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CHAPITRE 9 La gouvernance corporative au Maroc Ammar Drissi' MISE EN SITUATION S 'interroger sur la gouvernance corporative (GC) ou gouvernance d'entreprise n'est pas naturel. Ni anodin. Ni fortuit. S'interroger sur le dispositif de pouvoirs « par lequel les entreprises sont dirigées et contrôlées'» n'est jamais neutre. Une telle interrogation n'émerge habituellement (sauf effets de mode inconséquents) que pour trois motifs majeurs: a. Une crise interne d'efficacité et de légitimité d'entreprises majeures; b. Une poussée politico-citoyenne porteuse d'une interrogation élargie sur les formes de gouvernance de la cité; c. Ou enfin une pression normative et prescriptive accrue de l'environnement international en termes de gouvernance. Ces trois motifs, qui sont autant de mobiles, sont rarement isolés mais interréa- gissent habituellement de manière mêlée et composite. Par voie de conséquence, une telle interrogation sur la gouvernance corporative a nécessairement une dimension et une portée sociopolitiques justiciables d'un éclairage multidimensionnel faisant autant appel à la sociologie des organisations, aux théories de la décision, à la psy- chologie sociale, aux sciences politiques, à l'histoire économique qu'aux disciplines habituellement convoquées pour une telle étude: sciences de la gestion, droit des sociétés et finance d'entreprise. Sans oublier la nécessité d'une approche historico- culturelle qui puisse rendre compte de la spécificité et de la prégnance du contexte sociétal sous-jacent. C'est donc toutes ces diverses couches de sciences sociales qu'il faut traverser si l'on veut sérieusement maîtriser de quoi on parle. 1. Vice-président senior d'une société internationale d'investissement. 2. Rapport Cadbury (Committee on the Financial Aspects ofCorporate Governance), London, 1992.

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CHAPITRE 9

La gouvernance corporative au Maroc

Ammar Drissi'

MISE EN SITUATION

S'interroger sur la gouvernance corporative (GC) ou gouvernance d'entreprisen'est pas naturel. Ni anodin. Ni fortuit. S'interroger sur le dispositif de pouvoirs«par lequel les entreprises sont dirigées et contrôlées'» n'est jamais neutre. Une

telle interrogation n'émerge habituellement (sauf effets de mode inconséquents) quepour trois motifs majeurs:

a. Une crise interne d'efficacité et de légitimité d'entreprises majeures;

b. Une poussée politico-citoyenne porteuse d'une interrogation élargie sur lesformes de gouvernance de la cité;

c. Ou enfin une pression normative et prescriptive accrue de l'environnementinternational en termes de gouvernance.

Ces trois motifs, qui sont autant de mobiles, sont rarement isolés mais interréa-gissent habituellement de manière mêlée et composite. Par voie de conséquence, unetelle interrogation sur la gouvernance corporative a nécessairement une dimensionet une portée sociopolitiques justiciables d'un éclairage multidimensionnel faisantautant appel à la sociologie des organisations, aux théories de la décision, à la psy-chologie sociale, aux sciences politiques, à l'histoire économique qu'aux disciplineshabituellement convoquées pour une telle étude: sciences de la gestion, droit dessociétés et finance d'entreprise. Sans oublier la nécessité d'une approche historico-culturelle qui puisse rendre compte de la spécificité et de la prégnance du contextesociétal sous-jacent. C'est donc toutes ces diverses couches de sciences sociales qu'ilfaut traverser si l'on veut sérieusement maîtriser de quoi on parle.

1. Vice-président senior d'une société internationale d'investissement.2. Rapport Cadbury (Committee on the Financial Aspects ofCorporate Governance), London, 1992.

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À côté de ce premier type d'exigences, il existe une deuxième raison plus pratiquepour laquelle l'étude de la gouvernance corporative pose problème. Au-delà de lacomplexité théorique de l'objet lui-même et de la nécessaire adéquation des outilsméthodologiques, on bute rapidement sur une aporie pragmatique: l'objet « résiste»car on touche à un dispositif de pouvoir' dont les modalités complexes de constitutionet de fonctionnement baignent dans une opacité intrinsèque délibérée et constitutivede l'objet lui-même": le pouvoir avance toujours masqué, caché, celé". Lombre étantconstitutive de ce système de gouvernance, toute tentative de l'identifier sociologi-quement, toute esquisse pour en fournir une cartographie est reçue comme unetentative de peser sur ce rapport de ce pouvoir lui-même. Dans ce cadre, toute ten-tative clinique et scientifique de décrire et d'objectiver ce système de gouvernance estperçu immédiatement sur un mode polémique et critique donnant souvent lieu à deviolents dénis de réalité. On retrouve là deux démarches souvent utilisées conjointe-ment par les acteurs sociaux dans un champ concurrentiel: la première est la classi-que instrurnentalisation de la confusion des niveaux entre ce qui se dit, ce qui s'afficheet les pratiques réelles des acteurs. En deuxième lieu, on a une certaine culture maro-caine unanirniste soucieuse d'éviter tout ce qui pourrait impliquer ou froisser les élites,avec à la clé cette peur panique d'être perçu comme portant un jugement sur despuissants. Frilosité qui se cache alors sous des prétextes moralisants, des alibis éculéset des rationalisations ingénieuses: « éviter les règlements de compte », «ne pas per-sonnaliser », « éviter la polémique », etc., ce qui revient dans les faits, en se réfugiantderrière des généralités désincarnées, des truismes intemporels, à refouler toute res-ponsabilité, à conforter le statu quo et l'absolution. Tout cela pour mieux se protégerde toute investigation. En réalité tout est bon pour économiser la transparence etéviter d'abuser de la vérité. Limpensé fait toujours partie d'une stratégie, même si l'onpeut considérer, et nous le montrerons au fur et à mesure, qu'une telle posture d'opa-cité ne permet au mieux que des tactiques de survie à court terme sans valeur et sansvision.

Corollaire de cette difficulté à la fois épistémologique et pratique: la difficulté ànommer les hommes. La lecture de certaines études dans ce domaine fait parfoisressembler l'entreprise à un champ d'abstractions. Une sorte de «procès sans sujet»cher aux structuralistes purs et durs où l'histoire se réduit à une entéléchie, passagemécaniste d'une catégorie à une autre sur fond d'apesanteur. Contre cette histoiretronquée, réduite à des concepts sans chair ou à des processus sans visage, nousentendons réhabiliter les hommes qui, pour le meilleur et pour le pire, font l'histoire:ni victimes expiatoires, ni boucs émissaires omnipotents, ni automates décideurs,mais des sujets calculateurs et réflexifs pris dans un faisceau de possibilités et de

3. «Ensemble des mécanismes qui ont pour effet de délimiter les pouvoirs et d'influencer les décisions desdirigeants, autrement dit, qui gouvernent leur conduite et définissent leur espace discrétionnaire.» G. Charreaux,Vers une théorie du gouvernement d'entreprise, Cahier de recherche, IAE Dijon, 1996.

4. On retrouve là peu ou prou le même problème méthodologique rencontré par les sociologues pour étudierla haute bourgeoisie. Voir Michel Pinçon et Monique Pinçon, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, 2003.

5. On retrouve ici le fameux adage du pouvoir: «n'en parler jamais, y penser sans arrêt».

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les pesanteurs du système, un tempérament plus ouvert, une disposition à ouvrir lejeu, à prendre des risques, à ne pas s'entourer uniquement d'affidés (ce qui devint lanorme par la suite), à favoriser la diversité de profils. En résumé, non pas une illusoireet idyllique success story, mais une expérience complexe qui, au-delà des catégoriesbinaires d'échec ou de succès, devra être évaluée comme un processus d'apprentissa-ges historiques dont le sens doit être interrogé tendanciellement sur un temps long.C'est pourquoi paradoxalement, mais c'est là aussi la première vertu d'une mise enperspective comparatiste et historique, il aura fallu attendre d'assister aux déconvenueset à la clôture sans gloire de l'ère Mourad Cherif pour mieux évaluer rétrospectivementles qualités et les limites du mandat Fouad Filali.

À partir d'avril 1999, avec l'arrivée d'un nouveau président, Mourad Cherif, ladynamique se fige, l'attention aux hommes et au terrain disparaît, la gestion d'imageprend le dessus. Une nouvelle vague d'acquisitions et de ventes disparates se développealors de manière ponctuelle, au coup par coup, au terme de ce qui s'apparente à unefuite en avant débridée dans laquelle on ne décèle aucun plan d'ensemble. Ainsi, enjuillet 1999, l'aNA prend le contrôle de la Société Nationale d'Investissement (SNI).Fin septembre 1999, l'aNA s'associe avec Danone pour acquérir la société de biscui-terie Bimo, puis en mars 2000 le groupe investit le marché des biscuits apéritifs enrachetant la petite entreprise locale Leader Food. Le 25 mai 2000, soit moins d'un anaprès l'annonce du rapprochement d'AXA Al Amane et de la Compagnie Africained'Assurances, ancienne filiale d'aNA, un nouveau leader de l'assurance est créé: AXAAssurance Maroc, né de la fusion entre la Compagnie Africaine d'Assurances (CAA),filiale d'aNA, et AXA Al Amane, filiale marocaine d'AXA. Enfin, en septembre 1999,Managem, holding minier du groupe, signe un accord de partenariat avec la sociétécanadienne de ressources minières Semafo en vue de devenir un explorateur d'or etde métaux de base en Afrique. Fin juin 2000, Managem est introduit à la bourse.

En avril 2002, Mourad Cherif est révoqué de l'aNA. Après une période de flot-tements, les espoirs de redynamisation du groupe basés sur un réel retour d'appren-tissage disparaissent rapidement au profit d'une consolidation de l'existant. Pourl'essentiel, le nouveau président choisit le maintien du statu quo et reconduit l'équipeen place sous le mandat de Mourad Cherif. Lénigme du business model de l'aNA resteirrésolue et aucun grand dessein ne paraît émerger. Seul fait marquant, les principauxdirecteurs de filiales sont promus PDG au terme d'une opération dont l'avenir dira sielle préfigure un désengagement global du holding vis-à-vis de ses activités indus-trielles: en particulier de l'agroalimentaire qui, s'il fait toujours figure de vache à laitdu groupe, se retrouve fortement corrodé et attaqué sur ses marchés, enlisé dans unesurvie sans perspective. Faute de toute remise à plat opérationnelle conséquente etde renouvellement stratégique approfondi, le groupe reste piégé dans la continuitéd'une stratégie par défaut, jamais explicitée ou sérieusement argumentée. Le défi quedoit relever l'aNA, pour remédier à la fatalité d'un conglomérat regroupant des acti-vités dispersées sans liens stratégiques entre elles (unrelated diversification), resteentier.

Fin octobre 2003, un montage financier qualifié de « clarification» entraîne untoilettage financier visant à présenter un passif plus présentable, et sanctionnant ainsiimplicitement la lourde structure de dette accumulée sous le mandat de Mourad

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Cherif. Si un tel montage, décrit comme une «rotation d'actifs », a sans nul doutepour objectif de nettoyer les comptes, il laisse dans l'ombre la question ultime, à savoirqui paiera infine cette destruction de «valeur» au prix fort: les actionnaires institu-tionnels et publics? les porteurs privés? Les mêmes causes produisant les mêmeseffets, le non-exercice du droit d'inventaire et l'absence d'une réflexion stratégiquesur l'avenir, le tout sur fond d'une grave crise de confiance interne et d'une démobi-lisation aiguë du personnel, continuent d'hypothéquer pour l'instant toute perspectivede « ré inventer » le groupe. Le risque pointé étant alors moins l'urgence sur un modecatastrophiste que celle d'un «krach lent». Si cette tendance n'était pas enrayée, seprofilerait alors à l'horizon le scénario du pire: sans inspiration ni projet collectif,sans politique alternative, le groupe sombrerait alors dans une gestion de repli défen-sive sur fond d'un maintien étriqué du statu quo à l'abri de beaux restes et à l'écart dupays réel.

1.2 UNE DOUBLE CRISED'EFFICACITÉ ET DE LÉGITIMITÉ: LES FAITS

1.2.1 Lacrispation autoritariste

Le mouvement vers des pratiques plus participatives sous le mandat Filali II (quiva en gros de 1994 à 1999) semblait si profond et si passionnant à vivre que peuauraient imaginé un retour en arrière possible. C'est pourtant ce qui advint de manièreimpromptue et qui constitue la trame de cette étude de cas.

La nomination d'un nouveau président en avril 1999 fut un tournant majeur quidonna lieu à une régression autoritaire de grande ampleur. Au-delà de l'équationpersonnelle du nouveau dirigeant, l'important fut la mise en œuvre d'un processusde bouclage et de caporalisation du groupe à partir de cette date, inaugurant ainsi unretournement aux conséquences dévastatrices sur les plans humain et comporte-mental.

On repassa, avec une rapidité absolument remarquable, d'une logique d'acteurs,péniblement élaborée, à une logique dexécutants ; d'une logique factuelle, encore bienfragile, à une logique personnelle et subjectiviste; d'une logique de clarification labo-rieuse à une logique d'occultation sans appel. Un climat délétère s'installa, fait derumeurs, de «on-dits» et de non-dits, de cabales et de délation. La confusion desregistres suivit rapidement: la substance et la surface, le rôle de cadre et celui decourtisan, la compétence vraie et la gestion des impressions, l'essentiel et l'anecdo-tique ...

L'autonomie bien cadrée qui avait été accordée aux dirigeants opérationnels fitplace, d'abord à un «double pilotage» en parallèle, puis à une reprise en main insi-dieuse du pouvoir décisionnaire par le siège à travers des tactiques de parasitagesparfois latéraux, souvent occultes au niveau même de la gestion courante. Sur ce point,il est parfaitement concevable de re-centraliser ce qui avait été décentralisé précé-demment: c'est un mouvement organisationnel que l'on observe dans la vie desentreprises. Encore faut-il l'expliciter et l'assumer en toute clarté, ce qui implique enbonne logique que la responsabilité soit rapatriée avec la décision: c'est ce qui se passedans les entreprises, disons, «décentes ». Ce ne fut pas tout à fait le cas dans legroupe.

