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L L ’espèce humaine a un statut particulier dans la nature. Elle est la seule qui a subsisté dans tous les milieux, et, aujourd’hui, elle est présente sur tous les continents et sous tous les climats. Bien que très jeune (quelque 100 000 à 200 000 années), elle a développé des caractères adaptés aux dif- férents environnements. Les populations préhistoriques ne disposaient ni de vêtements chauds ni d’accessoires pour se protéger du climat; elles n’avaient pas de régimes alimen- taires équilibrés non plus. Elles ont donc dû développer des protections naturelles, adaptées aux caractéristiques locales. L’homme vit dans des milieux variés, entre steppe et forêt équatoriale, entre désert saharien et arctique. Parmi les caractères qui constituent la diversité humaine, il en est un qui retient l’attention et suscite nombre de fantasmes : la couleur de la peau. Après avoir rappelé quelques-unes des hypothèses farfelues développées dans le passé sur la question, nous examinerons la richesse de cette diversité et les mécanismes moléculaires sous-jacents. Les caractères biologiques sont séparés en deux groupes: les caractères qualitatifs dont le nombre de variables est fini (par exemple, le caractère «groupe sanguin» a trois variables, qui sont A, B et O), et les caractères quantitatifs dont les variables prennent toutes les valeurs d’un extrême à un autre (par exemple, la taille des individus). Comme nous le verrons, la couleur de la peau est un caractère quantita- tif. Un caractère qualitatif, tel le groupe sanguin, est prévi- sible d’une génération à une autre, car il obéit aux lois mendéliennes de l’hérédité. En revanche, un caractère quan- titatif est sous le contrôle de plusieurs gènes, parfois de plu- sieurs dizaines, et il est impossible de prévoir le résultat de l’union de deux individus. La couleur de la peau donne lieu à un étrange para- doxe, qui oppose le langage et la biologie. Dès notre plus jeune âge, nous sommes habitués à considérer la couleur de la peau comme un caractère qualitatif, qui se limiterait à des peaux noires, blanches, jaunes et parfois rouges. Cette vision archaïque provient de l’héritage scientifique des anthro- pologues des XVIII e et XIX e siècles : à cette époque, les natu- ralistes avaient pour objectif d’organiser le monde du vivant et ils étaient obsédés par la classification. En 1766, Buf- fon (1707-1788) établit la première définition biologique d’une espèce : quand des individus sont interféconds, ils consti- tuent une même espèce. D’après ce critère, les humains ne forment qu’une seule espèce, pourtant, les anthropologues de l’époque se sont acharnés à vouloir les classer. C’est ainsi qu’est apparue la notion de sous-espèce, ou race. Au-delà du souci de classification, cette notion tentait aussi de résoudre la question de nos origines. D’après les représentations classiques de cette époque, l’homme descendait du singe (on montrait en général un chimpanzé), et le « Noir », l’Africain, était l’intermédiaire entre le singe et l’homme, c’est-à-dire, pour les « scientifiques » d’alors, l’Européen (voir la figure 2). © POUR LA SCIENCE - N° 313 NOVEMBRE 2003 62 Pascal Leonardi Au cours des millénaires, la couleur de la peau de l’homme s’est adaptée à l’ensoleillement local. Un filtre naturel, la mélanine, s’est progressivement développé sous l’influence de cette pression de sélection. La couleur de la peau : une v

La couleur de la peau - une variable continue

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La couleur de la peau. De la perception que l'on en a dans la société à la réalité biologique. Déconstruction de la notion de race humaine. Génétique de la couleur de la peau. Publié dans la revue Pour la science n° 313, 11/2003, p.62-69 Auteur : Pascal Leonardi

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LL’espèce humaine a un statut particulier dansla nature. Elle est la seule qui a subsistédans tous les milieux, et, aujourd’hui, elleest présente sur tous les continents etsous tous les climats. Bien que très jeune(quelque 100 000 à 200 000 années), elle a développé des caractères adaptés aux dif-

férents environnements. Les populations préhistoriques nedisposaient ni de vêtements chauds ni d’accessoires pour seprotéger du climat ; elles n’avaient pas de régimes alimen-taires équilibrés non plus. Elles ont donc dû développer desprotections naturelles, adaptées aux caractéristiques locales.

