tel un éclair a la cafétéria pour prendre le premier café du matin avec un gâteau sec. Comme on était vendredi, il effaça depuis son téléphone toute sa boîte de réception d’un seul coup. Jérôme ne repassait ses emails que les lundis et le reste de la semaine il

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les effaçait sans les regarder et sans pitié. Il lisait seulement les SMS qui incluaient les messages vocaux qui parvenaient à son numéro. Il disait que l’email faisait perdre beaucoup de temps à tout le monde et que de toute façon les sujets importants auraient une force suffisante pour passer son filtre de l’effaçage systématique.

Tandis qu’il se fabriquait soigneusement les quatre cigarettes qui le feraient tenir jusqu’au déjeuner, Niccolo s’approcha de son bureau. Niccolo était l’éditeur, la figure qui correspond au contremaître d’un navire de guerre dans la rédaction d’un journal. C’était en tout cas ainsi au Giornale del Mondo.

―Jéjé, ce n’est pas possible! Tu as passé toute la semaine à faire le maître de cérémonies de la fête et tu ne t’occupes pas du journal. On a publié une offre de poste de chargé de relations publiques? Si c’est le cas, je veux postuler, et si toi tu postules alors je veux postuler pour ton poste.

―Si tu n’es pas capable de me substituer et faire en sorte qu’un dossier correct voit le jour en mon absence, qui va penser sérieusement à toi pour mon poste? C’est pour ça que tu es là, non? La ligne éditoriale de cette année n’a pas été assez clairement expliquée lors de la réunion de Bari? – lui débita-t-il tout en tassant le tabac de la troisième cigarette avec des petits coups secs sur le cadran de sa Patek.

―Très drôle, petit flamand, très drôle. Toujours est-il que ma femme envisage d’aller vivre avec sa mère si je ne recommence pas à rentrer à la maison à une heure décente. Heureusement que la fête c’est aujourd’hui et que tout rentrera dans l’ordre!

―Ne m’appelle pas flamand, tu sais bien que je suis wallon. Appelle-moi petit wallon si tu veux, polentone. Et dis à ta femme qu’elle s’habitue, si elle veut que son mari soit à la maison, elle aurait dû se marier avec un fonctionnaire, un homme politique ou un artiste. Nous, nous sommes une

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armée, tu le sais bien. Et aujourd’hui nous sommes en guerre. Quoi de neuf?

―Qu’est-ce que ça ta fait du mal, ta participation à « Octopus » comme mousse, petit wallon – Niccolo sortit son propre bloc –. Voyons voir, en principe tout va bien aujourd’hui, mais je dois savoir quelle couverture tu veux donner à la fête pour l’édition de demain.

―Je n’ai pas été dans « Octopus », ignare. Ça, c’était dans le golfe persique en 87. J’étais au Ruanda en 90 et j’aurais mieux fait de ne pas y être. En plus ils m’ont envoyé là-bas pour me faire les pieds parce que je refuse de conduire – dit-il en se grattant le front –. La fête tu la mets en page trois, une demi-page, rien de plus. Ne la mentionne pas en première page, si tout va comme prévu nous allons avoir de la couverture dans tous les journaux nationaux et dans un certain nombre à l’étranger. Autre chose? – Niccolo se mit au garde-à-vous et cria.

―Chef, rien, chef! Je demande la permission de retourner au travail, chef!

―Permission accordée, rompez! On verra bien comment vous vous débrouillerez. J’espère bien te voir ce soir. Peut-être que je me pencherai sur ta candidature au poste de chargé des relations publiques. Le poste de fellations pubiques nous le donnerons à ta femme si tu ne la satisfais pas.

―Chef, très drôle, chef! Chef, je vous souhaite un douloureux cancer du poumon, chef!

Ce langage cru était typique du tout le personnel de la

rédaction et c’était un style que Jérôme avait implanté. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les femmes étaient plus enclines aux invectives de dockers que les hommes. Certaines personnes venues en visite ressortaient de l’endroit visiblement scandalisées. Niccolo s’en alla de son côté et lui se dirigea vers son bureau. Il appela Teresa, sa secrétaire, pour lui donner des instructions et voir si l’une des deux milles tâches en cours avait été résolue.

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Effectivement, ils allaient bon train. L’équipe de production finissait d’apprêter la galerie parfaitement dans les temps, excepté quelques camions lumineux qui n’avaient pas encore été autorisés à entrer dans le centre. Teresa lui laissa le courrier sur son bureau et un paquet aux couleurs du drapeau français attirait l’œil, il devina qu’il s’agissait d’un compact disc qu’il attendait avec grande impatience. Il défit le paquet et introduisit le CD-ROM dans son ordinateur. Tandis qu’il sortait son casque du tiroir de son bureau il remercia Teresa.

―Ne laisse pas ton téléphone par là, aujourd’hui c’est chaud. De l’activité, Teresa. Aujourd’hui ce n’était pas le meilleur jour pour venir avec ces talons hauts.

―Ne t’inquiète pas pour mes talons hauts, s’il faut les enlever à un moment donné je les enlève, grande gueule. De l’activité, blondinet, de l’activité.

―Lalalalala! Ne me déranger sous aucun prétexte pendant les vingt prochaines minutes. Sous au-cun pré-tex-te.

Il mit son casque, qui était sans fil, et alluma la première cigarette de la journée tout en commençant à passer ses notes du bloc sur l’agenda corporatif et à ouvrir le reste du courrier en papier. Le fichier du CD était exactement ce qu’il avait demandé à Martine le soir du Folies Pigalle à Paris. Bien mieux que tout ce qu’il aurait pu espérer. Il poussa un hurlement de satisfaction.

Jérôme était un fanatique de la musique classique. Chaque fois qu’ils le pouvaient, Silvia et lui profitaient de leur abonnement à la Scala pour aller voir le concert quel qu’il fût. Martine travaillait à l’opéra Bastille, l’horrible mastodonte qui fait fonction de cœur musical de la France sur l’historique place parisienne du même nom. Ce soir-là entre deux verres il avait pensé que cela serait une bonne idée d’organiser, pour la première heure de la soirée de Milan, une session d’accordage comme les quelques minutes qui s’écoulent toujours entre le moment où les musiciens de l’orchestre s’assoient et l’arrivée du chef d’orchestre. Instruments à cordes, à vent, cuivres et

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percussion en désordre apparent comme un prélude aux plus belles et délicates vibrations du monde.

Martine lui avait envoyé une heure entière d’accordage, en enregistrement haute-fidélité, qu’elle avait mixée elle-même dans le studio de son mari, Philippe. C’est ce qu’elle lui expliquait dans la lettre qui accompagnait le disque. Les musiciens de l’orchestre avait certainement dû recevoir bon nombre de faveurs de sa part, et ils lui rendaient la pareille à présent. C’était elle qui s’occupait de gérer les invitations institutionnelles aux concerts et ils lui passaient toujours la pommade. Après quinze minutes d’audition dynamique de tout l’enregistrement, qui était rempli de facétieux dialogues musicaux entre instruments et musiciens et qui convergeait à la fin du document sonore en la « Valse de l’Empereur » avec son introduction complète, Jérôme décrocha le téléphone et composa le numéro de Martine. Il tomba sur la messagerie. Il composa le numéro de Teresa.

―Teresa, ouvre ton email dans cinq minutes. Utilise le scan de ma signature et inclus le texte que je t’envoie. Tu appelles le fleuriste et tu lui dis que je veux que vingt-quatre orchidées blanches parviennent à l’adresse que je t’envoie. Tu lui dis que s’il ne me le garantit pas nous cherchons un autre fleuriste aujourd’hui même et pour le reste de l’année. Merci, ma belle. Envoie-moi un SMS quand ça sera fait.

Il se mit à rédiger la carte de visite pour Martine dans la foulée.

« Chère rose de France, ces fleurs ont besoin de soins

particuliers. Elles ont besoin de beaucoup d’humidité et elles se montrent sous leur meilleur jour uniquement quand on les insulte de la manière la plus infernale. Dis à Philou que tu as gagné ma gratitude éternelle pour l’enregistrement et mon admiration pour la délicatesse du mix. Un chaos parfaitement ordonné! Cela me rend triste de ne pas vous avoir près de moi en ce soir si spécial, mais la fantastique composition que tu

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m’as envoyée compense quelque peu ce vide. A très bientôt. »

Il ne s’était pas encore levé de la chaise que trois chroniqueurs entrèrent en même temps et Niccolo les suivait en lâchant des jurons.

―Je vous ai dit que vous ne serez pas cette semaine en troisième page! Ils sont pires que les chiens, Jéjé! Soit tu leur mets la muselière toi-même soit je ne réponds plus de rien!

―Chef, ce nullard veut nous mettre tous les trois à l’avant avant-dernière page dans l’édition de demain! Entre les petites annonces et la météo! Ce qu’on peut faire aussi c’est nous habiller en go-go dancers et nous prendre en photo! Avec ton téléphone à côté! – Jérôme s’arma de patience.

―Bon, les gars. J’ai beaucoup de trucs à faire et on n’est pas au Parlement ni dans une cour d’école. Qui commande dans cette baraque?

―Toi, chef. Bien sûr – répondirent les quatre à l’unisson.

―Donc si moi j’ai dit que Niccolo était mon remplaçant jusqu’à après la fête c’est l’infaillibilité papale. Qu’est-ce que vous n’avez pas compris?

―Chef, vous connaissez ce métier mieux que quiconque ici. Tout le monde va se moquer de nous. Faites-nous une petite place et mettez-nous au moins en page centrale.

―Mais comment pouvez-vous croire que pour une seule édition ça soit important?! Ils pensent qu’ils sont les premiers sur la liste noire! – éclata Niccolo tout en faisant mine de s’arracher la chemise. Jérôme parla d’un ton définitif.

―Il n’y a pas de listes noires et il n’y a pas de désobéissance, point. Si Niccolo a décidé que vous allez là, vous allez là. Maintenant, j’avais une totale confiance en son jugement et je ne vous lis plus depuis un mois. Si demain le contenu de vos articles n’est pas de qualité vous restez à cette page jusqu’à ce que le Mistral souffle vers le Monte Rossa depuis la mer ou vous commencez à chercher une place dans un autre journal – il les signala du doigt l’un après l’autre

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avec ses lunettes –. Vous ne comprenez pas que ce sont vos maudits jobs qui sont en jeu avec la soirée? Ca fait un an que je recrute des imbéciles? Vous voulez que je dise au conseil qu’il n’y a pas d’électricité dans les loges parce que vous m’avez emmerdé toute la journée avec cette histoire de l’édition de demain? Réponds, Carlo, mon petit père. Ne prends pas cette tête d’ahuri – les trois se regardèrent et Carlo prit la parole.

―C’est toi qui décides, chef. Pardon, chef. On va écrire, chef. Un café, chef?

―Oui, merci beaucoup. Deux sucres. Niccolo, reste un instant – les trois hommes chagrinés sortirent de la pièce et Niccolo resta, affichant un air victorieux.

―Ne fais pas le malin, Niccolo. Ton idée de les mettre en avant avant-dernière page, c’est une connerie, et tu le sais très bien. Qu’est-ce qui vous arrive à tous aujourd’hui? Pourquoi tu ne les as pas mis en page centrale?

―Leur sujet du jour c’est d’attaquer les fabricants de voitures allemands avec la nouvelle loi européenne sur les émissions de gaz. Tu sais parfaitement qui occupe les trois pages entières de publicité ce trimestre. Je veux qu’ils passent le plus inaperçu possible pour que ce soit publié sans qu’on se foute dans les emmerdes et qu’on puisse avoir cette soirée en paix sous mon court mandat.

―Et bien ça ne me paraît pas une bonne chose de ta part. S’il faut attaquer on attaque et si ça fait mal à quelqu’un qu’il en parle avec moi. J’ai plus de cartes en main pour défendre notre position ensuite, puisque je t’ai délégué l’affaire. Des fois il faut oser, Niccolo, d’ailleurs il faut vivre en osant. C’est en cela que consiste notre profession. Pour vendre de la publicité nous avons les commerciaux – il parlait d’un ton très convaincu.

―Tu m’utilises comme bouclier humain sur ce sujet? – lâcha Niccolo indigné.

―Ben oui, écoute. Je t’utilise comme bouclier humain et ensuite j’irai défendre ta décision tout seul sous la mitraille.

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Comme ça on aura en plus l’impression que tu as des couilles. Tu ne me mérites pas, Niccolo. Allez, ne dis rien à ces petits gars et mets leur plaidoyer en page centrale. On aura aussi l’impression que tu as bon cœur, mon petit père. Et laissez-moi travaillez tranquille, je vous prie. Plus d’interruptions.

―Chef, oui, chef! Merci, chef! – à ce moment arriva Carlo avec le café.

―Deux sucres, chef. Je peux faire autre chose pour vous, chef? J’interromps quelque chose?

―Non, Carlo. Niccolo s’en allait. Il n’y a pas eu moyen de le convaincre de vous changer de page et peut-être bien qu’il a raison. C’est lui qui décide. Fermez la porte en sortant – sans que Carlos ne le voie, il fit un clin d’œil à Niccolo.

Jérôme alluma une autre cigarette, il commençait à penser que quatre n’allaient pas suffire vu comment se présentait la matinée. Son téléphone sonna. C’était son contact à la centrale des Carabinieri qui le rappelait suite à son appel au sujet des camions.

―Comment va, « Gargantua »? C’est qui qui a ses règles aujourd’hui ? Pourquoi mes camions n’entrent pas? – fulmina-t-il.

―C’est rien, « Blondinet ». Ne t’inquiète pas. Les conducteurs étaient un peu torchés et ils se sont pris des topics. Ils n’étaient pas au courant pour le tournage international. Dans une heure tu les as chez toi, crois-moi.

―J’espère que tu ne me racontes pas de blague, Roberto. Aujourd’hui la réputation de cette ville va être au firmament grâce à nous – les noms de code étaient une blague entre eux deux. Comme le disait toujours Jérôme : « Ici tout se sait ».

―Sois tranquille, « Blondinet », tout est en marche.

A l’instant où il raccrocha il reçut un SMS de Teresa. Il le lut et pendant ce temps Niccolo réapparut dans l’embrasure de la porte.

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« Fleurs OK. Fleuriste étonné première menace d l

semaine. D l activité, chef ! »

―Qu’est qu’il y a encore!? Vous n’allez pas me laisser tranquille ou quoi? La prochaine soirée c’est toi qui vas l’organiser. Nous n’attendrons pas vingt ans cette fois, je te l’assure, mon petit père – Niccolo l’interrompit pour la première fois en plusieurs années…

―Nous avons la Scala, Jéjé! Le directeur vient de m’appeler! Ils nous la laissent rien que pour nous jusqu’à trois heures du matin!

Celle-là, il avait déjà fait une croix dessus, excellente nouvelle! Avec la scène de théâtre le coup des nouvelles imaginaires des personnages de marque invités pourrait se faire dans de bien meilleures conditions. Il suffisait d’installer quelques grands écrans dans la galerie et quelques caméras dans le théâtre pour avoir une diffusion complète dans toute la galerie, le théâtre serait la zone VIP. S’il convainquait le directeur de la leur laisser un petit plus de temps il pourrait faire dedans un chill-out sans soucis de volume sonore.

Ce qui le préoccupait le plus c’était les personnes étrangères à la fête, notamment les clients de l’hôtel sept étoiles de la galerie, qui allaient avoir des pass d’accès-libre pour entrer et sortir de la zone où se déroulerait l’évènement. C’était le meilleur accord auquel il était parvenu avec les propriétaires Quand il envisagea de célébrer l’anniversaire dans la Galerie Vittorio Emanuele il était trop tard pour fermer l’hôtel à un prix décent pour cette soirée et, même si on peut y accéder par la rue de derrière, ils voulaient réduire le plus possible les prévisibles plaintes pour tapage nocturne. Il devait convaincre coûte que coûte le directeur de la Scala pour obtenir quelques heures extra.

Durant le reste de la matinée, Jérôme perdit le compte des cigarettes qu’il s’était roulées et des trajets aller-retour qu’il

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avait fait entre la galerie et la rédaction du journal. Il eut le temps de convaincre le directeur de la Scala et il mangea avec lui, sa femme et Silvia. Ils calculèrent ensemble les temps et les ressource qu’il faudrait pour démonter les fauteuils du théâtre, pour monter la zone VIP traiteur inclus et la transformer le moment venu en discothèque.

La Scala était un cadeau tombé du ciel, sans le théâtre la soirée aurait plutôt ressemblé à un concert de rock en banlieue. Le nombre d’invités de fortune était trop important, il savait qu’en fin de compte ces dernières invitations représenteraient le double des officielles. Teresa gérait la liste et elle commençait à devenir folle, les SMS allaient et venaient en continu et la pauvre femme avait la main droite complètement tétanisée. Jérôme avait depuis longtemps un petit cor sur le pouce et il écrivait les messages à la vitesse de l’éclair.

Il resta enfermé avec le gérant de la maison de production pendant une heure dans une salle avec sept tableaux ardoises blanches et un seau rempli de feutres. Ils révisèrent tout dans la moindre de détail. La sécurité, l’ordre de sortie des plateaux du traiteur pour chacune des zones, le son, les bars et ses experts en cocktails acrobatiques, les groupes électrogènes, le plan d’évacuation, les licences, les changements de décoration, les artistes, le nettoyage, les bulletins d’information, tout. L’homme, il s’appelait Giuliano, s’était entêté avec les statues de glace. Jérôme trouvait qu’il s’agissait d’une invention horrible, mais reconnut que l’idée en amuserait certains et il ne s’y opposa pas. Le chef de production avait loué un système de walkie-talkie avec des oreillettes très discrètes qu’il connecterait à tous les appareils dans un nuage virtuel. Il aimait appeler ça la télépathie postiche. Il lui suffisait de donner un ordre et un essaim de serveurs et agents de sécurité répondraient comme un seul homme. De la même manière ils seraient informés à chaque instant de ce qui se passerait partout dans la zone où se déroulerait la soirée. Une fois la

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réunion terminée il fut satisfait du résultat et décida de tout déléguer à Giuliano, il s’occuperait uniquement des urgences de dernière heure.

Intrigués, les passants scrutaient le site de l’autre côté des énormes bâches qui bouchaient les accès. Quelques uns prenaient des photos. Il restait quinze minutes avant le déjeuner avec ses rendez-vous et Jérôme revint à la rédaction pour s’habiller en tenue civile. Il avait une armoire dans son bureau avec cinq tenues de rechange complètes afin de parer à toute éventualité. Tout en s’habillant il se regarda dans le miroir et se sentit comme quand il était à l’armée. La soirée l’avait rajeuni. Il sourit de toutes ses dents.

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11 OUVERTURE

Nous arrivons au Duomo comme c’était prévu. Sandra porte une jolie robe blanc-cassé qui rappelle vaguement une toge de sénateur, c’est très bien vu. Nous nous sommes donnés rendez-vous sur la même colonne que quelques heures auparavant. Au fur et à mesure que nous avançons sur la place nous voyons les couples invités à la fête se multiplier, ils sont très reconnaissables puisque les hommes sont tous en tenue de pingouin, tout comme moi. Même si à cette heure les pigeons vaquent à leurs tâches ménagères, je scrute les alentours pour voir si quelque photographe d’humeur facétieuse est là avec des mies de pain dans la main. Je vois de loin Pietro, inimitable, le seul pingouin rouge Stratocaster.

―Salut les gars! Vous avez bien mangé? – s’exclame Sandra guillerette tout en embrassant le couple et en restant bien près de Pietro. Je l’imite et me mets discrètement à côté de Lucia qui est radieuse. Il y a un petit moment, Jéjé m’a confirmé par SMS que nous sommes tous sur la liste d’invités –. Nous avons mangé jap, c’était super.

―Nous, nous sommes allés chacun de notre côté – répond Pietro. Il fallait se mettre sur son trente-et-un. Moi je me suis mis le smoking le plus discret que j’ai trouvé, mais Lucia est magnifique. Vous ne trouvez pas ?

― Te connaissant comme je te connais, je veux bien croire que ce soit le plus discret, benêt – répond Lucia, bombant légèrement le torse. Vous aimez ma nouvelle tenue? Parole d’honneur que je l’adore. Qu’en penses-tu, Monsieur prise de tête? Psychanalyse-moi ça!

―Pietro a raison. Tu es très belle. En comparaison, je ressemble au serveur. Ou au corbeau-loup de tout à l’heure – ou bien le saké perturbe mes sens ou bien cette femme aux globes oculaires contenant une émeraude chacun et avec laquelle je n’ai échangé que quelques paroles me provoque.

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Sans trembler, je lui présente serviablement mon avant-bras. Elle s’agrippe à mon bras en ébauchant un sourire – Nous sommes prêts, non? On va à la galerie?

Depuis la place on peut entendre un mélange éclectique

d’instruments à cordes et de hautbois jouant au chat et à la souris. Les bâches qui recouvraient la galerie cet après-midi ont été retirées et des projecteurs tournants blancs ont été disposés pour former le cadre d’un impressionnant panneau de leds avec le logo du journal couronnant l’arc principal, donnant ainsi une touche d’élégante modernité au quartier milanais, déjà élégant en soi.

La galerie Vittorio Emanuele fut conçue par le regretté Mengoni, qui mourut durant sa construction et ne put la voir achevée. C’est une intersection de rues piétonnes couvertes par une coupole de verre et de métal et dont l’accès est délimité par de majestueuses arcades. Pendant la journée, il est très plaisant de s’y promener, y prendre un bitter à l’une de ses terrasses ou tout simplement flâner devant les vitrines dans un splendide ensemble architectural similaire à la Burlington Arcade de Londres, qui fut une pionnière de ce type de designs au dix-neuvième siècle. Quiconque passe ici ne doit pas oublier d’écraser d’un coup de talon les testicules du taureau blanc rampant qui préside les armoiries du sol pour ainsi invoquer la bonne fortune, dit-on. La tradition peut également être basée sur quelque obscure querelle familiale qui aurait traversé le temps jusqu’à nos jours. Un client juif m’a dit une fois que le conflit arabo-israélien commença à cause d’une chèvre. Le noble animal, totalement insensibilisé, subit la tradition pittoresque sans broncher.

Les accès sont délimités au moyen de vieilles grilles tout à fait dans le ton de l’ensemble. Je me demande si c’est l’organisation de la fête qui les a apportées ou s’il s’agit du patrimoine de la ville. Le contrôle de l’accès est implacable mais fluide, nous devons seulement patienter pendant dix minutes et il est onze heures vingt. Il y a de plus en plus de

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monde. Je trouve impressionnant que le journal ait réussi Dieu sait comment à fermer tous les restaurants de l’endroit, l’inévitable Café Biffi inclus, café duquel je suis sorti quelques fois en titubant à cause de l’effet traître de ses délicieux negronis.

Le décor de la soirée est digne de louanges. Nous nous demandons tous quel est l’ordre de grandeur du budget que Jéjé a eu entre les mains et quelles surprises la veillée va nous offrir. Au plafond, quelques ballons de beaucoup de mètres de diamètre et totalement sphériques se chargent d’éclairer le tout. Le long de la corniche on peut voir une puissante installation de son et lumière très bien intégrée. Plusieurs écrans géants disséminées de-ci de-là sur les façades et encadrées de manière à rappeler les pains d’or, montrent les visages de quelques invités, qui sont interviewés par des équipes de journalistes et filmés en profondeur par plusieurs caméras, installées sur des rails partout dans la galerie.

Tout est décoré avec de confortables canapés de cuir, des tables basses, des plantes, d’énormes tableaux d’art contemporain, des chaises design. Ils ont certainement voulu s’employer à fond pour tirer le plus de parti possible au surnom de la galerie, il salotto, c’est sous cette appellation que les gens la connaissent. Etant donné sa taille et sa configuration la combinaison est très bien vue. Tous ces gens vêtus pour l’occasion, les serveurs allant et venant avec leur plateau plein de verres de vin mousseux et d’exquis mini-sandwiches de gorgonzola et noix ou de jambon cru à la tomate séchée et tapenade, l’ingénieuse ambiance musicale. Chaque mouvement de tête offre à la vue un nouveau détail plein d’originalité.

A l’entrée on nous donne une brochure d’information et un édition spéciale du premier numéro du Giornale del Mondo qui, entre autres curiosités, a comme nouvelle principale en première page l’élection de Boris Yeltsin comme président de la Fédération Russe. Après avoir laissé nous manteaux à la garde-robe nous prenons position autour d’une

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table de cristal dont le pied est une sirène en bronze et qui est situé non loin du taureau chapon, auquel nous ne manquons pas d’effectuer quelques visites et de lui rendre les hommages païens à grand coup de talon. L’espace sous la coupole centrale est vide et il s’agira probablement de la piste de dance. Quant aux cabines de son et lumière elles ont été situées dans les dépendances du deuxième étage dans deux des édifices faisant coin et nous observons que sur les balcons de ces derniers l’activité est frénétique.

La brochure contient un plan de la zone où se déroule la fête avec la description des bars à thème, des stands de dégustation, des horaires, de la liste des interventions prévues et autres détails concernant la sécurité. A l’intérieur, l’on a agrafé la carte d’accès à la zone VIP qui, comme nous le saurions par la suite, fut montée à toute vitesse car les organisateurs n’avaient pas pensé pouvoir obtenir la Scala. D’une manière générale on voit que tout est très bien organisé et nous avons devant nous une longue et agréable nuit qui se profile.