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De fortes têtes furent alors licenciées, mises au placard ou marginalisées. Lesdirecteurs de filiales qui, à un titre quelconque (en raison de leurs résultats, de leurcharisme ou de leur ancienneté), auraient pu constituer, ne serait-ce qu'au niveau dufantasme, une ébauche de fronde ou de contre-pouvoir, furent remerciés: en l'espacede 18 mois à peine, le directeur de Centrale Laitière, le directeur de l'Africaine d'As-surances, le directeur-adjoint de Centrale Laitière, un directeur des mines entre autres(sans parler de la secrétaire du holding) furent ainsi débarqués sous des prétextesdivers et dérisoires sans aucune cohérence d'ensemble, si ce n'est celle, inavouée, dese défaire de tous les empêcheurs de gérer en rond. Ou de tous ceux susceptibles defaire de l'ombre au grand leader. Culminant dans le renvoi ultime du DRH, la com-munication interne disparut complètement, laissant place aux humeurs et rumeursqui devinrent le mode de gestion courant du groupe. Lepoliticking" prit le pas sur lasubstance, la révérence sur la référence, et le comité de direction cessa de se réunir ettomba en déshérence: du coup, les décisions majeures furent prises en secret, voireen catimini. La «pensée unique» devint la pensée furtive puis la non-pensée toutcourt. Avec ce climat trouble et le retour de la peur, le personnel déstabilisé sombradans le désengagement ou le retrait, voire le cynisme, avec à la clé une hémorragie decadres compétents. Toutes les instances potentielles d'autonomie, voire de simplerespiration, furent supprimées. Dans ce processus de mise au pas d'une rare violence,ne survécurent que ceux qui se soumirent et firent allégeance. Furent aussi épargnésles cadres étrangers et autres expatriés dociles qui, en raison de leur manque d'impli-cation dans le pays, pouvaient s'accommoder sans états d'âme de cet arasement detoute marge de manœuvre. Toute la diversité humaine et la variété organisationnelleparticipantes du capital intangible de ce groupe furent mises sous le boisseau.

À la décharge des tenants de la nouvelle ligne, il faut reconnaître que les nouvel-les règlesdu jeu furent explicitées très clairement et très rapidement: lors de la premièreréunion des cadres en avril 1999 avec le nouveau président, celui-ci énonça les nou-velles tables de loi: « le plus important pour moi, cest pas la compétence mais laIayautéë». On entrait dans un autre monde ...celui de la gestion de cour. LONA connutalors pendant trois ans la forme managériale particulièrement pure et dure d'unmodèle de gestion des hommes et de broyage des talents qui sévit au Maroc de manièreendémique depuis plusieurs décennies d'indépendance: le syndrome techno-caïdal".À savoir des pratiques traditionnelles de coercition verticales adossées à/et légitiméespar une couverture pseudo-moderniste sur fond d'une vacuité stratégique totale.

24. Au sens de petite politique, basse politique.25. Cette fameuse intervention est reprise et commentée deux fois par Salah adia: «Compétence versus

loyauté? », fÉconomiste, 7/5/1999 et 10/5/1999: «Devant ses cadres comme devant la presse, M. Cherif, en prenantses fonctions de président -directeur général de l'ONA, avait déclaré qu'il cherchait d'abord la loyauté chez ses colla-borateurs.» Dans cette exigence d'allégeance à toute épreuve, on retrouve là une figure et une fonction majeure duclientélisme classique: «They, too, preempt any claims for representation or accountability with "social contracts"promising a variety of social services in exchange for loyalty», dans Henry, op. cit., p. 76.

26. Voir à ce sujet: a) A.D: «Les élites marocaines ou l'avenir d'une illusion », Le Journal, du 26 avril au 2 mai2003; b) Pierre Vernirnmen, La formation des élites marocaines et tunisiennes, La Découverte, 2002.

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Une question sera évidemment sur toutes les lèvres: pourquoi cette crispationautoritaire, ce coup de force directionnel sur fond de« corrosion» des esprits? Qu'est-ce qui a favorisé, permis et motivé le retour en force d'un fonctionnement, d'uneorganisation et d'un système de décision que l'on croyait, sinon totalement disparus,du moins fortement érodés et marginalisés, en tout cas obsolètes? À moins de penserde manière expéditive que le projet de renouveau du groupe (durant la période de1994-1999) n'était lui-même qu'une illusion d'optique, une simple parenthèse, laréponse est complexe tant elle touche au plus intime de nous-même. Sans limiteinterne et sans garde-fou externe, l'ego du corporate zaim" est mis à dure épreuve:lorsque l'entourage devient une cour étroite d'affidés alignés (<<leshommes du prési-dent»), lorsque la demande d'admiration devient un des «fondamentaux» de l'entre-prise, lorsque figuration et représentation prennent le pas sur toute autreconsidération de la réalité, lorsque le miroir fidèle d'une presse dithyrambique" conviele plus sérieusement possible les foules à l'adulation d'un titan doté de capacitésd'ubiquité surhumaines, capable d'assurer une multitude de responsabilités associa-tives et mondaines, de prendre en charge directement la branche assurances de l'ONA,de s'investir dans le think-tank royal (G14), de gérer les deux plus grosses entreprisesdu pays en même temps, de développer un «militantisme positif et citoyen (sic)29»,on a vite fait de passer de l'autre côté du miroir fatal et d'intégrer le monde magiquede l'épopée et de la toute-puissance".

Autre explication: on n'a que les dirigeants qu'on mérite, diraient les cyniques, etla base n'est pas innocente. Car il faut faire la part de la passivité, de l'inertie, de l'in-capacité à s'organiser qui, sur fond de méfiance généralisée, se cumulent et se conju-guent avec une propension culturelle «légitimiste» à s'aligner sur tout pouvoir". Lesstructures mentales rencontrent ici les structures sociales à l'ombre de cette éternellefascination de la chute, cette fameuse «servitude volontaire» dont La Boétie s'étaitdéjà fait l'écho il y a quelques siècles. Dans cette veine culturelle, il faudrait aussisouligner à quel point au Maroc le pouvoir tend à être d'abord et avant tout un pou-voir «personnel », voire personnalisé, en l'absence d'une double dimension, celle dela durée et de l'institution. il faudrait alors creuser plus profondément ailleurs du côtédes sciences sociales: peut -être du côté de la « violence mimétique» de René Girard,et surtout de «l'amour du censeur» de Pierre Legendre". À un autre niveau aussifondamental, l'explication relève peut -être aussi de ce que les psychanalystes appellent,

27. En arabe, dirigeant, leader, chef à l'ancienne.28. S.A., «Comment Mourad Cherif dirige deux mastodontes de l'économie», La Vie Économique, 14 mai

1998.29. La Gazette du Maroc, n° 117, 26 mai 1999.30. Lesdélires mégalomaniaques de type narcissique qu'induit un usage invétéré du pouvoir sont bien connus

dans la littérature scientifique spécialisée. Ce qu'on appelle vulgairement le «pétage des plombs» est une réalitéhumaine. Un tel parcours n'a rien d'exceptionnel et frappe même par sa banalité représentative si l'on ose dire. À lireun ouvrage majeur sur cette transformation des mentalités: Kets de Vries, Combat contre l'irrationalité des managers,Éclitions d'Organisation, 2002.

31. Comme l'a amplement démontré Pierre Bourclieu (entre autres), les pouvoirs ne sexercent qu'avec lacomplicité et le consentement actifs de ceux qui les subissent Pierre Bourclieu, La noblesse d'État, Les Éditions deMinuit, 1989, p. 10.

32. Pierre Legendre, Lâmour du censeur. Essai sur lordre dogmatique, Le Seuil, 1974.

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justement, le «niveau économique», et qui concerne la répartition et la dynamiquedes énergies intrapsychiques. Dans certains cas, le refoulement des contenus censuréspar l'inconscient est si ardu et mobilise une telle quantité d'énergie, qu'à un certainmoment l'équilibre est rompu, et que cette énergie s'inverse dans sa direction: c'est cequ'on appelle le «retour du refoulé». Il survient alors «en force» et quasiment ins-tantanément. On peut imaginer, par analogie, un mécanisme analogue sur le plancollectif. Leffortpour éradiquer certaines habitudes, pour se responsabiliser et s'auto-nomiser collectivement, pour faire plus et mieux, pour s'autoriser ..., a mobilisé unetelle quantité d'énergie que le coût à consentir est devenu trop élevé. D'où le schémaconnu: transgression, angoisse, culpabilité. Et son corollaire fatal: quelque part sur-vient une aspiration à revenir à des schémas sans doute moins valorisants mais bienconnus, plus sécurisants, pouvant s'appuyer sur un ensemble de réflexes conditionnésimplantés depuis longtemps. Bref, le retour au calme, mt-il plat. C'est, pour filer lamétaphore historique, l'équivalent gestionnaire de Thermidor ou de la Contre-Réforme, le retour du bâton avec son cortège habituel de chasse aux sorcières, devilenies ordinaires, d'incorrections mineures et d'inélégances majeures.

1.2.2 Une gestion erratique

On peut supposer que ces dysfonctionnements en termes d'attitudes et de com-portements ne furent pas sans incidence sur les opérations de gestion. À défaut depouvoir toujours prouver la causalité au sens fort, la corrélation dans le temps estindubitable. Sans oublier que si certaines impérities de gestion sont patentes, d'autrescommencent juste à être reconnues au moins au niveau des grandes masses, tandisqu'une troisième catégorie ne peut être que subodorée tant elle nécessitera un travailcomplexe de reconstruction financière que nous ne pourrons ici qu'esquisser.

En première approximation, et à défaut d'un tableau global de mesures écono-mico-financières plus fines qui restent encore à élaborer, les symptômes d'une allo-cation de ressources sous-optimale sont patents. LAfricaine d'Assurances, joyau de lacouronne, fut cédé au groupe AXA pour un milliard et demi de DH au lieu d'unevaleur estimée bien supérieure par nombre d'analystes de la place de Casablanca(certains calculs avancent même le double, soit une valeur estimée de 3 milliards deDH). En outre, le groupe a même dû débourser environ 1,9 milliard de DH pourracheter les participations de Holmarcom, SCR et AXA, le tout pour se retrouver, infine, minoritaire dans le nouveau montage. Sans oublier dans cette opération la cessionobligatoire de 16% du capital des Brasseries du Maroc par AXA à la SNI (donc àl'ONé.) au prix fort, alors que rapidement, entre 1999et fin 2002, ces actions perdrontenviron 70 % de leur valeur! Quant à Bimo, petite entreprise de biscuiterie, son achatpar le groupe pour environ 440 millions de DH a suscité chez certains analystesfinanciers nombre d'interrogations sur le bien-fondé du prix et l'opportunité de latransaction. Dans la même foulée, le groupe aurait payé 180 millions de DH pourune modeste PME du nom de Leaderfood (achetée au même propriétaire) spécialiséedans les gaufrettes et cacahouètes: outre la controverse similaire sur la pertinence del'opération et la légitimité du prix, la cohérence stratégique d'une telle diversificationpour le groupe reste indémontrée. Quant aux synergies invoquées de manière quasiincantatoire, deux ans plus tard, elles restent problématiques, ni perceptibles ni mesu-

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rables. La même controverse entoure la dizaine d'hypermarchés de Marjane quiauraient été vendus à Auchan pour un prix peu ambitieux (on parle d'un montanttotal à peine supérieur au prix d'un hypermarché en France), et les actions qui per-mirent à Danone de se hisser à un niveau de 30 % de Centrale Laitière auraient été àdes niveaux modestes difficilement réconciliables avec l'importance stratégique futurede cette entreprise. Quant aux aléas et vicissitudes de Managem et de ses petits por-teurs, ils mériteraient un volume entier". Au-delà des questions techniques et histo-riques d'évaluation, reste la question incontournable du présent: des pertes virtuellesdues à ces opérations controversées de ventes et achats de participations et que ladégringolade de la Bourse de Casablanca" ne fera qu'accentuer lors de la nécessairedépréciation des titres. Toutes ces moins-values latentes ont-elles été provisionnées?Quand seront-elles constatées comptablement? Autant d'incertitudes que la commu-nication financière officiellese contente d'ignorer.

À cette liste d'opérations problématiques, il faudrait ajouter la prise de contrôlede la SNI (à travers l'acquisition de 60 % de Copropar) à des conditions exorbitantes(environ 518 millions de DH) et financées en outre par de l'endettement à court terme,et qui pèsera lourdement sur les comptes du Groupe lorsque les amortissements surles écarts d'acquisition seront faits en 2003 (sur les comptes de l'exercice 2002) par lanouvelle direction après le départ de Mourad Cherif. Pour être complet, il faudraitrajouter le un milliard de DH que le groupe a du débourser dans le cadre d'un pro-gramme d'autocontrôle et de rachat de ses propres actions, opération spectaculairemais qui laisse sceptiques les analystes sur sa pertinence.

Résultat de toutes ces opérations hasardeuses, faites en l'absence de tout débatpublic interne ou externe: l'endettement qui était pratiquement nul (exercice 1998etdébut 1999) a explosé depuis l'arrivée du nouveau mandataire pour atteindre environ12 milliards de DH en 2000: 4,4 milliards de dettes de financement, 1,5 milliard deprovisions pour risques et charges, 2,6 milliards de concours bancaires et 1 milliardd'autres dettes. Pour être rigoureux et exhaustif, une lecture avertie des annexes descomptes consolidés montre un montant supplémentaire de 2 milliards de DH au titredes engagements financiers hors bilan (contingent liabilities) sans aucune ventilationpermettant leur lisibilité mais qu'il faudrait en toute logique prudentielle intégrerdans l'endettement global. Pour couvrir ces énormes besoins de financement, issusdes multiples opérations d'acquisition, le groupe fera feu de tout bois: lancement enjuillet 2001 d'un emprunt obligataire de un milliard de DH (initialement prévu à 5milliards de DH), ponction selon certains commentateurs" sur les 1,5 milliard deDH collectés par l'ONA suite à la cession de 25 % de Managem en juillet 2000. Signeque le groupe a dû frôler la crise de liquidité (même s'il s'agit là d'une situation pure-ment «virtuelle », vu l'adage américain applicable à une telle société fortement épau-

33. Lors de l'introduction en bourse, M. Cherif déclarait que Managem, c'était du béton. Depuis, le titre s'esteffondré: introduit à 551 DH, il est passé sous la barre psychologique des 300 DH en octobre 2002. À l'interne, leholding minier a affiché des résultats en régression pour la troisième année consécutive (1999·2002).

