Que sont devenu nos usines ? «Grouillez-vous de charger, j’ai le mal de mer !» - «Oh pébron, on est à quai ...» Une journée normale aux abords des tuieries de
1. Que sont devenu nos usines ? Grouillez-vous de charger, jai
le mal de mer ! - Oh pbron, on est quai ... Une journe normale aux
abords des tuieries de
2. ues EDITO A Marseille, il ny a pas que le Vieux Port.
Vieille de plus de 2600 ans, la cit phocenne, place forte du
commerce mditerranen, est gale- ment riche dun pass plus rcent.
Pendant les XIXme et XXme, elle a vcu dans la fivre une grande
aventure industrielle dont per- sonne, aujourdhui, ne semble se
souvenir. Pendant prs de deux sicles, les usines se dispersent aux
quatre coins de la ville et dans des domaines aussi diversifis que
lhuile, le savon, les ptes alimentaires, les alcools ou les tuiles,
mais aussi dans des industries lourdes et polluantes. Dope par le
dynamisme de son port ou laventure coloniale, cette industrie
bouillonne et engendre de grandes sagas familiales, limage de
Ricard, Noilly Prat ou Rivoire et Carret. Elle imprime pour
longtemps la culture ouvrire dans les quartiers. Pour Xavier
Daumalin, professeur universitaire et spcialiste de lhistoire in-
dustrielle marseillaise, si la ville a fait table rase du pass,
cest pour sengager dans une conomie tertiaire . La plus ancienne
cit de France, cest vrai, na pas le got du souvenir. Elle vit au
prsent, dans lurgence, quitte perdre quelques cls prcieuses qui,
selon le professeur, nous permettraient de revoir notre vi- sion
globale de la cit. Ce nest pas seulement une mmoire du bti,
poursuit-il, cest aussi celle des gens . Celle des ouvriers de
Marseille et dailleurs, tous ceux qui sont venus, dabord dItalie,
puis du Maghreb et des autres pays Africains, pour pallier au
manque de main duvre. La terre elle-mme se souvient, comme
Montredon avec lusine Legr-Mante. Jusqu Callelongue, on y a fait du
souffre, de lacide, du plomb Des industries hyper polluantes en
priphrie de la ville rappelle le profeseur Daumalin. La France
prend conscience de son patrimoine industriel en 1986 et dcide den
faire linventaire. Alors que la plupart des villes du pays
sexcutent rapidement, Chip Buchheit, historienne, nest missionne
quen 2012 Marseille pour accomplir cette tche. Mission plus ardue
que prvue : Sur les deux tiers de la ville, jai dj recens plus de
1800 usines de plus ou moins grande taille, et souvent dans un
piteux tat soupire-t-elle, et son inventaire est loin dtre termin.
Les politiques se dsintressent de ce patrimoine, et les promo-
teurs immobiliers en profitent . Il y a urgence. Il a fallu faire
le deuil de lre industrielle, explique Xavier Daumalin, mais
aujourdhui, je sens que a bouge . Danciennes usines ou fabriques
sont rhabilites en lieux de culture, comme la Friche de la Belle de
Mai, le Dock des Suds, le Silo Et peut-tre, bientt, lusine Rivoire
& Carret. Il y en aura dautres. Marseille se rveille enfin.
Elle a compris quelle ne peut se projeter dans lavenir sans
sassurer de son pass. Vincent Orsini & Kevin Derveaux e
lEstaque. Crdit photo : Pas nous.
3. Fou delle 1860, naissance Lyon de Rivoire & Carret,
futurnumro un des ptes alimen- taires. En 1890, len- treprise
simplante Marseille dans la valle de lHuveaune et devient lusine
emblmatiquedu quartier de la Valba- relle. Henry Grivot, 88 ans,
lui a vou toute sa vie douvrier.