Les filles se divertissent en jetant un coup d’œil au journal, s’amusant des publicités de l’époque et des prix des appartements dans les petites annonces. Pietro et moi, presque par inertie hormonale, nous regardons autour de nous, clairement victimes d’une dérive cynégétique. Il y a beaucoup de beauté autour de nous. Lucia nous ramène à la réalité.

―Regardez ces prix! Vous vous souvenez du boom des appartements au début des années quatre-vingt-dix? Et bien à ces prix-là, si je vendais aujourd’hui le mien je m’en achèterais trois dans le centre-ville. C’est dingue!

―Ce boom des années quatre-vingt-dix, ça devait être en Italie – réponds-je –, ce qui est vraiment une offense aux dieux c’est notre cas.

―Si je vous donne mon opinion il faudra appeler les ambulances. Un autre verre d’Asti, Sandra? C’est moi qui paye

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– nous rions tous à la blague, la plus vieille du monde, sortie par Pietro: tout était gratis.

―Des bulles pour tout le monde! profère Lucia. Donne-nous des bulles, Pietro. Les ambulances arrivent!

―D’accord, mais rapide, ce sujet est vu et revu. C’est ennuyeux maintenant de parler des hauts et bas immobiliers. Au jour d’aujourd’hui, Monsieur je-sais-tout, il est expert en bourse, expert en appartements, expert en tout. Qu’est-ce qu’il avait raison Umberto Eco quand il disait ne pas se fier d’Internet! Franchement, je n’aimerais pas être à la place d’un étudiant universitaire à l époque actuelle. Ils n’ont pas d’autre choix que de supplier leur droit à se faire exploiter. Pendant le post baby boom un salaire par famille suffisait à payer une résidence principale, une maison de campagne, la voiture et un petit caprice variable selon les familles. Pas vrai?

―Grosso modo, c’est ça.

―Moi en ce temps-là je n’existais pas et le Brésil suit d’autres dynamiques. Mais allez-y, continuez – Pietro poursuit son discours.

―En plus à l’époque un titre universitaire avait plus de valeur qu’aujourd’hui et le début de l’immigration d’alors avait un niveau de qualification faible – il boit son Asti d’un trait –. Bon les gars, pour résumer : nous allons assister au boom du loyer salarial et de la russification du logement. Qu’est-ce que je veux dire par-là? Il est clair que les banques ont bien fait leurs affaires, ils se sont convertis en les véritables propriétaires de toutes les zones habitables des grandes villes, comme les anciens seigneurs. On peut deviner quel va être le produit phare de la prochaine décade! Que ton salaire soit la clé de ta nouvelle maison! La banque te laisse choisir dans son grand catalogue d’appartements financés par les imprudents s’étant risqués tardivement à jouer à la loterie immobilière et ayant dû céder leur bien pour cause d’impayés répétés. La banque est ton propriétaire et la première chose qu’elle retire de ton salaire quand tu le perçois c’est le loyer. Point numéro un.

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―C’est clairement une manière de voir les choses. Le second point?

―Le second point c’est la question à mille francs. Faut-il jeter la pierre aux banques? Ma réponse est clairement non. Ici la pyramide de Ponzi est générationnelle. La banque se contente de faire son travail, elle n’est pas responsable du peu de jugeote de son client qui signe de manière totalement volontaire, mû par la cupidité et la peur qu’on lui a enseignées chez lui et à l’école. Si moi, ton père, j’ai acheté deux maisons pour 200 et je vends l’une d’elle à ton copain de la même génération que toi pour 300. Le reste c’est tout Ponzi. Moi papa je vais me taper tes 40 années de sueur et quand tu voudras faire la même à chose à ton fils personne n’achètera de terrain parce que tout sera entre les mains de société anonymes et les particuliers ne peuvent pas lutter contre eux.

―C’est un peu sommaire et schématique mais bon ce n’est pas du tout faux – répond Lucia. Et ton histoire de russification, je suppose que ça se réfère à l’idée de faire vivre ensemble plusieurs personnes pour faire baisser les coûts. Surement. En Sicile nous avons toujours dit que la brique ne se mange pas. En ce qui me concerne je pense qu’aujourd’hui, en plus, tu n’achètes pas que la pierre mais aussi les mètres cubiques d’air entre les murs. Des murs en papier toujours plus fin. Aux Etats-Unis le gros business ce sont les tornades parce que là-bas les maisons sont toutes du préfabriqué. La même tornade ici ne ferait pas la une des journaux comme là-bas, parce qu’ici tout ne serait pas arraché de la sorte. Eux ils ont un cycle de tornade, reconstruction, tornade, reconstruction.

―Moi, en général je ne dis rien sur le sujet parce je pense que, indépendamment de la position qu’on ait sur le sujet, le sort en est jeté. Et on verra bien ce qui se passe – intervins-je. Mais je crois en un brusque changement de paradigme qui va tous nous prendre par surprise.

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―Et il irait dans quelle direction le paradigme, Monsieur prise-de-tête? – Lucia dirige vers un moi un décolleté plus que suggestif. Je bois mon verre cul-sec également.

―Le paradigme est un mystère. La seule chose qui est sure c’est que nous sommes tous en train de faire nos comptes tout en pensant que les jeunes d’aujourd’hui sont des cons finis et nous allons nous en prendre une bonne dans la tronche. Vous connaissez la fameuse histoire du suicide du scorpion ?

―Oui, le scorpion se suicide avec son propre venin quand il est acculé.

―Bon, et bien ce n’est qu’une histoire, rien d’autre. Il a l’air de se suicider mais en fait il est immunisé contre son venin, ce n’est qu’un spasme. Et bien c’est ce à quoi on va avoir droit. Un spasme apparemment suicidaire de la génération suivante et quand nous nous retournerons nous verrons leur dard. Le plus probable c’est qu’ils inventent leur propre modèle, leurs propres nécessités, leurs nouvelles formes de relations, leur propre devise et nous fassent un énorme doigt quand on leur dira qu’ils doivent continuer à travailler selon notre modèle. Et ils feront un bon business.

―Pourquoi un bon business ? – demande Sandra.

―De notre modèle, nous sommes en train d’en amocher le système de santé, d’en augmenter l’âge de la retraite, d’en éliminer les prestations etcetera, etcetera, etcetera, de telle sorte que nous allons le pousser à l’agonie parce que nous ne nous préoccupons pas de trouver une alternative viable, réelle et porteuse d’espoir. Si nous n’améliorons pas les choses, il faudrait au moins que ça en ait l’air. Nous faisons du bouche-à-bouche au système sans lui boucher le trou qu’il a dans le poumon et en fin de compte ils n’ont que le droit à payer des impôts. Qui va être d’accord avec ça? Une génération qui a le bien-être comme mode de vie? « Ecoute mon coco, maintenant il faut que tu te serres la ceinture pour le restant de tes jours parce que la fête est finie et il faut payer la

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facture. » Nous allons voir le coco où est-ce qu’il nous serre quand nous le serrerons un peu plus.

―Je dois dire que d’où je viens nous sommes plus du genre à vivre au jour le jour – Sandra vient se rassoir avec une bouteille entière d’Asti pour tout le monde –. Vous autres vous naissez avec le plan de vie agrafé sur le nez et pour que ce plan change il faut que des bombes tombent du ciel. J’aimerais bien vous voir avec nos taux d’intérêts. A force de castrer l’imagination des jeunes de Léo là, et je m’inclus dedans, évidemment, les idées vont fleurir comme des pâquerettes. La jungle est plus forte que l’asphalte.

―Je vous propose que nous allions voir à quoi ça ressemble mais chacun notre tour, histoire de ne pas perdre notre petit salon privé. Ca commence à se remplir et ils sont en train de monter le son. Qu’est-ce que vous en dîtes? Tu viens Lucia? – cette fois je lui offre directement ma main ouverte, paume vers le haut. Elle l’accepte avec un léger clignement de joyaux et se lève.

―A tout à l’heure les amoureux. On ne va pas beaucoup tarder. De toute façon il n’y a aucun endroit où on pourrait se perdre.

Il y a un bon feeling qui s’installe entre nous. Apparemment Sandra et Pietro ne s’entendent pas trop mal non plus. Nous nous en allons en nous tenant par la main comme des adolescents et je lui raconte mes aventures avec Jéjé à Bonn. Nous nous arrêtons à chaque stand de dégustation. Nous venons tous de diner, mais il y a des tentations auxquelles ce serait vraiment dommage de résister. L’effervescence créée par la foule autour de nous, la musique qui s’impose graduellement et les verres d’Asti commencent à faire leur effet. A son tour elle commence à me parler des ses sept années de relation avec Monsieur le Duc.

Alors que nous faisons un arrêt à un bar où quelques serveurs vêtus à l’orientale et qui ne servent que des martinis de lychee et de kumkat d’une manière spectaculaire, l’agitation musicale monte en puissance et je reconnais les premiers

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accords de la « Valse de l’Empereur ». Apparemment Lucia les reconnaît elle aussi instantanément. Nous nous regardons en connaissance de cause et, décidée, elle me traîne jusqu’à la piste de danse où les couples arrivent au compte-goutte au rythme martial marqué par les violons. Les martinis sont abandonnés à leur propre sort. Nous avons l’impression d’être au centre de l’univers: l’ombelico del mondo, comme dirait Jovanotti. Ma peau se hérisse sous l’effet d’une joie légère tandis que je saisis la taille de guêpe de Lucia et nous commençons à tourner. Elle aussi paraît apprécier cette scène digne des palais.

La valse est un peu comme une ronde pour adultes. Comme tu n’arrêtes pas de tourner, le seul point fixe que tu as en face de toi c’est ton partenaire. Tout le reste tourne. Il est agréable d’avoir la chance que ton partenaire de danse te plaise visuellement, parce que son image t’envahit peu à peu au son de la musique. Toute le monde ou presque danse, non seulement sur la piste mais encore entre les canapés. Vers la Scala, sous le regard de pierre attentif de Da Vinci et vers les autres accès. Les écrans montrent des vues aériennes de l’ensemble. J’espère que tout cela est enregistré. A quelques mètres de distance nous voyons Sandra et Pietro qui dansent également. Ce smoking rouge s’avère assez pratique.

Quand les accords finaux éclatent tout le monde se met à applaudir de manière unanime et compacte tandis que l’intensité des lumières diminue et l’on voit apparaître Jéjé à l’écran accompagné par un homme âgé. Ils sont sur la scène du théâtre. Jéjé s’approche du micro et se dirige à la caméra dans son italien parfait alors que les applaudissements cessent peu à peu.

« Merci, merci. Merci beaucoup à toutes et à tous. Merci Martine, merci Silvia – il envoie un baiser dans les airs, il est clair que tout est en train d’être enregistré. Je suis Jérôme Van der Linden et je veux vous donner la bienvenue au nom de tous ceux qui travaillent pour le Giornale del Mondo. Un équipe

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de professionnels immaculés, ou presque, que j’ai l’honneur et la fierté de diriger. » Le vieil homme rit dans un murmure.

« Je ne vais pas m’étendre pour vous expliquer à quel point ont été durs les préparatifs qui nous ont permis de pouvoir partager cette soirée avec vous tous, tout en maintenant dans le même temps la production quotidienne de notre journal au niveau d’exigence habituel. J’en profite pour demander aux conjoints et aux familles de nos collaborateurs qui, j’en donne foi, ont souffert stoïquement l’absence de ces derniers dans leur foyer à cause de ce pic de travail, de nous excuser. Vous êtes le sel qui nous fait mettre notre poivre dans ces pages tous les jours. Un grand bravo à vous! »

« J’ai à mes côtés notre cher fondateur. Tout le monde le connaît. J’ai eu moi-même l’honneur dans ma jeunesse d’être son assistant personnel et de devoir supporter ses innumérables manies. J’ai eu aussi le droit à un œil au beurre noir pour ce si célèbre incident romain de la marihuana. C’est lui qui a mendié les fonds pour que, cela fait vingt ans aujourd’hui, le premier exemplaire dont nous vous avons remis une copie dédicacée, voie le jour, exemplaire qui, quelques années plus tard, m’a donné de quoi manger à Milan quand Giorgio m’a appelé pour m’occuper du poste, poste où je suis encore dans l’actualité. Je cède la parole à l’honorable et l’incombustible Giorgio Tavola! »

Applaudissements. Nous regardons tous attentivement les écrans. Tavola est un homme très controversé et très respecté en Italie.

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12 INTERLUDE

Monsieur Tavola contraste avec Jérôme par sa manière simple de s’habiller et par sa taille. Il porte une chemise à carreaux et un pull en laine et Jéjé ajuste le micro à sa hauteur avant de le lui passer. Les applaudissements fusent pendant un bon moment.

Sandra et Pietro, qui se sont joints à nous, proposent que nous profitions du fait que tout le monde soit concentré sur le discours pour passer en zone VIP et voir les interventions in vivo. Nous nous y dirigeons et nous constatons que d’autres personnes ont eu la même idée. Sur la place de la Scala une passerelle d’échafaudage en bois et aluminium s’étendant de la galerie à l’entrée du théâtre a été improvisé afin de laisser passer les piétons et les voitures en-dessous et de ne pas avoir à fermer l’accès. Très bien vu de la part des organisateurs. L’aggloméré du pont est bien entendu recouvert de la classique moquette rouge et les rambardes sont garnies de toile dorée. Nous rentrons dans le théâtre, dont les vestibules abritent quelques écrans qui montrent la scène. Il y a beaucoup de monde, tous sourient et le vin pétillant circule encore. Tavola prend la parole, son timbre de voix dénote une affabilité toute féline.

« Merci Jérôme. J’espère que tu as bien mis à jour le cahier de pointage pour justifier les absences de certains éléments de l’équipe à leur conjoint. Chers inconnus, c’est un honneur pour vous de compter sur ma présence aujourd’hui… Non. Excusez ma vanité. C’est pour moi un grand honneur d’inaugurer aujourd’hui le gala d’anniversaire de notre cher journal – éclats de rires dans toute la salle –. Je dis bien « notre » parce que, dès le moment où il a été conçu, celui-ci est né et continue à vivre avec une vocation d’indépendance et d’ouverture. Un Giornale pour toutes et pour tous. »

« Comme vous en avez tous été amplement informés, en fin de compte c’est bien notre spécialité que d’informer, la

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fête démarre avec un petit jeu journalistique. Je vous prie de bien vouloir vous appréciez à sa juste valeur ce que vont faire nos illustres invités de ce soir, qui sans être de ce milieu et parfois sans même parler notre langue, nous ont concédé un peu de leur temps pour ce passe-temps et ils vont monter tout de suite à l’estrade pour lire leurs contributions au jeu. »

« A partir d’une hypothèse fictive développée par Jérôme, ils nous feront nous passer par toutes les sections du journal, en apportant un contenu qui sera analysé plus en profondeur et édité lors d’une édition spéciale. Surtout penser à l’acheter, ce sera un souvenir de plus de cette nuit qui promet d’être magique dans tous les sens du terme. Je ne vous ennuierai pas plus longtemps. Je rends le micro à notre cher directeur et je vous souhaite une splendide soirée. »

Jéjé réajuste le micro à sa hauteur et chausse ses lunettes tandis que Tavola quitte paisiblement la scène en agitant la main en signe d’adieu cordial sous les applaudissements et quelques « Vivat! »

« Merci, parrain. Bacio la mano. Si quelqu’un ressemble à Don Coleone par sa fausse tranquillité, c’est bien Giorgio. Ne vous laissez pas abuser par sa veste de laine de grand-père débonnaire. C’est toujours le même tigre, mais en plus il est devenu beaucoup plus sage. Nous le voyons peu dans les bureaux parce qu’il se consacre corps et âme aux nombreux maux qui touchent le continent africain. Merci pour toujours Giorgio, pour rester parmi nous et avec nous. »

Le théâtre fait vaguement penser au Joy Eslava de Madrid mais en beaucoup plus grand et plus baroque Ce n’est pas pour rien la Scala de Milán. Quoi qu’il en soit, l’organisation s’est démenée et l’a transformée en espace de distraction. Derrière le micro il y a une énorme cabine d’ingénieur du son dans laquelle les maîtres de cérémonies vont commencer à se succéder afin de rompre la glace qui n’a pas encore fondu. Beaucoup de faux panneaux sombres, des pièces de soie noire sur les moulures des loges et le mobilier de science-fiction annoncent des transformations.

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« Commençons donc, Messieurs-dames, à nous laisser guider par l’imagination. Fatigués comme nous le sommes par le bipartisme ambiant et généralisé et en ces temps de fortes migrations au niveau global, je vous prie de bien vouloir me laisser vous présenter notre saturnalia particulière et théâtralisée. »

« Nous avons hérité un monde de guerre et peu à peu il semble que nous allons réussir à le transformer en un monde de paix. Les armées se professionnalisent et le service militaire obligatoire a disparu de pratiquement tous les pays du premier monde tandis que les autres suivent peu à peu l’exemple. »

« Fut un temps où j’étais militaire et de cette époque il m’est resté une idée bigarrée de la discipline. Quand nous observons les marées humaines qui émigrent vers d’autres terres à la recherche d’un futur meilleur pour leurs enfants nous sommes devant les héros de notre temps. Sans ressources, sans guide et loin de leurs pays d’origine. De la même manière l’espace européen a donné l’opportunité à la grande masse d’étudiants et de travailleurs de se déplacer d’un pays à l’autre et d’une culture à l’autre avec une facilité qui n’existait pas auparavant. »

« Hugo Pratt, cet inénarrable Italien créateur de Corto Maltese, nomade invétéré, a dit une fois que la seule chose positive que l’on pouvait trouver dans les guerres était que les peuples apprennent à se connaître. Nous autres allons prendre aujourd’hui le relais d’Hugo et nous allons rayer la guerre de ce discours et garder l’idée que les peuples apprennent à se connaître. »

« Mesdames et Messieurs, le jeu dialectique qui va nous occuper aujourd’hui n’est ni plus ni moins que la création d’un nouveau parti. Bienvenus à l’acte fondateur du Parti Nomade! Le « Nomad’s Party », le parti transnational de tous les citoyens qui résident autre part qu’en leur pays d’origine. Son slogan : « Qu’importe d’où tu viennes et qu’importe où tu sois. Maintenant tu es d’ici. » Nos invités vont passer en revue les propositions de programme de ce parti inexistant dans

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tous les domaines de la vie sociale. Nous verrons dans cette dérive philosophique les intéressants résultats que produit cette idée. »

Jérôme fait une brève pause histoire de vérifier en regardant les quelques visages qu’il arrive à voir sous la lumière des projecteurs que l’assemblée tout entière est surprise.

« Je suis moi-même un candidat affirmé à recevoir la carte de ce parti, qui ne fait pas de distinction entre gauche et droite, et à y militer. La première résistance est celle de celui qui ne l’est pas. Ne vous trompez pas, il ne s’agit pas de faire dans la ségrégation, il s’agit d’unir. Il s’agit de remplacer la passion régionaliste par la passion intégratrice. Il s’agit de faire en sorte que le service militaire obligatoire soit remplacé par un service civil volontaire qui dans beaucoup de cas au jour d’aujourd’hui est un fait accompli. Que tes enfants te demandent : tu as vécu à l’étranger, Papa? Il s’agit de promouvoir chez nos enfants l’idée qu’ils doivent aller voir de leurs propres yeux ce qu’il se passe en dehors du nid. »

« Il s’agit également de nous mettre à la place de ceux qui viennent nous voir chez nous et de parier sur le meilleur moyen de les recevoir, tout cela avec le même désir insatiable d’apprendre. Un canal à travers duquel chaque Etat puisse gérer l’aide à ses nomades du dehors et du dedans, que ce soit des personnes ayant émigré par nécessité ou par envie de connaître le monde. Il s’agit de créer une institution sans frontières qui fonctionne vraiment et qui réactive réellement l’enthousiasme perdu pour l’activité idéologique. Il s’agit de nous échanger les hommes politiques et les professionnels d’une nation à l’autre sous ce nouveau drapeau. Il s’agit de documenter avec rigueur et de travailler à l’application d’une idéologie que vibre déjà dans les esprits et les cœurs de millions de citoyennes et citoyens, ainsi que dans les agences de tourisme. »

« Il s’agit enfin que chacun d’entre nous se démontre soi-même qu’il y a une planète vibrante qui nous attend dehors

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avec les bras ouverts pour nous montrer la magie de la diversité. Le programme Erasmus est une grande réussite de notre Europe. Le Parti Nomade s’occupera de transposer ce mécanisme aux plus hautes sphères de gestion et au-delà des frontières communautaires et de l’univers estudiantin, en une expérience inédite à ce jour. Nos journalistes vont vous interviewer tout au long de cette soirée pour que vous nous enrichissiez avec vos idées et vos impressions. »

A ce moment, les gens commencent à applaudir. On peut voir beaucoup d’expressions de doute et, comme me le commenterait Jéjé par la suite, en cet instant critique il ne s’en était pas remis au hasard. Grâce au système de « fausse télépathie » sans fil toute l’équipe de production a fait fonction de maître de claque, ce personnage classique des théâtres qui connait sur le bout des doigts les points d’inflexion de l’œuvre et initie les applaudissements du public aux moments opportuns. L’applaudissement, le rire et la terreur sont terriblement contagieux. J’applaudis d’ailleurs moi-même me laissant porter par l’onde expansive sans avoir terminé d’analyser les implications de la nouvelle proposition du Giornale del Mondo. Un parti des expatriés. Pietro, sans arrêter d’applaudir, s’incline vers moi.

―J’aime beaucoup ton ami. C’est la proposition la plus risquée et subversive que j’aie entendu depuis des années. Si moi j’étais le maire, que j’ai salué il y a un moment, j’ordonnerai déjà que l’on clôture l’évènement. Sans exagérer, une idée très puissante est déguisée en jeu. Et avec la meilleure couverture médiatique dont on puisse rêver! Depuis les loges de la Scala! Avec la signature de Tavola! Délicieux! Les intervenants vont s’en donner à cœur joie. Le Belge a pris un pari risqué et il a l’air de le savoir. Le bon côté pour lui c’est que je ne vois pas de pavés par ici ni des pétales de rose, seulement des plateaux contenant des verres d’un Asti impeccable.

Le premier intervenant est une chanteuse caribéenne connue établie à Miami, très sensuelle soit dit en passant, qui

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base son discours sur les parallélismes existants entre les méga-concerts bénéfiques et un certain nombre de points originaux pour un hypothétique ministre de la culture qui se spécialiserait dans l’art de la fusion. De tous ceux qu’elle cite je retiens le sous-secrétariat à l’échange de professeurs entre universités et son programme de points pour ces professionnels en fonction de leurs services rendus à l’étranger. Elle mentionne dans son discours plusieurs disques qui mélangent des styles et qui sont aujourd’hui des hits. Un bon point pour Jéjé. Il a rapidement passé du climat propre d’un meeting à la douceur culturelle prodiguée par une star internationale du rock qui, avant de descendre de scène, nous interprète son dernier mega-hit en guise d’adieu.

Dans le public on reste attentif et les équipes d’interviewers passent leur temps à assaillir les gens de questions, en privilégiant les petits groupes qui arrêtent de regarder la scène. L’orchestration est ingénieuse et fluide. Jéjé a réussi jusqu’à présent à ne pas émettre son éclat de rire si caractéristique. S’il m’avait parlé de tout cela à Paris, je lui aurais vendu des heures de consulting à zéro euro pour pouvoir être présent dans l’organisation.

Les choses se corsent avec le programme politique et économique. Pour ces sujets, deux parlementaires de l’Union Européenne ont été invités. Le jeu cesse pour l’occasion d’être un monologue et prend la forme d’un débat électoral. Les invités débattent des sujets les plus brûlants de l’actualité italienne et Jéjé leur demande leur opinion sur les points de son programme ayant relation avec leur discussion. Cela s’avère agréable car Jéjé les oblige à se mettre sur chaque sujet dans la peau du nomade qui vit ou qui est de passage en Italie et qui pâtit de la situation actuelle, de telle sorte que les intervenants eux-mêmes apportent des améliorations et des adaptations aux idées initiales du programme.

―Benigni – Donc vous croyez qu’il est bon pour le pays d’augmenter l’âge de la retraite ?

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―Di Lucca – Notre système est un système contributif, si nous n’agissons pas maintenant, dans cinq ans il n’y aura plus de liquidités et nous devrons augmenter les impôts ou réduire les prestations de manière drastique.

―Benigni - Bien entendu vous vous rendez compte que cela retardera l’accès à l’emploi des nouveaux-venus. Votre mesure va aggraver le chômage qui lui aussi engendre des coûts additionnels.

―Van der Linden – Messieurs, je vais me référer au point suivant du programme de mon parti : « L’état assumera les entrées de l’assurance sociale comme s’il s’agissait de lettres du trésor et garantira par conséquent la valeur globale de la cotisation de l’individu. Les décisions sur l’augmentation de l’âge de contribution ou le passage à un système de pensions complètement privé devront être soumises aux citoyens qui cotisent depuis plus de dix ans par référendum, tout comme le droit à recevoir une retraite. L’arbitrage communautaire sera sollicité pour compenser les déséquilibres entre les différents pays, tout en incitant l’investissement privé. » Vous comprendrez bien que nous n’allons pas vous laisser remettre en question ces limites sans notre permission pas plus que leur éternelle modification avec comme seul argument celui du système contributif.

―Di Lucca – C’est du populisme en bonne et due forme, si vous me permettez l’expression. L’espérance de vie a augmenté et nous devons avoir un système durable.