34. Dans une note interne du 1" mars 2000, Salomon Smith Barney déconseille carrément l'investissement surla place marocaine, estimant qu'elle est hermétique et quelle manque de profondeur et de liquidité.

35. A.A., «Le groupe ONA face à son lourd endettement", Le Journal, du 10 au 16juin 2000.

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lée par la puissance régalienne: «Too big to fail») ou à tout le moins une explosionde ses charges financières", vu le fort endettement à court terme: en avril 2002, etdans le secret le plus absolu, le groupe aurait requis un emprunt en toute urgence deplusieurs centaines de millions de DH auprès de la CNCA (Caisse Nationale du CréditAgricole). On croit rêver: une banque publique à vocation agricole sollicitée pourfinancer le premier groupe privé du pays! Même une tournée confidentielle à la mêmeépoque dans les pays du Golfe pour essayer de placer des actions ONA et se procurerde la trésorerie restera sans suite. Sans compter une incertitude subsidiaire maissymptomatique: l'agacement des investisseurs libyens de Lafico (environ 6 % ducapital ONA) déjà passablement échaudés par les déboires de leur patrimoine immo-bilier (et Financière Diwanë'/Agma) et qui essayent à maintes reprises de se désen-gager sans y laisser trop de plumes.

À ce stade de notre analyse, il faut rappeler que l'évaluation d'une société ne sefait pas seulement par comparaison multisectorielle au niveau national, mais de plusen plus par comparaison intrasectorielle à l'échelle mondiale. Dans le monde actuel,on ne peut pas réussir si l'on est incapable de décliner un modèle économique declasse mondiale. Si l'on évoquait les développements les plus récents des chaebolscoréens (malgré leurs dérives financières) partis de rien ou celui des conglomératsindiens (Reliance), la comparaison dans le temps serait cruelle pour l'ONA aussi bienen termes de création de «valeur», d'emploi, de compétitivité ou d'innovation, et celamalgré des atouts historiques de départ plus que conséquents. Sur tous ces critères,des résultats largement inférieurs à ses «pairs» donnent une idée du manque à gagneret du coût d'opportunité en jeu. C'est à ce niveau-là qu'un véritable benchmarking dugroupe devrait se faire, car la véritable création de «valeur» ne se résume pas auproduit d'opérations financières mais englobe la capacité d'innovation tant dans lesdomaines industriel et commercial qu'au niveau des processus d'organisation et demanagement.

À un niveau plus fondamental, toute évaluation de l'ONA rencontre le problèmeclassique de la myopie comptable qui consiste à confondre résultat et création de«valeur». Outre les critères globaux (capitalisation boursière, bénéfice net, montantdes capitaux propres, capacité d'autofinancement) qui sont plus des «critères depuissance» et dont la critique n'est plus à faire, les critères comptables (BPAbénéficepar action, PBR capitaux propres par action et taux de rentabilité comptable) présen-tés dans le rapport annuel du groupe n'ont qu'un lointain rapport avec la création de«valeur »38.Celle-ci est plus à rechercher du côté de critères économiques tels que laVAN (valeur actuelle nette), le MVA (création de valeur boursière) ou encore l'EVA

36. Le compte de produits et charges consolidé au 31 décembre 2000 montre entre 1999 et 2000 une détério-ration du résultat financier de 634 millions de OH, mais là aussi sans donner aucun détail sur les taux d'intérêtpayés.

37. Les vicissitudes de l'affaire Diwan, holding financier du groupe, si elles ne sont pas sorties apparemmentde la légalité, ont sérieusement malmené l'éthique des affaires et son élément le plus important, la confiance, démon-trant à tout le moins l'incapacité du CDVM à policer certains comportements, en particulier lorsqu'il s'agit d'opéra-teurs puissants. Voir à ce sujet, [amaï Aboubakr, «Diwan, la duperie», Le journal, du 6 au 12 novembre 1999.

38. Pierre Vernimmen, Finance d'entreprise, Dalloz, 4' édition, 2000, chapitre 32: «Valeur et finance dentre-prise».

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(création de valeur intrinsèque), toutes opérations qui exigent nombre d'informationscomplémentaires et de retraitements. Outre la question déjà passablement complexedu choix de l'indicateur de résultat et de rentabilité" : profit ou marge bénéficiaire oucash-flow (ce dernier indicateur intéressant n'est pas disponible à travers les chiffresofficiels consolidés des différentes acquisitions), se pose le problème de la «qualité»des résultats et de leur mesure (sans oublier la durée). En effet, l'équilibre financierne signifie rien en soi et les chiffres de la rentabilité, qui n'ont que l'apparence de lasimplicité, peuvent souvent constituer un leurre comptable. On l'a vu ailleurs, deschiffres «bons» dans l'absolu ne sont pas synonymes d'absence de problèmes struc-turels, et si les indicateurs bruts du groupe aNA paraissent toujours aussi flatteurs,on doit impérativement se demander par rapport à quoi. Les chiffres «tels quels» netraduisent qu'imparfaitement la performance effective,et un vrai travail de traductionet de mise en perspective s'impose pour leur donner du sens. Ainsi, en 1999/98, si leCA (chiffre d'affaires) consolidé a enregistré un étonnant +37 % et le résultat netconsolidé part du groupe +20 %, ces résultats ont atteint ces performances grâce àune activité extraordinaire, soit à travers les réalisations de la SNI. En 2000/99, àpérimètre comparable, l'écart du CA consolidé n'estplus que de 6,15 %. En réalité, lesagrégats fièrement exhibés dans le rapport annuel du groupe" n'ont pas grande signi-fication et oscillent entre le trop et le trop peu: vu la masse et la force d'inertie d'untel mastodonte, des écarts de résultats trop faibles (tout juste en phase avec la crois-sance macro-économique du pays) ne peuvent être significatifs: ils ne relèvent guèred'un quelconque volontarisme directionnel, mais procèdent plutôt d'une sorte dequasi-pilotage automatique du navire-amiral.

Une telle gestion cosy où «ça marche» (= ça ronronne) s'apparente à du surplace(+x % tous les ans), voire à une quasi-stagnation à périmètre constant oblitérant touteréférence au coût d'opportunité, au potentiel latent et aux ouvertures possibles. Àl'inverse, des amplitudes majeures ne peuvent que s'expliquer par des changementsde périmètre qui rendent les résultats proprement incomparables sans tout un labo-rieux travail de retraitement qui, à notre connaissance, n'a jamais été entrepris ni àl'interne ni à l'externe. Deuxième niveau de difficulté: les innombrables conventionsqui régissent l'établissement de comptes consolidés" ont pour effet de rendre le résul-tat du groupe totalement hétérogène, voire hermétique, dans la mesure où il est larésultante agrégée de fractions de résultats de filiales hétéroclites et disparates. Les

39. Décomposition du CA en termes de volumes et de prix, impact du changement de périmètre, raisonsexpliquant lévolution relative des différents niveaux de marge EBE,marge opérationnelle, analyse des amortissementsdes écarts d'acquisition, etc. : seule une analyse structurelle du compte de résultat permettrait de porter un jugementplus proche de la réalité. Même si, difficulté supplémentaire, on sait que de tels concepts, conçus pour des entrepri-ses mono-produits, deviennent difficiles à manier dans le cas de groupes aux activités hétérogènes.

40. Rapport annuel 2000 du groupe ONA, Casablanca, 2001. On a beau chercher, on n'y trouve aucune espècede section voire de simple paragraphe ou d'indication sur la gouvernance corporative, ce qui en dit long sur la manièredont le groupe est géré et est contrôlé: rien sur les rémunérations et avantages des administrateurs et du PDG, riensur un quelconque comité d'audit ou de rémunération, rien sur un éventuel code de conduite, etc. Un tel mutismeest contre-productif car il permet toutes les hypothèses.

41. F.Colinet, Pratique des comptes consolidés, Dunod, 1994; Pierre Conso, [entreprise en 20 leçons, Dunod,1995, p. 105-112; Michel Levasseur et Aimable Quintard, Finance, Economica, 1992, p. 30-55.

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nombreux retraitements et l'effet d'agrégation des données de base induisent généra-lement une perte d'intelligibilité". Ainsi l'étude minutieuse des effets de l'intégrationglobale des comptes de la SNI reste à faire. Seuls des commentaires détaillés et affinés,voire la présentation complète des comptes des filiales les plus importantes, permet-traient de prendre la mesure réelle du résultat et du risque afférent en faisant la partde ce qui revient réellement au holding, aux filiales, au management, à la force d'iner-tie, à la conjoncture ... Ce qui, entre autres, permettrait demain, à des actionnairesminoritaires ou contestataires, de mettre en cause de manière probante et argumen-tée la «ponction» représentée par la rémunération de gestion versée à ONA S.A. parses filiales: pour l'exercice 2000, elle s'est élevée à la coquette somme de 118,7 millionsde DH, contrepartie des fameuses et fumeuses «prestations» dues au titre d'Lillevaleurajoutée gestionnaire/managériale? prétendument fournie par le holding mais restéeindémontrée jusqu'ici. Un tel travail de reconstruction sur une période suffisanted'analyse permettrait de comprendre, d'expliquer, de prévoir un certain nombre dephénomènes fondamentaux aujourd'hui encore peu lisibles, voire opaques: entreautres, la dynamique du cash-flow et les circuits internes du financement, le problèmedes écarts d'acquisitions et des moins-values latentes, la réalité de l'endettement et descharges financières, la baisse brutale des investissements dans certains secteurs, lesrapports de la valorisation et de l'actif net, le problème des intérêts minoritaires,l'évaluation réelle des charges essentielles du futur (provisions pour restructuration,dépréciation, sans oublier la dépollution pratiquement oubliée), le profil réel de risque,etc.

Labsence de mesures et d'indicateurs de performance globale plus pertinents faitici cruellement défaut pour une pleine démonstration: une approche plus rigoureuseet plus compréhensive aboutirait sans nul doute à un état des lieux encore plus acca-blant", que ce soit en termes de réalité opérationnelle de l'entreprise ou en termes de«juste valeur» des actifs (full fair value, pour reprendre l'expression de l'rASB). Endehors de ce travail complexe d'analyse financière dont nous ne pouvons ici que poserles prémisses conceptuelles et le cadre méthodologique général, il est illusoire deprétendre déchiffrer et décrypter la performance «réelle» de l'ONA, sauf à vouloirprendre à la lettre et sans recul les chiffres synthétiques issus d'une politiqued'image.

42. Bernard Colasse, Ianaiyse financière de l'entreprise, La Découverte, 1994, p. 4.43. Si, dans le cadre de la nouvelle organisation décrétée en 2003, l'ONA n'assure plus aucun pilotage opéra-

tionnel des filiales, ne coordonne pas leur action et entend évoluer vers une simple société holding détenant finan-cièrement d'autres sociétés, alors sa valeur ajoutée sera encore moindre que celle de la maison mère d'un groupeintégré et décideur dans ses filiales. Ce qui en toute logique risque par ailleurs d'aggraver sa décote boursière.

44. On parle ici de pertes économiques (destruction de « valeur») qui n'apparaissent pas directement dans lesétats comptables généralement distordus par de multiples techniques de «window-dressing» et autre « creativeaccounting». Cette vérité économique n'estpas lisible telle quelle, elledoit être reconstruite à travers un certain nombrede retraitements spécifiques pour aboutir aux vrais comptes d'une entreprise. Voir à ce sujet: Michelle Leder, Finan-cial Shenanigans, How to Detect Accounting Gimmicks and Fraud in Financial Reports, 2' édition, et du même auteur:Financial Fineprint, Uncovering a Company's True Value, 2003.

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1.2.3 Une stratégie hasardeuse

Au-delà des péripéties gestionnaires et opérationnelles, c'est toute la stratégie dugroupe qui pousse au questionnement. Derrière l'agitation brouillonne qu'on vientde décrire, on est bien en peine de dégager une visée stratégique". La confusion entrerentabilité immédiate et projet de rentabilité perdure. À part la quête éperdue devisibilité, on a du mal à identifier un projet cohérent, porteur et ambitieux. Dans unenvironnement boursier précaire, les cessions « au fil de l'eau» ont été dictées sansdoute plus par un besoin pressant de liquidités que par une politique vertébrée. Commenombre d'autres décisions, le divorce avec Coca Cola sur un marché éminemmentporteur reste toujours énigmatique sans explication élaborée, sans fil conducteur. Lesacquisitions relèvent plus du fourre-tout boulimique et hégémonique d'un «Pacman»industriel que d'une conception cohérente et intégrée. En l'absence de tout argumen-taire stratégique, même la prise de contrôle de la SNI paraît confuse, voire décalée,et en porte-à-faux par rapport à la politique nationale officielle de privatisation de laSNI qui, à l'époque, visait à créer un deuxième groupe national d'envergure. Les nou-veaux relais de croissance (tourisme, télécoms ...) sont invisibles ou minuscules"; voiredouteux". Le repositionnement stratégique dans des secteurs à forte valeur ajoutéeest dans les limbes et l'ouverture aux nouvelles technologies s'est limitée à des effetsd'annonce sans guère de suites tangibles ou significatives. Plus inquiétant encore,l'articulation entre court terme, moyen terme et long terme, les arbitrages entre chif-fre d'affaires, rentabilité et gestion du risque, la transformation d'une stratégie éco-nomique déchiffrable en stratégie financière décryptable, bref tout ce genre deconsidérations éminemment structurantes n'est nulle part annoncé, énoncé ou arti-culé.