L’homme vit dans des milieux variés, entre steppe etforêt équatoriale, entre désert saharien et arctique. Parmiles caractères qui constituent la diversité humaine, il en estun qui retient l’attention et suscite nombre de fantasmes :la couleur de la peau. Après avoir rappelé quelques-unesdes hypothèses farfelues développées dans le passé sur laquestion, nous examinerons la richesse de cette diversitéet les mécanismes moléculaires sous-jacents.

Les caractères biologiques sont séparés en deux groupes:les caractères qualitatifs dont le nombre de variables est fini(par exemple, le caractère «groupe sanguin» a trois variables,qui sont A, B et O), et les caractères quantitatifs dont lesvariables prennent toutes les valeurs d’un extrême à unautre (par exemple, la taille des individus). Comme nousle verrons, la couleur de la peau est un caractère quantita-

tif. Un caractère qualitatif, tel le groupe sanguin, est prévi-sible d’une génération à une autre, car il obéit aux loismendéliennes de l’hérédité. En revanche, un caractère quan-titatif est sous le contrôle de plusieurs gènes, parfois de plu-sieurs dizaines, et il est impossible de prévoir le résultatde l’union de deux individus.

La couleur de la peau donne lieu à un étrange para-doxe, qui oppose le langage et la biologie. Dès notre plusjeune âge, nous sommes habitués à considérer la couleur dela peau comme un caractère qualitatif, qui se limiterait à despeaux noires, blanches, jaunes et parfois rouges. Cettevision archaïque provient de l’héritage scientifique des anthro-pologues des XVIIIe et XIXe siècles : à cette époque, les natu-ralistes avaient pour objectif d’organiser le monde duvivant et ils étaient obsédés par la classification. En 1766, Buf-fon (1707-1788) établit la première définition biologique d’uneespèce : quand des individus sont interféconds, ils consti-tuent une même espèce. D’après ce critère, les humains neforment qu’une seule espèce, pourtant, les anthropologuesde l’époque se sont acharnés à vouloir les classer. C’est ainsiqu’est apparue la notion de sous-espèce, ou race. Au-delà dusouci de classification, cette notion tentait aussi de résoudrela question de nos origines. D’après les représentationsclassiques de cette époque, l’homme descendait du singe (onmontrait en général un chimpanzé), et le «Noir», l’Africain,était l’intermédiaire entre le singe et l’homme, c’est-à-dire,pour les «scientifiques» d’alors, l’Européen (voir la figure 2).

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Pascal Leonardi

Au cours des millénaires, la couleur de la peau de l’hommes’est adaptée à l’ensoleillement local. Un filtre naturel, la mélanine, s’est progressivement développé sous l’influence de cette pression de sélection.

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variable continue

1. Les couleurs de la peau sont graduelles, aucune frontièren’existant entre les nuances très claires et les plus foncées ; la cou-leur de la peau est un continuum biologique, au même titre que lataille des individus par exemple.

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Dans cet ordre d’idées, la première erreur est de faireapparaître l’évolution en présentant trois figures contem-poraines. L’homme, ainsi que le singe actuel, sont issus d’unelongue évolution, et ne ressemblent en aucun cas à ce qu’ilsétaient par le passé. L’homme ne descend pas du singe, ilpartage des ancêtres communs avec les autres primates. Enoutre, les anthropologues biaisaient volontairement les repré-sentations des crânes : ils faisaient apparaître l’Africain trèsprognathe (bas du visage avancé), ce qui est faux. Cer-taines classifications sont même fondées sur l’idée que leshumains de chaque région du monde descendaient de pri-mates autochtones. Ensuite, les classifications ont essayéde s’enrichir d’une analyse anthropomorphique et toutesont utilisé comme premier critère la couleur de la peau. Leplus souvent, les «données scientifiques» qui alimentaientces classifications provenaient d’expéditions coloniales. Lesthéories défendues servaient à justifier l’oppression de«l’autre». L’autre peuple, l’autre culture, l’autre continent,étaient caricaturés par les oppresseurs européens qui ne cher-chaient à montrer que des êtres grotesques et monstrueuxqu’ils exhibaient dans des zoos humains.

Ensuite, les classifications se sont multipliées, fondéessur de nouveaux caractères physiques aussi arbitraires.Certaines classifications présentèrent plus de 400 races dif-férentes ! Ces tentatives n’ont conduit à aucun résultat cohé-rent, montrant que les races n’ont aucun fondementscientifique. Aujourd’hui, ces théories ont été abandon-nées, surtout depuis que la biologie moléculaire a défini-tivement anéanti le concept de race.