―Van der Linden – Durable par rapport à quoi ? L’État dépense ses revenus d’une manière irresponsable et il dit qu’il ne peut pas payer les retraites. Oui, l’espérance de vie augmente et la main-d’œuvre disponible également. Donc ce que l’état n’arrive pas à faire c’est satisfaire la demande d’emploi de cette main-d’œuvre et il le fait payer à la population qui vieillit.

―Benigni – Du coup ce qui serait rationnel, c’est que l’État réduise les coûts et reconnaisse pleinement son incapacité à gérer les retraites, puisqu’il reconnaît qu’il n’arrive pas à

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garantir le remboursement d’une vie d’impôts au cotisant. Comme, en plus, l’Etat a perdu sa capacité d’émission de monnaie, nous devons demander à vos nomades qu’ils aillent chercher un emploi ailleurs. Francfort émet la monnaie, qu’ils s’occupent donc des retraites là-bas.

―Van der Linden – Cette idée que les retraites doivent être centralisées au niveau européen, je l’ajoute tout de suite au programme, merci. Vous avez raison quant à l’émission de monnaie comme instrument régulateur. Parmi mes nomades, comme vous dîtes, il y a certainement des gens de votre famille qui travaillent en Angleterre ou en Irlande, ne l’oubliez pas, Monsieur le député.

―Di Lucca – Et bien pendant que nous y sommes vous pouvez ajouter un système de compensation directe entre le candidat à prendre sa retraite et un parent actif, avec des accords bilatéraux entre les pays si le jeune homme travaille à l’étranger. Comme ça ce que le petit-fils paye va directement au grand-père sans entrer dans le système contributif. Vous ne voulez pas d’idées nouvelles ? Celle-là je vous l’offre.

Avec le débat, le public commence à prendre parti en poussant des cris de protestation ou d’approbation. L’aspect théâtral aide à maintenir le ton détendu et nous nous amusons tous vraiment beaucoup. Un vrai débat n’est jamais la même chose qu’une mise en scène provocante que tu regardes habillé sur ton trente-et-un avec la perspective d’un open bar postérieur. Certains messages font cependant mouche et on peut entendre beaucoup de blagues autour de nous. Nous sommes tous déjà assez excités par l’Asti et il n’est pas encore une heure et demie du matin. Sandra est celle qui s’amuse le plus des quatre.

―Ha ha ha ha! Si mon père voyait ça il en aurait une jaunisse! De toute sa vie les seuls impôts qu’il a payés sont ceux que l’Etat prélève sur la bière avant qu’elle n’arrive dans ses mains. Et je ne vous parle pas de la retraite qu’il touche. Que des zéros à gauche et aucun à droite! Vous être très rigolos vous les Européens! Vous voulez que papa État vous

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paye la manucure toutes les semaines également? Après je vous raconte tout ce qu’on peut faire avec un chèque au Brésil. On pourrait réaliser un soap-opera avec le vie d’un chèque brésilien!

Il est vrai qu’au Brésil les chèques s’échangent entre personnes physiques comme les vignettes de foot à l’école. Ils utilisent aussi différentes qualités d’encre et de papier pour que les documents puissent s’effacer tous seuls. C’est quelque chose que j’ai appris au retour d’un voyage avec des justificatifs de distributeurs. Là-bas on vit au jour le jour et ici non, mais nous sommes tous, chacun à notre façon, les cobayes de notre propre vie. Le tamagochi le plus complexe qu’on a inventé est devant toi quand tu es en face d’une glace. Ce que je n’ai pas encore découvert, c’est lequel des deux modèles est meilleur. Je suppose que ce qu’il faut faire c’est prendre le meilleur de chaque.

Le débat touche à sa fin sans aucun temps mort et un joueur de basket des Etats-Unis monte sur scène pour évoquer le programme depuis la perspective du monde du sport. Son discours est en anglais et il doit être très célèbre parce qu’on l’applaudit à tout rompre. Il a dû aussi manger beaucoup de gelée royale quand il était petit parce que le micro ne lui arrive pas plus haut que la poitrine et l’homme s’en empare dans le plus pur style Freddie Mercury. A ce moment j’entends quelqu’un prononcer mon nom dans mon dos.

―Léonardo! Ça fait plaisir de te voir! Tu as passé une bonne journée? – C’est Marco qui, à ce que je peux en juger, n’a pas lâché le negroni depuis ce matin.

―Salut Marco! Quel plaisir de te voir également. Je vois que tu ne veux pas faire de mélanges et avec les trois alcools du negroni tu as ta dose. Pour pouvoir parler avec moi, j’espère que tu as amené ta ceinture de chasteté!

―Qu’est-ce que c’est que cette histoire de ceinture de chasteté ? demande Lucia. La dame qui accompagne Marco montre également un intérêt visible pour le sujet.

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―Je t’explique ça tout de suite. Venez par-là que je vous présente les uns les autres. C’est ta femme, Marco? Salut, je suis Léonardo Ruiz, enchanté.

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13 SILVIA

La soirée tombait, brumeuse et lourde, sur l’aéroport

international de Casablanca. Silvia somnolait par moments sur son siège de business class de Royal Air Maroc. C’était la première fois qu’elle allait poser le pied sur le continent africain mais, comme il s’agissait d’un voyage d’affaires, cela ne l’enthousiasmait pas trop. Jérôme était passé par beaucoup d’endroits en Afrique et il lui avait donné quelques recommandations de base sur le statut de la femme dans les pays de l’Islam. Elle, en ce qui la concernait, avait un mélange de préjugés qui oscillaient entre Sherazade, Jamais sans ma fille et la burka afghane, même si elle avait quelques collègues islamiques au bureau qui l’avaient rassurée à ce sujet et lui avaient donné d’autres recommandations qu’elle décida de ne pas partager avec Jéjé.

―Désirez-vous plus de foie-gras, Mademoiselle ? – La voyante et serviable hôtesse de l’air n’avait pas arrêté de combler d’attentions aussi bien elle que ses compagnons de cabine pendant toute la durée du vol.

―Non, merci beaucoup, tout était formidable. Quand elle n’était encore qu’une collégienne et qu’elle

voyageait avec ses parents en avion, ils avaient eu parfois la chance de voyager en première classe et ce vol lui rappelait ces moments-là. Elle se demandait quelle était la raison pour laquelle les compagnies européennes avaient baissé le niveau du service en première classe de manière aussi drastique. Elle approfondissait ces pensées tout en contemplant rêveusement les fins couverts en argent qu’utilisait l’hôtesse dans son chariot, quand le commandant annonça qu’on amorçait la descente. Quelques minutes auparavant la vision du désert par le hublot lui avait rappelé les belles ocres du Patient Anglais. La trame du film ne l’avait pas marquée, mais elle avait encore en mémoire les couleurs employées.

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Elle n’allait passer que deux nuits à Casablanca, c’est pourquoi elle avait seulement apporté une petite valise à roulette et son ordinateur portable, elle n’eut donc pas à attendre. Elle se rendit directement à la queue des passeports avec son questionnaire d’immigration dûment rempli. Le fait de devoir montrer le passeport deux fois la surprit. La première fois pour apposer un coup de tampon et la deuxième pour vérifier qu’on avait apposé le coup de tampon. Quand elle sortir, elle vit son nom sur une petite ardoise que tenait un maure souriant complètement vêtu de blanc. Le Marocain devait avoir à peine vingt ans. Tandis qu’elle se dirigeait vers la voiture elle s’étonna que Fattah, c’était son nom, ne lui ait pas proposé de porter la valise.

Elle voulut retourner un moment à la boutique où on vendait des magazines pour acheter un journal, mais un agent de police lui dit qu’elle ne pouvait pas revenir dans l’aéroport par la même porte. Elle devait passer la porte de contrôle où était installé le détecteur à rayons-x et elle laissa tomber. L’agent l’avait interpellée en arabe et elle avait eu du mal à lui faire comprendre qu’elle ne connaissait pas la langue.

Les palmiers qui décoraient le parking de l’aéroport et la notable différence de température lui firent sentir rapidement à quel point elle était loin de chez elle. Elle s’occupa en observant le paysage par la fenêtre, tout en répondant par monosyllabes à Fattah qui essayait d’entamer une conversation. Quelques publicités de promoteurs immobiliers contrastaient avec les petites maisons pauvres qu’elle avait vues le long du chemin jusqu’au moment où elle vit une somptueuse villa au bord de la route. Sans lui avoir demandé quoi que ce soit, Fattah lui dit que la villa appartenait au directeur d’une importante usine possédée par l’état, très proche de la famille royale.

Une fois arrivée en ville, elle put se rendre compte que la providence devait cravacher dur pour contrer le style de conduite local. Silvia est romaine et vit à Milan, raison pour laquelle elle n’avait aucun problème avec la conduite

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vertigineuse. Elle vivait avec le seul adulte sans permis de conduire qu’elle avait jamais connu, c’est pourquoi les mystères du volant n’avait aucun secret pour elle. Néanmoins, l’habileté de Fattah et des autres conducteurs pour conduire la voiture à toute vitesse en regardant dans toutes les directions possibles sauf devant eux l’intrigua. Jérôme, dans une situation comme celle-là, serait en train de triturer son béret comme un citron.

A la porte de l’hôtel de l’Avenue de l’Armée Royale elle tomba sur un autre appareil de contrôle à rayons-x. Cela la contraria un peu mais elle était disposée à ne pas perdre son calme, sauf en cas d’extrême nécessité. Le hall de l’hôtel paraissait sorti tout droit d’un album de Tintin. Les grooms étaient impeccables et quelques employés, tout comme quelques clients, portaient une djellaba. Elle remarqua la quantité inhabituelle d’hommes qui avaient la tête couverte. Cela lui avait toujours paru dommage que la coutume de porter un chapeau fut totalement éteinte en Europe et les courses d’Ascott était une des choses qu’elle s’était promis à elle-même de voir un jour. Elle aimait tout spécialement les chapeaux classiques à la Humphrey Bogart. Elle se rendit compte qu’il était complètement impossible d’arriver à Casablanca sans se rappeler du vieux Bogey. Elle aurait presque aimé que son arrivée se fut déroulée en noir et blanc.

Elle s’enferma dans sa chambre, lâcha la valise, s’enleva les chaussures et se mit à étudier toute l’information de l’hôtel. Il y avait cinq restaurants, mais elle détestait manger seule dans les lieux publics et elle opta pour une salade niçoise. Elle appela le room service, passa sa commande et chercha une chaîne musicale à la télévision. Elle se déshabilla, s’enleva le maquillage et enfila un peignoir prête à terminer le livre qu’elle avait apporté après le diner. Elle n’avait rien à réviser pour la réunion du lendemain et elle avait toujours aimé le rituel de prise de possession des chambres d’hôtel. Elle trouvait qu’il s’agissait de moments uniques d’intimité

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avec soi-même. « Seule à Casablanca. Je suis la Bergman romaine. »

Silvia organise des conventions pour un laboratoire nord-américain et elle voyage assez. Bien que sa zone d’activité soit européenne, elle a dû venir à Casablanca pour participer à l’organisation d’un congrès médical qui aura lieu à Marrakech à la fin du mois. En envoyant Silvia ici, l’intention du chef était que celle-ci explique très clairement aux distributeurs marocains les particularités de quelques médecins qui assisteraient au congrès et par la même occasion faire en sorte qu’elle ait un premier contact avec les coutumes locales puisqu’elle ne connaissait pas l’endroit. Silvia lui avait dit que si ce qu’il désirait était lui faire connaître le Maroc elle aurait accepté avec plaisir que le laboratoire lui subventionne un voyage d’agrément avec son petit ami dans l’Atlas, mais ses arguments ne convainquirent pas Roberto.

Plus grande que la moyenne, très intelligente et travailleuse, Silvia fait partie de ces professionnels qu’il est toujours bon d’avoir à ses côtés pour amadouer les fauves. Des traits anguleux et de longs cheveux châtain presque toujours attachés. Une peau claire parsemée d’abondantes quoique discrètes taches de rousseur. On lui parle souvent de sa manière de se déplacer. On dit qu’elle est très féline. Démarche accentuée par des années de danse et de musique, passion qui durent encore à ce jour et qu’elle put maintenir tout en poursuivant des études de chimie. Elle ajoute à son acidité verbale occasionnelle une discrétion totalement exempte de stridence et ses fines lèvres ne sont avares de sourires avec personne.

Silvia espérait pouvoir avoir des enfants d’ici peu. Elle ne voulait pas avoir à passer par les traitements de fertilité qu’on avait dû donner à sa sœur quand on lui avait diagnostiqué une paresse des ovaires. Elle avait également envie de se marier car elle pensait avoir rencontré sa moitié d’orange et que sa moitié d’orange l’avait rencontrée. Elle n’avait aucun doute là-dessus même si elle avait mis plusieurs années à arriver à cette

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conclusion. Sa sœur lui chantait la même chanson : « Silvia, choisis bien. Parce que franchement pour se caser avec un connard il faut être une salope et toi tu es tellement gentille... » Elle était en désaccord total avec sa sœur.

Le livre qu’elle était en train de lire était un essai de Brabaglia sur le théâtre expérimental. Elle avait l’habitude de profiter des voyages pour lire des essais et elle ne lisait des romans que quand elle était à Milan. Elle pensait qu’ainsi elle profitait mieux le voyage sans que l’ambiance du lieu soit contaminée par l’atmosphère du roman. « Les romans sont faits pour voyager avec l’imagination, ça ne rime à rien que je les lise quand je ne suis pas chez moi. » disait-elle à Jérôme quand celui-ci l’interrogeait sur son intérêt pour les essais. Elle termina le livre, satisfaite, éteignit la lumière et s’endormit. Elle rêva de la scène du bar de Rick.

Major Strasser : Quelle est votre nationalité ? Rick : Je suis un ivrogne. Capitaine Renault : Ce qui fait de Rick un citoyen du monde.

Quand le réveil sonna elle se rappela que les trois

personnages du bar de son rêve buvaient des mojitos dans d’énormes ballons. Elle se doucha rapidement avec comme fond sonore les informations à plein volume, elle s’habilla d’un tailleur sombre, se maquilla légèrement et descendit prendre le petit-déjeuner. Silvia ne mettait jamais de parfum.

Le buffet de l’hôtel était très complet. Elle avait l’habitude de petit-déjeuner salé et satisfit son appétit avec une soupe harira et un œuf poché accompagné d’une merguez, le tout arrosé d’un café noyé. Elle le buvait en général ristretto, en prenait deux ou trois, pour commencer la journée avec un bon shoot de caféine. A la porte, Fattah, ponctuel, l’attendait pour l’amener dans les dépendances du laboratoire dans la banlieue de la ville. En chemin elle fut surprise par les énormes installations de la compagnie sucrière nationale, qui ressemblait plus à une caserne qu’à une entreprise normale. Elle avait la fenêtre ouverte et put entendre l’appel des

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muezzins à la prière. A ce moment Fattah changea de station de radio et en trouva une qui émettait la lecture du Coran. Bercée par la litanie et totalement silencieuse elle se laissa porter, absorbée par ses pensées.

La matinée fut relativement tranquille. Elle ne comprenait pas pourquoi tout le monde s’entêtait à parler en arabe alors qu’ils savaient parfaitement qu’elle ne pouvait communiquer avec eux qu’en français. Elle réussit néanmoins à obtenir au cours de la réunion un certain compromis quant à cette attitude qui lui paraissait surréaliste. Le chef faisait office de traducteur mais on voyait très bien que toutes les personnes présentes étaient bilingues. Une fois la réunion terminée et la glace brisée, tous se mirent à parler français pour se diriger à elle comme par enchantement, ils marchaient en même temps dans la rue et se dirigeaient vers une camionnette qui les emmènerait déjeuner. Elle ne put s’empêcher de faire part de son étonnement à Rachida, la directrice des ventes aux pharmacies et la seule femme, Silvie mise à part, qui assistait à la réunion.

―C’est la hiérarchie qui veut ça et aussi pour que tu ne prennes pas peur avec nos manières. Ça fait partie du charme africain, tu vas comprendre, tu verras – lui dit-elle en guise d’explication tout en s’enlevant le foulard de la tête, alors que tout le monde s’installait.

Vu sous cet angle elle comprit mieux les raisons de ce comportement. Les relations entre chefs et subordonnés avaient effectivement l’air plus agressif que ce à quoi elle était habituée. Rachida elle-même le lui démontra quand elle reprocha vivement à Fattah son peu d’adresse pour se garer. Elle supposa que Rachida était obligée d’en faire beaucoup étant donné son poste de directrice dans un entourage éminemment masculin. Elle lui expliqua par la suite qu’elle n’était pas mariée et qu’elle ne l’envisageait pas car elle refusait de mettre un terme irréversible à sa carrière.

Ils furent tous emmenés dans un coquet restaurant de poisson dans le port de Mohammedia, restaurant dont elle

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oublia d’emporter une carte de visite mais qu’elle apprécia. Jéjé insistait toujours pour qu’ils ramènent une carte de visite de tous les endroits où ils allaient. Mais bon, ce n’était pas très compliqué de se rappeler du nom : Restaurant du Port. Silvia demanda un couscous au bar comme Rachida le lui avait recommandé et l’ambiance autour de la table fut relativement cordiale.

―Donc, Mademoiselle Casonato, vous ne restez pas quelques jours de plus avec nous? Votre compagnie est un verre d’eau fraîche pour mes yeux – commenta le directeur général au dessert, les autres personnes présentes ne bronchèrent absolument pas –. Si vous rallongez votre week-end moi-même je peux vous montrer Marrakech.

―Non, merci beaucoup, je vous assure que j’aimerais vraiment, je dois m’occuper des préparatifs de mon mariage. Ma robe est conçue par un Catalan qui vient à Milan une fois l’an et samedi je l’ai pour moi toute seule toute la journée. Mais je vous suis reconnaissante de l’offre – elle lui fait un clin d’œil coquet en guise de vengeance pour son audace. Il n’y avait bien entendu ni mariage ni Catalan.

―C’est dommage. J’espère que cela ne vous empêchera de me montrer votre ville le jour où j’y serai de passage. Bon, je dois vous laisser. Rachida vous emmènera voir quelques clients cet après-midi – Monsieur Bounana se leva de son siège sans perdre le maintien et lui baisa la main –. N’hésitez pas à venir nous voir si vous en avez l’occasion. Mon offre reste valable. Bon voyage.

―Shukran jazilan, Monsieur Bounana. J’en tiendrai compte. – « Il est gonflé ce type » se dit-elle tout en arborant son meilleur sourire.

Le problème n’était pas le manque d’habitude qu’avait Silvia de la chasse à courre, en Italie c’est d’ailleurs un sport national. C’est l’insinuation devant tout le monde en pleine réunion de travail qui la surprit. Alors qu’ils retournaient à la

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fourgonnette elle demanda à Rachida ce qu’elle pensait de l’incident.

―Dis, Rachida, Bounana est comme ça avec toutes les femmes ? Son invitation m’a paru un peu déplacée.

―Oh ne t’inquiète pas. Il est comme ça juste avec les femmes exotiques. Il est Mauritanien et il a quatre épouses, la plus jeune a vingt ans.

―La plus jeune a vingt ans? – son visage reflétait son incrédulité et elle porta la main au cœur. Eh bien, cela fait partie du charme africain, je suppose.

―Oui, on dit qu’il a eu beaucoup de mal à convaincre sa première épouse à accepter le mariage. Sans son accord ils n’auraient pas pu se marier. Maintenant elle la traite comme une fille de plus. Ne fais pas cette tête, cocotte. Vous autres, avec vos prêts-à-divorcer vous êtes des polygames séquentiels. Ici nous les femmes exerçons notre autorité d’une autre manière, c’est tout.

Silvia ne sut pas si être traitée d’« exotique » était un compliment déguisé en pique ou une pique déguisée en compliment, ce qui était certain néanmoins c’est qu’elle avait éprouvé les deux sensations. La fourgonnette les laissa au bureau et elles allèrent visiter toutes les deux les pharmacies de la ville dans la voiture de Rachida.

Les visites l’intéressèrent assez. Elles furent très bien reçues dans toutes les pharmacies. Le fait que les croix vertes des enseignes soient remplacées ici par des croissants de lune fit que Silvia se sentit vraiment loin de tout. Elles visitèrent l’ancienne Medina et elle acheta pas mal de bibelots en argent, y compris une main de Fatima pour sa sœur et des babouches pour son mec. Quand elles passèrent devant une terrasse où il n’y avait que des hommes prenant le thé elles reçurent beaucoup de compliments. Elle avait bien avertie par Rachida du fait qu’il ne faillait se retourner sous aucun prétexte mais elle trouva ces compliments très astucieux.

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Elles décidèrent de passer par le hammam féminin avant d’aller diner. Tandis qu’elles recevaient toutes les deux des massages sur deux bancs de pierre dans une salle totalement recouverte de marbre rose, quelques femmes entrèrent et sortirent à tour de rôle par une petite porte de la salle. Elles sortaient visiblement détendues.

Le gommage avec le gant spécial et les jets d’eau chaude de la fontaine lui parurent le septième ciel.

―Rachida, qu’est-ce qu’il y a derrière cette porte ?

―Ah ! Si tu la franchis tu ne seras plus jamais la même personne. Cela fait partie du charme africain – sourit-elle.

Sans hésiter un instant, Silvia franchit la petite porte. Elle n’avait pas fait un si long voyage pour ne pas connaître le charme africain.

Le lendemain matin elle se leva tôt pour ne pas perdre l’avion. Après le hammam elles avaient diné du très bon poisson à La Mer et avaient pris des jus de fruit au Rick’s Café. Ce dernier n’avait rien à voir avec son homonyme de Bruxelles. C’était la reproduction la plus fidèle possible de celui du film, qui avait été entièrement tourné dans les studios d’Hollywood. Bogey ne vint jamais à Casablanca. Elle appela Jéjé avant le décollage et elle fut particulièrement tendre avec lui.

―Chérie, ça s’est si mal passé que ça ? Tu n’es jamais aussi câline au téléphone.

―Je ne sais pas, mon amour. Viens me chercher à l’aéroport, allez. Je t’aime beaucoup.

Elle raccrocha et se pelotonna contre le confortable siège de cuir. Elle avait encore les joues rouges et l’expression d’extase n’avait pas encore disparu de son visage. Elle rêva pendant tout le vol du charme africain. Dans son rêve, Sam

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jouait du piano avec les yeux tout en gardant les mains derrière son dos.

Yvonne : Où étais-tu hier soir ? Rick : Hier soir ? Je n’en ai pas la moindre idée. Yvonne : Et que vas-tu faire ce soir ? Rick : Je ne programme rien avec autant d’avance.

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14 PREMIER QUARTIER DE LUNE

Marco et sa femme, Maria, étaient venus en principe pour saluer quelques connaissances et rentrer rapidement chez eux. C’est en tout cas ce qu’ils nous ont dit, mais apparemment ils n’ont pas l’intention de respecter l’horaire établi. Tout spécialement Marco, qui est comme un poisson dans l’eau ici. Il débat avec nous tous et salue des gens à tour de bras.

L’offre musicale de la soirée est originale. C’est un groupe de rock and roll avec deux DJs intégrés comme s’ils étaient deux instrumentistes de plus. Un des DJs est dans la cabine derrière le groupe et on voit l’autre, qui est installé sur un des balcons situés sous la coupole de la galerie, sur les écrans. A côté de ce dernier se trouvent un couple de saxophonistes et un joueur de trompette. Le groupe possède, en plus des instruments devenus classiques depuis que John et Paul mirent une cravate, un groupe de percussions tribales et trois vois féminines qui forment le chœur.

Ils ne jouent que des reprises et ils ont coordonné l’ensemble afin de travailler sur une ligne ascendante commençant aux années 70 jusqu’aux années 10, selon le programme. A première vue le résultat est très prometteur : tous les musiciens sont experts dans leur domaine et ils nous bourrent les classiques d’improvisations. La fête toute entière danse et nous ne sommes pas une exception. Les serveurs ont arrêté de distribuer de l’Asti et maintenant ils arrivent par vagues. Certains viennent par groupes de trois avec des charriots et distribuent des cocktails et autres mix parmi les assistants et d’autres apportent des ramequins de glace hérissés de brochettes de fruit frais, suivent de près des plateaux de trois chocolats fondus pour les fruits.

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Nous n’en arrivons pas au point de devoir se serrer les uns contre les autres et il y a de l’espace pour danser à l’aise. Lucia danse le rock avec la grâce d’une française. En France il y a une grande tradition de rock et la manière de danser est quelque peu différente de la nord-américaine. A un moment où les autres vont se resservir en boissons nous décidons de nous lancer à l’aventure de la recherche des toilettes.

Nous avançons main dans la main tels deux écoliers à travers la foule. Tout en sortant du salon central nous échangeons nos impressions.

―Tu danses très bien, Lucia. Et ta nouvelle robe n’est pas encore tombée, robe qui te va très bien soit dit en passant.

―Merci, Monsieur prise-de-tête. Tu ne te débrouilles pas mal non plus. Dis, le duc et la brésilienne font un joli couple, non? Ils vont très bien ensemble. On a l’impression qu’ils sortent tout droit du conte de Cendrillon.

Je ne sais pas quel câble pète à ce moment-là dans mon cerveau. Je ne sais pas si c’est le bain avec Sandra, la valse ou l’Asti. Je ne sais pas si c’est le sans-gêne de Lucia ou autre chose. Toujours est-il que je m’arrête, plonge dans son profond regard durant un instant éternel, je la prends par la taille et nous nous donnons un profond baiser durant lequel nous n’arrêtons pas de nous regarder un instant.

