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Chios, Ikaria beautésgrecques Loin de l’agitation jet-set de Mykonos, face à la côte turque, Chios et Ikaria font figure de paradis. L’une recueille le mastic depuis la nuit des temps,l’autre cultive une délicieuse nonchalance. REPORTAGE ET TEXTE SABINE BOUVET. PHOTOS FRÉDÉRIC VASSEUR.

Chios Ikaria, beautés grecques

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Chios, Ikaria beautés grecquesLoin de l’agitation jet-set de Mykonos, face à la côte turque, Chios et Ikaria font figure de paradis. L’une recueille le mastic depuis la nuit des temps, l’autre cultive une délicieuse nonchalance.

REPORTAGE ET TEXTE SABINE BOUVET.

PHOTOS FRÉDÉRIC VASSEUR.

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Onm’avait raconté que l’île de Chios possède un trésor, le mastiha ou mastic, que ses arbres, lespistachiers lentisques, pleurent et que de leurs larmes on recueille un élixir de jouvence. Un par-fum résineux d’encens et d’embruns, un effluve d’Orient qui agit comme un puissant appel dularge dont il nous fallait percer le mystère. L’île apparaît alors, immense et lointaine, plein est,

hors des routes maritimes battues par les ferries. De là, on voit et on entend la Turquie. Les ondes à laradio sont chargées de ses mélopées suaves. Chios est arrimée à l’extrémité de la Grèce, tellement qu’elleen devint ottomane pendant près de cinq siècles. De cette domination, il reste dans la mémoire lesMassacres de Chios (1822) –un des épisodes principaux de la guerre d’indépendance grecque et tout unsymbole contenu entre les murs du sublime monastère de Néa Moní–, immortalisés par Delacroix. En1824, son tableau éveille l’émoi international. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre etl’Europe entière fait alors sienne la cause de Chios et de ses habitants massacrés par les Turcs.Depuis, l’île n’a plus fait parler d’elle. Elle est retournée paisiblement à sa vie d’hier, rythmée par larécolte annuelle de cet énigmatiquemastic, source de richesse pendant des siècles. Car cet or blanc existe

Chios, île verte, mystérieuse et farouche

Entre lentisques, pins et cyprès, les routes de Chios mènent au monastère de Néa Moní, à droite.Retranché dans les collines au nord, il abrite des mosaïques du XIe siècle, parmi les plus belles de Grèce.

Ancestrale, la récoltedumastic est une cultureenracinée dans laterre de Chios. On seprotège la tête dela sève qui perle au petitmatin et on exécutedes gestes inchangésdepuis des siècles.

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seulement ici, au sud-ouest de l’île, sur ce territoire âpre et généreux. On m’avait raconté aussi qu’il s’ytrouve un village unique, vaste labyrinthe inextricable de ruelles étrangement tapissées demotifs géomé-triques noir et blanc, splendeur héritée des Génois au XIVe siècle… Une curiosité en Grèce, en rupturetotale avec la carte postale bleu et blanc cycladique ou des villages de pierre sèche. Riche de tous cesrécits, promesses d’une autre Grèce, sauvage, verte et vibrante de traditions, nous arrivons en pleinerécolte du mastic. A l’aube, Pyrgí, capitale de la zone productrice, encore étourdie de panigiri –ces fêtesreligieuses à répétition– sort de sa torpeur. On quitte le village vers les collines à perte de vue ponctuéespar des dizaines de chapelles. Le temps est compté. La récolte doit avoir lieu quand il fait encore fraissous les lentisques. Les larmes perlent alors sur les troncs, entaillés pour laisser couler cette précieusesève, accueillie dans la pureté d’un sol saupoudré de chaux. Arc-boutés, les arbres rappellent les oliviersdes Pouilles. Le petit matin est saturé d’un parfum indicible. Une senteur éthérée qui enveloppe les deuxmagnifiques villages de Mestá et Véssa, autres fiefs de la zone productrice dumastic. Tous deux fortifiés– il fallait protéger cette manne des invasions–, autant le premier est animé, autant le second paraîtassoupi. Certes le pistachier lentisque pousse un peu partout autour du bassinméditerranéen,mais nullepart ailleurs comme à Chios il ne donne une gomme exploitable. On lui prête des vertus thérapeutiquesincomparables, cicatrisantes pour l’épiderme (on l’utilise en chirurgie esthétique), antiseptiques,curatives pour les ulcères… Les laboratoires pharmaceutiques le convoitent. La marque grecque de

Etonnant exemple d’ornement que celui du village de Pyrgí qui affiche des motifs hérités des Génois au XIVe siècle. Une sublime toile de fond sur laquelle sedéroule le savoureux film de la vie quotidienne. Entre ces murs, les scènes de palabres au café et les parades féminines prennent un tout autre relief.

Pyrgí, modernisme a sgraffito

Les xysta sont les décors griffés de Pyrgi, uniques en Grèce. Depuis sept siècles les habitants reproduisent cette écriture ornementalegéométrique. Les murs extérieurs sont couverts d’un enduit à base de sable noir et beige, couvert de blanc de chaux, gratté a fresco.