Pourtant, cette notion persiste dans notre langage, parexemple: jaune, blanc, noir sont les trois termes que chacunemploierait pour citer les différentes couleurs de peau, quiseraient localisées en Asie, en Europe et en Afrique. Dès leplus jeune âge, nous développons nos capacités de recon-naissance, selon le monde qui nous entoure, mais aussiselon la culture qui nous berce, et les préjugés qu’elle véhi-cule. Les reliquats des classifications archaïques de l’espècehumaine restent ancrés dans la conscience collective.

La réalité biologique va à l’encontre de cette termino-logie : la pigmentation de la peau humaine résulte d’un seul

pigment, la mélanine, présente dans les kératinocytes, lescellules de l’épiderme. Elle est produite dans des cellulesnommées mélanocytes, situées dans les couches pro-fondes de l’épiderme (voir la figure 4). L’hémoglobine conte-nue dans les globules rouges leur confère leur couleur etjoue aussi un rôle dans la couleur de la peau, surtout quandelle est claire ; toutefois, ce rôle reste secondaire par rap-port à celui de la mélanine. Tous les individus ont un nombreidentique de mélanocytes. Ainsi, il n’y a pas de blanc, dejaune ou de noir, mais une couleur unique, brune, qui vadu plus foncé quand la production de mélanine est élevéeau plus clair quand elle est faible. La mélanine existe sousdeux formes: l’eumélanine, de couleur brun-noir, et la phéo-mélanine, de couleur brun-rouge. La proportion des deuxpigments varie et induit des nuances de couleur. Chez lessujets roux à peau claire, la concentration de phéoméla-nine est élevée, mais leur peau est claire, car les pigmentsse rassemblent dans les taches de rousseur.

La répartition des couleurs moyennes des populationsautochtones à travers le monde est liée aux variations derayonnement solaire (voir la figure 3). Les peaux ont ten-dance à être plus foncées, lorsque l’on approche de l’équa-teur. On définit une zone de peau plutôt foncée dans la zoneintertropicale et une zone de peau plutôt claire au-dessusdu tropique du Cancer. En suivant un axe Nord-Sud quitraverserait l’Europe et l’Afrique, on parcourt toutes lesnuances de brun, du plus clair en Europe du Nord au plusfoncé en Afrique centrale, en passant par des tons inter-médiaires en Afrique du Nord.

Rayonnement ultravioletet cancer de la peau

Les rayons ultraviolets (UVA et UVB) du spectre solaire sontdangereux. Une forte exposition sans protection s’accom-pagne de réactions érythémateuses ou «coups de soleil». Desexpositions prolongées et répétées accélèrent le vieillissementde la peau et risquent de déclencher des cancers cutanés.Les rayons ultraviolets sont des agents mutagènes: ils endom-magent l’ADN et provoquent parfois des mutations, à l’ori-gine des cancers. Toutes les peaux ne présentent pas la mêmesensibilité aux ultraviolets. Plus la peau est riche en eumé-lanine, mieux elle est protégée. Les plus sensibles sont lespeaux claires, notamment celles des personnes rousses.

Les rayons ultraviolets ont d’autres effets néfastes.D’après des études in vitro, ils dégraderaient certainsnutriments et vitamines, en particulier, les folates (ouacide folique), un précurseur de la vitamine B12, ce qui abou-tirait à une carence. Par ailleurs, en 1978, des biologistes ontobservé une diminution de la concentration en folateschez des patients qui avaient subi une photothérapie poursoigner des maladies de peau (ils ont aussi observé queces patients présentaient des risques accrus de cancer cutané).Toutefois, dans cette étude, l’apport alimentaire en folatesn’avait pas été mesuré, de sorte que le doute subsiste surla cause de la diminution de cette concentration. Une carenceen folates durant les premières semaines de grossesse estgrave, car elle entraîne des anomalies du tube neural, tel lespina-bifida, chez le nourrisson. Par la suite, des biologistes

2. Les anthropologues du XVIIIe siècle voulaient à tout prixclasser les hommes en sous-espèces (races) et cherchaient à résoudrele mystère de nos origines. Dans certaines représentations, l’Afri-cain était intermédiaire entre l’Européen et le singe.