Lucia a un goût de mangue et de fraise, en ce qui me concerne je dois avoir un bon arôme de vin pétillant. Qu’est-ce que disait Richard Gere? Non, ce n’est pas la saveur, c’est le cumul de facteurs. La Scala ne sera plus jamais la même pour aucun de ceux qui se trouvent rassemblés ici pour fêter l’anniversaire du journal.

Mon esprit est à des kilomètres du lieu quand, subitement, il se voit obligé de revenir. Lucia, quelque peu troublée, met

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fin à la magie du baiser en se défaisant brusquement de mon étreinte.

―Ce n’est pas bien, Monsieur prise-de-tête, je ne peux pas, je ne sais pas si j’en ai envie. Je ne sais pas où j’avais la tête – elle rougit, se retourne et part entre les danseurs pour aller aux toilettes. Je reste sur place, figé comme un benêt.

―Lucia…

Tout en essayant de comprendre ce qu’il peut y avoir de mal à embrasser quelqu’un et tout en commençant à me reprocher mon impulsivité, j’emprunte le chemin qu’a pris Lucia et je tombe nez-à-nez sur Silvia et Jéjé.

―Leonardo! Mon petit père! Tu as une tête de gars qui a fumé. Tu t’amuses bien?

―Salut Léo, ça fait un bail – dit Silvia. Je lui fais deux bises et j’essaye de faire bonne figure.

―Mon couple préféré! Félicitations aux deux. C’est une fête hors-norme. Jéjé, je me sens profondément trahi.

―Trahi? Ça c’est la meilleure, Silvia. Il m’amène trois invités de plus à la soirée, je les mets tous dans la zone VIP et il nous reçoit comme ça. Tu ne serais pas espagnol par hasard? Ha ha ha! – Ca faisait longtemps que je n’avais pas entendu le furet et le dindon, notre Jéjé est de retour.

―Ce qui est clair c’est que tu es belge! Ne fais pas attention à ce qu’il dit, Silvia. Nous les espagnols, nous sommes avant tout des gentlemen et ce crétin n’a pas eu la gentillesse de m’offrir ne serait-ce qu’un poste de commis dans cette merveille. On s’est vu le mois dernier, ahuri!

―Je crois qu’il a raison, mon chou – répond Silvia –. Vu tout ce que vous avez vécu ensemble à Bonn ce n’aurait pas été incroyable d’engager Léo comme cireur. Il a toujours les chaussures impeccables. Je crois que toute la maniaquerie de Jéjé vient de l’époque de votre cohabitation.

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―Très drôle ton histoire de cireur, romaine. Je vois que vivre avec cet abruti ne t’as pas encore trop affecté. Vous êtes magnifiques. Je serais venu même comme cireur, et gratuitement. Tu restes ici maintenant ou tu continues à organiser, Jéjé? Tu as l’air d’un contrôleur aérien avec tes écouteurs.

―Ca y est je suis libre, mais je garde un œil sur les opérations au cas où – il enlève l’écouteur et me le met dans l’oreille –. Ecoute ça, crapule. Ceci devrait te servir pour tes expériences sociales. Ne dis rien, ils t’entendraient.

Au moment où il me le met, je sens un léger vertige. L’écouteur a dû être fait en latex spécial et il s’accroche à l’oreille comme une ventouse, la recouvrant totalement. L’isolement est presque total et du coup j’entends avec l’oreille droite ce qui ressemble à un mélange entre un poste de contrôle de la NASA et la dernière superproduction de science-fiction, tandis qu’avec l’oreille gauche j’entends la musique et notre conversation. J’ai un peu de mal à m’adapter, mais c’est incroyable. De l’oreille droite je n’entends pratiquement rien de la musique de la soirée, seulement des voix robotisées.

―Zone 3 couverte. Trois charriots de verres à la zone 2, vous êtes libres zone 2?

―Alpha un à contrôle. Nous nous occupons tout de suite de la zone 2.

―Beta trois à contrôle. Glace à dix pour cent.

―Alpha quatre à Beta trois. Entendu, ça marche.

―Porte deux à contrôle. Deux individus bourrés à l’infirmerie. Invités de classe C.

―Contrôle à tous. On ne distingue pas de classes à l’infirmerie.

Je suis très surpris. Ca doit se voir, parce que Jéjé me l’explique tout de suite:

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―Impressionnant, pas vrai? C’est un nouveau système contrôlé par un logiciel qui se connecte à la chaîne et réalise l’amortissement de la table de mixage du son de la salle dans chaque écouteur et en temps réel. Ne me demande pas comment ils y arrivent, mais tu vois le résultat. Enfin, tu l’entends.

Il n’a pas tout à fait terminé la phrase que je sens qu’on me tire l’autre oreille, ce qui fait que je plonge le micro dans le verre que je sirotais, verre qui tombe par terre. Lucia, sans me lâcher l’oreille, m’embrasse à nouveau, cette fois-ci sans remords. Le micro sous-marin provoque un petit chaos auditif pour tous les utilisateurs du système, moi y compris, jusqu’au moment où je sens que Jéjé me l’enlève de l’oreille.

―Ha ha ha ha! Allez viens, Silvia. Je dois changer l’écouteur. On verra Léo plus tard, j’ai l’impression qu’il profite de la soirée. J’espère qu’il va nous présenter son amie.

―A tout à l’heure, Leo. Ne pars pas sans avoir pris un verre avec nous.

Je dis au revoir sans regarder d’un geste de la main. J’ai du mal à penser. Lucia me détruit l’oreille et je ne voudrais pas gâcher ce baiser pour tout l’or du monde. Avec une certaine maladresse nous cherchons ensemble un endroit où être à l’aise dans les loges de l’étage supérieur. Je dois aller aux toilettes mais je tiens bon comme Don Quichotte, il ne faudrait pas que je me retrouve encore une fois sans ma Dulcinée.

Après de nombreux baisers et autres caresses dans un confortable canapé du premier étage, le groupe commence à jouer Azzurro et la foule entière crie les paroles. Nous ne parvenons pas, nous non plus, à nous soustraire de l’emprise de ce refrain accrocheur. Je vois Pietro d’en haut. Son smoking rouge est décidément bien pratique. Quand il dansait en faisant semblant de jouer de la guitare il ressemblait encore plus à son sosie. Il parle avec Jéjé et Sandra fait de même avec Silvia. Ils se seront sûrement présentés eux-mêmes. Je ne vois ni Marco ni sa femme.

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―Lucia, tu es merveilleuse. Mais bon on te l’aura déjà dit une centaine de fois. Tu veux un autre verre? Si tu ne files pas je te l’amène.

―Toi ce que tu veux, c’est aller aux toilettes, Monsieur prise de tête. Tu as les jambes qui tremblent depuis un moment.

―Ce qui arrive à mes jambes n’a rien à voir avec ça. C’est la terreur que m’inspire tes yeux magnifiques – je lui caresse le visage.

―Tu parles trop, Monsieur prise de tête. Mais tu embrasses très bien – elle enlève ma main et nous nous embrassons encore –. Allez, descendons, je meurs d’envie de danser. Va aux WC, menteur.

―Jure que tu ne vas pas t’échapper comme tout à l’heure. Je ne me le pardonnerais pas.

―Si, une citrouille m’attend au Duomo. Allez, gros âne. Lucia a pris goût au tirage d’oreille. Ca fait mal mais ça

unit. En chemin je me fais tirer les oreilles un certain nombre de fois encore avant que nous nous séparions afin que je puisse faire ce pèlerinage retardé tant de fois. Il y a la queue pour les waters et les gens entrent deux par deux, comme d’habitude. La musique de la salle résonne en sourdine dans les toilettes et les joyeux et fervents défenseurs de l’automédication agitent leur nez en rythme. Chaque fois que je vois une scène de ce genre, et il y a eu un certain nombre de fois, je me rappelle des mes jeunes années avec une certaine nostalgie. Je crois que si on peut trouver un intérêt à la double morale c’est d’éviter que les centres de soins psychiatriques débordent, mais en ce qui concerne les drogues je persiste à penser que tout cet argent qui finit sur un compte en suisse serait mieux employé si on construisait des écoles, des hôpitaux et des routes avec lui.

J’arrive à l’endroit où se trouvent tous les autres, en train de danser et de discuter avec énergie. Le volume sonore permet cette double activité, pour peu que l’interlocuteur ne soit pas trop loin. A un moment où la guerre des sexes a une

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fois de plus mis les garçons avec les garçons et les filles avec les filles, nous couvrons Jéjé et sa mise en scène soignée d’éloges. Elles dansent au rythme de Billie Jean.

―Ce que tu as fait c’est vraiment unique. En ce qui me concerne Sandra et Léonardo ont vraiment été sympas de m’avoir fait venir ici. La jalousie de la concurrence ne t’inquiète pas? J’ai vu quelques-uns de tes confrères avec des mines circonspectes au moment où avait lieu la tragicomédie du Parti Nomade.

―Pas du tout, Pietro – répond Jérôme –. Comme on dit, la jalousie c’est la manière qu’ont les imbéciles de vous admirer. Nous sommes très contents du résultat et tu as raison : si cette idée prend corps, je pourrais envisager d’en faire quelque chose de plus que de la simple poésie.

―Moi ce que j’admire c’est le budget dont vous avez disposé pour monter tout ça. Je vais être indiscret : cette petite sauterie vous a couté combien ?

―C’est top secret, comme tu peux imaginer, mon petit père. De toute façon tu me connais, une bonne partie des dépenses se finance via la publicité. Le plus aberrant, ça a été le cachet de la colombienne, mais je voulais absolument l’avoir avec nous, à n’importe quel prix. Vous avez vu comme elle bouge? Elle est capable de faire écrouler un stade entier avec un seul de ses déhanchements. Si elle ne s’était pas en allée je vous l’aurais présentée, c’est une diva plus que supportable. J’aime beaucoup le groupe. Je me suis inspiré d’une fête quinquennale qui a lieu à Paris, juste à côté de l’endroit où nous sommes allés pour cette fameuse session house, tu te rappelles Léo?

―Oui je m’en rappelle. Ca avait été très bien cette soirée. Et je vois que Martine a bien compris ce que tu voulais. Ca aussi, ça a fait de l’effet.

―Qu’est-ce que tu veux dire par là? – demande Pietro.

―Il parle du mix de l’orchestre classique en introduction. Martine est une amie à nous. Elle et son mari n’ont pas pu venir parce que la mère de Philippe subit un traitement de

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chimiothérapie. J’ai parlé avec elle cet après-midi et elle m’a dit que les résultats étaient porteurs d’espoir.

―Super pour la mère de Philou! Enerve-toi si tu veux mais moi j’en veux une copie. J’ai en tête quelques idées sur quoi faire avec.

―Si c’est possible, ça m’intéresse aussi. J’en profite pour te donner ma carte de visite. Ah, et n’hésite pas à consulter notre catalogue, je suis sûr que trouveras quelque chose à ton goût.

―Merci, Pietro. Je vous enverrai une copie par mail, soyez tranquilles. Je vais devoir le compacter parce que c’est un master et le fichier qui le contient est énorme. Il est arrivé juste ce matin, ça aurait été dommage de ne pas l’avoir, tout comme le théâtre Je vous propose d’aller à la galerie, l’ambiance de la soirée va bientôt changer et je crois que ça va vous plaire

Alors que nous traversons le pont de la place, un homme s’arrête pour saluer Silvia. Il a l’air assez gai. En fait nous sommes tous bourrés mais, comme dans toutes les célébrations de haut standing, les gens essayent de garder un certain maintien plus de temps et peu d’hommes ont déjà enlevé leur veste.

―Félicitations aux deux! J’arrive du congrès de Marrakech et je viens d’apprendre que vous alliez vous marier. La seule chose qui m’a étonné c’est de ne pas avoir reçu l’invitation – Jéjé devient aussi pâle qu’un linge et, sans broncher, il attend la réponse de Silvia.

―Ha ha ha ha! C’est ce que t’a dit Bounana, non? Non, il n’y a pas de mariage. C’est une excuse que j’ai trouvée pour me tirer d’affaire. Bounana est un sacré chasseur.

―Ah, mince. Eh bien c’est dommage. Il va falloir que vous grandissiez un peu tous les deux, surtout que cette femme est très convoitée – il donne un coup de coude dans le ventre de Jéjé et fait un clin d’œil à Silvia –. Bon vous allez m’excuser mais je ne peux pas laisser filer mon petit groupe.

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J’ai oublié mes lentilles et je ne distingue personne à plus de cinq mètres. A lundi. Une fête extra!

Tandis que le collègue de Silvia s’éloigne en direction du théâtre, cette dernière réprimande gentiment Jéjé.

―Ce qui est clair c’est que j’ai un fiancé fier de s’afficher! Comment peux-tu faire cette tête en entendant le mot « mariage »? Ton cas commence à me paraître désespéré.

―Non, Silvia, tu n’as pas de fiancé, je suis à peine ton petit ami –. Silvia serre son sac comme s’il elle allait le lui jeter à la figure –. J’ai fait cette tête-là parce que je cherchais le meilleur moment et ce moment vient de me trouver. S’il te plaît, accepte cette bague et comme ça nous serons vraiment fiancés. Veux-tu m’épouser?

Tout en disant cela, Jérôme sort de la poche de sa veste une petite boîte contenant une bague de fiançailles serti de baguettes de saphir et de diamant formant une rune. La tête de Silvia en dit long sur son émotion. Nous autres entonnons en chœur l’inévitable « Ohhhhhhh! ». Sous le regard attentif de mon homonyme de pierre, entre la Scala et la galerie Vittorio Emanuele, Silvia et Jérôme scellent leur engagement par un fougueux baiser. Nous décidons de nous éclipser discrètement et de les laisser profiter de ce moment unique.

Peu importe le nombre de fois que nous ayons vu la même scène en film, au théâtre ou dans la vraie vie. Peu importe à quel point on est blasé, et pour ma part je le suis, j’ai déjà porté une alliance par le passé et si l’occasion se présente je la porterai à nouveau. La partie de notre cerveau qui s’occupe des sentiments est une dévoreuse vorace de gestes grandiloquents. Il suffit d’assister à une quelconque cérémonie, quelle que soit sa nature, pour constater à quel point nous, les êtres humains, sommes amateurs de ce genre de sensations. Il est également bien connu que ces moments magiques de notre vie sont gravées en lettres de feu dans notre subconscient et nous aident bien souvent à en surmonter des plus douloureux. Jérôme et Silvia ont tout pour construire une relation fructueuse et durable.

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Nous décidons de retourner rendre hommage au taureau blanc afin de souhaiter bonne chance aux futurs époux.

―Au moment où il donnera un coup de talon, chacun d’entre nous doit prononcer un vœu à voix haute – dit Sandra tout en triturant les testicules de la bête cornue avec ses Mascaro rose –. Moi je veux quatre enfants – Pietro la prend au mot et prononce son vœu.

―Moi aussi je veux quatre enfants! Comme ça on a quelque chose en commun, Mademoiselle Gomes. Savez-vous comment on fait des enfants?

―Je te donne des cours quand tu veux, duquezinho. Mais ne compte pas sur moi pour les travaux pratiques avant que tu ne sois orphelin. Ta mère à très mauvaise réputation.

―Ca c’est ce que dit Lucia. Maman est très facile à vivre, je te la présenterai.

―Moi je veux une demande en mariage comme celle de Silvia. Qu’est-ce que c’était beau! Et toi, Monsieur prise de tête, qu’est-ce que tu veux?

―Je veux que ce pauvre animal ne vienne pas peupler nos cauchemars à cause de la cruauté et l’insistance avec laquelle nous le traitons. La reine de la soirée est tombée amoureuse de mes oreilles, que demander de plus? – Lucia me retourne le compliment en me les tirant bien fort.

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15 PLEINE LUNE Nous sommes retournés au bar du martini au lychee.

J’étais resté avec l’envie de l’inspecter plus en détail. Nous nous amusons vraiment beaucoup tous les quatre en portant des toasts à tour de bras et en plaisantant, et le groupe quitte la scène tandis qu’un orgue endiablé commence à résonner à travers des haut-parleurs. Les lumières s’éteignent en même temps que le volume monte et nous voyons d’énormes rideaux noirs décorés de fins motifs abstraits couvrir les murs. Des LED de lumière noire s’allument et je remarque à nouveau la blancheur des dents de Sandra, qui sont devenues le centre de son visage. La galerie se remplit de fumée froide. Les serveurs commencent à sortir, déguisés en squelettes très bien représentés. Ils portent des plateaux rempli d’écouteurs de studio sans fil qu’ils remettent aux gens et ils sont suivis d’acrobates munis de torches. Le spectacle est saisissant. Un tambour très grave commence à se faire entendre et impose progressivement sa présence tandis qu’un speaker introduit la session. Sur les écrans on peut vor un seul faisceau de lumière qui éclaire la cabine de l’intérieur du théâtre.

« Mesdames et Messieurs, le temps de l’obscurité est arrivé, le temps de laisser notre empreinte sur ce sol centenaire est arrivé. La galerie est le purgatoire et le théâtre l’enfer, mais avec les accessoires que l’on vous remet vous pourrez sentir la flamme tout en étant au purgatoire. Faites attention à votre âme et recevez avec de nombreux applaudissements à… DJ Chastity ! »

Lucía sursaute.

―Dj Chastity ! Mais c’est Chloé ! Elle est venue mixer !

Nous regardons les écrans et voyons Chloé sortir sous la lumière des projecteurs avec une coiffe blanche et une tunique cramoisi tandis que le tambour rugit comme une bête. On n’entend presque pas les applaudissements du public.

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Chloé ôte sa coiffe, met des écouteurs énormes et s’installe aux commandes de la cabine. Elle commence à pleine puissance et sur un ton lugubre au rythme du tambour avec « La noche escabrosa » ce qui donne un mélange vraiment satanique d’autant plus que les têtes de mort se promènent, insolentes, sur l’avenue. Elle est forte la nonne, tout le monde danse, et nous ne sommes pas une exception.

Des squelettes nos donnent nous écouteurs et, tout comme le reste, nous nous les accrochons au cou tout en continuant à danser. Des acteurs montés sur des échasses circulent dans la foule, sur les écrans on peut voir un groupe de percussionnistes qui accompagne Chloé sur la scène. Cette fois oui : les gens ont perdu le maintien propre à ces soirées. Les hommes commencent à laisser les vestes et les nœuds papillons au garde-robe et les femmes dessinent d’ingénieuses autant que suggestives figures avec leurs robes. Dj Chastity est en train de consacrer le Giornale del Mondo! Lucia m’explique qu’elle a ce hobby et que cela lui réussit plutôt bien. Elle fait une session par mois dans des différentes villes européennes. C’est une sacrée surprise après notre petite discussion au Duomo quelques heures auparavant.

Une bonne demi-heure de danse plus tard, la musique qui sort des haut-parleurs de la galerie baisse peu à peu d’intensité et une transition en douceur s’effectue vers du chill-out, programmé depuis la cabine du balcon. Les écouteurs continuent à émettre la house frénétique de la Scala, que l’on peut toujours apprécier sur les écrans qui l’entrecoupent de vues aériennes de la soirée et de quelques interviews datant de quand personne n’avait encore perdu son maintien. Cette combinaison est très drôle. La partie située sous la coupole continue sur le même rythme avec tous les danseurs munis de leurs écouteurs et la zone des canapés retrouve une ambiance plus relax grâce à quelques mixes mélangeant jazz, bossanova et musique ethnique. Nous décidons de faire une pause arrosée de martinis dans un petit salon avant de retourner

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affronter la Scala. Je reçois un SMS « Vous aimez le sabbat, mon petit père? »

Nous retrouvons Jéjé sur la piste de la Scala. Quand nous arrivons, Silvia et Jéjé sont en train de danser énergiquement avec le joueur de basket, qui s’appelle Ronald. Nous nous mettons tous à danser avec eux furieusement. Lucia, Silvia et Sandra bougent comme de véritables indigènes lors d’une cérémonie d’initiation. Les tambours font trembler la salle. Les lumières de couleur envahissent mon cerveau. Nous rions, sautons, jurons, crions… Allez Chloé!!!!

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CHRONOSOPHIE DU RENARD ET DU CORBEAU

Quae se laudari gaudent verbis subolis,

serae dant poenas turpi paenitentia.

Cum de fenestra corvus raptum caseum

comesse vellet, celsa residens arbore,

vulpes invidit, deinde sic copeit loqui :

‘O qui tuarum, corve, pinnarum est nitor!

Quantum decoris corpore et vultu geris!

Si vocem baberes, nulla prior ales foret’

A tille, dum etiam vocem vult ostendere,

lato ore emisit caseum ; quem celeriter

dolosa vulpes avidis rpauit dentibus.

Tum demum ingemuit corvi deceptu stupor.

―J’en ai plein le bec que tu me voles la vedette, renarde4! La prochaine fois c’est toi qui montes dans l’arbre pour chanter et moi je prends le fromage.

―Toujours la même histoire, corbeau. La fable est comme ça. Elle est comme ça, point. En plus, dis-moi franchement: combien de temps ça faisait qu’on ne la jouait pas en latin?

―Eh bien tu as tout à fait raison, renarde. Au moins cinq-cents cycles. Elle est de qui celle-là?

―Elles sont toutes du même auteur, corbeau. Peu importe qu’on l’appelle Esope, Phèdre, Lafontaine, Samaniego. C’est toujours du même

4 En espagnol, renarde se dit “zorra” qui signifie également « salope ».

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auteur. Ce sont des archétypes, tu as oublié le jour où ils t’ont embauché? C’était bien clair pourtant.

―Mais si, je m’en rappelle. Ca aurait été mieux pour moi de faire comme mon cousin, c’est lui qui accompagne la sorcière. Celui-là ne subit pas les épreuves que je dois subir. Et tu manges toujours le fromage d’un coup de dent! Tu vas bien me laisser un petit bout un de ces jours quand même, ne serait-ce que par camaraderie.

―Eh bien su tu savais comme j’ai envie de me le manger avec des raisins que j’ai vus… Tu sais bien, «des raisins avec du fromage, un divin mariage». Mais pas moyen, chaque fois que je vais voir les raisins pour les amener ici, ils sont verts!

―Tu changes de sujet, renarde. La prochaine fois, au lieu de chanter, je mords, et ce qui reste, ça sera pour toi.

―Tu ne peux pas faire ça. Tu foutrais l’archétype en l’air! On se retrouverait à la rue! En plus, tu ne pourrais pas même si tu voulais, les archétypes sont éternels et immuables, le chef l’a clairement dit.

―Ah bon, il a dit ça? Je ne me rappelle pas l’avoir entendu dire ça. Bon, on va s’enlever le maquillage et ensuite à la maison, finies représentations pour aujourd’hui. Je t’attends à la sortie.

―D’accord, d’accord. Ils entrèrent chacun dans leur loge pour s’habiller. La renarde avait

une splendide robe de satin vert et le corbeau ne se séparait jamais de son impeccable jaquette. Ils étaient mariés depuis que le corbeau avait été embauché pour la fable parce que son prédécesseur ne pouvait plus chanter à cause d’une pharyngite qui s’était avérée chronique.

Sur le chemin vers leur maison, dans le carrosse du théâtre, ils reprirent leur discussion.

―Moi ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il faut jouer nu. Regarde la robe que m’a offerte l’aigle pour se faire pardonner.

―Ca ne m’amuse pas beaucoup que tu continues à voir ton ex. Il a du toupet cet aigle de t’offrir des petits cadeaux, je trouve. Tu sais entre oiseaux nous nous connaissons bien. Celui-ci veut quelque chose.

―Ne dis pas de bêtises, nigaud. Si je me suis marié avec toi c’est parce que je t’aime, non ? Celui qui cache des choses, ce qu’il démontre

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c’est qu’il n’a pas su choisir son conjoint. Allez, monte-moi ton petit bec en or.

―Mouais, je sais ce que je dis. Après tu ne viendras pas me raconter des sornettes. Je préfère quand tu dois jouer avec le buste ou la grenouille. Je suis plus tranquille.

―Fadaises! Tu as réparé mes lunettes de réalité virtuelle? Aujourd’hui j’ai bien l’intention de d’aller faire un tour là-bas cette nuit.

―Oui, elles ont été livrées ce matin.

―Ah bon, parce que si ce n’est pas le cas tu te débrouilles comme tu veux mais moi je prends les tiennes. Déjà qu’hier je n’ai pas pu me promener au Vietnam alors que j’en avais envie. Il y avait un festival là-bas.

―Ils n’ont pas pu les livrer avant, miss. Je suis franchement désolé. Pour de vrai.

―Du moment qu’elles sont là aujourd’hui, ce n’est pas grave. Tu sais comment ça marche. Chaque humain qui voit l’archétype que nous représentons est disponible dans la console, on peut entrer dans ses rêves ou ses états de transe. Les rêves sont très ennuyeux, mais dans les transes tu peux voir le monde des humains et, les jours de chance, il t’arrive des choses très amusantes.

―C’est vrai qu’il y a beaucoup plus de choix en dormeurs qu’en personnes en transe. Vrai également que dans les rêves c’est toujours la même histoire. On va bien voir à quoi on a droit aujourd’hui.

Une fois arrivés à maison, le corbeau enfila ses pantoufles et la renarde alla directement à la cuisine pour préparer le diner. Elle n’hésita pas longtemps. Deux omelettes et de la crème en dessert, deux verres de vin blanc, celui qu’ils achetaient au château du roi et hop, par ici la console.

―Encore de l’omelette, renarde ? On pourrait peut-être changer un peu, mon amour.

