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1 Amine Benabdallah Lectures de théorie et dhistoire du droit : La question de lautorité Hannah Arendt, Qu’est ce que l’autorité, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972 Hannah Arendt, Novus ordo saeclorum, in Essai sur la révolution, Gallimard, Paris ,1967 Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements (Essai sur l’autorité), Seuil, Paris ,2006 Georges Bataille écrit dans l’Expérience Intérieure « j’appelle expérience un voyage au bout du possible de l’homme. Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela suppose niées les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. Du fait qu’elle est négation d’autres valeurs, d’autres autorités, l’expérience ayant l’existence positive devient elle-même positivement la valeur et l’autorité » 1 . Cette expérience de « l’être sans délai » constitue une sorte d’extériorité radicale en tant que dépassement du possible même. On retrouve ici l’influence existentialiste de Bataille qui concevrait Dieu, s‘il existait, comme la possibilité de l’impossible. Ce terme de possible a une immense postérité dans ce mouvement duquel Arendt se rapproche par de nombreux points. Ses deux écrits confirment son appartenance à cette constellation allant d’Augustin à Camus en passant par Nietzsche et Heidegger. Ainsi le possible conçu dans son extrémité est une sortie de l’ordre des choses, un type de commencement qui en tant que possible appartient irrémédiablement à cet ordre. L’autorité prend cette valeur dans ces textes en se dédoublant en principe de légitimité et d’évaluation. Nous devons concevoir cette interrogation sur l’autorité d’un point de vue théologique, juridique et politique. L’autorité religieuse, de Dieu, de l’église ou des écritures nous semble la matrice de cette réflexion. Cependant elle est aussi liée à un principe d’évaluation et de ratification des normes telles que le concevait la Rome républicaine. Enfin d’un point de vue politique, il est important de considérer l’individu, la subjectivité radicale comme la seule source d’autorité, sans cependant oublier un principe fondamental la caritas ou l’amour au 1 George Bataille, l’Expérience Intérieure, Gallimard, Paris, 1954, P19

Lectures historiques et théorique de la notion d'autorité (benabdallah 2006)

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Amine Benabdallah

Lectures de théorie et d’histoire du droit : La question de l’autorité

Hannah Arendt, Qu’est ce que l’autorité, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972

Hannah Arendt, Novus ordo saeclorum, in Essai sur la révolution, Gallimard, Paris ,1967

Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements (Essai sur l’autorité), Seuil,

Paris ,2006

Georges Bataille écrit dans l’Expérience Intérieure « j’appelle expérience un voyage

au bout du possible de l’homme. Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela

suppose niées les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. Du fait qu’elle est

négation d’autres valeurs, d’autres autorités, l’expérience ayant l’existence positive devient

elle-même positivement la valeur et l’autorité »1. Cette expérience de « l’être sans délai »

constitue une sorte d’extériorité radicale en tant que dépassement du possible même. On

retrouve ici l’influence existentialiste de Bataille qui concevrait Dieu, s‘il existait, comme la

possibilité de l’impossible.

Ce terme de possible a une immense postérité dans ce mouvement duquel Arendt se

rapproche par de nombreux points. Ses deux écrits confirment son appartenance à cette

constellation allant d’Augustin à Camus en passant par Nietzsche et Heidegger. Ainsi le

possible conçu dans son extrémité est une sortie de l’ordre des choses, un type de

commencement qui en tant que possible appartient irrémédiablement à cet ordre.

L’autorité prend cette valeur dans ces textes en se dédoublant en principe de légitimité et

d’évaluation.

Nous devons concevoir cette interrogation sur l’autorité d’un point de vue théologique,

juridique et politique. L’autorité religieuse, de Dieu, de l’église ou des écritures nous semble

la matrice de cette réflexion. Cependant elle est aussi liée à un principe d’évaluation et de

ratification des normes telles que le concevait la Rome républicaine. Enfin d’un point de vue

politique, il est important de considérer l’individu, la subjectivité radicale comme la seule

source d’autorité, sans cependant oublier un principe fondamental la caritas ou l’amour au

1 George Bataille, l’Expérience Intérieure, Gallimard, Paris, 1954, P19

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nom duquel cette subjectivité s’affirme et qui permet de dépasser l’anomie constitutive de

cette hypostase de la volonté individuelle.

I-Qu’est ce que l’autorité ?

A-Le pouvoir des commencements

Il faut commencer notre interrogation sur l’autorité en se référant au célèbre texte

d’Hannah Arendt, Qu’est ce que l’autorité ? Dans celui-ci elle regrette que « en pratique

aussi bien qu’en théorie, nous ne sommes plus en mesure de savoir ce que l’autorité est

réellement »1 . Elle initie son enquête par la célèbre assertion selon laquelle là où la force est

employée, l’autorité proprement dite a échoué. 2 Ainsi pour les Romains l’autorité ne

possédait pas le pouvoir direct de commander mais pouvait seulement augmenter et confirmer

les actions des hommes.

Elle insiste sur l’idée que « la disparition de la tradition et de la religion sont des événements

politiques de première ordre ». Elle souligne justement la rupture entre anciens et modernes

et notre incapacité à « donner une validité au concept d’autorité ». Cette coupure temporelle

est certainement discutable, en dehors de sa valeur strictement heuristique, elle suppose

d’osciller entre une conception de l’histoire synchronique et diachronique qui étudierait cette

coupure en terme de discontinuité, d’accident mais aussi de linéarité 3 .

La première partie du livre de Myriam Revault d’Allonnes rentre en résonance avec cet article

d’Arendt et la paraphrase assez largement. Il est fait mention de l’absence d’autorité

proprement dite chez les Grecs et d’une description minutieuse du rôle du sénat et de

l’autorité de la fondation à Rome. Le dogme de l’absence d’autorité chez les grecs serait selon

Agamben une erreur. Arendt va dans ce sens en retraçant toute l’histoire de la progressive

construction d’une théorie philosophique de l’autorité chez Platon et Aristote.

Agamben nous semble avoir raison si nous nous rappelons que l’auctoritas est relativement

présente dans la Bible. Sa traduction grecque (septante) possède dans la dunamis (puissance)

mais surtout dans l’exousia (mandat légitimé par Dieu) un pendant à cette notion. L’exousia

étant « un concept relationnel renvoyant à l’origine de sa légitimation (l’empereur, Dieu)4.

Arendt nous incite à ne pas seulement comprendre l’autorité comme ce qui limite et donne

forme à notre existence, en posant des limites que nous choisissons nous mêmes de ne pas

1 Hannah Arendt, Qu’est ce que l’autorité, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972, p121-185 2 Idem p122 3 A ce propos, il est possible de se référer au brillant article de Michel Foucault « Nietzsche, la généalogie et

l’histoire », Philosophie, Paris, Folio, 2004, p393-423 4 Jean-Yves Lacoste dir.Dictionnaire critique de théologie, Puf, Paris, 1998, p117

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franchir. L’autorité est ce qui nous permet de commencer quelque chose, en s’autorisant de

cette dernière. Arendt suggère que le lien inextricable ente autorité, fondation et

commencement ne doit pas être compris comme s’initiant ex nihilo. Concernant Rome la

fondation fait figure de résurrection car la cité se veut l’héritier de la légendaire Troie1.

Ainsi la tabula rasa ne peut être érigée au rang d’événement fondateur car toute fondation est

par la même occasion référence à un passé qui l’autorise

On peut apprécier cette réflexion car elle permet éviter l’écueil du nihilisme révolutionnaire.

Celui-ci se fonde seulement sur une rationalité de type instrumentale basée sur l’idée d’une

rupture radicale avec l’ordre des choses et que l’on pourrait rapprocher de l’idée moderne et

pervertie d’une autorité du futur remarquée par Revault d’Allonnes.

