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Maurice Deux siècles chez Lucifer . .. Seuil

Maurice-Clavel-DEUX-SIECLES-CHEZ-LUCIFER-Paris-Seuil-1978

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commentaire : Deux siècles de réaction contre Hegel...et deux siècles de réaction philosophique et théologique contre Swedenborg... ou, si l'on veut : deux siècles d'obstruction intellectuelle contre "Swedenborg et Hegel" (Ap.XII,5-6)... Voici "le meilleur livre de philosophie pour venir en conclusion de Mai 68"...et pour illuminer et faire comprendre l'importance décisive de la "nouvelle philosophie" : celle de G.W.F.Hegel /... Hegel = 382 occurrences.

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  • 1. Maurice Deux sicles chez Lucifer . .. Seuil

2. 3. DU MME AUTEUR ROMANS Une fille pour l't, ]ulliard-Lettres nouvelles, 1957 Le Jardin de Djemila, ]ulliard, 1958 Le Temps de Chartres, ]ulliard, 1960 La Pourpre de Jude, Christian Bourgois, 1966 La Perte et le Fracas ou les Murailles du monde, Flammarion, 1971 Le Tiers des toiles, Grasset, Prix Mdicis, 1972 Les Paroissiens de Palente, Grasset, 1974 THTRE Les Incendiaires, NRF, 1946 La Terrasse de midi, NRF, 1947 La Grande Piti, NRF, 1956 Saint Euloge de Cordoue, NRF, 1965 Le Songe (adapt de Strindberg), 1971 Comdie-Franaise (coll. du Rpertoire) ESSAIS Combat de franc-tireur pour une libration,].-]. Pauvert, 1968 Qui est alin? Flammarion, 1970 Combat de la Rsistance la Rvolution, Flammarion, 1970 Ce que je crois, Grasset, 1975 Dieu est Dieu, nom de Dieu! ,Grasset, 1976 Dlivrance, Seuil, 1977 en collaboration avec Philippe Sollers Nous l'avons tous tu ou Ce juif de Socrate!... Seuil, 1977 EN PRPARATION La France Structure et Gense de la Critique de la Raison pure 4. DeuxsicleschezLucifer 5. Deux sicles chez Lucifer Seuil 27 rue Jociob, Poris 6e 6. L'DITION DE CE LIVRE A T PRPARE ET RALISE SOUS LA DIRECTION DE CLAUDE DURAND, AVEC LA COLLABORATION DE SYLVAINE PASQUET ET JEAN-BAPTISTE GRASSET. ISBN 2-02-004770-5 ditions du Seuil, 1978. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou panielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal. 7. Alors il tressaillit sous l'action de !'Esprit et il s'cria : Je te remercie, Pre, d'avoir cach ces choses aux docteurs et aux sages, et de les avoir rvles aux humbles et aux petits. Luc Dieu se manifeste au milieu de ceux qui savent. Hegel 8. Aux humbles et aux petits 9. Avertissement La ddicace de ce livre, aux humbles et aux petits , n'a rien de dmagogique, au contraire. Il est vrai que je ne puis supporter de voir les gens simples exclus pour inco~ptence des gr~n~ c!~ philosophiques de ce temps, dbats que les spcialistes ou mandarins obscurcissent comme pour se les rserver. J'en souffre d'autant plus que la pense des matres penseurs ayant imprgn, sous une forme bassement vulgarisatrice, ou par les prestiges du snobisme, ou simplement par l'inconscient de l'air du temps, nos manires de raisonner, voire de vivre, nos politiques, nos magazines, nos murs, voici les hommes sujets et victimes de ce qu'ils n'ont pu juger... Or il faudrait qu'ils jugent... Mais je ne flatterai pas le public en lui disant que son bon sens a tout pouvoir d'arbitrage. Ce n'est malheureusement pas vrai. Il faut que s'ajoute sa lumire naturelle une certaine cu ture, iiisi qu'un certain exercice de la critique, illjourcrnw de plus en plus difficile. Je ne prtends pas dispenser ces aptitu- des. j'espre aider un peu le lecteur les acqurir, mais au prix d'un lger effort que je ne puis ni ne dois lui pargner - surtout vers le milieu de ce livre... S'il y consent, je crois qu'il se sentira pay, par une libert d'esprit toute nouvelle dont il aura le mrite, et__peu -t!e par la passion - - --- --...- 11 10. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER qu'il_.P.2UE"a_e_rendre ~u rcit de la tragdie absolue de ces deux sicles, point encore aliVee, dont l'enjeu est son me... - -- Je me permets de lui signaler certains petits livres, qui unissent au mieux profondeur et clart, dont je me suis souvent servi afin qu'il fasse ventuellement de mme et s'y reconnaisse. C'est, sur Fichte, le remarquable Fichte de Pierre-Philippe Druet, tout rcemment paru chez Seghers. Sur Hegel, le Hegel de Chtelet (Seuil) et celui de Papaioanrum (Seghers), tous deux splendides et se compl- tant -merveille, l'un pan-logique , l'autre pan- tragique . Sur Nietzsche, outre le petit Nietzsche de Deleuze (PUF), le trs clbre Nietzsche de Daniel Halvy, rdit l'anne dernire au Livre de Poche... Rien, bien sr, ne remplace la lecture des textes. Mais je ne saurais induire les gens passer leur vie philosopher. D'abord on ne peut dire que je l'aie fait moi-mme... Et puis, le faut-il vraiment?... La question est ici pose, au passage... 11. Le primtre sacr Mon cher Glucksmann, Si la principale ruse du diable est de nous persuader qu'il n'existe pas, il semble dcidment, ces temps-ci, qu'elle s'vente. On en parle. On reparle mme de lui. Non les chrtiens, bien sr, non ceux d'entre eux dans le vent, pour qui plus que jamais il demeure un vestige d'obscurantisme, un personnage de contes de bonne femme, un pouvantail cornu et fourchu brandi par les vieux curs et nourrices contre les enfants ou les infantili- ss rtifs menacs d'tre rtis ou boullus s'ils s'avisaient de vivre leur vie. Oui, pour ceux dans le vent, il a disparu dans une trappe d'oubli ou de ridicule, entranant peu peu avec lui le pch dont il fut l'instigateur l'origine, et donc la rdemption qui n'a de sens que par le pch, et donc le rdempteur priv de sa mission, et donc la divinit d'icelui, prive de son utilit, et donc la vie ternelle, victoire sur une mort qui elle-mme tait le fruit du pch, etc. Cela file comme un bas... Nous chrtiens, dsormais, nous collaborons en tant que tels - si peu tels - la marche frache et joyeuse de l'humanit entire vers... vers... on ne sait plus... disons vers elle-mme. Nous partageons, nous assumons , nous promouvons, nous incarnons... Qui? Quoi? direz-vous. Interroga- 13 12. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER tion vulgaire ! Dans notre voix ces verbes si loquents dsormais se passent de complments! En fait de Trinit, nous sommes unitaires! En fait de Mystres, transpa- rents : on voit le mur au travers de nous ! Nos tabous sont bout! Notre vie dvote vit des votes! Mieux : nos voix, nagure dans le dsert, aux lections, seront, notez bien le mot, majoritaires, car nous sommes majeurs, mancips du Dieu alinant! Nos bulletins exhibs enfin remplace- ront les billets de confession ou les certificats d'indulgence plnire. Les urnes se chargeront de gsines eschatologi- ques. Il sera pardonn au Soleil de Satan cause de la Lune des Cimetires. Quant celui qui a dit, l'ge de cinquante ans : Si le diable existe, ma vie s'claire - Andr Gide-, on sait que justement il s'est rachet de sa subjectivit bourgeoise pour se vouer, au moins quelque temps, au changement systmatique du sort des masses. Donc, chez les chrtiens, plus rien du diable, plus de - - - - - - diable depuis 1930. Le dernier grand ouvrage de thologie sur la-question - tudes carmlitaines- est de cette date. Quand les auteurs s'aperurent qu'il avait 66~ pages - chiffre du diable dans l'Apocalypse-, ils ont d prendre peur et se taire jamais. Au reste la recherche thologique sur ce personnage a toujours t rare, ce qui n'est pas tonnant si le diable est thologien ou, en termes moins simples, s'il inspire l'essentiel d~a thologie spculative. Aujourd'hui, certes, un de mes ams publie;~u va publier, un curieux ouvrage, confidences du diable, o, peignant en dtail son projet sur ce monde, il dcrit avec la plus grande prcision notre monde, ce qui pourrait donner son livre un statut d'hypothse scientifique vrifie. Mais je ne l'ai pas lu. Et puis quoi, c'est un chrtien non 14 13. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER seulement orthodoxe, mais humoriste, et donc pas dans le coup... Mais quel coup?... Voir plus haut... Non, ce sont des athes, aujourd'hui, qui m'en parlent, ou plus prcisment des chrtiens sans glise, des marxis- tes sans Marx, des soixante-huitards, surtout, sans plus de cris ni de textes, des gens qui ont cru, des gens perdus - et non tout fait perdus, puisqu'ils ne peuvent s'y rsigner, ni se rsoudre s'tablir en ce monde. Des gens qui cherchent dans leur nuit o fut le pige, car ils~urent de abc:mne- volont, dela-bonnefoi :Ou moins je le dis pour eux, car ils cherchent souvent aussi o fut leur faute et, oscillant perptuellement entre pige et faute, ils en viennent concevoir nouveau, de faon confuse, un~ sorte de Pch Originel de ce sicle auquel ils auraient souscrit:Poriinepart iiiddse, -feur msu:Ceian'arien de lche, puisqu'ils cherchent ainsi la lumire pour leur reste ou leur recrudescence de courage ; ils veulent repartir nouveau dans un changement de tout, malgr leur ge. Un de mes grands amis; dont le trotskysme influena mon adolescence - me dtournant de Staline comme il l'avait espr, et de Marx comme il n'aurait pas voulu -, m'envoie son dernier livre avec la ddicace suivante : Non, ce n'est pas le bout du chemin. C'est le vertige au bord d'autres mondes, au moment o le destin hsite entre ciel et enfE' Mais je ne t'apprends rien. Il m'apprend au moins qu'il en vient un trange vocabulaire - faire ricaner Tmoignage chrtien - que je comprends fort bien et ne puis lui clairer ni justifier d'aucune manire, ni en le renvoyant la thologie, pige depuis l'vangile, au plus tard depuis les Pres, ni en le rfrant mes travaux modestes sur une foi qu'il n'a pas. Il est dj bien beau qu'il m'ait atteint, si profond en 15 14. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER moi, par-del cette foi, par-del cet abme ; il est dj bien beau que cet ancien ami, qui adhre ma pense, le fasse de si loin : est-ce me connaissant qu,il a crit ciel , enfer , destin , vertige , autres mondes ? Qu'ai-je redire cette parole? Mais je voudrais pousser au-del cet accord, et fai peur, de deux peurs opposes : peur de mes persistantes dmangeaisons d'apologtique, contraires mes principes critiques sur la limitation du savoir humain la Terre et la mystrieuse gratuit de la foi hors de ses frontires ; il me faut atteaj.r~ rheu~e de Dieu ou du Christ pour bien -ds --urs, piaffer sans is bousculer. Peur aussi, d,essayer de consolider notre accord prcaire, fait grave et bienheureux, par une ontologie de fortune, forcment frivole. Et puis non seulement les ( dialogues croyants-incroyants , mais toutes les sortes de dialogues, quand on se met derrire une table, dialoguer, m'assomment. Il parat mme qu,on s'y adonne et s'y abonne par tlphone. Je ne crois qu'aux hasards de J l'esprit e!_du cur. Je ne crois qu'aux oonheurs:-Je ne crois qu'aux miracles. Je dois donc me taire, et je ne puis. Je ne peux plus parler de Dieu qu' tort et travers, et j'en ai envie. J'ai dj rcemment calm mon impatience avec un dtour par Socrate. Le diable peut paratre aussi un bon dtour, et de ce temps, pwsq'on I prssent, puisque crtfns instincts dsesprs le dpistent. Mais cela ne peut tre mis-enn discours sans qu'il ne l'anime. Son essence est de n'avoir pas d'essence, encore qu'il doive tre l'origine de toute recherche d'essence. Au surplus il ne m'a pas fait de confession, et nous ne disposons d'aucun texte. Il ne me reste donc, ces temps-ci, je l'avoue, qu' adresser tous mes correspondants et amis athes, qui vaguement l'apprhen- 16 15. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER dent, l'homme qui vient d'crire le plus grand trait du diable de ces deux sicles - c'est--dire l'histoire mta- physique de ces deux sicles, ou encore l'histoireaeces mtaphysiciens qui nous -ont fait ces deux sicles -, l'homme, dis-je, qui l'a crit, ce trait majeur, mais sans le savoir : vous. Ce livre n'est que le texte de cette adresse. Mon cher q1ucksmann, le diable est depuis longtemps entre nous. Du moins deux ou trois ans. Je vous avais bien entrevu en mai 68, mais dix minutes, dans une circonstance grave. Plus tard, une srie trange de hasards fit qu'entre mes principaux amis maostes de la Cause du peuple vous ftes le seul que je ne rencontrai pas : nous avons mme trouv moyen en 73 d'tre souvent l'un et l'autre Lip sans nous y revoir. Mais au dbut de mars 1974, comme Solini~syne exil se voyait couvert d'injures par le parti communiste - non, pas couvert d'injures : plutt calomni par la rumeur lgre des premires mesures du couplet de Basile, plutt mis en soupon de fascisme, nazisme et raction petit~sillJections de fiel mielleux ou ie-nu~l filleux par les intellectuels du Parti soudain rem_obiliss, les compagnons de route rappels en service, et mme les antiques sous-marins soudainement mergs, quitte devenir dsormais inutilisables, s'tant l dshonors, la chose en valant la peine - , notre journal, le Nouvel Observateur, s'est dress. Plus encore qu'au Parti, tout le 17 16. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER monde fut sur le pont. Notre premire page fut titre, en portique : Bienvenue Soljnitsyne , et quatre ou cinq articles peu prs identiques furent envisags pour couper court, pour casser net c~tte gigantesque ofJe~~iv~e s~11pi~s ~.!l~ards, de pleurs punaiss et de petites fivres cloportes destines couler l'Archipel du Goulag avant qu'il ne part. Leur affaire choua, j'ose nous en flatter. Mais en lisant ce numro, qui est ma fiert, je vis un article, non prvu, sans doute parvenu en dernire minute, le vtre : Le marxisme nous rend sourds et aveugles. Il me frappa. Je m'aperus que je l'attendais : de vous, ou du moins d'un maoste. Et plus tard, demandant de vos nouvelles mes camarades, j'appris que vos quelques pages vous avaient donn vous-mme l'inspiration, le signal de dpart d'un livre, qui devait devenir la Cuisinire et le Mangeur d'hommes. J'en voulus savoir plus et deman- dai vous rencontrer. Nous avons djeun ensemble et vous m'avez dit, vers la fin, sur un ton d'humour noir, rpondant sans doute quelque pense chrtienne de ma part: Je ne crois pas en Dieu, mais, lire le Goulag, je crois au diable. Propos de table... Je cessai assez vite d'y penser. Peut- tre m'avez-vous dit, mme : Je ne crois pas encore en Dieu, mais dj au diable, et je vous aurais rpondu plaisamment--:-; C'est un dbut. Je ne sais plus. Mais je trouve prudent d'attribuer ces deux adverbes - dj, encore - mon proslytisme invincible, l'esprance infiltrant et influenant ma mmoire... Plus tard, vous avez bien voulu me confier le plan des Matres penseurs, et mme un synopsis d'une page et demie, qui compta dans ma vie, car l'extrme fin, cherchant dans !'Histoire de la 18 17. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER pense un recours contre la fatalit dominatrice des systmes philosophiques, vous disiez, d'une ligne, d'un trait, d'un cri : Socrate; que je sache, n'tait pas un matre penseur allemand du x1xe sicle!, et cela me dcida aussitt crire mon Socrate, non seulement pour vous tenir amicalement compagnie, mais pour dvelopper en trois cents pages ce recours, cet espoir, ces lettres de noblesse de notre contestation intellectuelle de la Raison : il peut exister desanii-ntres pe~seurs ; la pens-;une pense, peut dlivrer l'homme de la rationalit qui l'asser- vit; on put penser, il reste la pense une chance..~ Mais passons, car l'essentiel de notre entretien porta sur une autre phrase, celle o vous voquiez l'implacable court- circuit despotisme-libert , ce thme selon lequel ce sont l~ idologies et systmes de libert qui nous ont.conduits au- -~ ----- plus impitoyable esclavage- et par ncessit, comme par engrenage~ omm~_si ~~-li!:>ert~e pi_g~~! ell~-~me, se prenait un mauvais charme, le sien, le sien propre, ou celui de son ide, de sa mise en concept, en forme. Vous 1 me citiez dj la fameuse phrase de Chigalov : Parti d'une libert illimite, j'ai abouti un despotisme illimit, extraite des Possds, dont le vrai titre, avez-vous prcis, est les Dmons. Je fus de nouveau en alerte... Mais surtout, considrant ensemble, au long des sicles, les trsors de bon vouloir' de mrites, d sacrifices et de martyres chez tous ces ho~mes qui avai_ent cru une Jl!..ancipation humaine d'autant plus vaste et profonde qu'elle tait porte par l'ide universelle, la thorie, nous comparmes leursefforts parfois sublimes ces dsesp- rants cauchemars d'impuissance o un dernier dtail, surgi au dernier moment, parfaitement inattendu quoique prvisible, renverse ou strilise l'ensemble de l'entreprise. 19 18. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER Je ne sais plus si nous voqumes Sisyphe, Ixion, Tantale, les Danades, d'autant que dans !'Histoire il vient un moment o l'on cesse de se dire, coinme dans le mythe d'Er, de Platon : Je ferai mieux la prochaine fois, je ferai plus attention; je jalonnerai ma route chaque pas contre les dviations les plus insensibles. Il vient un moment o l'on dsespre du choix lui-mme, ou encore on prononce, et nous le prononmes, le mot de maldiction. Depuis, nous avons mme conclu, retournant presque la fameuse question kantienne, qu'il fallait dsesprer. Vous le preniez, ce mot de maldiction, dans un esprit trs laque, moi un peu moins. Mais je cessai d'y penser jusqu' la publication de votre livre. Lorsque je le reus, je commenai, comme tout le monde, par lire les quelques lignes de prsentation au dos de la couverture, si gouailleuses et amres, o je reconnus votre style, et l je fus frapp d'un dbut d'illumination... Les voici, telles qu'elles sont, juste au-dessous des portraits en rang d'oignons de vos quatre as , Fichte, Hegel, M:irx et Nietzsche: Toute la famille fait dans la politique. L'an, Johann Gonlieb Fichte, passait pour jacobin - ~n futur Lnine ( Hegel, un peu tout, un peu l, offre de devenir matre et possesseur non seulement de la nature (style Descartes), mais de la socit. La domination de la terre, rsume Nietzsche. a ne se refuse pas. a ne se refuse pas... J'arrtai l... Cela me disait quelque chose... Cela me rappelait une vieille histoire, ou lgende, mais laquelle? Tandis que je cherchais, je songeai, approbatif : Quel homme en effet peut refuser la domination de la terre, surtout si on la lui offre au nom de la justice, de la raison et de la libration de l'humanit? Moi, 20 19. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER refuserais-je ?... Je me rptai alors plusieurs fois, comme en cho attard : Si on la lui offre... Et tout coup je sus quoi je pensais en secret, ce que vos quatre lignes dcrivaient malgr elles. Je revis le seul homme qaj, ma connaissance, ait jamais refus l'empire u monde, et i~stement cet homm~ -=comme s'il ne fallait pas moins - c'tait Dieu. Oui, le Christ au dsert, dans le rcit de Matthieu. Celui qui lui offrait le monde, c'tait le diable. Je vous livre alors mes images et associations telles qu'elles vinrent : Ordonne ces pierres qu'elles deviennent du pain : tentation conomiste... Rponse : L'homme ne vit pas seulement de pain : titre du premier roman contestataire sovitique, de Doudintzeff... Jette-toi du haut du Pinacle sans t'craser. Et j'ai vu Nietzsche dansant sa vie sur les cimes, prs de vingt ans jusqu' son effondrement... Enfin Satan, du haut de la plus haute montagne, offrait au Christ tous les royaumes du monde et leur gloire, s'il l'adorait. Et Jsus-Christ, quoiqu'il et grand-faim aprs ces quarante jours de jene, s'y refusait. Et je gmis : Sans Lui, comment avoir la force de refuser l'empire du monde? Puis je songeai aux trois fameuses libido, non de Freud, mais des scolastiques, aux trois tentations majeures : sciendi, sentiendi, dominandi, et j'valuai quelle puissance irrsistible devaient avoir la premire et la troisi~me jointes ensemble - savoir et dominer - lorsque l'esprit d'un temps les identifiait... Ce qui me remit alors en mmoire - je vous dis tout - l'agacement prodigieux que m'a toujours inspir le premier Faust : mobiliser le Ciel, !'Enfer et leur arroi autour du pucelage de Marguerite est comique : pourquoi ne l'a-t-on pas dit dj? Goethe s'est- il rendu compte qu'avec les premiers matres penseurs au 21 20. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER moins autant qu' Valmy commenait une re nouvelle de ce monde o il devenait suspect de rclamer la lumire ? Quelle lumire, en effet, puisque Lucifer est_lumire? Goethe dare, de son vivant; -il vcut trop:-.. Sa srnit dernire, qu'enviait Nietzsche pourtant, flotte comme une pave sur l~ chaos qui commence... Mais je m'empressai de lire et relire votre ouvrage, dans votre esprit, si possible, non dans le mien, avec une attention qui se voulait critique. Il est, comment dirai-je, adorablement mal foutu. Nul ne pourra vous reprocher d'avoir dnonc l'Ordre des matres penseurs avec ordre: enfin pas un systme de plus !... Une seule unit, admirable : les quatre systmes y apparaissent comme le mme : emQrise croissante de la pense sur l'homme et le monde, annexant mesure des facults de l'un et des domaines de l'autre. Chacun des quatre a beau se croire et se prtendre, en tant que philosophe, tantt le Seul, tantt le Premier, tantt le Dernier, tantt les trois la fois, toujours en toute simplicit - aucun penseur n'est jamais plus un entre autres : il ne se reconnat que des prcurseurs modestes ou de pauvres pigones - quelque chose va, court, saute ou plutt glisse de l'un l'autre, qui finalement tout englobe et qui est... disons provisoirement la matrise, mcanisme implacable que vous avez dcouvert et rvl, irrsistible progression et contagion d'une nouvelle et d([email protected] Vrit, bientt ne laissant rien en dehors ni son encontre, sW' mme aucune chance de dmenti de l'Histoire, puisqu'ils ont form par surcrot la mentalit des histo- riens! Rien hors du cercle, hors des cercles qui s'engen- drent, comme l'enfer... Quel recours? quelle rsis- tance?... L'Homme? L'Homme, c'est eux. Ils l'ont pris 22 21. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER en compte et charge jusqu' sa Mort avre... Dieu? Ils l'ont tous tu... La Libert? Tout vient d'elle. On ne peut que crier, sans dire au nom de quoi, puisqu'ils ont pris tous les dires... L'tre? Vous crivez : L'tre est de main de matre... Sans oublier les viles troupes auxiliaires, les communales milices des Sciences Humaines pour achever d'occuper les interstices... C'est au point que la seule analyse possible est humoris- ) tique. Vous l'avez faite. A la 9_!1e~on : D'o parlez- l v~? ~' il fall~t !pondre ~erde ! , pui~que !Outes es places sont P.:-ises ! Vous avez dit merde, ou peu prs... Ou encore, quand vous sacrifiez au srieux, forcment vous revendiquez un sans feu ni lieu, une juiverie de la pense... Oui, l encore, il nous faut tre tous des juifs. Car ils n'aiment pas les juifs, nos matres. S'ils sont d'autant plus antismites que Dieu est mort par eux, c'est qu'ils instaurent un ordre que l'errance judaque inquite bien plus qu'elle ne troublait le plan divin ou l'implanta- i tion temporelle de l'glise. C'est qu'il n'est rien ni personne qui~ soi~ds_ormais circonsc~a.!._!eurs crits. C'est ainsi. Ds lors la Bible estcfe trop. Que dis-je ! L'unit entre vos quatre matres penseurs, nos pres-compres tous, elle est tellement forte qu'elle brise la vtre, celle de votre livre du moins. Malgr le plan explicite de l'ouvrage et vos efforts mritoires, vous ne parvenez pas un instant les isoler, ces Uniques ! Chacun, dans le chapitre qui lui est conscr, n'est pas le plus souvent nomm, parfois le moins. Bref, ils ne sont l que tous, en chceur : on dirait leur chtiment! Et certes on pourra dire que c'est votre esprit brouillon, ou votre bouillonnement. Mais ce n'est pas cela. C'est la chose qui pse et qui s'impose. Si l'on tient compte des diffrences 23 22. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER d'poque et de l'largissement historique des domaines, les quatre sont le mme, ou se fondent, comme en des rves lourds un seul visage argileux s'incorpore des physionomies fugitives. Il devient dsormais aussi comi- que un tudiant d'hsiter entre eux pour son choix philosophique qu' une mnagre entre les marques de dtergents de la mme firme. Diable ou non, vous avez soulev l un livre fameux. De plus, j'ai remarqu que les intertitres apparemment journalistiques de vos chapitres ne sont pas l pour l'aration d'un discours compact et dense. A chacun d'eux tout recommence, ou peu s'en faut. L'ouvrage est fait d'une srie de vagues d'assauts, ou de commandos, pratiquant lui-mme la gurilla qu'il exalte et prne contre les grandes machines, ou mieux, bientt, la grande machine du monde. D'ailleurs vous insrez des articles de journaux, dj parus, et dont aucun ne dtonne. Il n'y a que des articles. Moi qui me suis permis de dfinir la seule philosophie lgitime et ncessaire de notre temps comme journalisme transcendantal, je la trouve ici faite. Rien d'autre n'tait possible. Les gens ne s'y sont pas tromps qui, non contents d'acheter ou d'emprunter votre livre, le lisent, s'il vous plat! Je crois mme qu'ils retiennent ce qui est dedans! Du reste il n'y en a pas deux lectures, une populaire et une autre. Il est non seulement d'un seul jet, mais un seul jet. Il va aux hommes et les atteint. Que touche-t-il en eux? Le cur, l'esprit, la raison? Ne rentrons pas dans la mtaphysique des facults. A mon avis, d'aprs mes observations, il prend plutt leur tre, et pour le dlivrer : on rit et respire le lire, et on se sent mieux aprs ; phnomne nouveau, au sortir de ces lustres, que dis-je, de ces dcennies o le marxisme faisait loi et 24 23. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER l'ennui prime, o l'on a tant cru devoir ! Enfin un allgement sans allgeance ! Il faudra mieux savoir ce qui s'est pass dans toutes ces mes, car nous avons tout refaire partir d'un grand refus. En tout cas ces deux sicles de mtaphysique totale et totalitaire sont, selon votre espoir et selon votre terme, interrompus. Bientt rompus? Je le crois et je le sais. Car le lecteur est moins secou vous lire qu'il ne reconnat et ne secoue en lui- mme tout ce qu'il ne pouvait dj plus supporter, mais admettait parce que c'tait partout crit... Dsormais des pellicules... Comme si le prof tait soudain, non chahut, mais interloqu dans sa classe. Ou encore on di'ait que vous avez pris la justice la main dans le sac sous les yeux des justiciables. C'est le commencement du soulvement des administrs, de ceux qui on administrait... a ne prend plus, on n'en prend plus... D'o les glapissements effrns des mandarins, des universitaires illustres - illustres seulement dans l'Uni- versit. Je dis glapissements, car je n'ai lu ce jour aucun essai de rfutation srieuse de votre livre. Et sans doute seraient-ils bien en peine, votre pense ayant disloqu leurs systmes - leur systme - sans nulle perte de niveau philosophique, dmocratisation sans vulgarisation, faisant les gens juges et bons juges. Et ils le savent bien. Qui donc les lira demain? Panique. Que glapir, faute de rfuter? Dans ce grand courant d'air, comment rallumer les cierges de l'anathme? La Raison, court de raisons, rameute ses moines : mais si l'on n'y croit plus? Il ne leur reste donc qu' attaquer l'ouvrage, non sur son contenu, mais sur son succs mme, en discrditant ses moyens. Un complot t'a surpris, bon peuple au jugement sain ! 25 24. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER Lequel? La philo-pub, ou pub-philo. Telle est l'origine de l'histoire dite de la Nouvelle Philosophie, cre aux neuf diximes, sinon de toutes pices, par les ressenti- ments et calculs dfensifs de ses adversaires qui, pour garder tout prix leur clientle dans le primtre sacr du sixime arrondissement de Paris, viennent de vous mon- dialiser! Ce fabliau vaut d'tre cont en trois mots. Le complot, je l'ai dj dit : les Matres penseurs, Socrate, symtrie entre le despotisme de la pense et sa dlivrance ; deux ouvrages documents, non rfuts. Vous paraissez avant. Vous dmarrez lentement, trs lentement, au point - amusons-nous leur rvler la cuisine - que, jugeant votre soutien publicitaire un peu maigre, je parviens persuader mon diteur de suggrer au vtre une publicit commune. L-dessus, inopinment, croisant notre route sans tellement la contrarier - sinon par un pessimisme distingu - parat la Barbarie visage humain, folle et fulgll'.' ante charge de cavalerie lgre d'un jeune homme, Bernard-Henri Lvy, qui a toutes les tares : riche, joli garon, ravissante compagne, grande place dans l'dition parisienne, et qui, par amiti personnelle et admiration d'adolescence pour Lardreau et Jambet, a presque suscit et grandement lanc l'Ange. Ds lors l'amalgame est fait, le complot s'tend. Lvy en est l'me damne, qui nous manuvre: tenez, par exemple, j'cris dans mon dernier livre que Socrate - point dcisif pour la pense de tous temps - a bris la tyrannie du logos, Jean-Marie Benoist que Socrate l'a instaure! Eh bien, c'est pareil! Ou c'est pour faire semblant! Nous sommes la Nouvelle Philoso- phie !... Et l-dessus, pour comble, parat contre nous un injurieux pamphlet - si dbile que nous aurions pu le 26 25. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER commanditer, mais tel ne fut pas le cas - et cela nous vaut une mission de tl commune - oui, commune : tous y avaient leur chance ! - o vous nous foudroyez les malheureux pamphltaires et touchez le peuple en ses lointaines campagnes ! La cause est entendue : philo pour mass media ! Et comme vous et moi indisposons la gauche en ses appa eils, quelque Grand Capital Monopoliste est derrire ! J'exagre? Laurent Stalini, dans l'Humanit, a dpist, au fond des Matres penseurs, Pchiney ! Voil!... Mais quoi bon ces faits ? A quoi bon les instruire de cette loi du march capitaliste, o nous sommes, qu'un lance- ment publicitaire initial de vingt millions consacr un livre - mme bon - ne fait pas vendre mille exemplaires, dsesprant l'auteur et ruinant l'diteur? Je suis impur puisque je le sais! J'ai la peste! Pivot nous a lancs comme des savonnettes!... L'ide qu'un crivain puisse tre lu parce qu'il a quelque chose dire; l'ide qu'un intellectuel solitaire puisse oser rompre avec la Weltanschauung du primtre sacr et rencontrer une sensibilit populaire prte l'entendre, et qui ne savait pas encore qu'elle l'tait; l'ide que des lecteurs puissent se communiquer entre eux le titre d'un livre, et mme - voyz-vus a !-::_ ses thmes; l'ide qu'il nous en puisse coter sueur et sang d'crire une seule ligne; qu'on puisse dans la nuit sangloter d'impuissance devant une page blanche et pour- tant ne pas pouvoir se coucher; qu'on puisse tout refaire avec dsespoir sur preuves - ah oui, les preuves ! - songeant qu'on a perdu encore un an de sa vie, et peut-tre ls- autres; toutes ces ides-l ne les ont pas effleurs, mme sur des pattes de colombe ! Et pourquoi? Nous passons la tl : eux, pas... Mais attention : n'imitons pas leur bassesse. Ils ne 27 26. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER vengent pas tellement leurs invendus que leur statut menac de petits-matres penseurs l'ombre des grands, cle.. kapos kaputts du systme, baptisant-marketing la liesse populire--souleve par 1a fin de leur Terreur intellec- tuelie... PasS-ms sur cette pitille du Prnntre, nous attardant un peu sur ceux qui m'attristent par excellence. Ce sont nos prcurseurs : j'entends les hommes d'ge dont les copieux et srieux travaux avaient dj quelque peu contest les matres penseurs, leurs pompes et leurs uvres, et que voici qui rmergent et enragent de ne pas tre cits, de ne pas tre chaque page reconnus et salus Pres, quoiqu'ils pensent d'ailleurs de la paternit. Leur fureur les gare en des termes qui sont autant de prcieux symptmes. L'un d'eux m'appelle le Serpent de la Gense, lov, je crois, autour de Bernard-Henri Lvy : comment peut-il la fois prtendre qu'il nous voit trop aux mass media et ignorer nos respectives corpulences quant cette gymnastique? Pour un autre je suis le docteur Mabuse, cerveau du crime, dans un long tract qu'il distribue lui- mme aux passants en plein cur du primtre sacr : dignit ! Ces diaboliques hantises m'inquitent. Entre nous, n'auraient-ils pas pu garder assez de leur bon vieux Sens de !'Histoire pour souponner que l'clat et le succs de notre rupture vient peut-tre, sans plus, de ce que les temps taient mrs, les esprits inconsciemment prpars, non de mon Gnie du Mal ? Quelles sont ces contorsions d'exorcistes en bnitiers, ces grimaces qui vous rajeunis- sent les vieux grimoires ? Mais il y a plus grave. J'ai dit qu'en leur temps ils avaient quelque peu _contest les matres penseurs. Oui, quelque peu seufoment:-Peut-on les contester quelque peu? Ne pourraient-ils faire un examen de conscience et s'aviser 28 27. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER qu'en effet leur contestation fut timide, relativement respectueuse~ un senscoififfiaite, en tous se~s coii1ortabl, preuve qu'elle- les aissa e;;-assez bons termeS,-ma foi, avec leurs suppts et sectaires, en assez belle _place dans l'llnivei:sit marxise, gages de son ouverture, flancs-gardes chargs des simili-embuscades, mouches du coche admises jouer les taons socratiques. Or voici qu'aujourd'hui le risque paye, gagne, que le corps franc fait lui seul la perce, et eux, plutt que d'valuer dans leur mmoire quelle fut leur quantit de courage, traitent l'audacieux vainqueur d'ingrat et d'imposteur de supermarch !... Et les gens d'idiots, par parenthse, de pauvres types abuss ou mabuss : telle est leur confiance dmocratique en les masses, qui, s'ils les avaient eues, auraient t inspires ! Ils ont voulu tre de leur temps. Ils y sont rests. Oui, nous faisons les frais de leurs si j'avais su... . Que nous aurions aim discuter!... Mais nous sommes has, has pour un succs qui dans six mois peut-tre sera fini ! Ils n'ont pas attendu six mois que cela passe, alors que j'ai attendu trente ans, Gluck.smann, que les matres penseurs et leurs deux sicles s'effacent, que tout change enfin, qe FOucault et vous arriviez! qui, enfant prodige mort-n de la philo, ai-je disput la Sorbonne? Et me voici, ressuscit un peu par hasard, effar de cette lumire, et parfois sourdement la dsirant phmre - je suis g, ilJ.