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cosmétiques naturels Korres travaille main dans la main avec le représentant des cultivateurs demastiha, Ioannis Kapetanos, et lui envoie chaque année son émissaire, Orestes Davias. Orestes est« chasseur de plantes », une belle profession. Il sillonne la Grèce et ses îles en quête de végétaux aux pro-priétés rares. Pourquoi cette résine n’existe qu’ici ? Serait-ce la terre fertile, le vent, l’ensoleillement?Regard bleu intense et silhouette d’acteur américain, Ioannis Kapetanos, appuyé à son pick-up, sourit.Le soir à Pyrgi, on le retrouve dans le décor bicolore stupéfiant de la place principale. Toutes les ruellesmènent à un vaste patio dominé par l’église centrale et entièrement occupé par les terrasses de cafés. Unthéâtre à ciel ouvert où chaque jour se rejoue la même scène. Dès le matin, les anciens s’assoient sous lestore du plus petit café. De cet emplacement stratégique ils observent tout ce qui se passe en jouant aubackgammon.Depuis les années 1960, ni leur tenue ni lamonture de leurs lunettes n’ont changé : un vraifilmd’époque!Au fil de la journée, la place s’anime, emplit, puis désemplit aux heures chaudes pour affi-cher complet la nuit. Le spectacle est à son apogée dans la rue principale, véritable antichambre de cegrand salon aux allures de passerelle de défilé de mode. Les hommes jettent les dés en épiant le passagedes silhouettes féminines. Œillades et sourires entendus, regards de braise ou de velours se répondentdans un dialogue silencieux sur fond de cris et de rires d’enfants. Jusque tard dans la nuit, ils courrontdans ce fabuleux dédale. Intense, la vie palpite dans les venelles de Pyrgí, elle a un goût d’éternité.

Le sud-ouest deChios, terre dumastic, recèle quelquesplages encaissées commedes fjords ponctuéesdehaltes gourmandes. Page de droite, hostile, la côte sud d’Ikaria, peut aussi prendre des allures de paradis.

Plonger dans la paresse àIkaria

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Ikaria possède deux motifs de célébrité, le mythe d’Icare et sa légendaire nonchalance. De là à laqualifier d’île planante il n’y a qu’un pas. Elle vous plonge dans une douce torpeur, ici le tempsaurait suspendu son vol. Les boutiques n’ouvrent que l’après-midi ou même plus tard. Les collinesboisées de l’arrière-pays fleurent bon le figuier sauvage ou le maquis. Tel un refuge noyé dans la

fraîcheur des chênes-lièges et des châtaigniers, Christos ne s’anime qu’à l’heure de l’apéritif. Et votreinterlocuteur grec de vous rappeler qu’à l’époque de la dictature on y envoyait en exil les opposantscommunistes (dont le compositeur Mikis Theodorakis). Le gouvernement avait misé sur des émeutes,or, contre toute attente, leur esprit contestataire s’est trouvé immédiatement radouci par la vie com-munautaire qui règnait sur l’île. Mais Ikaria a aussi une autre particularité, on y vit plus vieux que par-tout ailleurs en Grèce voire dans le monde. Question de climat, d’alimentation, de quiétude ? Les cher-cheurs se penchent sur son cas. D’un calme olympien, l’île vit à l’écart du tourisme. Le petit nombred’hôtels et leur confort sommaire lui évitent soigneusement toute invasion. Exception faite du char-mant Messakti Village, conçu comme un hameau, badigeonné de chaux, dont la simplicité et la situa-

Dans l’arrière-pays ou à flanc de littoral, chapelles et monastères, page de gauche, gardent des lieuxd’une beauté mystique, tandis que la baie de Messakti et ses bars s’étirent au bord de la mer Egée.

Leminuscule port deManganitis est enserréentre des rochersinsolites. Page de droite, surla côte opposée, la caledu port d’Armenistis à deuxpas deMessakti est le théâtred’animations populaires.

D’une rive l’autre, figure d’étonnement

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tion idyllique sont un pur ravissement. Face à l’une des plus belles plages de la Grèce, il contemple unlagon cristallin ourlé d’une langue de sable dorée et fermé par une église bleue et blanche. C’est l’arrêtsur image d’une Grèce intacte dont on ne se lasse pas. Les habitués fréquentent Ikaria surtout pourcette plage paradisiaque. En toile de fond, quelques bars sous leur paillote distillent une musique déli-cieusement langoureuse aux accents presque brésiliens… Les initiés ou les dénicheurs de paradis per-dus sauront s’aventurer vers des criques éblouissantes qui se méritent, au-delà de Messakti ou sur lacôte opposée. En traversant son relief montagneux pour rejoindre ce littoral déchiqueté, ils croiserontdeux silhouettes fascinantes : les ruines de la forteresse byzantine, dressée sur une arête montagneusebattue par les vents à près de 1000 mètres d’altitude, incroyable poste d’observation pour regarder sedessiner à ses pieds la carte de l’île, et la chapelle Theoskepasti (qui signifie « couverte-par-Dieu »),construite dans un rocher. Elle aurait inspiré Le Corbusier pour l’église Notre-Dame-du-Haut deRonchamp. Dans la fraîcheur des vallons parcourus de sources thermales ou sur des aplombsvertigineux, chapelles et monastères improbables ont élu domicile là où vécurent des ermites.Inattendue, attachante, méconnue, Ikaria la douce est une des rares îles grecques où les vagues seforment et déferlent au point d’attirer les surfeurs. Elle est à découvrir en prenant tout son temps !

CARNET DE VOYAGES, PAGE 000.

Goût de tradition chez Costa, à gauche. Tel un hameau inspiré de l’architecture locale, murs de chaux et toits de pierre, le Messakti Village conçu parl’architecte Nikos Agziantonis possède même une tour d’inspiration génoise. Ci-dessous, le Daidalos hotel et son petit bar offre une hospitalité alternative.