Dans Novus Ordo Saeclorum Arendt affirme encore son appréhension sélective du processus

révolutionnaire en dissociant à la suite de Hobbes la multitude et le peuple. La multitude

s’étant déchaînée dans les révolutions continentales et le peuple engagé dans des relations de

réciprocité qui ont nourri la fondation américaine2. Arendt souligne alors l’importance de la

constitution dans l’histoire américaine et la prédominance de l’héritage classique dans la

tradition révolutionnaire moderne.

Nous pensons qu’elle se méprend peut-être en analysant ce dernier sous l’angle de son

concept d’autorité. La référence à Sparte était très répandue durant la révolution française

notamment sous la forme radicalisée de la conspiration des égaux ou du babouvisme pour des

raisons d’abord théoriques. Il faudrait étudier la manière dont la figure de l’ennemi est

appréhendée à Sparte et comment la désignation de ce dernier détermine la substance même

de la communauté politique3 . De plus en France fut opéré une confusion entre pouvoir et loi,

les deux ayant pour source un peuple déifié. Ici Arendt confirme la perspective schmittienne

d’une sécularisation initiée par l’ancien régime .Elle continue sur la conviction que la

modernité a du nécessairement trouver un principe assurant l’ordre et la continuité du pouvoir

dans le culte d’un Dieu.

B-Une religion de la fondation

Ce besoin d’absolu en tant que principe d’ordre est consubstantiel à une réflexion sur

l’effectivité de l’autorité. Hannah Arendt défend comme Revault d’Allonnes le caractère

fondateur de l’autorité qui prend un double caractère religieux et politique. Elle revient sur la

1 Hanna Arendt, Qu’est ce que l’autorité, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972 p 311 2 Hanna Arendt, Novus ordo saeclorum, Essai sur la révolution, Gallimard, Paris, 1967, p264-316 3 On peut se référer aux Lois de Platon et à la discussion entre Clinias le crétois et l’athénien

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fameuse étymologie de la religion (religare) telle ce qui relie au passé d’une manière

indéfectible. Cette dernière a eu notamment une belle postérité dans la sociologie des

religions à caractère fonctionnaliste (Comte, Durkheim).

Giorgio Agamben qui est grandement inspiré d’Arendt revient sur cette étymologie en la

considérant comme « fade et inexacte » 1 . Selon lui religion dérive de relegere, relire « qui

indique l’attitude de scrupule et d’attention qui doit présider à nos rapports avec les

dieux » notons que la philologie semble prendre ici une valeur esthétique. Cette relation de

liaison repérée par Arendt pourrait être une distance infranchissable, une sorte de précaution

nécessaire, de mesure. Il est certain que notre époque possède de plus en plus de difficultés à

« bien lire » ou ruminer comme l’écrivait Nietzsche. Notre rapport à l’autorité ou à la

religion serait alors perdu par notre incapacité à faire preuve d’attention, de patience.

Dés lors notre lien avec le passé, n’est pas véritablement liaison mais séparation, distance, la

construction d’un lien demandant un effort infini.

Cette contiguïté est soulignée par Carl Schmitt dans son livre Théologie Politique. Néanmoins

il prend dans celui-ci, la forme d’un théorème sur la modernité et la sécularisation et non sur

l’identité de deux domaines qu’il relie mais ne confond pas.

De plus Revault d’Allonnes souscrit comme Blumenberg à la conscience d’une crise de

légitimation que la modernité dans le souci de promouvoir une auto-fondation a favorisée.

Ce discours est désormais classique, Revault d’Allonnes tente de contrer l’hypothèse

conservatrice à laquelle Schmitt adhère et qui a pour fondement la conscience d’une perte

irrémédiable de valeurs, d’un athéisme et non d’un polythéisme axiologique.

Le deuxième mouvement du livre de Revault d’Allonnes porte sur le paradigme bien connu

de la modernité et de l’autonomie, de l’égalisation démocratique et nous invite à une analyse

assez classique d’Arendt, Rousseau et Tocqueville.

La troisième partie est une présentation de la sociologie wébérienne qui entretient des

relations évidentes avec l’existentialisme, l’influence de Nietzsche étant dans ce cas-là

déterminante. Revault d’Allonnes tente de localiser une sorte de mystère de l’autorité, de ce

que Derrida à la suite de Pascal qualifia de fondement mystique de l’autorité2 .

La conclusion est certainement la partie la plus originale bien qu’elle se fonde en grande

partie sur des analyses de Paul Ricœur et sur une transposition de thèses de la

phénoménologie dans le domaine juridico-politique.

1 Giorgio Agamben, Profanations, Rivages, Paris, 2005, p 93 2 Jacques Derrida, Force de loi, Galilée, Paris, s.d, sur la question de l’autorité chez Derrida voir Saul Newman,

From Bakunin to Lacan (Anti-authorianism and the dislocation of Power), Lexington Books, 2001 p115-137

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On connaît le peu de succès que connut cette tentative dans les cercles de la philosophie du

droit , son introduction « n’a été la plupart du temps dans le domaine du droit qu’un pavillon de

complaisance servant à développer des idées doctrinales , et non pas à proprement parler à appliquer une

méthode neutre d’observation et de description … la phénoménologie n’a souvent été qu’un paravent permettant

aux juristes philosophes de reprendre d’anciennes thèses métaphysiques sous des allures de modernité 1» .

En effet la phénoménologie a la prétention d’accéder à une réalité des choses elle même et

non à une dimension métaphysique. Cependant cette prétention « limitée » s’achève dans une

construction empreinte de métaphysique et surtout d’essentialisme.

En somme le but de l’auteur est de revitaliser la notion d’autorité en la liant à la notion de

temporalité. Il ne s’agit pas de se référer à un passé immémorial comme le faisait les Romains

ou de trouver une justification dans ce qui va advenir comme les modernes mais de se trouver

dans une position intermédiaire qu’elle qualifie de durée publique.

Cette dernière est « une expression que Merleau Ponty emprunte à Péguy et qui fait que nous

ne partageons pas seulement le monde avec nos contemporains, avec ceux qui vivent dans le

même temps que nous, mais aussi avec ceux qui nous ont précédés et avec ceux qui viendront

après nous 2» Cette idée est certes poétique mais par trop vague et nous enjoindrait plus tôt à

opter pour une sorte de principe de précaution.

Le problème de l’autorité n’est pas seulement politique mais aussi théologique.

Cela peut être exemplifié assez simplement en examinant par exemple une page de Thomas

D’Aquin , nous oscillons en ordre hiérarchique entre des références à la Bible , des décisions

conciliaires , des décrets pontificaux , le droit canonique , la patristique et enfin les

philosophes Aristote ,Averroès , Avicenne .

Ce problème sera rendu plus prégnant par l’affirmation protestante d’une autorité unique de

l’écriture qui pouvait se transmettre sans intercesseur.

Kant appartenant au piétisme donc à un protestantisme extrêmement rigoureux a remis en

cause le principe d’autorité en critiquant tout dogmatisme et en tentant d’examiner de manière

critique la raison elle-même.

Ce qui nous concerne au premier plan est la relation qu’entretient cette autorité avec la

disparition progressive de la religion et de la tradition. Dans cette perspective, il n’est guère

étonnant qu’Hannah Arendt considère le début du siècle dernier comme le moment fatidique

de cette transformation.

1 Bruno Oppetit, Philosophie du Droit, Dalloz, Paris, 2004, p79 2 Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements (Essai sur l’autorité), Seuil, Paris, 2006, p255

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Elle date néanmoins l’introduction du doute dans la religion instituée à la modernité et

dissocie très justement foi et croyance.

Kant constitue encore l’exemple de la progressive distanciation entre l’homme et la sphère

intelligible. Ce dernier affirme l’impossibilité d’avoir accès au monde nouménal, l’existence

de dieu ou l’immortalité de l’âme sont abaissées au rang de postulats de la raison pratique, en

somme d’incitations à agir moralement.

Enfin elle paraît revenir sur une tendance du protestantisme initiée par Schleiermacher et

inspiré du romantisme. Cette tradition du protestantisme libéral allemand illustré entre autre

par David Strauss, se focalisait sur l’expérience émotionnelle de la foi et refusait le

dogmatisme et la vérité dans et par l’église. Elle eut une attitude indigne dés 1933 et fit face

aux critiques de l’éminent Karl Barth qui écrivit sa somme monumentale justement nommée

Dogmata pour répondre à cette dilution de la croyance dans la seule expérience spirituelle.

