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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/proposrustiquesiOOdufa
^Ir
PROPOS RUSTIQUES
L\ COLLECTION DES CHEFS-D'ŒUVRE MECONNUS
EST PUBLIÉE SOUS L\ DIRECTION
DE M. GONZAGUE TRUC
LacoUecUon des «Chefs-d'Œuvre Méconnus» est impri-
mée sur papier Bibliophile Inaltérable (par chiffon) de
lienage et d'Annonay, au formai in- 16 Grand- Aigle
C13,5Xl9,o).
Le tirage est limité à deux mille cinq cents exemplaires
numérotés de 1 à 2500.
Le prèsenl exemplaire porte le .Y°
Le texte reproduit dans ce volume est celui de l'édi-
tion la Borderie (1878).
PROPOS RUSTIQUES
Gravé par Achille Ouvré
d'après une estampe du Umpi
COLLECTIONDr s
GHEFS-D'a^UVRE MÉCONNUS
Noël du F A l L
PROPOS RUSTIQUES
INTnODlCÏIOM ET ^OTES
Jacques BOULENGER
Orné d'an portrait gravé sur bois par Achille OUVRÉ
EDITIONS BOSSARD/13, RUE MADAME. Z|3
PARIS1921
AUGl7'19ô5
GGClSg
INTRODUCTIONPAU
Jacques BOULENGER
INTRODUCTION
ILest malaisé de connaître la vie de Noël du
Fail, faute de documents. La source princi-
pale où nous pouvons puiser, ce sont ses
œuvres : il y a certainement rapporté ses sou-
venirs et elles sont même, jusqu'à un certain
point, une autobiographie, mais sans suite, oii il
embrouille les faits en les dénaturant sans
doute avec la liberté d'un romancier, et où,
comme de juste, il ne dit que ce qu'il veut.
On n'arrive à suivre le fd qu'au prix de bien
des recherches.
C'est un Breton des environs de Rennes.
Probablement naquit-il à Chateau-Letard, à
3 lieues au sud de Rennes, sur la paroisse de
Saint-Erblon. Là sa famille avait une terre, où
elle menait l'existence des gentilshommes
campagnards. Rien ne subsiste plus aujour-
d'hui de ce manoir qui a été rasé et dont
Du Fail n'a jamais décrit les alentours.
Des lettres patentes de i588 contiennent
12 INTRODUCTION
une indication sur les origines de sa famille.
Elles disent que la maison du Fail provient
d'un « premier partage de la seigneurie de
Château Giron », et que riiéritière de Chaleau-
Letard avait épousé « Maître Allain du Fail,
chevalier, capitaine de Jurgon, deux cents ans
sont ou environ », soit au xiv^ siècle.
Cette seigneurie de Chateau-Lctard n'était
d'ailleurs pas méprisable : elle avait droit de
juridiction et, à en juger par les terres qui
relevaient d'elle, elle procurait un revenu
notable. Comme de coutume dans ces familles
de petite noblesse campagnarde, l'aîné gérait
et exploitait le domaine et aidait ses cadets à
s'établir du mieux possible.
Le père de Noël du Fail eut quatre fils :
Michel, Eustache, François et Noël et au moins
une fille, Charlotte.
Eustache fut juriste. Michel devint prieur
de SaintC'Melaine de Rennes et mourut en 1072 ;
ce fut un personnage ecclésiastique d'une cer-
taine importance. Il n'est fait aucune allusion
à Eustache ni à Michel dans les œuvres de
Noël.
Il ne parle que de l'aîné de la famille,
François, qui règne dans son œuvre comme il
régnait dans le manoir paternel. Ce François
se maria deux fois : avec sa cousine Noëlle
INTRODUCTION I3
premièrement, puis, en i5/|0, avec Robine du
Cliàtelior. Sans doute faut-il chercher là la
raison du pseudonyme de Polygame que Noël
lui donne dans les Contes d'Eutrapel. {Poly-
game signifie au xvi° siècle : qui s'est marié
plusieurs fois successivement).
De son enfance, Noël ne nous a rien dit et
nous ne savons rien. On ignore môme la date
exacte de sa naissance, qui est controversée :
i520, i526, ou lôaS.
Il fut instruit non loin de chez lui, à l'école
de Yern. H y eut pour condisciple un certain
Colin Briant qu'il désigne sous le nom de
Lupolde, et qui fut chargé de l'accompagner
à Paris en qualité de précepteur. Mais ce ne
devait pas être une tâche facile que de veiller
sur Noël, (( muguet toujours en fièvre commeun singe ou celui à qui Marion a tardé venir à
l'heure dite ». Les renseignements que Du Fail
donne sur son existence à Paris sont d'ailleurs
fort embrouillés. Il semble y être arrivé fort
jeune et y avoir hanté un collège dont on
ignore le nom (peut-être Sainte-Barbe), avant
de devenir étudiant.
Il demeura assez longtemps dans la capitale.
Il s'en échappait de temps en temps pour
revenir en Bretagne (en i543, un acte de bap-
tême de la région atteste sa présence) ; mais il
14 INTRODUCTION
y retournait toujours. A en juger par Eutrapel,
c'était un écolier dissipé, toujours en quête de
bons tours à jouer et d'argent. Il ne se cache
pas d'avoir pris goût au jeu et pipé des naïfs.
Puis il se ruina et, n'ayant plus le sou, partit
pour l'armée.
Il prit part comme piéton à la campagned'Italie de t543-i544 • il fait deux allusions
précises à la bataille de Cérisoles. Puis il revint
en Bretagne, voyageant à petites journées,
vivant d'expédients et donnant des leçons
pour vivre. Colin Briant l'accompagnait, qui.
pour n'être pas arrêté et traité en soldat fugitif,
vendit son braquemard à Palaiseau, en dépit
de Noël qui rapportait, lui, son épée et sa
dague bien en point. 11 dut arriver à Chateau-
Letard dans l'été de i5^i4. Mais après cette
date nous sommes dans l'incertitude sur ce
qu'il fit. Nous savons seulement qu'il pour-
suivit ses études dans diverses universités
provinciales.
Il est malaisé de décider s'il fut d'abord à
Angers ou à Poitiers. Ces deux villes, la pre-
mière surtout, tiennent une grande place dans
les récitsd'Eutrapel. Celui-ci s'étend sur les gami-
neries d'étudiant auxquelles il s'y livra et fait
paraître une connaissance remarquable des mau-vais lieux angevins. Puis il se rend à Bourges.
INTRODUCTION 15
Mais, après Bourges, son itinéraire nous
échappe. Il passe à Lyon et à Vvignon, peut-
être à Toulouse ; il traverse Orléans plusieurs
fois ; mais rien n'indique qu'il y ait étudié.
En iô''j8, Noi'l est de retour à Rennes où,
étant licencié es lois, il commence sa carrière
do procureur ou avocat.
Il se marie en i553 à une femme assez riche,
Jeanne Perraud, issue comme lui d'un hommede lois, propriétaire campagnard. Il est pos-
sible que la dot de sa femme lui ait servi à
acheter la charge de conseiller au présidial
dont il est revêtu en looa ou i553.
On a peu de renseignements sur son action
au présidial ; il s'y signale pourtant dans l'af-
faire Becdelièvre.
Gilles Becdelièvre, un de ses collègues,
devenu juge criminel en IJÔ7, avait été accusé
de corruption, puis emprisonné; mais il se
défendit énergiquement. Nous avons la dépo-
sition modérée de Noël du Fail dans cette
afFairc. Becdelièvre, dont peut-être' le plus
grand tort était d'être protestant, fut con-
damné ; puis il fut réhabilité en i566.
Mais nous ne pouvons apprécier Du Fail
dans ses fonctions de juge. En cette qualité,
il siégeait au corps de ville, et son nom figure
à maints procès-verbaux de séances.
l6 INTRODUCTION
En 1571 il devient conseiller au Parlement
de Rennes, où il est reçu l'année suivante, et,
le travail étant organisé par semestres, il dis-
pose désormais de plus de temps. Peut-être
viti»il une partie de l'année aux champs.
De 1672 à 1676, d'ailleurs, les actes du Par-
lement ne mentionnent plus le nom de Noël
du Fail, mais non plus ceux de six de ses
collègues, tous prolestants : on peut donccroire que c'est pour cause de religion que les
sept conseillers ont été écartés ou exclus. Mais
en 1676 Du Fail reparaît à la Chambre des
enquêtes, et en 1679 il passe à la Crand'-
Chambre oii, à partir de i58i, des accès de
goutte rendent son travail intermittent.
En i585 il prête au président le serment
de catholicisme requis par ledit daté du mois
de juillet de la même année. Puis en 1 586 il
résigne sa charge dont on lui confère l'hono-
rariat, fait assez rare.
Très fier de ses fonctions de juriste, il paraît
qu'il s'y soit adonné avec soin. 11 a publié unouvrage de vulgarisation intitulé Mémoires
recueillis el exlraicts des plus notables et solennels
arrcsls du Parlement de Bretagne, qui dut
rendre des services : on réformait alors la
coutume de Bretagne. Un contemporain nous
apprend, d'autre part, qu'il préparait une bis-
INTRODUCTION I7
toire de sa province. Enfin Ton trouve dans
ses œuvres maints souvenirs des gens qu'il
connut à Rennes, notamment dans le monde
de la chicane.
Lorsqu'il eut quitté sa charge, tout porte à
croire qu'il partagea sa vie entre la ville et les
champs. Il revenait parfois au manoir de ses
pères oij, pendant la Ligue, il fut fait prison-
nier, et rançonné apparemment. Il était par-
tisan du futur Henri IV.
Il mourut à Rennes, le 7 juillet lôgi.
Des campagnards se sont réunis un jour de
fête pour se distraire : c'est « l'assemblée »,
comme on dira plus lard. Les jeunes gens
s'exercent à l'arc, à la lutte, aux barres et à
d'autres jeux. Les vieux sont groupés sous
un chêne et regardent « folâtrer cette incons-
tante jeunesse », tout en devisant et en se con-
tant des histoires, comme nos paysans ont
perdu la tradition de le faire, mais commel'ont aimé si fort, durant des siècles, ceux
d'autrefois a. Que disent-ils ? C'est ce qui
(a) Voir la préface à Nos Géants d'autrefois, récits
berrichons recueillis par Jean BalTier (Paris, Champion,1920).
INTRODUCTION
nous est narré dans les Propos rustiques.
Ils regrettent le temps passé, naturellement.
Us se content les banquets de jadis, quand il
ne se passait guère de lète qu'un habitant du
village n'eût invité tout le monde à souper
chez lui, u à manger sa poulie, son o^son, son
jambon ». Alors il fallait voir le curé présider !
Après le repas, on dansait, on buvait, et quel-
qu'un des anciens haranguait les jeunes gens.
Il leur faisait valoir les plaisirs, la saine dou-
ceur de la vie rustique, en comparaison de celle
des villes ; il leur faisait de la morale... Et.
sans doute, ici Du Fail embellit un peu sa
peinture comme presque tous ceux qui, avant
et après lui, jusqu'à notre époque, ont com-
posé des romans sur les paysans ; ce sont
peut-être Zola et Maupassant qui, les premiers,
ont inventé ces rustres animaux et répugnants
(jui gont devenus l'un des poncifs de notre
littérature naturaliste ; mais, si l'on fait sa part
à cet optimisme voulu, les Propos rustiques
n'en demeurent })as moins un tableau évidem-
ment ressemblant.
D'autant que l'auteur ne nous cache nulle-
ment les côtés moins brillants de la vie cam-
pagnarde : ces rancunes d'homme à homme,par exemple, ces haines de village à village qui
se transmettaient de génération en génération
INTRODUCTION 19
et donnaient lieu à des procès, ù des rixes
incessantes, presque à des combats rangés. Il
nous fait narrer en grand détail par l'un de
ses héros l'une de ces haines et les rencontres
auxquelles elle donna lieu.
Et c'est ainsi que la conversation des vieil-
lards se poursuit, entremêlée d'anecdotes, d'his-
toriettes, de portraits, jusqu'à ce que la journée
s'achève, et avec elle le livre.
Les Propos rustiques, comme on voit, sont
une sorte d'églogue. Ce n'est pas la première
de notre littérature, il s'en faut : Robin et
Marion d'Adam de la Halle et le Dit de la Pas-
toure de Christine de Pisan ont traversé le
moyen âge, et Robin était encore si célèbre au
temps de Du Fail qu'il le cite dans ses livres.
Mais c'est la première fois que l'observation
des mœurs campagnardes a eu une si large
part dans une œuvre littéraire. Les Propos rus-
tiques, qui écartent toute affabulation pure-
ment romanesque, marquent un progrès
véritable du réalisme.
L'éloge qu'ils font de la vie rustique n'est
pas unique en son temps. Un certain nombred'autres ouvrages sur l'existence aux champsparaissent vers la même époque. On met en
langue vulgaire les agronomes anciens, commeColumelle ou Palladius, que la première
PROPOS RUSTIQUES 2
20 INTRODUCTION
Renaissance avait négligés. En i542 paraît la
tradnclion, par Antoine Allaire, dn Mespris de
la Court avec la vie rustique de Guevara, qui
opposait les tracas de la ville à la tranquillité
delà campagne. Les Propos rustiques répondcnl
donc à un goût de leur temps. Mais ils correspon-
dent aussi aux « bergeries » de Virgile, dllonoré
d'Urfé, de Marie-Antoinette et de George Sand.
C'est sous cette forme que les hommes du
xvi" siècle rêvaient les villageois et imaginaient
l'heureuse et simple vie des champs.
Certes Du Fail a subi fortement l'influence
de Rabelais. Non seulement son œuvre respire
le pantagruélisme, qui est, comme on sait, « une
certaine gaieté d'esprit confite en mépris des
choses fortuites », non seulement elle célèbre
la joie de vivre et la beuverie, mais encore elle
est farcie de tournures, d'effets littéraires, de
locutions proverbiales, de noms propres et
d'expressions empruntés à Maître François.
Surtout elle a ce mouvement du langage parlé
que Rabelais avait si bien reproduit. Assuré-
ment, si Gargantua et Pantagruel n'eussent
pas été publiés, Du Fail n'eût pas si vertement
et si savoureusement exprimé sa pensée. Mais
son talent est délicieux. Il a non seulement
de la verve, mais de la finesse et de la malice,
comme lorsqu'il nous montre en son dernier
INTRODUCTION 21
chapitre le jeune Guillaume qui cherche à
épater l'ami de son père par d'imaginaires
récits de noces d'étudiant. Dans nul ouvragedu XVI' siècle, la réalité n'est plus directe-
ment et dextrement rendue.
Enfin une importante découverte de sonprincipal éditeur est venue confirmer l'impres-
sion de réalisme que procure la lecture des
Propos rustiques. M. Arthur de La Borderie a
retrouvé, dans les registres paroissiaux deSaint-Erblon et de Noyal-sur-Seiche, de Pleu-
meleuc, de Clayes et de Saint-Gilles, beau-coup des personnages de Noël du Fail ; il a
« retrouvé sur la carte et sur le sol tous les
sites, tous les lieux, même ceux que l'auteur
déguise sous des pseudonymes, comme Vin-delles et Flameaux ». A mon sens, la plupart
de ces identifications sont certaines : c'est doncà deux petits cantons de la Bretagne que l'au-
teur emprunte ses décors et ses héros, et rien
n'est plus propre à nous faire croire qu'il n'a
pas inventé complètement ses récits et ses
peintures. Les Propos rustiques, comme Gar-gantua, reposent sur un canevas de réalité.
Sans doute l'auteur a arrangé ses histoires et
embelli ses tableaux. Ceux-ci et ceux-là nenous en offrent pas moins l'image la plusfidèle des paysans d'autrefois que nous possé-
22 INTRODUCTION
dions. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que
vus à travers Du Fail comme vus à travers
Rabelais, ils ne ressemblent pas à ces villageois
misérables dont les historiens nous ont fait
parfois des descriptions désolantes.
Les Propos rustiques de Maistre Léon Ladalfi
Champenois fuient publiés pour la première
fois à Lyon, par lean de Tournes MDXLVIL{Léon Ladulfi est l'anagramme de Noël du Fail).
On n'en connaît que trois exemplaires.
L'année suivante, un libraire parisien en don-
na, sans consulter l'auteur, une nouvelle édition
qu'il enrichit de nombreuses interpolations.
Aussi, en 15/19, ^^^ ^'^^^ ^\\-'\\ reparaître son
livre. Il ne conserva à peu près aucune des
leçons de l'interpolateur et fit seulement quel-
ques additions de son cru.
Nous donnons le texte de lô/ly, adopté déjà
par M. de La Borderie, en en conservant l'or-
Ihographe, Nous nous sommes permis toute-
fois de le ponctuer selon les usages modernes,
mais avec discrétion.
Pour les notes et les éclaircissements les
recherches de M. de La Borderie et de M. Emma-nuel Philippot nous ont été du phis grand
secouis.
G. L. H. A L'AVTHEVR
Tel cuiile au vray le Badin contrefaire,
Ou, le voyant, est rendu peu content,
Entreprenant imprudemment de faire
Cela à quoy n'est apte aucunement.
Mais toy, tu as si bien & proprement
Descrit les mœurs de la vie champestre,
Que très ciuil à tous t'es faict congnoistre,
Oeuure (ma foy) où n'est facile attaindre,
Pourtant qu'il fault parfaictement sage estre
Pour le vray fol bien naïvement feindre.
^^i^i^jmmm^sf^^t^^^
MAISTRE LEONLADVLFI- AV
LECTEVR
SAL VT.
Les philosophes & jurisconsultes ont cela assez
familier de descrire lun contraire par lautre,
en baillant par iceluy plus seure & solide
congnoissance que silz laissoyent lumbre diceluypour
de prime face traicter leur subject : comme quant Hz
veulent proprement deschiffrer Vertu, Hz paingnent
Vice de toutes ses couleurs, ou Liberté, Safité, Froid,
Hz discourent par leurs opposites : Servitude, Mala-
die, Chauld : qui donne au sur mentionné contraire
la grâce plus naturelle & trop mieux disposée.
Au moyen de quoy, puisque les Propos daucuns
Rustiques (que je nomme Païsans, Vilains, ou
(a) Anagramme de Noël Du Fail. Le prologue qu'on
va lire et que Du Fail, imitant son maître Rabelais, a cru
devoir placer en tête de son ouvrage, est peseint et non pas
la meilleure partie du livre. Qu'on ne se décourage pas.
26 PROPOS RUSTIQUES
Ignobles) {^) nous so7it en main, il ne sera, me semble,
hors de propos faire un brief& sommaire Discours
du nom & imposition diceluy, ce que je feray à
beaucoup moindre difficulté, prenant ce que luy est
(comme Ion dict) en diamètre contraire, qui est
Noblesse, non celle de laquelle se sentent & disent
estre embelliz & armés un tas de logiciens, &alkimistes, mais de celle, primitive & premier com-
mencement, quon appelle de race.
Et, pour repeter (b) les choses de plus hault, en ce
bon vieux temps, que aucuns appellent laage doré, (c)
ny avait différence aucune entre les hommes en
prééminence, haultesse, ou autre poinct d'honneur,
ains estoyent égaux, non partiaux (d) ou divisés, usans
dune telle tranquille & louable communauté, que
à la postérité n'ha laissé que les regrets & souhaits
dun pareil siècle. Ne se soucians de disner, sinon
quand la faim les contraignoit d^aller ou au glan,
ou frezes{^), ou bien seicher au soleil la chair de
quelque beste par eux prinse à course ; & de la
peau en accoustroyent celuy qui le plus en avoit
mestier (f). Vivoyent au jour la journée, le premier à
(a) Non nobles.(b) Reprendre.(c) L'âge d'or, dont la description va suivre.(d) Partagés,^e) Aux iraises.
(f) Besoin.
EPISTRE 27
laporte passait sans différence (») , ne sefaisoyent prier
à lauer leurs mains, encores moins à se seoir à table
^
aussi tost beuvoyent en leur bomiet commue en leur
main, couchoyent indifféremment tous en une caverne,
commefont aujourdhuy ces Egyptiens sophistiqués {^>) ,
& là pissoyent, chioyent, faisoyent la beste à deux
dos{'^) , les uns devant les autres, sansfaire les estranges,
avec excuses {^).
Par ce moyen estoyent pour lors incongneuz
Noblesse, Païsanterie, Liberté, Servitude, & autres
de semblable farine invasions de droict naturel.
Mais en ceste paisible & humble façon de viure non
guières demeurèrent, à raison que, eux en plus grand
nombre percreuz (e) & augmentés, commencèrent es-
pèces de querelles sourdre eîitre eux : comme jamais
ne demeurons long temps fermes ny constans en
nostre heur (^) . Par ce que (possible) Marion rioit
plus voulentiers à Robin que à Gautier (g), dont
commença la manière de se battrepour la vessaille ('')
,
coustume qui ha tousjours duré. Ou que lun avoit
(a) Sans égard aux différences de caste, et pour cause.
(b) Faux Egyptiens, ce que nous appelons aujourd'hui
les Bohémiens.(c) L'expression qui s'entend assez est tirée de Rabe-
lais.
(d) Sans cérémonies.(e) Accrus.(f) Destinée.
(s) Allusion au poème de Robin et Marion.(h) Pour les femmes, dans un sens péjoratif. Vesse
signifie femme de mauvaise vie.
28 PROPOS RUSTIQUES
meilleure peau que lautre, & par ce que il estait
plus ancien luy devait appartenir ; ou par adventure
lun avait mangé le gland, tandis quun autre le
bransloit (»), choses qui les provoquoyent tellement
à guerre & dissention que ordinairement se corn-
battoyent à beaux coups de poing, de basto?is, de
pierres, sentretrainoyent par les cheveux à escor-
checiil. Cestait pitié, car dautres façons de se battre
long temps après ne les eurent : parquoy qui avait
la maschouere dun asne estait bien armé.
En ces combats les plus fors avoyent lavantage,
au moyen duquel les faibles estoyent contrains faire
eiitredeux (y) aux cavernes & se séparer pour le
mieux, car la trop grande familiarité commençait
desja estre enuieuse. Autres se retiroyent plus loing,
sculz avec la seide, pour se acquérir privément,
ne refnettans plus rien à la sur tnentioimée commu-
nauté.
Au moyen dequoy cecy fut tant deme?ié & avec
le tetnps tellement continué, que les plus fors com-
mencèrejit à subjuguer & ??iettre en crainte les plus
petits & abaissés, prenans une tnerveilleuse superin-
tendence sur eux. Quoy voyans, esleurent un dentre
eux par commune voix, plus robuste, plus saige &hault à la main (<=)pour leur conducteur, leur souverain
(a) Le faisait tomber en secouant l'arbre.(b) Se réfugier.
(c) Habile, homme de main.
E P I s T R E 29
maistre, en qui Hz sceiissent se reposer de leurs
négoces privés (car ja coimtiençoyent Republiques,
& affaires Politiques à se administrer) & recourir
si aucun schisme ou différent se eslevoit entre eux.
Quel if) fnaistre, ou supérieur, commença les agens-
darmer (b), les leurrer, les veiller, mettre aux chainps,
au monde, tellement que, se voyans plus rustres &plus gallans que les autres, non contens de leurs
propres limites, usurpoyent sur le territoire &voysinage prochain par continuelles courses. Et en
ces (Dieu sçait) bien dressées escarmouches sentre-
prenoyent coînme voyez quon faict aux barres, &lepriîis (c) (de quoy est descendu la Prison, le Prison-
nier, le Geôlier & la suyte) estait retenu en per-
pétuel servage, comme un coquin, un marault, un
belistre.
Mais, à fin que ce maistre gouverneur fust
recongnu comme principal & plus etninent, luy
donnèrent, par commmi advis, chascun partie de
son butin ou conquest, en signe de recongnoissanccy
par ce moyen se rendans à luy tributaires. Toutes-
fois, voyans que le profit particulier commençoit à
avoir lieu, à d'aucims relaschoit (^) ceste rente ou
devoir : car, devant que entrer en bataille, promet-
(a) Lequel.(b) Faire d'eux des gens d'armes, des soldats.(c) Le pris, le prisonnier.(d) I! remettait.
30 PROPOS RUSTIQUES
toit au mieux faisant, au plus hardy assailleur, plus
robuste combattant, à celuy qui plus vivement
estonnoit son ennemy... et quoyl Geste exemption
ou immunité des devoirs susdicts deuz (») pour la
supériorité.
Lors y avait presse, qui premier serait au rang^
qui le premier ferait bresche, le premier à lenseigne.