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ont montré que les personnes dont la peau est foncée ontmoins d’enfants atteints d’anomalies du tube neural dansdes environnements où l’ensoleillement est fort, car leurpeau les protégerait contre la photolyse des folates. D’aprèsdes études épidémiologiques, les anomalies du tube neu-ral sont plus fréquentes dans les populations à peaux claires,cependant, nombreux sont les facteurs génétiques et envi-ronnementaux qui jouent un rôle dans l’apparition des ano-malies du tube neural. D’autres chercheurs ont mis enévidence un lien entre la carence en folates et une diminu-tion de la spermatogenèse. Ainsi, les conséquences descarences en folates semblent graves et susceptibles d’en-traîner un désavantage sélectif chez les individus touchés.Si la photodégradation des folates in vivo est confirmée, ellepourrait être une des voies (outre la protection contre lescancers) ayant entraîné une variation des couleurs depeau dans les zones de fort ensoleillement.

Un parasol naturelL’eumélanine constitue un filtre biologique contre les effetsnéfastes des rayons ultraviolets. Sous les latitudes inter-tropicales, les peaux foncées protègent des pathologiescutanées et sans doute de certaines anomalies congéni-tales, tel le spina-bifida. On peut supposer qu’au fil desgénérations, millénaire après millénaire, les individus quiavaient la peau foncée, naturellement mieux protégés, ontété sélectionnés sous la pression de cette contrainteenvironnementale.

Pourtant, le soleil est indispensable à notre équilibre, enparticulier les ultraviolets B, nécessaires à la synthèse de lavitamine D à partir des stérols de la peau. Cette vitamineest indispensable à la croissance osseuse, car elle permet lafixation du calcium et du phosphore dans les os et les dents.Elle intervient aussi dans la sécrétion de l’insuline. Sa carence

s’observe chez certains jeunes enfants (rachitisme) et chezdes sujets âgés qui ne s’exposent plus au soleil, ce qui pro-voque l’ostéoporose et l’ostéomalacie (décalcificationosseuse). Pourtant, le manque de vitamine D semble cou-rant dans les pays parmi les plus ensoleillés du monde, oùle diktat culturel impose que les femmes soient intégrale-ment couvertes lorsqu’elles sont en public. Sous des lati-tudes peu ensoleillées, le filtre mélanique doit être moinsefficace pour qu’une dose suffisante d’ultraviolets B pénètredans la peau et stimule la synthèse de vitamine D. Sousdes latitudes nordiques, les peaux claires sont plus avan-tageuses. On peut donc supposer que la couleur de lapeau des populations humaines qui vivent sous des climatspeu ensoleillés s’est éclaircie au fil des générations, afind’éviter les carences en vitamine D.

Au final, tous les humains ont besoin, en moyenne, dela même quantité de rayonnement solaire. La peau s’adaptepour répondre à cette nécessité, en fonction de l’enso-leillement. Il existe une bonne correspondance entre lescouleurs de peau des populations et la latitude souslaquelle elles vivent.

Ce filtre mélanique se met en place sur des millé-naires, voire des dizaines de millénaires, ce qui explique-rait les différences que l’on observe sous une même latitudelorsqu’on se déplace d’Ouest en Est, et qui dépendent desdates de premier peuplement. L’Afrique est peuplée depuisau moins 100000 ans. L’Asie du Sud, l’Indonésie, la Papoua-sie et l’Océanie sont peuplées depuis 50 000 à 60 000 ans.Elles viendraient de latitudes plus élevées et elles ont béné-ficié de moins de temps que les Africains pour s’adapterà ces latitudes : leurs peaux sont moins foncées que cellesdes populations d’Afrique centrale. Enfin, le continent amé-rindien n’est peuplé que depuis 10 000 à 30 000 ans selonles régions. Les couleurs de peau des populations n’ont paseu le temps d’atteindre des teintes très foncées. De même,

3. Les couleurs moyennes de la peau (mesurées sur des popu-lations actuelles, mais que l’on suppose autochtones depuis des mil-lénaires) sont liées aux variations de l’ensoleillement local : les couleurs

sont plus foncées dans la zone intertropicale, où le rayonnement solaireest le plus fort, et s’éclaircissent à mesure que l’on s’éloigne de l’équa-teur et que l’ensoleillement diminue.

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Tropique du Cancer

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au Nord de la zone intertropicale, les continents européen,asiatique et amérindien ont été peuplés respectivement ily a environ 40 000 ans, 30 000 ans et 20 000 ans. Les popu-lations européennes ont eu plus de temps pour s’adapterà l’ensoleillement plus faible de ces latitudes, et ont la peauplus claire, en moyenne, qu’en Asie et qu’en Amérique.

Ainsi, l’évolution de la couleur de la peau moyenne despopulations humaines dépend de deux facteurs : la lati-tude à laquelle elles vivent et la durée d’adaptation. Nousformulons des hypothèses sur de grandes tendances del’évolution, mais nous demeurons incapables d’en émettrela moindre sur la couleur de peau des premiers hommes.Comment déterminer la couleur de la peau des fossiles ?

La couleur de peau d’une population est une moyennede l’ensemble des couleurs présentes dans cette population.Si petites soient-elles, les variations chromatiques sont impor-tantes. À l’échelle de la famille, dans une même fratrie, onobserve déjà des différences. Plus on augmente l’effectifdu groupe, plus on élargit la palette du nuancier des cou-leurs. Ainsi, en considérant quelques dizaines de personnesdans quatre pays répartis sur l’axe Nord-Sud (Belgique,Algérie, Tchad et Afrique du Sud), on recrée toute lapalette des couleurs de peau présentes sur la planète sansdiscontinuité, sans frontière entre clair et foncé !

Génétique de la pigmentationComme nous venons de le voir, de génération en généra-tion, la couleur de la peau s’adapte aux contraintes del’environnement selon un mécanisme de sélection naturellede la concentration épidermique en mélanine. Examinonsmaintenant comment les différentes nuances de couleurde peau s’établissent, quels sont les mécanismes biologiquesélucidés et les gènes impliqués.

À l’origine de toute évolution d’un caractère (par exemple,la couleur de la peau), une mutation modifie un gène. Une

telle mutation se produit de façon aléatoire sur le génome etinduit des conséquences ou non. Quand elle ne provoqueaucun changement apparent, elle passe inaperçue et se trans-met au fil des générations: elle est neutre. Sinon, elle a deseffets physiologiques, favorables ou non. Dans ce cas, la sélec-tion due à l’environnement intervient : le milieu tend àfavoriser la personne qui présente le caractère le mieux adaptéet, par conséquent, la mutation ayant fait apparaître ce carac-tère, tandis que les autres mutations disparaissent peu à peu.Ainsi, toutes les populations subissent des mutations, la sélec-tion s’opérant ensuite, en fonction du milieu. Les mutationssur les gènes impliqués dans la couleur de la peau, qu’ellesmènent à une peau plus claire ou plus foncée, ont eu lieu danstoutes les populations du monde, quelle qu’en soit la lati-tude. Les plus adaptées, celles qui ajustent le filtre mélaniqueà l’ensoleillement local, ont été conservées. Voyons quels sontles gènes qui, une fois modifiés, entraînent des variationsde la couleur de la peau.

D’après des études moléculaires, un enfant issu d’unparent de couleur foncée et d’un autre de couleur claire aune peau dont la couleur est souvent intermédiaire. Enrevanche, la couleur de ses cheveux (dont la pigmentationest due aux mêmes pigments) prend, le plus souvent, lateinte la plus sombre. Bien que les gènes qui déterminentla couleur des cheveux et celle de la peau soient les mêmes,ils sont régulés indépendamment. Ainsi, on trouve des per-sonnes aux cheveux foncés et à la peau claire et, au contraire,d’autres aux cheveux clairs et à la peau foncée.

Les gènes intervenant dans la pigmentation de la peauont été découverts grâce à des recherches sur la souris. Plu-sieurs dizaines de gènes ont été identifiés qui déterminentla couleur du pelage. Les pathologies humaines, notammentl’albinisme, ont également permis des avancées notables.Les chercheurs ont étudié les gènes humains homologues àceux qu’ils avaient identifiés chez la souris, parmi lesquelsils ont cherché un gène qui serait muté dans les différentes

Noyau

Mélanocyte

Bulbe de poil

Glande sébacée

Glandesudoripare

Vaisseausanguin

Kératinocyte

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formes d’albinisme. Une fois les gènes humains identifiés,ils ont reconstruit la succession des étapes qui mènent à lacoloration de la peau: de la fabrication de la mélanine, autransport des mélanosomes vers la périphérie des mélano-cytes, puis à leur passage dans les kératinocytes.

La mélanine est produite et stockée dans des vésiculesnommées mélanosomes, au sein des mélanocytes. Le nombre,la taille et le contenu de ces mélanosomes dans ces cellulesvarient. En général, les peaux foncées contiennent un grandnombre de gros mélanosomes, alors que les peaux plutôtclaires en contiennent moins et ils sont de petite taille (voirla figure 5). Ces différences sont présentes à la naissance etne sont pas déterminées par l’exposition au soleil.

Dans le mélanocyte, les réactions enzymatiques quiproduisent la phéomélanine et l’eumélanine se déroulentdans des mélanosomes distincts : les phéomélanosomes etles eumélanosomes. Toutefois, un phéomélanosome, équipédes enzymes nécessaires à la fabrication de la phéomélanine,peut se transformer en eumélanosome, plus complexe, équipédes enzymes adéquates (nous y reviendrons), mais a prioripas l’inverse. La matière première qui sert à la fabricationde la mélanine est un acide aminé, la tyrosine. Les deux pre-mières étapes de fabrication sont identiques dans les deuxcompartiments: la tyrosine subit une hydroxylation, qui pro-duit de la DOPA. Celle-ci est ensuite oxydée en DOPAquinone.L’enzyme qui catalyse ces deux réactions est une tyrosinase(TYR). Des mutations sur le gène de TYR sont impliquées dansune forme d’albinisme. Dans le phéomélanosome, la DOPA-quinone incorpore la cystéine, un acide aminé, pour donnerde la cystéinylDOPA qui précède la phéomélanine.

Dans l’eumélanosome, les étapes sont plus nombreuseset plus complexes. La DOPAquinone est transformée enDOPAchrome, qui subit une isomérisation en DHICA. L’en-zyme responsable est la DOPAchrome-tautomérase (TYRP2).Enfin, l’oxydation de la DHICA en eumélanine et catalyséepar la DHICA-oxydase (TYRP1). TYRP1 et TYRP2 ne sont pré-

sentes que dans les eumélanosomes. Des mutants des gènesde ces deux enzymes ont été identifiés tant chez la sourisque chez les hommes atteints d’albinisme.

Transport des mélanosomesDans le mélanocyte, le mélanosome se déplace de la zonepérinucléaire où il est formé vers la périphérie de la cel-lule, qu’il quitte pour passer dans le kératinocyte. À leurpériphérie, les mélanocytes présentent des digitations oudendrites (voir la figure 5). Au cours de son déplacementdans le mélanocyte, le mélanosome emprunte une sortede tapis roulant, les microtubules. Les produits des gènesqui interviennent dans ce transport sont exprimés à la foissur la membrane du mélanosome et au contact des micro-tubules. Deux gènes ont été identifiés grâce à deux types desouris mutantes, qui présentent des anomalies du transportdes mélanosomes dans la cellule. Dans la souris ditedilute, les mélanosomes sont très concentrés au centre dumélanocyte. En 1998, l’équipe de X. Wu, du Laboratoire debiologie cellulaire à Bethesda, aux États-Unis, a montréqu’une mutation dans le gène MyosinVa est responsablede cette anomalie. Ce gène est celui d’une protéine quiparticipe au transport en association avec les microtubules ;quand il est muté, le transport qui normalement conduit lesorganites dans un seul sens, vers la périphérie du mélano-cyte, devient bidirectionnel : les organites vont aussi bien

Kératinocyte

Mélanosome

DOPA

DOPA

DOPAquinone

Mélanocyte

Dendrites

DOPAchrome

CystéinylDOPA

PhéomélanineTyrosyne

Tyrosyne

Prot P

Transport versla périphérie

Transformationdu phéomélanosomeen eumélanosome

Eumélanosome

Phéomélanosome

Passage dans lekératinocyte

Eumélanine

TYR

TYR

TYRP2

OCA2

TYRP1SILV DHICA

DOPAquinone

Synthèsede la mélanineMCIR

ASIPMyosinVaRab27a

PAR2

4. La couleur de la peau provient d’un pigment, la méla-nine, qui se décline en eumélanine (brun) et en phéomélanine (orangé).La mélanine est produite dans les mélanocytes (étape 1, en vert), ausein de compartiments nommés mélanosomes, qui sont soit des eumé-lanosomes, soit des phéomélanosomes. Puis les mélanosomes migrentvers la périphérie du mélanocyte (étape 2, en rouge) et pénètrentdans les kératinocytes (étape 3, en ocre). Plusieurs gènes sont impli-qués à chaque étape et d’autres interviennent dans la transformationdes phéomélanosomes en eumélanosomes (en bleu).

Étape 1

Étape 2

Étape 3

Mélanocyte

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du centre vers la périphérie, que de la périphérie vers lecentre. Les mélanosomes ne sont plus évacués et s’accu-mulent dans les mélanocytes.

En 2000, Scott Wilson, du Centre américain du cancerà Frederick, dans le Maryland, a découvert le rôle d’undeuxième gène, Rab27a, grâce à une autre souris mutante,ashen. La protéine issue de ce gène est normalement loca-lisée sur la face externe du mélanosome et elle permet l’at-tachement aux filaments via la MyosinVa. Chez les sourisashen, ce gène Rab27a défectueux entraîne aussi l’accumu-lation des mélanosomes dans les cellules. Chez l’homme,on a identifié une forme d’albinisme partielle, le syn-drome Griscelli, qui est associé au gène Rab27a.

Le passage des mélanosomes du mélanocyte vers leskératinocytes est crucial dans le mécanisme pigmentaire.Récemment, des biologistes ont montré que le gène PAR2codant un récepteur membranaire du kératinocyte est impli-qué dans ce transfert entre mélanocytes et kératinocytes.Dans des cultures de mélanocytes et de kératinocytes, quandon active ce récepteur, les kératinocytes s’assombrissent :le pigment passe des mélanocytes aux kératinocytes. Enmicroscopie électronique, lorsque PAR2 est inactivé, les méla-nosomes s’accumulent dans les mélanocytes.

Dans un mélanocyte, les mélanosomes sont capables depasser de la production de phéomélanine à celle d’euméla-nine. En 1996, deux gènes ont été mis en évidence, ASIP etMC1R, en interaction, participant à la transformation d’unphéomélanosome en un eumélanosome. Stimulé par des hor-mones, MC1R commande la production d’eumélanine.Cette activation déclenche plusieurs programmes d’expres-sion de gènes. Le phéomélanosome se transforme alors eneumélanosome, qui contient maintenant les protéines TYR,TYRP1, TYRP2, SILV et la protéine P, notamment, dans leurforme active. Le gène ASIP est un antagoniste de MC1R. Parconséquent, il inhibe la formation d’eumélanosomes etdonc la production d’eumélanine. Le mélanocyte inhibé neproduit alors que des phéomélanosomes. Chez l’homme, desvariants alléliques du gène MC1R rendent le récepteur pro-téique inactif et donnent une pigmentation de la peau etune coloration des cheveux de type roux. Des variants dugène ASIP conduisent à ces mêmes caractéristiques.

Nous avons décrit les mécanismes de la synthèse de lamélanine, de son transport au sein des mélanocytes, puis

vers les kératinocytes, mais ils n’expliquent pas in fine ladiversité des couleurs de la peau. Voyons donc, parmi lesgènes impliqués dans ces mécanismes, quels sont ceux quiont peut-être subi les contraintes de l’ensoleillement, et dontcertains variants (allèles), plus favorables, auraient été sélec-tionnés sous une latitude ou sous une autre. Ce méca-nisme aurait ainsi fait naître un polymorphisme fonctionnelsur certains gènes, c’est-à-dire qu’ils ne fonctionnent plus,tels des interrupteurs (éteints ou allumés), mais qu’ilsexercent une activité modulée selon la mutation. Cette varia-bilité serait à l’origine des nuances de couleur de peau.