II-Croire en l’autorité

A-La tragédie de l’autorité

La légende du Grand Inquisiteur 1 fait partie du roman les Frères Karamazov écrit

par Dostoïevski. Ce texte qui est une création d’Ivan est reconnu comme un monument

littéraire de prescience : Il narre la rencontre entre un vieil inquisiteur de l’église catholique et

Jésus-Christ revenu parmi les hommes. L’auteur nous présente le paradoxe de l’accusation

portée contre le Christ pour hérésie et l’indubitable scandale de sa seconde condamnation à

mort, non par le pouvoir temporel mais par l’Eglise. Le grand inquisiteur reproche au Christ

d’avoir donné à l’homme le plus empoisonné des présents, la liberté ; en déclinant les trois

tentations de l’esprit du désert, le christ a voué l’homme à ses turpitudes. « Nous avons

corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l’autorité .Et les hommes se sont

réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur

causait de tels tourments ». Dans ce contexte l’autorité répond bien à la définition d’un

pouvoir consenti qui n’entretient qu’une relation diffuse ou inexistante avec la contrainte

violente.

Le grand inquisiteur propose la soumission à l’autorité comme seul échappatoire au tragique

de l’existence, à son indétermination essentielle qui nous rend responsables et libres. « Sans

1 F.Dostoievski, Les Frères Karamazov, Gallimard, Paris, 1952,345-368, voir le recueil de textes, La légende du

grand inquisiteur, L’Age d’homme, Paris ,2004

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doute en recevant de nous les pains, ils verront bien que nous prenons les leurs, gagnés par leur propre travail

sans aucun miracle (….) Ils comprendront la valeur de la soumission définitive .Tant que les hommes ne l’auront

pas comprise, ils seront malheureux ( .…) Le troupeau se reformera, il rentrera dans l’obéissance et ce sera pour

toujours. Alors nous leur donnerons un bonheur doux et humble ,un bonheur adapté à de faibles créatures

comme eux ».

Il continue en expliquant les modalités de ce bonheur et en montrant que l’autorité de

quelques-uns, procure à ces « maîtres » une insupportable souffrance. La direction du

troupeau est le sacrifice d’une élite pour la multitude.

Cette conception de l’autorité est fort différente de la construction qu’opère Arendt ou

Revault d’Allonnes. Ici le Grand Inquisiteur détient l’autorité d’alléger les hommes du soin de

se gouverner eux-mêmes. Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour la démocratie mais d’une

critique du catholicisme et de la forme que va prendre l’Etat prenant en charge la vie, les

individus du berceau au tombeau.

Nous pouvons aussi nous intéresser à ceux qui détiennent l’autorité. Nietzsche rencontre ici

Arendt pour donner une valeur accrue à la notion d’autorité

Chez Nietzsche une force nihiliste se construit à travers la réaction. Le nihilisme ne peut créer

et ne se définit qu’en opposition .Dans la Généalogie de la Morale, la réaction est l’apanage

de l’esclave, celui –ci définit sa morale par rapport aux actions du maître. En conséquence, le

maître n’affirme pas sa supériorité à travers la domination des autres ; sa distinction :

vornemheit est produite par la maîtrise qu’il a sur lui-même, sur sa capacité à maîtriser son

chaos intérieur.

Une compréhension rapide de Nietzsche le considérerait comme le héraut de la destruction

systématique de toute autorité, le surhomme serait celui qui nierait le fardeau trop lourd de

l’autorité pour se laisser aller à une création libre centrée sur une esthétique de la volonté de

puissance. Tout cela est une perspective simplificatrice qui occulte l’importance de l’autorité,

sa nécessité et le regret de sa disparition.

A la manière de Tocqueville, Nietzsche décrit un monde où l’autonomie et l’égalité

juridique ont fait disparaître un ordre où la distinction prenait encore une signification.

Au contraire d’Arendt, Nietzsche ne considère pas la révolution française comme un tournant

fatidique, il la considère seulement comme l’expression d'une métamorphose du

christianisme, en d’autres mots de sa sécularisation politique. Descartes et la métaphysique de

la subjectivité prenant alors peu d’importance face à un mouvement confondu avec l’histoire

de l’occident.

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De plus comme l’auctoritas est liée à une autorité s’imposant d’elle-même sans être

« l’exercice volontaire d’un droit » 1 , le fort n’a pas de valeurs morales qui lui permettent

d’évaluer ses actions, car l’action elle-même est une évaluation implicite. Il ne peut donc se

définir à travers l’exercice de son pouvoir sur des faibles car il est animé par des forces

actives, il est un maître sans avoir besoin d’esclaves, ainsi pour le philosophe allemand ces

hommes ne régneront en aucune façon sur la terre, ils seront dans la position des Dieux

d’Epicure, présents mais indifférents.

Les maîtres chez Dostoïevski sont des nihilistes au sens de Nietzsche. Ils se définissent à

travers la domination qu’ils exercent, celle-ci naissant d’une responsabilité factice qu’ils

s’arrogent. L’autorité peut donc prendre des formes différentes et n’accepte pas une définition

univoque. En effet dans ce cadre l’auctoritas n’est pas commencement mais attachement au

statu quo, à l’ordre des choses. Pour l’Eglise le moyen de coercition le plus utilisé dans le but

de s’assurer de la soumission consentie des chrétiens fut la menace de l’enfer.

B-L’autorité à l’épreuve de la mort de Dieu

Arendt suggère que la première utilisation du terme de théologie est du fait de Platon

qui l’intègre à la science politique en tant qu’élément de persuasion du peuple sous la forme

de menace de châtiment pour le mal commis. A ce propos Nietzsche écrit dans La

Généalogie de la morale « Ces faibles veulent aussi être des forts ,point de doute ,un jour doit venir aussi

leur « règne », le royaume de dieu ,comme ils l’appellent tout de go ,car enfin :on est humble en toute

chose !Rien que pour vivre cela ,il faut vivre longtemps par delà la mort ,et même ,il faut la vie éternelle pour

qu’on puisse éternellement se maintenir dans le royaume de Dieu en restant indemne de cette vie terrestre vécue

« dans la foi,l’amour ,l’espérance »( ….)Dante s’est grossièrement mépris, me semble-t-il quand avec une

ingénuité terrifiante il a mis cette inscription au dessus de la porte de son enfer « moi aussi, l’amour éternel m’a

créé ». Au-dessus de la porte du paradis chrétien et de « sa béatitude éternelle »on pourrait voir à juste titre

figurer l’inscription « moi aussi la haine éternelle m’a créée », à supposer qu’une vérité puisse figurer au dessus

de la porte qui ouvre sur le mensonge ! 2» .

Il cite Thomas d’Aquin et Tertullien, le premier annonçant « les bienheureux au royaume

céleste verront les peines des damnés pour avoir plus de béatitude encore ». Etrangement

Arendt cite ces deux auteurs sans faire référence à Nietzsche qu’elle a sans doute lu. Elle écrit

« Superficiellement parlant, la perte de la foi en des états futurs est politiquement, sinon certes

spirituellement, la distinction la plus importante entre la période présente et les siècles

1 Giorgio Agamben, L’état d’exception (Homo Sacer II), Seuil, Paris, 2003 2 F.Nietzsche, La Généalogie de la Morale, §15

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antérieurs »1 . Cela nous renvoie au célèbre récit de la mort de Dieu chez Nietzsche qui s’écrie

que « Jamais il n’y eut d’acte plus grand – et quiconque naît après nous appartient du fait de

cet acte à une histoire supérieure à ce que fut jusqu’alors toute histoire ! « 2

Son athéisme proclamé, justifié, inquisiteur et destructeur est le fondement d’une

interrogation sur la valeur. Car « Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se

dévaluent .Il manque le but, il manque la réponse à la question « pourquoi ». A quoi bon

s’écrie le nihiliste, dont la volonté est réduite au néant, ayant perdu accès au royaume des

fins. En effet « Si Dieu n’existe pas, quelles raisons à mon tour ai-je d’exister, quelle est ma

justification ». La lumière divine a expiré laissant l’homme perdu dans la pénombre de sa

contingence.