―Tu sais quoi? Demain c’est toi qui vas faire le diner. Il n’arrête pas de se plaindre ce type! Allez, allume la console, on va choisir quoi voir.

―Mais c’est que tu fais toujours des omelettes! Il n’y avait pas de fromage dans le frigo ?

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―C’est marqué dans le contrat, «relou». Tant que tu travailles dans cette fable, pas de fromage. Moi je dois me priver de plus de choses, je suis dans un tas de fables. En fin de compte, toi tu travailles seulement dans trois. Je vais demander un congé sans solde pour pouvoir enfin m’empiffrer de raisin.

―Bon, on va voir ce que font mes «habitués». Viens voir, j’ai revu il y a pas longtemps «Casablanca» avec cette nana, en version colorisée, je préfère comme ça. Elle est dans une soirée à Milan avec plein d’autres. On va pouvoir se balader partout.

―Allez, mets ça. Ca fait longtemps que je ne vois pas Milan. Ils se posèrent dans le canapé et se mirent les lunettes. Ils se

baladèrent dans la Scala et dans la galerie Vittorio Emanuele au rythme impulsé par Chloé et ils s’amusèrent pour de bon. Ils se rencontrèrent sur la piste de danse plusieurs fois et ils se saluèrent en se faisant des grimaces. La renarde participa à quelques débats sur la ségrégation du nord de l’Italie et, comme elle s’ennuyait, el décida de passer le reste de la soirée à danser.

Le corbeau passa le plus clair de son temps entre la galerie et les toilettes. Il croisa la grenouille et le singe et ils les deux flirtèrent avec la grenouille, allant et venant parmi les petits groupes d’invités qui maintenaient tous des conversations originales et grivoises.

―Pfiou, sacrée bringue. Ils sont déchaînés. Pas vrai, petit corbeau?

―Ah! C’est clair, c’est clair. Tu veux bien éteindre la console?

―Pour moi, pas de problème, je n’ai pas arrêté de danser. Allons au lit.

―Moi ce que je préfère, c’est quand tu parles avec quelqu’un qui n’a pas vu la fable. Tu as l’impression de parler à un mur, c’est très rigolo. J’ai vu le singe et la grenouille. Tu as rencontré du monde?

―Mis à part toi, je n’ai vu que le chat d’Alice, mais celui-ci est dans toutes les fêtes. Je ne sais pas comment il fait. Surement du piston.

―Bon, je débarrasse tout ça. Alors qu’ils rangeaient le bip-bip du localisateur de la renarde se

mit à sonner dans son sac. Elle alla lire le message et s’indigna. « La renarde et l’aigle – Séance extraordinaire dans une demi-heure

– Venez de toute urgence. »

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―Je n’ai donc pas le droit d’avoir une vie normale? Je vais demander ce congé tout de suite. Tu m’étonnes que je vais le demander! Ils abusent carrément!

―Je te trouve bien énervée. Et comme par hasard, c’est l’aigle. Tu n’as rien à me dire, renarde?

―Ecoute, je n’ai pas le temps d’écouter tes conneries. Je file, vu qu’en plus c’est dans une demi-heure.

La renarde monta se changer et redescendit resplendissante. Elle portait la même robe. Celle que l’aigle lui avait offerte.

―Tu provoques un peu là. Tu n’aurais pas pu mettre une autre robe au moins?

―Aaargh! Vous me fatiguez, tous! J’ai largué le piaf au bec crochu parce qu’il était incroyablement jaloux lui aussi. Viens voir la représentation avec moi si tu veux, mais tu es prévenu, ou bien tu fais preuve d’un peu plus de confiance ou tu vas aller rejoindre le groupe de mes ex avec l’autre «emplumé». Le buste me fait déjà les yeux doux. Salut!

La renarde s’en alla en claquant furieusement la porte. Le corbeau soupira profondément et se mit à revoir les cassettes de « Casablanca » qu’il avait enregistrées. Il se demandait s’il devait appeler la grenouille ou aller au théâtre ni vu ni connu, histoire de prendre sa femme sur le fait.

―Quelle salope, cette renarde! – pensa-t-il en fronçant les sourcils tandis qu’il se rasseyait dans le canapé.

Le corbeau, honteux et confus,

Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

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16 DERNIER CROISSANT DE LUNE

Lucia est allée rendre visite à Chloé dans la cabine et celle-ci lui a dit qu’il lui restait peu de temps avant de terminer. Nous décidons de nous reposer un peu et nous retournons à la zone des canapés. Sandra et Pietro, eux, continuent à danser. Jérôme et Silvia exultent de joie. Les serveurs distribuent maintenant des chocolats et des friandises. Les verres, il faut maintenant les chercher au bar. Il faut reconnaître que nous commençons à être beurrés comme des petits Lu. Nous et tous les gens autour de nous. Ronald propose un jeu. Il faut enchaîner des maximes les unes avec les autres, comme les petits papiers mais avec des proverbes. Il commence.

―Si vous savez de qui est la phrase, dites-le. Ma première phrase, je ne me rappelle plus qui l’a dite. C’est celle-là : « Au commencement était le verbe. »

―« A la fin, le blah-blah-blah », c’est de quelqu’un de célèbre, je vous le jure, mais moi non plus je ne me rappelle plus de qui – dit Silvia, nous rions tous.

―« La vie est une loterie. Même si tu gagnes, en fin de compte tu perds la vie. » celle-là elle vient d’une chanson française – réplique Jéjé

―« Nous n’avons pas besoin de la loterie, je t’ai et toi tu m’as » - dit Lucia tout en me grattant le genou. Elle me plait de plus en plus.

―« Un DJ ne vit que des autres. Il passe de la musique d’autrui pour faire danser d’autres autrui. » de Beigbeder. Il est bien, le petit jeu de Ronald, mais je crois que j’ai trop bu – dis-je.

―« Aujourd’hui je vais faire une pause de mille mesures », c’est une autre chanson – dit Silvia.

―Hé ! Celle-là n’a rien à voir, amour. Tu n’as pas le droit.

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―Je n’ai pas le droit ? Tu vas voir si je n’ai pas le droit! J’adore le jeu, mais je vais aux toilettes me refaire des lèvres devant le miroir. Tu viens Lucia?

Les deux s’en vont. Nous restons tous les trois et discutons avec passion.

―Eh ben dis-donc, Ronald. Tu es le premier Nord-américain que je connais qui aime les charades. D’ailleurs j’ai bien aimé ton discours de toute à l’heure, notamment la partie où tu développes l’idée de la nécessité d’adversaires dans le sport. C’est un contrepoint étonnant au bipartisme que Jéjé déplore.

―Ne crois pas les clichés qui circulent sur la culture de ces gens, Léo. Ce sont les propriétaires des media et nous avons l’image de l’Amérique du Nord qu’eux veulent qu’on ait – Jéjé sort une serviette humide et se frotte le visage avec. – J’ai connu beaucoup de neurones là-bas, et beaucoup de solidarité. Ben Franklin n’était en aucun cas un cas isolé, mon petit père.

―Ha ha ha ha! Vous êtes très rigolos tous les deux, pals. Surtout toi, Jérôme. C’est vrai que par ici vous pensez tous que nous sommes un pays lamentable composé d’abrutis qui se remplissent la pense de nourriture de fast-food, qui ont tous des petits drapeaux aux fenêtres et qui gobent tout ce que dit CNN. Les Simpson contribuent bien à donner cette image – il se penche du haut de ses deux mètres et nous dit à voix basse – combien y-a-t-il de noirs dans le top du sport européen qui aient fait des études scientifiques et soient passés par la deuxième armée la plus exigeante du monde? Moi j’en connais un certain nombre dans mon pays. Il est bon que vous pensiez que nous sommes des neuneus. Nous on continue à adorer votre manière décadente de faire et voir les choses.

―Notre forme décadente de faire les choses a aussi beaucoup à voir avec les traditions – intervins-je. – Avec les traditions et avec l’autocritique. Je me rappelle encore cette phrase qu’on avait entendue au moment des tours jumelles,

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pourquoi nous haïssent-ils? Vous savez si c’est vraiment vous qu’ils haïssent?

―Ecoutez. Notre culture se base sur l’empathie. Sur l’empathie et sur la manière la plus pragmatique de faire les choses. Point de vue technologie nous construisons toujours en recommençant depuis le début tout le temps. Vous autres vous ajoutez toujours des pierres au même château. Je ne cherche pas à savoir ce qui est mieux ou moins bien, mais ce qui est clair c’est que le dynamisme c’est notre drapeau, pals. En ce qui concerne le pourquoi de cette haine, la question vient du plus profond de nos cœurs. Nous qui sommes sincères même quand nous mentons! Vous croyez que nous voulons imposer notre démocratie et suivre la fameuse pax americana. JFK l’a dit, ce n’est pas ce que nous voulons. Nous voulons un monde tranquille parce que chaque fois qu’on s’occupe de nos affaires, c’est le monde qui vient nous demander qu’on résolve ses problèmes.

―Ca a sûrement été comme ça pour les guerres mondiales, mon petit père. Si je me souviens bien, le plus grand pêché de Saddam, ça a été de vouloir commencer à vendre du pétrole en euros, et cela ne convenait absolument pas à votre hégémonie.

―D’accord, il y a une bataille énergétique, bien sûr. D’accord, nous alternons entre gouvernements à la main de fer avec des gouvernements à la main molle, aussi, pal. D’accord, nous gérons tout un tas de radicaux de toutes les couleurs. Mais notre rêve américain que vous méprisez autant, c’est lui qui nous a conduits là où nous sommes. Vous croyez réellement que nous devrions penser à changer notre rêve parce qu’il n’entre pas dans vos normes? Je choisis l’esprit pratique, démontrez-nous en quoi vous faites les choses mieux que nous, nous n’aurons aucun problème à nous adapter. C’est votre travail, pas le nôtre. Pour en revenir au Simpson, ils nous ont aidé à que nous puissions rire de nous-mêmes, quels sont vos Simpson?

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―Nous, nous n’avons pas besoin de Simpson – je l’interromps – entre les vôtres et notre télévision poubelle ça nous suffit. Ce que nous voulons c’est que vous nous preniez en compte et que vous n’oubliiez pas d’où vous venez. La mauvaise mémoire fait que les erreurs se reproduisent.

―Et cette sincérité dont tu parles nous paraît suspecte. C’est bien joli d’écouter «Yes, we can» et c’est bien vrai que nous disons plutôt «Yes, you should». Mais vos gouvernements sont voraces et votre côté obscur fait bien souvent en sorte que le nôtre ait l’air d’avoir un bavoir autour du cou en comparaison, si tu me permets l’expression.

―Ha ha ha! Ca ne fait rien, pals. Aujourd’hui nous n’allons pas résoudre la cinquième guerre froide. Pendant que vous cherchez quelles sont vos fautes nous, nous sommes bien trop occupés à regarder devant nous. Garçon! Vous pourriez m’apporter un jus d’orange?

Le serveur interroge Jéjé du regard, ce dernier acquiesce. Les filles reviennent des toilettes et elles amènent Chloé avec elles, Chloé qui a enlevé sa tunique et qui est la seule personne en jeans de toute la soirée.

―Salut les garçons! Regardez qui nous avons trouvé! Elle était en train de hurler contre un gardien de sécurité qui l’avait soulagée de son joint. Un peu plus et il l’embarquait!

―Je suis vexée! Paolo me sort du lit parce qu’il n’allait pas pouvoir arriver à temps pour mixer dans votre soirée et je dois supporter la censure quand je me mets à danser un peu. Salut, tu dois être Jérôme, je suis une amie de Paolo et, comme tu as pu t’en rendre compte, son DJ de rechange. Heureusement il est arrivé maintenant et je lui ai laissé la cabine. Vous devez très bien le payer, je vous vois tous si joyeux là dehors, mais moi la seule chose qui m’a fait sourire ce soir, c’est le chèque.

―Oui, c’est moi Jérôme et je te remercie un max pour l’effort. Et pour la qualité! Tu mixes très bien. Je ne savais pas du tout que vous n’aviez rien à voir l’un avec l’autre. Tu connais déjà Silvia. Lui c’est Ronald, un collaborateur d’un

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soir qui vient de l’autre côté de l’Atlantique et qui nous donne à tous des coups de menton.

―Salut, Ronald. Ne te lève pas, je ne veux pas me réveiller avec un torticolis. Moi c’est trois bises. Là où je suis né ça serait deux, au Nord de la France, ça serait quatre, mais je me suis habituée à la Provence, c’est une longue histoire. Salut Léo, on m’a dit que ton nom allait être ajouté à la liste blanche de Palerme. Attention avec la famiglia, tu sais bien ce que je veux dire, hi hi! Pas de nouvelles du duc et de la Brésilienne?

―Très drôle, Jeanne d’Arc. Quel dommage que le gorille ne t’ait pas fouillée et n’ait pas trouvé ta boulette. Nous n’avons pas vu les danseurs fous depuis que nous sommes partis de la Scala.

―Assieds-toi ici avec moi – dit Ronald à Chloé. Je ne suis jamais allé en France et je veux que tu m’instruises. Je vais passer par Paris la semaine prochaine.

Chloé s’installe et les deux commencent à entamer une conversation et à fumer. Jéjé nous propose, à Lucia et à moi, de l’accompagner à un rendez-vous que lui et sa femme ont avec Tavola, on l’a averti avec un laser depuis la cabine de la galerie. Nous y allons tous les quatre donc. Le rendez-vous est dans une suite de l’hôtel, nous sortons par conséquent de la soirée pour accéder à la réception par la rue de derrière et nous arrivons dans une antichambre assez quelconque où Giorgio nous attend, ce dernier nous reçoit de manière affable et avec un grand sourire.

―Heureux de vous connaître, jeunes gens. Les amis de Jérôme sont également mes amis. Comme je te l’avais promis, Jéjé, j’ai amené avec moi Chinamano du Zimbabwe. Chinamano est le chaman de sa tribu et il est reçu par plusieurs chefs d’état une fois par an.

―Des chefs d’état? –je demande–. Mais personne ne croit plus en rien de nos jours.

―Eh bien tu seras surpris d’apprendre que les premiers à avoir été visités par Chinamano sont les présidents du

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Venezuela et de Cuba. Moi je l’ai connu quand je m’occupais d’un camp de réfugiés et c’est un vieillard très spécial. Vous entrez tous les quatre? La salle est préparée.

La proposition nous prend au dépourvu, Lucia, Silvia et moi. Jéjé sourit et nous regarde bien en face. Les filles se dégonflent. Lucia répond la première.

―Moi je n’aime pas ce genre de trucs. D’où je viens on a déjà suffisamment à faire avec la dure réalité. Je n’y vais pas.

―Moi je n’ose pas non plus –dit Silvia–. Mais demande bien quel sera notre futur, mon petit papa. Parce que tu avais tout préparé, salopard, tu as les yeux qui brillent.

―Bon –dit Tavola–, il ne nous reste plus qu’à savoir à quel point les hommes sont des hommes.

Ça se voit que Jérôme est préparé et impatient. Je me sens pris entre le marteau et l’enclume et je n’ai pas d’autre choix que d’acquiescer. Ça ne m’amuse pas beaucoup parce que moi-même je vis de la psychologie et le chamanisme, je connais bien. Le chaman est un catalyseur, c’est le curé, le mage, le druide, le médecin. C’est le plus sage des fous et le plus fou des sages, il est à peine ici avec nous puisque son esprit chevauche constamment le Léviathan. Il y a longtemps j’ai lu les écrits de Castaneda et j’ai vraiment appris beaucoup de choses avec Don Juan. J’ai aussi essayé les drogues psychédéliques à fin d’étude et j’ai découvert des coins de ma propre psyché qui, parfois, ne m’ont pas beaucoup plu. Maintenant, dans le cadre de cette soirée, chaud comme je suis et, si le Don Juan de Tavola a affronté Fidel, l’incombustible galicien de Sierra Maestra, je peux m’attendre à tout. Je fais un pas en avant à contrecœur en signe d’approbation et Tavola nous amène dans la chambre. J’embrasse Lucia tel un condamné à mort. Ses mains sont froides.

La chambre est dans la pénombre. Un certain nombre de petits pots d’huile agrémentés de mèches font danser les flammes et montrent nos ombres sur les murs. On peut entendre la musique de la galerie et les graves ressortent

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beaucoup, ce qui aide à conférer un climat de solennité à la caverne improvisée qu’a organisée Tavola. Il y a également une forte odeur de laurier brûlé. Le laurier était la drogue préférée des bacchantes tueuses du temps de la Grèce antique du fait de sa haute teneur en cyanure, mais bon, pour arriver à obtenir des effets dans les lentilles il faudrait utiliser une plante entière. A Bonn Jérôme m’avait donné quelques leçons d’alchimie culinaire, et réciproquement. De ses recettes j’ai gardé les pâtes à la courgette : on râpe de l’ail et de la courgette et on divise le tout en trois ; on fait griller le premier tiers sur une base d’huile, on fait perdre l’eau au deuxième et on laisse le troisième quasiment cru, une goutte de vin blanc, du poivre noir grossièrement moulu et une poignée de fromage pour finir. De cette manière on arrive à faire en sorte que les papilles explorent l’univers des trois cuissons, simple et magistral.

Chinamano nous attend accroupi devant un grand plat métallique placé sur des pierres au centre desquelles brûle un petit feu; il y jette les feuilles de laurier. Il a entre les jambes un mortier en os et il est entouré par un tas de petites boîtes de couleur qu’il utilise pour préparer son étrange mélange. L’homme est squelettique, on dirait qu’il vient de sortir de Dachau, sa peau est d’un noir bleuté et il arbore une barbe grise très frisée et hirsute. Il a la tête enveloppée dans un torchon blanc et une sorte de couverture faite de fils est nouée autour de son corps de manière assez compliquée. Il chantonne une douce mélodie sur un rythme pesant qu’il accompagne de la tête. Quand il nous voit entrer, il accueille Tavola d’un sourire distrait, nous montrant ainsi son unique dent, énorme et de la couleur des défenses d’éléphant. Après ce geste fugace il reprend son cantique, c’est comme si Jéjé et moi nous n’étions pas présents. Devant lui et de l’autre côté du feu il y a un tas de fines cordes de chanvre. Tavola nous demande de nous mettre à l’aise à côté des cordes et, sans demander notre autorisation, il commence à nous attacher les mains derrière le dos. Je regarde Jéjé anxieux et il me répond

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avec un sourire complice et un regard espiègle. Tavola nous attache aussi les jambes.

Chinamano ne parle que le sindebele. Tavola s’assoit à côté de lui et fait office de traducteur. Nous sommes ligotés tous les deux comme des saucisses, assis et nous regardant les yeux dans les yeux. Je me sens ridicule et un peu humilié, mais bon, maintenant que nous y sommes, nous allons voir jusqu’où va nous emmener cette comédie. Chinamano donne des instructions tout en prononçant des sortilèges. Il nous peint le visage lentement. Il rend Jérôme assez effrayant, j’en déduis que ça doit être la même chose pour moi.

―Cette nuit – nous traduit Tavola–, vous allez connaître le roi obscur. Il ne va rien vous arriver. Tirez la langue –Chinamano nous peint la langue avec un pinceau, il utilise le mélange du mortier comme seul ingrédient–. La préparation de papa Chinamano va a ôter de votre esprit la moindre trace de bonté que vous avez en vous. Son effet durera quelques minutes, ensuite nous vous détacherons et vous écrirez sur ces cahiers ce dont vous vous souviendrez. Vous devez conserver tous ces écrits avec vous jusqu’à ce que la vie vous montre ce que vous devez en faire. Vous ne pouvez les montrer à personne ni commenter votre expérience sauf entre vous. Chaque visite du roi obscur est unique. Ne l’oubliez pas, il ne va rien vous arriver.

―Guelele lele lele lele lele leeeeeeeeee! –commence à répéter Chinamano–. Guelele lele lele lele lele leeeeeeeeee!

Le sorcier pose un énorme couteau par terre à égale distance de nous deux. Le goût de sa mixture est répugnant, âcre et amer. J’ai la sensation que mon cervelet se met à émettre des pulsations.

―Vous devez regarder le couteau fixement. Vous allez avoir mal à la tête. La douleur vous est induite. Elle n’est pas réelle. Cela ne doit pas vous empêcher de regarder le couteau. Il ne va rien vous arriver.

―Guelele lele lele lele lele leeeee!

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Je suis en train de sérieusement me repentir de m’être laissé embobiner. C’est trop tard. J’ai mal à la tête. C’est une douleur qui augmente, qui nait, qui envahit. Jérôme et moi commençons à crier sans perdre le couteau de vue. Nous perdons tous les deux l’équilibre et nous commençons à nous trainer par terre comme des vers de terre sans arrêter de regarder le couteau une seconde. Je crie de toutes mes forces. Je vois Jérôme crier. Je fais tout ce que je peux pour me débarrasser des cordes qui me serrent. L’envie de me libérer et de m’approprier le couteau commence à prendre corps dans tout mon être. Je veux trancher la gorge du sorcier et de l’Italien. Je veux arracher les yeux de Jérôme, les sortir de leurs orbites. Nous luttons tous les deux à coup de dents pour avoir le couteau comme deux chiens sauvages. J’ai mal. J’ai mal. J’ai mal.

―Guelele lele lele lele lele leeeee!

Mort. Douleur. Je veux tuer. Je vois tout en rouge. J’ai soif de sang, du sang de Jéjé qui n’arrête pas de crier. Il me regarde avec une haine infinie derrière toutes ses peintures de guerre. Il veut me tuer lui aussi. Nos bouches sont pleines d’écume et nous n’arrêtons pas de crier. Je n’arrive pas à attraper le couteau. Le sorcier nous sépare à grands coups de pieds. Nous nous traînons à nouveau vers le couteau.

―Guelele lele lele lele lele leeeee!

La douleur est insupportable, elle m’en fait oublier le couteau. Je n’arrête pas de crier. Mes cris et ceux de Jérôme ne font qu’augmenter la douleur. Je suis en position fœtale. Je ferme les yeux. Des scènes de mort qu’on dirait sorties de films en noir et blanc passent devant ma mémoire. Je suis fatigué de crier. Je me tais et la douleur s’en va, nous nous taisons tous les deux, nous nous entendons respirer bruyamment. Je ne sais pas où je suis. Tout est sombre. Je suis seul dans une pièce sombre. Je me regarde les mains. Ce sont

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des mains d’enfant. Elles ne sont pas attachées. Je suis dans une pièce sombre. Mes parents m’ont puni. C’est injuste. Je les hais. Je vais me tuer et ils seront bien embêtés. Je mettrai le feu à la maison. Je ne m’étais jamais senti comme ça. Si rempli de haine. Je ne suis pas moi-même. Si rempli de haine. Je ne suis pas moi-même.

―Guelele lele lele lele lele leeeee!

J’ouvre les yeux et je vois ceux de Jérôme qui lui sortent presque de la tête. Nous suons à grosses gouttes. Jérôme parle avec une voix qui n’est pas la sienne :

―JE*SUIS*LE*DIABLE!

Sans y réfléchir et presque à l’unisson je m’exclame avant de m’effondrer :

―JE SUIS SATAN!

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17 NOUVELLE LUNE

―Guelele lele lele lele lele leeeeeeeeeee!

Je suis le maudit. Je suis le solitaire. Ma punition est

le présent. Je suis le maître et seigneur de l’instant, et

l’instant n’existe pas, il disparaît au moment où il naît. Je

n’ai pas de mémoire. Seulement de la haine. Le temps

n’existe que pour être ma prison. Hier et demain sont des

concepts que je ne comprends plus. Les hommes

n’arrêtent pas d’y penser.

Ils n’arrêtent pas non plus de parler de Dieu, mais ils

croient plus en moi qu’en Lui. Mon instrument est la

peur. Dieu n’est pas dans le présent. Cela doit être le seul

endroit qui existe où il n’est pas présent. Dieu est. Moi je

passe et je sais, mais je ne suis pas. Je ne comprends pas

non plus quels sont les sentiments qui émeuvent autant les

hommes.

Les hommes, quels animaux insensés! De peur de

s’ennuyer, ils vouent un culte à la futilité, quand l’une

d’elle s’use ils en choisissent une autre à laquelle rendre

hommage. Ils s’accrochent à la vie sans se rendre compte

que cette dernière est aussi leur prison. Ils ne savent pas

que quand ils sont vivants ils sont ma seule compagnie. Ils

ne savent pas que la seule manière qu’ils ont de se libérer

de ma haine c’est d’arrêter de vivre. Ils sont le substitut de

ma mémoire perdue et plus ils souffrent ou ils jouissent

plus le souvenir est riche, plus l’instant est plein. Ils ne

savent pas ce que je perds quand ils meurent, surtout

quand ils meurent vieux.

Moi aussi j’aimerais mourir et échapper enfin à

l’instant, cette prison éternelle, cette chaîne invisible. Si

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j’en finissais avec eux il ne me resterait que les animaux.

Je suis seul. Les légendes de ma chute racontent que j’ai

eu des frères dans les cieux avant de tomber en disgrâce.

Elles disent aussi que je me suis rebellé contre Dieu. Je ne

me rappelle de rien. Je suis innocent du fait de mon

amnésie absolue. Je dois croire les histoires des hommes.

Si les histoires ont changé au cours de la vie des hommes,

c’est quelque chose dont je ne me rappelle plus non plus,

mais je continue à chercher. Je cherche parce que je n’ai

pas beaucoup d’autre à faire.