4. E lle gt l, gante de bton, entre les rumeurs de l'A.50 et
les klaxons du boulevard de la Valbarelle. Dj 11 ans que l'usine
agroalimentaire Ri- voire & Carret somnole dans le 11me
arrondissement de Marseille. Du haut de sa longue chemine, elle
aperoit ce matin un vieil ami. L'homme de 88 ans la regarde sans un
mot. Henry Grivot est fig devant l'entre. Un portail qu'il a
pourtant franchi des milliers de fois, pendant 39 ans, avant de
prendre sa retraite en 1982. Il s'approche de la faade et
s'immobilise sur la gauche, devant une grande porte vitre. C'est
par l qu'entraient tous les ouvriers , explique l'ancien agent de
matrise. Des dcennies de souvenirs sous ses yeux. Les ouvriers vont
et viennent, le vacarme des machines, les allers et retours des
camions, l'ambiance des pauses casse-crote ou des ves- tiaires. 648
employs travaillent ici entre les annes 50 et 60. Rivoire &
Carret domine alors le march des ptes alimentaires... Mais
aujourd'hui, c'est calme plat. Douce nostalgie Bien que la
communaut urbaine occupe une partie des locaux, 13521 m2 sont
totalement dsaffects. Le long de la faade Sud-Est, derrire les
vitres bri- ses, un intrieur en piteux tat. Un peu partout,
l'extrieur, la verdure jaillit du bton et se rappro- prie les
lieux. Les dtritus jonchent le sol. Ici, il y avait des potagers,
des vergers et mme des vaches pour le lait , dcrit le guide en
pointant du doigt une pile de pneus lautre bout du btiment. Henry
Grivot est touch. a me chagrine de voir l'usine dans cet tat . Pas
un mot de plus. L'homme est rserv, pudeur sentimentale. Les verres
fums des lunettes cachent un regard triste. Cette usine, c'est son
pass, son histoire. Comme pour de nombreux habitants du quartier,
la vie d'Henry Grivot est lie celle de l'usine Rivoire &
Carret. Et ce n'est pas un souvenir douloureux. Plutt la mmoire
d'une belle poque. Un ge d'or o on travaillait avec plaisir
souffle-t-il en continuant sa progression sur le site. Il se tourne
pouce tendu vers le haut, c'tait des patrons comme a ! . Personnes
gnreuses, humaines, icnes paternalistes. Il se souvient du taxi
envoy aprs ses 3 mois dhospitalisation pour une dysen- terie
amibienne, des soins mdicaux gratuits l'in- firmerie de l'usine, de
l'assistante sociale, des layettes offertes chaque naissance ou
encore des cadeaux de Nol pour les enfants jusqu' 14 ans. La
majorit des ouvriers tait loge un peu plus haut dans la cit
Michelis, construite pour eux en 1934. A la dbauche, on allait se
baigner dans l'Hu- veaune. On mangeait des pommes piques dans les
vergers et on se reposait l'ombre des tilleuls. Et le soir, on
dansait au baleti' . Henry Grivot sourit. Il savoure un instant ces
flash-back idylliques. Lusine tissait les liens sociaux qui se
dlitent au- jourdhui. Mais elle na peut-tre pas dit son dernier
mot. La cathdrale de bton songe se mtamor- phoser. Lutte pour la
rhabilitation En 2004, les habitants de la Valbarelle se mobilisent
et montent au crneau, le Collectif Mdiathque Ri- voire & Carret
est n. Commence alors un long combat pour la rhabilitation du
btiment en lieu culturel. Loccasion pour celle que lon surnomme la
dame blanche de redevenir le ciment social du quartier. 2012
rcompense 8 annes d'efforts, lusine est classe patrimoine XXme. Un
label du Ministre de la Culture qui lui permet dchapper la
dmolition.Aujourd'hui, 2 ans plus tard, pas l'om- bre d'une
rnovation. L'offensive associative se poursuit. Henry Grivot espre
voir revivre ces murs. Il revient vers l'entre et stoppe net devant
un bti- ment proche du portail. C'tait la zone de paque- tage. J'ai
longtemps travaill l. Et c'est ici que j'ai connu ma pauvre femme .
A sa connaissance, au moins une vingtaine de couples se sont
rencon- trs l'usine avant de se marier. Bien plus que fer- raille
et bton, ce btiment est imprgn de l'histoire industrielle de
Marseille et de ceux qui l'ont faite. On se connaissait tous et on
se ctoyait constam- ment, on formait une famille . Et c'est tout
simple- ment ce qu'Henry Grivot souhaite retrouver. Texte Kevin
Derveaux Photo Vincent Orsini
5. E ntre le Vieux Port et les Goudes, il y a Montredon. Au
centre du quartier, lu- sine morte de Legr-Mante. Le Bar Amical est
juste en face et Jojo, la patronne, se souvient du temps o ses
minots se chamaillaient autour dun Ricard. Des cinquante ouvriers
laisss sur le carreau en 2009, combien passent encore la voir ?