Camus s’est aussi interrogé sur cet abîme, « sur cette confrontation désespérée entre

l’interrogation humaine et le silence du monde » de laquelle naît le sentiment de l’absurde.3

La philosophie chrétienne préfiguratrice de l’existentialisme en est imprégnée, Pascal y ajoute

un manque, un néant interne, qui n’est point fondement de notre liberté comme l’angoisse

chez Sartre mais de notre désespoir.

Kierkegaard affirmera la nécessité d’un saut, au-delà de notre volonté d’objectivation et de

notre impossibilité de rendre intelligible la présence divine. La foi est tragique chez

Kierkegaard car elle est une dynamique à jamais inachevée, en effet il nous est impossible de

reposer en Dieu comme Pascal le souhaite si souvent.

En annonçant la mort de Dieu, le fou du Gai Savoir, énonce une constatation non une

condamnation. Nietzsche ne tue pas Dieu mais assiste à son agonie. Dans ce célèbre

aphorisme §125, un dément s’écrie à la manière de Diogène« je cherche Dieu, je cherche

Dieu ! ».Devant la moquerie teintée d’incompréhension de la foule, il annonce cette mort et

accuse les personnes présentes dont « beaucoup sont de ceux qui ne croient pas en Dieu »

d’être responsables de cette disparition. Nietzsche les nomme ainsi alors qu’il se qualifie lui-

même de Gottloser, d’athée ou de sans-Dieu .Pour cette foule, l’incroyance est un choix

presque une volonté d’être à la mode, dans l’air du temps, pour Nietzsche, elle est une

fatalité, sa tragique impossibilité.

Il s’agit pour lui d’une nécessiter intellectuelle car l’avènement du nihilisme est en marche et

il constitue l’inéluctable incapacité de penser un ordre divin.

1 Hanna Arendt, Qu’est ce que l’autorité, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972, p177 2 Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, §125 3 Dans l’Expérience Intérieure, Georges Bataille écrit, « je saisis en sombrant que la seule vérité de l’homme,

enfin entrevue, et d’être une supplication sans réponse ». 2 F .Nietzsche, Le Gai Savoir, §343

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Comme l’écrit Heidegger « À l’autorité disparue de Dieu et de l’enseignement de l’Eglise succède

l’autorité de la conscience et de la raison. Contre celle-ci s’élève bientôt l’instinct social. L’évasion dans le

suprasensible est remplacée par le progrès historique .Le but d’une félicité éternelle dans l’au-delà se change en

celui du bonheur pour tous ici-bas. L’entretien du culte de la religion est abandonné en faveur de l’enthousiasme

pour le développement d’une culture, ou pour l’expansion de la civilisation. L’acte créateur, autrefois le propre

du Dieu biblique, devient la marque distinctive de l’activité humaine. »1 La place vide appelle en

quelque sorte à être occupée de nouveau, et à remplacer le Dieu disparu par autre chose. Il

s’agit de séculariser les valeurs et les fins, de penser une destinée humaine dont le divin est

absent.

Ainsi l’autorité constitue le point nodal de cette transformation et l’on pourrait croire que la

fin de l’autorité est l’expression du nihilisme.

Le terme de nihilisme a d’abord été inventé dans la sphère politique par les adversaires des

populistes russes comme Tchernychevski ou Pissarev, il devint un concept métaphysique et

psychologique à travers sa définition par Bourget et sa place centrale dans la philosophie de

Nietzsche et Heidegger. On peut s’interroger sur sa pertinence dans le champ disciplinaire de

la théorie ou de la philosophie du droit .Mais un exemple littéraire peut nous montrer son

intérêt.

Arendt fait référence à Caligula comme le premier empereur ayant accepté d’utiliser le terme

dominus pour exprimer son pouvoir, le dominium étant le type de propriété équivalent au

despotisme grec (propriété d’esclave). Albert Camus a écrit une pièce sur ce dernier empereur

qui rentre en relation directe avec la notion de nihilisme.

Dans la pièce de théâtre Caligula, Albert Camus imagine un empereur en proie au sentiment

de l'absurde. Ainsi, en discutant avec son ami Hélicon, Caligula exprime son besoin

d’impossible, « J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque

chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde » une vérité fonde ce besoin

« les hommes meurent et ils ne sont pas heureux ». Hélicon lui répond « allons, Caius, c’est

une vérité dont on s’arrange très bien. Regarde autour de toi .Ce n’est pas cela qui les

empêche de déjeuner ». Caligula : « alors, c’est que tout autour de moi, est mensonge, et moi,

je veux qu’on vive dans la vérité ! »Après avoir multiplié les décisions les plus folles,

Caligula affirme qu’elles sont fondées sur une logique implacable. Sa raison, l’a poussé à la

folie, il veut rendre possible ce qui ne l’est pas. Il « vient de comprendre l’utilité du pouvoir

.Il donne ses chances à l’impossible2 ». Caligula a donc besoin de substituer Dieu par quelque

1 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part in le Mot de Nietzsche : Dieu est mort. 2 A.Camus, Caligula, Gallimard, Paris, p36

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chose d’autre de totalement irréel, dans ce cas l’absoluité de son pouvoir qui se matérialise

dans la confusion interne de l’auctoritas et de la potestas.

III-L’autorité et la limite de l’Etat de droit

A-Théorie critique de l’Etat de droit

Durant la Rome républicaine qui laissa place au principat d'Auguste puis à la

monarchie impériale le Sénat disposait d’une « influence déterminante ». « Il confère aux lois

votées par les comices l’auctoritas ….En fait il s’agit d’une sorte de pouvoir de ratification

qu’exerce les sénateurs »1.

Il s’agit donc bien du problème renouvelé « d’une validation des lois positives « 2 par le

principe d’autorité, cela nous renvoyant à la problématique de l’Etat de droit et de la

possibilité d’une limite à la force publique (potestas) qui se matérialiserait dans l’auctoritas.

La doctrine de l’Etat de droit prend véritablement forme avec Kelsen qui adopte une

perspective positiviste qui identifie Etat et droit. Selon lui, l’Etat est par essence la structure

juridique qu’il produit et par laquelle il se concrétise. De plus le positivisme juridique a la

volonté épistémologique de faire du droit un système empirique dénué de tout jugement de

valeur et opposé à tout droit naturel.

Le droit n’est donc pas fondé sur un ordre raisonnable inscrit dans la nature des choses qui

s‘impose au droit positif, mais est le produit de volontés humaines et en dernière instance du

souverain. Le droit ne s’imposant que par ses caractères propres notamment par sa procédure

d’émission donc de par sa forme et non par son fond.

L’Etat de droit suppose alors pour Kelsen une hiérarchie des normes positives avec au

sommet la constitution. Cependant l’Etat ne pouvant par définition être lié par quoique ce

soit , Kelsen doit recourir à un raisonnement hypothétique :si l’on veut considérer que la loi

ne prend son effectivité formelle que par sa conformité à la constitution ,alors il faut

nécessairement supposer que la constitution est obligatoire ;c’est la grundnorme ou loi

fondamentale .Cette hypothèse fonde l’autolimitation de l’Etat .

Le positivisme en faisant mine de s’abstenir de tout jugement de valeur occulte le caractère

proprement axiologique du droit et rend impossible toute autonomisation du droit par rapport

à l’Etat et donc à l’autorité politique. Le positivisme radical se voit donc incapable de poser

une limite à une force publique identifiée à l’ordre juridique. Nous nous trouvons alors au

1 André Castaldo, Introdution historique au droit, Dalloz, Paris, 2003, § 36. 2 Hanna Arendt, Novus ordo saeclorum, Essai sur la révolution, Gallimard, Paris, 1967, p279

12

centre de la problématique de la relation entre Auctoritas et Potestas. En effet l’Auctoritas

n’est pas objective ou effective au sens où Hegel l’entendrait. Elle impose mais ne peut

contraindre. Dans la problématique de l’Etat de droit l’autorité de la constitution ne repose sur

rien hormis la bonne volonté du souverain qui cumule les deux prérogatives.