Le bilan social n'est guère plus brillant: un maigre 1,5% de la masse salarialeconsacré à la formation (globalement l'ONA compte toujours environ 20 % d'anal-phabètes, mais dans certaines filiales le chiffre est bien plus dramatique), un médio-cre taux d'encadrement (d'à peine 6 %, il chute à 4 % au niveau de l'agroalimentaire),un modeste volet social (à peine 25 millions de DH saupoudrés en aide au pèlerinage,en parcimonieuses colonies de vacances), tous éléments qui, on en conviendra, nesont guère à la hauteur ni des ambitions affichées ni du résultat effectif d'un groupequi, cette année-là, a engrangé 1 milliard 701 millions de DH de résultat net (conso-lidé part du groupe).

Au-delà d'une phraséologie ronflante, la réalité est impitoyable: l'ONAvit toujoursd'une rente de situation et ses revenus restent toujours principalement issus de la

45. Iexistence à l'a A comme ailleurs de plans, de budgets, ne doit pas faire illusion: Mintzberg a magistra-lement montré en quoi le formalisme et les exercices de planification budgétaire dits stratégiques avaient peu à voiravec lessence même d'une véritable réflexion stratégique. H. Mintzberg, Grandeur et décadence de la planification,Dunod, 1997.

46. Même si les effets d'annonce sont particulièrement tonitruants (titre de première page de EÉconomiste:aNA, Offensive dans les NTl. avec plein portrait de M. Cherif, L'Économiste, 18, 19 janvier 2002).

47. Telle l'affaire du techno-parc de Bouznika dans laquelle l'ONA aurait demandé à l'État de lui céder sansmise en concurrence aucune, de gré à gré et au dirham symbolique, les 90 hectares du parc avec en plus la prise encharge par l'État de toutes les dépenses d'infrastructure et de viabilisation afférentes (Économie et Entreprises, décem-bre 2000).

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contraintes cognitives (<< bounded rationalityï»). Bref, non des facteurs mécaniquesmais des acteurs enserrés certes dans des logiques de système mais disposant ausside certaines marges de manœuvre. Car, on le verra, c'est la difficulté à imputer et àassigner des responsabilités individuelles qui nourrit cette culture d'impunité quiprotège les dirigeants d'entreprises contre toute sanction. Cependant, cette méthode",si elle dévisage et considère les opérateurs individuels dans leur autonomie relative,ne s'y arrête pas, puisqu'elle vise dans un deuxième temps à mettre en évidence lesdimensions de pouvoir structurelles et systémiques qui les génèrent de manière sous-jacente et dont ils sont les véhicules incarnés.

C'est dans cette optique multidisciplinaire que nous entendons inscrire et situerl'étude d'un cas de gouvernance corporative au Maroc. Optique d'autant plus élargieque l'objet de notre travail ne se réduit pas au «gouvernement» d'entreprise (au sensstrict de la structure de commandement et de contrôle) mais vise la « gouvernance!»d'entreprise au sens large en tant que dispositif de pouvoirs impliquant à la fois desinstitutions, des systèmes de procédures, des règles du jeu, mais aussi des pratiques,des relations interpersonnelles, des comportements et des valeurs. Même si, bienévidemment, nous ne sommes pas certains de pouvoir répondre ici dans le cadre decette contribution à toutes les exigences détaillées de ce vaste programme, nous allonsau moins ébaucher et dérouler les lignes de force de cette trame multidisciplinaire.Esquisse provisoire au sens d'un «work-in-progress» qui devra bien entendu êtrecomplétée par d'autres recherches empiriques plus détaillées et spécialisées sur uneréalité qui, par définition, est loin d'être totalement décantée et élucidée".Pourquoile choix de cette entreprise particulière?

Le Groupe aNA occupe une place particulière dans le paysage économique etsocial du Maroc. Modèle pour les uns, repoussoir et antimodèle pour les autres, ilfonctionne comme un point de repère, à la fois miroir ambigu et référence incon-tournable en tout cas du capitalisme marocain dans toutes ses contradictions. Groupeprivé le plus important du pays, le seul aussi à être porteur, de par sa continuité dansle temps, d'une véritable histoire industrielle (il fut créé en 1919), il constitue, defacto,une sorte de boussole, un référent majeur pour tous les acteurs du développementdans le pays. On pourrait même dire que, dans «l'air du temps », les deux principauxbaromètres subjectifs du Maroc sont l'agriculture et l'aNA. D'ailleurs une grandepartie des responsables d'entreprise a tendance à «regarder ce qui se passe à l'aNA»

6. R.M. Cyert et J.G. March, A Behavioral 'Iheory of the Firm, Prentice Hall, 1963; H. Simon, Administrationet processus de décisions, Economica, 1983.

7. «Contrairement à la plupart des intervenants engagés dans des débats savants autour de ces processus ettransformations, notre méthode consiste à insister sur les opérateurs pour mieux comprendre les politiques qu'ilsprivilégient." Dans Yves Dezalay et Bryant Garth, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration dupouvoir d'État en Amérique Latine: entre notables du droit et Chicago boys, Le Seuil, 2002, p. 49.

8. Roland Perez, La gouvernance corporative, La Découverte, 2003, p. 5 et p. 273.9. La véritable histoire du Groupe ONA et de son gouvernement dentreprise reste à écrire. Trop d'éléments

d'appréciation nous échappent encore pour prétendre le faire de manière exhaustive. Mais sachant qu'il n'est pasnécessaire d'espérer pour entreprendre, il faut bien commencer même modestement, d'autant plus que, avec lepassage du temps et la déperdition de cadres, la perte de la mémoire historique risque de devenir irréversible, laissantle champ libre à toutes sortes de fables et de légendes.

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commercialisation de produits liés à la consommation des classes lesplus défavorisées.Ces produits relativement banalisés et sans grande valeur ajoutée économique (telsque sucre", huile, biscuits, lait) se situent dans des marchés tendanciellement saturéset donc à croissance modeste mais soumis de plus en plus à des guerres de prix inces-santes. Ce qui explique que, à contre-courant de l'évolution libérale du pays, le groupeessaie de conforter son monopole par tous les moyens, comme le savent douloureu-sement tous ceux qui ont essayé d'entrer dans ces marchés (Viking dans le passé, lesbiscuitiers, Copag, Nestlé, les coopératives laitières, les huiliers)... ous sommesencore loin du level playingfield et des règles de jeu applicables à tous selon les canonsde l'économie de marché. D'après nombre de fournisseurs, une culture d'arrogance,des rapports de force prédateurs et non de partenariat continueraient à régner: desfournisseurs pressés comme des citrons, des rabais extravagants demandés à côtéd'autres libéralités et parfois des prestataires recalés même quand leurs prix seraientd'un meilleur rapport prix-qualité. Les mines elles-mêmes souffrent d'une précaritéstructurelle puisque leur bonne fortune dépend essentiellement des fluctuations dumarché des métaux de Londres, sans parler du curieux tropisme historique originelqu'elles reproduisent paradoxalement en investissant dans des zones (Afrique del'Ouest) aux fortes réminiscences coloniales". Enfin, toujours à l'interne, et pas plusd'ailleurs que son prédécesseur, le président n'a pu imposer sa loi à la BCM (malgrésa présence de 20 % à travers sa société holding de participation financière Diwan),se privant là aussi d'une pièce charnière dans le dispositif de mobilisation et dedéploiement du groupe.

Lamythique politique des alliancesavecles groupes étrangers se révéla rapidementun slogan creux, tant le contexte de négociation et les conditions de finalisation deces accords se révélèrent un jeu de dupes dont profitèrent les grands groupes étrangers(Axa, Auchan, Danone'"). Opérations de prestige plus que transactions mûrement etstratégiquement réfléchies, elles aboutirent à un retrait peu judicieux du groupe denombre de secteurs prometteurs et en pleine croissance (distribution, assurances enparticulier). Le cas de l'assurance constitue sans doute le revers le plus cinglant et leplus parlant, surtout qu'on se rappelle que le président de l'ONA avait dès le débutpris en charge personnellement le pôle assurances du groupe. Ainsi, comme on pou-vait s'y attendre, et malgré les multiples promesses du groupe selon lesquelles l'ONA

48. Sans compter qu'à travers la Caisse de compensation, l'État continue de faire financer par le contribuablele maintien non économique du prix de certaines denrées (sucre). Un seul exemple de lénorme ponction réalisée auprofit du groupe: 500, 000 T/ ... de sucre (pain + morceaux) x 2 DH (montant de la compensation) = 1 milliard deDH. Voir notre article: A.D., «La compensation revisitée par la Fondation BouabidfNe jetez pas le bébé avec leaudu bain».

49. À lépoque de la Résidence de Lyautey, et sous la houlette de la banque Paribas, l'Omnium Nord-Africainétait l'instrument privilégié d'une politique coloniale dexploitation du sous-sol chérifien entre autres.

50. Une comparaison entre la valeur ajoutée de Danone à Centrale Laitière et le retour sur investissement dupartenariat Danone engrangé par d'autres affiliés ou filiales Danone de par le monde (Tunisie, Arabie saoudite,Argentine, Pologne) serait édifiante et accablante: en termes de qualité des produits, de chaîne du froid, d'organisa-tion des ateliers, de stratégie marketing, du rapport coût/prix, prix/qualité des produits, de leur accessibilité auconsommateur populaire, le bilan de la Centrale Laitière la situe nettement à l'arrière-garde. À la décharge de Danone,lorganisation interne chaotique de cette entreprise et ses zones dopacité depuis plus d'une décennie ne la prédispo-sent guère à optimiser les apports extérieurs.

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garderait un véritable pouvoir de gestion dans la nouvelle entité, la fusion Axa-Al-Amane et Compagnie Africaine d'Assurances (ONA) en mai 1999 a abouti à un fiascosans appel: marginalisation ou franche éviction de pratiquement tout le haut enca-drement marocain, départ de Jamal Harrouchi, DG d'Axa Assurance Maroc, prise decontrôle totale de tous les rouages de décision par la machine Axa, tout cela en totalecontradiction avec les aimables mièvreries sur les synergies entre les deux groupesqui avaient servi d'alibi à l'opération. Avec à la clé, depuis la fusion, une chute verti-gineuse des résultats d~ Assurance Maroc (-65 % entre la date de l'opération etfin 2002) imputable apparemment à la migration de nombre d'intermédiaires rebutéspar l'inquiétante détérioration de la gestion du nouvel ensemble". Nul doute que,lorsque toutes les données (aujourd'hui encore largement confidentielles) qui ontprésidé à ces opérations seront rendues publiques, l'évaluation des coûts-bénéfices deces alliances révélera la minceur des contreparties et l'ampleur stratégique du désas-tre. Même le partenariat avec Vivendi (pour la gestion déléguée de l'eau et de l'élec-tricité des villes de Tanger et Tétouan) avec une participation minoritaire d'à peine16 % paraît dérisoire en termes de retombées. Plus inquiétant, derrière toutes cesopérations d'acquisitions, d'achats et de ventes, on perçoit rarement l'esprit d'entrepriseassocié à la création et au développement de nouvelles affaires, mais plutôt les rémi-niscences et résurgences d'un vieux Maroc révolu mais toujours prégnant et structu-rant: celui du commerce, du négoce, du court terme.

Conséquence prévisible de cette impasse stratégique et facteur aggravant deprécarisation: la capitalisation boursière, qui de 138 milliards de DH au 31 décembre1999 a chuté à 115 milliards au 31 décembre 2000, soit une baisse de 16,75 % (et cemalgré l'introduction en bourse de Managem pour 4,8 milliards de DH). Le cours dela bourse, qui tutoyait les 1 200 DH au début du mandat, s'est effondré aux alentoursdes 800 DH en mai-juin 2002 (puis à 740 DH au 31 décembre 2002). Devant cettedestruction de valeur phénoménale", l'actionnaire de référence, alerté par les remon-tées d'information parallèles, a fini par réagir. Face à ces dérèglements qui touchaientà la fois à son image et à ses intérêts, et qui se révélaient complètement antinomiquesavec son nouveau concept d'autorité, le palais nomma Driss [ettou, ancien ministre,à la tête de Siger et donc au conseil d'administration du groupe. Mais la courte périodede Jettou au conseil d'administration (1999-2001) ne changea rien au cours des choses.Ce dernier, soit par complaisance soit par ignorance, et de toute façon fort occupépar ailleurs, ne fut guère en mesure de démêler les affaires de l'ONA ou d'y constituerun contre-pouvoir efficace. D'où son remplacement par Mounir Majidi, l'homme quidirige aujourd'hui Siger/Ergis, le holding royal (actionnaire de l'ONA à hauteur de13 %), lequel prit rapidement la mesure de la catastrophe et alerta les plus hautesinstances.

51. «rONA se retrouve donc bel et bien dans une situation de minoritaire, peu ou mal informé, très incon-fortable, et ne peut prétendre s'appuyer sur Axa pour son développement», dans A.N., «Assurance/ONA, quellestratégie ?», Le Journal, du 12 au 18 octobre 2002.

52. Sur une période plus longue, d'autres méthodes permettraient de mesurer cette destruction de valeur:comparer les apports des actionnaires cumulés et réévalués à la capitalisation boursière ou encore mettre en regardles flux financiers produits et les capitaux investis par les actionnaires. Pour l'exposé de la méthode et un cas précis,voir J.c. Tournier, La rentabilité de certaines sociétés françaises cotées depuis leur origine jusqua 1969, Paris, 1970.

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Le prétexte de la mise à l'écart de M. Cherif fut sans doute purement fortuit,encore que pas anodin. La réception « royale» qui lui fut accordée en Guinée avec lespompes et fastes grandioses habituellement accordés à un chef d'État fut sans doutela goutte d'eau qui fit déborder le vase. Dès son retour, il était remercié. La cause del'éviction est sans doute plus profonde: le président de l'ONA avait oublié une desvérités du système-makhzen, à savoir que tout pouvoir est octroyé et peut être reprisà tout instant, chaque responsable n'étant qu'un fondé de pouvoir précaire aux attri-butions périssables".

Le départ de M. Cherif de l'ONA fut entaché d'une ultime polémique qui a sansdoute contribué, plus que toute autre considération de gestion, à ternir son image: lefameux golden parachute, à savoir des indemnités de départ extrêmement conséquen-tes dont la presse" se fit l'écho. Eu égard à sa performance controversée, à la duréerelativement courte de son mandat et surtout au fait que l'intéressé, grâce à la faveurroyale, avait retrouvé immédiatement un point de chute dans un poste prestigieux,cette manne, si elle était avérée, semblerait quelque peu déplacée et inconvenantemême si apparemment elle aurait fait l'objet d'un habillage juridique adéquat qui enassure la légalité". Encore que, ici comme ailleurs, on sait très bien que légalité nerime pas toujours avec légitimité.

Les causes d'un bilan aussi accablant sont multiples. D'abord, il faut noter laregrettable absence d'un véritable directeur général-groupe doté d'un fort leadershipet capable de fonctionner en binôme avec un président doté d'une vision stratégique:seul hic, ce dernier l'eût-il supporté? Ensuite, à la décharge du président M. Cherif,on dira que le conseil d'administration, y compris les représentants de Siger, a entérinésans discuter toutes ses décisions, même les plus controversées. Si faute il y a, la res-ponsabilité reviendrait à un conseil d'administration qui, fonctionnant comme unsleeping partner, a classiquement et banalement mal contrôlé des choix stratégiques'",

53. «ln the monarchies the local business elites act as part of a big extended family, for the ruler retains theability to alter the pecking orders of power, privilege and wealth. There is no true distinction between public andprivate property. What a wealthy ruler gives away may be taken back...». M. Clement Henry et Robert Springborg,Globalization and the politics of development in the Middle East, Cambridge University Press, 2001, p. 169.

54. La presse (en particulier le mensuel Économie et Entreprises, juin 2002, nO39, p. 9) avança le chiffre de 55millions de DH même si ce montant n'a jamais été communiqué ou confirmé officiellement. il semblerait seloncertains observateurs que, au vu de l'émotion suscitée par cette affaire, cette somme n'ait finalement pas été débour-sée voire qu'elle ait été gelée in extremis. Si la péripétie est avérée, il y aurait là un curieux parallèle avec J.M.Messierdont le montant des indemnités, pourtant dûment avalisé par ses administrateurs, n'a finalement jamais étédéboursé ...

55. «Contacté par la revue Économie & Entreprises, Mourad Cherif nie l'information et reconnaît que soncontrat prévoit des indemnités qu'il refuse de dévoiler. Or en réalité, Cherif n'a pas été limogé puisqu'il a été muté

. par dahir à la tête de l'OCP une semaine plus tard, d'autant plus que c'est sa majesté aussi qui l'a nommé à l'ONA.[indemnité n'a donc pas lieu dêtre, Chérif aurait profité de ce départ accéléré pour lui donner la connotation d'unlicenciement et encaisser les 55 millions de dirhams. Pendant le conseil du lundi qui sest tenu à 18 h, il n'a été ques-tion ni de limogeage ni d'indemnités ...». « Confidentiel: Un limogeage bien récompensé! », Économie et Entreprises,n° 39, juin 2002.

56. Ce fonctionnement paraît antinomique à la nouvelle loi sur la société anonyme: «Chaque administrateurdoit obtenir toute information lui permettant de prendre une décision éclairée. Cette information devrait lui parve-nir par l'intermédiaire du président du conseil, dans un délai suffisant avant sa tenue, sous peine de nullité de ladélibération du conseil.» Dixit Masnaoui, Mazars et Guérard (voir Économie et Entreprises, avril 2000).

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Certes, mais encore faut-il ne pas confondre l'habillage «légaliste» des décisions etleur légitimité. Même s'il est non moins exact que la solitude d'un dirigeant est pesanteet que le conseil d'administration ne lui a pas forcément rendu service en entérinantsans guère de débats les choix stratégiques les plus lourds de conséquences. Faudra-t-il alors recourir aux pirouettes d'un dirigeant français lors de l'affaire du sang con-taminé et conclure sur le registre des sophistes: notre président est responsable maispas coupable" ... ? La perspective sociologique qui est la nôtre est autre: elle n'impliquepas tant la stigmatisation des personnes que la mise en évidence, à travers leurs com-portements, de mécanismes et de structures sociales anomiques et incohérents. Sansoublier que, comme le rappelle Bourdieu, « les dominants sont aussi dominés par leurdomination+ ». C'est là tout le problème de la part de l'individu et du collectif poursavoir où mettre le curseur dans la part de liberté que ménage tout espèce de jeusocial.

Au terme de cette investigation, un principe de précaution ultime s'impose. Neconsidérer l'aNA que sous l'angle financier ou économique serait plus qu'insuffisant:erroné. On risque de rester à la surface des choses et de ne saisir que des symptômesdu mal, alors que les causes profondes sont celles que l'analyse comptable et financièretraditionnelle tend à oublier: les hommes, les stratégies, le politique. C'est pourquoiun bilan quantitatif" sera toujours réducteur et qu'il doit être complété par un bilanqualitatif dans le cadre d'un diagnostic global d'entreprise. À ce niveau, le constat estrédhibitoire: le déroulement autocratique et confus du mandat de M. Cherif en l'ab-sence de tout contre- pouvoir aussi bien que sa fin abrupte au terme d'un fiat énigma-tique mettent en évidence la précarité structurelle du fonctionnement du groupe etlaissent entière la question de son déficit d'institutionnalisation, véritable épée deDamoclès suspendue et irrésolue. Lévaluation de l'adéquation entre la cohérence deschoix stratégiques du groupe aNA et ses ressources mobilisables (définies par sescontraintes mais aussi par son potentiel) montre un fossé impressionnant: plus qu'auxdeux niveaux traditionnels de la performance et de l'efficience, c'est au niveau de1'«effectivité », le critère stratégique au sens fort (puisqu'il croise les moyens, lesrésultats et les objectifs choisis), que l'échec est le plus patent. La communication s'estalors rapidement réduite à une politique d'image. L'incapacité de saisir les nouveauxenjeux, l'absence d'un projet d'entreprise mobilisateur et le manque de déterminationet d'audace ont fait le reste. Au final, tous les échafaudages de rationalisation se sont

57. Le communiqué officiel de l'ONA, paru à cette occasion, reste dans une tonalité sobre, factuelle et... sur-réaliste: «Le Conseil d'Administration d'ONA s'est réuni lundi 8 avril 2002 sous la Présidence de Monsieur MouradChérif. Appelé à exercer d'autres fonctions importantes pour le pays, Monsieur Mourad Chérif a transmis ses fonc-tions de Président Directeur Général à Monsieur Bassim [aï Hokimi. Monsieur Mourad Chérif a pris la tête du GroupeONA le 20 avril 1999. En Iespace de trois ans, il a, avec ses équipes, profondément rénové le Groupe. Sous sonimpulsion.l'O A a acquis une nouvelle dimension, d'abord par la prise de contrôle de la SNI, puis par l'établissementde partenariats stratégiques, enfin par le développement des métiers du Groupe à travers une démarche de croissanceinterne et externe. Ce développement a été conduit en maîtrisant les grands équilibres financiers et avec une attentionpermanente aux ressources humaines du Groupe» (Site 0 A).

58. P.Bourdieu, op. cit., p. 12.59. Ce bilan global peut paraître accablant, il est en réalité sûrement et largement sous-estimé car l'ONA reste

une boîte noire et le black-out sur l'information pertinente, l'extrême difficulté même aujourd'hui à obtenir deschiffres plus détaillés et désagrégés font craindre à Iobservateur le pire.

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effondrés: sur fond de pilotage à vue et sans grande ambition majeure, l'ONA tend àse réduire à une cash machine sans âme et sans effet d'entraînement sur le tissu natio-nal. Même au niveau du débat d'idées, et ce n'est pas la défaillance la moins redouta-ble, le groupe est absent et sans voix, sans imagination ni créativité intellectuelle,n'ayant jamais pu/su ou voulu s'engager et investir dans la production de sens à traversdes institutions de réflexion, des centres de formation, des universités ouvertes, commele font les grands financiers (Soros) ou les grandes entreprises de cette envergure.Absent des débats majeurs qui agitent les entreprises mondialisées (développementdurable, knowledge management, intelligence économique, stakeholders, etc.), le groupen'a ni la politique de ses moyens ni les moyens de sa politique. Malgré les déclarationsd'intention, l'ONA reste un OENI (« objet économique non identifié »), véritablehybride avec un pied dans l'économie de marché et l'autre dans l'économie politique.Sans aucune visibilité internationale, dénué de toute stratégie conséquente de mon-dialisation, l'ONA reste un acteur provincial de deuxième plan qui peine à exister endehors de son pré carré, protégé et patronné.

2. IMMUNITÉ ET DISSUASION: MÉCANISMES, PROCESSUS ET STRATÉGIESDE GOUVERNANCE CORPORATIVE

2.1 GOUVERNANCE DE PAPIER

Face aux dérives que nous venons de décrire, quels sont les mécanismes de pro-tection et autres garde-fous prévus d'abord juridiquement? La loi de 1996 sur la sociétéanorryme'", qui encadre juridiquement la gouvernance corporative au Maroc, n'est enréalité qu'une copie conforme de la loi française de 1966 magistralement décodée etdécortiquée par Peyrelevade". Elle fut promulguée à l'époque de l'opération dited' « assainissernent=» lancée par Basri, ex-ministre de l'Intérieur, figure de proue del'ancien régime hassanien. On retrouve à l'occasion de cette loi d'abord une constante:le Maroc aime le droit". Création de commissions et de comités, textes en discussionet organigrammes en préparation font la une des journaux à longueur de colonnes.La production de lois, décrets, circulaires est un sport national qui ravit nombred'amateurs de la chose juridique. Même si l'application tarde et que l'intendance nesuit pas.

La nouvelle loi ne fait pas exception à cette règle: sa pragmatique n'est pas à lahauteur de son esthétique. La nouvelle architecture proposée en vue d'organiser laséparation des pouvoirs et la «dualité institutionnelle» en mettant fin à la confusion

60. Dahir 96-124, BO 4422/17, octobre 1966.61. Jean Peyrelevade, Le gouvernement dentreptise ou lesfondements incertains d'Urinouveau pouvoir, Econo-

mica, 1999.62. Opération inquisitoriale qui, comme son nom ne l'indique pas, fut une gigantesque opération de règlements

de comptes menée par l'ancien ministre de l'Intérieur Basri en vue de terroriser la bourgeoisie d'affaires et derrièreelle le pays entier sous prétexte de lutte « orientée" contre la corruption.

63. Trop de lois tuent la loi, tout comme en France où les énarques sont persuadés que le droit public peut àforce de lois et de décrets agir sur la société. Voir Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la IlRépublique,Flammarion, 1996.

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des fonctions (directoire + conseil de surveillance) est passée largement inaperçuedu monde réel. Classiquement et sans surprise, elle est restée largement un vœu pieuxsur le papier sans guère d'applications pratiques. Les entreprises qui y ont souscrit secomptent sans doute sur les doigts de la main. Les seules avancées permises par cetexte ont été le commissariat aux comptes, la publication des comptes annuels et larégularité des actes sociaux, sans oublier la publicité de certaines opérations liées àla bourse (franchissement de seuil, etc.). Peut-être faudrait-il nuancer quelque peuce jugement et faire la différence entre les sociétés fermées (familiales) et les sociétésouvertes: d'après nos amis praticiens-juristes, la prise de conscience des responsabi-lités pénales et civiles induites par la loi inciterait progressivement les dirigeants àrelativement plus de prudence et de retenue. A part cela, qui n'estpas rien, on est plusdans le respect des formes, et l'on continue de cultiver les apparences. Ainsi les comi-tés techniques prévus (audit, rémunération ...) n'ont guère proliféré.

Dans le cas qui nous occupe, les mêmes causes ont produit les mêmes effets:malgré l'observance formelle des textes, les pratiques et le fonctionnement concretdu conseil d'administration de l'ONA l'ont vidé «ordinairement» de sa substance".La composition d'abord du conseil d'administration ne lui permettait sans doute pasde contrôler efficacement la direction. Composé de notoriétés autochtones et inter-nationales mais toutes fort occupées par ailleurs, le conseil n'a jamais été le lieu devrais débats mais plutôt le siège d'un consensus mou". Si courtoisie et civilité mon-daines entre gens debonne compagnie sont attestéespar tous les témoignages probants,par contre, aussi bien la validation de la stratégie et la surveillance de sa mise en œuvreque l'évaluation globale des performances (qui font pourtant partie des attributionsdu conseil) sont restées très en deçà des conditions idéales d'un débat franc, vigoureux,sans concession. Formalisme policé et rituel légaliste ont maintenu l'honorable façade,mais sans plus. Le conseil n'a guère laissé de trace de contributions décisives ou d'ap-ports intellectuels transcendants: l'histoire n'a guère retenu qu'un administrateur aitbrillé ou démontré une inspiration mémorable dans la conduite stratégique du groupe.Aucun fait saillant, aucune initiative majeure n'ont marqué la présence de AbdelfattahFrej, secrétaire particulier de Hassan II et l'un des trois administrateurs de Siger"(représentant l'actionnaire de référence). Plus que de recul, les membres du conseilsouffraient plutôt dëloignement vis-à-vis des réalités de l'entreprise. Faute de dispo-nibilité et de désir,aucun d'entre eux ne s'estjamais autorisé à pratiquer un des meilleursexercices qui soit pour faire l'apprentissage de l'entreprise: aller sur le terrain, visiterles filiales, rencontrer les cadres opérationnels, les dirigeants de terrain, se faire expli-quer les enjeux, bref toucher concrètement le triptyque hommes/produits/marchés.Parallèlement et réciproquement, les demandes de dirigeants de terrain de rencontrer

64. «Aucun investissement enregistré depuis l'arrivéedu nouveau président n'a reçu l'avaldes administrateurs. »,

Hassan Alaoui, «ONA, qui tire les ficelles? », Économie et Entreprises, avril 2000.65. Même la présence d'un administrateur étranger comme Franck Riboud, PDG de Danone, n'y a pas changé

la donne. TIfaut dire qu'avec moins de 3 % du capital de 1'0 A, celui-ci n'y jouait qu'un rôle honorifique. Sanscompter que son véritable et unique intérêt, à savoir sa présence à Centrale Laitière, ne pouvait être que favorisé parWleattitude bienveillante et conciliante de sa part.

66. Aussi sourds et aveugles, les deux autres administrateurs, Brahim Frej et Abdelkrim Bennani, furent toutaussi évanescents et n'ont guère marqué l'histoire du groupe.

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des administrateurs ou même le président du conseil d'administration lors dedysfonctionnements internes majeurs précédemment évoqués ne furent jamais exau-cées", alors que de telles rencontres auraient pu fournir des remontées d'informationscruciales pour la bonne marche de l'entreprise.

Dans la foulée, le conseil n'a guère fait preuve d'auto-analyse: aucune évaluationprofessionnelle formelle du conseil lui-même et des administrateurs (que ce soit àl'interne ou par un consultant extérieur) n'a pu avoir lieu: l'exigence de calibrer,mesurer et juger de l'efficacitédu conseil et de celle de ses dirigeants face à leurs res-ponsabilités et à leurs priorités stratégiques ne semble pas avoir effleuré les adminis-trateurs. En vérité, plus que les attributs de disponibilité, de compétence oud'expérience, qui ne furent pas toujours au rendez-vous, c'est plutôt le caractère deshommes (et en l'occurrence, sa mise en veilleuse) qui est et reste déterminant: lecaractère seul qui permet de poser les questions difficiles, de mettre au défi les diri-geants, d'exprimer des points de vue pas toujours politiquement corrects. Car, endéfinitive, c'estmoins en vertu d'une force intrinsèque du dirigeant que par la passi-vité des instances chargées du contrôle que ledit dirigeant peut se permettre de «fairela loi ».

Dès lors, avec des administrateurs peu focalisés, peu préparés, peu vigilants, lerésultat final était prévisible. Un conseil docile vis-à-vis de son PDG, une instanceconsidérée, de l'avis de tous les observateurs, comme une simple chambre d'enregis-trement, des responsabilités qui se dérobent et des errements ne donnant lieu à aucunquestionnement incisif, à aucun débat approfondi. ln fine, un non -événement qui, làencore, n'a rien d'exceptionnel (ce qui ne l'absout pas) et qui rejoint malheureusementle caractère fictif de nombre de conseils d'administration dans ce pays et par lemonde".

D'autres éléments de marché n'ont pas joué leur rôle, en particulier les analystesfinanciers. En raison de l'étroitesse du marché boursier, la dépendance capitalistique,financière ou simplement idéologique les empêche de faire un travail véritablementindépendant: faut-il rappeler que l'aNA représente la moitié de la capitalisationboursière de la place de Casablanca? On imagine l'audace ou l'inconscience qu'ilfaudrait à un analyste pour opérer un véritable travail de fond permettant de décryp-ter la vérité des comptes de l'aNA. Aucun d'entre eux n'est aujourd'hui adossé à unestructure assez solide et autonome pour se permettre de le faire. Peut-être faudrait-ilaussi incriminer un manque d'expertise et la nécessité d'une formation plus pointue,tant parfois les analyses financières apparaissent légères,voire rudimentaires. En effet,

67. Cette fonction de recours et de veille fut toujours exclue avec des réponses du genre: « on ne peut pascourt -circuiter le président,..» ou encore «vous avez votre hiérarchie ... » ou bien même dans un registre plus franc:« on veut pas de problèmes ... ». On retrouve là, chez les administrateurs en particulier comme dans Iélite d'État d'unemanière plus générale, une indéniable capacité à théoriser leur passivité.

68. À un niveau plus élevé, on peut se demander aussi, comme le fait Carlos Ghosn, patron de Nissan, si, àraison de 6 réunions par an, les administrateurs ont tous les éléments et sont vraiment outillés pour porter un juge-ment sur la stratégie d'un groupe, ses forces et ses faiblesses (Yves de Kerdrel, «Que reste-t-il du rapport Bouton? »,

Les Échos, 25/09/2003).

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l'analyse d'entreprise est moins une science exacte qu'un art du décryptage et de l'in-vestigation, une discipline d'interprétation et de vérification qui ne devrait pas selimiter aux seules données comptables officielles mais devrait mobiliser d'autressources d'information qualitative et quantitative ayant trait à la stratégie de la société,ses hommes, son organisation, ses produits, ses dimensions techniques et commer-ciales. En ce sens, l'analyse financière stricto sensu devrait être réinsérée dans unedémarche plus globale de diagnostic d'entreprise. A contrario, la concentration exces-sive sur les chiffres bruts de résultats, le cantonnement descriptif, l'absence de ques-tionnements fouillés sur les stratégies menées, implicites et explicites, potentielles etalternatives, l'ignorance des réalités humaines et organisationnelles sèment des doutessur la valeur ajoutée et la fiabilité ultime des analystes.

Dernier élément: l'audit des comptes. Certes, les comptes de l'aNA aujourd'huisont certifiés par des commissaires aux comptes (en l'occurrence, Priee Waterhouseet Ernst & Young), et c'estlà évidemment un progrès par rapport à une période anté-rieure. Cela dit, il faut relativiser cette certification, car la signature d'un commissaireaux comptes n'est jamais une garantie totale de la véracité des comptes. De manièregénérale, il est établi que l'audit des comptes ne se focalise que sur le respect desprocédures, ne maîtrise guère les complexités opérationnelles, ne fonctionne correc-tement que si les dirigeants sont de bonne foi, et, au final, n'a guère de chance d'êtreefficacesi le contrôle interne lui-même est affaibli". Outre les déficiences intrinsèquesde la doctrine et de l'appareillage comptable lui-même", les réalités concurrentiellesde toute entreprise d'audit, ici et ailleurs, les conflits d'intérêts (puisque le commissaireaux comptes est rémunéré par la société auditée) et enfin, last but not least, les scan-dales internationaux" (on se rappellera Arthur Andersen in memoriam) ont contri-bué largement à décrédibiliser cette pièce maîtresse de gouvernement d'entreprise.Bref, les signatures prestigieuses de tel ou tel cabinet ne garantissent en rien l'identi-fication des zones à risque de l'entreprise.

2.2 DE LA CONTRE-GOUVERNANCE: SYSTÈMES D'IMPUNITÉ ET DISPOSITIFSDE PROTECTION CROISÉE

Une fois ces paravents légaux posés et établis dans leur force mais aussi leurslimites, il importe maintenant d'entrer plus profondément au cœur de la réalité. Aprèsla question de la gouvernance du management, à savoir: comment les actionnaireset autres parties prenantes (principalement l'État et les autres actionnaires) parvien-

69. Or, à la période concernée, et l'anecdote en dit plus sur Ieffritement intérieur et la détérioration des systè-mes de contrôle internes que n'importe quelle autre démonstration, le directeur de l'audit et le directeur des systèmesd'information étaient... mari et femme! Ce qui, même pour des novices du fonctionnement d'entreprise, paraîtraincongru tellement le conflit d'intérêts est éclatant.

70. À relire un classique toujours d'actualité sur le manque de pertinence accru de la comptabilité dentreprise:Robert Kaplan et Thomas Johnson, Relevance lost: The rise and faU of management accounting.

71. Pour mémoire, l'affaire Coopers & Lybrand/Maxwell (caisses de retraite pillées), Priee et Ernst & Young!BCC! (prêts fictifs), KMPG/Sasea (bilans falsifiésmais certifiés), PriceWaterhouse/Ferruzi (pots- de-vin pour partispolitiques), Deloitte & Touche et autres/Savings and Loans (certification de comptes sans actionner la sonnetted'alarme), voir Le Capital, mars 1995.

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nent-ils à contrôler/ne pas contrôler le dirigeant? vient le temps de la seconde inter-rogation, à savoir celle du management de la gouvernance. Si la premièreinterrogation est classique et sa réponse malheureusement prévisible, comme nousl'avons montré plus haut, la seconde est oblique et porte une charge ironique deréciprocité: comment un dirigeant s'y prend-il pour gérer en retour, bref «digérer»ses requérants ou autres stakeholders? Comment peut-il s'affranchir des contrôlesformels qui existent? Quels moyens met-il en œuvre pour minimiser sinon neutra-liser Iefficacité des dispositifs de contrôle? Bref, comment peut-il durer malgré nombrede revers? La réponse est évidemment d'ordre sociologique et non juridique, car ledirigeant, sauf preuve du contraire, préfère fonctionner dans la légalité. Cette réponsesociologique peut alors être résumée de la manière suivante:

adossés à des activités sociales et des connections mondaines faites d'intercélébration etd'inter-légitimation, des réseaux relationnels puissants et protéiformes favorisent dessolidarités de corps et créent des effets de halo à travers une gestion des impressions etdes protections, permettant au dirigeant, sinon d'échapper au questionnement critiquede la performance, du moins de minimiser les risques de toute remise en question insti-tutionnelle et de circonvenir ainsi les équilibres de pouvoir prévus par les textes officielsorganisant la gouvernance corporative. Bref, la sociologie contre le droit.

C'est cette contre-gouvernance qui est une certaine forme de gouvernance socio-logique d'entreprise que nous allons maintenant examiner en détail.

le sérail techno-politique

La carrière ministérielle de M. Cherif sous Hassan II en fait un des hommes dusérail, poids lourd du système, pilier de l'establishment marocain trustant même àcertaines périodes différentes fonctions en même temps. Ainsi, le Il novembre 1993,il est appelé à des fonctions ministérielles, occupant successivement les postes deministre du Commerce extérieur, des Investissements extérieurs et de 11\.rtisanat (dansle gouvernement présidé par Karirn Lamrani), puis le 15 juillet 1994, il est reconduitau poste de ministre des Finances et des Investissements. Le 25 février 1995, il estnommé directeur général du groupe OCP et reçoit la décoration de chevalier del'ordre du Trône. Le 2 avril 1996, parallèlement à ses fonctions au sein de l'OCP, il estnommé membre d'un groupe de réflexion auprès de Hassan II. Du 13 août 1997 au14 mars 1998, il occupe, outre ses fonctions à l'OCP, le poste de ministre de l'Habitat,de l'Emploi et de la Formation professionnelle. Le 20 avril 1999, il est nommé prési-dent-directeur général de l'ONA, parallèlement à ses fonctions de directeur généralde l'OCP, qu'il continue à occuper jusqu'au Il novembre 1999. Le 9 avril 2002, il estchargé, à nouveau, des fonctions de directeur général du groupe OCP. Une telleaccumulation de titres, d'ornements, d'honneurs, de fonctions, de missions, de qua-lifications et de certifications constitue un rempart impressionnant, premier maillonsignificatif du dispositif de dissuasion dans lequel s'enracine la stratégie de protectionet de sécurisation des hauts dirigeants.

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Le dispositif médiatique

Au niveau médiatique, l'alignement systématique d'une certaine presse est suscité,organisé, encadré": les articles du quotidien L:Économiste et de l'hebdomadaire LaNouvelle Tribune assurent une couverture médiatique radieuse où jour après jour,semaine après semaine, l'hagiographie le dispute à l'hyperbole". C'est Radio-Tiranade la belle époque (stalinienne) ou encore l'éthique journalistique de la Corée du Nordoù le message se résume en une expression unique, absolue et éternelle: gloire augrand leader. Le summum de la désinformation est atteint le jour même de l'évictionde M. Cherif par le palais: ce jour-là, embarrassés, hésitant entre flagornerie précau-tionneuse et mutisme nécrologique, les deux journaux s'efforceront laborieusement,de la manière la plus outrancièrement contrefactuelle, de «recadrer» ce limogeageen règle pour le faire passer comme une étape positive dans la carrière au long fleuvetranquille du président de l'ONN4. À leur décharge, il est vrai que l'homme ne seretrouvait pas à la rue puisqu'il réintégrait l'OCP. Mais le retour à une fonction pré-cédemment occupée, très rare dans ces milieux, marque bien qu'il ne s'agit pas d'unepromotion mais d'un recul de carrière (ou à tout le moins d'un arrêt de sa progression).Là aussi, rappelons-nous la mise en scène de l'honorable éviction de Basri: les gou-vernants s'arrangent toujours pour sauver l'apparence aux serviteurs en disgrâce. Leconstat est en réalité beaucoup plus global: grâce à la consanguinité d'habitus etd'intérêts, les décideurs économiques prêchent auprès de supports tendanciellementacquis à leurs thèses" et prédisposés à relayer des contes de féepolitiquement corrects.Quant aux écarts ou accidents de parcours qui touchent «ceux qui comptent», ilssont savamment circonscrits et habilement redimensionnés au point d'en effacer toutecharge négative.

Le réseau familial

Beau-frère par alliance de Driss Benhirna (fils de l'ancien ministre de l'Intérieurà l'époque d'Oufkir), M. Cherif bénéficie à travers ce réseau de tout un ensemble

72. À l'interne, un cadre dirigeant se souvient précisément d'une réunion de juillet 2000 où Iordre du jour étaitle suivant: comment s'assurer les grâces des journaux, comment identifier les journaux fidèles qu'il fallait choyer (LaNouvelle Tribune), refuser tout interview aux journaux dits hostiles ...À cette occasion, il fut d'ailleurs formellementdemandé aux participants directeurs de liliales et autres de s'abstenir de tout soutien publicitaire aux journaux peumalléables (en particulier Le Journal qui fut alors black-listé pour avoir exprimé doutes et perplexités sur la stratégiesuivie par M. Cherif).

73. À l'occasion de léviction de Fouad Filali, Le Journal revient sur le fonctionnement de cette presse encorepeu émancipée: «Le traitement par une large partie de la presse de la "démission" de M. Filali vient nous rappelercombien cette pratique [la langue de bois 1 est chère à nos confrères. "M. Filali a émis le souhait de partir". La véritécest que M. Filali a été le dernier à apprendre son départ précipité. On ne démissionne pas un samedi depuis Paris.Et quand un départ est programmé, on ne convoque pas le conseil pour le jour-même Nous n'avons eu droit qu'à la"démission souhaitée': "le changement dans la continuite. Tout va bien, tout est rose. Quel respect a-t-on pour seslecteurs, pour soi-même quand on se sent obligé d'enjoliver une vérité crue? En oblitérant la vérité, la presse n'auraservi ni la dignité, encore moins la crédibilité d'un président sortant. Pour notre part, nous ne lui faisons pas cetteinsulte.» (Le Journal, mars 1999).