Qua- tre, peut tre cinq, dont ce petit qu'elle aime bien,
reconverti boulanger la Pointe Rouge. Jojo a fini par se rsigner:
certains ne veulent plus voir lusine, dautres sont alls loin pour
trouver du travail. Aprs avoir expuls l'industrie vers les ctes
environ- nantes, Marseille relocalise dans sa ban- lieue. Et ses
petits quartiers, anciens lieux de pche et dindustrie,
sembourgeoisent. Depuis la liquidation judiciaire, un imposant
projet immobilier menace la quitude du vil- lage. Sils les font
leurs immeubles, ils vont mettre un bordel pas possible tout
remuer, on va tousser de la poussire !. Josiane ig- nore la
vritable menace : exhumer deux cents ans de pollution lourde. Ren,
76 ans, excd : Toujours cette usine, ils nous em- merdent avec
cette usine ! Quils la dmolis- sent et on en parle plus !. Pour
comprendre lintrt du promoteur pour cette terre meur- trie par
lexploitation chimique, il faut prendre de la hauteur. En longeant
le grillage rouill, on domine rapi- dement les toits de briques.
Une chemine rampante, unique en France, schappe de la fort pour se
lover flanc de colline. On se tourne et cest limage dEpinal : la
garrigue et les roches claires plongent directement dans le bleu de
la Mditerrane, dlave par lhorizon. Enfant, Franoise de Boisfleury,
surnomme la Comtesse, avait pour habitude En 2009, la fermeture de
lusine Legr-Mante de Montredon clture deux cents ans dhistoire
ouvrire. Le paysage idyllique attire lexploitation immobilire,
ignorant une pollution des sols gnralise. Entre ciel dazur et terre
vicie, rcit dun trompe-lil. Arsenic vue sur mer La chemine, point
culminant du village, ancre lusine dans le paysage. tout remuer on
va tousser de la poussire !
6. de se promener dans la pinde. Ses anctres achtent le terrain
la fin du XIXe sicle et le cdent en 1860. L'usine c'est son
paysage. C'est une vieille amie. Un paradis provenal, un paradis
nostalgique, un paradis souill. Chaque pied de thym, chaque chne
absorbe l'arsenic, le cadmium, le cyanure Le con- traste est
invisible, donc saisissant : cette na- ture foisonnante prend ses
racines dans le poison. La chemine rampante est entire- ment
contamine. On imagine le village en 1900, surplomb par la fume de
plomb, noire, opaque, toxique. Les mtaux lourds sinsinuent partout.
Ils sincrustent dans les sdiments, in- filtrent la nappe phratique
et glissent jusqu la mer. L'argument n'est gure vendeur. Les
balcons avec vue sont prfrs aux jardins vnneux. Le promoteur veut
vendre du fantasme. Une carte postale sept mille euros le mtre
carr. Ou serait-ce juste le prix de lenveloppe ? Les habitants de
Montredon ont fait front pour sopposer ce cache-misre, jug bancal
et disproportionn. En juillet 2013, ils savourent leur premire
victoire : le tribunal administratif annule le permis de
construire. Philippe Dadena, farouche opposant au projet, redoute
une dpollution aux consquences dsas- treuses : Commencez creuser et
un nuage toxique s'tendra jusqu' la Pointe Rouge. Lenfouissement au
bton, la manire du nu- claire, est la seule solution viable. . La
gne occasionne par le ciment est aisment per- ceptible. La vue
serait scarifie, le rve bris. Les murs de Legr-Mante, couverts de
graf- Gilles Margnat rachte lusine Legr-Mante en 1979. Le site se
dmarque vite par la qualit de sa production : la puret de l'acide
tartrique de Montredon est internationalement reconnue. Le nouveau
millnaire change la donne. La concurrence chinoise fait lorgner
Margnat du ct de l'immobilier, dont les prix explosent. Cest une
lente descente aux enfers qui s'annonce pour les salaris, forcs de
pratiquer leur savoir faire dans des locaux plus insalubres danne
en anne. Le paroxysme de la dtresse est atteint le 23 juillet 2009:
par dcision du tribunal de commerce, l'entreprise est dclare en
liquidation judiciaire. Quarante-huit salaris sont licencis, sans
le moindre plan social. Douze d'entre eux dcident d'occuper leur
ancien lieu de travail. Ils se refusent accepter une disparition si
brutale. S'en suit une occupation engage, une solidarit sans faille
des riverains et, finalement, la confirmation par la Cour d'appel
d'Aix de la dcision du Tribunal de commerce. Le cercueil est
dfinitivement scell. Le 14 dcembre, les CRS ont pour ordre
dexpulser les irrductibles. Quand ils sortent de lusine,
bredouilles, les Legr-Mante les attendent au bar d'en face.