Néanmoins la théorie contemporaine de l’Etat de droit repose principalement sur la

constitution et l’existence de contrôle constitutionnel ou de légalité des normes.

Notons qu’à la constitution s’ajoute en France un bloc de constitutionnalité constitué de la

déclaration des droits de l’homme, du préambule de 1946, des traités internationaux et des

principes généraux du droit qui sont institués à la faveur de leur valeur historique.

Dans un premier temps ce contrôle juridique s’est fait sur les actes administratifs par le biais

des juges judiciaires dans les pays anglo-saxons ou par le biais du juge administratif en

France.

Pour ce qui est des lois il existe deux formes de contrôle :

-par voie d’exception aux Etats-Unis qui permet à tout justiciable de soulever l’exception

d’inconstitutionnalité d’une loi devant un juge ordinaire .D’une part le juge statue la question

préalable avant de statuer sur le fond puis s’il se prononce en faveur du plaignant, la loi ne

sera pas annulée mais suspendue pour le seul cas, l’autorité de la chose jugée n’est somme

toute que relative (exception devant la cour suprême)

-Le modèle européen promeut une juridiction spécialisée dont le recrutement est politisé.

Cette juridiction statue à priori ou à posteriori mais possède le monopole de ce type de

jugement.

Les publicistes français ont récusé la théorie de l’Etat de droit car la grundnorme est

illusoire et la loi est au sommet de la hiérarchie des normes dans la doctrine juridique

française (elle est l’expression de la volonté générale). En effet la loi démocratiquement votée

est dotée de la plus grande légitimité possible car elle est l’émanation directe du détenteur de

la souveraineté, le peuple.

L’opposition se porte alors entre les partisans d’une limitation de l’Etat par un principe qui lui

est extérieur (Duguit, Hauriou) et ceux qui prônent comme Carré de Malberg la nécessité pour

l’Etat de se lier lui-même les mains car un principe immatériel ne pose qu’une contrainte

illusoire.

Pour Carl Schmitt, l’Etat ne peut se soumettre au droit car son principe de souveraineté le

rend source de tout droit et de son application1.

1 Souverän ist ,wer über den Ausnahmezustand entscheidet .” Carl Schmitt,Politische theologie,Vier Kapitel zur

Lehre von der Souveränität , ,Duncker und Humblot 1922,Berlin

13

Ce principe ne peut être posé que par un élément extra juridique (l’autorité). Le pouvoir

constituant souverain est donc seul à l’origine de cette norme supérieure. Il écrit « cette

volonté est la source de toutes les énergies qui s’extériorisent dans des formes toujours

nouvelles (constitutions) mais ne soumet jamais elle-même son existence politique à une

forme définitive. La constitution est donc historiquement déterminée ».

Mais l’autorité peut suspendre ce qu’elle a posé quand on sort d’une situation normale où les

normes sont en vigueur. Ainsi lors d’une situation exceptionnelle l’ordre juridique est

suspendu par le détenteur de la souveraineté qui peut décider en dernier ressort si le droit

s’applique. Par exemple en France le contrôle exercé par le juge administratif se heurte au

régime d’immunité juridictionnelle auxquelles sont soumis les actes de l’exécutif dans ses

rapports avec les autres pouvoirs publics et les actes ayant un rapport à la politique étrangère

(qui est soumis à la raison d’Etat qui est la base du décisionnisme).

Ainsi seule une volonté politique peut fonder l’effectivité du droit.

Carl Schmitt nie toute possibilité de limitation en utilisant une catégorie théologique. En effet

la force publique, la puissance de l’Etat incarnée dans le souverain au sens hobbesien

entretient des liens diffus mais réels avec la figure divine. Ainsi le souverain comme le divin

ne peuvent être soumis à aucune loi naturelle ou physique. Le miracle constitue la possibilité

même d’une transgression et la preuve du caractère illimité de cette puissance. Carl Schmitt

souligne justement que le déisme des lumières et la critique des miracles (entreprise déjà par

Spinoza dans son traité théologico-politique) avait permis l’émergence de l’idée d’une auto-

limitation de l’Etat.

Le miracle théologique est donc identifié à l’exception légale, au pouvoir illimité du

souverain de décider de la situation exceptionnelle.

Le positivisme juridique a donc rendu vaine la convocation de lois divines ou naturelles ou

de n’importe quel principe transcendant pouvant limiter le pouvoir politique (la potestas).

B-Le danger de la confusion entre Auctoritas et Potestas

Giorgio Agamben conclut sur cette problématique dans son livre sur l’Etat

d’exception 1 . Il nous rappelle que les prémisses d’Arendt dissociant autorité et tyrannie

furent partagées par Schmitt dans son livre le Gardien de la Constitution puis que la

confusion entre auctoritas et potestas serait selon Jésus Fueyo « pas seulement académique,

1 Giorgio Agamben ,L’état d’exception (Homo Sacer II ) , Seuil , Paris , 2003, p124-148

14

mais inscrite dans le processus réel qui a conduit à la formation de l’ordre politique

moderne ».

En effet si nous nous référons à l’histoire du christianisme nous pouvons déterminer la

progression de cette confusion.

La théorie politique prédominante dans le milieu chrétien médiéval est un augustinisme

déformé. Celui-ci affirme que « la seule justification du pouvoir politique est d’aider l’être

humain à atteindre son but le plus élevé, le salut »1.

Cependant, en raison d’un certain pessimisme anthropologique, celui-ci ne peut être atteint

dans ce monde voué au péché et au mal .On distingue ainsi selon la tradition augustinienne, la

cité de l’homme et la cité de Dieu. En s’inspirant de Jésus qui répondit dans Matthieu XXII :

21 « Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » ceci est la base d’une

distinction entre les deux pouvoirs.

Henri IV face à Grégoire VII au XIème siècle n’osa pas utiliser cette citation car il ne pouvait

encore concevoir les deux pouvoirs que confondus.

Mais le rôle salvateur de l’église l’oblige à interférer dans les affaires temporelles .En effet,

elle possède le devoir d’examiner tout action humaine confrontée à la possibilité du mal,

notamment tout acte politique.

La possession de cette prérogative rend l’église souveraine, car elle peut en dernière instance

lorsque le salut est menacé, juger et condamner des princes désobéissants.

De plus l’église occupait alors une place immense dans la vie civile et administrative .Par

exemple ,lorsqu’un pape envoie un inquisiteur dans un royaume ,celui-ci se présente au roi et

l’informe de son obligation de l’aider s’il ne veut pas encourir l’interdit ou

l’excommunication .L’interdit aurait prohibé tout activité sacramentelle et liturgique .Ceci

incluant les contrats ,enterrement ou mariage, tous prononcés in nomine Domini .Toutes les

sphères de la vie sociale sont donc liées à des activités ecclésiastiques .

Enfin la disgrâce religieuse d’un prince entraîne la rupture de son lien avec Dieu donc avec

son peuple 2.Car selon l’épître de Paul aux Romains XXII : 1 « il n’y a pas d’autorité qui ne

vienne de Dieu, et les autorités existantes sont instituées par Dieu ». L’église exige un

pouvoir politique assujetti dont le rôle est d’être le glaive séculier de Dieu.