~~ mourir' je n'y suis pas prt-, me voici au spectacle de ces vieux papillons se tranant aux feux de la rampe !... Fi donc!... Et je ne leur demande que vingt pages, non pas mme sur mon ouvrage, mais sur le vtre... Pourquoi? Je n'en sais rien... Pour voir ce qu'ils pensent... S'ils pensent... Peut-tre pour les saluer, les reconnatre... 29 28. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER Pour lire avec application leurs travaux passs... Ces temps ne sont-ils pas libres et favorables aux vrais , h '> M . la . 1 . 1 rec anges... . rus a g plt, a g aplt, sans pus .... Moulinets de masses d'armes avec les encensoirs en chmage!... Alors je vous discute, Glucksmann, pour discuter... Oui, c'est peut-tre aussi en raction contre leur forfait - j'entends, bien sr, leur dfaillance sportive - que je vais essayer, avec mes moyens modestes, de creuser et de critiquer votre livre. Pourquoi de mon point de vue chrtien et critique ? Pourquoi selon ma diabolique hypothse? D'abord c'est mon bon plaisir, et mon droit ds l'instant que je l'avoue : votre combat visage nu et mains nues requiert des contradicteurs semblables ; la catgorie la plus hassable est le crypto . D'autre part, nul ne peut vous critiquer avec un appareil doctrinal sans l'avoir d'abord justifi, c'est--dire sauv de vos coups - c'est long -, si bien que pour ma part, n'ayant pas de doctrine, je suis en effet un de vos rares interlocuteurs possibles... Tenez, l'instant, j'apprends dans une tribune du Matin votre crtinisme basique... S'ils en sont l, c'est qu'ils en sont rduits l : pauvres diables... Vous devinez dj que je ne vous apporterai pas mon christianisme comme valeur tablie ni comme idologie. Car il est n en moi je ne sais pas comment, sans autre justification de pense que la destruction radicale de toute mtaphysique ou philosophie possible par la Critique, laissant creux ou abme que la foi vient combler, ainsi permise et au demeurant gratuite, le contenu commun de sa rvlation n'tant videmment ni concept, ni connais- sance : si nos mystres chrtiens taient des informations, ils changeraient tous les dix ans ! Je vous parlerai donc de 30 29. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER nulle part nulle part, ce qui simplifiera nos rapports, les dispensant d'tude topico-culturelle pralable, de recher- che des conditions de l'origine du fondement de l'instaura- t!on de mon dire... Je parlerai, comme l'to~rdie,-dans le vide - peut-tre dans le vide de la fracture de Mai - et n'avancerai point mon hypothse du diable pour vous fixer sur vous-mme, mais pour vous amuser d'une lueur unifiante venue d'ailleurs, si ce n'est de plus loin qu'ail- leurs. Vous amuser, dis-je : il me plat que cette figure ait aujourd'hui quelque chose d'humoristique. Ainsi le rcit de ses bats prolongera naturellement nos propos de table. Et au surplus l'humour qu'il pourra m'inspirer a chance de rejoindre votre ironie, votre gouaille, inanalysable, vi- dente, indispensable; car en cette lutte il ne suffit pas d'avoir les rieurs de son ct - on les a -, il faut rire soi- mme, dt-on se chatouiller, et surtout le dernier. Ce n'est pas un hasard si vos dernires lignes rsorbent le soupir de votre cur qui se brise dans l'insolente magie d'Ariel et de Prospero. Je pense aussi Kierkegaard, repris dans le syst!Ile hglien quand il souffre, le flant quand il rit.Je pense enfin Dany Cohn-Bendit en Mai. Ici pleurs et rvolte tirent force mtaphysique du rire. Au dos de votre livre les portraits de famille font tir de foire : c'est bien ams1. Je pense m!!J.e - commenons les futilits apparentes - G!!J Bart improvisant devant moi un numro impayable, dans une de ses chansons qui exprimait assez bien le Pouvoir et l'Alination, sur un air saisissant d'entrain et d'amusette. Soudain, arriv aux deux pre- miers vers du refrain - parmi les moutons je suis touff, et parmi les loups je me fais bouffer - , il changea de musique et lanant deux goualantes sinistres dignes de 31 30. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER Mouloudji au plus beau temps des caves existentialistes ou de Pia Colombo tremblante d'hiratisme dans Bertolt Brecht ! Le fou rire pass, je m'aperus combien les beuglements rvolutionnaristes taient finalement d'un effet assez veau - au plus purgeant la conscience - et combien l'enjouement restait lancinant et contestataire. De mme une dnonciation pesante des matres penseurs et ajout leur poids, tandis que votre persiflage d'affreux jojo de la philo les vente, les vapore. Il fallait avoir la force d'me de faire de leurs massacres d'hommes et de peuples passs par profits et pertes, non pas un grand-guignol, mais un guignol tout court, pour percevoir soi-mme et laisser deviner par rapport quoi c'est du guignol, ce qui en nous persiste et rsiste par la distance et la grce de la gaiet... Peut-tre mme ce qui existe... Il ne faut pas commencer ratiociner avec eux, chercher une raison qui leur soit suprieure, ultrieure, ultimissime. En Raison, comme dit fort bien Jean-Paul Sartre, ils sont indpassables et je le montrerai! Le cur, l'me? Chut! N'en c!j.SQ!l!_!ien ! Ils l'intgrent! Le concret? 11;en rendent compte! Ils tiennent les vertus, les apostolats, les rvoltes... Reste monter en sketches leurs aveux et leurs { effets. Reste dire, comme Foucaul vous commentant : La phi~ositieux apprentis ~nseurs de l'Alle- 48 47. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER magne, ne pouvant reproduire cet vnement exaltant chezeux, vu l'tat de leur pays, en tirrent du moins d'immenses leons. D'abord la Mtap_hysi_ql!e, dcrte ~ f,~is~:t ~:po~~:~~s~t~~A~~ol~u;,i!~:~arreud~n:a:~ iyne.!!lent, les cie~descendirent sur terre,~~ H~g~l. Il n'tait donc que de lire la Rvolution franaise en son dessin et de la prolonger en pointill pour tout savoir et tout pouvoir sur l'Humanit, pour ne pas dire sur Tout. Mais c'est un peu plus tard qu'ils viendront ~out, le temps de raliser leur bonheur ontologique inespr, d'abord incroyable... Oui, la Mtaphysique rationnelle tait possible, tait vraie, mais dans sa dernir~ dcisive mtamorphose : lisible dans l'Histoir~, ou fonde sur l'H~e, ou fondant !'Histoire... L'un, l'autre, le troisime?... On verrait... La pense de l'Absolu avait tout coup trouv son objet dans - .. ------l'exprience mme et donc devenait Science en toute rigueur kantienne. La pense pure tait le savoir de ce temps, et rciproquement. Il faut imaginer l'tat extraor- dinaire de ces tudiants allemands :' la Rvolution fran-~ - - - -- - aise s'est faite par la Raison : donc, nous, la Raison, nous f e;fe~~~s la suite et lafin !~t si e}le s~al_fag~ou si elle a avort, notre Raison, forcment plus mre que celle des Encycloi)distes et de l'Au/Tilarung,-la C.Qll!Pitera, la consolidera, - l'ichvera. -O?Partout dsormais au monde ! Et par l'Allemagne, toujours tant divise qu'elle va s'unir d'un seul c0upet, peuple originel,_ devenir peuple fondamental, rurur a plante-! Qu~l bo"iiheur f mme qu'elle-~t t- mp~rf~!t:~ cette Rvolution des ) Franais, comme}fuutseulement nous annoncer et nous veiller, no~, telle notre aurore, alors que nous sommes, ------ 49 48. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER ou serons, ou ferons le jour. coutons Glucksmann : ~ Rvolution franaise peut dcevoir; mais cette position de Ttraite-spirituelle devant l'vnement n'est pas en repli, ci COnt~ire. Prsentant --la - Rivolution c omme---.mpaTJaite, malade, les matres penseurs conquirent une position domi- nante qu'ils gardent encore. Plus haut ils lvent l'exemplarit de la Rvolution, plus forts sont leurs leons et remdes. Qu'ils appellent une seconde Rvolution, ou une stabilisation qui en vite les errances, ou qu'ils alimentent la contre-Rvolution, n'est pas dcisif : si la Rvolution en est le lever, le soleil sera cette science qui discipline Tes- Rvolutions, -~_pr~gra!!'