Legr-Mante:ledernierdrameouvriermarseillais Unique en France, la
chemine rampante est complte- ment contamine au plomb. fitis,
illustrent une vrit cinglante. Quand la plainte dun homme nest plus
entendue, il lcrit. Rien narrte un homme qui se bat avec
dtermination pour ses droits inscrit un optimiste. Lheure est aux
accusations en- rages : voleurs , menteurs , escrocs Au silence des
puissants, les sacrifis nont dautre rponse que la volont du ds-
espoir : Faut-il brler pour que lon soccupe de nous ? . Texte et
photos Romain Truchet
7. Qui vous dira ? Qui pour conter lHistoire industrielle de
Saint Louis, faire vivre le prsent, esprer en lavenir ? Parole aux
habitants. L es roues crissent, rue de Lyon un camion sengage. Fut
un temps o il faisait le tour des usines . Dans les annes 1970
chaque coin de rue voyait surgir chemines et hangars, usines de
tous genres, trfilerie, jeans, peinture, huileries et une bonne
dizaine de savonneries. Heureux lobservateur qui saurait reprer les
traces de ces temps oublis. Il y a bien encore une chemine
boulevard Marie Joseph souvenir de lusine de peinture qui
approvisionnait les chantiers de rparation navale. Bon nombre
douvriers du quartier y taient employs. Lindice le plus visible
passe par le sucre Saint Louis. Attabls au caf den face sucre les
clients observent le va et vient des camions. Mouss, rparateur de
passage lusine alpague un chauffeur sourire aux lvres Tas rien vol
aujourdhui ? le taquine-t-il. La dbrouille , comme la nomme Julien
la
8. Nicolas (deuxime en partant de la gauche) et les amis
sincres. Ci-dessous : Femmes au condi- tionnement de sucre Saint
Louis DR. table voisine, cest dans la peau des habitants de Saint
Louis. Hadi, la cinquantaine, bien droit dans sa chemise jaune,
confie volontiers ses souvenirs de chapardeur . Les gamins allaient
la pche aux arachides destines lusine de chips et dhuile Salador .
Debout sur les murets ils lanaient leurs cannes improvises vers les
camions. Un fil, une demi cannette et le tour tait jou. Les
cacahutes filaient sous le regard impuissant du conducteur qui
voyait senvoler ces maigres butins. Les en- fants couraient plus
vite que les camions sexclame un ancien chauffeur en indiquant la
dclivit de la cte. On tait pas riche mais la mentalit tait bonne
Des quelques cacahutes aux colliers de vieilles dames, les objets
de larcin ont chang. Les voleurs ont perdu de leur charme. Pas
rancunier, lancien transporteur regrette presque les bandes de
filous indissociables dune poque florissante. En ces temps, on
pouvait dbaucher du jour au lendemain, y avait du boulot rappelle
Mouss, cigarette la main, toujours la terrasse du caf. Si tu
bossais pas quand ttais jeune, ttais un fainant confirme Hadi avant
de rappeler que le contexte nest plus le mme. Les cars de ramassage
emmenaient les ouvriers Saint Louis. Il y a bien longtemps quils se
sont arrts. La majorit des ouvriers taient du quar- tier,
aujourdhui sur les 150 employs, seuls 20 sont dici. Franois
franchit les grilles depuis 1971 entour de collgues dans une
ambiance joyeuse que le temps et les rductions deffectifs ont fini
par ternir. En 1977, ctait 120 personnes par quipe au
conditionnement se rappelle son col- lgue. Aujourdhui, cest dix
personnes peine. Lusine tait une vraie fourmilire . Franois
regrette le changement datmosphre, les ouvriers spars les uns des
autres .