En vertu de sa responsabilité ,l’Eglise se réclame donc de la plenitudo potestatis ,de la

prééminence du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel .Cette conception est héritée de la

séparation et subordination gélasienne de la potestas (pouvoir temporel )à l’autoritas

1 In Marcel Pacaut, Histoire de la papauté des origines au concile de Trente, Fayard, Paris, 1976, P70 2 Voir François Châtelet, Histoire des Idéologies, Vol2, Hachette, Paris, 1978, P134

15

(pouvoir spirituel).Le pape Gélase écrit entre 492 et 496 dans une lettre à l’empereur d’Orient

Anastase « Duo quippe sunt,imperator Auguste,quibus principaliter mundus hic

regitur :autoritas sacra pontificum et regalis potestas .In quibus tanto gravius est pondus

sacerdotum quanto etiam pro ipsis regibus Domino in divino reddituri sunt examine rationem

.» 1

La réforme grégorienne continuera dans cette voie .Elle fut principalement menée par

Grégoire VII dont le pontificat s’étend de 1073 à 1085.

Cette réforme est qualifiée par l’historien allemand Rosentock-Huessy comme « la première

révolution européenne ».

Elle donna lieu à un grand renouveau du droit canonique, à la libération de l’Eglise romaine

de la tutelle impériale, la libération des Eglises de la tutelle des princes, la suprématie

politique du sacerdoce pontifical.

Tout d’abord ,il fut décelé une relation de causalité entre nicolaïsme ,simonie et investiture

laïque .Humbert de Moyenmoutier a décelé que « s’il y a nicolaïsme –c’est parce qu’il y a

trafic des fonctions ecclésiastique ,s’il y a simonie ,c’est parce que les laïques investissent des

fonctions ecclésiastiques .Il faut donc exclure l’investiture laïque,à commencer bien entendu

par l’investiture impériale des évêchés» 2.Le problème est que le pape était jusque là investi

aussi par l’empereur .En 1059 ,il est décidé que le pape est élu par un collège de cardinaux

.Cela va renforcer grandement leur importance (en 1289 ,la moitié des revenus de l’église leur

est dévolue) .Ainsi comme l’écrit Edouard Jourdan « l’église se désimpérialise pour se

cléricaliser » .Le roi est maintenant considéré comme un laïc non comme faisant partie de

l’Eglise.

Enfin Grégoire VII affirme dans les dictatus papae la théorie de la théocratie pontificale, qui

énonce par exemple dans la proposition 12 « il est permis au pape de déposer les empereurs

»et dans la proposition 27 « le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux

injustes ». La souveraineté absolue du pape est donc affirmée3.

1« Il y a deux pouvoirs par lesquels le monde est régi : l’autorité sacré des pontifes et le pouvoir royal .le poids

des pontifes est plus lourd dans la mesure où ils auront à répondre pour les rois eux-mêmes au royaume de Dieu

» Migne, Patrol.lat., t.59, c.42 2 J-F Lemarignier, La France Médiévale, Armand Colin, Paris, 1970, p205 3 Le terme de souveraineté est né au XIIIe siècle dans le vocabulaire féodale et non théologique .Nous l’utilisons

par choix en référence à la définition de Carl Schmitt .Jean-François Lemariginier dans la France médiévale

qualifie cette expression d’anachronisme .Si l’on suit Jean Bodin, qui l’a le premier théorisé, il affirme « la

souveraineté a toujours existé, en fait partout où il y eu commandement «Mais celui-ci se targue faussement de

l’avoir le premier conceptualisé. Dés lors le concept est rapproché du summum imperium romain.voir Julien

Freund, L’essence du politique ,117-131 .Simone Goyard-Fabre Philosophie poiltique XVIe-XXe siécle .Puf P77-

105

16

La distinction a donc laissé place à une synthèse qui donnera lieu selon le théorème schmittien

à la construction de l’absolutisme.

Agamben lie la notion d’auctoritas à celle d’Etat d’exception en soulignant dans celle-ci une

relation d’extase inclusive de l’auctor qui se matérialise dans une suspension mais aussi

affirmation des normes. Ainsi le sénat romain avait le pouvoir d’édicter des senatus consultes

portant sur l’état d’exception. Donc l’auctoritas du sénat constituait la matrice du pouvoir de

décider de la situation exceptionnelle qui constitue une affirmation–négation des normes.

L’instance n’était pourtant pas détentrice d’un pouvoir normatif.

Agamben écrit « le norme peut s’appliquer au cas normal et peut être suspendue sans annuler

intégralement l’ordre juridique parce que sous la forme de l’auctoritas ou de la décision

souveraine, elle se réfère immédiatement à la vie et en émane ». Il affirme donc

l’irréductibilité du caractère déontologique de la relation entre droit et vie qui n’est pas

imposition d’un pouvoir mais formation de celui-ci en référence à un principe vital.

Sa conclusion est passionnante mais nous éloigne du lyrisme du pouvoir des

commencements, d’une fondation qui s’inscrirait dans une temporalité spécifique d’ouverture

au futur et à la tradition. Il suggère que l’histoire juridique de l’Occident s’est toujours

articulée autour du principe normatif de la postestas et anomique de l’auctoritas. Leur

confusion comme nous l’avons vu dans le cas d’Auguste, Caligula ou de Grégoire VII fait de

l’état d’exception, la règle ayant pour conséquence que « le système juridico institutionnelle

se transforme alors en machine de mort » ne trouvant aucune limite ou extériorité à son

emprise sans cesse grandissante sur la vie elle-même.

En effet il semble impossible de s’accorder tous sur un pouvoir divin qui surplomberait le

pouvoir politique. Hobbes tente justement de surmonter cette aporie rendue plus criante par

les guerres de religions. Le Léviathan doit se situer au-delà du pouvoir divin pour être

véritablement indépendant et ainsi assurer la sûreté de tous. L’appel à un droit naturel ou à des

droits de l’homme inaliénables inscrits dans le droit positif se trouve en butte avec le principe

de souveraineté. Bien que ce contrôle existe pratiquement dans de nombreux pays comme les

Etats-Unis et les Etats de l’Union Européenne, le cas de l’exception rend ineffectif tout

contrôle d’une force essentiellement illimitée. Dés lors il semble que la souveraineté de

l’Etat ne connaisse aucune autre limite qu’une force concurrente qui s’affirmerait dans la

confrontation. Ce conflit pourrait s’exprimer selon les deux modalités de la crise et de la

révolte qui sont justement les deux cas précis où les normes peuvent être suspendues et l’état

d’exception édicté .Dans ces cas la dimension d’extériorité de l’Autoritas jusque là niée

pourrait s’affirmer.

17

L’autorité de la révolte semble alors la seule issue face à ce pouvoir souverain sans limite

autre que l’exteriorité de l’individu. Nous pouvons donc constater que la crise de l’autorité est

une crise de légitimité des institutions politiques et aussi ce que certains qualifieraient de crise

de l’idéologie.

IV-Crise et autorité, la nécessité d’une refondation

A-La Crise de légitimité ou le vacillement de l’idéologie

Les premières crises politiques prennent une valeur mythique et fondatrice, l’une

d’entre elles s’est soldée par un échec et nous est décrite par John Milton dans son œuvre le

Paradis Perdu, le livre s’ouvre sur la défaite de la rébellion de Lucifer contre Dieu. Il s’écrie

« rien ne changera cet esprit fixe, ce haut dédain né de la conscience du mérite offensé, cet esprit qui me porta à

m’élever contre le plus puissant, entraînant dans ce conflit furieux la force innombrable d’esprits armés qui

osèrent mépriser sa domination : Ils me préfèrent à lui, opposant à son pouvoir suprême un pouvoir contraire ; et

dans une bataille indécise au milieu des plaines du ciel, ils ébranlèrent son trône. Il continue « celui qui règne

monarque dans le ciel, était jusqu’alors demeuré en sûreté assis sur son trône, maintenu par une ancienne

réputation, par le consentement, ou l’usage ; il nous étalait en plein son faste royal, mais il nous cachait sa force,

ce qui nous tenta à notre tentative et causa notre chute »

Ironiquement Milton met dans la bouche du personnage de Lucifer, ses arguments contre la

monarchie de droit divin auquel il préfère la notion de souveraineté populaire et de

républicanisme. Cependant Milton est un puritain, il ne prend pas le parti du rebelle et ne

professe en aucun cas un athéisme mais constate juste que la liberté des acteurs est au centre

de la crise et qu’elle est une opposition de valeurs .Comme le mythe de Prométhée,

Cet épisode mythique est la véritable première crise politique, elle n’est pas une révolution

mais une révolte, une rébellion contre l’ordre divin qui est confondu avec l’ordre politique

maintenu par le consentement et l’usage.