74. La palme dor des contorsions revient sans conteste à La Nouvelle Tribune qui se fendit ce jour-là d'un longéditorial expliquant doctement et dialectiquement que blanc pouvait signifier noir et vice-versa ...

75. À titre dexernple parmi des milliers d'autres, l'article sans recul et sans nuance de Fayçal Haffaf: « rocp,un pollueur respectable», dans La Gazette du Maroc, n° 117, 26 mai 1999.

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10. Aoki Masahiko et Hyung- Ki Kim, Corporate Governance in Transitional Economies: Insider control andthe role ofbanks, The World Bank, 1995.

Il. Un peu selon le paradigme du développement linéaire de Walter Rostow.12. Voir Roland Perez, op. cit., p. 19.

avant de s'engager dans une direction ou une autre. Bref, sans être représentatif ausens statistique des entreprises marocaines, l'aNA a une dimension structurante etprégnante, voire « identitaire » telle que rien de ce qui s'ypasse n'estétranger ou anodinpar rapport au pays. Vitrine du pays, la façon dont le groupe s'inscrit dans la moder-nité, ses avancées et ses reculs en ce domaine, revêt de ce fait une valeur particulièreet emblématique: compte tenu du positionnement de ce groupe dans le pays, il estcompréhensible que tout débat sur son histoire, ses valeurs, ses pratiques, convoqueet interpelle nombre d'enjeux sociaux sous-jacents dans le pays. Entreprise de droitprivé, mais avec un acteur de référence royal (donc quasi public), machine financièreimpressionnante (8 % du PIE), mais en même temps locomotive du développementindustriel national, bref entreprise « privée-publique », l'aNA illustre l'ambivalenceet le constant mélange de genres caractérisant nombre d'entreprises marocaines quid'un côté ne jurent que par le sacro-saint libéralisme tout en jouissant en réalité deconfortables rentes économiques. En d'autres termes, le groupe est exemplaire, pourle meilleur et pour le pire, dans ses réalisations aussi bien que dans ses dérives. Et laquestion de sa gouvernance corporative n'y fait pas exception.

Tout ce préambule vise moins la précaution oratoire que le caveat méthodologi-que: de quoi parle-t-on?

Un dernier point d'importance dans l'ordre du modus operandi de cette recherchemérite d'être mentionné. En effet, une revue de la littérature académique et profes-sionnelle révèle un grand mutisme sur la gouvernance corporative dans les pays ditsdu tiers-monde, émergents ou en transition'? ou présumés en voie de développement(selon les terminologies aussi ambiguës l'une que les autres. On y trouve une hésita-tion entre deux modes d'approches: au mieux, le premier prendra à la lettre les for-malismes administratifs et institutionnels qui, faisant assaut d'ostentation moderniste,déclinent et organisent la gouvernance corporative (GC) sur le papier. Au pire, lesecond n'y verra que proto-gouvernance, préhistoire de la GC, bref autant d'étapesbalbutiantes sur une voie de progression graduelle!' vers un modèle universel" quiserait le modèle anglo-saxon (ou un modèle angle-saxon rénové et débarrassé de sespropres turpitudes). Dans les deux cas, les propos y sont souvent d'une pauvretéaffligeante et d'une banalité planétaire: le matériau empirique y est pratiquementabsent sinon sous une forme anecdotique et les généralisations sont souvent peuétayées et guère argumentées. Si les études descriptives et analytiques sont rares, parcontre les considérations normatives et positivistes sur les «meilleures pratiques»abondent. C'est en réaction contre cet état de fait que nous avons pris la résolutiond'aborder notre sujet en commençant dans un premier temps par l'exposé micro-empirique d'un épisode managérial daté et situé dans une entreprise marocainemajeure. De là, nous tenterons ensuite de valider ce modèle ainsi dégagé et d'évaluersa portée de généralisation et d'extension à l'ensemble des entreprises au Maroc. Duparticulier au général, du singulier à l'universel: c'estsur la base de ce point de départ

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d'éclairages cruciaux sur les jeux de pouvoir et de carrière. Par rapport à son beau-frère Benhima, solidarité et renvois d'ascenseur fonctionnent classiquement: onmentionnera, pour mémoire, l'exemple entre autres du don de plusieurs millions deDH pour la calamiteuse campagne de candidature du Maroc à l'organisation de lacoupe du monde de football en 1999-200076• Mais les interactions familiales ne s'ar-rêtent pas là. La protection juridique était assurée par Amin Cherif, frère du président,en charge de certains dossiers importants au niveau du holding de l'ONA. Quant àsa femme Leila Cherif (née Benhima), présidente d'une association de bienfaisance,I'Heure Joyeuse, elle est une figure en vue du charity business, marché aujourd'huiflorissant au Maroc et dans lequel il n'est pas toujours facile de séparer le bon grainde l'ivraie. il faut dire qu'aujourd'hui au Maroc, à côté d'ONG respectables et vraimentautonomes, pullule une pléthore d'ONG à vocation marchande/ou personnelle, d'as-sociations-écuries pour des carrières politiques, bref toute une juteuse « société civiledes affaires», voire une « société civilede pouvoir », qui nant que de lointains rapportsavec le véritable concept d'ONG. Dans un deuxième cercle, il faut signaler d'autresaccointances politico- familiales indirectes qui peuvent se révéler opportunes: RachidBenyakhlef, patron du pôle mines et fidèle lieutenant de M. Cherif, se trouve êtrelui-même le gendre du Dr Khatib, secrétaire général du PJD, parti d'inspiration isla-mique dit «modéré» (c'est-à-dire domestiqué et préempté par le pouvoir).

Les dans régionaux

Lessystèmes de mondanités structurelles expliquent pourquoi ces puissants sonten même temps tous éminemment influençables: enserrés dans des réseaux de réci-procité, sownis sans cesseaux coups de fil symétriques et aux jeux d'ascenseurs mutuelsentre obligés et obligeants, ils s'inscrivent defacto dans un système de don/contre-donque l'anthropologie classique de Marcel Mauss à Lévi-Strauss a mis en évidence demanière universelle". Dans ce cadre, les origines régionales ou étrangères peuventconstituer aussi un bouclier relationnel significatif dans la mise en place du systèmede protection croisée des grands dirigeants. Ainsi peuvent s'expliquer les relationsavec Benharbit, ex-directeur de cabinet de Basri (ancien ministre de l'Intérieur deHassan II), gendre du roi Hassan II et ancien responsable sécuritaire en Algérie dutemps de la colonisation. De même, les voisinages tangérois peuvent rendre comptede la proximité avecAberrahmane Youssoufi,ancien premier ministre de la présumée«alternance» instituée par Hassan II.

76. Campagne emblématique d'un certain mélange de genres (copinage, agents de l'ONE, non-professionnels)où l'amateurisme l'a disputé à la légèreté avec les résultats que l'on sait, en termes d'image pour le pays. À cette date,le bilan financier de la campagne n'est apparemment toujours pas connu et validé. «les responsables de la campagneont mené le peuple en bateau en lui assurant que notre candidature était solide », dans I.:Opinion, citée par FaouziMahjoub: «Mondial 2006, pourquoi l'Afrique n'a pas gagné», jeune Afrique, n° 2061, du 11 au 17 juillet 2000. Voiraussi sur l'aspect gouvernance de cette affaire l'article de Bnadad Hassan: «La complainte de Benhima », Demain, du14 au 21 juillet 2000, et idem: «Le degré zéro de la communication», Demain, du 15 au 21 juillet 2000.

77. Marcel Mauss, «Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques ». I.:Annéesociologique, 1923·1924, t. I, p. 30-186, rééd. dans idem, Sociologie et Anthropologie, Paris: Presses universitaires deFrance, 1950 (6' éd., Paris, Presses universitaires de France, coll «Quadrige», 1995, p. 143-279).

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LA GOUVERNANCf CORPORA rIVE AU MAROC

empirique que nous nous efforcerons ensuite de construire et d'élaborer une réflexionconceptuelle plus élargie: en conjuguant faits, hypothèses et interrogations. En essayantaussi d'abolir cette frontière artificielle entre niveaux: micro et macro qui sévit encoretrop souvent dans les sciences sociales. Sans oublier notre perspective «engagée»dans une «réflexion-dans-l'action/et pour-l'action », pour reprendre les concepts deDonald Schoen 13, tant il est vrai que décrire, comprendre, expliquer peuvent être desvecteurs de changement trop souvent ignorés.

Cette contribution se divisera en trois parties principales:

1) Lexposé pratique d'un cas d'école, l'aNA, conglomérat marocain engagé dansde multiples activités industrielles, commerciales et financières. Ce cas, misen perspective dans son contexte politique, économique et culturel, sera, unpeu à l'instar d'une coupe biologique, traité à travers une période privilégiée:principalement la configuration qui va de 1999 à 2002 et qui correspond aumandat de M. Mourad Cherif. On se posera les questions-clés de toute gou-vernance corporative: accepte-il de rendre des comptes? Pourquoi? À qui?Comment? Sur quoi? On y exposera, de manière descriptive et argumentée,comment et pourquoi l'absence de contre-pouvoirs conséquents dans cetteentreprise a pu faciliter une double crise d'efficacité et de légitimité se mani-festant à travers une crispation autoritaire, une gestion erratique et une pannestratégique, le tout synonyme de destruction de «valeur» et de perte de con-fiance des parties prenantes.

2) Ensuite, en deuxième partie, un essai délucidation et d'élaboration conceptuellede ce cas permettant, à travers, entre autres, les catégories de la sociologiecompréhensive, de construire un point de vue. On y démontrera que dessystèmes informels de protection et de connivence croisée, enracinés dans desmaillages relationnels et des réseaux: de sociabilités multiples, mettent à l'abrile dirigeant d'entreprise en particulier (et les élites de manière générale) detoute évaluation critique de sa performance, bloquent le processus d'accoun-tability, en empêchant, prévenant et déjouant toute tentative de mise à jourdes dysfonctionnements opérationnels ou stratégiques qu'a pu connaître legroupe. Bref ces dispositifs sociologiques de défense et d'intelligence, en ren-forçant et en verrouillant l'asymétrie d'informations, contribuent à organiser«l'irresponsabilité» du dirigeant de manière structurelle et systématique aux:dépens, sinon de la lettre, du moins de l'esprit de la gouvernance corporative.Parallèlement, par le biais d'une contextualisation sociohistorique, une tenta-tive d'explication complémentaire sera recherchée et élaborée, entre autres, auniveau des relations réciproques entre gouvernance corporative et gouvernancepolitique dans le cadre de la configuration singulière que représente la «tran-sition démocratique» marocaine au croisement des dynamiques sociétales etdu champ politique.

3) Enfin, à un troisième niveau, un retour d'élaboration théorique adossé à cetteinvestigation clinique et sociétale permettra de reposer et de re-conceptualiser

13. D. Schôn, Educating the Reflective Practitioner, Los Angeles, [ossey-Bass, 1988.

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un certain nombre de problèmes principiels et contingents liés au contrôle desdirigeants, de faire la part du singulier et de l'universel dans toute gouvernancecorporative spécifique tout en suggérant in fine un certain nombre de pistesde réflexion et de propositions d'actions.

Ce faisant, cette étude présentera cinq histoires qui se déroulent en parallèle touten étant fortement imbriquées et dont les relations dessinent la logique d'ensemblede la GC au sens global du terme:

• Une description des pratiques du management au Maroc;

• Une description de la gouvernance de ce management, c'est-à-dire la GC ausens restreint habituel (sans oublier sa réciproque: le management de la gou-vernance ou comment les dirigeants gèrent/ou digèrent mènent/ou malmènentleurs présumés contrôleurs);

• Une description de la gouvernance politique dans le contexte singulier duMaroc ou encore la gouvernance de la gouvernance;

• Enfin, une description de lagouvernance mondialisée, brefla GOUVERNANCEmajuscule en tant que transplantation de modèles internationaux de GC(principes, savoirs faire et réseaux d'expertise)

Cinq histoires qui ne sont pas juxtaposées mais entremêlées, emboîtées avecchaque registre résonant et retentissant sur les autres.

Ici et là-bas: le gouvernement d'entreprise entre barouds locaux et stratégiesmondialisées.

1. ONA, 1999-2002: UN ÉPISODEDELAVIE DESAFFAIRES

1.1 SURVOL HISTORIQUE

Avec plus de 25 000 collaborateurs et un chiffre d'affaires annuel d'environ 26milliards de dirhams", l'ONA est un conglomérat marocain multisecteurs, industrielet financier. Opérant principalement au Maroc, et accessoirement en Afrique subsa-harienne et en France, l'ONA est aujourd'hui constitué d'un holding et de sociétés-filiales organisées en quatre métiers dits stratégiques: mines et matériaux deconstruction", agroalimentaire et boissons, distribution et activités financières. À lafin de 2000, la structure de son capital était constituée principalement d'investisseursinstitutionnels marocains (pour 64,93 %) et d'un actionnaire de référence Siger" (pour13,51 %), entité en charge des intérêts du palais. Quelques points de repère historiquesrapides permettront de baliser l'histoire de l'ONA.

14. À mettre en rapport avec un PIB du pays estimé à 350 milliards de OH en 1999.15. Dans les mines, le groupe a toujours su tirer parti des recherches préparatoires en amont du BRPM (Bureau

de recherches et de participations minières) et acquérir à des prix avantageux des gisements prometteurs (Imiter,Bou Madine, Akka, etc.) préalablement repérés par cet organisme public.

16. En 2003.

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LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE AU MAROC 4°7

Créée en 1919, la CGTT (Compagnie générale de transport et de tourisme) devinten ~934 l'Omnium Nord-Africain, opérateur économique important du temps duProtectorat, engagé avec la Banque de Paris et des Pays-Bas dans l'exploitation minièreet les activés d'équipement. Renforcé par des morceaux de la SNI éclatée lors de lamarocanisation de 1973, le groupe ONAl7 n'a cessé d'être depuis sa création un acteurimportant dans la vie des affaires au Maroc, tant par son poids économique que parson rôle symbolique-identitaire. Après avoir longtemps développé ses activités autourde ses métiers historiques, les mines, le transport et le tourisme, le groupe s'est engagé,au début des années 80, dans une diversification tout azimut. À travers des prises departicipation majoritaires ou des acquisitions, il devient un acteur boulimique présentdans des secteurs extrêmement disparates: industrie du lait, industrie sucrière, indus-trie des corps gras, transit maritime, chimie, textile, banque. À la fin des années 80,l'ONA se développe dans des secteurs pionniers au Maroc, avec la création de pôlescommunication (2M télévision), grande distribution (Marjane) et immobilier. Paral-lèlement, le groupe prend une dimension dite « internationale» en se portant acqué-reur, en 1993, de la Compagnie Optorg.