9. trange glise de bton lallure byzantine, Saint Louis simpose
aux regards depuis 1935 (son inaugura- tion). Classe patrimoine
XXime, son architecture est un ouvrage exception- nel cens
reprsenter la forme dun bateau. De grandes sculptures de bton
interpellent. Un ange figure le clocher et la proue du navire. Il
lve la sainte couronne dpines. La tradition veut que Louis IX lait
ramene des croisades. Le monu- ment est empreint de lhistoire des
prtres ou- vriers dont il a accompa- gn les dbuts. A lintrieur, une
stle rappelle la mort du pre Andr Bergonnier, docker dcd au fond
dune cale en 1965. Lglise Saint Louis, refuge des ouvriers Au Comit
dEntreprise, Alain se rappelle les pains de sucre en forme dobus,
les gars ils mettaient a dans les chariots et les tiraient : comme
le charbon, dans une chaleur . Les ouvriers travaillaient comme ils
venaient en espadrille, short et torse nu dcrit Jean-Philippe. Vous
arrivez trop tard Un peu plus haut sur une placette, des femmes
danciens ouvriers, ces tantes comme elles se surnomment tant le
lien qui les unit est fort, passent le temps sur le banc des arabes
. Cheveux tirs toutes habilles de blouses, elles papotent
tranquillement alignes au soleil. Parlez leur des ouvriers, pour
elles, on ne les voit plus ou ils sont morts comme la plupart des
petits commerces et les trois cinmas qui gayaient le quartier. Les
restaurants ne font plus le plein comme avant. Yannis se souvient
encore de celui de son pre rempli que de travailleurs . Des
dizaines de cols bleus arpentaient les artres de Saint Louis
nourrissant la vie du quartier. Les ouvriers des temps modernes
restent cloisonns derrire leurs grilles convaincus que le quartier
ne se prte plus ce quon sorte de lusine . Pourtant, on sembrasse
encore dans les rues comme du temps o tous taient de la grande
famille ouvrire. Les vieux de la vieille se retrouvent dans le parc
Billoux. On y entend claquer les boules et fuser quelques mots
darabe. 92 ans Nicolas dsigne les amis sincres dun geste large. Ses
yeux bleus cherchent les meilleurs souvenirs, toujours prt les
partager, il y en a tant , il suffit dcouter. Lesprit de village
rgne, si cher aux habi- tants. Forg dans le labeur cest le dernier
trsor des htes de ces lieux. Texte et photos Marion Monaque Deux
fresques illustrent le labeur ouvrier. Elles encadrent le chur o
furent exposes des toiles de Vasarely, rendues depuis leur ville
dorigine. L glise a vu sa crypte transforme en toutes sortes de
locaux allant de laccueil de mouvements dAction Catholique une
salle de Boxe. Roger Gambini, sy est entrain. Il fut sacr champion
dEu- rope en 1973, catgorie super lger. Les activits ont cess, la
salle nest plus aux normes. De nou- velles communauts se sont
implantes et la fraternitSaint Louis veille sur le patrimoine ar-
tistique religieux. La res- tauration des fresques du chemin de
croix peintes par Ferrires est leur priorit. Lglise Saint Louis, un
des berceaux des prtres ouvriers.
10. Le rveil de la belle endormie De la manufacture de tabacs
au lieu culturel branch, la Friche de la Belle de Mai sest offerte
une nouvelle identit. Derrire ce laboratoire culturel, se cache un
quartier emblmatique, lui aussi la recherche dun nouveau souffle.
Deux poques, deux friches, deux quartiers. Un pass prospre et
vivant, un prsent en reconstruction. La Belle de Mai aujourd'hui
semble se chercher. Et si la belle est endormie depuis que les
machines ne tour- nent plus dans les usines, elle a bien compris
que son prince charmant ne sera pas un poli- tique..."Les lus
Marseille pensent qu'il faut construire pour rhabiliter un
quartier, c'est faux. Avant de crer des logements il faut que le
territoire soit attractif et vivant !" s'indigne Serge Pizzo, le
charismatique prsident du CIQ de la Belle de Mai. "Gaudin veut grer
la ville de faon globale. Il ne comprend pas qu'il faut traiter les
spcificits lies lidentit des quartiers. Elles sont tout ce qui fait
le charme de Marseille !" La Belle de Mai, c'est une vieille copine
de Serge, il y vit depuis maintenant 50 ans. Il l'a vue grandir,
vieillir, changer et devenir le quartier le plus pauvre de
Marseille. "La ville fait semblant de ne pas voir les problmes ici
!" s'insurge-t-il. Ce sont les associations qui ont pris les choses
en main. "Elles ont permis la survie du quartier aprs la fermeture
des usines". Effluves de tabac "a a fait tilt le jour o je me suis
rendue compte que l'odeur de tabac avait disparu du quartier..." La
comdienne Edmonde Francky a vcu ici 50 ans. Elle est
particulirement bien place pour parler du pass. Inspire par ses La
Friche est devenu un lieu de culture incontournable Marseille.
11. souvenirs, elle crit une pice de thtre sur les cigarires de
la Friche. "Ce qui m'intres- sait dans le projet de Carmen Seita,
c'est l'his- toire politique et syndicale, plus prcisment celle des
femmes." Les ouvriers qui travail- laient la manufacture de tabac
ont longtemps t des ouvrires. Les cigarires de la Belle de Mai
furent galement les premires femmes en France crer un syndicat. La
Friche a ferm il ny a pas si longtemps, en 1989. Edmonde a pourtant
eu beaucoup de mal rcolter des informations sur le sujet. Son tra-
vail de recherche a dur plus de deux ans : "Jai eu l'impression
qu'il n'y avait pas de volont de garder ce pass ouvrier vivant.
J'ai d aller jusqu' Paris pour trouver certaines informa- tions..."
Lusine de la Seita c'tait sa vie, son quotidien. Aujourd'hui la
Friche la doit : "In- staller un lieu de culture, je ne peux pas
tre con- tre en tant que comdienne. Mais ce nest pas une culture
qui ressemble aux gens du quartier. Il aurait fallu une culture
plus populaire ! " Pour elle, les vagues d'immigration succes-
sives nont pas corch la notion d'apparte- nance au quartier. Fief
italien pendant sa priode ouvrire, il compte aujourd'hui de nom-
breux habitants originaires du Maghreb et des Comores. Edmonde
habite le centre-ville mais la Belle de Mai reste son quartier de
cur : "Il y "Il faut arrter de dire que la Friche est rserve aux
bobos ! a quelque chose de trs humain ici, a heureuse- ment, a n'a
pas chang." Un monde part qui commence s'ouvrir Franck Miguel, le
directeur de la Maison pour Tous, est plus nuanc au sujet de la
Friche : "Cest une bonne chose, je ne crache pas dessus. Mais il
faut arrter de croire que c'est elle qui fera revivre le quartier !
Est-ce qu'on demande la Crie d'animer le Vieux-Port ?" Franck
travaille depuis sept ans dans le quartier. Il n'y habite pas mais
il y est trs in- vesti. "La Friche est un monde qui commence
s'ouvrir. Ici il y a 40 % de familles mono- parentales, beaucoup de
femmes seules... Les personnes pauvres nont pas le temps de se d-
placer pour la culture. En revanche si la culture est en bas de
chez eux, ils ne la refusent pas. Yann Lorteau, lui, travaille
depuis quatre ans la Friche et s'occupe de la relation avec le
quartier : "Il faut arrter de dire que la Friche est rserve aux
bobos ! Nous avons une relle politique d'ouverture. La crche que
gauche les ateliers verts, initiative des habitants pour gayer le
quartier. droite Serge Pizzo, prsident du CIQ, accompagn de sa
femme et de Franck Miguel le directeur de la Maison pour tous.
12. Texte et photos Iris Cazaubon nous avons ouverte rcemment
compte 75% d'enfants du quartier." Des vnements comme Made in
Friche ou le cinma en plein air tentent, eux aussi, dattirer les
familles proches. Mais Yann doit faire at- tention ne pas enfermer
la programmation dans le local : ''Nous devons nous adresser tous
les publics, nous ne pouvons pas cibler seulement les habitants.''
Les choses sont en train de bouger avec la construction dune aire
de jeu ou dune cole. "Cela ne se fera pas en un claquement de
doigts. C'est compliqu, il y a un vrai travail de mdiation
fournir", ter- mine Yann. Lavenir entre leurs mains La mdiation,
cest aussi le travail des associations. Elles sont 70 la Belle de
Mai, un record Marseille. Quelques collectifs se sont aussi forms,
dont Brouettes et compagnie, un groupe dhabitants soucieux de crer
de la dynamique et du lien social. Com- ment ? "On distribue des
livres dans des brou- ettes pour contrebalancer le manque de
bibliothques. On milite aussi contre le manque de transports"
explique Anne Pfister, un des "piliers" du collectif. Alain Moreau,
autre mem- bre des Brouettes, dnonce la situation sco- laire : "Il
manque 17 classes ! Il faut donner davantage de moyens aux coles,
c'est une priorit !" Chaque samedi, ils organisent des activits de
jardinage urbain, histoire de remettre un peu de vert au milieu du
bton. Une opration de vgtalisation nomme Aljanna, paradis/jardin en
arabe. Autre signe de rveil dans le quartier : La Bonne Etoile. Un
salon de th jovial la d- coration moderne et originale. Situ sur
une petite place, il redonne des couleurs la rue Belle de Mai.
Ghani Smahi, le grant, achte le local il y a deux ans. Il est
rapidement adopt par les gens du quartier. Un jour un riverain lui
lance : "Cette rue est redevenue belle grce toi !" Une phrase qui
touche beaucoup Ghani : "La Belle de Mai tait le poumon de
Marseille avec le Vieux-port. Au- jourd'hui la ville touffe car
elle a perdu un poumon... nous de le lui rendre ! " Ghani Smahi et
son salon de th Bonne Etoile ont rencontr un franc succs dans le
quartier.
13. Tuileries de Seon De la lumire loubli Situ au nord-ouest de
la ville, le bassin argileux de Son fut un territoire propice la
fabrication des tuiles au XIXe sicle. Il accueillit une quinzaine
de tuilerie dont les matriaux taient expdis dans le monde entier.
Texte et photos Alpha Bangoura A Saint Henri dans le 16me
arrondissement Marseille, la vie davant rythme le quotidien. Ici,
les tuiles sont partout. Le long des rues paves, des tuiles casses
servent de trottoirs. Elles enjolivent la vie quotidienne de cet
ancien petit village indus- triel. Les trois types dhabitat de
lpoque sont encore l malgr le temps : la bastide, occupe par le
propritaire, la maison du contrematre et la coure ouvrire. Toutes
sont construites en briques. Ici Saint-Henri, lhistoire est
intimement lie celle des usines de tui- leries..., indique
Bernadette, hritire dune famille danciens ouvriers. Mme si le
quartier a beaucoup volu depuis la fermeture dfinitive des usines
dans les annes 70, les nostalgiques saccrochent ce sou- venir, mme
sil ne reste rien de ce pass glorieux. Aucun vestige in- dustriel.
Seul hritage de lpoque, reste ce grand btiment aux bordures
dlimites par des tuiles. Avec son architecture imposante, il
accueille lAssociation Musicale Sainte Ccile, cre en 1842 au mme
moment que les usines de Saint-Henri. Cette association per-
mettait une concentration de vie culturelle et sociale au sein du
quar- tier, explique Jean Claude, un de ses membres. Roberto vient
y jouer aux cartes, et cest l que se rencontrent les anciens
collaborateurs de toutes nationalits. On avait russi crer une
proximit avec les tra- vailleurs dans les usines. Pas de rang
social, tout le monde se connaissait et se ctoyait dit-il. Et Ren
Guis, le prsident, ajoute : La vie dans les usines c'tait vraiment
gai. Beaucoup de travaux mais aussi une floraison de petits
commerces un peu partout dans le quartier. La grande mta- morphose
urbaine pousse les familles des ouvriers se dplacer vers dautres
horizons et les mmoires vives sloignent. Les nouveaux r- sidents,
eux, ignorent tout du pass. Saint Andr: Un devoir de mmoire A
Saint-Andr, ces tuileries avaient aussi un fort impact sur lcono-
mie. Elles employaient une main doeuvre locale importante.
Plusieurs membres dune mme famille y travaillaient. Malgr la
pnibilit du travail, les enfants et les femmes ntaient pas en
marge. Pour sauver ce pass de loubli, lassociation Les Filles de
Saint-Andr de Mar- seille sest donne pour mission depuis 2002 de
collecter tous mat- riaux (graphiques, iconographiques, sonores,
audiovisuels). Ce projet est susceptible de restaurer la mmoire
collective dun quartier dsormais en voie de dsertification. Mais
depuis plusieurs annes, les dparts dfinitifs sont de plus en plus
nombreux et les rencontres entre anciens ouvriers de- viennent
tristes. Le quartier a perdu son me. Annie Zingoni, prsidente de
lA.D.F.S.A, se souvient de la belle poque : 80% des activits co-
nomiques provenaient du travail des usines. Ce que jai trouv
formida- ble, cest lesprit de famille qui y rgnait. Ctait lpoque de
la solidarit et de lentraide, surtout chez les anciens ouvriers et
ouvrires des usines de Saint Martin, Procter et Gamble, qui
aujourdhui encore se retrouvent vo- lontiers entre eux.
Contrairement latmosphre actuelle, lentente entre les travailleurs
ne s'arrtait pas la porte des manufactures. Ctait une v- ritable
relation de vie commune. Ce quartier a toujours connu la diversit
dans une harmonie saine et fraternelle. A linverse de Saint-Henri,
il accueille sur son sol la toute dernire tuilerie encore en
activit dans la valle de Seon : lusine Mo- nier a su sadapter et se
transformer. Cette entreprise spcialise en solutions de toitures,
chemines et systmes de ventilation est prsente travers ses filiales
dans 40 pays et exploite 122 sites de production travers le monde.