~e commun de ces matres... --------~ Mme s'ils n'taient pas follement ambitieux, ces pen- seurs, ils devaient le devenir : non seulement ils pouvaient enfin recom~en~_er _ pens~r, mais par cette pense, par cette nouvelle Raison Pure qui, c'tait vident, c'tait un fait, prenait !'Histoire, prenait sur !'Histoire, ils pouvaient dsormais possder par l'esprit, non plus seulement la Nature et la Surnature - le cogito est dj pratique, dit Fichte, et Hegel ne veut plus connatre l'Absolu, mais, par la connaissance, dit-il, s'en emparer : il ne contem- ple pas, il affronte, vainc, mange-et digre -, mais la socit, la totalit des Hommes, et ce sans les attouche- ments vulgaires et harassants de ceux qui la gouvernent, ou croient la gouverner ! Peu importe que la Politique devienne un chapitre de la Mtaphysique ou l'inverse; leur politique tait d'autant plus souveraine qu'elle taitpure. Ils taien~Jes maye~s comme Napolon l'empereur des rois. Et je ne dis pas l leurs raisonnements / inconscients. Tout cela, ils le surent. Concevoir, dit alors Hegel, c'est dominer. Quelle tentation pour eux! Recrer l'homme et dominer 50 49. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER le monde leur compte! Comment auraient-ils pu s'en prmunir? Qui aurait pu? Ils ne s'en privrent pas ! On peut dcidment mal se reprsenter ce qu'ils se crurent, et nous firent. J'ai dit que la philosophie alors, avec eux, renaquit... Mais non, pas- mme,- ouplutt mieux que cela : elle se baptisa aussitt la Science, le Savoir Absolu , ou total , la Doctrine de la Science , la Science des Sciences ! Et cela fut admis! Et cela fonction- nait! Kierkegaard, cinquante ans aprs, Kierkegaard le contestataire, dans le Concept d'ironie, crit indiffrem- ment, sans ironie, Hegel ou la Science de notre sicle! Quant la pauvre science, la vraie, celle des mathmatiques et de la nature, celle de Galile, de Newton, de Kepler, croyez-vous qu'elle eut droit de faire bande part? Non, elle tait comprise, incluse, colonise, annexe, au mieux sous-proltariat : claire, assure, guide, rectifie! On a vu cela! Ainsi la thorie hglienne des couleurs rfutant Newton et son prisme pour les besoins de la Dialectique ! La dcouverte de la polarisation de la lumire traite par le mme Hegel de charabia mtaphysique ! Et plus tard Nietzsche enseignant de tout son haut les lois de l'histoire naturelle Darwin !... Il ne restait plus rien liminer, ingurgiter, rsorber en nant ou en savoir, que laFoi. Ce fut vite fait. La croyance des croyants et le savoir des savants deviennent dsormais les degrs infrieurs de l'omniscience des matres pen- s~s... C'est fou? Peut-tre. Mals cette f~lie-l nous a faits. Fichte, Hegel, Marx et Nietzsche ont donn le monde o nous sommes et o nous allons. Nous vivons, ou mourons de leur domination. Et ils le savaint ! Nietzsche crit la fois :-;Nous sommes l'poque des atomes et du chaos atomique, et : Nous entrons dans l're de la guerre 51 50. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER classique ~>!C'est donc nous, le classicisme ! ~nt ~~rimitifs du dbut_d~!a_!i~ de~~s, prophtes de la fin de leur fin : seule modestie! C'est d'assez loin q!!'ils - - _____. ont ~eru la Terre Promise, nous par eux promise, et ils nous y--ontpropulss-:-De mme le Goulag, dur ou doux, gnralis ou restreint, au propre ou au figur, s'annonce en 1844, ou mme en 1774, dans leur tte - m~me si cette tte, tiq-e P!"Ovisoire, en 1794, tombe dans -le panier... Napoon ne mettra pas bon ordre cela, mais-bien plutt mettra tout cela en ordre, en son ordre. Son esprit, ou plutt !'Esprit en lui, passera aux philosophes... Le mal, certes, vient de plus loin... Socrate et Panurge taient dj des figures contestataires : Panurge, de l'una- nimit humaniste et suspecte de Thlme; Socrate, du logos des sophistes qui avaient pouvoir sur la cit grecque : et il n'aboutit pas, car non seulement on le tue, mais dj, pour Platon, son bien-aim disciple, l'opposant politique est un trange animal, vou, pour sa gurison, aux terribles maisons de rsipiscence : si la cure ne le sauve pas, on le tue... Mais, cela dit, les pouvoirs des anciens temps taient plus lches. Il y avait des franchises, des traditions, des coutumes populaires frondeuses et indra- cinables, voire des privilges au premier et beau sens du terme. De plus, Glucksmann fait judicieusement observer que les Encyclopdistes taient moins perscuts que r~rchs_par s pr~es - il fallait seulement trouvr lequel en Europe - et prtaient volontiers leurs lumires aux despotes clairs. Ils se trouvrent fort dpourvus, dit- . - -il, en 89-93, quand la bise fut venue. Et j'ajoute que le seul qui ait vcu assez vieux pour voir la Rvolution fut guillotin... Mais les jeunes penseurs tudiants allemands avaient tout vu s'crouler-n-France, ne restant plusque la 52 51. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER Raison et l'homme libre universel qu'elle avait fait. Le Rhin les conserva quelque temps l'abri, pour y mditer. Comment n'y pas voir natre l'occasion et la vocation de fabriquer l'homme selon la rationalit librante ? Pourquoi devenir des pasteurs, comme ils y taient familialement destins? Les attendaie!_lLJ,i~ troupeaux plus vastes...____.. - - ---- - - - - . * Mais une question va se poser, d'importance. Chacun de ces chers matres, on le devine dj, est, ses propres -----------yeux, le seul, le premier, le dernier, bref tout. A tout le moins il change tout et dtruit tout. Il doit donc dtruire son camarade ou prdcesseur. Les matres penseurs doivent s'triper les uns les autres, et en fait s'tripent, au nom de leurs penses propres. Mais alors pourquoi leur prter, avec le sicle et entre eux, une totalit de pense commune? Ne l'auraient-ils pas vu, ce mouvement pro-fond vers la possession du monde, oilstaient tous P.!~ ) avant que de tout prendre ? L~nseurs ne connaissent- il-;- pas lllr pense ?-Vil le hic. ar nfinis nesont pas sots. Ils sont comiques, on verra, mais autrement que par leur sottise. Pourquoi donc ne se sentent-ils pas partie lie? Citons, pour mieux cerner la difficult, trois passages de Glucksmann. Le premier nous dcrit leur succession : A partir de 1800, les matres penseurs se passent le flambeau : pour Fichte, le _dernier phi!osophe est Kant, aprs lui, avec moi~mene la Science. Pur igetHchte reste philoso- phe, le dernier. Pour Marx, le dernier c,est Hegel. Mais la Toussaint des philosophes, c,~st touj0u;:;Nol qu,on chante. Et Nietzsche, ajouterai-je, dans une rcapitulation sublime, pour une fois sacrificielle : Et si vous avez 53 52. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER manqu ce grand coup, vous tes-vous manqus vous-mmes pour autant? Et si vous vous tes manqus, l'homme est-il manqu pour autant? Et si l'homme s'est manqu, qu'importe? En avant! Ce qui se heurte en vous, n'est-ce pas l'avenir de l'homme? On voit l'effroyable et frntique marche au gouffre. Mais la faveur de cette Toussaint des philosophes, prcisons mieux avec Glucksmann~leur ensembl, leur chur, ou leur tutti d'orchestre : Un savoir antrieur aux sciences qu'il pousse devant lui, une philosophie qui se refuse se laisser dsigner comme telleentre d'autres, elle qui ne r~ble__~ p_~i.~~s'!phie connue, une mtap_hysj~ q~i proclame la fin de la mtaphysique, une thologie de la mort de Dieu, une-ontologie-qui n'admet point qu'un tre soit autre qu'elle puisqu'elle se veut la logique qui fait du monde notre monde. ~ Et, encore plus net : Tous~nt estim avec Fichte : "_j le mot de philosophie doit signifier quelque chose de prcis, il ne peut dsigner que la science '', entendez-iiTscience.Tous o;it expliju dans luTSlivTs pourquoi ils les crivaient si bien et, se situant historiquement, analys pourquoi ils taient mondia- lement un destin. On y voit un peu plus clair, mais, plus mr examen, le premier passage cit et les deux autres apparaissent contradictoires. Nietzsche seul fait un lien entre lui-mme et les autres, non parce qu'il est gnreux, mais justement parce qu'il est le dernier de tous, indivisiblement !'Unique et !'Ultime, et se transcende lui-mme dans l~ funrr;;ers une humanit suprire o if~;ut que son ternel retoure relancera, cffime l'as dans un coup de d infini... Mais les a11tres ? Commen! chacun est_-il possi!Jle, imaginabl__en s~ solitude narcissique et tota!isante? Comment peut-il se 54 53. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER sentir seul penseur et mpriser le vieux camarade ce point, s'il connat !'Histoire et se connat dans !'Histoire ? Chacun ne va pas redcouvrir une nouvelle Raison Humaine tous les dix ans, que diable ! Il n'y a pas, chaque coup,de Rvolution franaise pour changer tout et le reste! Ces totalits philosophiques singulires et absolues qui chaque fois recommencent dfient l'entendement mme! Qu'est-ce qu'ils ont bien pu invoquer ou inventer, chacun, pour tuer au dpart les autres et tout le pass humain de l'homme? On veut bien qu'ils soient fous, mais d'o vient leur gnie ? Pourquoi est-ce que nous les croyons, ou l'un -- ------ --- - . ou l'autre ou parfois mme tous ensemble, en ce magma contemporain de notre-pense quia lw-mme quelque chose d'impensable ? Serions-nous fous aussi, sans le gnie pour excuse ? Non... Ou pas tout fait encore... C'est ici que Glucksmann est le plus ingnieux et profond. Bien sr, il faut chacun d'eux se faire sa lace, c'est--dire toute la place, par la Raison, donc abolir l'autre qui tait dj la Raison. Mais aucun Kant ne se dlectera des antinomies entre eux, car il n'y en a pas ! En effet, mesure que !'Histoire avance et que la socit volue, la place augmente, le champ s'largit! Des espaces vierges se rvlent ou se crent, des populations, des classes, des rgions de gographie cosmique, des encore impenss porteurs en germe de penses absolues neuves - enten- f dez, dit chacun, la mienne... Fichte, inspir de 93 et le justifiant, instaurait un tat form de fonctionnaires... ) Autrement dit, s'indigne Hegel, de policiers ! Et lui, Hegel, y inclut la pacifique socit civile - en gros, bourgeoise - laquelle, ayant appris obir comme Athnes sous Pisistrate, n'a plus dsormais besoin de matre , SS 54. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER et se ralise substantiellement en ce mme tat, selon Libert et Raison, ainsi accomplissant l'homme, de sorte que le rsidu social mcontent est inhumain ; alors revient, mais cette fois sur un champ plus vaste, la police, qui rprime l'inconcevable! De plus, matre ou matrise dans les ttes ayant justifi en raison, en raison dialectique, le pass, dsormais pass-dpass, dsormais assign au rle prparatoire de cette parousie tatique, finies les nostalgies ! Plus de chants populaires, de joie ni de rvolte. Plus de petits bonheurs frondeurs. A toute misre un seul et total remde... Mais Hegel avait justement laiss hors tat-Raison-Libert cette masse marginale, le peuple , dfini par le fait essentiel qu'il ne sait pas ce qu'il veut. Vestige du pass? Va-t-il se rsorber?... C'est curieux, il grandit... Oui, dit Marx en bondissant, l'avenir! Le seul avenir, c'est lui! L'homme de Hegel tabli en tat-Raison- Libert tait alin, dnatur par son tablissement mme, hors de soi par ce qu'il avait soi! Tout va se renverser pour se rtablir jamais ! Et le proltariat, peine surgi, encore promesse, y passe... On sait, par contraste avec le lumpen qui commence poindre, comme il est dj polic , lui... Et aujourd'hui, ajouterai-je, voici des penses tiers-mondistes d'universelle misre, mais la lassi- tude nous gagne ; ou bien la force des forts est mondiale- ment trop forte ; et le jeune Glucksmann de 1966, encore marxiste, dans le Discours de la guerre, hsite sceller le Destin de la plante par les masses asiatiques ou le cataclysme atomique... A moins que ce ne soit le Destin qui hsite... La perspective de la Mort Universelle nous a peut-tre privs, par effroi, d'un cinquime matre pen- seur du monde, avant que la vision _de~es vastituds 56 55. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER concentrationnaires ne lui fasse clater le cur, ainsi lui--- -- - -- -~ ~ ~--- - rouvrant l'esprit... '"Tcii donc fe dlicieux et tragi-comique mcanisme de substitution de l'un l'autre, chaque fois de totalit totalit. Lisons, pour notre rgal sinistre : Hegel avait log dans les marges de son tat rationnel une " Jbe " qu'il distingu_g~ign~usemenJ__du_peuple p!Jr sa misre et l'esprit de rvolte ~pouvait Canm!r. De l part la critique de Mar.x, elle se rclame de" la formation d'une classe avec des chanes radicales, d'une classe de la socit bourgeoise qui ne soit pas une classe de la socit bourgeoise, d'une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, qui en un mot soit la perte totale de l'homme, et ainsi ne puisse se conqurir soi-mme que grce la totale conqute de l'homme ". Les matres penseurs se dpassent ainsi les uns les autres... dans la plbe. Et, plus mtaphysique et encore plus beau : Les matres penseurs successifs tirent au jour u~esJe ", ils se l'envoient la face comme l'oubli qui annule les plus belles constructions spculatives, mais c'est toujours un !E_te conqurir, un ne- ense-pas qui n'est qu'un pas encore pens, un pas encore domin. Tu -;vu la lutte contre la chose maiStu as oubli autrui; tu rflchis soigneusement le rapport l'autre comme rapport de domination, mais tu manques le mouvement des masses les supposer passives; tu as pens:._ la rvolution mais as luhaos du devenir .-Avenir, devenir, ternit se confondent en un monde invaluable et transvalu. Imprimer au devenir le caractre de l'tre, voil la suprme volont de puissance. Ainsi, au terme, il redevient presque classique, un hritier de Descartes paroxystique... 60 59. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER Nec plus ultra, en effet. Il conclut. Il boucle. Tout aussi vrai que l'ternel Retour bloque et referme nouveau le Temps ui avait bris ses vieux et paisibles cercles avec.....___, - - - -- l're chrtienne - saint Augustin : Circuiti sunt explosi - -:-mais dans une nouvelle circonfrence ou spirale de cration perptuelle, indfinie ou infinie. Est-ce cela l'ternit, son ternit? Il ne l'a pas dit. Il s'est brl, tordu, dtruit de la pressentir... Peut-tre que sa folie conclut pour Nietzsche... Peut-tre est-il all seul au bout et mme au-del de !'humainement et du surhumainement possible... Peut-tre que sa folie conclut pour tous. En tout cas l'horreur. Je n'ai pas cit ici les textes horribles de Nietzsche, qui a pay. Le ferai-je? Une sorte d'actuelle terreur universitaire interdit de parlerde Nietzshe qui -- - - -- - -- - - - oserait susurrer, mme son ombre, que Hitler aurait tant soit peu compris le surhomme. Ce n'est pas cette terreur qui me fait taire. C'est la piti. Il n'aimerait gure. Tant pis. * Mot d'ordre? Rsister, dit Glucksmann. A tout prix. Et surtout sans attendre et sans dlibrer, sans tudier les mrissements de !'Histoire, sans se demander quelle page du livre on rsiste. En cette Apocalypse o !'Esprit fait la Bte, prendre !'Esprit de vitesse.Au nom de quoi? Cur ? Sentiment ? On verra, on verra aprs - supposer mme qu'il faille voir et nommer : ne recomme_nons pas les systmes! Aprs tout, c'est le cur dbordant de Jean- Jacques qui a rythm Robespierre le monotone... ~q~ tout le monde s'y~e ! Le paum, le cam amricain qui est all en manif faire sa petite B.A. contre le Pentagone au 61 60. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER Vietnam est de ceux qui ont gagn. Qui l'et cru? Quel ordinateur l'aurait programm? La rsistance doit se P_!2P~ge!_Par trane de poudre pour distancer l'ide gnrale. C~es clochers, course entre le tocsin et le glas... Glucksmann, c'est le tocsin. Ce livre la documentation si riche, la pense si profonde~ cri haletant, rpt, strident de sarcasme. Il rit parceque le rire est une arme. Il rit pour ne pas pleurer : trop de pleurs, l'chelle de la plante... C'est dbrid par pudeur, c'est rigolo par ngueur... Le style est celui d'un oiseau de proie dont les rapts dlivrent. :rr__est be..fil!__qu'un seul livre, deux sicles de matrise totalitaire - et lucifrienne, peut-tre - ~ donn le coup d'arrt. ffiueksmann aura peut-tre subverti la Rvolution elle- mme, libr la Libert. 61. Interlude Mon cher Glucksmann, je vous ai dj trahi, vous voyez. Dans un compte rendu qui se voulait fidle et qui est devenu trs libre, jusque dans mes apports de textes, je suis parti et j'ai tout fait partir de Kant, dont vous ne parlez pas. On dira que c'est ma manie, mais vous ne le direz pas. Vous comprendrez que je me sois enivr de cette harmo- nie : l'impossibilit de connatre l'au-del de l'exprience se voit soudain nie par l'au-del qui descend dans l'exprience, si bien que le Savoir Absolu se trouve non seulement rtabli, mais enrichi de deux domaines, qui par- dessus le march le fondent ou s'y confondent : la .Politique et !'Histoire. Et ce, pour comble, par cette Rvolution franaise que Kant aima d'un bout l'autre sans rserve ! Quel triomphe ! Mais ce n'est pas pour la seule harmonie intellectuelle que je me suis permis d'introduire Kant au dpart de vos -quatre matres, comme une sorte de propulseur-racteur explicatif. Je veux dire : comme celui dont ils ~artent et contre lequel ils ragissent et rebOildissent sans trve ; --- -celui qu'ils s'empressent d'oublier et qui ne cesse de les hanter ; celui qui, liquidant la vieille mtaphysique, leur donne effectivement un point de dpart zro, un vivace, 63 62. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER vierge et bel aujourd'hui o leur lan conquiert la philosophie le terrain neuf et grisant du Destin des hommes; mais aussi celui qui, par les interdits sur l'avenir que prononce la Critique, leur inspire un malaise, leur inflige une contradiction et les induit au mensonge. Le malaise, constant : si Kant avait eu raison ? La contradiction, ou la quadrature du cercle : pour en finir avec la Critique kantienne sans rtablir pour autant ce qu'elle avait aboli et qui ne les intressait plus - Dieu, l'me -, il leur fallut se faire, ou bien plutt se feindre, encore plus critiques que la Critique. Tous les dogmatis- mes des matres penseurs s'intituleront dsormais criti- ques et prtendront reprendre, tendre ou amender Kant : trait constant. Hommage obligatoire, un peu compatissant. Mensonge comique... Il en est un autre, plus grave, et dont certains souffri- ront : on ne ment pas, on ne se ment pas toujours impunment... Deux en chutrent... Leur apptit absolu de Science-Puissance, s'il ne pouvait accepter la limitation critique de la connaissance, ne pouvait pas non plus laisser place ni chance la Foi : permise par la restriction du champ du savoir, tant qu'elle subsisterait elle le restrein- drait son tour. Elle en tracerait forcment une bordure~ Elle les narguerait. Ils ne pouvaient s'y rsoudre. Il leur fallait donc, dans leur prtendue critique de la Critique, l'interdire jamais. Et ce, bon gr mal gr. Je veux dire : ce ne furent pas des incroyants qui philosophrent en paix selon leur incroyance. Ce furent des croyants qui sacrifi- rent leur foi leur science philosophique, ft-ce de Dieu. D'o des conflits profonds, douloureux, conscients ou non, que nous verrons souvent retentir dans leur uvre. D'o le droit que je m'arroge, que dis-je, le devoir 64 63. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER philosophique et critique que je m'impose, d'entrer dans leur personne et leur vie, dans les drames ou tragdies qui furent l'origine de leur pense mme. Car ce fut dans leurs profondeurs ultimes qu'il se mentirent. Mais j'ai une raison encore plus grave, plus pathtique, et cette fois trs contemporaine, d'avoir os introduire Kant et sa Critique au dpart de mon travail sur vos matres. C'est pour notre salut, rien de moins. Je m'expli- que : j'ai dj crit Socrate, vous le savez, pour complter modestement votre livre, pour contrebalancer la fatalit de vos matres par un recours possible, une i.ssue entrouverte, une chance : bref le dsespoir par l'espoir, et vous y avez souscrit. Eh bien je continue, et cette fois l'enjeu est celui du sicle. J'ose et je dois poser la question absolue, indlicate, exorbitante, passe de mode en Sorbonne - mais que de choses aujourd'hui reviennent! - : des matres penseurs ou de Kant, qui est vrai ? Qui est dans le vrai? Je dois poser et rsoudre la question de vrit, ) l'ultime : est-ce que la critique kantienne de toute mtaphysi- 1que future eiVraimentlirfutbTe et 1ndpass~le ? Je-ne peux pa8,Il0s-ne pouvons pas nousdlspenser d'tudier si la pense des matres penseurs possde un fondement assur, ou procde au contraire d'une erreur fondamentale, illusion ou mensonge. Dans le premier cas, tout est perdu. Dans le second cas, tout est sauv, ou sauvable. Il ne s'agit donc pas seulement de la question, passionnante, de la possibi- lit et du statut de la philosophie elle-mme. Il s'agit, pour tous les hommes de notre temps - pour ces hommes sur qui les matres penseurs ont tendu ou tendent leur emprise totalitaire de ruine, de servitude, d'alination et de mort humaine-, il s'agit de savoir s'il existe, l contre, quelque chose : un appel en justice, un gage de salut, un 65 64. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER fondement rel, absolument vrai, ventuellement efficace ou dcisif, du refus. Oui, de notre refus, que nous avons parfois tendance, aux heures tristes, croire retardataire ou inspir de chimres idalistes. Je dois donc hardiment exposer ici les grandes lignes de la Critique kantienne. C'est un peu difficile pour nos lecteurs. Ils devront me suivre quand mme. Il est, certes, bien des faons de la dcrire. Mais les considrations qui prcdent m'inspirent, tout hasard, hasard qui est peut-tre ncessit morale et chance de rcompense, de commencer par la question de la vrit. J'avancerai doucement. 65. La vraie taupe Il y a deux moyens, selon Kant, pour les hommes, de se mettre d'accord sur une vrit. D'abord la correction logique du discours : qu'il n'ait rien de contradictoire. Mais cela ne va pas loin, c'est formel; des faussets ou mensonges peuvent s'articuler merveille selon la logique. Savoir raisonner requiert sans doute une ducation, mais brve et vite parfaite. Savoir raisonner ne donne savoir rien de plus que ce qu'on avait dj dans l'esprit. Certes, clarifier une connaissance semble l'accrotre. Mais on sait d'exprience qu'il est de fausses clarts. Et si notre savoir avance en clarifiant ce qui est dj l, c'est que tout est l, donn. Thse contraire notre limitation humaine, et dj mtaphysique. Nous sommes bien loin de la logique, semble-t-il. Nous nous sommes imprudem- ment avancs. Mais non, peut-tre! Justement pas! Car souvent la logique a une ambition plus vaste. Elle prtend que bien penser, c'est savoir le vrai, ou l'tre... Il existe en effet des contenus de pense qui ne sont pas tirs de notre exprience, mais aspirent l'existence : soit une exis- tence distincte hors du monde sensible - Dieu, l'tre, l'me - , soit une existence au sein mme de l'exp- 67 66. DEUX SICLES CHEZ LUCIFER rience, mais plus profonde et permettant de la connatre - univers, substance, cause... Et ces contenus de pense, la logique prtend par ses propres forces les_connatre, connatre leur existence, connatre leurs qualits - ce qui semble normal puisqu'il s'agit d'objets de pense. Bien penser serait donc penser le fond des choses - dont le sens est peut-tre cach, mais n'est pas libre, comme dit fort bien l'~gli~n Clauc~e ~ruai!e. La logique permettrait donc de mieux connatre ce monde que par l'exprience et de connatre plus que le monde. C'est la dfinition de la mtaphysique. Il n'est pas premire vue choquant que ce dploiement de pense pure s'attribue le titre de Science ou de Savoir. Mais Socrate, qui fut un illustre penseur, savait qu'il ne savait rien, et le propre d'une science est de s'avrer indiscutable, de se faire connatre par tous immdiate- .,.. ment, alors que la mtaphysique n'a jamais t que l'objet de discours sans fin et sans arbitrage possible, chacun des mtaphysiciens se faisant arbitre, rien d'extrieur ne pouvant les dpartager. D'o un problme. D'o un soupon qui s'impose sur la validit de ce prtendu savoir. Mais en revanche, au nom de quel savoir l'infirmer? Il y a un tonnement humain, assez simple et spontan, que Kant exprime. Mais plus encore un tonnement propre notre temps, nos derniers sicles d'Occident. Autrefois, en effet, en Grce par exemple, comme il y avait une sorte d'immdia- tion confuse entre le logos (pense, logique, discours) et l'tre, mais point encore de Science proprement dite - la Nature ne s'tant pas encore dgage de la Physis , indistinctement physique, psychique et mtaphysique-, il fallait bien que le penser juste conduist la vrit ou 68 67. OEUX SICLES CHEZ LUCIFER la ralit : du moins lui seul en avait la chance. Aujourd'hui, en revanche, la Science est assure d'elle- mme et de son domaine, se passant tout fait de la philosophie, cependant qu'il est tout fait impossible cette dernire , dit Kant, de prsenter une marque univer- selle et ncessaire de la vrit. Les seuls critres sont ngatifs : conformit ou non avec les lois gnrales de la pense. Nous sommes donc ramens la logique formelle, strile, ne donnant rien connatre. * Mais, si mal que se prsentent les prtentions positives de la mtaphysique, comment achever de les infirmer, de les dbouter ? Srement pas au nom du savoir sensible, ou mme scientifique, puisque la mtaphysique aspire les dpasser dans leur propre domaine et en vise un autre la fois, puisqu'elle prtend savoir, jusque sur les objets de l'exp- rience, plus que n'en apprend l'exprience, et en outre connatre des ralits qui lui sont inacessibles . Il faudrait la science de la nature, pour confondre la mtaphysique, qu'elle se dpasse abusivement en affirmant qu'il n'existe rien hors d'elle. orriment P.E_