Max Weber écrit que la domination est légitimée par la tradition, l’usage, ou par

l’identification du pouvoir politique à des procédures légales rationnelles qui posent la loi

comme un acte de raison et non d’autorité.

Weber pense la domination politique comme toujours consentie au contraire de la puissance

qui est imposée contre les résistances et ainsi confirme que la spécificité de la notion

d’autorité est encore accessible aux modernes.

18

Selon Jacques Lagroye, « la légitimation est d’abord l’entretien par les gouvernants et les

groupes dominants de l’image d’un pouvoir politique accordé à des valeurs qui sont, dans le

même temps, présentées comme constitutives de la cohésion morale de la société ».

Ainsi la légitimation est d’abord identité entre les valeurs posées par le système politique et

les valeurs prégnantes de la société et des individus.

Les crises politiques selon Jacques Lagroye sont « des périodes de la vie sociale où le pouvoir

est contesté en lui-même (et non pas seulement ceux qui l’exercent à ce moment précis), où se

trouvent modifiées les représentations et les croyances sur l’organisation sociale et

politique ».

En somme la crise engendre une remise en cause de l’organisation sociale en elle-même, une

dé-légitimation donc l’appréhension d’un fossé entre les valeurs en vigueur et les aspirations

de la société. L’autorité qui fondait est remise en cause sans pour autant qu’un néant lui soit

préférée. On fait alors appel à une autre source d’autorité. Il s’agit donc bien d’un polythéisme

de l’autorité, d’une guerre des Dieux au sens weberien.

Dans la pensée marxiste, le rapport des individus à certaines valeurs, l’acquiescement à

l’ordre politique est le fruit de l’idéologie.

Le concept d’idéologie est véritablement polysémique mais nous devons le comprendre pour

entrevoir le glissement entrepris par la crise de l’autorité. Althusser définit l’idéologie dans

Marxisme et Humanisme comme « un système (possédant sa logique et sa rigueur propre) de

représentations doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donné ».

Dans le célèbre article sur les appareils idéologiques d’Etat, il affirme que tout mode de

production vise à sa propre perpétuation et pour cela nécessite la reproduction des forces

productives (technique, matérielle, force de travail) et les rapports de productions en vigueur

(la bourgeoisie possède les moyens de production, le prolétariat sa force de travail).

« La reproduction de la force de travail exige une reproduction de sa soumission aux règles de l’ordre établi,

c'est-à-dire une reproduction de sa soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers et une reproduction de

la capacité à bien manier l’idéologie dominante pour les agents de l‘exploitation et de la répression, afin qu’ils

assurent aussi par la parole la domination de la classe dominante »1.

En somme, il existe un caractère multisectoriel de reproduction de l’idéologie dominante par

l’Eglise, l’Ecole, l’Armée. Ce qui amène à s’interroger sur la nécessité de distinguer encore

Etat et société civile et ainsi de mettre en exergue les parallèles entre démocratie et

totalitarisme comme la pensée d’Agamben le postule dans la lignée du gauchisme italien

hérité de Gramsci.

1 Louis Althusser, Positions, Ed.Sociales, Paris, 1976

19

Dans la pensée marxienne et marxiste, il existe un lien entre assujettissement économique et

politique. Les niveaux politiques et idéologiques de la topique marxiste étant dans une

relation spéculaire avec l’infrastructure économique. Dés lors, l’idéologie dominante n’a bien

entendu pas seulement un rôle économique mais politique, dans le fait qu’elle produit un

acquiescement et permet la reproduction des structures politiques. Cependant le terme

d’idéologie désigne aussi une tendance à supposer une autonomie radicale des idées alors

qu’elles se situent dans une relation d’assujettissement par rapport à la praxis , aux conditions

matérielles concrètes .Il faut bien entendu noter l’autonomie relative des superstructures et la

possibilité « d’une action en retour » .

Concernant plus directement la politique et l’Etat, dans la pensée marxiste la crise est un

concept capital mais doit être pensée d’abord d’un point de vue économique et surtout ne

représente pas l’affirmation de l’irréductibilité de la capacité individuelle à fonder en-dehors.

Tout simplement le traitement historiciste du mode de production capitaliste pose qu’il

contient en lui-même des contradictions qui de crise en crise l’amèneront à sa propre

dissolution. Il voit à l’œuvre des catégories hégéliennes car le capitalisme contient en lui-

même des contradictions qui vont amener sa suppression mais aussi sa conservation sous la

forme des forces de production qui seront organisées sous la forme de nouveaux rapports de

production , c'est-à-dire le socialisme ( conquête du pouvoir d’état par le prolétariat en vue de

la destruction de l’appareil d’état bourgeois , enfin construction d’un appareil d’état

prolétarien et dépérissement de ce même état , le communisme) .

La crise politique renvoie donc à un processus historique qui n’est absolument pas contingent

car il est déterminé en dernière instance par les conditions matérielles d’existence qui sont la

seule source d’autorité dotée du pouvoir des commencements.

La crise ne peut pas être ou ne pas être, elle sera nécessairement. Ainsi, elle perd son caractère

décisif, d’être une décision et devient une révolution politique déterminée par les conditions

historiques, la phase décisive de la longue maladie que constitue le capitalisme.

La topique marxiste totalisante et possiblement totalitaire suggère que la société est un lieu

où les structures se superposent dans des relations apodictiques c'est-à-dire de l’ordre de la

nécessité causale et où la crise sous sa forme idéologique est en dernière analyse la résultante

d’un phénomène économique. La crise de l’autorité n’est donc pas amenée par une rupture

idéologique mais matérielle, ce qui augure le pire des despotismes, celui d’un matérialisme

envisageant l’individualité sous une forme réifiée.

B-L’autorité comme expérience de la révolte

20

Pour Hannah Arendt le présent parait à ce point immuable qu’il semble

déraisonnable d’attendre un quelconque changement dans l’ordre des choses. Ainsi « Nous

ne pouvons espérer qu’un miracle décisif »1, donc une intervention extérieure pour troubler

l’ordre politique.

Ce terme n’a rien de religieux, la vie n’est pas causalement explicable du fait de

l’impossibilité de déterminer la cause efficiente. Ce qui rend existentiellement possible une

liberté d’agir (au-delà du libre arbitre) qui prend le sens d’une fondation, d’un commencement

d’une arché (pouvoir qui fonde), de cet instant qu’Arendt tente de déceler dans la notion

d’autorité.

C'est-à-dire que la rupture avec l’ordre des choses, avec l’idéologie dans la pensée marxiste,

avec l’idée que la réalité ne pourrait être autrement, est le fait de l’homme, des hommes dans

leur capacité à agir et donc à mettre en jeu leur liberté en dehors des déterminations causales

et de donner naissance à quelque chose de nouveau.

Dans l’action se situe la possibilité du possible qui est la capacité de pouvoir commencer

quelque chose, d’entreprendre une fondation. Ainsi la crise au sens de décision n’est pas

inscrite dans l’histoire d’un système politique, elle ne participe pas de son économie interne

mais se situe dans une dimension d’extériorité et entretient donc une relation étroite avec

l’autorité.

Cette polysémie du mot crise est extrêmement riche car elle met l’accent sur deux motifs

constitutifs de la crise politique, l’édification d’une limite, d’une frontière opposée à l’ordre

politique et fondée sur des valeurs antagonistes mais aussi la décision de cette distinction,

l’événement même au sens de commencement. Cet en-dehors est aussi l’affirmation de

valeurs nouvelles qui trace une séparation en ce qu’elle constitue un double mouvement de

non adhésion aux structures existantes et d’affirmation de formes nouvelles. La crise appelle

donc deux sortes de réactions, la crainte des perturbations à venir ou l’enthousiasme pour les

changements futurs.

Cette catégorie de révolte est la crise politique par excellence car elle est à l’origine d’une

hétérogénéité de la société, du délitement de l’homogénéité du consentement au caractère

immuable de ce qui est.

Ainsi certains suggèrent que lorsqu’un régime se libéralise la révolte et la révolution peuvent

plus aisément advenir. Tocqueville écrit « Le mal qu’on souffrait patiemment comme

inévitable semble insupportable dés qu’on conçoit l’idée de s’y soustraire ». La crise arrive

1 Hanna Arendt, Qu’est ce que la politique, Seuil, Paris, 1995, p 71

21

quand la possibilité de la révolte peut enfin prendre une forme concrète. Quand l’esclave peut

envisager de faire volte face devant le fouet de son maître, pour utiliser l’image de Camus.

L’analyse existentielle de Camus est sûrement compatible avec une analyse compréhensive,

car elles se fondent toutes deux sur l’examen des motifs intimes du sujet et à la signification

qu’il donne à ses actions et à son rôle mondain1.

La même question les inspire, l’étude de l’individu, la dimension existentielle avant la

nécessité systématique, l’assujettissement à une philosophie de l’histoire ou à une théorie qui

pourrait rendre compte entièrement d’une existence individuelle en la déduisant d’une totalité

métaphysique ou sociale.

La crise peut-être alors entendue au sens de la révolte au niveau individuel et collectif. La dé-

légitimation, le refus de consentement, de la servitude volontaire est révolte. Elle se

matérialise dans l’exemple de Camus, l’homme révolté est un esclave qui fait volte-face, qui

oppose une résistance au fouet du maître.

La révolte ne se solde pas nécessairement par une révolution, l’esclave ne s’empare pas du

fouet de son maître. Pour Camus la révolte n’équivaut pas à la tentation révolutionnaire et

nihiliste qu’il a vue à l’œuvre dans les totalitarismes en particulier soviétique.

Pour lui la révolte est la distinction d’une limite entre l’acceptable et l’inacceptable, la

délimitation d’une frontière entre deux ordres normatifs, juridique et éthique.

C’est pour cela que la révolte n’est pas seulement la négation de l’ordre des choses existant

mais l’affirmation d’un en-dehors. « Tout mouvement de révolte invoque tacitement une

valeur »

Cette valeur déborde l’individu selon Camus, car elle constitue l’affirmation de quelque chose

de commun à l’humanité. L’égoïsme, le calcul rationnel des individus maximisateurs ne peut

expliquer un mouvement de révolte qui est la mise en jeu de soi, la rupture du consentement

pouvant entraîner des conséquences comme l’emprisonnement ou sous certains régimes la

mort. Il s’oppose ainsi à la critique marxienne de la notion de révolte entreprise dans

l’Idéologie Allemande et visant Max Stirner.

La révolte que nous qualifions de crise possède essentiellement un caractère d’extériorité au

système politique, elle serait un effort d’extraction ou de contournement des institutions qui

s’effondre faute de soutien, le maître possédant dans l’esclave son identité.

1 Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1952

22

Ainsi la révolte ne supprime pas et ne conserve pas l’ordre politique existant comme une

révolution mais constitue une affirmation d’une dimension extérieure, d’un en-dehors de

l’ordre politique.

Le concept de révolte nous aide alors à comprendre que la crise entretient toujours des

liaisons avec l’extérieur de la société politique, avec une capacité décisivement autonome de

vouloir des valeurs et des formes nouvelles en opposition à l’ordre politique et axiologique

dominant. De plus la révolte doit être ainsi distinguée de la révolution qui est le plus souvent

violente. La révolte comme désengagement et expérience ne se matérialise pas dans la

violence mais dans un commencement et un appel.

Nous pouvons maintenant commencer à comprendre l’affirmation de Georges

Bataille dans l’Expérience Intérieure « j’appelle expérience un voyage au bout du possible

de l’homme. Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela suppose niées les

autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. Du fait qu’elle est négation d’autres

valeurs, d’autres autorités, l’expérience ayant l’existence positive devient elle-même

positivement la valeur et l’autorité »1. Ainsi cette expérience de mysticisme athée se trouve

être sensiblement proche de la révolte chez Camus et de la fondation chez Arendt. Il serait

pourtant difficile de donner une cohérence au discours politique de l’existentialisme.

Néanmoins ce mouvement donne une place centrale à la contiguïté entre métaphysique et

politique. L’accent mis sur l’intimité du sujet, la confrontation entre l’individu et le silence

déraisonnable du monde. Enfin la permanence de l’interrogation axiologique et de la

certitude que l’action humaine porte en elle-même sa signification et sa valeur esquisse les

contours d’un existentialisme politique.

L’autorité prend ici une valeur décisive car elle a trait juridiquement à la validation des lois et

théologiquement à ceux des dogmes. Elle est donc porteuse de valeurs insérées comme les

individus dans une indépassable historicité.

Comme nous l’avons vu l’autorité a beaucoup souffert de la progression de l’athéisme et de

transformations internes à l’église catholique. La confusion progressive de la notion

d’Auctoritas et de Postestas a constitué par ailleurs pour Agamben l’incipit d’une tragédie

1 George Bataille, l’Expérience Intérieure, Gallimard, Paris, 1954, P19

23

qui connut son pire déferlement dans les totalitarismes. Cela nous informe encore sur les liens

entretenus historiquement et structurellement entre le religieux et le politique.

Néanmoins le point de vue d’Agamben est critiquable car il pose une homologie formelle

entre Etat totalitaire et démocratie libérale qui découle de la confusion qu’il opère entre le

social et le politique. Cette dernière est récurrente dans les théories de l’extrême gauche qui

se retrouvent ainsi en butte à notre conception provisoire de l’existentialisme politique. Plus

précisément le politique constitue certainement cette dimension d’extériorité, d’expérience

qui ne peut être subsumé par la topique marxiste ou la pyramide de Kelsen.

Il est vrai que l’Etat de droit est extrêmement fragile en l’absence d’un véritable principe

d’autorité incarné dans une institution politique ou religieuse. La mort de Dieu et le

relativisme qui en découle est considérée comme un véritable danger pour ceux qui rêvent de

limiter la souveraineté née de la confusion entre auctoritas et potestas. Il est possible de croire

que la crise politique, la dé-légitimation de l’ordre des choses ou la révolte qui constitue son

expression radicale est des moyens de rétablir un semblant d’autorité. Tout en gardant à

l’esprit que ce hiatus entre la réalité et nos désirs dépasse selon certains le niveau individuel

pour dévoiler à l’encontre de Hobbes que la communauté politique affirme des valeurs par

son existence même.

Cela était aussi le but de la réflexion de Myriam Revault d’Allonnes qui voulait sortir

l’individu de l’indétermination la plus totale. Ses propos sur la temporalité ayant pour but

d’inspirer une nouvelle manière d’appréhender son historicité en relativisant et en insérant

dans une durée ce caractère de commencement. En somme de limiter l’hubris de l’homme

moderne qui s’exprime dans une fondation nihiliste, dénuée de valeur.

Le problème axiologique est au centre de ces interrogations juridiques et politiques, si l’on

considère que l’inscription de valeurs dans la positivité (intégration à la constitution) est

louable mais en dernière instance impossible à garantir. Il faut nécessairement se tourner vers

autre chose pour sortir de cette indétermination radicale. Pour Camus des valeurs sont

affirmés dans l’acte même de la révolte et enfin pour un courant de la philosophie inspirée de

l’herméneutique (Vattimo) il faut compter sur une métamorphose sécularisée et affaiblie de

la religion chrétienne centrée autour de l’idée de caritas et d’amour. On peut penser

qu’Arendt se serait accordé avec cette idée que toute fondation s’opère sur un substrat

axiologique qui est la vie. L’autorité se matérialisant en dernière instance dans l’amour des

individus et de la communauté. L’amour naissant appelant toujours l’affirmation de valeurs

nouvelles.

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