29
L’ombre portée L’individualité à l’épreuve de la dépression Marcelo Otero Professeur au département de sociologie UQAM Chercheur au CRI et au MEOS

L’épreuve dépressive et le monde du travail - Marcelo Otero - ACSM 4 mai

  • Upload
    acsmmtl

  • View
    669

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

L’ombre portée L’individualité à l’épreuve de la dépression

Marcelo Otero

Professeur au département de sociologie UQAM

Chercheur au CRI et au MEOS

La dépression dans le monde

• 10 et 25 % des femmes• 5% et 12% des hommes• OMS (2001) : Dépression 1ere cause d’incapacité avec 12 %

(toutes affections confondues)• Réunion annuel de Davos 1999 : la dépression sera le cancer

du XXI siècle : à cause des pertes économiques effarantes• AVCI (combine incapacité et mortalité prématurée) :

dépression 4ème (après affections voies respiratoires, périnatales et VIH\SIDA)

• 2020 : en tête des causes de morbidité et 2ème en AVCI

Dix principaux motifs de consultation médicale au Canada en 2010 (total : 323 515 440)

• IMS Brogan, Index canadien des maladies et traitements (ICMT)

Dix principaux motifs de consultation médicale au Québec en 2010 (Total 75 761 770 consultations)

• IMS Brogan, Index canadien des maladies et traitements (2011, ICMT)

Prévalence des troubles de l’humeur et des troubles anxieuxPopulation de 15 ans et plus, Québec (ESCC, 2001)

Source : Kairouz et al., 2008

Répartition des personnes de tout âge selon le diagnostic le plus fréquentMontréal (Utilisation de services 2004-5 / Benageri 2006))

Nombre d’ordonnances en pharmacie au Canada, 2009 Prescripteur principal : médecin généraliste (80% des ordonnances)

(Ims Bogan, 2010)

Nombre d’ordonnances en pharmacie au Québec, 2009 Prescripteur principal : médecin généraliste (80% des ordonnances)

(Ims Bogan, 2010)

Signification, catégorisation et montée de la souffrance subjective

• Nervosité sociale : indicateurs (suicides, névroses, anxiodépresions, dépendances, passages à l’acte, etc.).

• Toute société éprouve une nervosité sociale qui découle des tensions sociales, mais la variation de sa prévalence nous indique que quelque chose ne tourne pas rond.

• Aujourd’hui deux faits nouveaux : - la généralisation de la souffrance subjective à tous les groupes sociaux (les ouvriers, les manœuvres, les cols bleus souffrent !) À la fois injonction, mal-être, droit, subordination et démocratisation. (idée de souffrance sociale équivalent contemporain de la justice sociale)- la généralisation d’une grammaire psychologique universelle pour interpréter et comprendre tout ce qui ne vas pas : l’idée de problème de santé mentale, de trouble mental, etc. dépasse de loin l’univers restreint de la maladie ou la pathologie.

Problème de santé mentale (catégorie hybride)

mental pathologique social problématique

Définition de Trouble mental (DSM-IV-TR, 2000)

« Chaque trouble mental est conçu comme un modèle ou un syndrome comportemental ou psychologique cliniquement significatif associé à une détresse concomitante (p. ex., symptôme de souffrance) ou à un

handicap (p. ex., altération d’un ou plusieurs domaines du fonctionnement) ou à un risque significatif d’élève de décès, de

souffrance, de handicap, ou de perte importante de liberté.»Ex. homosexualité, personnalité narcissique, travestisme, fétichisme, etc.

Problème de santé mentale

«Psychoses génériques» (troubles sévères touchant de manière stable une minorité de la population)«Névroses génériques» (troubles moins handicapants mais fort généralisés et à prévalence instable)

Caractéristiques des «névroses génériques»

• Historiquement volatiles (elles apparaissent, deviennent épidémiques et disparaissent, par exemple l’hystérie hier et la dépression aujourd’hui); • Donnent lieu à la mise au point de thérapies «spécifiques» (hypnose et hystérie, psychanalyse et névroses, antidépresseurs et dépression, anxiété et anxiolytique, etc.)• Floues (symptomatologie riche et ambiguë, difficiles à définir et diagnostiquer, en transformation constante)• Formidables révélateurs de la normativité sociale qui a cours à une époque donnée (hystérie et rectitude sexuelle notamment chez les femmes; névrose, tensions familiales et restrictions sexuelles, dépression comme contre-figure des exigences de performance sociale contemporaines, etc.).