Par ce moyen tendans tous à un mesme but & dune
pareille émulation, le plus souvent demeuroyent
vainqueurs où, quand pour leur bienfaict rien ne
leur eust esté proposé, Hz se fussent attendus les uns
aux autres, au grand interest de leur propre salut.
Ceste exemption Hz appellèrent Noblesse (comme
la première chose, qui leur vint à la bouche, la
mode d'adonques de imposer à signifier)!^) à cause
que par leur hardiesse& brusque adresse aux armes
(postposans{^) toute crainte de mort) , Hz acqueroyent
ce que aux autres, qui avaient tourné le dos, gaigrié
le hault (^), ne sestans mis au hazard, estait villai-
nemeht dénié.
Au moyen dequoy ces anciens CarthaginienSy
autant d'anneaux donnoyent à leur souldart if) (gens
saigement recongnoissans les bienfaicts) qu'il eust
(a) Dus.(b) La mode d'alors était d'imposer à tel ou tel son
telle ou telle signification.
fc) Plaçant en second lieu.
(d) Gagné au pied.(e) Soldat. A cette époque le mot n'est point péjoratif.
ÉPI.STRE 31
esté en de batailles, & ce en signe de perpétuelle
Noblesse. Les Romains, ces vaillans conquereurs,
d'autant de couronnes leur homme darmes honno-
royent (recompense digne du mérite) quil eust esté
à de journées, par ce moyen anobly. Quoy ? Les
Macedones avoyent ceste loy reveremment observée :
Qui n'aura en la bataille occis qiielquun des ennemis
^
soit, en lieu public, lié, bille & attaché à un
post (a) en signe d'ignobilité. Les Germains ou Alle-
mans plus tost nestoyent mariés {^) (chose autrement
villaine) quilz neussent présenté la teste de leur
ennemy à leur Roy. Aux banquets des Scythes on
ojfroit une pleine tasse de vin à la compagnie, &ne estait loysible à céluy qui n'avoit tué son ennemy
au conflict la prendre, comme sil eust esté villain,
& immérité de cest honneur. Aux Bibles, Mardo-
chée, Hebrieu, fut anobly par Artaxerxes ;(Sf pour
les causes mesmes, Joseph faict noble par Pharaon.
Pour lesquelles raisons, tendans à une pareille
fin d'une ambition honnorable, creurent en grand&excessif nombre, tellement quilz (distinguans le
populaire) se appellèrent désormais Nobles. Le reste
(qui tient en poinct peremptoire que la manière
defuyr est de partir de bonne heure) furent appelles
Plébéiens, Païsans, Villains, Rustiques.
A ces Nobles survindrent historiographes de leurs
(a) Poteau.(b) N'avairnt pas le droit de se marier avant.
32 PROPOS RUSTIQUES
batailles, faicts & gestes (qiielz (») Alexandre le
Grand, estafit au monument d'Achilles ('') , appelloit
trompettes on proclameiirs dhonneur) ,& ont esté tel-
lement ingrats vers noz Rustiques, que traictans seule-
ment les haults& excellents actes de cespuissans Ma-gnâtes, Monarches & Primats n'ont voulu se
abaisser jusques (au moins) à dire qu'il en fut en
leurs siècles, la raison estant prompte que (comme
dict Callimachus) vertu sans richesses est incoji-
gneue.
Toutefois aucuns ayans le jugement plus seur ®ardans de meilleur œil, bien advertis de la com-
modité produitte des champs & félicité de iceux,
n'ont desdaigné à en traicter assez amplement.
Caton (c), ce prudent& grave Romain, en ha escrit&
estably loix, tellement quil affermait un Laboureur
estre homme de bien. M. Cicero dit que rien
ne peult estre plus commode à Ihomme libre que
agriculture, ce qu'il expérimentait assez en son
Tusculan (d). Virgile (qui non moins ayma les champs
que den escrire) appelle le Laboureur & celuy qui
habite les champs : fortuné. Horace : heureux.
Vegece {^) (autrement gentil compaignon& bien ins-
(a) Lesquels.(b) Au prétendu tombeau d'Achille, dont on a identifié
l'emplacement non loin des vestiges de Troie.
(c) Cf. De re ruslica, prologue.(d) Dans sa villa de Tusculum.(e) Cf. De re militari, 1. I, c. 3.
E P I s T RE 33
triiit à la guerre) veuït Ihomme de guerre estre
nourry aux champs, & estoyent nourriz anciemie-
ment les enfans des princes aux champs, non en
ceste délicatesse des villes. Aglaus, ce poiire
Arcadien, ne fut il jugé par loracle d'Apollo (si
cela faict foy) Iheureux de tout le pais ?
Quoy ?& combien de Empereurs ont laissé ladmi-
nistration des magnifiques & superbes Empires,
leurs pompes, haultesses & triumphes pour se retirer
aux champs pour avoir Vayse & commodité diceux,
& illecif) (jugeans cestefaçon de vivre beaucoup plus
seure) passer en tranquillité le demeurant de leurs
ans ? Comtne Pericles, ce grave Athenie?i, Scipion
VAphricain, Diocletian VEmpereur Romain, Caton
le Censeur, le Consul M. Curius, avec ce tant &innumerables Philosophes, envieux du bien & félicité
de noz Rustiques, ont (pour à layse philosopher)
choysi leurs estudes aux champs, comme les Stoïques,
Druides, Platon en son Académie, Seneque, ce
saige Philosophe, & autres infinis.
Au contraire, combien de Païsans bons laboureurs
ont esté appelles de leur charrue pour prendre Vad-
ministration de Republiques fortes & puissantes,
toutesfois sans eux ruinées, mal ordonnées, & (ce
que Ion dict) à Vanchre ? Ce vaillant charrieur (b)
Q. Cincinnatus en fera ample tesmoignage. Autant
(a) Là.(b) Conducteur de charrue.
34 PROPOS RUSTIQUES
Attile Calatin (*), bon & excellent vigneron
^
Fabrice, gentil jardinier, Attile Régule, desquelz
la fnemoire tant durera, que seront en vigueur
Charrue, Soc, Coultre, Fouet & Timon.
One si nous regardons en qiioy priîicipalement
estait la richesse de lantiquité, tious ne trouverons
que bœufZy vaches, moutons, oysons & autres
avoirs, tellement que Servius, Roy des Romains,
feit insculper {^) en lapremière monnoye Romaine des
bceufz & moutons, dont encore sont les jnoutons
à la grand laine (°).
Mais, neant?noins (f) que cecy demanderait plus
ample discours que les aureilles dun délicat (pos-
sible) souhaitteroyent, toutesfois pour ce que ce
nest le principal négoce{f) ,fay induit ce peu (*) ,
pour
monstrer, au moins essayer, lorigine de noz Rus-
tiques par leur contraire. Contente toy donc, amy
lecteur, de ce peu que je te offre, chose (soubz ton
jugement soit) indisposée{f)& de mauvaise grâce,
(a) Attilius Calalinus, deux fois consul au m® siècle
avant J.-C.(l>) Graver.(c) Monnaie d'or du moyen âge ainsi nommée parce
qu'il y était gravé un agnits Dei. Les plus grandes pièces,
datant du roi Jean, étaient surnommées moutons à la
grand laine.
(il) Vu que.(e) Affaire, sujet.
(t) J'ai donné ces quelques raisons.
(s?) Mal disposée.
E P I s T R E 35
toutesfois en observant Ihonneur & droict de escrire
choses basses & humbles, ne requierant style eslevé,
ne grandfaçon de dire : pource que à tel sainct telle
offrande, tel mercier tel panier.
Que si tu ?i'es content de ce, je ne pourray (au
pis aller) que te prier prendre tel quel petit présent
en gré, comme tu ferais dune simple bergiere une
pottée de laid caille : car (comme dict Ovide)
ceux qui nont encens à sacrifier offrent de la farine,
ou de ce quilz ont pourement (^)
.
Me recommandant à ta bonne grâce, & à Dieu.
(a) Pauvrement. Celte fin est fort gracieuse.
PHOPOS ULSTIOlES
(^m^:^i^^€^i^x^i^2i^xi^^^
D'OÙ SONT PRINS CES PROPOS RUS-
TIQUES (a)
QUELQUE fois aux champs mestant retiré,
pour illec plus commodément & à layse
parachever certain négoce,je me pourme-
nois (& ce à jour de feste) par les villages pro-
chains, comme cherchant compagnie, où trouvay
(comme est leur coustume) la pluspart des vieux
& jeunes gens, toutesfois séparés, pour ce que
(jouxte C^) lancien proverbe) chascun cherche son
semblable.
Estoyent les jeunes faisans exercice d'arc, de
luttes, de barres & autres jeux, spectacles aux
vieux, estans soubz un large chesne couchés, les
(a) Nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ici
une note de M. de La Borderie : « Ce chapitre contient la
mise en scène de tout le livre. Il serait intéressant dedéterminer le lieu où Du Fail place cette scène. Ce lieu
n'est certainement pas imaginaire. Ce doit être uneprairie, car une prairie seule convient pour ces exercices
d'arc, de luttes, de courses (les barres sont un jeu où oncourt beaucoup). On peut choisir entre Château-Letard,qui a encore aujourd'hui quatorze hectares de prés
magnifiques le long de la Seiche, et la prairie de la Héris-saie, aussi d'une belle étendue (plus de deux hectares) et
tout entourée de beaux arbres. »
(b) Selon.
38 PROPOS RUSTIQUES
jambes croisées & leurs chapeaux un peu abaissés
sur la veiie, jugeans des coups, rafreschissans
la mémoire de leurs jeunes ans, prenans un sin-
gulier plaisir à veoir follastrer ceste inconstante
jeunesse. Et estoyent ces bonnes gens en pareil
ordre que seroyent les Magistrats dune Repu-
blique bien & politiquement gouvernée, pource
que les plus anciens & réputés de plus sain &meilleur conseil tenoyent les places plus eminentes
& les moyennes occupoyent les moindres d'aages,
& qui navoyent tant de bruyt, ou en preudhom-
mie ("), ou à bien labourer.
Quoy voyant je mapprochay pour avec les
autres estre plus attentif à leurs propos, qui mesembloyent de grand grâce, à raison quil ny avoit
fard ne couleur de bien dire, fors une pure vérité,
& ce principalement en la collation de leurs aages(^),
mutation de siècles, & aucunes fois regrets des
bonnes années, ou (ce disoyent) beuvoyent &faisoyent plus grand chère, quen ces temps. Lors
(voulant sçavoir les noms de ces preudes gens) je
tire par la manche quelqu'un de ma congnoissance,
auquel privément demanday les noms diceux.
— Celuy (me respondit alors) que voyez acouldé
(a) Tant de renommée, ou en sagesse.(b) Pour cette raison qu'il ne s y trouvait aucun embel-
lissement de la pure vérité, principalement dans la com-paraison de leurs âges.
d'où sont prins ces propos 39
tenant en sa main un petit baston de couldre (»),
duquel il frappe ses bottes liées avec courroyes
blanches, sappelle Anselme, lun des riches de ce
village, bon laboureur, & assez bon petit notaire
pour le plat pais {^) . Et celuy que voyez à costé
ayant le poulse passé à la ceinture, à laquelle
pend celle grande gibessiere où sont des lunettes
& une paire de vieilles heures, sappelle Pasquier,
lun des grands gaudisseurs {^) qui soit dicy à la
journée dun cheval, & quand je dirois de deux,
je croy que ne mentirois point : toutesfois cest
bien celuy de toute la bande qui plus tost ha
la main à la bourse pour donner du vin aux bons
compaignons.—
^Et celuy (dis je) qui, avec ce grand bonnet
enfoncé en la teste, tient ce vieux livre ?.
— Celuy (respondit il) qui se gratte le bout du nés ?
— Celuy proprement (dy je alors) & qui sest
tourné vers nous.
— Ma foy, dist il, cest un Rogier bon temps,
lequel passé ha cinquante ans(c^) quil tenoit lescolle
en ceste paroisse (e); mais, changeant son premier
Coudrier.(b) Assez instruit.
Loustics.
Il y a cinquate ans.
Il est possible que Du Fail ait voulu faire ici le
portrait de son premier maître, le maître d'école de Saint-Erblon. En tout cas, ce passage témoigne qu'il y avait unmaître d'école dans chaque paroisse.
40 PROPOS RUSTIQUES
mestier, est devenu bon vigneron : toutesfois quil
ne se peult passer encore aux festes de nous
apporter de ces vieux livres & nous en lire tant
que bon nous semble, comme un Kalendrier des
Bergers, les fables de Esope, le Romant de la
Rose(<'») ; aussi ne se peult tenir, que aux Dimanches
ne chante au lutrin avec ceste mode antique
de gringoter(t>) ; & sappelle maistre Huguet. Lautre,
assis prés de luy, qui regarde par sur son espaule
en son livre, ayant ceste ceinture à tout (c) une
boucle jaune, est un autre gros riche pitault (d) de
ce village, assez bon villain, & qui faict autant
grand chère chez luy que petit vieillard du quar-
tier, qui se nomme Lubin. Et si vous voulez un
peu vous asseoir avec nous autres, vous orrez (e)
leurs propos, où (possible) trouverez goust.
Ce que je feis, & par deux ou trois festes subse-
cutives les ouy jazer & deviser privément de
leurs affaires rustiques, desquelz ay faict par
heures rompues & de relaiz(9 un brief discours,
(a) Le Compot et Kalendrier des bergers, publié dès 1493et souvent réimprime, est l'ancêtre des almanachs de nos
campagnes. Une traduction des fables d'Esope avait
paru dès 1484. Et le Roman de la Rose a été imprimévers 1485.
(b) Marmotter.(c) Avec.
I;
(d) Pataud.(e) Ouirez.(f) A mes heures perdues et en plusieurs traites.
DOÙ SONT PRINS CES PROPOS 4I
OÙ jay eu non moindre peine que à une bonne
besongne : car, après avoir ahanné long temps,
resvant & devinant ce que devois dire, estois
contraint boire deux ou trois voltes (^) (gratieux
compulsoire) {^) pour me rendre la cervelle plus
frisque (c) & délibérée, & mestoit une telle peine
que (d) au charretier qui, pour ayder à ses chevaux
atteliez à la charrette trop chargée, met son
chappeau entre son espaule & la roue, pour aucu-
nement les soulager, aucunesfois beuvant à son
baril, attaché au collier du cheval de devant.
(a) Fois.(b) Terme juridique. Les lettres de compulsoire étaient
destinées à obliger quelqu'un à produire en justice unepièce qu'il détenait. Rabelais dit que le jambon est uncompulsoire de beuvette (l. I, ch. v), c'est-à-dire quelquechose qui oblige à produire (au sens juridique) la soif.
(c) Fraîche.(fl) La même peine que, une peine semblable à celle
du.
Itftftf*^
^>I*îi^e^CIC€M§iP^i^^^il^liOii^
DE LA DIVERSITÉ DES TEMPS
ANSELME, ce preudhoms sur mentionné,
homme de mediocre(a) sçavoir, comme bongrammarien & passablement sophiste (i^)
,
commença par une merveilleuse admiration à
deschiffrer le temps passé, que luy & ses coëvaux(c)
là presens avoyent veu, bien différent à celuy
de maintenant, disant :
— Je ne puis bonnement, ô mes anciens Com-pères & amys, que je ne regrette ces nostres jeunes
ans, au moins la façon de faire de adonques {^),
beaucoup différente & rien ne semblant à celle
de présent : car vous voyez toutes bonnes cous-
tumes se amortir & se changer en je ne sçay
quelles nouveautés, quilz merveilleusement ap-
prouvent, & sans lesquelles un homme daujour-
dhuy est mesprisé. O temps heureux ! ô siècles
fortunés, où nous avons veu noz prédécesseurs
pères de famille, que Dieu absolve (ce disant en
(a) Moyen.(b) Philosophe. Anselme nous est donné comme assez
instruit au chapitre précédent.(c) Les gens de son âge.(d) Alors.
DE LA DIVERSITE DES TEMPS 43
haulsant l'orée de son chappeau) (<'') se contentans,
quant à laccoustrement, dune bonne robbe de
bureau (b), calfeutrée à la mode d'alors, celle pour
les festes, & une autre pour les jours ouvriers, de
bonne toille, doublée de quelque vieux saye (c),
entretenant leurs familles en liberté & tranquillité
louable, peu se soucians des affaires estrangères,
seulement combien avoit valu le bled à Loheac (^)
,
fléaux au Liège (e); & au soir, aux raiz de la lune,
jazans librement ensemble sur quelque bagatelle,
rians à pleine gorge, comptans (f) des nidz d'antan
& neiges de lannée passée (s) r &, revenans des
champs, chascun avoit son mot de gueule ('1) pour
gaudir(') l'un l'autre, & racompter les comptes(J) en
la journée faicts, chascun content de sa fortune
& du mestier duquel pouvoit honnestement vivre,
(a) En soulevant le bord de son chapeau.(b) Sorte de bure.(c) Sorte de serge ou étoffe croisée de laine, fort gros-
sière.
(d) Village du canton de Pipriac, arrondissement deRedon (Ille-et- Vilaine).
(e) La foire du Liège ou de Deliège, qui était célèbre,
se tenait à Dinan la deuxième et la quatrième semaine duCarême.
(*) Lisez : contant.
(?) C'est-à-dire des choses pasées : « Mais où sont les
neiges d'antan ? »
(^) Mot joyeux.(i) Réjouir.
(j) Rapporter les contes qu'il avait entendu faire
durant la journée.
44 PROPOS RUSTIQUES
ne aspirans à dautres silz ne se sentoyent suffi-
sans (a), comme vouloir ou estre notaire de la court
de Bobita (^), ou dautres, estre gaudayeur, ou pri-
seur, ou tesmoing synodal (<=) . Lors Dieu estoit
aymé, révéré, vieillesse honnorée, jeunesse sage,
pour lobiect quelle avoit de vertu, lors florissante,
tellement que je peux, avec tous vous autres,
appeller ces temps passés : temps de Dieu.
Où est le temps, ô Compères, quil estoit mal
aysé voir passer une simple feste, que quelcun
du village ne eust invité tout le reste à disner,
à manger sa poulie, son oyson, son jambon ?
Mais comme {^) aujourdhuy se fera cela, quand
quasi on ne permet ou poulies, ou oysons venir
à perfection, qu'on ne les porte vendre pour
largent bailler ou à monsieur ladvocat, ou
médecin (personnes en ce temps presque inco-
gneûes), à l'un pour traicter mal son voisin, pour
le déshériter, le faire mettre en prison, à l'autre
pour le guérir dune fièvre, luy ordonner une
saignée (que Dieu mercy jamais nessaiay) ou
(a) N'aspirant pas à une autre fortune ou a un autre
métier, si les siens ne lui suffisaient pas.(b) Bobital était une localité voisine de Dinan, jadis
chef-lieu d'un doyenné et siège d'une petite juridiction
ecclésiastique, que Du Fail, magistrat au Parlement,raille ici.
(c) Petites fonctions sans importance, analogues à la
précédente.(d) Comment.
DE LA DIVERSITE DES TEMPS 45
un clystère, de tout quoy feu de bonne mémoire
Tiphaine la Bloye (=') guerissoit sans tant de bar-
bouilleries, & quasi pour une patenostre (^)
.
— Sur mon Dieu (dist alors Pasquier), monCompère, vous dictes toute vérité & me semble
proprement estre en un nouveau monde. Mais
puisque nous avons du loysir & jour suffisam-
ment, je vous prie avec le reste de compaignie
de poursuivre le propos encommencé.— Ma foy (respondit Anselme), ilestvray que
jay faict l'ouverture & donné le commencement,
mais de le bien continuer, jen donne la charge
à mon compère, maistre Huguet que voylà, sil
veult, dea («), en prendre la peine.
-— C'est bien advisé (dist lors Lubin) que chas-
cun en dye comme il l'entend. Mais pource que
nostre compère maistre Huguet ha rosty en beau-
coup de cuysines {^) & sçait trèsbien enfoncer les
matières, il en dira (si bon luy semble) ce quil
en pense.
Maistre Huguet ne se bougeoit point, quand
dix ou douze se levèrent pour le prier leur dire
(a) M. de La Borderie a retrouvé une famille Le Bloyqui habitait au xvi^ siècle à Pleumelcnc. Comme onvoit et le verra encore, les Propos rustiques sont pleinsd'allusions à des gens et à des lieux que Du Fail a puconnaître.
(b) Chapelet.(c) Vraiment. On dit encore : Oui da !
(d) A beaucoup d'expérience.
46 PROPOS RUSTIQUES
la façon des banquets de son temps & manières
de vivre, avec ce qu'il touchast un peu quelques
poincts de agriculture. A quoy s'accorda facile-
ment maistre Huguet, qui, après avoir beu une
fois de vin quilz avoyent envoyé quérir, & avoir
accoustré ('^) son chappeau, qui luy pendoit sur les
yeux, commença à dire :
(a^^Arrangé.
i^»OK^i>î>K^îOM^i»»^^M^
BANQUET RUSTIQUE
PUIS que, de vostre grâce, vous mavez baillé
la charge de dire & faire jugement de ce
que jay veu & ouy, ô mes bons amys, ne la
refusant, j'en diray possible confusément, mais
au moins la vérité. Et pource que les banquets
& festins de noz antecesseurs se offrent ('^) , il fault
penser que non moins estoyent de bonne doc-
trine que bien instruicts, non que je vueille
mesurer la conséquence dun banquet en variété
& magnifique apparat de mangeries, choses que
ne congnoissoyent ces bonnes gens : car leur
estoyent incogneuz, poyvre, safran, gingembre,
canelle, myrobolans (b) à la Corinthiace, muscade,
* giroffle (c), & autres semblables resveries, trans-
férées des villes en noz villages, quelles choses
tant sen fault qu'elles nourrissent le corps de
(a) Puisque ce sujet des banquets et festins de nosancêtres s'offre à nous.
(t>) Muroholant, fruit des Indes, gros comme une prune,mal déterminé, grande rareté au xvi^ siècle, dont Rabelaisparle à diverses reprises et dont la langue populaire a fait
l'adjectif mirobolant.(c) Les épiées et autres produits exotiques étaient alors,
faut-il le rappeler ? d'une extrême rareté.
48 PROPOS RUSTIQUES
l'homme qu'elles le corrompent & du tout
mettent au néant ; sans lesquelles toutesfois un ban-
quet de ce siècle est sans goust & mal ordonné, au
jugement trop lourd de l'ignare & sot peuple.
Maistre Huguet vouloit poursuyvre, quand
Lubin luy dist quil cessast de blasonner (*) les
façons de faire de aujourd'huy, veu que tout se
faisoit pour le mieux, avec ce que lantiquité
avoit aucunesfois erré.
— Puis que il vous plaist (respondit maistre
Huguet) que je touche le blanc {^) ,je diray ce que
je veis faire passé ha cinquante ans en cest nostre
village, répétant ce que le compère Anselme ha
desjà dict : cest que, aux jours festés, plus tost
fussent morts noz bons pères, quilz neussent
amassé toutes leurs bribes {^) chez quelcun du village
pour illec se recréer & prendre le repos du labeur
de la sepmaine. Veistes vous onc aux villes, quand
y allez porter quelque fromage à vostre maistre
ou autre, quand quelque bourgeois ou citadin
va soupper chez son voysin, quil envoyé son
garçon devant, portant partie de son disner ?
Tellement faisoyent ilz, lesquelz, après avoir beu
de mesmes & à toutes restes (d), le tout sans hazard,
(a) Railler.(b) Le centre de la cible.
(c) Leurs provisions,(d) Terme de jeu : en y allant de tout son reste.
BANQUET RUSTIQUE 49
commençoyent à jazer librement du faict dagri-
culture, & à qui mieux mieux, Messire Jean, le feu
Curé de nostre paroisse, estant au hault bout
(car à tous seigneurs, tous honneurs), haulsant
les orrées de sa robbe (-i), tenant un peu sa gravité,
interprétant, ou l'Evangile du jour, ou sur iceluy
donnant quelque bonne doctrine, ou bien con-
férant avec la plus ancienne matrone, près luy
assise, ayant son chapperon rebrassé {^)\Sc voulen-
tiers parloyent de quelques herbes pour la fièvre,
cholique, ou la marriz. Le bon homme de Curé,
se mettant aucunesfois aux champs, le tout à la
bonne foyz, se vantant de belles besongnes par
ce quil estoit ouy très voulentiers & que (Dieu
mercy) il ne craignoit homme des deux prochaines
paroisses (& ce disoit sans blasmer personne) ou
à chanter du contre-poinct, ou bien & rustrement
faire un prosne ; & que sil estoit question de
Latin (neantmoins quil y fust un peu rouillé) il
se y entendoit tout oultre & autant que petit
compaignon du quartier (<=) , & de ce s'en referoit à
ceux qui le congnoissoyent, sans plus oultre pro-
céder. Autant en disoit de bien jolyment empen-
ner une flesche (^i), ou mettre une arbaleste en
(a) Les bords de sa robe retroussés.(b) Retroussé.(c) Autant que quiconque.(d) Coller des plumes à une flèche.
50 PROPOS RUSTIQUES
chorde (^) , de bien faire un rebech {^) , & que plu-
sieurs fois en avoit faict au musnier de Vangon (c)
,
de tout quoy nen craignoit homme s'il navoit
deux testes. Et ce luy accordant, la povre femme
devenoit en une merveilleuse admiration.
— Estoit-ce ce ferial Curé (feit alors Pasquier)
qui, au prosne de sa grand messe reprenant les
enfans de la paroisse pour quelques insolences,
disoit que, sil estcit leur père, quil les chastieroit
tresbien {'^) }
— Celuy sans autre, respondit maistre Huguet.
Mais, pour parachever lordre de nostre banquet,
au bout d'en bas y avoit quelque Rogier bon temps,
comme mon compère Lubin que voylà, contant
des veilles ou filleries (e) qui avoyent esté en la
sepmaine, où luy mesmes avait esté triumpher,
& faict je ne sçay quoy davantage, quil laissoit à
penser à la compaignie. Comptoit aussi de son
pouUain noir, qui luy estoit eschappé près la
(a) Pour une corde à une arbalète.
('>) Rebec, inslrument de musique.
{^) M. de La Borderie lit Vaugon et identilie avec unelocalité de la commune de Yern (canton S.-E. et arr. de
Rennes), où l'on voit encore un pont sur la rivière la
Seiche.(d) Ici encore, comme au reste en beaucoup d'autres
endroits que nous jugeons inutile de signaler, sauf lorsque
quelque identification est possible, Du Fail semble bien
donner des souvenirs personnels.
(^) Veillées, réunions où l'on lile.
BANQUET RUSTIQUE 51
vigne & couru jusques aux landes de Liboart {^) ;
&, allant après, avoit rencontré Marion la petite
ou la petite Marion, il ne luy challoit lequel (b), à
laquelle (sans mal penser) avoit levé son fuseau,
& en conséquence baysée, avec ce faict offre de sa
personne. Se neust voulu (ce disoit il) pour je ne
sçay quoy quil ne leust rencontrée ; néantmoins
que le jeudy daprès devoit aller à la Seguimere,
où elle seroit, & là pensoit (sil nestoit bien abusé)
practiquer quelque cas, ou luy eust il deu couster
quelque bonne chose. Le reste des bons lour-
daux parloyent du decours du croissant, quand il
seroit bon planter porrée(c) , temps convenable pour
houer la vigne, pour greffer, ou coupper couldre('i)
ou chastagnier, pour faire cercle à relier tonneaux.
— Or bien (feit alors Pasquier) nous sçavons peu
près quilz pouvoyent dire. Je vous prie pour-
suivre la fin de ce banquet, & comme ilz se
gouvernoyent après avoir rué si brusquement en
cuysine.
—Après disner (respondit maistre Huguet) quel-
cun du village, comme vous pourriez dire Pestel (e)
,
(a) Contait.(t>) Le nom ne lui importait.(c) Poireaux, choux, etc.(d) Coudrier.
(^) On a trouvé une famille Pestel ou Paistel dans le
registre des baptêmes de Noyal-sur-Seiche. Nous voyonsdonc Du Fail faire très probablement allusion ici encoreà des personnages réels.
PROPOS RLSTIQLE 4
52 PROPOS RUSTIQUES
produisoit de soubz sa robbe un rebech ou une
chalemie (») , en laquelle souffloit pargrand maistrise
,
& tellement les invitoit le doulx son de son ins-
trument, avec un haultbois, qui se y trouva pour
le seconder, quilz estoyent contraints, ribon
ribaine (là jettées leurs robbes & hoquetons),
commencer une dance. Les vieux, pour monstrer
exemple aux jeunes & afin de ne monstrer estre
fascheux (b), faisoyent l'essay, tournoyans la dance
deux ou trois fois, sans beaucoup fredonner des
piedz ne faire grands gambades, comme nous
pourrions bien faire nous autres. La jeunesse
alors faisoit son devoir de treppir («) & mener le
grand gallop, sinon messire Jean(<i), quil falloit un
peu prier & dire : « Monsieur, ne vous plaist il
pas dancer ? » Toutesfois luy, ayant un peu
refusé pour faire la ruse du jeu, s'y mettoit,
& n'en y avoit que pour luy : car luy, fraiz &possible amoureux, contournoit {^) ses commères,
tellement que elles sentoyent leur espaule de
mouton à pleine gorge ; & disoit ce vénérable
Curé : « Boute, boute ! jamais ne nous esbattrons
(a) Instruments de musique. Le rebec est connu. Lenom de la chalemie rappelle celui du chalumeau,
(b) Afin de ne pas se montrer fâcheux.(c) Tournei
.
(d) Le curé.
(^) Faisait tourner.
BANQUET RUSTIQUE 53
plus jeunes, prenons le temps comme il vient,
maudit soit il qui se feindra ! » Et lors que la
fumée du vin commençoit emburelucoquer les
parties du cerveau, quelque bonne galloyse
menoit la dance par sur tables, bancs, coffres
autant d'une mainqued'autre(a). Au reste, chascun
le faisoit comme il voyoit l'avoir à faire.
— Comment ? (dist alors Anselme) ces vieillars
alloyent ilz comme les autres ?
— Nenny (respondit maistre Huguet), ains es-
toyent les bonnes gens près le feu se chauffans
dun fagot de serment de vigne, le dos au feu,
regardans & jugeans des coups, disans : Cestuy
cy dance bien, que le père d'un, tel estoit le meil-
leur danceur du païs, que un tel avoit deffié,
les jours passés, tous ceux de Vindelles(b) à dancer.
La dance finie, recommençoyent de plus belle à
dringuer (c) & boire hault (d) & net sans se blesser,
puis, après se estre chauffez, si bon leur sembloit
(a) Nous appelons cela la farandole.(b) Pour M. de La Borderie, Vindelles n'est pas Vendel
(canton de Saint-Aubin-du-Cormier, arrond* de Fougères),
mais un pseudonyme désignant Clayes (canton et arron-
dissement de Montfort). C'est en effet la seule identifica-
tion qui permette d'expliquer la bataille de ceux de Vin-delles contre ceux de Flamef^ux, où nous estimons, commele savant éditeur, que Du Fail se réfère à la topographie
réelle, et dont on trouvera plus loin le récit.
(c) Trinquer.(d) Hausser le verre.
54 PROPOS RUSTIQUES
alloyent voir quelque pré, ou champ bien accous-
tré, & là dordinaire se asseoyent pesle mesle,
jeunes & vieux, fors (qu'il ne fault pas mentir)
que les anciens avoyent (comme bien estoit rai-
sonnable) les plus honnorables places. Lors
quelcun des plus vieux (à la requeste de ses
coevaux) commençoit à harenguer les jeunes
gens, en avoit telle audience qu'a celuy qui estant
venu de quelque pais estrange, veult compter
quelque nouveauté.
— Je vous prie (dit Pasquier), si le reste de la
compaignie le trouve bon, traicter les poincts
principaux de ceste harengue, estant asseuré
qu'ilz disoyent quelque cas de bon.
Maistre Huguet vouloit seschapper, disant
qu'il en avoit dict à la traverse ce quil avoit pu
& que un autre prinst les fonts ; mais par impor-
tunes requestes fut contraint achever, disant :
- - Puis que faire le faut (^) & quil ny ha ordre ne
remède de évader, je vous diray à peu près la
teneur de la harengue laquelle le plus ancien,
& de meilleur sçavoir, comme jay dict, commen-
çoit, disant :
(a) Faire le faut, leçon de l'éd. de 1549. Celle que noussuivons donne : faire faire.
M^
HARENGUE RUSTIQUE
ES enfans, puis que le Seigneur Dieu vous
ha appelles à ceste bienheureuse vacation
de agriculture, l'équité veult aussi, & il
est bien raisonnable que soyez diligens & prompts
à l'exercer par vertueux faicts, bons & louables
actes, dont avez la source (grâces à Dieu) de voz
pères & mères cy presens, le surplus parfera une
espèce de preudhommie ('^) que je voy apparoistre
en vous, avecques signes evidens de estre à
ladvenir gens de bien. Et puis bien dire cela
avec toute la compaignie que depuis cinquante
ans, & quand je dirais soixante je ne penserois
mentir, nostre village ne fut en jeunes gens autant
florissant comme il est de présent, & ce en toutes
qualités, si vous regardez tant les bonnes mœurs& grâces dont ilz sont aornés, comme grandeur
& composition de corps, puissance avec forniture
de membres, jointe à ce la legiere & prompte
adresse. Le bon Dieu nous ha (comme en toutes
choses) merveilleusement fortunés en ce.
(a) Sagesse. La sagesse que je vois en vous achèvera le
surplus.
56 PROPOS RUSTIQUES
Et toutesfois, mes enfans, jeunesse (ce que j'ay
expérimenté) est tant folle & aveuglée qu'elle ne
regarde que les choses présentes & ce qui est à
ses pieds, sans avoir l'œil ne muser plus hault,
dont souvent sont gastez & abastardiz les plus
nobles & meilleurs esprits. Au moyen de quoy
est frustrée & mise au néant la bonne expectation
des pères (îi),qui de l'enfant merveilleusement
aggrave le desmerite.
Que si par exemples requérez confirmation, je
vous produits deux de voz compaignons (lesquelz,
sur mon Dieu, je ne nommerois, si cela nestoit
tout manifeste) Guillemin Plumail & Geoffroy
Thibie, les deux autant gentilz garçons en leurs
jeunes ans que on peust souhaiter, & autant bien
instruicts. Mais (ô bon Dieu) depuis quilz ont
commencé de hanter tavernes, bordeaux (pestes
de tout bon naturel) & autres tels lieux desbau-
chés, retirans en tout les cœurs des jeunes de
vertu (b), quont ilz faict ? quest ce ? Sont brigands,
voleurs, gardeurs de chemins pour tous potages(c),
& besongne taillée pour le bourreau, ayans pro-
posé une fin malheureuse au noble & vertueux
commencement. Quoy voyant, la mère de l'un
(comme chascun sçait) l'a faict prendre, & comme
(a) Leur bonne hérédité.(b) Eloignant tout à iait de la vertu les cœurs des jeunes.
(c) En tout et pour tout, disons-nous aujourd'hui.
HARENGUE RUSTIQUE 57
(par manière de dire) prisonnier, que en fin
recongnoissant ses defFaults (& aussi contraint)
est devenu homme de bien, bon preneur de
taulpes & gentil faiseur de quenouilles, vivant
simplement en la façon de nostre estât. Lautre
(comme obstiné) demande laumosne en lorée
dun bois, attendant Iheure.
Pour quoy, ô mes enfans, pour obvier à tous
ces malheureux inconveniens, ausquelz plus con-
tinuellement sommes duits (») que à bien faire, il
est de besoing en premier poinct aymer, révérer
& craindre Dieu, comme celuy qui souffre que
devenions en mille adversités, pour nous mons-
trer quil est le maistre,& celuy qui ha procréé
toutes choses pour nostre profit & bien. Que sil
vous ha donné parens riches, departy de ses
grâces, ne fault présumer ce venir de vous, par
ce moyen encourir une faulse opinion dont sou-
vent jeunesse est abusée, & en conséquence glo-
rieuse ; ains (^) croire que en moins de un tour
d'oeil vous peult oster bœufz & chevaux, brebis
& tout vostre avoir ; & de tout ce luy en rendre
grâces, & estimer quil faict tout pour le mieux,
bien congnoissant ce qui nous est nécessaire.
Et, à celle fin que congnoissiez certains poincts
de la vostre & mienne vacation grandement à
(a) Conduits, entraînés.(l>) Mais.
58 PROPOS RUSTIQUES
observer, gardez souverainement de mal parler
de voz voysins ou en aucun cas fouller leur hon-
neur, pource que aucunesfois vous trouvez
ensemble, disputans de l'excellence ou de voz
terroirs, ou besongnes, comme de vos faulx,
faucilles, coingnées, & telz outilz, ou préférez
les uns aux autres, gardez ce entre autres choses
& que, en louant les vostres, les leurs ne soyent
déprimées, pource qu'il fault tout trouver bon,
à raison que (comme Ion dict) à chascun oyseau
son nid est beau, aussi que par la langue on voit
plusieurs beaucoup de maux & divers encourir,
ce que (ce m'aist Dieu)(=^) jevoy navoir lieu en vous,
ne autres imperfections, de quoy ordinairement
sont tachés jeunes gens.
Je oubliois à vous dire que, es choses où ny
ha remède & moins de conseil, ne feissiez grand
estât, ny en prendre grand courroux, comme des
adversités & maladies, qui le plus souvent viennent
à voz bœufz, vaches, brebis, poulies & porcs,
qui toutesfois, neantmoins les pensemens, de
bonne heure meurent : car en bonne ou mauvaise
fortune, il fault avoir un mesme visage & cons-
tance accoustumée.
De ma part, la plus grande occasion & plus
évident argument que puisse dire, pourquoy mes
(a) A ce m'aide Dieu, ad hoc me adjutet Deus.
HARENG UE RUSTIQUE 59
ans ont esté si longuement prolongés (cela je
dy sans vanterie), c'est, & ne scay autre raison,
que telle adversité qui me soit survenue au jour,
jamais ne se est couche e avec moy (a). Si ainsi le
faictes, vous vivrez heureux, fortunés, en hon-
neste tranquillité, & n'aurez compagnons en
félicité.
Car demandez ou souhaittez vous plus salu-
taire ou plus liberalle vie que la nostre ? Moyen-
nant que nous gardions de aspirer à trop haults
poincts, veu mesmement que, si sommes diligens
à labourer les terres à nous laissées par noz bons
pères, sera beaucoup, ne taschans par grands
héritages à les amplifier.
Et avoyent cela en grande révérence noz
anciens, quil n'estoit loysible de occuper plus de
terre que ce que on leur avoit limité, ayans
beaucoup d'observancesC') quiaujourdhuynesont,
comme :
celuy estre mauvais laboureur, qui achetoit
ce que son champ luy pouvoit produire;
mauvais le père de famille qui faisoit ce, le
jour, que, la nuict, eust pu faire, sinon (dea) («)
(a) Belle formule : quelque adversité qui me soit sur-
venue dans la journée, jamais elle ne s'est couchée avecmoi.
(b) Coutumes, règles.
(c) Exclamation fréquente au xvi^ siècle : vraiment,
certes.
6o PROPOS RUSTIQUES
quil eust esté empesché par l'intempérie de
lair;
plus mauvais estimoyent celuy qui plutôt beson-
gnoit à la maison que aux champs, comme des-
daignant la coustume.
Et mest advis avoir ouy dire d'un antique
laboureur (^) accusé de ses voysins, disans quil
avoit empoisonné leurs bleds par ce que le sien
estoit demeuré garanty & les leurs gastez & sans
fruict, lequel preudhoms(i') (sachant à tort tel crime
lui estre imposé) amena en plein jugement sa
fille, de force inestimable, ses bœufz gras &refaicts, son soc rondement acéré, son coultre
tresbien appoincté, disant que cestoit sa poison
& mauvais art de ainsi bien accoustrer les bleds (<=)
.
Or maintenant jugez si tel moyen n'estoit favo-
rable pour bien tost gaigner son procès !
Mais (pour revenir) n'estimez-vous en rien
cela, que, au matin, frottans votre couille, esten-
dans voz nerveux & muscleux bras (après avoir
ouy vostre horologe, qui est vostre coq, plus
seure que celle des villes) vous levez sans plaindre
lestomach, ou la teste, comme feroit je ne scay
qui, yvre de soir (fi). Et lians voz bœufz au joug,
(a) Cf. Pline, Ilist. nat., XVIII. 6.
(b) Prudhomme, sage homme.(c) Son poison et sa mauvaise pratique, c'était de bien
arranger les blés.
(d) S'étant enivré la veille au soir.
HARENGUE RUSTIQUE 6l
qui (tant sont duits) eux mesmes se présentent,
allez au champ, chantans à pleine gorge, exerçans
le sain estomach, sans craindre esveiller ou Mon-sieur ou ma Dame. Et là avez le passetemps de
mille oyseaux, les uns chantans sur la haye,
autres fuyans vostre charrue (vous monstrans
signe de familiaire privante) pour se paistre des
vermets {") qui yssent de la terre renversée. Autres
qui, là & ça volants, descouvrent le Renard, dont
le plus souvent, avec la chorde de aurichal tendue,
avez la peau. Vous monstrent d'aucuns signes
futurs, avec autres pronostiques que avez de
nature& parcommune coustume aprins , comme(t') :
Le héron triste, sur le bord de leaue & ne se
mouvant, signifie Ihyver prochain.
L'arondelle volant près de leaue predict la
pluye, & volant en l'air, beau temps.
Le geay se retirant plus tost que accoustumé
sent Ihyver qui approche.
Les grues volans hault sentent le beau temps,
& serain.
Le pivert infailliblement chante devant la
pluye.
La chouette chantant durant la pluye signifie
le temps beau & clair.
(a) Vers.(b) Charles Estienne dans sa Maison rustique, 1. I,
ch. VIII, donne plusieurs de ces présages.
62 PROPOS RUSTIQUES
Quand les poulies ne se retirent soubz le cou-
vert par la pluye, dasseurance elle continuera.
Les oyes & cannes se plongeans continuellement
en leaue sentent la pluye prochaine ; autant en
signifie la grenoille chantant plus que accous-
tumé ; ou quand ces vieilles murailles rendent
de leaue.
La sérénité d'automne predict vents en yver.
Tonnerre du matin signifie vent, celuy de
midy, pluye.
Les brebis ça & là courans sentent Ihyver
approcher.
Autresfois (pour laisser ce propos, que trop
mieux entendez), ayans le vouge sur lespaule &la serpe bravement passée à la ceinture, vous
pourmenez à lentour de vos champs, voir si les
chevaux, vaches ou porcs y ont point entré,
pour avec des espines reclorre soudain le nouveau
passage ; & là cueillez des pommes ou poyres à
vostre ayse, tastans de l'une, puis de l'autre ; &le reste, que ne daignez manger, portez aux villes
vendre ; & de l'argent en avez quelque beau
bonnet rouge, ou un Cousteau de bonne façon.
Autresfois, au matin, regardans d'où vient le
vent, allez voir à voz pièges que avez tendues au
soir pour les renards, qui vous desrobent ou
poulies ou oyes, aucunesfois (la meschante
beste) les tendres aignelets, peu vous soucians
HARENGUE RUSTIQUE 63
de l'intempérie de l'air, fièvres d'automne ou
jours caniculaires, ains, en ces temps aux autres
périlleux, avez la teste nue aux champs, billans
(possible) une gerbe de bled, ou raccoustrans un
fossé;par ce moyen estes forts, robustes, allègres,
plus la moytié que gens de ville, n'aymans que
mignarderie soubs l'ombre, en rien ne sentans
leur homme.
Au moyen dequoy un bon capitaine ayme un
soudart nourry en ses jeunes ans aux champs,
ce que jay veu lors quil estoit question d'aller à
Pharingues (a). Que si vous tombés en quelque
maladie (comme cest une chose naturelle) vous
ne cherchez clysteres, purgations, saignées &telles badauderies, car vous avez le remède pré-
sent en vostre jardin : de bonnes herbes, des-
quelles la vertu vous demeure quasi heritelle-
ment de père en filz.
Quest ce donc, ô mes enfans, que je vous diray
davantage ? Je ne pense, quil reste rien à vostre
totalle félicité, fors lamour du Seigneur, quelle
je pense, vous acquérez par vertueux faicts, pro-
venans des bons & fructueux enseignemens que
nostre Curé de sa grâce vous donne, aussi que
(a) « Laringues et Pharingues, qui sont deux grosses
villes comme Rouen et Nantes », situées dans le gosier dePantagruel (Rabelais, 1. II, ch. 32). Du Fail fait ici allu-
sion à quelque souvenir de sa vie militaire.
64 PROPOS RUSTIQUES
en conscience il y soit obligé. Pourquoy je le
prieray, celuy grand conservateur de noz trou-
peaux, qu'il nous doint grâce de ne forvoyer {^) du
chemin baillé à nous autres povres viateurs (^), merecommandant à voz bonnes grâces, vous priant
prendre tout à la meilleure part, comme le vostre
amy, & dun vieillart resveur.
Maistre Huguet vouloit poursuyvre la fin &yssue du disner, mais Pasquier luy interrompit
son propos, disant à Anselme le banquet estre
très bien deschiffré, & en bon ordre.
— Cest mon (<=) (feist Anselme), mais encore ne
sçavons-nous le département {^) , & comme le reste
du jour semploye.
— Vous m'avez (dist maistre Huguet) roigné la
queue de mon propos quand je le voulois achever,
mais bien or escoutez.
La harengue finie, retournoient tous au logis,
fraiz& délibérez, où recommançoyent à chopiner(^)
de mesme, & de plus belle ; & lors quilz estoyent
venus au poinct, & quilz en avoyent tout le long
des sangles, commençoyent à chanter de la plus
haulte mesure que on ouyt onc : An bois de dueil,
Oui la dira, Allégez moy doulce plaisant Brunette,
(a) Sortir.
(b) Voyageurs.(c) C'est vrai, ccrLcs.
(<l) La séparation, comment ils se séparent.
[^) A boire chopinc.
HARENGUE RUSTIQUE 65
Le petit cœur, Helas mon père ma mariée, Quand
les Anglais descendirent. Le Rossignol du bois j'oly,
Sur les ponts d'Avignon, & beaucoup dautres
telles chansons de bonne musique & meilleure
grâce.
Cela faict reprenoyent sans intcrmission(*) , sans
repos, à dringuer, tant que tout le monde fut
saoul. Dont lun (après que chascun avoit prins
congé) convioit toute la bende au prochain
Dimenche à mesme banquet & pareilles cérémo-
nies, où estimoit leur faire gode(i») chère se il ne
luy coustoit plus de je ne sçay quoy.
Retournez que estoyent à la case, le bon père
de famille se interrogeoit diligemment (sil luy
en souvenoit) comme ses bœufz, vaches, brebis,
porcs avoyent esté pansez, & comme tout le
mesnage se portoit.
Au reste (après avoir osté sa robbe, & jà com-
mençant à se desaccoustrer) distribuoit les
affaires du jour subséquent («) selon que bon luy
sembloit, & en ce poinct voulentiers sendormoit
le bon homme sur ses genoux (d). Que si le chat se
trouvoit là, donnoit deux coups de sa patte à
ses triquedondaines, qui pendoyent : car en ce
(a) Interruption.(b) Heureuse, joyeuse.(c) Ordonnait les travaux du lendemain.(d) En faisant sa prière.
66 PROPOS RUSTIQUES
temps navoyent haults de chausses, mais bien
brayes(a); toutesfois les siennes estoyent à la lessive,
ou à seicher, je ne sçay lequel. Après que la
bonne femme avoit chassé la maudicte beste &couvert le feu, faisoit aller au lict son bon homme,
toutesfois après avoir donné ordre que tout fust
le lendemain prest pour charruer ('^) au clos devant,
& que, si le soc nestoit en bonne pointe, on leust
au matin porté au Plesseis(c) à la forge, chez Guyon
Jarril, & s'il nestoit à la maison, quon leust porté
à Chantepie(<i) , car là y avoit un très bon mareschal.
— Parmon ame (feit alors Lubin) le compte nous
est si bien mis devant les yeux, ô Compère, que
proprement me semble y estre & voir le bon
homme Robin Chevet (e), sesbattant ainsi à jazer
& envoyer quelcun à la forge.
(a) Les hauts de chausses s'arrêtaient aux genoux, oùcommençaient les bas de chausses. Les braies, comme nos
pantalons, descendaient à la cheville.
(b) Labourer à la charrue.(c) Selon M. de La Borderie, il s'agit ici du Plessis-de-
Vern, cant. et arr. de Rennes.(d) Chantepie, commune limitrophe du Plessis-dc-
Vern.
(«) Plus loin, Du Fail nous dit que Robin Chevethabitait non loin de Noyai. Or il y avait au xvi" siècle
à Noyal-sur-Seiche une famille Chevet, dont le registre
des baptêmes porte fréquemment le nom. Trois ou quatre
de ces Chevet s'appellent Robert ou Robin, mais un seul
a une femme du nom de Jeanne, comme le héros de DuFail. Ce Robin mourut vers 1526, et en effet on eu parle
ici comme d'un personnage mort depuis quelque temps.
HARENGUE RUSTIQUE 67
— Cestoit un grand allant (dist Anselme) & mesemble lavoir autresfois veu.
Oiiy bien (feist maistre Huguet) si vous avez
voulu, & estoit de ce temps, dequoy vous ay
parlé.
— Puis que le compère Lubin ha mis en termes
ce bon lordault (•^) Robin Chevet (dist Pasquier), il
me semble qu'il ne sera que bon qu'il dye ce
quil luy ha veu faire, car ilz ont demeuré en unmesme village.
— Puis que la compaignie (dist Lubin) me com-
mande que en mon renc (b) je compte de Robin
Chevet, j'en diray comme je l'entends, par ce
que chascun en dira, à fin que la peine soit
égale.
Quelles choses luy accordèrent. Lubin alors
commença.
(a) Lourdaud.(l>) A mon tour.
PROPOS hl'stiqles
ri€3^Il^l^O^^^Î#li§i^lCtI#BP^liItI^
' DE ROBIN CHEVET
ROBIN Chevet fut moult prudhomme, par
ma conscience ! aussi que tel il se clamoit,
& fut celuy de tout son quartier qui autant
bien faisoit un gueret (»). Qui inventa, le riche
homme, mille beaux mots concernans le faict dagri-
culture, imposant à signifier à beaucoup à la bonne
foy (*') & sans mal penser. Voulentiers après souper,
le ventre tendu comme un tabourin, saoul commePatault, jazoit le dos tourné au feu, teillant bien
mignonnement du chanvre, ou raccoustrant à
la mode qui couroit ses bottes (car à toutesmodes(c)
dordinaire s'accoustroit l'homme de bien), chan-
tant bien mélodieusement, comme honnestement
le sçavoit faire, quelque chanson nouvelle,
Jouanne, sa femme, de lautre costé, qui filloit,
luy respondant de mesmes. Le reste de la famille
ouvrant {^) chascun en son office, les uns adou-
bans (c) les courroyes de leurs fléaux, les autres
(a) Sillon.
(b) Donnant à beaucoup de mots telle ou telle significa-
tion, de bonne foi.
(c) De toutes manières, c'est-à-dire : au mieux.(d) Travaillant.
(*) Arrangeant.
DE ROBIN CHEVET 69
faisans dents à râteaux, brusians hars pour lier
(possible) l'aisseul (») de la charrette, rompu par
trop grand faix, ou faisoyent une verge de fouet
de mesplier ou meslier {^).
Et, ainsi occupés à diverses besongnes, le bon
homme Robin (après avoir imposé silence) com-
mençoit un beau compte du temps que les bestes
parloyent (il ny ha pas deux heures) (c): comme le
Renard desroboit le poisson aux poissonniers;
comme il feit battre le Loup aux lavandières,
lors quil lapprenoit à pescher ; comme le Chien
& le Chat alloyent bien loing ; de la Corneille,
qui en chantant perdit son fromage ; de Melusine;
du Loup garou ; de cuir d'Asnette (d); des Fées, &
que souventesfois parloit à elles familiairement,
mesmes la vesprée passant par lé chemin creux,
& qu'il les voyoit dancer au bransle (e),près la fon-
taine du Cormier, au son dune belle veze (f) cou-
verte de cuir rouge, ce luy estoit advis, car il
avoit la veiie courte pour ce que, depuis que
Guevichot l'avoit abattu de coup de trenche par
(a) Essieu,jb) NéfUer.(c) ( Au temps que les bestes parloient (il n'y a pas
trois jours) », dit Rabelais, 1. II, ch. 15.(d) Ou Peau d'Ane, dont Bonaventure des Périers
donne une version différente de celle de Perrault dans le
dernier des contes qui lui sont attribués.
{®) Le branle était une danse bien connue en ce temps.(^) Sans doute une sorte de cornemuse.
70 PROPOS RUSTIQUES
les fesses, les yeux luy avoyent toujours depuis
pleuré ; mais, que voulez-vous ? nous ne dépar-
tons (*) les fortunes. Disoit en continuant que, en
charriant (^), le venoyent voir, affermant que elles
sont bonnes commères, & voulentiers leur eust
dict le petit mot de gueule, sil eust osé, ne se
deffiant point que elles ne luy eussent joué un
bon tour. Aussi que un jour les espia, lors quelles
se retiroyent en leurs caverneux rocs, & que,
soudain que elles approchoyent d'une petite
motte, elles sesvanouissoyent, dont sen retournoit
(disoit il) sot comme il estoit venu. En ce disant,
fault penser quil ne rioit aucunement, ains faisoit
bonne pippée(c).
Que si quelcun ou une se fust endormie daven-
ture, comme les choses arrivent, lors quil faisoit
ces haults comptes (desquelz maintesfois jay esté
auditeur), maistre Robin prenoit une chenevotte
allumée par un bout, & souffloit par lautre au
nés de celuy qui dormoit, faisant signe d'une
main qu'on ne l'esveillast. Lors disoit : « Vertu
goy ! jay eu tant de mal à les apprendre & meromps icy la teste, pensant bien besongner,
encores ne daignent ilz me escouter. » Que s'ilz
ne rioyent de ce, le preudhoms faisoit un pet
(a) Séparons.(b) Lorsqu'il labourait à la charrue.('") Atlrapo, moqu(_Tif;.
DE ROBIN CHEVET 71
à trois parties qui les esbaudissoit tous, & rioyent
desmeshuy (^) à toutes restes.
Le bon homme, las de conter (pource que il
s'oublioit le plus souvent en ses contes) deman-
doit à Jouanne sa femme un petit (*') à boire, le tout
pour la pareille, & quil lavoit bien gaigné ; & de
ce en vouloit croire tout le monde (*"), & elle pour
la première.
— Vous souvienne de vostre propos (dist maistre
Huguet), nestoit elle pas fille de Colin Guarguille,
ce bon gantier (<i) ?
— De celuy sans autre (respond Lubin), & estoit
vostre cousine remuée d'une busche, et ce par
devers la couette (f).
Pour revenir, la bonne femme, ayant un pot
en sa main, commençoit comme par force à yalkr, disant quil avoit tousjours cinq solz ou
soif (f), & qu'elle pensoit fermement quil eust
un charbon au ventre, & que hardiment une
autre fois ne retournast pas, car plustost
(*) Désormais.(b) Un peu.(cl En prenant tout le monde à témoin.(d) Bon compagnon ; nom propre généralisé.(e) « Jehan le Veau, son cousin gervais remué d'une
busche de moulle », dit Rabelais. Cousine par alliance;
on devine le sens grivois de cette « busche par devers
la couette », ou couverture.(f) Qu'il avait toujours soif comme le Juif errant avait
toujours cinq sols ; expression proverbiale.
72 PROPOS RUSTIQUES
creveroit de soif que elle daignast faire un pas.
— Je voudrois bien (dist lors Pasquier) que la
femme de chez nous meust tant contesté, je croy
que Martin baston trotteroit.
— Vous dictes vray (respondit Lubin) ; si à chas-
cune injure que me dit ma femme je luy donnois
un coup de baston, il y a plus de dixneuf ans
quil ne seroit nouvelle délie.
Mais escoutez comme elle luy disoit que tous-
jours estoit sa coustume de l'embesongner à aller
luy quérir à boire, & quil ny sçauroit envoyer un
autre, pource quil voyoit bien quelle estoit empes-
chée bien profondement à devuyder du fil meslé,
& qu'elle voudroit qu'il fut en gaige de ce qu'il
luy falloit (»).
Robin, ne la voulant contrarier, disoit quil ne
luy enchalloit, mais quil beust {^) ; & sefForçait de
luy complaire, disoit que peu luy demandoit à
boire, & que cestoit une fois entre cent, & que
une fois nest pas coustume ; oultre que, si elle
vouloit tousjours ainsi tencer(c), il aymeroit mieux
aller boire à la rivière, la priant à jointes mains,
que elle ne luy feist tant acheter (d), ou que par sa
(a) Proverbe. Si Robin était le gage de ce qu'il lui fallait,
on ne le reverrait jamaisj le gage ne serait jamais retiré.
(b) Que peu lui importait ce qu'elle disait, pourvuqu'il bût.
(c) Tancer les gens.(d) Acheter si cher le plaisir de boire.
DE ROBIN CHEVET 73
foy s'en iroit le lendemain chez la musniere
qui tenait taverne à Noyai (»), où là meneroit
Dam Armel Augier Q^), où boyroient tout leur
saoul, & qu'il aymeroit autant estre je ne
sçay où (°).
Sur quoy elle luy respondoit qu'elle ne sen
soucioit guieres, & que cestoit bien sa coustume,
mais au moins le prioit qu'il ne la voulust battre
quand il seroit yvre, comme luy estoit chose bien
accoustumee, & que elle se esbahissoit quil navoit
honte. •
Ha ! par ma vie (disoit lors Robin, voyant quil
ne la pouvoit avoir par force) j'aymerois mieux
estre je ne sçay où, ma Jouanne, à qui Dieu veult
ayder sa femme se meurt (d). Allez, m'amie, allez,
que Dieu vous face la teste mieux couverte, vous
asseurant que j'aymerois mieux avoir mangé une
charretée de foin(e) ! Et que, pour lamour de Dieu,
luy donnast une fois à boire, & après lappellast
(a) Noyal-sur-Selche ; voir plus haut.(b) Armel Augier, ecclésiastique, comme le montre
son titre de Dam ou Dom, est également un personnageréel. Il est cité sur le registre des baptêmes de Noyal-sur-
Seiche en qualité de chapelain,(c) Que d'avoir ainsi des scènes. Le bonhomme et la
bonne femme s'amusent à se quereller.
(d) Celui que Dieu veut aider, il lui fait mourir sa
femme ; proverbe.
(^) Que de disputer avec vous.
74 PROPOS RUSTIQUES
questeur (a). Qu'elle poyast {^) pinte, elle boiroit
la première.
La bonne femme, rechingnant comme celuy
à qui on panse une bosse chancreuse, troussoit
ses agoubilles pour aller tirer du vin, o protes-
tation, dont Robin luy disoit que elle tirast de
celuy d'auprès le mur, & que ne feignist à l'em-
plir, parce que Roulet Lambart(c), estant survenu,
demandant une coingnée à prest, boyroit bien.
Elle, revenue, leur bailloit le pot, comme par
despit, sur quoy ilz se ruoyent si brusquement
quil ne sembloit pas que une mousche y eust
beu {^). Elle, voyant, disoit que, s'il eust esté hon-
neste homme, luy eust pour le moins offert à
boire, neantmoins qu'elle ne l'eust pas prins,
& que honnestes gens se monstrent où ilz sont,
& quil luy en souviendroit par son Dieu. Puis,
ayant les mains sur les deux hanches & en plo-
rant, commençoit à belles injures ; de quoy le
povre Robin rioit à pleine gorge, disant quil
congnoissoit bien le naturel de la damoyselle,
& que cestoit une femme pour tous potages;que
(a) Mendiant.(b) Payât.(c) Il y a beaucoup de Lambart cités dans les registres
baptistaires de Saint-Gilles, Clayes et Pleumeleuc, dontquelques-uns portent le prénom de Raoul, qui a pourdiminutifs Raoulct et Roulet.
(d) Qu'une mouche y eût trouvé à boire, tant ils
l'avaient bien vidé. Cf. Rabelais, 1. I, ch. 5.
DE ROBIN CHEVET 75
elle avoit prins sa teste;que c'estoit un diable
coiffé;que le diable luy avoit faict la teste
;qu'il
ny avoit rithme ne raison en son affaire;que voir
un homme ayant teste de cheval est chose fort
estrange, mais une femme sans teste, encore
plus ; & que la bonne beste sembloit au chien
qui cloche {'>) quand il veult : aussi que à poinct
nommé elle plouroit ; & que vrayement elle avoit
un quartier de la lune en la teste {^) .
Mais voyant quelle le commençoit à gaigner
de paroles, & que desmeshuy n'y avoit ordre
d'avoir patience, il commandoit que tout le
monde se allast coucher, & quil feroit bien son
appointe'ment (c): par ce moyen au matin estoyent
plus grands amys que devant.
— Saint Quenet ! (dist alors Anselme) voylà
bonne forme de quereler & d'appointer, & que
je ne voudrois toutesfois estre chez nous, & vous
prie ne le dire à ma femme : car trop lourdement
se courrouceroit tous les jours avec moy;puis
vous sçavez que je ne pourrois si souvent
appointer (d), sans grand interest de ma personne.
— Sur mon Dieu, quand tout est dict (dist Pas-
quier) à nous autres vieillards rassottez ne nous
(a) Boite.(b) Série de proverbes.(c) Son accommodement avec elle, on devine comment.(d) Equivoque sur appointer : accommoder et affûter.
76 PROPOS RUSTIQUES
sont guieres duisans (a) telz menuz plaisirs, car
desmeshuy ne nous fault que le mol lict & les-
cuelle profonde {^) ; de ma part je quitte le mestier
à ces jeunes gens, de fraiz esmouluz.
— Vrayement (dist maistre Huguet), compère,
vous le pouvez bien & ne devez point plaindre le
temps passé, car j'ay veu qu'il n'en y avoit que
pour vous, rien ne se tenoit devant vous, vous
estiez le chien au grand collier de tout le pais,
& le plus grand abbatteur de bois qui fust dicy
au gué de Vede (c). Ne vous souvient il de ces
grands licts où l'on couchoit tous ensemble sans
difficulté (d)?
— Ouy ma foy (dist Pasquier). Mais je vous prie
dire un peu ce quen sçavez, non pas de ce que
fut faict, mais la cause pourquoy on ha osté cette
bonne coustume.
(a) Convenants.(b) « Ne me fault plus dorénavant que bon vin, bon
lict, le dos au feu, le ventre à table et escuelle bien pro-
fonde • (Rabelais, 1. I, ch. 19).(c) On sait que le gué de Vede joue un rôle important
dans la guerre Picrocholine de Gargantua.(d) Nos pères admettaient fort bien, et au xyiii^ siècle
encore, que l'on coucbât à plusieurs dans le même lit,
en voyage, par exemple.
iSO^ÛilPlTlO^!IO^O^il^ii^^ûPili
LA DIFFERENCE DU COUCHER DE CETEMPS & DU PASSÉ, & DU GOUVER-
NEMENT D'AMOUR
Du temps quon portoit souliers à poullaine,
mes amys, & que on mettoit le pot sur
la table (a), & en prestant largent on se
cachoit(b) , la foy des femmes vers les hommes estoit
inviolable ; & n'estoit aussi loysible aux hommes(fors de jour, ou de nuict) vers leurs preudes
femmes l'enfraindre ; ainsi estoit une coustume
réciproquement observée, dont nestoyent moins
à louer que en merv^eilleuse admiration. Au moyen
dequoy jalousie n'estoit en vigueur, fors celle
qui provient de trop aymer, de laquelle les chiens
meurent.
A loccasion de ceste merv-eilleuse confidence
couchoyent indifféremment tous, mariés ou à
marier, en un grand iict faict tout à propos, sans
peur ou crainte de quelque démesuré pensement
ou efîect lourd, pource que (comme dict lautre)
(a) Au lieu de le laisser sur le dressoir, selon l'usage dumyen âge et du xvi^ siècle.
(b) Henri Estienne cite ce proverbe (Apologie pourHérodote, XXXVII).
yS PROPOS RUSTIQUES
nature est si coquine, aussi qu'il ne fault mettre
le feu près les estouppes. Toutesfois, depuis que
le monde est devenu mauvais garçon, chascun
ha eu son lict distinct & à part, & pour cause,
aussi pour obvier à tous & chascuns les dangers
qui en eussent pu sourdre,
Pource que, depuis que moynes, chantres &escholiers (à raison qu'en ce bon vieux temps
chascun se contentoit de son pais) commencèrent
à peregriner (*), jetter le froc aux choulx,vicarier,
se émanciper hors leur territoire, on feit par
commun advis licts plus petits au profit d'aucuns
mariés (par ce que le pain suyt le jeu à la trace)
& merveilleux interest pour les femmes, jouxte
le dire de mon voisin Baudet : Maudict soit le
chat, s'il trouve le pot descouvert, qui ny met
la patte, aussi qui ne sçait son mestier, si ferme
sa boutique, & aille aux prunes.
— Sur ma foy (dist Pasquier) la mode n'estoit
que bonne, mais, puisque toutes choses se chan-
gent, je pensois bien que elle ne demeureroit pas
la dernière.
—• Cest mon(b) (dist lors Anselme). Vous voyez
toutes bonnes façons. de faire se abastardir, car
(puis que vous avez parlé de la façon du coucher)
pensez vous, à vostre advis, que les amours des
(a) Pèleriner, aller en voyage.(b) Certes ! Voir plus haut.
DU COUCHER ET DE LAMOUR 79
anciens se démenassent comme celles de aujour-
dhuy ?
— Nenny vrayement (dist Lubin) je le sçay bien
pour moy : car, quand il fut question de memarier à vostre niepce, je avois daage trente
quatre ans ou environ, auquel temps ne sçavois
que*cestoit estre amoureux, encore moins commeil sy falloit gouverner, sinon que ma feu mère
grand (dont Dieu ayt l'ame) me monstra un
petit le moyen de my enharnacher. Advisez si
aujourdhuy le jeune homme passera quinze ans
sans avoir practiqué quelque cas avec ces garses,
comme bosses chancreuses, véroles, chaude pisse,
ou estre jà marié (''^). Au moyen dequoy les enfans
de aujourdhuy ne semblent que nains, au regard
des anciens. Quoy ? Et l'aage de dixhuict ans
est blasmé, quand n'entretient les dames, ne
muguette les filles, ne faict le brave, le mignon;
& fault quen despit de luy il erre avec ceste sotte
multitude (^) pour estre compaignon en malheur,
sil ne seveult ouyr appeller partial (°), melancho-
lique, se reiglant de sa teste, opiniastre.
Maistre Huguet print lors la parole, disant
avoir ouy dire que un homme ne peult estre
(a) Même s'il est déjà marié.(b) De jeunes débauchés.(c) Qui se part, ou comme nous dirions, se sépare, qui
vit à part.
8o PROPOS RUSTIQUES
gallant, brusque (»), & sçavoir son entregent, s'il
ne ha conversé & hanté avec les femmes ; & que
anciennement peu estoyent qui [ne] fussent rustres,
& qui entendissent poincts dhonneur, & autres
honnestetés de aujourdhuy.^
Et puis (disoit il) que avez parlé de voz amours,
je vous diray la façon des antiques : c'est que un
bon lourdault de adonques (b), bien brusquement
& au busq accoustré (<=),—comme d'un saye (d) sans
manches, le beau pourpoint de migraine (e) bordé
de verd & coupé au coude, le petit bonnet rouge,
le chappeau dessus, auquel pendoit le bouquet
bien mignonnement composé ; la chausse jusques
aux genoux, & pour cause ; les souliers descou-
vers, la ceinture bigarrée, pendante sur les sou-
liers,— le gallant ainsi frisque (f), tabourdant(g) des
pieds sur un coffre (^) , disoit le petit mot à la tra-
verse(*) à Jeanne ou Margot, &soudain, regardant si
l'on le voyoit point, l'empongnait, & sans dire
mot la jettoit sur un banc, & le reste, je le vous
laisse à songer. La besongne parfaicte, secouoit
(a) Décidé.(l>) D'alors.(c) Bien tiré à quatre épingles, dirions-nous.
(d) Vêtement de dessus, fort ouvert.
(e) Drap fin teint de kermès.(i) Pimpant.
(g) Tambourinant.(h) Sur lequel il était assis, évidemment.
{») Au passage.
DU COUCHER ET DE L A M O U R 8l
les oreilles & vie, après toutesfois avoir donné un
beau bouquet à la done (») ,qui estoit la plus grande
recompense & entretien d'amour que on eust
pour lors, neantmoins que je ne dis pas que unruban n'eust esté receu, ou une ceinture de laine,
mais ce fust esté à grand peine, car trop se fust
senty obligée.
Regardez, ô muguets, qui sçavez que cest &qui en faictes mestier, si par tel moyen viendriez
à ce but prétendu que vous appeliez le don de
mercy, le contentement, la recompense du tra-
vail, le cinquiesme poinct d'amours, & aucuns
Docteurs (b), le vieux jeu, l'ancien mestier, & le
joly gentil petit jeu des cymbales ou manequins(c),
non certes asseurément monachal {^) ; ains par
longues & énormes protestations vous désespérez,
vous mettez aux champs, parlez seuls commelunatiques, envoyez rithmes (e), donnez aubades,
allez emmasquez, donnez de l'eaue benoiste à
l'Eglise, faictes la court, changez d'accoustre-
mens, faictes de belles signatures (^) chez les mar-
(a) Dame,(b) Et que certains Docteurs nomment...(c) Sortes de cymbales.(d) Les moines passaient proverbialement pour réa-
listes en amours ; il faut songer à cela pour découvrir la
plaisanterie : Du Fail assure ici ne pas être « monachal »
un jeu qui au contraire l'eût été.
{^) Rimes, ver».(t) Beaux billets, dettes.
82 PROPOS RUSTIQUES
chans, entretenez gens pour vous seconder en
voz propos (a), fondez querelles, contrefaictes l'au-
dacieux, estes (ce que Ion dict) hardiz entre les
femmes & muguets entre gens de guerre : car,
[si] quelquefois avez la commodité de parler à elles
en privé, vous estes les plus mauvais que Ion
sçauroit voir, comme dire :
« Hée, ma maistresse, voulez vous, que pour
vostre amour conquérir, je me rompe le col ?
Mais pource que cela est un peu fascheux, je
combattray, & fust le Turc, qui est grand terrien.
Parla vertu saint Quenet (''), belle Dame, ceste
dernière guerre (je croy que ce fut à Luxem-
bourg) je feis un coup de ma main, & seulement
pour un simple souvenir de vous, dont toute la
trouppe... Je ne dis rien {^). Haa ! ma Dame, monsouvenir, mon bon espoir, ma fermeté, mon petit
cœur gauche, mon soûlas (d)! Helas ! amour ! Las !
qu'on congneust. Je sens Vaffection. Perrette, venez
tost. De ce brandon... (f) Quoy? que voulez vous
que je vous offre (dictes vous après), fors mapersonne, de laquelle tant y ha quelle est à vostre
(a) Desseins.(b) Saint imaginaire. Les personnages de Rabelais
jurent plusieurs fois par saint ( hionet.
(c) Dont toute la troupe a parlé. Par modestie je n'en
dis pas plus.(d) Ma joie.
(^) Titres de chansons dont plusieurs sont connues.
Le muguet déclame mille fadeurs de romances.
DU COUCHER ET DE l'aMOUR 83
service, que pouvez en disposer comme dune
chose toute vostre, vous asseurant que si mefaictes tant de bien de me recevoir des vostres
& croire que le nombre de voz serviteurs est
creu(a), vous trouverez en moy non moins d 'obéis-
sance que le cœur sera disposé, pour leffect
mettre à fin ».
De toutes lesquelles belles prières & requestes,
avez (^) au bas dicelles signé : Je ne vous congnois
point (c), qui est à dire que de\'ez estre serviteur
deux & trois ans, perseverans en vostre follie, à
fin que on congnoisse de vostre constance asseurée
& maintien non variable.
Cependant il survient quelcun plus rebrassé (d)
que vous, qui vous ruse (e) autant loing que vous
estiez près, & lors est une vraye diablerie à
quatre personnages {^) , car en despit de vous il
fault faire la court à ce nouveau survenu pour
(a) Accra.(b) Il y a.
(c) Au bas des requêtes de justice, le juge inscrivait
une note signée pour indiquer la suite à donner à l'affaire :
« Ajourné », ou quelque autre. De même la dame inscrit
au bas de la requête de son amoureux : Je ne vous connaispas.
(d) Rebrasser : relever ses manches. Au sens figuré
prêt à entreprendre, entreprenant.(e) Repousse.(f) Une diablerie, un mystère à quatre personnages
donnait lieu à des jeux de scène compliqués. On dit
encore : faire le diable à quatre.
l'KOPOS RL'STIQLES
84 PROPOS RUSTIQUES
luy tirer les verms (») du nez,& là cautement(*') dis-
simuler& faire bonne pippée (<=) , luy affirmer que
au tout vous estes retiré de elle, & que trop
longuement y avez perdu & le temps & voz pas,
& qu'elle ne mérite que un homme de bien
entreprenne rien pour elle, veu que à tous faict
un mesme visage sans recompenser celuy qui
ha desservy (*). Et en tous ces beaux motz le cœur
ne parle point : car, vous faisant un jour après
une œillade, un soubriz de travers, un coing
dœil, ou seulement que vous puissiez toucher sa
robbe, ou luy lever son deal (0) ou fuseau, vous
estes (ce vous semble) le plus heureux de tout
le monde ; neantmoins que, après que estes des-
tourné de sa veûe, elle tire la langue sur vous,
elle vous faict la moue, elle se moque à tout le
monde de vous, disant que vous estes un beau
jeune homme, de belle taille, de belle venue,
bien adroit à une table, & que vous serez hommede bien avec un long biays (^ , si vous vivez vous
aurez de laage(g), que vous avez bonne grâce, mais
(a) Vers.(b) Avec ruse.(c) Piège, tromperie.(tl) Servi, fait une longue cour.(e) Lui ôter son dé.(f) Détour, c'est-à-dire qu'il vous faudra marcher
encore beaucoup pour être homme de bien.
(g) Plaisanterie proverbiale. Cf. Rabelais, 1. II,
ch. H.
DU COUCHER ET DE l'aMOUR 85
que vous la portez de travers, & autres motz
desquelz si le moindre aviez entendu, vous yriez
pendre de la honte & mespris que elle ha de
vostre personne ; & puis allez vous y frotter !
— Comment ! (dist lors Pasquier) après vous
avoir bien escouté, Compère, à qui parlez vous,
veu que telz muguetz & petits braves ne seroyent
pas les bien venuz en rtoz villages, aussi quil ne
si (a) en trouve nuls.
Auquel respondit maistre Huguet qu'il luy
pardonnast & quil se estoit forvoyé, ce que bien
congnoissoit, & que, puis qu'il avoit tant pour-
suivy le conte, quil le achevroit.
— Achevez donc (dist Lubin), & quelle façon
de faire doibt tenir le muguet sus mentionné.
— Je veux (respondit maistre Huguet) quil laisse
ces longues & fascheuses harengues qui (pour la
vérité) ne mouvent (*>) en rien la Dame : car il aura
plus tost conquis ce quil prétend avec un mot
bien couché & de bonne grâce, joint un peu de
ce que Ion met en la gibbessiere (<=) ,que par servir
& faire le mignon long temps, qui est loffice dun
Jobelin bridé : car (pensez vous) ilz en voyent
tant & de divers, lesquelz avec leurs bravades
(^) S'y.(t>) N'émeuvent.(c) On entend assez ce que Du Fail veut dire.
86 PROPOS RUSTIQUES
laissent passer {^) , & sans flux (^) , & y sont autant
accoustumées que un asne à aller au moulin : &me semble que on les peult comparer à ceux qui
ont ordinairement gens de guerre, lesquelz sont
tant duits à les ouyr jurer, maugréer Dieu &faire les mauvais, que pour toutes ces mines ne
daigneroyent bouger, se ilz ne frappent à grands
coups de baston ou mettent leur hoste au travers
du feu comme un fagot.
Autant en peult Ion dire de noz Dames dau-
jourdhuy, lesquelles ne prennent moins de passe-
temps à voir se donner un povre languissant au
Diable, & se désespérer, que à le voir à tous
propos changer contenance & perdre grâce pour
la veiie délies, lesquelles (ce me semble) fault
que elles tiennent leurs cœurs (<=) avecques elles
enveloppés, car en quelque forme quelles vou-
dront le feront mettre & changer, comme feroit
le magicien avec son image (^i). Mais quand nostre
amoureux produit un baudrier bien clousté (e) &
(a) C'cst-à-dirc : elles en voient de tant de sortes qu'elles
sont blasées sur ces muguets et qu'elles les laissent passer
avec leurs bravades.(b) Le flux était un jeu de cartes cité par Rabelais.
« Passe sans flux » est une expression tirée de ce jeu. Auri<;uré, elle signifie : passer outre sans difficulté.
(•^) Les cœurs de leurs amants.(tl) Car elles les transformeront, les modifieront, ces
cœurs, à leur guise, comme fait un magicien.(e) Orné de beaux dessins en clous ou en aciei
DU COUCHER ET DE l'aMOUR 87
en bon equippage, les portes fermées luy sont
ouvertes grandes comme à passer une charretée
de foin, qui est le souverain remède, la clef de la
besongne, la peautre ('») du navire, le manche de
la charrue.
— Vous en parlez, à ce que je voy, comme expé-
rimenté, mon Compère (dist Anselme), & croy
que vous avez passé par les piques {^).
— Par ma foy (respond maistre Huguet) tant y
ha que je le sçay très bien, que jen ferois bien un
livre aussi gros comme un doctrinal («).
— Mais (feit Lubin) ne se pourroyent trouver
quelques femmes qui, non meûes d'avarice, con-
voytise, voudroyent loyaument aymer ?
— Il s'en trouve (dist Huguet), mais de celles
tant seulement parle qui plus ordinairement sont
ainsi, car j'ay esté trompé comme les compai-
gnons.
— Je ne m'esbahis (feit lors Pasquier) si vous
aviez tellement la matière recommandée (d) & en
affection. Mais je vous diray, pource que des-
meshuy («) mal conviennent telz propos à nous
autres vieillards, retournons aux premiers qui
(a) Poutre.(b) On châtiait les soldats à coups de manches de
piques : c'était passer par les piques.(c) Livre d'église.
(d) Si la matière vous intéressait.
(e) Désormais.
PROPOS RUSTIQUES
ne touchent que preudhommie & antiquité : car,
par sainct Aubert ! vous ne faictes que men faire
venir leaue à la bouche, & avons bien affaire de
sçavoir ce que vous faisiez tandis que estiez
escholier !
— Moy ? (feit maistre Huguet) jà à Dieu ne
plaise que, estant escholier, je feisse rien avec
ce que les escholiers en ont, s'il en demeure, car
les femmes disent qu'ilz n'ont pas si tost attaché
la brayette de leurs chausses {>^) ,quilz ne cherchent
à haste à qui le dire.
— En bonne foy (dist Lubin) si ay je autresfois
ouy dire que avec la graine de fougiere vous
aviez faict je ne sçay quoy, Haa, vous estes un
gallant !
Maistre Huguet en soubriant & tournant la
teste à costé, disoit que Dieu pardonnast au
temps passé & quil faut tous passer par là, ou
par la fenestre (*>).
— Or bien(disoit il) dictes donc quelque cas de
vostre village, Pasquier.
Lequel respondit quil ne avoit veu rien en son
temps, fors lancien Thenot du Coing, duquel
tout le monde sçavoit la vie.
— Je pense bien (dist Lubin) que tous en ont
ouy parler, mais si est ce que vous estes plus
(a) Apres l'avoir détachée, on devine pourquoi.(b) Proverbe.
DU COUCHER ET DE l'aMOURSç
résolu en cela que aucun à raison de la longue
demeure près luy, parquo}^ dictes un peu sa
manière de faire : car cest homme là fut faict endespit des autres, & vivoit à sa guise sans avoir
regard aux autres.
— Je diray donc (feit Pasquier) ce que bon mensemble, & se mousche qui voudra, sil ne veult
avoir de la gaule par soubs l'huis.
DE THENOT DU COING
ENce temps, dequoy avons parlé cy dessus,
vivoit le prudhomme Thenot du Coing,
oncle de Thibaud le Nattier. Ainsi appelle
du Coing pource que jamais ne sortit hors sa
maisonnette, ou (pour ne mentir) les limites ou
bords de sa parroisse. Par ce moyen luy estoit
grand contentement attiser son feu, faire cuire
des naveaux(<'^) aux cendres, estudiant en de vieilles
fables d'Aesope, allant aucunesfois voir si les
geais mangeoyent point ses pois, ou bien si la
taulpe avoit point bêché en ses febves du petit
jardinet. Auquel avoit tendu des fillets pour les
oyseaux qui ne luy laissoyent rien. Ha ! vrayement
je diray bien cela, & sans mentir, que de deux
boisseaux de febves quil sema, encores mesure
de Chasteaugeron (b), nen eut jamais un bon quart,
avec ces larrons doyseaux, aussi ne demandez
pas comme il les donnoit au Diable. Et toutesfois
quand il les y trouvoit (il les y trouvoit quasi tous
(a) Navets.(b) Chef-lieu de canton, arroi;d. de Rennes, dont la
mesure à grains particulière était l'une des plus vastes
du pays.
DE THENOT DU COING 9I
lesjours) il prenoit plus de plaisir à voir leur grâce de
venir, despier & sen retourner chargez, qui! ne fai-
soit à les chasser. Et puis quand quelcun luy disoit :
— Comment souffrez vous, Compère Thenot,
que visiblement & apertement (;^) ilz vous gastent
ainsi voz pois ? Par la vertu saint Gris {^>) , si
cestoit moy !...
— Ho (respondoit le preudhomme) mon amy, je
ressemble à ceux qui ont querelle avec gens bien
parlans, lesquelz devant quilz les voyent, tuent
& mettent à sac de paroles, mais, lors quilz
s'entrerencontrent, jamais ne fut amytié plus
grande. Ainsi est il de moy : car voyant à veùe
dœil le degast que font ces oyseaux de mes pois,
je nen suis guieres content & les souhaitte le
plus souvent en la rivière. Mais allant tout à
propos les espier soubs une coudre {^) là auprès,
& voyant lindustrie quilz ont à regarder ça & là, si
j'ay point tendu quelques laqs ou trebuschet pour
les surprendre, & tout à un coup en prendre {^),
pour vistement sen voler, je me rends content,
considérant quil est nécessaire quilz vivent par le
moyen des hommes. Quoy } Et daucunesfois à
(a) Ouvertement.(b) On a fait diverses conjectures sur l'origine du nom
de ce saint supposé, dont aucune ne s'impose.(c) Coudrier.(d) Des pois.
92 PROPOS RUSTIQUES
peu près ilz me attendent, bien sachants (ainsi je
le cu5'^de) que ne leur veux aucun mal, & le plus
souvent font leurs nids en ma maison, commel'hironde & passerons (») & autres, tout joingnant,
qui aucunesfois entrent familiairement dedens
ou viennent manger en ma court avec mes
poulies & oyes, où prends tel passetemps quel
un prince souhaitteroit, & à grand peine le pour-
roit avoir.
Telles choses disoit le bon homme, sans mal
penser. Et me souvient (disoit lors Pasquier en
continuant son propos) que, estant jeune gar-
çonnet comme vous pourriez dire vostre filz
Perrot (parlant à Lubin), il me menoit par la
main, jazant avec son compère Triballory, hommefort rusé & asseuré menteur. Lesquelz assemblés
en comptoyent en dixhuict sortes (^), le bon
homme Thenot ayant un petit baston à crochet,
me faisant dire mille beaux motz à un chascun
& tous bien à propos, puis ma feu bonne femmede mère arrivant, comme de fortune (<=), luy disoit :
— Par mon serment, compère Thenot, vous avez
bonne grâce de ainsi bien apprendre mon filz à
parler ! Vrayement je vous suis fort atténue {^) !
(a) Passereaux.(b) Nous dirions : en contaient de toutes les couleurs,(c) Comme par hasard.(d) Fort tenue, fort reconnaissante.
DE THENOT DU COING 93
En bonne foy vous este aussi mauvais que len-
fant (a).
— Oui dea, de beaux ! (respondoit le preu-
dhomme). Laissez nous faire tous deux & nous
ferons de beaux bleds à moytié {^) . Vous navez
que voir icy, allez vous en filler.
Lors je commençois (possible) à faire une mai-
sonnette & amasser force petit bois. Le bon
homme de son costé amassoit quelque bagatelle
pour me ayder, ou me faisoit un cousteau de
bois, un moulinet, une fusée, une fluste descorce
de chastaigner, une ceinture de jonc, une sar-
battaine (<=) de feuz, un arc de faulx & la fîesche
dune chenevotte ou de mesme, ou bien une
petite arbaleste & le traict empenné de papier,
un petit cheval de bois equippé à l'avantage (d), une
charrette, un chappeau de paille, ou bien mefaisoit un beau plumart de plumes de chappon,
& les me mettoit sur mon bonnet, au vieux busq(e);
& en tel equippage suyvois le bon Thenot & son
cher compère Triballory, lesquelz congnoissans
les choux & lard estre cuits (ce voyans par les
corneilles qui se retiroyent des champs pour
(a) Elle le gourmande de faire tenir à l'enfant despropos un peu verts.
(6) A frais communs.(c) Sarbacane.(d) Tout sellé et bridé.
{«) A la vieille mode.
94 PROPOS RUSTIQUES
percher au bois, & du bestial qui desja estoit mis
au tect ('i),s'en alloyent le petit pas, disputans
quelque matière de conséquence, comme de
regarder par leurs doigts quand seroit la feste de
Noël ou Ascension, car tresbien sçavoyent leur
compost (b); ou jugeoyent de la sérénité des jours
subsequens par les bruines du soir;puis me
chargeoyent de un petit fagot de bois que ilz
mavoyent faict amasser, disans (en conscience)
que jamais ne fault retourner à la maison vuyde
& que cest le dire dun bon mesnager.
Eux arrivez se mettoyent comme deux four-
bisseurs vis à vis lun de lautre, & grand chère :
car tous deux mettoyent tresbien le nez au barril,
se il en estoit question.
Apres soupper recommençoyent de plus belle
à caquetter, escrivans au fouyer avec chascun
son baston bruslé par le bout («') , affermans que
cela sert moult (d). aux lunatiques. Un quidam pas-
sant par ce païs, & adverty de la vie du bon
Thenot non moins moins saincte que louable,
escrivit sur la porte dun charbon de saulx :
Suyve qui voudra des Seigneurs,
Les honneurs,
(a) Sous le toit, à l'abri.
(b) Comput.(c) Cf. Rabelais, 1. I, ch. xxviii.(d) Beaucoup.
DE THENOT DU COING 95
Pompes& banquets de ville.
Ne sont eîi moy telz labeurs,
Et ailleurs
Passe le temps plus tranquille.
Mes jours se passent sans bruit
Au déduit
De ceste vie umbrageuse,
Dont un doulxfruit est produit
Et réduit
A ma vie si heureuse.
La mort me sera joyeuse,
Glorieuse.
Mais à cil (*) qu'est de tous congneu
Odieuse
Et fascheuse,
Estant à luy mesme incongneu.
Et en cest exercice passa son temps le bon
Thenot, & vesquit jusques à la mort en despit
des médecins,&mourut lan&jour quil trespassa(^').
à la grande joye de Tailleboudin, son filz, héri-
tier principal & noble (c), qui, peu de temps après
sa mort, meit tout par escuelles ('i)& fut un terrible
(a) Celui.(b) Cf. Rabelais, 1. II, ch. m. Plaisanterie proverbiale
qu'on trouve déjà dans le Franc-archer de Ba^nolet.(c) Dans une famille noble, l'aîné héritait de tout.(d) Prodigua, dissipa tout.
96 PROPOS RUSTIQUES
mesnagier, & qui mettoit une ordre non veiie (=^)
à ses affaires.
— Sçavez vous bien (dist lors Anselme) de quel
mestier il est à ceste heure & quel trein il meine ?
— Nenny (respondit Pasquier). Mais bien ay je
ouy dire que on ne sçait où il est, & estime Ion
quil soit pendu.
— Tant s'en fault (dist Anselme) quil soit pendu,
encore moins estranglé, quil faict plus grand
chère que homme qui soit en la compaignie;
& si vous voulez ouyr la façon, je la vous diray à
deux mots.
Lors, prié par toute la compaignie & ne refu-
sant ceste charge, commença à dire :
(a) Non encore vu jusque-là.
M.
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DE TAILLEBOUDIN, FILZ DE THENOTDU COING, QUI DEVINT BON & SÇA-
VANT GUEUX
COMME ha dict le Compère Pasquier (dist
Anselme) Tailleboudin desamassa en peu
de jours ce que le bon homme Jamet(a) en
toute sa vie avoit conquis : car, quand se vit tou-
cher argent comptant (^) , il en départit à beaucoup
de gens desquelz avoit le plus souvent affaire;
mais, pour bien entretenir cest estât, vendit tout
pour estre riche : car (disoit il) pensez vous que
je me vueille damner pour les biens de cemonde (c) ?
Apres qu'il eust bien gaudy(<i), &faict chère de tou-
tes heures (e), il se veit de reste de tout son bien le
livre des Roys, qui est un jeu de cartes (f), trois
dets(g), une raquette & une boette pleine de
(a) Du Fail semble ici donner le véritable nom de celui
à qui il pensait en peignant les mœurs du brave Thenot.(b) Dès qu'il se vit en possession d'argent comptant.(c) Tailleboudin, se voyant ruiné, fait contre mauvaise
fortune bon cœur.(d) Qu'il se fut bien réjoui.
(^) Fait bonne chère à toute heure.(f) On comprend la plaisanterie.
(g) Dés.
98 PROPOS RUSTIQUES
iinguents pour guérir des poullains("), quil avoit
achetés au lendit (^). Quoy voyant, & que personne
ne le congnoissoit (c), aussi que la faim commençaluy allonger les dents, fut lun des Anges de
Grève & bon petit Porteur de Hotte, Crieur de
Cotterets, & gentil Cureur de Retraicts (^).
Un jour, estant à Paris pour quelque affaire,
je le trouvay en front & luy demanday la cause de
la mutation de son estât & sil navoit point de
honte de ainsi estre coquin & marault.
— Comment ? (me respondit il) A qui penses-tu
parler ? Lhabit (comme tu sçais) ne faict pas
le moyne. Si tu sçavois les commodités & gaings
de mon estât, tu voudrois voulentiers changer
le tien au mien : car je ose bien dire & me vanter,
sans faire tort à personne, que, de tous les mes-
tiers qui au matin se lèvent, jen parlerois suffi-
samment & comme un autre (e); mais entre tous
jay esleu le mien comme le plus lucratif & de
meilleur revenu, & sans main mettre (f). Et à fin
que tu l'entendes, je ne me soucie de cinq solz,
si tu les doibs, ne me soucie non plus de planter,
(a) Vermine.(b) La foire du Lendit, à Saint-Dcnys, est fort anrieniie
et t'tait célèbre.
(^) Ne voulait ])lus le connaître.(d) Tout cela désigne de petits métiers peu brillants.
(e) Je les connais assez pour en parler.
(f) Sans mettre la main à l'ouvrage, san^; travailler.
DE TAILLEBOUDIN 99
semer, moissonner, vendanger (=') . Rien, rien !j'ay
tant de gens, qui font cela pour moy ! Tel ha
un porc en son charnier, duquel je mangeray
quelque lopin, qui toutesfois ne le pense pas.
Tel ha cuit aujourdhuy du pain pour moy, qui
ne le pensoit pas faire. Et ne pense pas, non, que
si les accoustrements sont d'un coquin (^), que les-
prit soit lourdaut. Vien ça : je gaigneray plus en
un jour, ou à mener un aveugle, ou iceluy au
naturel contrefaire, ou avec certaines herbes meulcérer les jambes pour faire la parade en une
Eglise, que tu ne ferois à charmer trois jours &travailler comme un bœuf, encores en estre payé
à l'année qui vient. A moy, il ne me donne qui
ne veult, je ne prens rien à force, cest une chose
voluntaire & non contrainte.
Maisescoute (me disoit ce ferial(c) Tailleboudin)
j'entens le dire à ce mur là. Ayes bon bec seule-
ment & je te feray riche, si tu me veux suyvre.
Il fault que tu entendes, que entre nous tous
(qui sommes en nombre presque inestimable) yha traffiques, chapitres, monopoles, changes,
banqs, parlemens, juridisctions, fraries(d), mots de
(a) De même que je ne me soucie pas de cinq sous,
si c'est toi qui les dois, je ne me soucie pas de planter, etc.
(b) C'est le nom dont on appelait proprement les men-diants, les truands, dès le xv® siècle.
(c) Joyeux.(d) Banquets.
PROPOS RUSTIQUES 7
100 PROPOS RUSTIQUES
guet & offices pour gouverner, une en une pro-
vince, & autres en lautre (») . Quoy ! nous nous
congnoissons ensemble, voire sans jamais nous
astre veuz, avons noz cérémonies propres à nostre
mestier, admirations, serments pour inviolable-
ment garder noz statuts que feu de bonne mé-
moire Ragot {^) nostre antecesseur ha tiré de beau-
coup de bonnes coustumes, & avec adjousté de
son esprit. Ausquelz obéissons autant que faictes
à voz loix & coustumes, neantmoins que les
nostres ne soyent escrites.
Il y ha davantage : c'est quil n'est loysible à
quelcun se vouloir immiscer de nos affaires, pre-
mier quil ne ayt preste le serment de non révéler
les secrets du Conseil & debien& fidèlement appor-
ter le gaing au soir au lieu député. Lieu (possible)
où le grand Seigneur ne ha sa table mieux garnie,
ne de tant de sortes ; & ne boit guieres plus fraiz.
Le tout à heure de minuict car le scandale est
lun des principaux poincts de nostre religion (c).
(a) Dès le xiv® siècle les mendiants, les gueux avaient
leur langage, leur jargon, et étaient organisés secrète-
ment et gouvernés par un roi ou capitaine. Victor Hugoa rendu célèbre dans Notre-Dame de Paris la « Cour des
miracles ». Ce qu'on sait historiquement sur cette ques-tion, on le trouvera dans L. Sainéan, Les sources de
l'argot ancien, tome I.
(b) Ragot paraît avoir été roi des gueux au xvi^ siècle.
Ses enfants furent riches, à ce qu'il semble. Il étaiit d'unebonne famille de marchands angevins.
('^) Eviter le scandale était nécessaire, en effet.
DE TAILLEBOUDIN lOI
Puis me disoit :
— Voy-tu pas ces aveugles, ceux qui n'ont figure
ne forme de visage ? Autres les bras pendans,
froissez par la foudre, qui toutesfois sont dun
pendu, & les leurs serrez contre leur corps ?
Autres ayans les mains crochues, qui les ont à
table autant droittes que les autres ? Autres un
jarret pendant à la ceinture ? Un contrefaisant
le ladre (=i), sestant lié la gorge avec un fillet ?
L'autre, qui ha bruslé sa maison, portant un long
parchemin {^) que nous autres luy avons faict &rendu bien authentique ? L'autre tombant du
malsainct Jean(c), qui ha la cervelle autant asseurée
que toy ? L'autre contrefaisant le muet, retirant
subtilement la langue ? N'as tu veu celuy qui
afïermoit le ventre & intestins luy tomber, mons-
trant un ventre de mouton ? Et quelle pipperie est
ce là ? Et celuy qui va sus deux petites tablettes (<!)
,
lequel estant au consistoire (e) faict mieux unsoubresault ou un voltigement, que basteleur
qui soit en ceste ville ? Par ce moyen la rue où
nous retirons à Bourges sappelle la rue des
(a) Lépreux. Il se serre la gorge pour se rendre lougecomme un lépreux.
(b) Attestant son malheur pour apitoyer les gens.(c) L'épilepsie.(d) Contrefaisant le cul-de-jatte qui se porte sur ses
bras appuyés sur des planchettes qu'il tient en mains.
(®) A l'assemblée des gueux.
102 PROPOS RUSTIQUES
Miracles, car ceux qui à la ville sont tortuz &contrefaits, sont là droits, allègres, & disposts.
Et te veux dire vérité, c'est que ceste femme
que tu vois à Angiers, ne ayant figure de visage
entière, laquelle chante comme une seraine(<i),
quand elle est de retour, gaigne plus que le meil-
leur artisan de la ville, de quelque mestier quil
soit. Croirois tu bien que jay voulu affermer son
gaing d'un jour de Pasques trois francs ? Et
y ha en ladicte ville une femme de riches parens,
laquelle, allaictée de nostre heur, ne sest jamais
voulu retirer, quelques remonstrances que on
luy ayt sceu faire, affermant le mestier estre
trop lucratif pour le changer avec un plus hon-
norable & moindre en practiques. De ma part
je ne donnerois mon gaing & autres emolumens
du fief pour cent bonnes livres tournois, barbe
rase, pied ferrât {^).
Regarde (me disoit il) ceste énorme playe en
ceste jambe, ne me jugerois tu pour plus près de
la mort que autrement ? Et ceste face est elle
pasle & ternie ? Et toutesfois en un moment
j'auray osté tout cela & seray aussi gay & délibéré
que toy : car voylà ma boette avec mes unguens,
& ce pour la jambe, pour la face un peu
(a) Sirène.(b) Ferré, c'est-à-dire chausse solidement. Expression
proverbiale : net !
DE TAILLEBOUDIN IO3
de soulphre, accoustré comme chascun sçait.
Tant en y ha de voyageurs, les uns à sainct
Claude, à sainct Meen, autres à sainct Servais,
sainct Mathurin (*) ,qui ne sont aucunement ma-
lades ; & ceux là envoyons pour voir le monde,
pour apprendre. Par lesquelz de ville en ville,
mandons (le tout en nostre jargon) Q') ce que
sçavons de nouveau, mesmes ce que concerne
nostre faict, comme de quelque manière de faire,
de nouveau inventée, pour attraper monnoye. Et
comme tu vois, que à ces couvents monachaux
se départent les Paroisses pour prescher (c): aussi
avec nous se départent les Provinces, pour à
certain temps rapporter tout au commun butin.
Il y ha davantage que en nostre mestier y ha
femmes tellement expertes & sçavantes, que
soudain que un enfant est nay {^) (car tous les jours
en est basty quelcun) ilz le contrefont au tout,
comme luy tourner la teste à costé, ou un pied,
le faire bossu, luy apprendre à tourner les yeux
pour faire laveugle, & ce principalement au soleil.
(a) C'est-à-dire de prétendus pèlerins allant vers ces
lieux réputés.(b) Le jargon des gueux était une langue convention-
nelle dont les ballades de Villon en jargon offrent unexemple que tout le monde connaît. Voir à ce sujet
Sainéan, op. cit.
(c) Les couvents se partageaient les paroisses pour la
prédication.(d) Parmi les gueux.
Î04 PROPOS RUSTIQUES
Et penses tu quil me faict bon voir harenguer
une povre femme de village & que je luy en
compte de belles, car si elle me ha donné ou lin,
ou chanvre, il me faudra du lard pour faire unemplastre, & lors que elle sera au charnier, si!
se trouve quelque cas à part(-^), elle nen sentira que
le vent (^). Je luy vendray quelque relique que
moymesmes ay apporté de Hierusalem, ou une
image, ou quelque bagatelle (c).
Dieu gard de mal le compaignon qui depuis
trois jours ha gaigné un bel escu pour porter
une lettre : car, penses tu, jentreray ou tu nose-
rois avoir mis le nés (^) . Quoy ? Et les amours des
grosses bourgeoyses ne se demeinent que par
deux ou trois vieilles de nostre collège, dequoy
font un revenu. Dieu sçait quel, & font venir
leaue au moulin dune haulte sorte (e).
Lors je luy demanday :
— Escoute, Tailleboudinj ne crains tu point de
(a) Quelque chose à lécart, bonne à prendre.(b) Cf. Rabelais, 1. II, ch. vi.
(c) Le commerce des reliques que de prétendus pèlerins,
revenant soi-disant des lieux saints, colportaient à trarcrà
la France, était un des scandales du temps.(d) Ce compagnon, c est Taillcboudin lui-nièmc. Parmi
les commerces clandestins et escroqueries auxquels selivraient les gueux et les gueuses, les métiers de rufiian
et d'entremetteuse tenaient bonne place.(e) Font monter l'eau au moulin : augmentent leurs
revenus, leurs ressources.
DE TAILLEBOUDIN I05
tomber entre les mains de quelque fin frotté (») qui
congnoisse tes ruses & finesses ?
— Ma foy (respondit il) je crains cela commefeu & ne voudrois principalement aller à Renés {^) ,
car aucuns de mes compaignons qui se esti-
moyent bien fins & qui en vendoyent aux autres,
y ont esté frottez & estrillez, & laissé quelque
oreille (<=). Mais, à propos, jay bien usé de plus
grande ruse ceste année.
— Comment ? (luy dis je).
— Par ma foy (dist il) si feis. Car je prins mes
deux petits enfans, avec ma garse(d),& lesmonte sur
mon asne, j'entends les enfants, & contrefaisois
le bourgeois, spolié de mes biens par la guerre,
où je feis un merveilleux gaing, & principalement
en une jeune garse que je prins à Hurleu (e), affir-
m?nt que elle estoit ma fille, & lors je avois plus
de muguets après la queue, plus de maquerelles;
& elle, qui scavoit tresbien son badinage, con-
trefaisant la pucelle, neantmoins que elle eust
couru tous les bourdeaux de France, leur accor-
doit, moyennant une bonne somme quilz avan-
(a) Malin, finement aigixisé, en quelque sorte.(b) Il n'est pas surprenant que Du Fail vante la finesse
et la perspicacité des habitants et des magistrats deRennes.
(c) On avait coutume d'essoriller certains criminels.(d) Sa compagne.(^) Les autres éditions portent Hulen, qui signifie
mauvais lieu.
I06 PROPOS RUSTIQUES
çoyent, &, tandis que estois aux Eglises avec
mon asne, elle practiquoit de son costé, faisant
semblant toutesfois devant moy que jamais ny
avoit touché pour donner meilleure couleur à la
farce;par ce moyen elle estoit tellement pour-
suyvie, que je fuz contraint la donner à un gros
chanoine qui la me paya ce que je vouluz. Puis
voulant partir, je la luy desrobay, & la vendis
par ce mesme moyen à plus de quinze, qui tous
eurent la vérole. Somme, je te dis, mon ancien
voysin, mon amy, que jestois gasté, si je neusse
esté gasté ('»).
A tant sen partit le gallant, & onques puis ne
lay veu.
— Je neusse pas pensé (dist lors Lubin) que ce
fust esté un tel client, car à le voir, au moins
tandis quil demeuroit en ce pais, on eust dict
quil neust sceu deslier une mousche(b). Mais la
cause qui fut pourquoy sen alla hors de ce païs ?
Car y ha environ dixsept ans que ne lay veu.
A quoy respondit Anselme, quil ne sçavoit
autre raison fors que de despit, par ce quil avoit
tout mangé son bien.
— Ce ne fut la principale (dist maistre Huguet).
Ce fut pour ce qu'il avoit donné un coup de tri-
(a) Avarié, si je ne l'eusse été déjà.
(b) Faire la chose la plus facile.
DE TAILLEBOUDIN I07
bard(a) à je ne sçay qui de Vindelles, au moyen
de quoy sen estoit allé.
— Vous dictes vray (dist Pasquier). Il y ha je
sçay combien quilz eurent un grand débat, ceux
de Flameaux & ceux de Vindelles ; mais ma foy
il ne men souvient plus.
Maistre Huguet demanda lors à la compaignie
silz trouveroyent bon quil parlast de lenorme &périlleuse bataille d'entre eux ; auquel fut res-
pondu de tous que ouy & quil y avoit eu un
grand chappliz, mesmes entre les femmes.
Maistre Huguet commença à la source de la que-
relle, sans en mentir dun seul mot. (b)
(a) Bâton, trique.(fe) Ici commence l'histoire d'une de ces petites guerres
< ntre habitants de deux villages voisins, comme il y en eut
tant avant que la centralisation eût effacé en grandepartie ces rivalités de clochers. On était alors vraiment« de son village » et chaque hameau était une petite patrie.
M. de La Borderic, s'appuyant sur des identifications
parfois un peu conjecturales, pense que cette petite guerre
que va rapporter Du Fail a véritablement eu lieu. M. Phi-
lipot, par réaction, est peut-être trop sceptique : il y acertainement, sous les Propos rustiques, toute une tramede réalité, comme il y en aune (on l'a démontré) sous Gar-gantua et Pantagruel. Toutefois, il ne faut admettre qu'avecprudence les identifications suivantes. Pour M. de La Bor-derie, Flameaux, c'est « la partie N.-O. de la paroisse deSaint-Gilles (aujourd'hui commune du canton de Mordelles,
arrondissement de Rennes)... qui renferme entre autres les
villages de Huchepoche et de l'Archerie » ; Vindelles c'est
Clayes, le bourg limitrophe. Tout cela, en effet, est fort pos-sible. Les événements que rapporte Du Fail peuvent s'être
produits ; il semble bien du moins qu'il fasse allusion
souvent à des paysans qui ont existé et qu'il avait connus.
DE LA GRANDE BATAILLE DE CEUX DUVILLAGE DE FLAMEAUX & DE CEUXDE VINDELLES, OÙ LES FEMMES
SE TROUVÈRENT
Au moys de may, que les esbats amoureux
commencent à se remettre aux champs,
ceux de Flameaux feirent une archerie {'^),
où, toutes les festes, sexerçoyent fort à tirer de
lare, tellement que on ne parloit que de eux par
tout le païs, & à leur grand advantage. Mais cecy
guieres ne leur dura que ceux de Vindelles,
(comme sçavez) prochains voysins, meuz dune
envie, conspirèrent une hayne couverte, oyans
le los (b) & bon bruit que on leur donnoit, & qu'on
ne parloit de. eux, attendu mesmement que ilz
estoyent autant gentilz gallants & haults à la
main que voysins quilz eussent.
Ceste hayne dissimulèrent & feignirent sans
en monstrer semblant, neantmoins que souvent
(a) Un lieu pour tirer à l'arc. De nos jours chaquevillap^e de la Picardie et du Valois a encore le sien. Il
existe sur la paroisse Saint-Gilles (qui est Flameaux)un village appelé l'Archerie.
(l>) La louange.
DE LA GRANDE BATAILLE 109
se trouvassent aux landes & champaignes ('^) à
garder leurs avoirs, ou bien à bêcher, ou beson-
gner en quelque autre mestier, & là eussent belle
envie de quereller (t»). Toutesfois ne peurent lon-
guement couvrir celle envie, & fallut quilz se
declairassent, comme le feu couvert par long
temps rend tout à un coup plus grande flamme
à cause de la chaleur beaucoup cachée. Aussi,
quelque fois (c),quatre ou cinq de chascun costé
s'estâns trouvez de fortune (d) ensemble, commen-
cèrent à quereller, s'en tredonnans attaches («) de
chascun costé, disputans de leurs prérogatives,
ou se sentoyent merveilleusement foulez (^ ceux
de Flameaux, qui ne sçavoyent la cause de toute
ceste menée, disans la querelle estre fondée sur
un pied de mousche. Au moyen dequoy prioyent
ceux de Vindelles se déporter de querelles & de
plus les piquer ; & que tous se entrecongnois-
soyent, sans faire tant de mines ; & que chascun
avoit beau se passer de son voysin,
— O ! respondoyent ceux de Vindelles, si nous
avions autant descus comme vous pensez bien
(a) Campagnes.(b) Aux champs ils rencontraient ceux de Flameaux,
mais ils dissimulaient, cachant leur jalousie.(c) Une fois.
(d) Par hasard.(e) Attaques (?).(f) Choqués, étonnés.
IIO PROPOS RUSTIQUES
valoir de crottes de chievres, nous serions
riches !
Les Flameaux, saiges, ne respondirent rien
(pource quil nest point de pire sourd que celuy
qui ne veult ouyr) sinon :
— Bien, bien, nous leur dirons ! Vous estes gen-
tils & beaux enfans, Allez, allez ! vous estes
yvres de laict caillé (»).
Ceux de Vindelles respondoyent pour leurs
deffenses, bien eschauffez, que les Flameaux ne
estoyent que petits muguets, petits glorieux,
peu se soucians du labeur de leur terre, aussi
povres comme rats, & quilz navoient que le bec {^).
Et touchant leurs terres quelles estoyent de meil-
leur rapport que les leurs, & de ce en vouloyent
croire en conscience ceux du gué de Vede (c), amys
communs & de tous deux prochains voysins.
Et, au regard de leurs bestes, ilz vouloyent (si
Ion advisoit que il fust bon) mettre leurs moutons
à heurter contre les leurs, & autant en disoyent
des thoreaux. Et que de mettre un tas de lor-
(ii) Vous avez une ivresse d'enfants, vous parlez commedos enfants. Ce début de querelle, de même que beaucoupdes détails qui vont suivre, rappelle fort le commencementde la guerre picrocholine dans Gargantua.
(to) Qu'ils ne savaient que parler.'" (c) On se rappelle le rôle que joue ce nom de lieu dans
la guerre picrocholine.
DE LA GRANDE BATAILLE III
deries {'^) en avant, il ne y avait aucun propos, con-
cluans comme dessus (b).
Ceux de Flameaux, s'appliquans fort & ferme
du contraire, disoyent estre en meilleur soulage (c)
& plus fécond territoire que Vindelles, où il ne
croissoit que chardons, espines, esglantiers;
vivans comme bestes baptisées, sans quelconque
pas.setemps ; &, au contraire, qu'ilz triumphoyent
à leur archerie, où alloyent de très belles filles,
& que elles ne daignoyent aller à Vindelles pource
que ilz nestoyent que lourdaux & gros veaux
de disme (<^).
Ceste matière & querelle fut longuement
démenée de lun costé & de lautre, & sentrefussent
voulentiers donnez sur le hault de leurs biens («)
,
si daucuns plus saiges neussent esté médiateurs,
& modéré les choleres trop ardantes. A chef de
pièce (9 que les deux villages en furent abreuvés,
chascun de eux se sentit fort intéressé, demandans
des deux costés réparations merveilleuses. Mesmesceux de Vindelles (de qui, pour parler privément,
sourdoit tout le différent) disoyent merveilleuse-
(a) Sottises, dires de lourdauds.(b) Formule juridique.(c) Usance.(d) « On appelle reaw de dixme un grod lourdaut, c'est-
à-dire un veau par excellence, ou un gros veau, digned'être choisi pour donner à la dixme », dit de Furetière.
(®) Sur la tête.
(f) A la fin.
112 PROPOS RUSTIQUES
ment estre outragés, car ne demandoyent que un
peu doccasion de quereller, disans (pour parler
à bon escient) que on leur devoit laisser manger
leur soupe en patience, attendu quilz ne deman-
doyent rien aux gens, si premier on ne les pro-
voquoit : & que hardiment chascun se tinst sur
ses gardes.
Au moyen de quoy advisèrent (le tout par le
conseil de ceux du gué de Vede, qui pensoyent
en fin occuper les deux villages) que ilz donne-
royent, le prochain Dimenche, une aubade à
l'archerie de ceux de Flameaux, sauf à faire
retour à qui le devroit ; & de cet advis fut la
meilleure part, mesmes JouanPretin(a), qui mettoit
le feu aux estoupes & la cloche au chat (b), disant
qu'il falloit leur en donner, puis quilz en deman-
doyent, & quil sçavoit bien que ainsi en seroit
lors quilz leur rendirent leurs habits de leurs
jeux tous rompuz (c), & que ne seroit ny bien ny
honnestement faict chercher leur amytié ; & de
(a) M. de La Borderie a trouvé cette famille Pretin
ou Bretin dans les registres baptismaux de Saint-Gilles et
de Clayes au début du xvii^ siècle.
(b) Qui leur montait la tête.
(c) Et qu'il avait bien prévu que ceux de Vindelles se
vengeraient le jour où ceux de Flameaux s'amusèrent à
déchirer leurs habits qu'ils avaient mis bas pour jouer.
Cette déplorable farce était coutumière aux paysansbretons, paraît-il.
DE LA GRANDE BATAILLE II3
ce produisoit une balle de querelles ('') que ilz
avoyent eues, comme vous sçavez que voysins
ont de coustume.
Apres avoir de lune & lautre part examiné la
matiere& au long grabellé(b) la querelle, fut conclud
& de tous ratifié que le prochain Dimenche don-
neroyent le choc à ceux de Flameaux.
Venu que fut ce Dimenche, se trouvèrent tous
chez Talbot le Rebrassé, tavernier, equippés à
lavantage, comme ayans broches de fer, fourches
ferrées, vouges, leviers, tortouers, bastons à
deux bouts, furgons Se quelque meschante par-
tisane (c), encore de la journée de Monthlery (d), &
autres telz bastons invasifz & de deffense (e). Et,
après avoir beu magistralement, se meirent
haultement en ordre & en chemin, ayans le
feu en la teste, bien resoluz de faire un bel
eschec (*).
Hz avoyent devant eux pour faire la bravade
Tourgis, un joueur de veze (s), & le musnier de
(a) Leur rappelait tout un ballot de querelles.(b) Examiné.(c) Ce sont là toutes armes du genre de la pique et de
la pertuisane.(d) Fort démodés. La bataille de Montlhéry fut rem-
portée le 16 juillet 146.5 par Louis XI sur le futur Charlesle Téméraire.
(^) Armes d'attaque et de défense.(f) Comme on dit encore : faire échec à quelqu'un.
(8) Vessie, cornemuse.
114 PROPOS RUSTIQUES
Blochetavec son haultbois ('*), qui faisoyent rage
de souffler.
Tant cheminèrent nos Vindellois, que ceux de
Flameaux (qui y songeoyent autant que à se aller
noyer) les pouvoyent facilement ouyr, menants
beau bruit, riants à haulte voix, disans :
— Compaignons, nous ne sommes icy venuz
(ainsi que sçavez) pour enfiler despatenostres. Quechascun monstre ce qu'il sçait faire seulement, &puis laissez faire aux bœufs de devant {^) !
Et, assez près du pastiz (c) où tiroyent ceux de
Flameaux, le son & bruit quilz menoyent feirent
que beaucoup de Flameaux vindrent voir en cou-
rant que cestoit, & voyans que cestoyent leurs
ennemis mortelz, furent bien esbahis, car jamais
neussent pensé, quilz eussent esté si audacieux.
Arrivez que furent ceux de \^indelles, com-
mencèrent sans dire mot ne saluer la compaignie
à dancer au bransle. Lors quelcun des Flameaux
se voulut mettre en leur dance, qui fut rechassé
(a) Des Tourgis figurent sur les registres de Saint-
Erblon, et le moulin de Blochet est également en cette
paroisse qui, il faut l'avouer, se trouve en dehors duterroir de Clayes, que M. de La Borderie identifie avec« Vindelles ».
(b, Cf. Rabelais, 1. I, ch. vi : « Couraige ! Couraige !
dit Grandgousier à sa femme en mal d'enfant. Ne voussouciez au reste et laissez faire aux quatre bœufz dedevant. »
(c) Du pré, de la pâture.
DE LA GRANDE BATAILLE II5
bien lourdement (=*), luy disant ('^) quilz luy avoyent
amené des sonneurs tout exprès pource que ces-
toit le beau danceur. Puis, se moquans de tout
le village, disoyent quilz n'oseroyent toussir {'^), les
bellistres, eussent ilz mangé un plein sac de
plume (d). Les archiers avoyent cessé leur archerie
pour voir l'arrivée. Mais, oyans que cela provenoit
des injures quilz se disoyent les jours precedens
& quil falloit y donner ordre, retournèrent à leur
Archerie.
Veistes vous oncques un chien qui, ayant
desrobé un lopin de lard & estant veu, saichant
quil ha mal faict, s'enfuit le petit pas, la queue
entre les jambes, aucunesfois regardant après
luy ? Telz estoyent ceux de Flameaux, laids &quinauds (e). Lesquelz toutesfois commencèrent à
s'esvertuer & prendre courage, se proposans
lextreme villennie que leur faisoyent ceux de
Vindelles, & d'iceux la téméraire audace les venir
ainsi jusques à leur porte deffier ; & quilz neussent
jamais pensé que, pour si peu de paroles, encores
où ilz estoyent les plus foulés, ilz eussent voulu
(a) Rustrement.(b) Avec ironie.
(c) Que ces bélîtres de Flameaux n'oseraient seulementtousser.
(d) « Ne osoient seulement tousser, voire eussent ilz
mangé quinze livres de plume », dit Rabelais, 1. IT,
ch. xviii.(e) Le sens propre du mot, c'est singe, babouin.
PROPOS RLSTIQIES 8
Il6 PROPOS RUSTIQUES
faire un tel tort. Le tout calculé, conclurent que
silz ne donnoyent le choc, ilz estoyent à jamais
infâmes & deshonnorés, & que ne se oseroyent
trouver aux bons lieux, ny es bonnes compaignies,
veu mesmement que leur honneur y dependoit
& y estoit trop lourdement desavantagé. Le cœur
& audace creurent à ces poincts dhonneur ainsi
sommairement déduits (a). Au moyen dequoy, es-
chappans lun par cy, lautre par là, se trouvèrent
bien trente chez la Jambue(^), qui tenoit taverne,
où feirent si bonne diligence (après avoir beu
un coup, ou deux) que tost furent en equippage
aussi bien ou mieux que partie adverse, neant-
moins quilz nestoyent en si grande quantité;
mais la victoire nest le plus souvent au grand &excessif nombre.
Prests que furent, adviserent ne les assaillir
en la plaine, car le hazard y estoit trop grand,
ains les aller garder au chemin creux, lieu pour
eux avantageux, ce que fut trouvé bon, mesmes
par un vieux routier {^) qui autresfois avoit suivy
la guerre, qui disoit quil est loysible circonvenir
(a) Lorsqu'ils eurent bien établi leur point d'honneur.(b) M. de La Borderie a trouvé Pierre Le Jambu et
sa femme sur les registres de Saint-Erblon et de Noyal-sur-Seiche. La Jambue a donc existé, comme la plupart despersonnages de cette histoire.
(c) Vieux mot ; c'est ainsi qu'on appelait les soldats
des compagnies aux xiv® et xv^ siècles.
DE LA GRANDE BATAILLE II7
son ennemy par toutes voyes & manières. Se
transportèrent là donc les offensés, bien rebrassés,
& resoluz leur monstrer leur bec jaune {'') & ap-
prendre leur leçon.
Les Vindellois furent tous esbahis, qu'ilz ne
veirent personne auprès de eux & que tout le
monde sestoit absenté, fors deux ou trois vieil-
lards, lesquelz s'adressèrent à eux pour leur
remonstrer certains poincts de honnesteté, & que
ce n'estoit guieres bien faict, ainsi rompre leur
passetemps, & (par manière de dire) les venir
ainsi assaillir jusques sur leur fumier;que ilz
pourroyent bien sen repentir, pource que tout
vient à lieu qui peult attendre. Neantmoins
toutes lesquelles remonstrances, jettans la teste
aux chiens ('^), feirent un tour de dance, les despi-
tans par plusieurs injures diffamatoires. Et, après
avoir abattu leurs buts ("), prindrent chemin con-
fusément à sen retourner, ne pensans à lembus-
chade, disans quilz navoyent point de ratte (d) &que ce nestoyent gens pour eux(e),que à tout
jamais ilz en seroyent mal estimés, joint que de
grand vent, petite pluye (9; de tout quoy en feirent
(a) On dit encore un héfarine.(b) On dit encore : jetant sa langue aux chats.(c) Les cibles du tir à l'arc des Flameaux.(d) Point de cœur, disons-nous.(e) Dignes de leur servir d'adversaires.(f) C'est un proverbe dont le sens est opposé à celui
Il8 PROPOS RUSTIQUES
une belle chanson, quilz chantoyent bien mélo-
dieusement, & puis la dançoyent de bonne
mesure, tellement que furent près du chemin
Creux (a).
Ce chemin nestoit faulsement appelle Creux,
car estoit fort obscur & bas, & tellement estroit
que une charrette occupoit la largeur du chemin,
auquel estoyent deux costaux dun costé & dautre,
que impossible estoit de jamais eschapper de là;
auquel chemin, comme j'ay dict, estoyent les
Flameaux cachés, les uns à un bout, autres sur
les orées {^), avec belles pierres.
Les Vindellois dançoyent encores & jazoyent à
pleine teste, quand ilz commencèrent à entrer
au chemin, auquel furent receuz d'une haulte
sorte : car ceux de Flameaux, sans dire qui ha
perdu ou qui ha gaigné(^) , commencèrent à charger
sur eux avec belles pierres, & de prime fronte {^)
que donne déjà le Roman de la Roie et que Rabelais a
repris : Petite pluie abat grand vent. Au contraire, degrand vent, c'est-à-dire de grand tapage, petite pluie,
c'est-à-dire pou d'effet.
(il) M. de La Borderie croit avoir ideiitifié ce chemincreux t ce serait celui qui commence on face de la fermedu Plessis, sur la route de Clayes à l'Archerie. Mais, àvrai dire, Du Fail nous apprend plus loin que, à la suite
de la bagarre dont on va lire le récit, le chemin creuxs'est appelé : chemin de la Rencontre ; c'est donc unchemin de ce nom qu'il aurait peut-être fallu trouver.
(b) Les bords.(c) Sans explication.(d) Au premier abord.
DE LA GRANDE BATAILLE II9
ne sçavoyent d'où cela venoit, toutesfois (ainsi
que depuis ilz en plaisantoyent) se trouvèrent
bien estonnés & furent tous esbahis quilz se
voyoyent abattre de coup de pierre. Au moyen
de quoy commencèrent à gaigner le hault {^), cou-
rans à la foule pour sortir hors le chemin.
Mais (ô mauvaise rencontre !) vont à l'yssue
trouver une douzaine de ceux de Flameaux, qui,
avec gros leviers de charrette, leur donnoyent
l'aumosne de grands coups sur les espaules, sur
la teste, & ainsi leur livroyent leur soupper.
Ces povres Vindellois, se voyans ainsi surprins
& tant doulcement mener, crioyent à l'ayde, à
la force, au meurdre.
— Hée messieurs, ayez mercy de nous, helas !
pardonnes nous !
— Par le sang bieu ! (disoyent ceux de Fla-
meaux) les pardons C^) sont à Rome, vous en
aurez, tudieu ! vous faictes les gallans, & des-
sus ! & quoy ? comment ? torche, lorgne (<") !
Notamment fault entendre (car voicy le beau
du jeu) que les femmes des deux villages pou-
voyent facilement entendre le bruit & allarmes
qui là se faisoyent. Au moyen de quoy chascune
(a) Gagner au pied, fuir.
(t>) Les indulgences.(c) Cf. Rabelais, 1. I, ch. xix. Locution exprimant les
coups donnés à tour de bras.
120 PROPOS RUSTIQUES
se délibéra de aller voir le passetemps, & que
cestoit : car d'hommes ny en avoit que les aagés
qui estoyent demeurez à garder Ihostel (^), attiser
le feu & reculer le pot, qui y vindrent, mais ce
fut sur le tard.
Les femmes donc, bien eschauffées & toutes
affaires cessées, se trouvèrent là, & (comme Dieu
voulut) celles de Flameaux rencontrèrent celles
de Vindelles en front. Les Vindelloyses, voyans
ainsi mal mener & accoustrer leur povres mes-
chants marys, voulurent en faire la vengeance
sur les femmes de ceux de Flameaux ; & de faict
commencèrent à beaux coups de pierres. Celles
de Flameaux se revenchoyent aussi à beaux
cailloux : mais, pource quil y avoit un bon gaultier(^)
qui jugeoit des coups, qui leur dist (en se moquant
délies) qu'elles ne pourroyent jetter pierres sans
lever la cuisse, elles commencèrent par despit,
à beaux coups de poings sur le nés, traîner par
les cheveux, sentretrainer à escorchecul, esgra-
tigner, mordre, descoifîer & faire mille maux,
comme vous entendez que femmes font.
Je laisse un peu ces femmes & reviens aux
Vindellois, qui honnestement & au plus seur
avoyentjoué de l'espée à deux jambes(c); & avoyent
(a) Ancien sens ; la maison.
{^) Bon compagnon.(c) S'étaient enfuis.
DE LA GRANDE BATAILLE 121
beau requérir miséricorde & que pour la pareille
on les laissast, car on chargeoit sur eux de si
bonne grâce & forme, que, en fuyant, furent
poursuyviz jusques en leur village, encores ne
pouvoyent presque trouver leurs maisons, à
raison de la grand haste & peur qui les conduy-
soit.
Les Flameaux (au moins aucuns) vouloyent
plus oultre & trop asprement poursuyvre leur
fortune ; toutesfois des plus saiges dirent quilz
en avoient tout au long de laulne(a) & quil ne falloit
se venger si cruellement. Cela fut trouvé bon,
& se retirèrent avecques la veze & haultbois,
dequoy ilz se esbaudirent {^) rustrement ; & vont
trouver les femmes, qui encores se combattoyent.
Et en ce combat y avait des herbaudes dun costé
& dautres qui faisoyent rage de frapper, une
entre autres qui, avec son soulier cloué, frappoit
à tour de bras ; une autre avec le pied, qui ne
trouvoit rien qu'elle ne meist par terre ; une autre
qui, avec une pierre quelle avoit mise en sa
bourse, frappoit comme un quasseur(<') dacier.
Brief, il ny en avoit pas une qui ne feist le Diable
(a) Assez ; l'aune était une mesure do longueur : onaunait comme aujourd'hui on mètre du drap ou de la
toile.
(^) Réjouirent.(c) Casseur.
122 PROPOS RUSTIQUES
d'arguer(a). Et y fussent encores ces bonnes dames,
si la nuict ne les eust départies.
Au moyen dequoy chascune se retira à son
enseigne(b) , ne ayans laqs(c) ne couvrechefs en teste,
le visage tout esgratigné, les oreilles presque
arrachées & les cheveux Dieu sçait comment
accoustrés, les robbes rompues.
Par le moyen de la nuict survenue, commen-
cèrent à belles injures, comme : Putains, Vesses (^),
Prestresses bordelieres, Trippieres, Lorpidons («),
vieilles Edentées, Meschantes, Paillardes, Lar-
ronnesses, Maraudes, Coquines, Sorcières, In-
fâmes, Truyes, Chiennes, Commères de fesses,
Foyreuses, Morveuses, Chassieuses, Pouilleuses,
Baveuses, Merdeuses, Glorieuses, Malheureuses,
Chagrineuses, vieilles Haquebutes (f) à croc,
vieilles Drogues, vieux Cabas, demeurans de
Gensdafmes(»), Maquerelles, Brouillons, Effron-
tées, Puantes, ' Rouillées, Effacées, Mastines
tannées. Louves. Et tellement crioyent & bra-
(•') Réiniaisccuco dn llahclais, 1. I, cli. xix ; « J'ayvi'u le temps que je faisois diables d'argui r ». Faire diables,
c'est faire merveilles.(b) A son drapeau, au figuré.
(c) Filets.
(il) Femmes de mauvaise vie.
(e) Sorcières : le mot est déjà employé par EustacheDesehamps, avant Rabelais.
(') Arquebuse.
(8) Restes de gens d'armes.
DE LA GRANDE BATAILLE I23
moyent ces Déesses, que tout le boys de la
Tousche ('>) en retentissoit, ainsi que me conta
depuis Hillot(b) Fesse-pain, qui pour lors yestoit, coupant une branche d'orme pour faire
un arc.
De dire à la vérité qui gaigna & emporta le
pris, on ne en sçauroit faire sûr jugement, attendu
laddresse & hardiesse de tous les deux costés
au faict de bien donner coups de poings & de
babiller : car de tous les deux costés estoyent
presque rendues(c),que encore s'entremenassoyent
.
Ce chemin, appelle vulgairement & notoire-
ment Creux, fut dès lors appelle le Chemin delà
Rencontre. Et si bien se sont maintenuz en leurs
choleres & droits que si, par fortune, se trouvent
audict chemin (comme deux hommes se ren-
contrent assez, deux montaignes non, si bossuz
ne sont dos à dos) (*) fault nécessairement quilz se
donnent le choc & chargent lun sur lautre, seule-
ment pour entretenir ceste bonne & louable
(a) Au nord de Gaves est le village de la Touche auprèsduquel existait encore un bois au xviii^ siècle.
(t>) Hillot est la forme gasconne de fillot, gars. Du Fail
l'a trouvée dans Rabelais et prise pour un nom propre,il me semble.
(c) De fatigue.(d) On comprend cette plaisanterie un peu laborieuse,
fondée sur le proverbe : que les montagnes ne se rencon-trent pas.
124 PROPOS RUSTIQUES
coustume (») ; & ainsi lont promis & juré faire &tenir, & de leur grés & consentemens les y avons
condamné & condamnons, comme de maintenent
pour lors, & de lors pour maintenent {^).
Et estoit ce que avois à vous dire de ceste
journée du Chemin de la Rencontre, vous asseu-
rant que jen ay dict comme je lentendois (c).
Anselme print la parole, disant que les Vin-
delloîs de tout temps immémorial estoyent fort
quereleux, & ny avoit ordre en leur choleres.
Aussi que le plus souvent & tousjours estoyent
battuz ou Ion leur faisoit quelque tromperie;
& luy souvenoit (ce disoit il) comment ilz per-
dirent beaucoup, allants à haguilleneuf ('^), parce
que ilz feirent un trop grand tort & sans propos
à Mistoudin.
— Je croy (dist lors Pasquier) que la compaignie
ne me desdira en ce que je veux pour elle entre-
prendre, cest que le compère Anselme compte
des Vindellois & de leur audace, mesmes commeà leur honte ilz furent à haguilleneuf {^).
— Ne faictes tant de préoccupations (dist An-
selme), car aussi bien j'estois délibéré de le 4iï'e.
(a) Ici encore Du Fail semble faire allusion à des événe-
ments réels : sans doute des rixes s'étaient produites dansce passage étroit.
(b) Expression de style judiciaire.
(c) Comprenais.(d) Aller à l'aguilanneuf, c'est aller à la quête des
étrennes du premier jour de l'an.
c#JiiPlc#lPllc^^ICCCCcc#lccli
MISTOUDIN(*) SE VENGE DE CEUX DEVINDELLES, QUI L'AVOYENT BATTU,ALLANTS A HAGUILLENEUF.
PouRSUYVANT ce que le compère Huguet ha
jà dict (dist Anselme), les Vindellois,
neantmoins que audacieux & glorieux,
toutesfois ont le bruit de avoir amené beaucoup
de coustumes en ce paï's, unes bonnes, autres
mauvaises : mesmes sont les premiers que je aye
veu, qui ont porté bonnets à croppiere (i'), chausses
à la martingalle (<=)& à queue de merluz (d), soulliers
à poullaine (e), & chapeaux albanesqs {^). Et avec ce
sont estimés de tout temps les meilleurs & plus
suffisans bouleurs (s) du païs, & autant beaux man-
ia) Nom de fantaisie. Mistoudin a le même sens, à peuprès, que muguet : c'est petit-maître.
(b) Probablement à brides en forme de croupière.(c) Culottes munies d'une sorte de bricole qui envelop-
pait l'entre-jambes et qu'un nœud d'aiguillettes ou unbouton retenait devant et derrière.
(d) Fendues par derrière en deux pans, qu'unissait unepièce d'étoffe de couleur, coname la queue des morues.
(^) Dont la pointe s'allonge jusqu'à former une sorte
d'appendice. On n'en portait plus alors depuis longtemps.(f) En forme de melons, à larges bords.
(g) Joueurs de boules.
126 PROPOS RUSTIQUES
geurs de febves que on peust trouver ; & dasseu-
rance quilz ne se cachent quand on disne.
Une fois, se avisèrent après boire (comme nou-
veaux advis, nouvelles opinions viennent aux
pensées des hommes), puis que ilz avoyent beau-
coup profité, aller chanter de Noël au Bas Champ,
à Tremerel, à Telle, à Huchepoche (») & autres
villages ; & qu'ilz avoient amassé force pommes,
poyres, noix & quelques unzains, & beu de
mesmes, quil ne falloit pour ce se contenter &quitter la partie, ains le premier jour de lan
(comme est lancienne coustume) aller à haguil-
leneuf, poursuyvans leur fortune, qui au com-
mencement leur avoit esté prospère & que la fin,
ce leur sembloit, nen sçauroit estre malheureuse.
Au moyen dequoy (pour estre bref), au jour
dict, bien resoluz & délibérés de aller à haguil-
leneuf, se equipperent honestement de bons bas-
tons de pomier, fourches, vouges & quelques
vieilles espées rouillées, avec une forte arbaleste
de passe (b), qui estoit au premier front, pour servir
(a) Le Bas Champ, conmiunc de Parthenay. Tremerel,à cheval sur la limite de Clayes (alias Vindelles) et Pleu-
melcuc. Huchepoche, étang à la limite des communes dePleumeleuc et Saint-Gilles.
(b) C'était une machine de siège, généralement montéesur affût, qu'on bandait avec un treuil et dont l'arc
pouvait avoir 20 mètres de long. Apparemment celle
qu'emportaient les Vindellois par plaisanterie était d'unplus petit modèle.
MISTOUDIN SE VENGE 127
de demander : « Qui est là ? qui bruit ? qui
vous meine ? Tue, tue ! chargeons ! don-
nons ! » & autres semblables mots & demandes
de nuict.jf
Mais, a fin que ne sois trouvé menteur, Baudet ('*)
,
le faiseur de fuseaux, estoit devant tous avec un
tabourin(*^) de Suisses, quilz avoyent emprunté de
laSeguimere ('^). Et estoit maistre Pierre Baguette,
celuy qui faisoit tout le Tu autem {^) ; & sonnoit du
fiffre, ainsi quil disoit, ayant sa rapière soubs le
bras, en faisant du bon compaignon, disant quil
ne la portoit pour faire mal, mais pour piquer les
limax if). Lubin Garot (celuy que je veisse onc
qui le mieux prenoit grenoilles) portoit une
grande et large poche pour mettre les andoillles
& autres emolumens de la queste. Je croy que
il portoit aussi la bourse, je nen sçay rien. Hervé
Le Rusé (9 portoit la broche pour lelard,neant-
moins que aucuns me ayent dict que cestoit Colin
[^) Une famille Bauday ou Baudaye est souvent citée
dans les registres paroissiaux de la région.(b) Tambour.(c) Pas de localité de ce nom aux environs de Château-
Letard.(d) Tu autem, Domine, miserere nobis est le verset
repris en chœur à la fin de chaque leçon de l'Ecriture
sainte. Faire le tu autem, c'est faire la fin ou l'importantd'une affaire, y jouer le rôle principal.
(^) Limaces.(f) La famille Le Rusé est très souvent citée dans les
registres des communes voisinei de Clayes.
128 PROPOS RUSTIQUES
Guarguille ; c'est tout un qui ce fust, cela ne
sert de rien.
Ainsi bien enharnachés, marchèrent longue-
ment, bien eschauffez, chantans une chanson bien
mélodieuse que maistre Pierre leur apprenoit,
que luy mesmes avoit bastie, pource que tresbon
estoitrimasseuf (a), & estoit voulentiers appelle à
tous jeux qui se fussent faicts.
. Trouvèrent davanture, au delà du pastiz de
Rollard Q>), Mistoudin du village de Flameaux,
venant mener ses chevaux boire du gué de Vede
ou de Bellouse(c) : car ce jour estoit venu de La-
ringues {'^), où avoit mené une charretée de fagots
à Robin Turelure, & plus tost ne les eust sceu
abbrever. Maistre Pierre estoit devant, qui va
congnoistre Mistoudin l'un de leurs gallants de
Flameaux, luy dist assez hault :
— Ha Dieu te gard ! Or ça, compaing, donne
nous Haguilleneuf.
— Par ma vie, respond Mistoudin, Messieurs,
icyne vous scaurois rien donner, car je nay pas
(a) Rimeur.fb) Hameau de la commune de Noyal-sur-Si iche.(c) Le gué de Vede est un souvenir de Rabelais. On
trouve un moulin et étang de Dclouze sur la commune deBaulon, canton de Guichen, arrondissement de Redon,assez loin des localités où se passent les événements.
(d) Ville fabuleuse que Rabelais situe dans le gosier
de Gargantua.
MISTOUDIN SE VENGE 129
mon baudrier; mais sil vous plaist venir jusques
à ma maison, Perrine trouvera quelque cas pourvous donner, par ma foy, & avec cela boyrons.— Saincte Grigne {^) (dist maistre Pierre, ne
demandant que occasion de frapper) & veuxtu nous envoyer à une lieue dicy pour un lopinde lard ? Par la mère Dieu, je tapprendray àrailler les garçons & manger les poyres auxgens qui ne te demandent rien !
En ce disant, luy bailla un coup de Cousteaupar les cheveux, qui descendit sur le bras dextre,
auquel leust villainement endommagé, si le
manche du fouet ne eust tins coup (b). Mistoudin,voyant que maistre Pierre vouloit répliquer &ne luy suffisoit le premier argument, commençaà piquer de la botte & donner du talon à sajument, & via (c), regardant silz le suivoyent. LesVindellois passèrent oultre en riant.
Mistoudin, jurant & protestant quil sen ven-geroit, gallopa tellement quil arriva à son hostel,
hors dhaleine,&peu sen fallut qu'il neust dronos(d)par sa femme, pource que elle disoit que les
souppes (e) estoyent trempées y avoit bien une
(a) Sainte imaginaire du genre de saint Quenet.(b) Retenu le coup.(c) En latin, route. Comme s'il disait : et hue !
(<1) Coups.(e) Tranches de pain que l'on mettait dans le bouillon,
n ou par extension le sens actuel.
130 PROPOS RUSTIQUES
heure, &quil ne se pouvoit garder quilnela(*)
veist, ou ramenant ses vaches, ou allant à la
fontaine, le meschant, & quelle vouloit bien
quelle entendist que elle estait aussi belle & en
bon poinct comme elle : mais que cestoit grand
cas, que la phantasie des hommes. Le povre
Mistoudin se excusant, disoit que, ce m'aist {^)
dieux, il nestoit pas vray, & que jamais ny songea,
quelque chose que dist Margot la haslée, la plus
mauvaise langue vrayement qui fust à un traict
d'arc, & quelle seroit bien courroucée si elle ne
tenoit tousjours quelcun en ses caquets. Lors le
povre homme, revenu en son bon sens, luy
compta de fil en aguille toute laffaire, le tout en
plorant à grosses larmes. Au moyen desquelz
pleurs fut excusé, neantmoins que elle dist que
cestoit bien faict, & que ce estoyent de aussi bons
gallans comme luy, & quil falloit quil leur tinst
grands propos, & quil ne falloit que une mousche
pour lamuser une heure d'horologe. Mistoudin,
nen songeant onc moins, dist quil sen vengeroit
ou mourroit en la peine, & que, sil endurcit cela,
il en endureroit bien dautres, & sur ce poinct,
& en cholere, voire quil ne daigna onc soupper,
(a) La bonne amio que la fcmmo de Mistoudin sup-
pose à son mari.(b) Ce m'aide.
M I s T O U D I N SE VENGE I3I
envoya quérir son frère Brelin ("•), & quil apportas!
son baston à deux bouts (^), lequel à grand haste
fut tantost venu, &, bien eschaufïé, en entrant
demanda que il y avoit, ne quoy, ne comment (c).
— Où sont-ilz ? quoy ? quest ce ? Par le sang
Dé (d), silz ne sont plus de sept, laissez les! Honlion ! ventre sainct Gris ! Ha ! ventre sainct
Quenet, que nest il guerre !
— Sur mon Dieu (dist Mistoudin) tel cas & tel
,
par tel moyen & par tel. Regardez ! mais toutes-
fois... Si est ce pourtant... Vous devez entendre...
— Nenny (e).
Et cependant luy comptoit toute l'affaire, yadjoustant & diminuant, comme un homme qui
compte quelque querelle, &, là ou il est plus
favorit, donne plus de couleur et rend la cause
meilleure. Luy dist oultre, quil estoit délibéré
sen venger par un moyen quil luy diroit, mais
quil fust assis & à son ayse, & quil luy pardonnast
s'il estoit... Car trop estoit fasché de loffense.
— Rien rien (dit Brelin, ayant un peu haulsé son
(a) Un des registres de Noyal-sur-Seiche mentionneun Breslin en 1531.
(b) Pique double.(c) Avant même de demander quoi ni comment, Brelin
se met en colère.(d) Par le sang Dieu !
(•^) Mistoudin est comiquemcnt interrompu à chaquemot par son frère.
PKOPOs IILSTIQLES 'J
132 PROPOS RUSTIQUES
chapeau) comptez comptez tout, heen ! tubieu,
le bon sang ne peult mentir ! Par sainct Just, ceux
de Vindelles ne gaignèrent rien à nous faire
tort. Je espère (si mon baston, que voicy, ne mefault) que ilz nen feront pas plus avec nous (»).
— Par ma conscience (feit loutragé) jay advisé
que vous & moy leur donnions la chasse, la rai-
son à la main, pource quilz passeront par sus
la chaussée de lestang de Huchepoche {^), où il
y ha (comme sçavez) une planche au milieu, à
cause de la chaussée rompue, entendez vous ?
— Poulsez, poulsez, distBrelin. J'entends, & au
delà.
— Au moyen dequoy (poursuyvoit Mistoudin)
je seray au bout de deçà, vestu en un linceul,
comme un homme mort, ma faux en la main,
& pour cause. De vous, vous serez à lautre bout,
caché près la planche. Or ces Vindellois, mes
meschants, infailliblement passeront par là, car
où Diable iroyent ilz ? se destourner jusques à
Jauzé (c) ? Et dès lors que ils seront tous passez la
planche, vous osterez, sans mener bruit, le quar-
(a) Qu'ils ne nous feront pas plus de tort.
(b) L'étang de Huchepoche est aujourd'hui à sec,
mais on le reconnaît ïort bien.(c) Il faut peut-être lire Eauzé, pour Raiizcl ou Rozcl,
prononcé à la mode du pays. Là se trouvait le seul pontpermettant aux Vindellois de franchir la rivière de Per-
ronai pour rentrer chez eux.
MISTOUDIN SE VENGE I33
reau (a). Alors que ilz seront auprès de moy, je meleveray, ma fauLx en la main, vous asseurant
que de la seule grimasse que je feray, ilz auront
si belles vezardes(b),que, s'ilzne senfuyent , appelles
moy Huet (<=) ; & le beau du jeu sera quilz tomberont
tous dedens celle fosse, ou y ha encores de leaue
pour seicher leurs brayes. Et après, de la peur
ayans laissé leurs bardes, nous aurons poches &sacs, & par ce moyen je seray vengé. Regardez
si je dis bien, car la cholere me feroit possible
entreprendre chose, dont je ne pourrois venir à
bout.
— Rien, rien (dist sa femme), vous n'estes que
un sot ; faictes cela, & sur mon honneur vous, en
trouverez bien !
Brelin, contrariant, disoit vouloir y aller seul
& donner le choc à toutes restes, quoy quil en
deust advenir. Neantmoins, le tout meurement
& avec une saige & discrette délibération enfoncé,
fut conclud le premier propos ; &, après avoir
beu une volte ('i), prindrent leur equippage & sen
allèrent audict estang, où chascun se meit en
son lieu résolu (par serment fidèlement preste
sus la faulx de Huguet), les receurent («) en magni-
(a) La planche carrée.(b) Vesses, peur.(c) Moquez-vous de inoi, terme d'argot.(d) Une fois.
(e) Et où ils reçurent les Vindellois.
134 PROPOS RUSTIQUES
fique apparat, & comme ilz le meritoyent pour
venger ceste injure tant atroce.
Je les laisse là, attendans ces messieurs de
haguilleneuf, semblables à Guillot, qui, estant
caché derrière un buisson, au soir, attend Marion
qui vient de quérir ses vaches, doubteux si elle
luy refusera ce dequoy elle a esté par luy sou-
ventesfois importunée. Long temps ne furent
attendans quilz ouyrent les Vindellois, qui sen
venoyent bien hardez & fasquez {^), jazans dune
haulte force, mesmes de INIistoudin, & qu'il avoit
du Haguilleneuf ; & de ce louoyent fort maistre
Pierre, luy en donnant Ihonneur sans en rien
reserver ; lequel, glorieux de ce (se frottant le
bout du nés, faisant bonne pippée (*^) disoit quil
en avoit bien veud autres & un peu dautre estofîe :
car, quand il estoit à Breudebach, ville de Utopie(c),
il en faisoit bien des siennes ; neantmoins quon
avoit rapporté au pa^s que la vieille Janeton luy
avoit donné un soufflet ; mais (ce disoit il) elle
lavoit prins en trahison & que bien luy estoit
destre femme, car autrement il leust escorchéc.
Et, comme ilz furent près de lestang, Maistre
Pierre, prié par aucuns quil feist quelque hon-
fa) Bien chargés de paquets et de sacs.
(b) Mcnsonpjp.(c) L'Utopie, pays imaginaire, rendu célèbre par
VLJtopia de Thomas Morus, souvent cité par Rabelais.
MISTOUDIN SE VENGE I35
nesteté de son espée, commença à monstrer cer-
tains poincts descrime, & tous mortelz, disant (-i):
— Ce faulx montant est dangereux avec une sou-
daine desmarche à costé (b), ou bien en entrant
dun estoc volant (c); ou si vous voulez dune basse
taille {'^) : car jamais fendant ou revers ne vous
sçauroit toucher, pource que vous estes tousjours
couvert. Voylà un coup dequoy on ne donne remis-
sion. Voyla pour se battre à trois, tenez ! autant
dune main que dautre. Voylà le secret du jeu.
Et seulement tenez là vostre espée, disant : Je
ne vous demande rien, vous nestes point en
danger. Vous me pourriez dire que je faulse monserment, point, point ! Je ne dis pas tout : il yha encores en ce bras là une douzaine de coups (e),
desquelz le moindre mettra tousjours un hommepar terre, & fust il armé de pied en cap. Voilà
(disoit il) la levée du bouclier de lespée seule, & de
lespée baise mon cul à deux mains (f), voylà le mou-
linet que on ha accoustumé de faire, & tout cela(e).
(a) La série de coups d'escrime qui va suivre est fort
vraisemblable.(b) Esquive encore en usage dans la méthode italienne.
(c) Coup de pointe à toute volée.(d) Coup de taille porté dans la ligne basse.
(^) 11 a encore en réserve une douzaine de coups.(f) Rabelais et la Nouvelle fabrique des errellents traits
de vérité, d'Alcrippe, parlent également d' « espée baise
mon cul à deux mains ».
(g) Après toutes ces fanfaronnades, la frayeur que vaavoir Maître Pierre est comique.
136 PROPOS RUSTIQUES
Maistre Pierre, estant au bout de son sçavoir,
cessa son jeu &, le premier estant sur la planche (»),
dist que on ne se hastast, & que le lieu estoit
dangereux, & que maudit fust il qui le devoit
raccoustrer ('^). En fin, ayans tous passez, aydans
lun à lautre, Brelin, qui sestoit caché, ne faillit à
jouer son personnage, &, après avoir levé le
quarreau qui faisoit la planche, se remit en son
lieu pour voir le passetemps ; & neantmoins quil
fust grandement fasché de loutrage faicte à son
frère, toutesfois si rioit il tant fort que peu faillut («)
quil ne fust ouy de partie adverse.
Mistoudin l'offensé, voyant le poinct (^i) com-
mode, commence à soy lever peu à peu, faisant la
roue à ce requise, &,pour le froid quil avoit, naquet-
tant (*') des dents, qui (f) donnoit à la farce une cou-
leur merveilleuse, tant que ces gentils messieurs le
pouvoyent facilement appercevoir. Maistre Pierre
en sursault, comme le premier, choysit (s) ce phan-
tosme, & de la peur quil eut laissa cheoir son îspée
pour gaigner le hault (h); & le reste (») à qui mieux
a) Passant le premier.b} Celui qui aurait dû le raccomnioder.c) Manqua de peu.d) Le moment.e) Claquant.f) Ce qui.
a) Aperçut.h) Fuir.
Le reste des Yindcllois.
MISTOUDIN SE VENGE I37
mieux, crians à layde, adverhia localia^ &, pour
mieux courir, laissèrent Tabourin, Broches,
Poches, Lard, pièces de Bœuf salé, Jambons,
Oreilles, Pieds, Andoilles, Saucices ; & ceux qui
au paravant estoyent les plus hardiz, commemaistre Pierre, furent les premiers qui tombèrent
en la fosse sus mentionnée if), ou de fortune
leaue estoit petite : car autrement ilz estoyent
perdus ; & nen eschappa aucun qui ne feist
lamende honnorable, & qui nen eust tout son
faix (b).
Ce temps pendant, Mistoudin & Brelin, rians
assez bas (c), amassèrent leurs bribes {^^ ; & sen al-
lèrent à leurs hostelz, vengés & riches de la queste
des adversaires. Les povres haguilleneufs, pensans
de asseurance estre morts, furent trois ou quatre
heures, les uns sur les autres sans oser bouger.
Toutesfois, sur le poinct du jour, un peu asseurés,
commencèrent à sortir, premier neantmoins met-
tans le bout du nés, regardans silz verroyent rien,
puis peu à peu, deçà & delà, examinoyent les
chemins. Et me souvient voir un fugitif qui,
estant caché, est cherché par une douzaine de
sergents, & lors quilz sen sont allez, on luy vient
(a) Brelin avait ôté la planche qui servait de pont.(b) Toute sa charge, au figuré : tout son content.(c) Pour n'être pas entendus.(d) Tout ce que les Vindellois avaient laissé choir.
138 PROPOS RUSTIQUES
dire : « Monsieur, les clients sen vont ! » Toutes-
fois, non asseuré de la peur conceûe, n'ose mons-
trer du premier coup que la teste, regardant
encores sil y ha point de finesse {^).
De ceste cassade en fut faicte une chanson à
sept parties, que on chantoit bien mélodieuse-
ment auprès du feu à la grande confusion des
Vindellois ; lesquelz le Dimenche ensuyvant,
feirent un monitoire (t) de ceux ou celles qui au-
royent point prins certaines poches et autres tels
bagages. Et dune mesme raison & pareil interest
en feit un autre Mistoudin de ceux qui lavoyent
battu. De tout quoy leur en fut baillé acte, &sur ce plaidoyèrent longuement, & est encores
par defïault de suyte le procès indécis & au
croch (c), qui, ainsi que je pense, sera vuydé aux
grands jours de Rion (d).
Et est ce que je voulois dire touchant les que-
relles des Vindellois ; si vous en sçavez davantage
dictes, car je nen sçay autre (e).
— Surmon Dieu (dist lors Pasquier), voylà bonne
petite vengeance, & de bon esprit. Ha j'ose bien
(a) Ruse,(b) Lettre qu'on lit au prône des paroisses par ordre du
juge.(c) Pendu au croc, attendant.(d) Ils avaient eu lieu l'année qui précéda la publication
des Propos rustique?.(e) Rien autre.
M I s T O U D I N SE VENGE I39
dire que ceux de Flameaux & Vindelles ne seront
jamais amys : car tousjours se entrefont quelque
fredaine, & y ha tousjours quelque procès entre
eux. Voyez vous pas encores aujourdhuy Guil-
lot le Bridé & Philippot Lenfumé à grand
débat ? Je les escoutois avant hier, mais cest un
triumphe.
— Je vous prie (dist Lubin) que vous
comptiez tout du long, car sont deux bonnes
testes.
—Par mon serment (dit Pasquier) vous nen serez
pas refusé, Compère. Vous avez bien congneu
le père de Philippot ?
— Cest mon (^) (dist Lubin). Un homme bien
notable, & preudhoms (b).
— Par ma foy (respond Pasquier), il avoit unautre fils, frère de Philippot, aagé de quatre vingts
ans ou plus, & lors quil le veit mort, sans en faire
aucun semblant, dist : Je disois tousjours bien,
que ce garçon ne vivroit jà !
— Cela nest point à propos ; venez au point,
dist Lubin.
Auquel respondit Pasquier quil en estoit con-
tent, & quil avoit grand haste.
— Hoo ! (feist Lubin). Jens çauray plus pour
(a) Locution affirmative : Oui.(b) Prudhomme.
140 PROPOS RUSTIQUES
rien de Philippot, que vous ne feriez pour un
liard (*),
— Or escoutez donc (dist Pasquier) & mepardonnez : car il falloit dire ce petit mot là.
Vous ne mangerés jamais rien froid, car vous
estes trop hastif.
(a) J'en saurai plus gratuitement de Philippot lui-
même que de vous en payant un liard. Locution prover-biale. Il trouve Pasquier trop long à commencer sonconte.
QUERELLES ENTRE GUILLOT LE BRIDÉ& PHILIPPOT LENFUMÉ
Du village de Vindelles fut esleu pour Fran-
carchier {^) Guilîot le Bridé, tant pour sa
hardiesse, mesmes au plat (b), que pour la
grandeur de corps, car beau mastin estoit, sil
eust voulu mordre ; & croy aussi quil estoit gen-
tilhomme, à cause dun pré que son père vendit;
& portoit en ses armes une escuellée de choux,
billettée de lard (c).
Ce vénérable & discret Guillot, un jour, estant à
sa garnison (pource que les Canarriens {^) faisoyent
mine de descendre), Se là ne feit pas grands
armes {^), & ne servit que de nombre («), se advisa
(a) Le duc Jean V de Bretagne avait institué cette
milice dès 1425. Chaque village devait fournir un fantassin
en temps de guerre. La littérature s'est beaucoup moquéede cette sorte de garde nationale.
(b) A table.(c) En termes de blason, unebillette, c'est une sorte de
rectangle plein. Un blason billeté : chargé de billettes.
Une billette de lard, c'est un lardon. Inutile de dire queces armes sont fantaisistes, comme la noblesse de Guillot.
(d) Rabelais cite ces fantaisistes Canarriens plusieurs
fois.
(e) Exploits.(f) Fit nombre seulement.
142 PROPOS RUSTIQUES
que si le decours (n) passoit, que saporrée {^) tar-
deroit beaucoup à planter, en quoy seroit trop lour-
dement intéressé (f); &, pour obvier (d) à tous &
chascuns les inconveniens qui en eussent peu
venir, sans prendre congé de son Capitaine, alla
faire sa besongne & pa5'er quelques arrérages quil
devoit à sa femme (*"), où pour rien ne se vouloit
laisser encourir(f), car il les eust payées au double,
interest & tout, se il neust voulu estre battu.
Apres quil eust achevé son faict (quil enten-
doit, disoit il, comme un autre), retourna à sa
garnison, ses souliers bien mignonnement pen-
dants à la ceinture, à laquelle estoit aussi sa
rapière, le chappeau bien & au busq (s). Et, arrivé,
compta si bien les raisons de son absence à son
Capitaine Tireavant (h), & de si bonne grâce (car
gracieux fut Ihomme de bien), quil fut clamé
quitte & dict absous.
Or voicy le poinct de la querelle. Philippot
Lenfumé, aussi Francarchier de Flameaux, voyant
que Guillot estoit quitte & quil navoit point payé
(a) Le moment.(•>) Poireaux, choux, etc.
(f) Souiîrirait trop dans ses intérêts.(d) Remédier.(<') On devine lesquels.(f) Protester.
(k) a la mode.(h) Rabelais donne ce nom à l'un des capitaines de
Picrocholc.
QUERELLES I43
damende (a), se appliqua fort& ferme du contraire
;
& en cholere, disant en son clein que, dune mesmeraison & pareil fondement, sen iroit achever la
platte forme de son four ou tailler sa vigne,
attendu que autant estoit privilégié que luy, &en rien ne se sentoit inférieur à luy : car autant
bien que luy, & mieux, sestoit gouverné, le tout
avantageusement {^) & selon lassise au comte Geof-
froy (<=), concluant comme dessus («i) ;& que, s'il
avoit tort, vouloit payer quelque bonne chose à
lesgard de toute la compaignie, de tout quoy
demandoit respons, sauf à passer du parsus (e).
Guillot ne dist mot, sinon que : « Bien ! », & des-
tacha une desesesguillettes,& en bailla un bout à
Philippot, luy disant :
— Tu mentends bien ?
'— Cest mon (9, dea (g), je te entends bien
(dist Philippot) & t'asseure que je ne te crains.
Voicy un poinct de difficulté, que je ne veux
laisser en doubte. Couper lesguillette (ainsi que
(a) Pour s'être absente,(b) Noblement. Le gouvernement a\^anta^eur, c'était en
droit breton le régime nobiliaire en fait de succession.(c) Le duc Geoffroy II de Bretagne avait réglé par un
acte en 1185 le partage des biens nobles : c'est là l'assise
ail comte Geojjroy.(d) Formule juridique.
(^) Sauf à passer sous silence le reste de ses griefs.
(I) Oui.
(g) Vraiment !
144 PROPOS RUSTIQUES
disent les maistres) est une manière de deffy
ou bien d'un chartel quilz faisoyent ancienne-
ment, coupans une esguillette par la belle moytié,
&, tandis quilz estoyent sans la renouer (comme
un signe & renouvellement de cholere) ilz se
combattoyent, la part où {^) ilz se trouvoyent, sans
dire qui ha perdu ou qui ha gaigné {^) . Et nestoit
loysible la couper que pour justes, grandes &favorables causes, comme de n'avoir payé son
escot, ains sans dire mot à l'hoste sen estre fuy,
faisant semblant daller pisser ; navoir plegé aucun
quand il avoit beu à luy (*=) ; avoir joué de faulse
compaignie, comme dire : Attendez moy icy, je
reviendray tantost, pour le seur, & ny aura point
de faulte (d); avoir tiré la langue sur aucun, puis
luy venir rire en la bouche (e); avoir disné sans son
compaignon, que premier ne eust esté appelle
trois fois soubs la table ; avoir entré en une
taverne sans avoir baisé la chamberiere, qui estoit
villainement faict, & ne y avoit propos (f) autre-
ment ; avoir parlé du vieux jeu, incarnation ou
ancien mestier devant l'hostesse, qu'elle ne leust
(a) Partout où.(b) Sans explication.(c) N'avoir pas fait raison à quelqu'un qui vous portait
une santé.(d) Attendez-moi sous l'orme.
(^) Avoir médit ou s'être moqué de quelqu'un, puis
lui venir faire des grâces.(f) Raison.
QUERELLES I45
entendu. Pour toutes lesquelles causes se trouva
ceste coustume, quon appelloit vulgairement ¬oirement incision, division, coupement ou
coupation desguillette.
Revenuz quelque temps après de leur garnison
(pour retourner à noz moutons) se portèrent
tousjours mauvais visage, mesmes Philippot,
lequel, ayant prins les porcs de son ancien ennemy,
Guillot, qui mangeoyent ses naveaux en son
jardin derrière, ne leur voulut jamais faire mal,
ne pis que aux siens, ains les traicter commeappartient à bestes de telle ou semblable gravité.
Auquel comme Guillot eust envoyé son filz aisné
Tredouille le remercier du bien & honnesteté
que de sa grâce, avoit faict à ses porcs, dont luy
restoit bien obligé, respondit :
.. — Ce que jen ay faict, ce nest àloccasion de cher-
cher amytié avec ton père, mais mon naturel,
qui ne consiste (dont je remercie Dieu) à mevenger sur une beste, bien sachant ce ne provenir
que de ton père, premier argument (») de nostre
débat. Au reste asseure le de par moy (ce quil
sçait assez toutesfois) dune perpétuelle inimitié,
& quil navoit que faire rornpre ma haye pour
furtivement me prendre mes choux, le larron,
& me nier un unzain que javançay pour luy au
Sujet.
146 PROPOS RUSTIQUES
faiseur de roues (=^), qui tous les jours me menasse
demefaireadjourner (''). Aussi que ses porcs sont
continuellement soubs mes pojTiers, dont je mesens fort intéressé, & ne faut quil allègue mes
champs estre mal clos, car je suis celuy (possible)
qui regarde autant de près à les bien clorre &hayer
(f) ; mais que ferez vous à un larron ?
— Ha ! (dist lorsTredouille)jay ouy dire àmonpère que vous luy prinstes une bécasse à uncollet quil avoit tendu près la rivière, es prés de
Caillette, ne vous en souvient-il ? Il faudroit
donc...
— Hay? Trut avant! (d) (dist Philippot).
Debout, que je ne vous voye jamais !
— Voire mais (contestoit Tredouille, qui estoit
aussi mauvais que un oyson) si les estrilles &conclusions...
•— Bo bo ! vertu ma vie ! (feit Philippot) parla
dague sainct Chose («) ! Se il fault que Martin
baston trotte ? Et quest cecy à dire ? Je ne seray
donc le maistre à ma maison, Alison .'' Croy
hardiment quil men souviendra, & fust à cent
ans dicy, & dy à ton père que baste (*), & que un
('>) Charron.(b) Citer à tel jour devant la justice.(c) Clore de haies.(rt) Hue !
(e) Comme on dirait : Par la dague de saint Machin !
[i] Cela sufiil.
QUERELLES I47
bon coup payera tout. A qui pense il avoir
affaire ? Sont des comptes cela, tu Dieu !
— Vrayement (dist Anselme) voylà de tresbelles
querelles, & bien fondées !
— Haa, je vous diray (respond maistre Huguet)
il est malaysé & quasi impossible que voysins
nayent quelque différent, je le sçay bien pour
moy. Il y ha des gens avec lesquelz vous ne pour-
riez avoir amytié, tant sont pleins de mauvaise
grâce ; & ne congnois homme de ce païs qui sy
puisse honnestement reigler.
— Par mon cotin (dist Lubin),il est vray ! Tou-
tesfois Perrot Claquedent, que tous avez congneu,
faisoit bien cela : car à grand peine ouystes vous
jamais guieres dire quil prinst noyse avec voysin
qu'il eust, & tant y ha quil estoit dordinaire
appelle des ('*) nobles, & à leur conseil, où y se
entendoit très bien, & y gaigna tout son bien.
— Vous dictes le mieux du monde (dist Pas-
quier), mais cest un entre cent, aussi que tout le
monde ne peult pas avoir les couillons dacier.
— J'ay souventesfois (dist Anselme) ouy parler
de ce Perrot comme dun grand allant, & qui (à
propos) entretenoit fort ces gentilz hommes avec
lesquelz se trouvoit fort bien, mesmes à quelques
banquets qui se fussent faicts (sil en eust senty
(a) Par les.
PROPOS RUSTIQUES 10
148 PROPOS RUSTIQUES
la fumée) neust eu garde den perdre sa part.
Que si vous trouvez bon que je dye ce que luy
ay veu faire autresfois, je mettray peine me yacquitter.
Alors tout le monde le pria, & quil ne falloit
ainsi demander congé dune chose quil pouvoit
sans commandement.
DE PERROT CLAQUEDENT
GRAND mercy ! (dist Anselme). Il ny ha celuy,
qui ne congnoisse que Perrot fut un bon
villain, tendre du pourpoint & du cer-
veau, qui voulentiers ne se soucioit qui payast,
mais qu'il (*) beust. Mais il avoit un mal en luy
(comme nous sommes tous imparfaictz) que,
combien quil fust de grand conseil aux affaires
estrangères, aux siennes il estoit aveuglé, abesty
& de nul esprit, pource que (me semble) il est
bien facile d'enseigner, combien que le remons-
treur {^) ne sçauroit faire. De Perrot, il regnoit en
son quartier comme un petit demydieu & vray
coq de paroisse. Regnoit, dis-je, à cause de sa
grande diligence aux affaires dautruy, par ce
moyen tout le monde accouroit à luy pour sa
preudhommie & sçavoir : car pour mourir (c) (qui
est grand cas) un procès ne se fust intenté que
premier il ny eust mis la main, assis son jugement
seur(d) & (avec seslunettes apposées au nés, haulsant
(a) Pourvu qu'il.
(b) Celui qui en remontre.(c) Pour rien au inonde.(d) Sûr.
150 PROPOS RUSTIQUES
un peu sa veûe) enfoncé les matières ; & pour
recompense avoit la nouveauté de tous les fruicts
du pais, ou oysons, pouUets, il neluy challoit (=') :
car indifféremment & sans grand esgard il prenoit
tout, neantmoins quil refusoit un peu {^), disant
(mode des advocats) que il estoit assez contenté
du bon vouloir (<'), mais puis que on estoit tant
importun, il ny avoit remède.
Il avoit aussi cela de bon que, quelque banquet
qui se feist, il sy trouvoit, encores sans y estre
invité, & commençoit à rire & saluer la compai-
gnie des l'entrée de la maison, disant :
— Dieu soit céans &les moynes chez le Diable !
Voylà belle compaignie. Dieu doint ('^) que à cent
ans dicy nous nous puissions tous estrangler !
Et, après qu'il avoit devestu sa robbe & mise
sur un coffre («) , se mettoit à la table où,quelque
rebrassé {^) qui y fust, nul estoit mieux adroit que
luy & qui mieux tinst son ordre (e), tousjours en
comptant quelque fable, quelque cas de nouveau,
quelques nouvelles fresches quil inventoit sur le
champ, ou bien de quelque procès quil prompte-
(a) Importait.(t)) Il se faisait un peu prier.
(c) 11 était reconnaissant de l'intention.(d) Proprement • donne ; Dieu veuille.
(e) Pour se mettre à l'aise.
(4 Malin, habile.
(!?) Rans.
DE PERROT CLAQUEDENT 15I
ment intentoit {^) , & tellement par divers incidents
le continuoit, que il en venoit (b) à son honneur;
puis disoit (c):
— Donnez moy de cecy ! prestez moy ce Cous-
teau ! donnez moy du vin pour boire ! ne ostez
point cecy, ains servez sans desservir (d)! Dieu
pardoint {^) à un tel, car voylà le morceau que plus
voulentiers il mangeoit ! De tous poissons fors
de la tenche, prenez les aesles dun chappon,
neantmoins que aucuns Docteurs dient dune
garse Q) ! Voylà le morceau pourquoy la bonne
femme tua son mouton, & ce morceau honteux
demeurera il ? Ala Dame, pource que vous ne
dormez pas assez, vous plaist il ce pied de poulie ?
O le bon bœuf! je croy quil soit de Carhès ("). Don-
nez ce pigeon, je le mettray au busq (''). Encores
un filet de ce vinaigre, ma fille. Ha Diable ! ces
(a) Procès supposé, naturellement.(b) Qu'il s'en tirait.
(c) Le morceau qui suit est une imitation des proposde Frère Jean au 1. T, ch. xxxiv, de Gargantua.
(d) Servez de nouveaux mets sans desservir les anciens.
(®) Pardonne.(f) « De tout poisson fors que la tanche, pren le dos et
laisse la panche » (panse) ; c'est un proverbe cité parH. Estienne. Rabelais avait dit ; « De tous poissons fors
que la tanche, prenez l'aesle de la perdrys, ou la cuisse
d'une nonnain », c'est-à-dire ce qu'il y a de plus délicat.
La plaisanterie de Du Fail est analogue.(s) Carhaix, dans le Finistère.(h) A la mode, et au ventre en même temps ; jeu de
mots.
152 PROPOS RUSTIQUES
chamberieres vous lont gasté, & que vous avez
mauvaise teste, ma Dame (^) ! Un saupiquet (^) cy
dessoubz ne serait pas mauvais ; mais qui met-
trait encores cecy en la broche ? (°) Haa ! gentil
levraut, tu sois le bien venu ! Ma foy, il nest
que my crud;ça, donnez, je le mettray à la mode
de la feu Royne Gillette (<i). Comment, Monsieur,
cecy demeurera il ? Je le croy bien, les premiers
morceaux font ennuy aux autres. Tien, mon fils,
mets cecy sur le gril, &je te marieray à ma fille
aisnée, se maist dieux («) ;puis me donne à boire de
ce flascon. Grand mercy. Monsieur, je vous ple-
geray (f). Mets comme pour toy. Je vous serviray
le jour de voz nopces («). Tenez, mon petit amy,
or ne mentez point, combien mangeriez vous bien
de cecy, avant que les oreilles vous cheussent ?
Cecy ne se fust sauvé devant moy, il y ha quinze
ans (h). O le bon appétit ! tenez comme il brifl^e, qui
luy attacherait des sonnettes au menton... vertu
sainct Gris ! Avoit il mangé son saoul de gland,
(a) Il s'agit peut-être d'un plat manqué et il reprocheà la dame du logis d'en avoir mal surveillé la confection.
(b) Sauce piquante.(c) C'est cuit à point, en eiïet.
(d) Mode ancienne, vraisemblablement.(e) Si Dieu m'aide.(f) Je vous ferai raison.
(k) Je vous suis reconnaissant : je vous servirai à montour à vos noces.
(h) On n'eût enlevé ce plat avant qu'il fût vide, il ya quinze ans.
DE PERROT CLAQUEDENT I53
le gallant (a) ? Je nay plus de dent qui rien vaille.
Il en y ha qui ne mangent point entre leurs
heures, ou plus au matin que au soir;je mange
à toutes heures & men trouve bien. Faisons
comme les sergens, relevons mangerie (b). Je ne
donrois pas de tout ce que nous mangeons, si
nous ne beuvons, une merde. Ostez ceste eaue;
il est assez fort sans elle. Au matin tout pur, au
soir sans eaue ! A fol, fromage ! Mon amy, levé
ceste serviette. Baillez à un villain une serviette,
il en fera des estrivieres. De peur d'oublier mor.
Cousteau, donne moy à boire ! Je suis saoul, j'ay
le ventre tendu comme un tabourin à chordes,
je dancerais bien un rond. Mangez ! Vous ne
beuvez point .'Après avoir faict un bon repas il
fault devenir chiches. Bren ! si mes enfans sont gens
de bien, ilz vivront. Après avoir bien brouillé («)
nous n'avons que nozdespens {'^). Du vin! ou jen
demanderay. Apres la poyre, il fault boyre. Si
femme sçavoit que vault pomme, jamais nen
donneroit à homme. Or ça. Compère, à cause de
luy, pour lamour d'elle ! Là, ma cousine, si jay
{*) Il s'agit d'un cochon qu'on vient de servir.(b) Les sergents relevaient les causes d'appel.(c) Mêlé de l'eau au vin.(d) Nous ne sommes dédommagés que de nos dépens
;
nous n'avons pas de dommages-intérêts. On voit à toutesces plaisanteries juridiques que Du Fail était homme deloi.
154 PROPOS RUSTIQUES
beu à ma Commère, ma Commère ha beu à
moy ! Là ! vous nen mourrez pas pour un coup
à la Bretesque (a). Je ne men iray pas de céans avec
la soif.
— Compère Anselme (dist maistre Huguet), je
vous prie : soyez brief & le faire court, car je
veux (avant que la nuict soit plus avancée) vous
dire quelque cas dassez bon goust, le tout pour
entretenir le propos de celle antique preudhom-
mie.
— