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La France veut aider une centrale à charbon en Chine - 22/11/2017

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La France veut aider une centrale àcharbon en ChinePAR JADE LINDGAARDARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 23 NOVEMBRE 2017

La centrale à charbon de 660 MW de Tianfu Energy à Shihezi (Sourcewatch)

Au nom de la transition énergétique, l’Agencefrançaise de développement pourrait financer unecentrale à charbon dans la province chinoise duXinjiang, où sévit en outre une répression intense.Ce dossier sensible met à l’épreuve le volontarismeclimatique affiché par l’Élysée.

C’était une belle amorce de discours. Lors de laCOP23, le sommet sur le climat qui vient de s’acheverà Bonn, Emmanuel Macron a décrit l’action pour leclimat en combat contre l’injustice : « Le dérèglementclimatique ajoute de la pauvreté à la pauvreté, ajoutede l’insécurité à l’insécurité. Il touche en particulierceux qui sont déjà les plus fragiles. En cela, c’est bienl’un des combats majeurs de notre temps. »

Malgré l’affirmation de ces principes vertueux, laFrance envisage d’aider une centrale à charbonen Chine, dans une région soumise à un régimemilitaire particulièrement attentatoire aux libertésindividuelles, le Xinjiang.

Mercredi 22 novembre, le Comité des Étatsétrangers, une instance décisionnaire de l’Agencefrançaise de développement (AFD), principal organepublic d’aide au développement, doit étudier undossier sensible : un prêt de 41 millions d’euros auministère chinois des finances, destiné à cofinancerla construction d’un système de cogénération adosséà une centrale à charbon de 660 mégawatts (MW).La cogénération est une technique permettant derécupérer la chaleur émise par la combustion ducharbon, et de la réutiliser pour un autre usage.Dans ce cas précis, elle doit servir à chauffer unepartie de la ville de Shihezi, au nord du Xinjiang. À

hauteur de 40 %, elle doit aussi alimenter une futurezone industrielle aujourd’hui en construction. Pourl’AFD, ce projet permettrait d’optimiser l’efficacitéénergétique de la centrale à charbon et, donc,contribuerait au développement durable de la localité.

La centrale à charbon de 660 MW de Tianfu Energy à Shihezi (Sourcewatch)

Pour Arnaud Dubrac, chef de projet énergie à l’AFD,joint par Mediapart, « la centrale de cogénérationqui fournit la vapeur nécessaire au projet date de2014. Le projet financé par l’AFD contribuera àdiminuer les impacts négatifs en termes d’émission degaz à effet de serre. Ce dispositif permettra d’arrêterd’autres centrales vétustes et très polluantes de laville et par là même de baisser la consommationde charbon. Il y a un vrai bénéfice pour la villeet ses habitants. Le mandat de l’AFD en Chine estd’accompagner la transition énergétique vers unediminution de la consommation de charbon. Dansce contexte de transition, on ne peut pas éliminer lecharbon du jour au lendemain ».

L’agence estime que le dispositif de cogénérationpermettrait d’éviter 329 000 tonnes de CO2 par an.Ce serait une économie substantielle en gaz à effetde serre. Mais cela reste une goutte d’eau si l’oncompare à la quantité de gaz carbonique émise par lesdeux unités de la centrale de 660 MW – l’équivalenten puissance de la moitié d’un réacteur nucléaire enFrance. Dans le meilleur des cas, une installationde ce type fonctionnant à pleine capacité, avec desfiltres propres, émet environ 4 million de tonnes dedioxyde de carbone par an, selon nos estimations. Lacogénération aidée par la France ne supprimerait que10 % environ des émissions annuelles de la centrale.

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Mais pour un responsable de l’AFD, impliqué dans lesuivi du dossier, « la transition énergétique, ça veutdire quelque chose. Si on abandonnait le charbon, leshabitants auraient froid. Nous sommes dans une phaseintroductive de transition ».