Psychoses et névroses

«Les névrosés ont à peu près les mêmes dispositions que les autres hommes, subissent les mêmes épreuves et se trouvent placés dans les mêmes problèmes. Pourquoi alors leur existence est plus pénible, plus difficile, et pourquoi souffrent-ils davantage de sentiments désagréables, d’angoisse et de chagrin ?

Ce sont des disharmonies quantitatives qui sont responsables des inadaptations et des souffrances névrotiques. La cause déterminante de toutes les formes de psychisme humain doit être recherchée dans l’action réciproque des prédispositions innées et des événements accidentels».

(Freud, Abrégé de psychanalyse, 1931)

Névroses génériques : une affaire de quantités et de normes

«Parmi les causes déterminantes des névroses, on a l’influence de la civilisation.

Or, les exigences de celle-ci se traduisent par l’éducation familiale. Éducateurs et parents en tant que précurseurs du surmoi restreignent, au moyen d’interdictions et punitions, l’activité du moi et favorisent ou même imposent l’instauration des refoulements.» (Freud, Abrégé de psychanalyse, 1934, p. 55)

Les «névroses génériques» sont une affaire de société

Névrose freudiennes : misères psychologiques d’une genre particulier

«L’étiologie indiquée [les dysharmonies du «normal»] vaut pour tous les cas de souffrance, de détresse et d’impuissance psychiques, toutefois ces états ne seraient tous être qualifiés de névrotiques. Les névroses se distinguent par certains caractères spécifiques et constituent des misères d’un genre particulier. »

1) les «névroses naissent de préférence durant la première enfance» et

2) elles sont en lien avec la «répression civilisationnelle de la fonction sexuelle».

• (Freud, l’Abrégé de psychanalyse, 1938, p. 54)

La névrose nous renseigne sur la « normalité » à un moment donné de l’histoire

«S’il se confirme que les névroses ne diffèrent par rien d’essentiel de l’état normal, leur étude promet d’apporter à la connaissance même de cet état normal de précieux renseignements …. Et nous découvrirons peut-être les ‘points faibles’ d’une organisation normale».

(Freud, l’Abrégé de psychanalyse, 1938, p. 53)

«Outre les tâches de la restriction pulsionnelle, auxquelles nous sommes préparés, s’impose à nous le danger d’un état que l’on peut nommer «la misère psychologique de la masse». L’état actuel de l’Amérique fournirait une bonne occasion de d’étudier ce dommage culturel redouté.»

(Freud, Le Malaise dans la culture (1929, p. 58)

• L’étude de la dépression ou des anxio-dépressions peut nous sur aider à comprendre l’individualité sociale contemporaine.

• Mais, changeons «normal» par «ordinaire»

Évolution qualitative des grammaires de la dépression 1950-2000

• (DSM-I) 1952 - 60 diagnostics différents (132 pages)

• (DSM-II) 1968 - 145 diagnostics différents

• (DSM-III) 1980 - 230 diagnostics différents

• (DSM-IV) 1994 – 410 diagnostics différents

• (DSM-IV-TR) 2000 – 410 diagnostics différents (943 pages)

Évolution quantitative des grammaires psychiatriques

Réaction dépressive (DSM I -1952

«La réaction est provoquée par une situation courante, souvent par une perte éprouvée par le patient, et est fréquemment associée à un sentiment de culpabilité envers des échecs ou des dettes du passé.

Dans cette réaction, l’anxiété est soulagée par de la dépression et de la dévalorisation de soi. »

Névrose dépressive (DSM II – 1968)

«Ce trouble se manifeste par une réaction de dépression excessive ayant pour cause un conflit interne ou un événement non identifié tel que la perte d’un objet aimé ou d’une possession affectionnée.»

Avant la dépression : réaction et névrose

Dépression majeure (DSM III 1980 et DSM IV Tr 2000)

• Au moins cinq des symptômes suivants doivent avoir été présents pour une durée d'au moins deux semaines; au moins un de ces symptômes est soit une humeur dépressive ou une perte d'intérêt ou de plaisir.

• (1) Humeur dépressive

• (2) Diminution marquée de l'intérêt ou du plaisir (3) Perte ou gain de poids significatif en l'absence de régime

• (4) Insomnie ou hypersomnie presque tous les jours.

• (5) Agitation ou ralentissement psychomoteur

• (6) Fatigue ou perte d'énergie presque tous les jours.

• (7) Sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive ou inappropriée (8) Diminution de l'aptitude à penser ou à se concentrer ou indécision

• (9) Pensées de mort récurrentes, idées suicidaires récurrentes

•Disparation de termes tels que : «réaction», «névroses», «conflits internes», la «perte d’objets aimés», des «mécanismes inconscients», «inadaptation enfantine», etc.

•Montée de termes tels que : «humeur», «affect», «cerveau», «neurones, «neurotransmetteurs», etc.

•Le cerveau déplace la psyché et le social

Le «mental» du «problème de santé mentale» n’est plus le même, car la dureté du génétique et du neuronal, c’est-à-dire du biologique, annonce l’arrivée d’une sorte de «corps mental» où le psychique, et encore moins le « social », semblent introuvables.

Nouvelle catégorisation de la nervosité sociale : Fin des névroses et montée des troubles de l’humeur et

anxieux

L’«influence de la civilisation» et l’«éducation familiale» ont profondément changé (familles recomposées, CPE, socialisation entre pairs, libération des femmes, mariages gaies, redistribution des rôles familiaux, déclin de la figure du père, montée droits des enfants, monoparentalité, vie en solo, etc. )

5 changements principaux1 - la fragilisation des positions sociales2 - la reconfiguration des rôles familiaux, notamment la redistribution de l’autorité parentale.3 - la transformation du travail en méta-valeur suprême de l’identification, voire de l’existence sociale4 - la multiplication et la complexification des identités d’âge,

ethnoculturelles et de genre.5 - la coexistence de multiples repères moraux parfois contradictoires.

Nouvelles «influences» de la civilisation :individualisme de masse et singularisation

La dépression est un révélateur exemplaire des transformations normatives dans les sociétés occidentales actuelles.

•Passage d’une société marquée par la référence à la discipline, à l’interdit, au conflit et à la culpabilité, à une société marquée par la référence à l’autonomie, la performance, la responsabilité et l’initiative.

•Le drame du dépressif n’est pas celui de la soumission du désir à la discipline, mais celui de l’impuissance du déficit et de l’insuffisance (ne pas être à la hauteur).

•Pour le dépressif rien n’est vraiment interdit, mais rien n’est vraiment possible (Erhenberg 2008).

•Le «succès» social de la dépression n’est pas étranger à son admirable capacité empirique de coder efficacement l’envers de la nouvelle normativité, comme la névrose l’a fait autrefois.

•La dépression met en évidence ce dont nous ne sommes pas capables et ce dont nous devrions être capables pour être un individu aujourd’hui, à savoir: devenir soi-même par soi-même.

Dépression et normativité : la clé de son succès

L’épreuve désigne une problématique historique liée à une forme d’organisation sociale à laquelle sont confrontées inégalement tous des acteurs d’une société.

Épreuve (macrosociologie) : historique, sociale, commune Événement (microsociologie) : singulier, contingent, individuel

Épreuve : articule le singulier (chaque individu, chaque) au collectif (la normativité)

L’épreuve dépressive «fait société» en soumettant les corps et les esprits des déprimés au «test général de l’individualité ordinaire», test auquel ils échouent.

Les réponses aux épreuves sont également institutionnalisées (antidépresseur)

Dépression : épreuve sociétale

Taux d’hospitalisation pancanadiens par groupe de statut socio économique (SSE) faible, moyen et élevé (2002-2006)

Source : ICIS

Facteurs déterminants de l’état de santé d’une personne (ICIS - Santé Canada)

Source : ICIS

Espérance de vie à Montréal (INSP, MSSSQ)Hochelaga-Maisonneuve 74,2 - Faubourgs : 75

Prévalence d’au moins un trouble de l’humeur ou un trouble anxieuxPopulation de 15 ans et plus, Québec, 2002

Selon les groupes d’âge

Selon le revenu du ménage

Source : Kairouz et al., 2008

Selon le sexe

•Ne pas pouvoir : le corps déréglé (la panne de l’action)

•Ne pas pouvoir vouloir : l’esprit déréglé (la panne de la motivation)

•Seul avec soi (et avec experts et médicament)

•Seul et mal au travail (univers de mise à l’épreuve de la performance)- Trop de travail, travail sans qualité, travail dévalorisant, travail trop exigeant, travail

précaire, pas de travail, etc.

•Les autres ? Stigmate ou miroir

•Sorties d’épreuve : rétablissement, fragilisation, chronicisation

***• Selon une recherche pancanadienne le premier symptômes en

importance retenu est : la fatigue ou le manque d’énergie (Beaulieu S., Lam, R., Kennedy, S. 2004)

• En un mot, il ne semble plus nécessaire d’être triste pour être déprimé.• La dépression n’est plus aujourd’hui la passion triste, mais la panne du

«fonctionnement»

L’épreuve dépressive «empirique»

Ancienne et actuelle nervosité de la vie ordinaire