Savoir sans se rappeler quoi que ce soit c’est quelque

chose que les hommes, dans leur immense majorité,

n’arrivent pas à faire. Il y en a bien quelques capables qui

sont vivants. Il y en a bien quelques uns qui me voient,

mais ils ne m’atteignent jamais bien que je vive en chacun

d’entre eux. Je suis Légion et je ne change pas, ils passent

tous par chez moi. Je suis pur potentiel.

Il y en a quelques uns auxquels je n’ai pas accès, leurs

pairs se rappellent bien combien cela a été dur pour eux

d’arriver à cet état spirituel. D’autres y sont arrivés plus

rapidement, on les appelle les fous ou les illuminés, mais

les fous, j’arrive à les influencer quand ils oublient

momentanément leur folie.

J’ai beaucoup de noms. Je suis le roi obscur. Haine.

Je suis seul. La mémoire des hommes est courte. Je les

forces à laisser des vestiges et ils oublient leur

signification. Je suis le maître du présent et si celui-ci est

tout, il n’est presque rien. Tous viennent à moi de la

même manière, ses pairs leur construisent une prison de

telle manière qu’ils deviennent aptes à être sous mon

influence. Le jour où j’ai inventé la morale a dû être un

grand jour. Je me demande comment faire pour conserver

ce concept au cas où j’aurais à le réinventer.

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L’un d’entre eux a dit «je pense, donc je suis». Moi je

ne fais que penser, je n’existe pas, seulement à travers les

créatures. Je dois essayer d’inventer la morale pour

d’autres animaux, l’homme est très instable. C’est ce que

j’ai de mieux, mais maintenant j’ai du mal à améliorer

encore l’ensemble, au-delà de l’état où il est maintenant.

Je suis le roi obscur. Haine. Je suis seul.

Je vois un de ceux que je ne peux toucher. Il est dans

une salle pleine de bougies. Il est habillé en blanc. Vieux

barbu je t’ai déjà vu plusieurs fois. Je ne me souviens pas

de toi mais d’autres savent qui tu es et se rappellent de toi.

Ne t’approche pas de moi! Ne me dérange pas dans mon

amère solitude, je suis le roi obscur!

―Guelele lele lele lele lele leeeeeeeeeee!

J’ai soif, j’ai très soif. J’ai peur. J’ai froid. J’ai mal à la vie. J’ai vu le roi obscur. J’ai été le roi sombre. Je vois le couteau. Je vois Jérôme. Je vois le sorcier et l’Italien. Je les aime. J’ai de la compassion pour eux. Je dois leur donner la mort. Jérôme veut prendre le couteau. Je le prendrai en premier. Nous sommes épuisés tous les deux. Bouger me fait mal. J’ai peur. J’ai froid.

―Guelele lele lele lele lele leeeeeeeeeee!

Je ne peux pas m’arrêter de pleurer. Jérôme non plus. Chinamano prend le couteau et nous délivre de nos liens. Nous nous jetons dans les bras l’un de l’autre et la peur disparaît peu à peu.

―Vous avez été en transe sept minutes exactement, dit Tavola, et vous avez bien sûr vu le roi sombre. Ne racontez rien aujourd’hui, attendez que la mémoire se fasse en vous.

―Ça a été terrible, Jéjé. Je t’aurais vraiment tué.

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―Mois aussi, mon petit père. C’est une chance que Giorgio ait fait des nœuds solides.

―Je n’avais jamais vu et encore moins subi une hypnose aussi puissante, pas même avec de la drogue. Je suis stupéfait, Monsieur Tavola –je commente– j’ai récupéré le contrôle de ma personne et ma respiration est normale, je suis même étrangement relâché.

―Vous n’avez pas encore terminé. Prenez ces feuilles et écrivez vos souvenirs.

Nous nous approchons des feuilles et des stylos pour rédiger notre récit. J’agrippe mon stylo comme si c’était la branche d’un arbre. Jéjé fait la même chose.

―Je ne sais pas… Je n’y arrive pas…

―Moi non plus.

―Qu’est-ce qu’il se passe, les gars?

―J’ai oublié comment on écrit! Je ne sais plus écrire!

―Moi non plus! Qu’est-ce qu’il se passe, Giorgio? Qu’est-ce qu’il se passe !?

Nous sentons de nouveau les sueurs froides devant l’énormité de ce qui vient de se passer. Nous sommes tous les deux encore moins habiles avec des stylos que des nourrissons. Je n’arrive pas à visualiser la forme des lettres dans ma tête. Je ne sais pas comment saisir le stylo avec les doigts, il m’échappe chaque fois que j’essaye. Stupéfaits, nous regardons tous les deux le sorcier qui tient une carafe de bière dans ses mains.

―Crachez dans la bière, dit Tavola –nous nous exécutons totalement déboussolés–. Regardez Chinamano droit dans les yeux.

Chinamano, souriant, se verse tout le contenu de la carafe sur la tête.

―Guelele lele lele lele lele leeeeeeeeeee!

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―L’histoire des stylos c’est une épreuve finale. Ha ha ha! Vous auriez dû voir vos têtes! Allez, c’est bon, vous pouvez écrire. Mettez vos noms, Chinamano va vous offrir une bénédiction de longue vie.

―Tu trouves ça drôle, Giorgio. Mais je suis journaliste. Ca m’a fait quasiment plus peur que le roi obscur!

Nous sommes tous les deux véritablement dans un piteux état et blancs comme des linges. Mon cœur s’est mis de nouveau à battre la chamade par pure terreur. Je vérifie soulagé que je sais à nouveau écrire. Tandis que j’écris, Chinamano s’adresse à moi et je regarde Tavola lui demandant du regard une traduction.

―Il dit que tu ne dois pas perdre du temps à vouloir arranger ce qui ne peut pas être arrangé. Il dit qu’il te connaît, qu’il sait que la logique t’aveugle. Si tu veux avancer tu dois sentir l’irrationnel et perdre cette envie de le comprendre, comme la loi du désir, tu obtiens ce que tu désires uniquement à partir du moment où tu arrêtes de le désirer. Il dit aussi que vous lui plaisez, qu’il vous a vu vivre ensemble en terre étrangère et que vous êtes de vrais amis.

―Dites-lui s’il vous plaît que je le remercie pour la leçon et que je vais avoir du mal à oublier le roi obscur.

―Il dit qu’il ne donne pas de leçons, personne ne les donne, on les retient ou pas, c’est tout. Il t’augure une longue vie et il vous communique à tous les deux que, dès que vous sortirez de la chambre, vous ne vous rappellerez pas du roi obscur jusqu’à la prochaine lune. Vous ne l’oublierez plus jamais ensuite. Vous saurez que la mort est sur vous quand vous oublierez à nouveau comment écrire, ce sera sa manière de vous dire adieu définitivement.

Nous essayons tant bien que mal de nous remettre dans un état décent dans la salle de bain et nous allons rejoindre nos muses, qui prennent peur quand elles voient à quoi nous ressemblons. Nous nous rappelons seulement la scène du

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couteau et avoir perdu connaissance. Le soulagement que nous sentons tous les deux est tel que nous en plaisantons et sommes disposés à retourner à la soirée. Quand nous arrivons dans la galerie, Silvia et Jéjé se font très câlins et je propose à Lucia que nous retournions à la loge de la Scala pour que je puisse me venger des tirages d’oreille.

Nous allons vers la Scala et presque tous les danseurs portent un masque. Quelques couples d’acteurs, engoncés dans des costumes de lycra, circulent en portant une pancarte dans le dos où l’on peut voir une flèche qui signale leur arrière-train ainsi qu’une phrase laconique : «Tu peux toucher, vite et avec amour.» Il y a une légère ambiance d’orgie light. Paolo oblige les gens à se lever en forçant au maximum le va-et-vient du son enveloppant et appelant les musiciens qui se baladent entre les gens vêtus de blanc. Dehors il commence à faire jour et la session ne va plus durer très longtemps.

Lucia et moi passons environ une heure dans notre coin à nous caresser. Baisers, gémissements, secrets et encore aucune promesse. La maladresse des premiers instants a toujours une saveur d’enfance. Paolo commence à annoncer clairement la fin avec le coup bien connu de la coupure et du bis. Après le bouquet final il reste à administrer la musique très légère qui va servir d’ambiance dans toute l’enceinte de la soirée jusqu’à ce que le dernier des convives s’en aille.

On nous annonce que le petit-déjeuner va être servi dans la galerie. Nous passons tous les deux aux toilettes pour tâcher de nous refaire une beauté et nous retournons à notre table où nous trouvons Chloé en train de lire le journal. La table est garnie de pâtisseries et les serveurs vont et viennent avec des carafes de café, thé et jus de fruit.

―Bienvenue les tourtereaux, je vous ai tout préparé. Si Madame ou Monsieur désirent autre chose, il vous suffit d’appeler Télé-Chastity.

―Qu’est-ce tu es bête! Où est passé le yankee?

―Il est devenu tout vert avec le joint et il est allé chercher son destin, il était un peu tendre pour un sportif de haut

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niveau, dit-elle tout en posant son journal et en buvant son jus de fruit.

Nous nous installons pour prendre le petit-déjeuner. Tout est très bon. Chloé nous raconte sa conversation avec Ronald et ses impressions. Elle insiste également sur le fait qu’elle a été surprise par les questions qu’a posées ce dernier sur ce qui l’intéressait de la France. Rien qui nous paraitrait digne d’intérêt à nous pour une première visite en France, comme le Stade de France ou le port artificiel des plages du débarquement, spécialement le port artificiel, à tel point qu’il n’a rien voulu écouter d’autre sur le sujet.

Il voulait également savoir s’il était vrai qu’ils mangent les frites avec de la mayonnaise, comme dit Travolta.

―Quand je rentrerai en France j’irai faire une visite à mes parents et je vais les convaincre d’aller passer un week-end dans leur maison de campagne de Libourne. Ils l’ont acheté quand j’étais petite et pendant tout ce temps ils ont insisté pour qu’elle n’ait ni électricité ni eau courante. Pour eux c’était une manière de célébrer la mère nature. Moi j’ai toujours trouvé ça pénible parce que les cheminées et les salamandres, ça ne suffit pas pour passer les nuits d’hiver. Je me souviens des vieux matelas de laine, l’horrible urinoir sous le lit pour ne pas avoir à aller dehors dans les latrines du jardin, l’odeur des lampes à pétrole. La seule chose que j’adorais c’était la nourriture, tout était cuisiné au feu de bois.

―Je suppose que vous aviez une bonne provision de fromages –lui demandé-je–. Une chose que j’ai appris dans ton pays c’est qu’il n’y a qu’une seule chose meilleure qu’un bon fromage, c’est beaucoup plus de fromage!

―Oui, il y a de très bonnes fromageries là-bas et les meilleurs vins du monde. Tu peux encore en trouver à un prix raisonnable si tu les achètes directement dans les caves. Si vous me prévenez suffisamment tôt, vous êtes invités. Je regrette maintenant de ne pas avoir profité à temps de l’urinoir et de la lampe à pétrole. A cause de leur santé, mes parents ont renoncé au trip mère nature et ont fini par

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équiper complètement la maison. Ca fait de la peine de voir la télévision de plasma qui bouche la cheminée!

―On peut toujours faire un feu dans le jardin. Comment est-il ton jardin?

―Il n’est ni grand ni petit, mais ma mère l’entretient très bien. Il a son potager et il y a de la place pour jouer au croquet ou à la pétanque. Il y a aussi un abri avec une vieille Mini des années soixante. Papa jure à qui veut l’entendre depuis des lustres qu’il va la retaper.

―Je crois, Jeanne, que ce qu’on va t’organiser, c’est une blind-date. Tu as des amis célibataires, Monsieur prise de tête? Parce que le truc de la coiffe de nonne c’est carrément bon pour tes affaires.

―On devrait bien pouvoir trouver un candidat, oui. Tu as toujours la coiffe avec toi ?

―Ha ha ha! Mais non, benêts. Tu n’imagines pas le problème que ça a été de trouver une solution. La coiffe c’est encore allé : un chiffon blanc et des agrafes, mais pour la tunique on a failli devoir tout retarder.

Il fait complètement jour maintenant. Il y a encore pas mal de gens pour l’heure qu’il est et une équipe de nettoyage se charge de nous faire comprendre qu’il va falloir s’en aller. Nous allons chercher nos affaires au vestiaire et je suppose que je ne vais pas aller dormir avec Lucia aujourd’hui. De toute façon nous sommes épuisés et nous nous sommes donné rendez-vous pour diner aux chandelles ce soir.

Quand nous sortons, de sympathiques hôtesses distribuent des pins avec le logo du journal et l’année.

―Ils sont en argent. Qui n’est pas resté pour le petit-déjeuner n’aura pas le droit au pin. Prenez en soi, comme ça vous pourrez l’apporter pour le vingt-cinquième anniversaire.

―Merci beaucoup, Mademoiselle. Si nous survivons cinq ans de plus nous nous l’accrocherons au costume. La soirée a été super.

Nous restons un moment tous les trois à discuter devant la place. En général j’essaye de rentrer des fiestas avant que le

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soleil se lève. Je n’y arrive pas tout le temps, surtout quand j’avais moins de trente ans, mais j’ai le sommeil très léger et si je me couche avec la lumière du jour mon cycle de sommeil fout le camp et je mets une semaine entière à le récupérer. J’ai un ami en Amérique qui profite des fois où une connaissance va le visiter pour me faire parvenir des pastilles de mélatonine qui me font beaucoup de bien dans ces cas-là. En échange je lui envoie chaque fois que je peux du jambon cru de Jabugo emballé sous vide. Plus d’une fois les agents des douanes, de plus en plus futés, se sont régalés avec.

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18 ΚΆΘΑΡΣΙΣ

Cinq années sont passées, mais je me rappelle ces moments de profonde détresse comme s’ils avaient de nouveau lieu. Je me suis réveillé parfois au petit matin avec des sueurs froides et haletant en pensant que les scènes de panique se reproduisaient à nouveau dans ma chambre. Chaque fois que cela arrive, Lucia m’accueille dans sa chevelure en me baisant le front.

―Encore le même rêve, Monsieur prise de tête? Ca y est, petit espagnol, c’est fini. Rendors-toi et rêve de nous.

Nous sortions de la galerie Vittorio Emanuele après la meilleure fête anniversaire que je connaisse. C’est en tout cas comme ça que je m’en souviens. Ce jour-là j’ai connu Lucia. Chloé, Lucia et moi étions en train de nous dire bonsoir à la porte d’accès et la place du Duomo était pleine de vie à 8:12 AM ce fameux samedi de mai. J’avais la tête qui tournait, nous avions tous bu comme des Polonais.

Il faisait beau, sans vent. Un chien a commença à hurler, puis un autre. Les pigeons de la place s’étaient envolés dans un tourbillon noir juste devant nous. S’il n’y avait pas eu le soleil on aurait pu croire qu’il s’agissait de chauve-souris. Le sol commença à trembler. D’abord doucement, comme si la Scala avait repris son activité ou comme si une rame de métro passait sous nos pieds. Puis un peu plus fort. Je regardais Lucia et Chloé et j’avais l’impression que les traits de leur visage se brouillaient comme sous le coup d’une interférence électrostatique. Je perdis la notion du temps jusqu’à ce que nous entendions un hurlement provenant de la galerie.

―C’est comme à l’Aquila! Ça recommence! Un tremblement de terre! Tout le monde sur la place! Sur la place! Sur la place! Tremblement de terre!

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Les gens commencèrent à courir épouvantés vers la place du Duomo à grand cris et en se bousculant. Pour ma part je pris la main de Lucia et Chloé et je suivis la marée humaine. Ce n’était pas moi qui courais. Je me rappelle très bien cette sensation de tourner la tête de temps en temps pour voir comment des morceaux de la coupole, en train de se désagréger, tombaient sur la foule comme une pluie létale de morceaux de cristal. Mes pieds avançaient tous seuls et je m’efforçais de serrer fort les mains des filles qui, elles, luttaient pour se libérer.

Une fois arrivés au centre de la place vers lequel tout le monde convergeait la sensation d’angoisse ne disparaissait pas. Nous regardions tous le ciel tout en souhaitant de toutes nos forces qu’il nous pousse des ailes pour pouvoir suivre les pigeons qui nous observaient d’en haut. Des groupes de trois ou quatre personnes en cercle agenouillées et se tenant par les épaules commencèrent à se former. Lucia n’arrêtait pas de crier. Chloé se mit à réciter des notre-père en français et pour ma part la peur m’avait rendu muet. Un couple de personnes âgées qui devait être en train de faire sa promenade matinale se joignit à notre cercle et la femme accompagna Chloé dans sa prière, en italien. L’homme ne pouvait pas lui non plus émettre de son par sa gorge et il clignait des yeux très rapidement.

Nous étions ainsi tous les cinq, nous tenant les uns aux autres et paralysés par la peur. Dans le cercle que nous formions il était impossible de savoir si les tremblements venaient de la terre, des corps des voisins ou de son propre être. Autour de nous il y avait la même expression d’incrédulité sur les visages des gens. Un petit nombre couraient de ci de là et trébuchaient, d’autres s’étaient carrément couchés par terre. Beaucoup pleuraient.

A 8:27 AM le séisme éventra le sol de la place du Duomo et une fissure de plusieurs dizaines de mètres apparut le long

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du cours Vittorio Emanuele jusqu’au centre de la place. Quatre personnes y laissèrent leur vie en tombant dans le trou ainsi formé. Heureusement aucun immeuble ne subit de dommages au niveau de sa structure.

L’apparition de ce gouffre mit fin aux tremblements de manière abrupte. On n’entendait que le bruit des gens qui sanglotaient. Je pus voir que des personnes s’étaient évanouies autour de nous, elles gisaient par terre et leurs voisins proches leur portaient secours. Notre cercle devint alors une énorme embrassade, nous nous pelotonnions les uns contre les autres. Nous respirions à l’unisson. Lucia et moi nous nous regardions pendant que je séchais ses larmes et qu’elle me comprimait l’abdomen. Elle avait perdu ses chaussures et le maquillage qui avait coulé autour des ses beaux yeux rougis aurait donné un caractère encore plus tragique à l’ensemble si cela avait été possible.

Un autre tremblement se fit entendre, mais d’une autre nature. Comme un écho sourd et lointain. Lucia et Chloé se roulèrent en boule contre moi tandis que nous contemplions comment les vitraux de la cathédrale éclataient et comment une fine poussière blanche sortait par les brèches. Le toit de la cathédrale était en train de s’effondrer à l’intérieur. Les deux personnes âgées se serraient dans les bras l’un de l’autre et Chloé n’avait pas arrêté de prier pendant tout ce temps.

La pluie de décombres dans l’intérieur de la cathédrale cessa. La structure du Duomo tint bien le coup, seuls quelques blocs de pierre des voûtes s’étaient détachés. Les réparations de la surface en marbre sont toujours en cours. Le stress avait fait s’évaporer tout l’alcool de nos organismes. Beaucoup de personnes vomissaient. Il se fit un silence qui fut interrompu par les premières sirènes du peu d’ambulances et de voitures de police qui commençaient à arriver.

―Ça va? Vous allez bien toutes les deux?

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―Je crois que oui –répondit Chloé qui se tâta toutes les parties du corps avec les deux mains.

―Moi j’ai mal à une cheville, dit Lucia en reniflant. C’est fini? Dites-moi que c’est fini!

―J’ai l’impression que c’est terminé, oui. Ta cheville n’est pas cassée. Reste assise, Lucia. Ne bougez pas et attendez-moi, je vais voir si je peux aider ce garçon-là qui a une crise d’hystérie. Vous allez bien? demandai-je au couple. Elle répondit.

―Le ciel soit loué, oui, mon enfant. Le ciel soit loué. Mon mari est faible du cœur, vous savez? Francesco, respire profondément. Loué soit le ciel que tu venais juste de prendre ta pastille. Respire profondément et calme-toi, Francesco. Compte jusqu’à cent. Et vous, allez-vous bien?

―J’en ai l’impression. Ne quittez pas la place avant que les secours soient arrivés. C’est l’endroit le plus sûr en cas de réplique.

J’avais dis cette dernière chose sans aucune certitude, si ce n’est celle de tranquilliser ainsi le couple et les filles. Les seuls tremblements de terre que j’avais vus l’avaient été paisiblement installé sur un canapé ou dans un fauteuil au cinéma. Depuis ce jour-là, j’ai un nœud à la gorge quand je vois à nouveau sur un quelconque écran une scène de ce genre et je me suis beaucoup renseigné à ce sujet. Ce n’est pas la même chose d’étudier la peur et travailler avec ceux qui en souffrent que sentir comment elle envahit chaque pore de ta peau et chaque cellule de ton corps. J’ai développé une profonde empathie avec les victimes de catastrophes naturelles, empathie que je n’avais jamais eue auparavant.

Thomas J. Scheff est une éminence dans le domaine de la psychologue sociale. Il soutient que les émotions ne sont pas un produit culturel, mais un outil du corps humain pour affronter les situations douloureuses. Les pleurs, par exemple, seraient une nécessité biologique. Les bébés naissent en pleurant et ce que la culture apprend, c’est à réprimer les pleurs, parfois par le biais de la punition. Cette accumulation

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d’impositions culturelles qui a pour but de fermer les soupapes de sécurité naturelles seraient la cause d’accumulations chroniques de stress aux déplorables conséquences sur la capacité qu’ont les gens à avoir des relations les uns avec les autres.

Ce qui est clair c’est qu’à un moment comme celui qui nous vivions ce matin-là il n’y avait pas de place pour de quelconques freins culturels. Tout le monde était uni par la même émotion et se montrait sous son vrai jour. On a beaucoup dit que l’être humain a une tendance naturelle à faire le bien et cela avait vraiment l’air d’être le cas. Le petit garçon poussait des hurlements et respirait de manière chaotique. Je l’attrapais fermement et me mis à lui chantonner un tango à l’oreille tout en le berçant comme ferait une mère avec son fils. Peu à peu le petit commença à récupérer un rythme de respiration normal et je l’amenai ainsi, dans mes bras, à côté de Lucia. Il devait avoir sept ans environ mais il se mit d’instinct le pouce dans la bouche. Je me rappelai mon fils Luis.

―Ecoutez les filles, je viens de faire la connaissance d’un garçon très mignon. Ecoute petit, je vais te présenter deux amies super sympas. Elles sont très bizarres toutes les deux.

―Salut petit gars, moi je m’appelle Chloé. C’est vrai que c’est un garçon très mignon. Celle là à côté c’est Lucia. Tu t’appelles comment toi ?

―Je m’appelle Jacopo. Pourquoi tu parles avec la bouche pleine? dit-il en se séchant les larmes.

―Ha ha ha! Je n’ai pas la bouche pleine, Jacopo. Je suis française et nous les Français nous parlons comme ça. Lucia es italienne, dis bonjour à Jacopo Lucia.

―Salut Jacopo, n’aie pas peur, c’est terminé. Tu veux que je te prenne dans les bras? Où sont ton papa et ta maman? Jacopo se met contre Lucia.

―Je ne sais pas, ils étaient en train d’acheter des choses et moi j’étais en train de jouer avec les pigeons et puis tout s’est mis à trembler.

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―Tu connais le numéro de téléphone de ta maman, Jacopo? Comment-elle s’appelle ta maman? –demandai-je.

―Il est là sur cette médaille. Elle s’appelle Norma –je le retiens et je compose rapidement le numéro, une femme répond.

―Allô, qui est-ce? –On sent qu’elle est nerveuse.

―Bonjour Norma. Vous pouvez vous calmer, votre enfant est en sécurité. Nous sommes sur la place, pas loin de la cathédrale. Allez-vous bien?

―Dieu soit loué! Lucca, on l’a retrouvé! Ne raccrochez-pas, on arrive.

Peu de temps après les parents de Jacopo apparaissent et la mère l’examine comme si elle cherchait à voir que tout est à sa place. Ils restent tous avec nous tandis que je décide d’appeler Sandra. Elle met du temps à répondre mais finalement sa voix se fait entendre.

―Sandra, ça va? Vous êtes où?

―Bien sûr que ça va. Nous sommes chez Pietro. Qu’est-ce qu’il y a?

―Comment «qu’est-ce qu’il y a?» ! Allumez la télévision. Nous sommes sur la place devant une fissure de la taille d’un train. Il y a eu un tremblement de terre.

―Donc c’était ça les tremblements. On pensait que c’était les travaux de la maison d’en face. D’ici on n’aurait pas dit un tremblement de terre. Tout le monde va bien? Tu es avec les filles?

―Nous sommes tous les trois là, oui. Tout va bien. Passe le téléphone à Pietro, Lucia veut parler avec lui. Bon, je suis soulagé. On se voit tout à l’heure toi et moi.

―Ok mon beau, allez-vous en de là-bas. Pietro, mets la télé et viens prendre le téléphone! Il y a eu un tremblement de terre!

Je donne le téléphone à Lucia et je décide que nous devrions bouger si elle est capable de marcher avec sa cheville tordue. Un peu plus tard j’essaye de parler à Jérôme mais sans

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succès. Les lignes sont interrompues. La cheville n’a rien de grave et nous nous dirigeons lentement vers le Castello Sforzesco pour essayer de sortir d’ici.

Que doit-on faire après un évènement comme celui-là? Tu pars le plus loin possible de la ville et sans valises? Tu fais un discours? Tu cherches un hôpital? Tu vas porter plainte? C’est la même chose que quand naît ton premier enfant, il n’y a pas de manuels qui te préparent de manière vraiment utile à cela. Dans notre cas, une fois la peur passée et grâce à un chauffeur de taxi providentiel, nous décidons d’aller chacun chez soi afin de dormir un peu.