Cette période, qui a connu une croissance extrêmement dynamique, le dévelop-pement de nombreuses activités, a connu également des hauts et des bas avec desgestions inégales, des pratiques discutées et des directions controversées. Périodeintense d' « accumulation primitive », ce fut lors de ces années florissantes et obscuresque le surnom pittoresque et évocateur de «pieuvre» lui fut accolé.

Lannée 1994 constitue une date historique décisive. Dans le cadre d'un planstratégique 95-97, le groupe entame alors un tournant stratégique majeur'": il «nor-malise» ses pratiques", met en place une véritable gestion des ressources humaines,opère un recentrage sur les métiers qu'il considère comme stratégiques (ceux où ildispose de véritables avantages compétitifs) et adopte une posture plus attentive àl'actionnaire et aux attentes des consommateurs. Le tout sur fond de contribution audéveloppement socio-économique du Maroc (en particulier au niveau de l'amontagricole). il s'agit à la fois d'améliorer la performance économique, «plombée» parune diversification débridée, un endettement exorbitant, et de moderniser le mana-gement. Parallèlement, l'encadrement commence à réfléchir et à esquisser un projetd'entreprise. Quatre réalisations majeures marquent cette période: en 1997, contrôlede la totalité de la Compagnie Africaine d'Assurances (créée en 1950) à travers lerachat des parts détenues par les AGF, et en 1998, l'achèvement du Casablanca TwinCenter (centre d'affaires et de commerce signé Ricardo Bofill culminant à llO m de

17. Voir le site officiel du groupe: www.ona.ma.18. Voir à ce sujet «Batailles pour la modernité au sein du Groupe ONA (1994·2000)>>par l'auteur dans

l'Entreprise marocaine et la modernité. ouvrage collectif de recherche sous la direction de Abdelkébir Mezouar,Casablanca. Éditions du CRD. 2002.

19. Autant que l'audit. la certification et la consolidation des comptes. la décision de se séparer de la sombrenébuleuse autour du duo Assaraf/Hamdouche, fut perçue par tout le personnel comme un signe tangible de cettevolonté de normalisation (Robert Assaraf, chef de cabinet du ministre de l'Intérieur, Ahmed Guédira dans les années60. cité comme proche d'Oufkir dans le livre de Stephen Smith. ancien responsable de 1'0 A. aujourd'hui, très actifdans la communauté juive marocaine comme, entre autres. secrétaire général du Rassemblement mondial du judaïsmemarocain. Marianne).

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haut), acquisition du cabinet de courtage Lahlou- Tazi, ainsi que l'introduction enbourse d'Agma, premier courtier marocain, partenaire de Marsh McLennan.

Cette inflexion stratégique s'accompagne d'un certain nombre de choix fonda-mentaux sur le plan organisationnel:

• Les règles du jeu sont explicitées: les critères d'appréciation et les attentes vis-à-vis du management sont clairement formulés, en particulier l'obligation derésultat (bottom-line) et la nécessité de rendre des comptes (accountability);

• Les rapports holding-filiales sont modifiés: jusque-là, le groupe était organiséde façon excessivement centralisée, toutes les décisions opérationnelles étantprises au siège, et le périmètre réel de responsabilité des dirigeants de filialesn'excédant pas celui de chef de service dans une administration. L'organisationest déconcentrée, les directeurs généraux sont responsabilisés, des procéduresde reporting sont mises en place, la discipline budgétaire est exigée et unepremière expérience d'actionnariat des cadres supérieurs (avec stock-options)est engagée;

• Enfin, la nécessité de parvenir progressivement à la transparence et à la miseen conformité comptable et juridique des structures de résultat est ouvertementaffichée et entamée. Condition sine qua non pour retrouver une nouvellecrédibilité.

Pour mesurer l'ampleur de cette conversion et la tâche des tenants de la moder-nisation au sein du groupe, il suffit de noter que ces orientations tracent bien évidem-ment un portrait en creux de l'archaïsme de fonctionnement prévalant jusqu'alors.Cela veut dire, grosso modo, que le groupe était avant cette date extrêmement opaque,même à l'interne, que ses principaux responsables opérationnels n'étaient que desimple exécutants, que le laxisme des comptes était notoire, l'impératif de rentabilitéinconnu et l'arbitraire dans l'appréciation des hommes pratiquement sans limite.

En même temps, comme il est nécessaire dans un pareil tournant, un certainnombre d'hommes nouveaux sont recrutés, de profil très divers. Et c'estavec d'autantplus d'enthousiasme qu'ils adhèrent au projet de remise en ordre et de redressementqu'ils sont extrêmement fiers d'appartenir à 1'0 A - c'est à l'époque le rêve de tant dejeunes cadres - et que, last but not least, ils ne relèvent d'aucune obédience claniqueet ne font pas partie du « système». Autonomes et engagés, ils ne se perçoivent pascomme des exécutants mais comme des acteurs qui s'efforcentd'aller au bout de leursactes.

Les résultats obtenus furent impressionnants. En l'espace de cinq ans (exercice1998),l'endettement du groupe fut pratiquement réduit à zéro, la rentabilité multipliéepar cinq avec un cours de la bourse qui s'apprécia de manière significative. Une cul-ture d'entreprise nouvelle basée sur la discipline du résultat, la reconnaissance dumérite, la confiance dans les rapports interhiérarchiques et interpersonnels, le débatcontradictoire, la remobilisation du personnel dans les filiales, l'écoute des acteurs (ycompris syndicaux) sur le terrain, commença à émerger, fortement corrélée avec lesautres dimensions de la performance économique. Dans les filiales, des études plusfines et plus analytiques de la structure des coûts et prix de revient furent entreprises,

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LA GOUVERNANCE (ORPORA TIVE AU MAROC 409

permettant une forte réactivité des équipes de terrain au niveau de la productivité.Un tableau de bord périodique des ressources humaines apparut en 1998 avec desindicateurs extrêmement détaillés (types d'effectifs, causes de départ, masse salariale,absentéisme, prêts immobiliers, etc.). En collaboration avec le Croissant Rouge etl'Office de formation professionnelle, des chantiers inédits, telle la lutte contre l'anal-phabétisme, furent ouverts dans certaines filiales (où l'on s'aperçut que plus de lamoitié des salariés était analphabète). Pour la première fois dans l'esprit de ses colla-borateurs, le groupe se projetait au-delà d'un simple conglomérat, se vivait autrementqu'un simple portefeuille d'activités, réfléchissait à son identité, s'interrogeait sur sonrapport à l'environnement et sur son rôle modélisant vis-à-vis de la société.

Certes, un tel aggiornamento est par nature inégal, et, avec le recul historique,l'honnêteté intellectuelle impose de pointer certaines zones d'ombre" et de poser desquestions. On ne peut pas passer sous silence l'échec gestionnaire et financier qu'areprésenté 2M, même si cette dernière a pu être perçue à l'époque comme une indé-niable ouverture du champ d'expression. Plus grave, et à l'instar d'une grande partiede l'élite francophone du Maroc, Fouad Filali (gendre du roi et aux commandes dugroupe depuis 1984) était incapable de se déprendre d'une fascination naïve pour lesmodes et lubies hexagonales" : on disait alors l'homme sous l'influence de J-J. Delors ...patron de la fantomatique« aNA international». Ce tropisme, typique des ambiva-lences néocoloniales prévalentes au Maroc, lui fit commettre alors une des plusgrosses bourdes de sa «deuxième période»: le parachutage d'un troisième couteaude l'écurie Delors, comme responsable d'une branche agroalirnentaire qu'il ne mitque quelques semaines à se mettre à dos, la plongeant dans le désordre, piétinant etantagonisant aussi bien les acquis que les hommes de cette entité (qui représentaitplus de 60 % du CA du groupe). La fin de l'ère Filali ne fut pas irénique. Il est clairque dans la période qui couvre les derniers mois de l'année 1998 et le début de 1999,affaibli par les retombées politico-personnelles de son divorce, empêtré dans l'affaireAgma, ayant raté une occasion stratégique dans l'assurance, Fouad Filali ne sentaitplus la situation, et s'enferma dans un autisme de mauvaise augure. Lafflux massif etinconsidéré de dirigeants et de consultants hexagonaux payés à prix d'or commençaà semer le doute et à multiplier les interrogations chez nombre de jeunes dirigeants

20. La controverse autour de la Financière Diwan (cession à celle-ci par Moulay Hafid Elalamy de 30 % ducourtier Agma pour officiellement éviter les conflits d'intérêts au sein du groupe: l'ampleur et les conditions de laplus-value empochée, environ 100 MDH (au terme d'un aller-retour opéré en toute légalité d'après le CDVM) ,provoqua nombre d'interrogations éthiques, les développements obscurs et peu convaincants à l'international: dansla distribution de fruits et légumes (Fruit Expansion), les conserves (Pêche et Froid) dans la négoce quincaillerie etla distribution de pièces détachées et matériel de TP (Optorg, 1993,qui n'avait en réalité d'internationale que le nom,puisque plus de 90 % de son CA se faisait dans son pré carré de la « Prançafrique»), l'affairedes contrats pluriannuelsde sucre en particulier avec le groupe MAN, la déconfiture de l'immobilier de loisirs, le ratage dopportunités decroissance externe dans un secteur considéré comme stratégique (compagnie d'assurances A1wataniya acquise parle groupe Benjelloun), constituent sans nul doute la part dombre du Filali 1 (première manière) à mettre en balanceavec ses réussites.

21. Tropisme culturel et structurel puisque malgré le départ de Delors, un autre Français, Motais de Narbonne(amené dans les bagages de Delors), prit sa suite sans états d'âme.

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marocains qui avaient été le fer de lance du vaste mouvement d'assainissement et dereprise en main entrepris depuis 199422•

De tels aléas et autres dysfonctionnements sont réels et indubitables, mais ils neremettent pas en cause l'essentiel, la tendance générale de cette période, à savoirl'existence avérée d'une dynamique porteuse: quelque chose de fort était en marche.Dans le tâtonnement et l'expérimentation, un certain nombre de fonctionnementsparticipatifs dessinaient en filigrane un espace de débat à mi-chemin entre «l'agirinstrumental» et «l'agir éthique », pour reprendre les mots d'Habermas. C'était entout cas le vécu intense de tous les acteurs de l'époque. Ce résultat n'avait pas étéconstruit dans la facilité et, comme la suite des événements le montrera, il n'était pasacquis. De plus, comme il est naturel dans toute dynamique globale forcément hété-rogène, le tableau de détail était contrasté et, si certaines entités étaient très en pointe,d'autres restaient plus en retrait. Lesieur, LAfricaine d'Assurances, les mines purentse prévaloir d'expériences significatives avec leur lot d'avancées et de limites. En outre,autant que construire et développer, il a fallu aussi se résoudre à nettoyer, purger deslacis d'intérêts historiques, mener des restructurations lourdes, indispensables pourla pérennité de certaines filiales, tâche terriblement compliquée et rarement agréable.Il est toujours plus valorisant et plus aisé, pour un manager, d'être l'homme du déve-loppement plutôt que celui du nettoyage ou de la réduction de périmètre. Mais, s'ilest un enseignement général à tirer, c'est la démonstration faite à cette époque qu'onpouvait concilier l'équité dans le traitement des hommes et les rudes processus degestion sans lesquels la performance économique ne peut exister. Encore fallait-ilpour ce faire un soutien énergique et sans faille au sommet de l'organisation. Soutienqui, dans l'ensemble, ne se démentira pas pendant tout le mandat de Filali-Il, malgrélà aussi, en même temps, l'existence de contre-forces et de pesanteurs pas toujoursmaîtrisées".

Un bilan ne pouvant être dressé et s'apprécier que par rapport à un avant/après,l'histoire retiendra de Fouad Filali, au-delà des chiffres et des faits, et malgré toutes

22. Devant ce qui était perçu comme les signes annonciateurs de Ienrayement d'une dynamique, un certainnombre de cadres dirigeants avaient alors tiré la sonnette d'alarme: «Malgré l'incontestable modernité portée par lapersonne même du président, les valeurs affichées de transparence et d'équité ont été malmenées ces derniers tempspar des pratiques de plus en plus éloignées d'une culture de méritocratie et de management participatif. La culturede débat, encore embryonnaire, mais qui avait commencé à poindre il y a quelques années à la faveur de l'éradicationdes anciennes féodalités et l'arrivée de sang neuf, est en train dêtre paralysée [...[le départ précipité (et dans l'opacité)du DG du groupe donna lieu à la mise en place d'une structure dite par branches sans aucune consultation, sansaucune préparation, sans même qu'on cherche à susciter l'adhésion des intéressés. Elle se vit alors imposée au groupecomme un fait accompli faisant fi de toute considération de forme voire même de respect élémentaire des hommes.Plus grave il est apparu de plus en plus clairement que le centre d'influence et de décision sétait subrepticementdéplacé de Casablanca à Paris et que le groupe devenait progressivement étranger à toute sensibilité nationale créantpar là une sorte d'autisme socioculturel vis à vis de son environnement marocain. »

23. Entre autres, l'importation massive, maladroite et sans nuances de techniciens/gestionnaires françaisdépourvus aussi bien de charisme que de toute stratégie mais bombardés de par les vertus de Iexpropriation, Pourêtre tout à fait honnête intellectuellement, la présence d'un directeur général du groupe pouvait être considéréecomme un bon contrepoids à l'autorité du président. ridée a pu fonctionner quelques mois puis a dérapé assezrapidement lorsque ledit directeur lui-même sest pharaonisé et présidentialisé sur fond de relents néocoloniaux d'unautre âge. Les mauvaises langues disent qu'il sest tout simplement «marocanisé» au mauvais sens du terme.