Lhistoire na pas dit son dernier mot... Photo du haut:Tuile de
lentreprise Arnaud et Etienne, Ci-dessus : De gauche droite :Annie
Zingoni, Huberte Ourgand et Paulette Plan- tevin de lAssociation
Les Filles de Saint-Andr.
14. Marseille a oubli Noilly-Prat, roi du vermouth, a construit
son empire au coeur de Marseille ds la moiti du XIX me sicle. Sans
laisser de traces... A u 157 de la rue Paradis, l'ancien Htel
Noilly-Prat, un btiment haussmannien de 4 tages, ne porte plus
aucun signe distinctif d'appartenance la famille. De nombreuses
boutiques s'y sont installes. Noilly-Prat fournissait le vin de
messe Le Noilly-Prat est une recette base de picpoul, clairette et
pices. Crdit Photo CCi Marseille-Provence Au XIX me sicle, la rue
Paradis tait un chemin de campagne o les vignobles s'panouissaient
flanc de coteaux. Anne-Rosine, veuve de Claudius Prat et orpheline
de Louis Noilly, les fondateurs, hrite de l'entreprise familiale
qu'elle dirige de 1865 1907. Pieuse et implique dans la vie
religieuse, elle fournissait gratuitement 600 000 litres de vins de
messe par an aux paroisses du sud de la France. Elle fit don de
l'htel de l'glise Saint-Joseph et du couvent de l'glise des
Dominicains proches de l'usine. Anne Rosinne a t notre grande
bienfaitrice. A la sparation de lglise et de ltat au dbut du XX me
sicle, elle ordonna ses hritiers de racheter le couvent et de
l'offrir nouveau aux Dominicains , explique un religieux. Elle se
montrera galement gnreuse avec ses ouvriers, appliquant une forme
de patronat social. Noilly-Prat tait une structure trs familiale,
les patrons taient paternalistes. Ils Quincaillerie, onglerie et,
ironie du sort, une cave vin. Le grant connat le nom Noilly-Prat
mais il ignore siger dans l'une de leurs demeures. Dix numros plus
loin, l'ancienne usine, avec pour seul indice un N et un P
entrelacs au dessus de la porte cochre. A gauche, des arcades et en
face un btiment de 113 mtres de long, dont la faade tombe en
ruines. Ce btiment abritait des logements ouvriers, ils y taient
logs pour un franc symbolique , raconte une habitante. A l'abandon,
l'usine est devenue une coproprit abritant appartements, bureaux et
une salle de sport. Rnover le site de 10 000 m coterait plus d'un
million d'euros. La solution serait de classer le btiment monument
XX me sicle . La municipalit a d'autres priorits. Par Loc
Chalvet
15. Noilly-Prat En 1974, Noilly-Prat s'installe Sainte Marthe,
au nord de Marseille et y restera jusqu'en 1989. Rachet par le
groupe Martini-Bacardi, le fabriquant se dlocalise Marseillan, prs
de Ste. La marque s'exporte et sa rputation ne cesse de grandir
l'tranger alors que les Marseillais l'ont oublie. Le Noilly-Prat
tait un apritif qui se prenait dans les bistrots jusqu' l'entre
deux guerres, d'aprs Paul Bergasse. Aprs la seconde guerre
mondiale, le whisky a clips le Noilly-Prat. Seuls les initis et les
anglo-saxons le connaissent. La concurrence de Ricard n'est pas
trangre cette amnsie. AMarseille, on est des buveurs de pastis et
pas de Noilly , tmoigne Jean-Louis Mastoro, maitre des chais
Marseillan. Le Noilly-Prat a su retrouver un nouveau souffle dans
la gastronomie. Les grands chefs l'utilisent notamment pour le
dglaage des sauces. Et pour les barmans, le Noilly est le secret du
vrai Martini Dry, le cocktail emblmatique de James Bond. Mlange
explosif pour une recette qui cartonne. recrutaient leurs cadres
dans les coles catholiques situs en face de l'usine. Des gnrations
entires y ont travaill, le pre faisait entrer son fils, qui y
faisait entrer un cousin... , se souvient Paul Bergasse, ancien
cadre de lusine. De Lyon Marseille, Noilly-Prat sexporte dans plus
de 130 pays. Crdit photo CCI Marseille-Provence.