La mathématique de l’évènement ne fut pas aussi atroce que ce qu’elle aurait pu être si le tremblement de terre avait été de forte magnitude, ou si la fissure avait provoqué l’écroulement d’un immeuble. Les quatre personnes décédées furent pleurées par tout le pays et le souvenir encore frais de la tragédie de l’Aquila ne fit que renforcer les démonstrations d’affection et de solidarité envers les familles des disparus. Entre la fissure, la débandade et les vitraux de la coupole, il y eut beaucoup plus de blessés, quarante-six soignés par les services médicaux. Neuf personnes soufrent de graves séquelles.

Ce matin-là les journaux avaient déjà paru avant le séisme et beaucoup parlaient de la célébration avec passion. Quelques-uns critiquaient ouvertement le laxisme des autorités qui avaient permis l’utilisation d’un monument national pour la célébration d’un évènement privé, même s’il était très significatif. Ces médias profitèrent de la tragédie pour faire plus de bruit sur ce sujet et Jérôme dut défendre sa position dans un débat télévisé.

―Vous rendez-vous compte que, sans votre soirée d’anniversaire, beaucoup moins de gens auraient été blessés? –osèrent-ils lui demander.

―Je m’en rends totalement compte. D’ailleurs, c’est moi qui ai appuyé sur le bouton qui fit trembler la terre comme bouquet final de la soirée. Vous n’avez pas honte de vouloir

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nous rendre responsable du malheur de ceux qui ont été affectés par cette tragédie?

―Nous nous demandons juste pourquoi n’importe qui peut s’arroger le droit de fermer la galerie Vittorio Emanuele à des fins partisanes.

―Ecoutez-moi bien. Je sais que vous percevez un salaire qui vous oblige à prononcer des imbécilités à toute heure du jour et de la nuit. Vous y arrivez bien. Je peux même envisager d’étudier votre CV si vous remplacez ces imbécilités par des propos sensés. Les autorités nous ont donné le feu vert pour notre anniversaire et nous jouissons de toutes les licences nécessaires. Deuxièmement: à aucun moment n’a été exprimé un quelconque soutien à aucun des partis du paysage parlementaire, à l’exception d’une dramatisation conçue pour l’occasion, autour d’un parti qui n’existe pas. Dernier point: c’était de l’intérêt de la ville de filmer l’ensemble afin de promouvoir le tourisme. Il se trouve qu’à cause du tremblement de terre, un documentaire est en train d’être fabriqué avec ce qui a été tourné cette nuit-là, documentaire d’envergure internationale et dont les fonds vont aller grossir ceux qui existent déjà pour l’Aquila. Je ne répondrai plus à aucune question insidieuse.

Jusqu’à cet instant, Jéjé était un simple citoyen. A partir de ce moment il se convertit en un personnage public en Italie. La polémique fut intense, mais elle servit à réalimenter le sentiment de solidarité dans le pays. Quand il s’agit de douleur on peut oublier les querelles de clocher, plus encore quand il s’agit de notre vieux continent, expert en intrigues et désaccords.

La fissure est encore là aujourd’hui. Les autorités locales ont décidé qu’elle doit rester comme ça pour que l’on se souvienne de l’évènement et c’est maintenant un symbole de plus de la ville. On laisse les amateurs de graffitis s’y exprimer et son message change donc au fil du temps. Elle rappelle le mur de Berlin avant sa démolition. Le mur de la discorde se trouve aujourd’hui disséminé en millions de morceaux dans

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les reliquaires d’autant de foyers tandis que la fissure du souvenir est encore vivante et ainsi quiconque qui la voit à méditer sur la fugacité de la vie.

Les coupoles du Duomo sont sur le point d’être terminées et c’est l’équipe qui a fini la Sagrada Familia il y a peu qui s’en charge. Nous les Espagnols avions perdu tout espoir en ce qui concerne le monument de Gaudi, mais il a enfin été restauré et aujourd’hui la fastueuse cathédrale est achevée. Nous ne sommes pas encore retournés à Milan. D’une certaine manière c’est comme si nous attendions qu’ils finissent de réparer la toiture de son magnifique monument.

Lucia et moi sommes mariés maintenant et nous vivons au Portugal. Le parfait compromis pour nos deux langues latines. Le nord de l’Italie était trop froid pour moi et son Palerme natal trop éloigné des hubs aéroportuaires dont je suis toujours esclave. Elle travaille toujours avec son père et elle a monté ici un commerce de cuir. Je dois avouer que, même si j’aime la Sicile presque autant qu’elle et suis un fanatique des pâtes aux oursins et l’espadon, ainsi que des cannoli, je ne réussirais pas à m’habituer à la milza. D’autre part, elle ne voulait pas habiter Madrid, elle disait que quitte à abandonner Milan, autant être au bord de la mer. Pour ma part, je lui avais toujours dit qu’une fois que tu t’es habitué à l’Océan Atlantique, la Mer Méditerranée se change en lac salé.

Luis, mon fils, a atteint l’âge légal lui permettant de pouvoir décider de venir vivre avec moi. Cela n’a pas embêté Lucia et aujourd’hui nous construisons tous les trois notre conception du bonheur dans une belle petite maison à Setubal. Enfin, tous les quatre. Cela fait cinq mois que Lucia abrite Martina, notre future fille, dans son ventre. J’espère qu’elle héritera les yeux de sa mère.

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19 EURO-TRASH

Sandra et Pietro avaient quitté la soirée à un moment où la sensualité de leurs mouvements sur la piste avait atteint la température maximale. Sans dire au revoir, entre rires et caresses furtives, ils prirent un taxi qui les amena jusqu’à la voiture de Pietro, à la porte de la maison de Lucia et ils s’en allèrent jusqu’à la maison de Pietro. Sandra ne voulait pas prendre le risque de que nous nous croisions rue Fatebenefratelli et elle sentait de plus de la curiosité envers la manière de vivre un duc européen, quarantenaire et célibataire.

Ils se donnèrent un premier baiser dans l’ascenseur. Arrivés sur le palier, Pietro tarda beaucoup avant de trouver la clef de la porte à tâtons dans ses poches. Il s’efforçait en plus de faire le moins de bruit possible afin que sa bête furieuse de mère ne vienne pas lui casser la baraque, même s’il savait bien que Madame dormait si profondément que même une bombe à neutrons ne la sortirait pas de son sommeil, mais il valait mieux ne pas prendre de risques.

L’appartement où vivait Pietro avait une décoration assez seigneuriale et vieux-jeu avec quelques touches de modernité pleine d’à-propos. Quelques bustes disséminés de-ci de-là dans les couloirs appuyaient un mélange éclectique qui incluait, entre autres, Kandinski et Jack Roberts. Le ciel de lit était présidé par une étrange sélection de bêtes mythologiques dessinées par divers auteurs italiens. Une commode ventrue en bois de racine les surveillait en face du lit, qui était vêtu de plusieurs de couches de coton filé égyptien. Ils firent l’amour avec application jusqu’à tard dans la matinée.

Il était vrai qu’aucun des deux n’avait accordé beaucoup d’importance au tremblement de terre, tant ils avaient été occupés à connaître chaque parcelle de leurs corps. Quand Léonardo téléphona à Sandra ils se disposaient à peine à dormir. Ils regardèrent les nouvelles dix minutes environ

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tandis que Pietro envoyait des SMS en Sicile, à Madrid et Bordeaux, comme le lui avait demandé Lucia pour dire que tout le monde allait bien, et ils allèrent se reposer.

Ils n’avaient pas dormi deux heures quand la mère de Pietro ouvrit les épais rideaux et alluma la chambre.

―Réveille-toi, feignasse! Ce n’est pas possible, cela fait une demi-heure que je sonne! Le premier ministre travaille depuis des heures dans son bureau et toi tu es là à dormir comme goret! Quelle honte! Quelle race de merde! Je veux que tu viennes voir les nouvelles avec moi!

―Mamma! Je les ai déjà vues! Combien de fois dois-je te dire que tu ne peux pas entrer comme ça sans permission? Je vais faire condamner cette porte!

La femme ne s’était pas rendu compte de la présence de Sandra jusqu’à ce que cette dernière sorte la tête de dessous les draps. Au moment même où elle la vit, là debout devant le lit, elle laissa tomber la couverture et, vêtue de sa féline nudité, elle se leva pour saluer la visiteuse.

―Bonjour. Vous devez être Donna Carola. Je suis Sandra Gomes, muito prazer. Pietro et Lucia m’ont énormément parlé de vous. Comment va votre estomac ce matin?

Sandra plaqua deux bises sonores sur les joues de la femme, tout en lui caressant la tête avec la main droite et lui tenant une main avec la gauche. Elle la regarda fixement avec un sourire désarmant. Donna Carola tarda à réagir.

―Eh bien! Ca va, merci. Le plaisir est partagé. Habillez-vous, Mademoiselle, vous allez vous enrhumer –murmura la vieille dame haussant les deux sourcils.

―Pietro, nous allons voir les nouvelles avec ta mère, ne sois pas un malotru. Je suis sûre que vous avez un café délicieux, n’est-ce pas? Je vais me doucher.

Sans attendre de réponse, elle se dirigea vers la salle de bains et de déhanchant légèrement et en chantant Roberto Carlos. Pietro était comme son prénom: pétrifié. C’était la première fois qu’il voyait se mère ne pas exploser comme un volcan.

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―C’est bon, mon fils. Je vais dire à Antonietta que nous avons une invitée… Ne tardez pas trop.

―Bien sûr, mamma, bien sûr – Donna Carola disparut dans la pénombre du couloir sans piper mot.

Il entra à son tour dans la salle de bains, Sandra continuait à chanter. Ils étaient enchantés l’un de l’autre. Il se tailla la barbe et sortit du tiroir de la commode un pyjama de soie et une robe de chambre assortie. Sandra enfila un peignoir et ses chaussures à talon. Ils se dirigèrent dans cet apparat vers l’appartement d’en face.

La table du salon était mise, on y voyait de quoi déjeuner copieusement. Sandra se jeta sur les galettes à la confiture de figues. Les deux commentaient la soirée et le tremblement de terre tandis que la mère de Pietro les observait silencieusement.

―Quelle chance on a eu, Pietro! Tu imagines s’il nous arrive quelque chose? Quelle horreur! Tous ces pauvres gens. Parfois il nous arrive des choses comme ça avec les pluies torrentielles. Certains glissements de terrain ont tué beaucoup de monde. Moi même je l’ai échappé belle une fois.

―Oui, ici nous sommes très affectés par ce qui s’est passé à l’Aquila, ça a été terrible. Tu as pu voir les images de la télévision. Ils sont en train de le retransmettre en direct dans le monde entier. Je ne sais pas ce qui se passe dernièrement, mais on n’entend parler que de tragédies. Je me demande même si ça ne serait pas prudent de songer à déménager. Ça a été une très petite fissure. Ca aurait pu être un tremblement de terre en bonne et due forme, et en plein centre de Milan, ça aurait pu atteindre des proportions catastrophiques.

―Allez, ne sois pas défaitiste. Tu ne sais jamais où va tomber la prochaine catastrophe. Si ça se trouve tu t’isoles en Sardaigne et un tsunami vous arrive droit dessus alors que le sol de Milan ne retremblera plus jamais. Il faut vivre avec le risque.

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―Bon, j’accepte ce que tu dis s’il n’y a plus de tremblements d’ici ce soir. On dirait que tu as aimé les galettes.

―Mmmmm. Je les ai adorées. C’est la confiture, elle est très naturelle. Où est-ce que vous l’achetez?

―Ils la font au village d’Antonietta et ils nous l’envoient. Celle-là doit avoir plus de six mois, mais ils n’ont pas leur pareil pour arriver à faire en sorte qu’elles se conservent toute une année.

―Félicitations, Antonietta. Elle est délicieuse. J’ai vraiment bien aimé la soirée. J’ai trouvé le directeur du journal et sa copine très sympas. Quels doux-dingues! Léo a vécu avec lui en Allemagne un moment, je crois qu’ils se sont bien amusés tous les deux là-bas.

―Oui, très original. Son idée du Parti Nomade continue à me trotter dans la tête. Tu sais maman, au journal de rouges comme tu dis, ils proposent de créer un pari d’expatriés. Si tu as vécu ou si tu vis autre part que dans ta patrie tu as le droit à la carte du parti de manière automatique et c’est le même parti dans tous les pays. Tu ne dis rien. Tu te sens bien?

Donna Carola sortit de son mutisme. Elle n’avait pas arrêté d’observer minutieusement Sandra pendant tout le petit-déjeuner. Sandra ne paraissait pas s’en offusquer le moins du monde.

―Tu vois que ce sont tous des cocos? C’est l’internationale communiste en version cybernétique. Je t’interdis d’acheter ce journal!

―Mais, mamma. Ils ne proposent pas de collectivisations, ni de croissance du rôle de l’Etat, ni de s’approprier tes immeubles. Mon point de vue c’est qu’il est très international et très peu communiste. Je le vois plutôt comme un catalyseur pour l’intégration des pays et l’abandon du bipartisme. Le Cirque du Soleil de la politique. Je le préfère aux partis qui se disent verts et ramassent les restes rouges dont tu parles.

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―Ecoute, gamin. Je ne vais pas me disputer avec toi par respect pour ton invitée. Vous avez vraiment aimé la confiture? Je vous en offre deux pots afin que vous vous souveniez de vous. Vous êtes de passage en Espagne? Si vous voulez connaître l’Italie je ne vois pas d’inconvénient à vous prêter un appartement ici à Milan ou notre maison du lac, cela dépend de vous.

―Merci infiniment, Donna Carola. Qu’est-ce que ta mère est attentionnée, Pietro! En fait je n’avais rien envisagé de tel, mais je vous remercie de votre hospitalité – elle se leva et lui donna un autre baiser sur la joue–. Maintenant si vous voulez bien m’excuser, je vais m’habiller, je suis affreuse et j’aimerais bien aller chez moi pour me changer et voir si Léo est toujours entier.

Pietro n’était toujours pas revenu de sa surprise, même s’il n’en montrait rien. Au moment où Sandra sortit par la porte sa mère se servit un autre café. Lui demanda ce qu’il avait à demander.

―Dis, mamma. Tu vas me dire ce qu’il t’arrive, bon sang? Tu n’es pas dans ton état normal. Et ne commence pas à me reprocher quoi que ce soit. J’ai quarante ans passés et tu n’as pas le droit de rentrer comme ça dans ma chambre.

―Il ne m’arrive rien du tout, mon fils. Je suis très contente, c’est tout.

Donna Carola but son café et se leva de table. Pietro pressentait que sa mère préparait quelque chose. La connaissant comme il la connaissait, ce n’était pas possible qu’elle n’invoque pas tous les monstres de l’enfer quand elle vit Sandra. En plus de mépriser les basses classes sociales, elle avait toujours été très raciste.

Peu de temps après la vieille femme se présenta avec un volumineux porte-documents en cuir dans les bras. Il devait être très ancien car le cuir était totalement sec et craquelé et les bandes de toile étaient totalement rongées par le passage des ans. Elle le laissa sur la table et s’assit dans sa chaise avant de se verser un autre café.

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―C’est quoi, Maman?

―C’est quelque chose qui était destiné à ta sœur, mais qu’aujourd’hui j’ai décidé de te le passer. Ouvre-le, ouvre-le.

Pietro ouvrit avec soin le paquet en essayant de ne pas l’abimer plus encore. A l’intérieur il y avait des classeurs et dans chaque classeur étaient regroupés des titres de propriété en portugais et en espagnol.

―Je ne comprends rien, Maman. Mais tu vas m’expliquer ça tout de suite, je me trompe?

―Tu ne te trompes pas. Je vais te l’expliquer et toi tu va me prêter une grande attention. Ce sont des titres de propriétés de terrains au Brésil, en Argentine, au Paraguay et en Bolivie. Quelques-uns d’entre eux, comme tu peux le voir, ont leur rénovation depuis plus de trois-cents ans et tous, au jour d’aujourd’hui, sont à mon nom.

―Papa était au courant de ça? Il n’a jamais rien dit sur le fait qu’on aurait des investissements outre-Atlantique.

―Ton père était comme tous les hommes de la famille, un sot. Toujours absorbé par la noblesse du soulier, comme toi. Vous êtes tous simples d’esprit –elle le regardait fixement et parlait sur un ton sans réplique–. Ces propriétés ce sont les femmes de la famille qui sont allées les acheter aux époques propices en échange de leurs plus beaux bijoux et c’est une tradition qui passe de femme en femme depuis lors. Aucun homme dont je connaisse l’existence n’a jamais rien su de cela. Tu n’as jamais trouvé étrange que nous n’ayons pas une collection de bijoux de famille? Tu crois que je n’aime pas les diamants?

Pietro commençait maintenant à perdre son flegme. Il commença à regarder plus soigneusement les documents qu’il avait devant lui sur la table. Il y en avait des réellement vieux.

Il se délecta à comparer les timbres, les signatures, les tracés faits à l’encre et à la plume, les cachets de cire.

―Ça a beaucoup de valeur aujourd’hui, maman. Tu as une vague idée de combien ça vaut en argent d’aujourd’hui?

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―Pour sûr, il y a ici plus que tout ce que tu pourrais gagner si tu passais cinq vies à vendre des pompes, grand niais! Ce n’est pas le sujet, le sujet c’est pourquoi je te donne ça à toi, aujourd’hui. Parce que tu vas te déplacer et tu vas tout passer à ton nom avec un pouvoir que je vais te remettre le plus vite possible.

―Et à quoi c’est dû, mamma? Pourquoi moi, ici et maintenant?

―Parce que la boucle est bouclée, tout simplement. Le message qui a voyagé de siècle en siècle par la bouche des tes aïeules a à voir avec la force du sang. La force du sang est ce qu’il y a de plus important, Pietro, et dans nos familles européennes elle est déjà bien entamée. Les titres s’obtenaient sur les champs de bataille et en conquérant des terres hostiles à l’autre bout du monde. Vous autres ne seriez pas capables de passer trois nuits tout seuls dans le désert sans fondre en larmes. De temps en temps il faut renforcer le sang et cette fille est la signal que je n’aurais jamais cru voir de mes propres yeux.

―Mais maman. C’est clair que Sandra me plait, mais nous nous connaissons à peine. Et je ne sais pas à quel point je lui plais.

―Ca sera elle ou n’importe quelle autre! Mais quelque chose me dit que ce sera elle. Ce n’est pas grave. Le message le dit sans aucune interprétation possible : « Sœur de sang, quand le premier mâle de la famille croisera le seuil de la porte en tenant par la main une sœur inconnue venue de l’autre côté de la mer, tu devras révéler le secret. Seulement à ce moment là, car ce sera le signal incontestable que, par sa propre force, le sang à traversé de nouveau l’océan pour emporter notre nom avec elle. Le fruit de ses entrailles devra alors prendre possession de ces terres et construire une nouvelle branche du vieil arbre sur ce continent de promission. »

―Mamma…

―Ce n’est pas la peine de le dire à cette fille. Moi je m’occupe de m’acquitter de mon devoir et toi tu t’occuperas de t’acquitter du tien. Je ne dirai rien non plus à tes frère et

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sœur, ils ne connaîtront cette opération que quand ils liront le testament et que je serai partie. J’espère que tu laisseras ces sacrées chaussures à ton frère et que tu fasses honneur à ces farouches aïeules qui ont préparé ton destin. Je suis très fière de toi, mon fils. Et n’oublie pas : elle a tous les atouts pour être la bonne. Ecoute cette vieille bonne femme qui sait très bien de quoi elle parle. Ce sont des bêtises très importantes.

Pietro se leva et se mit les documents sous le bras. Il embrassa sa mère sur le front et s’en fut chancelant jusqu’à son appartement. Il laissa dans son bureau le legs qu’il venait de recevoir. Il était plus impressionné par la si longue attente des femmes de la famille que par le fait que sa mère ait vu le signal en Sandra. Il était bien plus impressionné par le fait que le secret ait été gardé avec toutes les tribulations par lesquelles était passée sa famille, notamment durant les deux guerres mondiales. Le rôle secondaire qu’on attribuait à la femme tombait en miettes par moments. Il n’avait aucune idée non plus du fait que des ancêtres soient allés en Amérique. Sandra apparut par la porte du bureau.

―Tu m’appelles un taxi, duquezinho? J’ai horreur de remettre les mêmes vêtements. Dis-donc, ta mère ne ressemble pas du tout à l’ogre que décrivait Lucia. Elle m‘a invitée à Milan et tout et tout. Tu crois qu’elle le disait sérieusement?

―Tu ne vas certainement pas t’en aller en taxi. Attends-moi et je t’emmène. Oui, elle avait l’air d’être sérieuse. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé avec toi, c’est comme si tu l’avais ensorcelée.

―Il n’en est pas question, mon joli. Toi tu restes ici tranquillement et tu te reposes. Si tu veux être galant je peux envisager un diner avec toi ce soir –elle mordit le cou de Pietro et lui parla dans l’oreille–. Diner et tout ce qui va avec, mon chat. J’ai beaucoup aimé.

―Moi aussi j’ai beaucoup aimé. Tu es une tempête tropicale. Je ne vais pas te laisser refuser ma balade en voiture.

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―N’insiste pas. J’aime voir Milan seule, même si ce n’est qu’un petit moment.

―D’accord. Je t’appellerai cet après-midi, bellissima. Je te promets des surprises.

Il appela un taxi et l’accompagna dehors. Il était encore tourneboulé par ce que lui avait dit sa mère. Il épiait Sandra du coin de l’œil et s’imaginait en émule de Robinson Crusoé avec une brune incroyable et sans espoir d’être secouru tout en se frottant le menton. Quand la voiture disparut au bout de la rue, il mordit son anneau et monta se coucher.

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20 AFTERMATH

Luisito est à l’école et nous avons décidé de passer la journée à Tomar, près de Santarem, pour visiter le couvent de l’ordre du Christ. Le monument est une forteresse templière à laquelle ont été ajoutés des modules jusqu’à la convertir en résidence de religieux. Lucia dort à l’arrière et j’écoute un disque de Fito y Fitipaldis. Le bon rock’n’roll me met toujours de bonne humeur. J’imagine que Martina me fait les chœurs depuis le ventre de Lucia et je profite du paysage. Il fait un temps splendide, un peu de vent qui berce la voiture sur certains viaducs et le soleil règne sans partage.

La péninsule ibérique est un livre d’histoire particulièrement marqué par la reconquête. Les habitants de Porto, au jour d’aujourd’hui, appellent encore « mouros » les gens de Lisbonne et des autres villes du sud. Le Portugal est très vert et varié, malgré l’infection d’eucalyptus qui envahissent ses collines. L’eucalyptus est un arbre extrêmement demandeur d’eau. Cette voracité provoque la mort de ses compagnons de forêt si le climat n’est pas très humide. Certains endroits conviendraient parfaitement aux koalas s’il fallait un jour protéger cette espèce et, comme il n’y a pas de singes en Europe – en tout cas aucun qui soit arboricole – avec ce marsupial nous pourrions voir autre chose que des oiseaux ou des écureuils dans les branches.

J’ai toujours pensé qu’il pesait une malédiction millénaire sur la Castille. Il n’y a besoin ni de marquer la frontière ni d’aucun panneau pour savoir si tu es dans un pays ou dans l’autre. Si tu vas vers l’Est et que la verdure disparaît c’est que tu es arrivé en Espagne. « Large est la Castille » dit l’ancienne expression populaire, expression qui revient à exprimer d’une certaine manière que « tout est permis ». Large, sauvage, au fort caractère et pleine de recoins. Les épopées ne s’écrivent pas installé dans le confort de l’Eden. Toujours est-il que, pour les portugais, la Castille a été historiquement un peu

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comme l’eucalyptus : on peut collaborer avec mais point trop n’en faut.

Cette cohabitation forcée entre le Portugal et l’Espagne a conféré aux premiers un pragmatisme très particulier. Une grande partie de la richesse portugaise se base sans aucun doute sur le fait qu’ils ont su intégrer intelligemment beaucoup des bonnes choses qui, au fil des siècles, furent proscrites en Espagne, tout en écartant quelques mauvaises. La meilleure preuve de ce fait fut établie quand Napoléon fit masser son armée à la frontière et envoya une missive au roi du Portugal : « Etes-vous nos amis? » Le petit bonhomme d’Ajaccio a toujours été captieux. S’ils se déclaraient amis ils conservaient leur pays, mais les Anglais, propriétaires militaires de la mer, leur feraient perdre la suprématie commerciale maritime. S’ils se déclaraient hostiles, la mathématique de la guerre leur ferait perdre le Portugal.

Devant un dilemme existentiel et matériel de cette taille, le roi don João ne douta pas une seconde. « Attendez un petit peu, Monsieur Bonaparte, je réfléchis. » Et sans perdre un instant, il transféra la capitale de l’empire portugais et toute sa cour à Rio de Janeiro, maintenant ainsi la cohésion économique de l’empire et s’installant confortablement pour voir passer le cadavre de son ennemi. Le Brésil d’aujourd’hui doit beaucoup aux Bragance depuis lors, son émancipation a été exemplaire et l’immense territoire que le Portugal gagna en « jouant aux cartes » à Tordesillas s’est maintenu jusqu’ici.