Une question d’aciditéLe gène OCA2, qui code la protéine P chez l’homme, auraitun rôle important dans cette modulation. La protéine P esttransmembranaire et transporte des protons hors du méla-nosome, ce qui y entraîne une baisse d’acidité. Cette aciditérégule l’activité de la tyrosinase. La quantité de cette enzymeest sensiblement identique chez tous les humains, quelle quesoit leur couleur de peau. Seule son activité catalytique varie:elle est faible, voire inactive chez les individus dont la peauest claire. Lorsque l’on diminue l’acidité du milieu où sontcultivées des cellules de peau claire, l’activité catalytique dela tyrosinase est décuplée. En revanche, sur des cultures decellules de peau foncée, l’activité des tyrosinases, déjà trèsélevée, ne varie pas quand on diminue l’acidité. En 2001,Bryan Fuller, du Département de biochimie et de biologiemoléculaire, à Oklahoma, aux États-Unis, a montré quel’intensité de la pigmentation de la peau est bien associée àdes différences de l’acidité à l’intérieur des mélanosomes. Aufinal, le gène OCA2 produit la protéine P, qui influe sur l’aci-dité à l’intérieur du mélanosome et sur l’activité de la tyro-sinase. Selon la forme du gène OCA2, la protéine P conduità une acidité variable dans les mélanosomes.

De même, le gène MC1R a de nombreux allèles diffé-rents, dont certains sont associés au type roux. Dans uneétude réalisée en 2000 par Jim Palmer, de l’Université deQueensland, à Brisbane, en Australie, et portant sur près de900 personnes, tous les sujets roux ont au moins un variantdu gène MC1R et 60 pour cent d’entre eux en ont deux outrois. Cependant, la répartition du polymorphisme sur cegène est inégale : la variété des allèles est élevée dans les

Mélanocyte de peau foncée Mélanocyte de peau claire

5. Dans ces cultures de cellules, on distingue des mélano-cytes, (situés dans les couches profondes de l’épiderme) plus ou moinscolorés selon le type de peau (sombre et clair). Ils produisent la mélanine,pigment brun, dans les mélanosomes, des vésicules plus grosses et

plus nombreuses dans les peaux sombres (où le mélanocyte paraît sombre)que dans les peaux claires. Les mélanocytes sont pourvus de longs pro-longements (les dendrites, qui mesurent jusqu’à 20 micromètres) par les-quels ils transfèrent les mélanosomes aux kératinocytes environnants.

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populations à peau claire, et très faible dans celle à peau fon-cée. Cela résulte sans doute des fortes contraintes environ-nementales en Afrique, où toute atteinte sur ce gène, et doncsur la production d’eumélanine, se révèle délétère. Enfin,un dernier gène suspecté de polymorphisme fonctionnelest le gène SILV chez l’homme. Chez les souris qui présen-tent une mutation portée par l’équivalent de ce gène, lesmélanocytes et donc la pigmentation du pelage ont disparu.

Vers une uniformisationde la couleur de la peau

Il a fallu près de 100 000 ans, et plus ou moins de soleil,pour faire apparaître ce riche éventail de couleurs. Que sepassera-t-il dans 50 000 ans ? Contrairement aux popula-tions préhistoriques, les populations actuelles sont bien pro-tégées de l’ensoleillement. Les vêtements, les chapeaux,les lunettes et les crèmes sont de plus en plus efficaces contreles rayonnements ultraviolets. Aujourd’hui, les régimes ali-mentaires sont riches et équilibrés dans les pays dévelop-pés. Ainsi, grâce à l’alimentation, nous pouvons compenserdes carences liées à l’environnement (vitamine D sous leshautes latitudes ; folates et autres nutriments sous les lati-tudes intertropicales) et prévenir les troubles graves – patho-logies cutanées, osseuses, congénitales – avant qu’ilsn’apparaissent. Nous dépendons donc moins de l’équilibreentre le filtre mélanique et l’ensoleillement.

À partir du moment où nous nous libérons descontraintes qui ont sélectionné certaines mutations,

toutes les mutations seront conservées. Celles qui tendraientà faire foncer la peau ne seront plus éliminées des popu-lations à peau claire qui vivent sous des latitudes peu enso-leillées. Réciproquement, les mutations qui tendent à éclaircirla peau pourront subsister dans les populations à peau fon-cée qui vivent sous des latitudes proches de l’équateur.Ainsi, la diversité au sein de chaque population pourraitaugmenter. En outre, aujourd’hui, le métissage est deplus en plus fréquent. Les différences de couleur moyenneentre les populations devraient s’atténuer. Cependant, espé-rons que notre perception de la différence et que tous lesa priori qui s’y rattachent disparaîtront en un temps pluscourt que celui de l’évolution.

Pascal LEONARDI travaille au Muséum national d’histoire natu-relle à Paris, dans le Laboratoire d’anthropologie biologique. Il est pré-sident de l’Association biologie et société.

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Auteur&Bibliographie