Pourtant, le système de cogénération ne pourrait pasfonctionner sans la centrale à charbon. Autrement dit,il la rend indispensable pour plusieurs années, voirequelques décennies de plus. À terme, au lieu de réduirele volume de CO2 émis, le dispositif contribueraau contraire à le maintenir à très haut niveau. Cesont autant de particules fines qui viendront polluerdavantage l’air respiré par les habitant·e·s de Shihezi.Une note juridique interne de l’AFD que Mediapart apu lire remarque que la mise en œuvre de ce projet« reviendrait à pérenniser l’utilisation d’une centraleà charbon, ce qui pourrait être interprété comme lefinancement de ce secteur ».

Emplacement de la ville de Shihezi, en rouge sur cette carte.

Officiellement, il est interdit à l’AFD de financer descentrales à charbon, à l’exception de celles incluantun dispositif opérationnel de captage et stockage deCO2 – aucun système n’a fait ses preuves à ce jour.L’approvisionnement du réseau de chauffage collectifde Shihezi est assuré par six centrales au charbon, dontcinq sont gérées par Xinjiang Tianfu Energy, la sociétéque la France envisage d’aider.

Difficulté supplémentaire, l’argent du prêt françaisdoit revenir à cette même société. Dans ces conditions,l’agence pourra-t-elle concrètement vérifier quesa contribution finance la cogénération et nonl’exploitation de la centrale ? Il est permis d’en douter,lorsque l’on connaît les réticences de l’État chinois àouvrir aux regards étrangers la comptabilité carbonede ses industries. Tianfu Energy est une entreprise

stratégique pour l’État chinois, car c’est le principalacteur public du secteur de l’énergie dans le Xinjiang.Cette région du nord-ouest de la Chine est devenueau fil des ans l’un des principaux sites chinois deproduction textile et agroalimentaire – notamment desauces tomate.

Le Comité des États étrangers, présidé par LaurenceTubiana, négociatrice en chef de l’Accord de Paris surle climat, réunit des représentant·e·s des ministères del’économie, des affaires étrangères et de l’intérieur,ainsi que du personnel de l’agence. Ni ses ordres dujour, ni ses décisions ne sont rendues publiques. Celapermet des discussions en toute discrétion. Dans unrécent rapport, l’ONG Oxfam a dénoncé l’opacitédes arbitrages de l’AFD, qui ne publie ni la listede tous les projets qu’elle soutient, ni leurs étudesd'impact social et environnemental. Sollicitée parMediapart, Laurence Tubiana nous a répondu ne paspouvoir s’exprimer en raison de la confidentialité desdélibérations de l’agence.

La répression politique contre les Ouïghoursà son plus haut

Ce projet d’aide à la centrale chinoise a fait l’objetde multiples consultations depuis le printemps 2017.Mais tou·te·s ne sont pas unanimes au sein del’AFD pour le défendre. Le service de contrôlepermanent et conformité de l’agence, qui livre uneexpertise juridique, considère qu’il existe un « risqueréputationnel potentiel » à soutenir ce projet.

L’avis Développement durable de l’AFD est quant àlui « réservé » sur le projet et alerte sur le sort desminorités ethniques de la région, qui « se heurtentà de graves restrictions à l’exercice de leurs droitsfondamentaux, à l’accès à l’éducation, à la santé,aux droits culturels et à la liberté d’expression etd’information ». Le document insiste sur le fait quel’AFD « n’est pas en mesure de vérifier si les terresallouées à ce projet appartiennent à des minorités »,qui risqueraient en ce cas l’expulsion en raison duchantier. Il remarque enfin que le projet « ne prend passuffisamment en compte les différentes ethnies de cettezone et pourrait s’adresser presque exclusivement àla population Han ». La principale minorité de cette

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région est celle des Ouïghours, peuple musulman delangue turque soumis à une répression féroce dans lecadre de la politique antiterroriste de Pékin.

La région du Xinjiang est placée sous lecontrôle du Corps de production et de construction(CPC), une organisation à la fois économique etmilitaire, théoriquement sous la double autoritédu gouvernement central et de la région. Sondépartement des finances doit servir d’intermédiaireentre le gouvernement chinois et l’exploitant de lacentrale pour le transfert du prêt français, selon nosinformations. Le groupe Xinjiang Tianfu appartientà 100 % à la Sasac, une structure étatique chargéede gérer les entreprises de propriété du gouvernementcentral chinois. Mais la CPC du Xinjiang exercelégalement la tutelle du groupe Tianfu.

Emmanuel Macron à Bonn, lors de la COP23, le15 novembre 2017 (©Reuters/Wolfgang Rattay)

Selon les informations transmises par Tianfu Energy,les éventuelles plaintes de la population à l’encontredu maître d’ouvrage du chantier seraient du ressortdu CPC. Il est difficile de comprendre comment uneorganisation du ministère de la défense – le CPC duXinjiang – pourrait à la fois appliquer la politiquede l’État et participer de manière indépendante et entoute impartialité à la réponse aux plaintes éventuellesdéposées par des populations issues des minorités,s’inquiète une note interne. Pour la division énergiede l’AFD, le financement de ce projet permet àl’agence française de se positionner sur le secteur duchauffage urbain, encore peu développé en Chine.Parmi les entreprises françaises susceptibles de sepositionner, l’ambassade de France à Pékin noteSchneider Electric, Salmson et Enertime.

« Financer un projet économique au Xinjiangn’est pas politiquement neutre, explique NicholasBequelin, directeur d’Amnesty International pour

l’Asie orientale. Le développement économique duXinjiang est une question politique qui sert à asseoirl’emprise chinoise sur cette région périphérique. Sondéveloppement profite à la population locale de façoninégalitaire. Il peut y avoir l’accusation que l’aidefrançaise participe à un projet étatique chinois quiprocède à la ségrégation économique d’un groupesoumis à une forte répression religieuse et politique.» Les habitant·e·s du Xinjiang sont soumis·e·s à unrégime draconien d’entrave à liberté de circulation,doivent remettre leur passeport à la police et présenterdes données biométriques (échantillons d’ADN ouscanner) avant d’être autorisé·e·s à se rendre àl’étranger. Les parents ne sont pas libres de choisirle nom de leurs enfants : les prénoms musulmansMohammed, Saddam ou Medina sont prohibés.

Les rassemblements religieux non autorisés ontété réprimés. L’universitaire ouïghour Ilham Tohti,un critique modéré de la politique de Pékin, aété condamné à la prison à perpétuité. « Larépression politique contre les Ouïghours, considéréscomme suspects en raison de leur ethnie et deleur religion, est à son point le plus haut depuisplusieurs décennies, ajoute Bequelin, un des meilleursconnaisseurs occidentaux de la situation dans larégion. C’est un système quasiment totalitaire. Desdizaines de milliers de personnes y sont détenueshors de tout cadre légal pour des séances derééducation politique et religieuse. La population estforcée d’installer sur ses téléphones portables deslogiciels espions qui en transmettent les données à lapolice. » Historiquement, les travaux d’infrastructureset activités industrielles ont servi de levier à lasinisation de la population locale. Les Han nereprésentaient que 6 à 7 % des habitant·e·s du Xinjiangdans les années 1940, mais atteignent au moins 40 %aujourd’hui.

Pour Nicolas Haeringer, chargé de campagne pourl’ONG 350.org qui milite pour le désinvestissementdes énergies fossiles, « on est en droit d’attendrede l’AFD qu’elle inscrive sa mission d’aide audéveloppement dans le temps long – celui de latransition – et qu’elle prenne notamment en comptel’impact climatique des projets qu’elle soutient

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sur l’ensemble du cycle de vie des infrastructuresconcernées, plutôt que sur une seule année. Il n’estpas raisonnable de se lancer dans des calculs abstraitspour tenter de montrer en quoi un tel projet contribueà diminuer les émissions de gaz à effet de serre surune année, alors que l’enjeu est de tourner la page ducharbon. Il s’agit en l’occurrence d’un choix de courtterme, qui contribue à ancrer cette méga-centrale àcharbon dans le paysage (et dans l’atmosphère) pourles décennies à venir ».

Pour Armelle Le Comte, responsable du plaidoyerclimat et énergie à Oxfam France: « Il est inadmissibleque l'AFD qui s'est engagée en 2013 à cesser toutsoutien financier à des projets charbon investisseaujourd'hui dans un projet qui va pérenniserune centrale à charbon. Sous couvert d'augmenterl'efficacité énergétique de cette centrale, elle va enfait rendre viable sur le long terme une centralepolluante. L'AFD doit rejeter ce projet incompatibleavec l'Accord de Paris et les engagements pris parla France au niveau international. L’AFD doit aucontraire soutenir des projets qui bénéficient auxpopulations les plus vulnérables, en accord avecl’objectif de l’ONU dédié à l’accès à énergie durable.»

À l’approche du sommet du 12 décembre sur le climat,organisé à l’initiative d’Emmanuel Macron et dontl’AFD est l’une des chevilles ouvrières, l’agence aadopté un nouveau slogan : « 100 % Accord deParis ». Pour 350.org, « cette ambition est louablemais elle ne sera rien d’autre qu’un slogan si ellene s’accompagne pas de règles strictes : cesser definancer toute infrastructure liée au charbon, au gazou au pétrole, pour initier la sénescence programméede l’industrie fossile. C’est d’autant plus décevant quelorsque nous avions rencontré Rémy Rioux, le déléguégénéral de l'AFD, et son équipe, à Bonn, lors de laCOP23, il avait assuré que l’AFD avait des “principestrès clairs” en matière climatique et affirmé “ne pasfaire de charbon” ».

Le projet de l’AFD dans le Xinjiang a étévalidé en amont par le Quai d’Orsay et Bercy.L’actuel secrétaire général du ministère des affaires

étrangères, Maurice Gourdault-Montagne, était encoreambassadeur de Chine lorsqu’il a été consulté. Ila rendu un avis favorable à l’instruction du projet,sous réserve du respect de la responsabilité socialede l’entreprise. Le prêt que la France envisage deconcéder à la Chine ne bénéficie pas de conditionspréférentielles. Il doit être accordé au taux du marché.C’est un prêt souverain, donc garanti par l’État, nonconcessionnel, qui financerait le projet à hauteur de49 %, le reste étant autofinancé.

40 millions d’euros, c’est une goutte d’eau par rapportaux 9,4 milliards d’euros d’activité du groupe, en2016. Mais le Xinjiang est stratégiquement placé pourle projet dit de Route de la soie, qui vise à étendrele rayonnement de la Chine en Asie centrale via,notamment, des chantiers d’infrastructures. Pour ladivision Asie de l’AFD, les conséquences d’un refusd’intervention seraient à interpréter dans ce contexte.En tant que délégué général de l’AFD, Rémy Riouxvient de prendre la présidence de l’IFDC, un clubqui regroupe 23 grandes banques de développementinternationales, dont le plus gros bailleur est laChina Development Bank – un des plus gros acteursinternationaux du secteur.

L’histoire de ce projet de chauffage urbain au charbondans le Xinjiang révèle à quel point l’Agence françaisede développement est devenue une actrice de ladiplomatie économique. Cela jette une lumière cruesur le sommet climat du 12 décembre à Paris, consacréaux financements de la lutte contre les gaz à effet deserre. Enfin de l’action climatique, promet l’Élysée.Mais à quel prix écologique et moral ?

Boite noire

Cet article a été modifié à 12 h 05 le 22 novembre poury inclure la réaction d'Oxfam France.

Cet article est le premier d'une série que Mediapartpubliera jusqu'au 12 décembre, date du sommet surle climat organisé par l’Élysée à Paris et consacréaux financements de l'action contre les dérèglementsclimatiques. Il est le fruit d'une collaboration avecl'ONG 350.org, sa campagne « Pas un euro de plus» et l'Observatoire des multinationales.

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