Le couvent de l’ordre du Christ, c’est spectaculaire. Avant de monter à pied par le chemin bordé de pin qui mène au sommet nous nous promenons dans le village, dans lequel abondent de toute part les croix de l’Ordre du Temple. Tout est templier ici : la pharmacie, le bar de la place, le magasin de fruits et légumes du coin. S’il reste des moines guerriers du Saint Sépulcre, ils seront clairement à l’aise ici. Lucia insiste pour que nous montions à pied, en argumentant que cela fait du bien aux femmes enceintes, en ce qui me concerne, ça me provoque une certaine appréhension et nous nous arrêtons

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plusieurs fois sur le chemin, sous prétexte de prendre des photos du merveilleux paysage.

Une fois arrivés à la porte principale de la muraille nous voyons un panneau avec un plan de l’édifice. La chose la plus curieuse est la tour pentagonale, elle n’est hélas pas ouverte au public. Les numéros ont un côté très mystique. Dans le cas du nombre cinq, l’analogie la plus évidente quand on parle des templiers sont les cinq lettres qui forment le mot Jérusalem. Il ne faut pas oublier que l’hébreu est une langue faite uniquement de consonnes. Nous nous dirigeons vers l’entrée et commençons la visite par les cloîtres. Le cloître que j’admire le plus est celui du Mont Saint-Michel. Ceux-ci invitent également à la réflexion.

Quatre éléments attirent puissamment notre attention durant la visite, dans cet ordre : la tour originale, la façade manuéline, les cuisines et les chambres des moines. Dans la tour nous nous arrêtons un bon moment afin de tenter de respirer le mystère du lieu et de son histoire. La tour est un immense tube polygonal présidé en son centre par huit arcs de pierre formant une tourelle intérieure. Une unique tige de bois est adossée à l’un des murs, tige ayant la même forme que celles en métal des organes traditionnels.

―Là dedans ce sifflet devrait s’entendre dans toute la vallée, commenté-je à ma femme, j’adorerais écouter cela.

―Moi ça me rappelle la forme du Teatro Massimo de Palerme, qui est aussi un tube. L’acoustique doit être extraordinaire ici. Là-bas la pureté de la musique qu’on obtient sans aucune sorte d’amplification est incroyable. La prochaine fois qu’on y va, je t’emmène avec nous.

―C’est vrai que je n’y suis jamais allé. Je n’ai fait que voir sa façade, là où a été la scène finale de la troisième partie du « Parrain ». Tope là pour la visite!

La façade manuéline a l’air d’être sortie tout droit d’un dessin de Moebius. La colonne de droite ventrue m’amuse tout particulièrement: elle est ceinte d’une ceinture à la boucle parfaitement taillée. On a l’impression que cette boucle

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soutient le reste de la structure et que, si elle se défaisait, tout l’ensemble s’effondrerait.

Quand nous arrivons aux cuisines j’évoque Silvia, la femme de Jéjé. Silvia est toujours en train de chercher des lieux atypiques pour organiser ses conventions et l’endroit lui plairait énormément. Son mari se débrouillerait bien pour lui trouver les licences. Ils vivent maintenant à Genève et ont deux jumelles magnifiques. Finalement, Silvia n’a pas pu subir un traitement de fertilité comme sa sœur, le fait d’avoir eu des jumelles est une simple coïncidence.

Jéjé a décidé de déménager en Suisse dès qu’il a reçu les appuis nécessaires pour former le Parti Nomade. Il s’était entêté à fonder car il avait pris très à cœur le tremblement de terre de Milan. La manière avec laquelle on avait alors attaqué le journal l’avait vraiment blessé. Le Giornale del Mondo est maintenant dirigé par Niccolo, son ancien éditeur, et il maintient la ligne polémiste qu’avait initiée son prédécesseur. Le Parti Nomade gouverne aujourd’hui deux pays d’Europe de l’Est et a une représentation parlementaire dans six autres. Jérôme continue à être un bourreau de travail et il a perdu la pauvre mèche qui le sauvait de la calvitie. J’ai la délicatesse de ne jamais lui en reparler quand nous nous voyons. La dernière fois ce fut à Paris, au Trappiste, comme toujours. Il s’agitait comme un fou pour les préparatifs de l’accouchement et il portait toujours la même gabardine et la même casquette noires. Maintenant c’était lui qui était directement impliqué dans les manifestations étudiantes. Chaque fois que nous nous voyons nous évoquons le roi obscur. A mon retour de Madrid après la soirée, j’avais fait analyser le foulard avec lequel je m’étais enlevé la mixture de la figure et on n’y avait trouvé que des céréales et des pigments naturels, aucune trace d’alcaloïdes ou d’un quelconque élément qui pourraient produire des effets psychotropes. Aujourd’hui encore je me demande si la prison du roi obscur ne serait pas la tête du chaman.

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Nous sortons de la cuisine dans laquelle je pense amener Silvia, espérons qu’elle ose demander la permission de l’autarcie, qu’on puisse griller quelques boucs dans ce four avec le Belge, dans le plus pur style Sainte Inquisition. Je me demande encore aujourd’hui comment on peut avoir le culot d’interdire les sacrifices humains du nouveau monde tout en allumant des bûchers partout en Europe. Nous passons par le réfectoire où nous trouvons un bloc de pistes laissé là par quelque professeur. Sur le papier imprimé se trouve un portrait de Philippe II sur lequel on peut lire une brève description de sa biographie comme roi du Portugal et les indices initiaux de la « chasse au trésor » des élèves intrépides. Il s’avère donc que, par le fameux mariage de Philippe, les portugais développent eux aussi dans leur enfance un sentiment de propriété à l’égard de l’empire où le soleil ne se couchait jamais.

Dans les chambres monacales, que l’on décrirait mieux comme des cellules, nous nous arrêtons un bon moment pour nous reposer. Le système de chauffage qu’ils utilisaient est très particulier. Les cellules sont aussi austères que l’on peut imaginer. Trois questions nous viennent à l’esprit. Qu’est-ce qui peut pousser un être humain à abandonner la vie séculière et s’enfermer pour le reste de ces jours là-dedans? Comment quelqu’un qui, sans aucune vocation, se voyait obliger à être enfermé pour toute sa vie du fait même de sa naissance? Cet endroit serait-il une étape où les moines se reposaient avant d’affronter le dur voyage jusqu’au nouveau monde? Nous restons un moment à deviser les deux sur ces sujets et nous nous souvenons de Chloé.

Pendant tout ce temps, Chloé n’a pas bougé de Lyon. Elle vit depuis quelques années avec Didier, un compatriote d’Aix-en-Provence, acteur de ciné à l’accent très amusant, accent propre aux méridionaux de sa région. Ils sont venus nous voir l’année dernière et nous nous sommes beaucoup amusés avec eux. Après avoir dégusté du porto au bar de la place du Chiado, Didier m’avouait qu’il devait sa vocation à Goscinny

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et sa scène du théâtre romain dans laquelle l’acteur qui se trouvait parmi le public commence à crier sa feinte indignation : « Assez! C’est une honte! On se moque de nous! » Il disait qu’il avait toujours voulu être cet acteur.

Nous devons voyager au Brésil pour aller voir Sandra. Elle vit toujours dans son hôtel et maintient une relation intermittente avec Pietro, dont nous avons des nouvelles uniquement quand nous parlons avec elle. Apparemment Pietro a passé les fabriques à chaussures à son frère et il s’intéresse au Mercosur. Lucia suppose qu’il finira par y vivre et elle espère qu’il en sera ainsi pour la santé mentale de son ex, dont la mère paraît lui avoir laissé un souvenir indélébile.

Pendant que nous nous promenons entre les pamplemoussiers du jardin du couvent je ne peux pas m’empêcher d’envoyer par email une photo de la tour à Michael, qui m’a fait connaître l’église du Temple à Londres. Une fois la visite terminée nous prenons le chemin du retour, direction Setubal. Durant tout ce temps nous avons appris que le Portugal est un endroit très spécial quant à la recherche de restaurants cachés et là je ne vais pas faire d’exception.

Après avoir suivi les panneaux indiquant Castelo do Bode, nous nous arrêtons sur une aire de camping dont le restaurant offre une vue sur le barrage très agréable et nous commandons du poulpe et du cabri. Nous l’arrosons d’un vin de la région, également templier et très adéquat pour accompagner la viande compacte de l’animal. Le maître d’hôtel nous raconte l’histoire d’une tornade qui dévasta la zone plus ou moins aux mêmes dates que le tremblement de terre qui provoqua la brèche du Duomo. Arrivés au dessert je reçois sur me téléphone la réponse de Michael.

« Salut Leonard, je vois que tu t’intéresses à l’histoire des chevaliers du Temple, comme quoi notre visite n’a pas été complètement inutile. Continue à étudier, on n’arrive jamais au bout, comme je te dis toujours. Je te joins un extrait d’une session d’hypnose sur un patient à moi qui s’entête à penser depuis des années qu’il est Jacques de Molay. J’ai toujours

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aimé les classiques comme Napoléon ou Jules César, mais celui-là est très original. Je t’embrasse et félicitations pour la fille qui arrive. Venez me voir quand vous voulez.

M. »

J’ouvre le fichier joint et je commence à le lire à voix

haute à Lucía :

―Regardez fixement le pendule. Ne perdez pas de vue le pendule. Quand je dirai trois vous allez être plongé dans un sommeil plaisant. Un, deux, trois! Vous dormez profondément. Qu’entendez-vous autour de vous?

―On entend des lamentations. Des sons métalliques. Encore des lamentations.

―Comment sentez-vous votre corps?

―Je ne le sens presque pas. Douleur. Je suis accroché à un mur. Je ne ressens de la douleur que dans les poignets, ils me font tellement mal que j’ai l’impression de ne pas avoir de mains. Encore plus de douleur. Chaque palpitation de mon cœur résonne dans mes côtes et mes pieds. Ça fait très mal!

―Qu’y a-t-il autour de vous?

―Je vois de la paille sur le sol. Je vois un prisonnier accroché au mur d’en face. Les gémissements proviennent de sa bouche. C’est Hugues! C’est Hugues!

―Qui êtes-vous?

―C’est Hugues! Je suis Jacques de Molay! Nous sommes dans une cellule de la Sainte Inquisition! Maintenant je me rappelle. Ils nous torturent depuis des jours. Qu’ils me cassent tous les os, mais plus d’eau! Hugues, tiens bon! Rappelle-toi qu’on est là pour mourir! Dis-leur ce qu’ils veulent entendre sur le culte et quittons ce monde une bonne fois pour toutes! Dis-leur que le trésor est en terre du croissant de lune!

―Que répond Hugues?

―Il me demande où est vraiment le trésor. Moi-même je ne le sais pas, Hugues. Le dernier navire est parti de Lisbonne

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le mois dernier vers cette fameuse nouvelle terre. Il y a beaucoup d’or! C’est tout l’or! Il servira en son temps à la construction d’un pays heureux loin des démons d’Avignon. Maudites soient leurs âmes! Traitres!

―Je suis Hugues. Quelle nouvelle terre?

―Hugues, tu perds la raison. Je te parle de Nova Atlantis. Tu sais qu’il y a un plan, tu sais que nous nous vengerons de ce pape. Tu sais très bien que sur notre Terre Promise il n’y aura pas de place pour les sales sandales de Pierre. Et ils n’auront pas à creuser la terre pour devenir les maîtres de la mer. Tout l’or, Hugues! Tu te rends compte?

―Et le roi Felipe?

―Leur propre peuple s’occupera des maudits Capet. Rappelle-toi du parchemin de la Sainte Cité, Hugues. La force du sang. Ces paysans sont un mélange de barbares et de latins. Ils ressemblent encore aux bêtes, mais ils apprennent à lire avant les autres. Toi-même tu administres les écoles du continent, tu connais les faiblesses et les vertus de chaque peuple. Ce sont eux qui s’occuperont des Capet! Je l’ai rêvé cette nuit, Hugues!

―Qui sait où est le trésor?

―Hugues! Geoffroy! Tout le corps me fait mal! Je n’en peux plus! Plus d’eau par pitié! Je crache sur la croix! Je vais avouer! Je vais avouer!

―Du calme. Vous êtes à nouveau profondément endormi. Respirez lentement. Vous sentez un profond soulagement. Comptez jusqu’à cent. Quand vous arriverez à cent cinq vous ouvrirez les yeux et ne vous rappellerez de rien. Vous vous sentirez en forme. Commencez à compter. Un, deux, trois…

Je finis de lire et Lucía nous sert le dernier verre de vin. Entre deux fous-rires, nous promettons d’aller à Londres pendant les prochaines vacances pour qu’elle connaisse le pirate avec un chat sur l’épaule. J’ai envie de me promener dans ses parcs et redevenir un amateur de thé. Ce que je ne referai jamais c’est un opéra au National Theatre. Je suis

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presque devenu fou pour avoir dû supporter La Traviata traduite en anglais. « Be happy and raise your glass », chantaient-ils pendant le Libiamo. Il y a des limites à tout, même à la fusion.

Nous sortons nous promener au bord du barrage. C’est un paysage magnifique et la promenade s’avère être idéale pour digérer le cabri. Lucia porte une ombrelle à la mode d’antan. Elle les adore et elle a beaucoup de mal à en trouver parce que de nos jours on ne vend que des parapluies ou des parasols qui aient cette taille. Elle l’utilise comme appui pour marcher sur les rochers jusqu’à ce que nous arrivions à un méplat. Avant de nous assoir, nous regardons le paysage et un autre souvenir m’assaille.

―Tu te souviens du fou du Duomo? Celui-là aussi on aurait dû l’hypnotiser. Il avait mille cosmogonies dans la cervelle.

―Je me rappelle de ce que m’a raconté Chloé, oui. Apparemment il n’allait pas bien du tout. Je crois que Martina donne des coups de pied.

―Je meurs d’envie de la voir sortir.

―Dis, Monsieur prise-de-tête, tu adores les archétypes, pas vrai?

―Je ne les déteste vraiment pas, pourquoi? Lucia me signale le sol avec le doigt et, quand je regarde

entre mes pieds, elle est en train de finir, d’un tracé net effectué avec la pointe de l’ombrelle, un cœur. Je la regarde dans les yeux, ces yeux dans lesquels tient tout l’univers, et nous nous embrassons à n’en plus finir.

FIN

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EPILOGUE

―Réveille-toi, Fritz ! Tu peux t’en aller. Wolfram entrouvrit les yeux et vit la cellule dans laquelle il

avait passé la nuit. Il se lava la figure au petit lavabo jaunâtre dans le coin et sortit.

―Que se passe-t-il, Monsieur l’agent? On ne peut même plus dormir tranquillement au poste?

―Il se passe qu’il y a eu un tremblement de terre au Duomo et ici c’est le pire jour depuis dix ans. Il se passe aussi que Giancarlo arrive dans une heure et s’il te voit par ici c’est probable qu’il veuille te donner plus qu’une réprimande. Ta clé d’hier n’a pas eu l’air de l’avoir fait beaucoup rire. S’il t’attrape tu n’échapperas pas à une bonne raclée.

―Ach! Un tremblement de terre au Duomo? Tu te moques de moi?

―J’ai l’air de plaisanter? Allez, fiche le camp et que je ne te revoie pas par ici. On sait quoi faire avec les récalcitrants dans ton genre. Tu le sais très bien. Du vent!

Il sortit dans la rue. La matinée était fraîche et ensoleillée. Il dirigea ses pas vers le centre. Il mettrait au moins une heure pour arriver à pied à la cathédrale. A midi et demi il put voir la place depuis les barrières du périmètre de sécurité établi par la police. Tout était désert, mais les sirènes allaient et venaient sans paraître avoir une direction précise. Quelques passants discutaient avec les carabinieri, tâchant d’obtenir l’autorisation d’aller jeter un coup d’œil aux dégâts.

La Via Capellari avait été laissée sans surveillance et il se faufila en cachette jusqu’à la cathédrale. Personne ne le vit arriver à l’entrée latérale. Il s’introduit dans le temple par un vitrail détruit. La majorité des bancs était complètement cassée et submergée sous les décombres. D’énormes blocs de pierre avaient bombardé le sol et abimé l’intérieur.

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Il regarda vers le toit et vit le ciel bleu, spectacle que seuls les constructeurs de la dernière phase avaient pu contempler avant lui. L’image le fit s’agenouiller. Il se baissa dans une attitude implorante et resta là, complètement immobile. On n’entendait que les sirènes qui passaient de temps en temps.

Un gond de la porte principale grinça, le son résonna entre les colonnes. Il ne savait pas combien de temps il avait passé ainsi, mais il se dit qu’il ne serait pas bon que les forces de l’ordre le surprennent une nouvelle fois et il s’en alla par le même vitrail par lequel il était entré. Le fait qu’aucun gravas n’était tombé sur le pupitre par lequel il avait échappé à Giancarlo l’étonna.

Il se mit à marcher au hasard et c’est ainsi qu’il vit la soirée tomber sur Milan, l’esprit vide. Il n’avait rien mangé de toute la journée mais son corps ne paraissait pas s’en plaindre. Ce fut alors qu’il décida passer par une station-service qui avait une douche pour les routiers et où on le connaissait.

Il demanda les clés de la douche et entra. Il enleva tous ses haillons et se lava tout le corps avec une savonnette. Il mâcha même un morceau de savon pour se laver les dents. Après s’être douché il coupa ses longs cheveux et sa barbe avec des ciseaux qu’il avait dans la poche de sa veste. Il se regarda durant un long moment dans le miroir et arrêta de rouler des yeux pour toujours. Il ôta les cheveux de son corps en se rinçant, s’habilla et retourna au centre-ville.

La nuit tombait quand Wolfram sortit de sa poche les dix euros qu’on lui avait donnés la veille dans la cathédrale. Il chercha une boutique d’où téléphoner comme le faisaient les immigrés, elles abondaient dans Milan. Il demanda une cabine et marqua un numéro de téléphone.

―Jawoll ?

―Frida, c’est toi?

―Oui c’est moi. Qui est à l’appareil?

―C’est moi, ton frère. J’ai besoin de ton aide pour aller en Allemagne. Je suis à Milan. Tu peux m’aider? Je veux retourner à l’université.

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De l’autre côté de la ligne, le silence se fit jusqu’à ce qu’un long sanglot soit émis.

―Je pensais que tu étais mort! Bien sûr que je vais t’aider, imbécile. Rappelle dans une demi-heure, je vais t’envoyer de l’argent. Papa est mort l’année dernière. Je te préparerai une chambre.

―Merci, Frida. Merci et pardonne-moi.

―Imbécile…

* * *

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NOTE DE L’AUTEUR

Cher lecteur. Cher parce que vous avez eu la patience et la gentillesse d’arriver à cet endroit de mon pauvre document et, par conséquent, vous avez gagné tout mon respect et ma considération. Cher aussi parce que, si vous êtes en train de lire ceci, il est probable que vous ou quelqu’un ait investi une partie de ses économies dans l’achat du livre, chose dont en ces temps de crise –c’est au moins ce qu’on nous vend et nous impose– je vous sais gré. Du fait de cette tendresse que je commence à ressentir pour vous, vous avez mérité quelques lignes supplémentaires.

La première peur de l’auteur au moment de se mettre devant son clavier, c’est la critique. Dans mon cas tout au moins, même si je ne suis pas un auteur professionnel et que le fait qu’on donne son avis sur mon travail ne me dérange pas. Cette œuvre arrive entre vos mains parce que c’est la troisième que je commence et la première que je termine, ce qui est en soi un motif suffisant pour que je sois content. La peur de la critique vient du fait que, comme le dit Léo, j’ai laissé une partie de moi au vu et au su de tout le monde, ce qui s’avère être un engagement important.

Les deux autres œuvres sont restées inachevées parce que je me suis moi-même ennuyé de ce que j’écrivais et j’ai donc décidé que le monde avait déjà suffisamment de casse-têtes à résoudre pour devoir en plus supporter ça. En ce qui me concerne, rien ne m’insupporte plus que de lire quelque chose qui ne me plaît pas, parce que j’ai beaucoup de mal à abandonner un livre en cours de route. Dans le cas de NO-MAD, j’ai vraiment adoré l’élaborer.

La peur de la critique vient aussi du fait que la première chose qui m’est passée par la tête quand j’ai commencé à écrire NO-MAD, c’est que celui-ci était plein de lieux communs. Plus tard j’ai découvert que c’était exactement ce que je cherchais : beaucoup de lieux communs. Pouvoir parler

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de choses qui ne prennent personne par surprise. Si quelqu’un veut critiquer les lieux communs je lui réponds d’ici qu’un prochain et hypothétique roman sera de science-fiction et sera truffé de lieux pas communs du tout. D’un autre côté, cela m’intéresse de savoir quel est le gars fortiche capable d’écrire une biographie du Cid sans mentionner dans aucun paragraphe don Rodrigo Díaz de Vivar.

J’avais bien envie d’organiser une soirée sans contrainte budgétaire. J’espère que le maire de Milan ne se vexera pas et j’ai aussi voulu, en les mentionnant, rendre mon plus profond hommage aux victimes de l’Aquila et ajouter mon grain de sable pour qu’ils restent dans la mémoire collective. La souffrance humaine est toujours une catastrophe.

Je suis actuellement consultant en BI, ce qui me plaît sans aucun doute, mais n’a pas la charge dramatique suffisante pour devenir le protagoniste d’un roman, à moins que vous, cher lecteur, soyez un collègue : les données sont vivantes. Le travail de Léo me plaît assez à cet égard et m’a obligé à étudier certaines choses que, comme vous avez été si aimable avec moi, je vais vous mentionner de manière succincte.

Le protagoniste s’appelle Léonardo en honneur à son génial homonyme de la Renaissance. Je crois que, en ces temps, la révolution numérique est en train de changer beaucoup de choses. Parmi ces dernières, celle qui me frappe le plus, c’est le fait que toute l’information soit disponible, et du coup apprendre une information perd son sens au profit de savoir quelle est l’information qu’il faut chercher : Renaissance v2.0.

Les archétypes sont réellement un monde à part entière que nous les êtres humains sommes très loin de comprendre dans sa globalité, mais qui fonctionnent très bien. Dans ce livre il y a beaucoup de clins d’œil aux archétypes et, dans tous les cas, ils répondent à des études pointues. Comme premier exemple, je vous commente que cela fait beaucoup d’années que je pense que, grâce à une marque de consoles vidéo, nous avons aujourd’hui plus d’une génération entière entraînée à

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travailler avec la croix, le cercle, le carré et le triangle avec le pouce droit avec la facilité d’un claquement de doigts. Les applications de cet entraînement pourraient remplir des livres dix années durant. C’est la force des archétypes.

Le roi, le guerrier, le mage et l’amoureux ainsi que ses équivalents féminins sont aussi des archétypes. Vous êtes libres d’identifier quel personnage exerce quelle tâche tout au long de NO-MAD. Les histoires mythologiques, les fables et les contes pour enfant sont aussi archétypaux. Je n’ai pas réussi à faire que Sandra et Pietro vivent heureux et eurent beaucoup d’enfants parce que cela me paraissait une fin trop évidente, qui sait comment terminerait leur histoire dans une possible suite.

En ce qui concerne le Parti Nomade je crois qu’en ce moment de désillusion politique, ce serait le seul parti dans lequel je militerais. Parce que je suis moi-même un mélange et parce que je crois en la nécessité de l’effort intégrateur et en les bienfaits des voyages non touristiques comme forme de connaissance et d’apprentissage mutuels.

L’expérience que j’ai acquise en écrivant NO-MAD est la suivante : je suis maître du premier tiers et vous, cher lecteur, êtes maître du deuxième tiers. Ensuite, le roman est maître de lui-même et écrit lui-même la fin. Je recommande à tout le monde d’essayer cet exercice et je demande à ceux qui savent écrire qu’ils me disent ce qu’ils pensent de ce sujet.

Les personnages sont tous fictifs, rien n’est autobiographique, ou presque. Le seul personnage qui s’appelle comme son alter-ego est Jéjé. Jérôme travaille dans le cinéma, c’est un gars génial et il a vraiment inspiré son homonyme de NO-MAD. Cet animal a le même fou-rire que le furet et le dindon et le tic du petit père. Nous avons partagé pas mal de moments ensemble et je désire en partager bien d’autres encore dans le futur. Je t’embrasse d’ici même, grand fou. Merci de laisser un moment ton mégaphone pour diriger le journal dans le roman.

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Je veux aussi demander pardon ici si quelqu’un, du fait de sa nationalité, pense qu’ils y a des opinions partiales. Les opinions sont partiales par définition et il y en a de tous les genres. Vous pourrez toujours faire comme Bismarck qui, dès qu’il recevait une opinion ou un petit conseil, le donnait à quelqu’un d’autre pour ne pas stocker d’ordures, selon ses propres mots.

Je remercie Robert Graves pour son Claude, qui m’accompagne toujours et qui a déclenché en moi ce vilain défaut qu’est l’envie d’écrire. Aussi pour ses œuvres, parmi lesquelles « MAN DOES, WOMAN IS », recueil de poésie, base de mes innombrables essais pour comprendre les femmes.

Si quelques-un(e)s de mes ami(e)s ou connaissances pensent que j’ai fait allusion à eux(elles) tout au long de ces pénibles lignes, je connais un certain nombre de restaurants où je les laisserai volontiers payer l’addition. Pour le reste, je cite Auguste, cité par Claude, cité par Robert : « Les mots me manquent, Messieurs. Rien que je puisse dire ne pourrait exprimer la profondeur de mon avis sur ce sujet. »

Joyeux millénaire, Pablo.

PS : Je vous sais également gré de vos efforts pour

chercher toutes les références non françaises et je vous évite une recherche : le mot grec qui sert de titre au chapitre du tremblement de terre est « catharsis ».

* * *

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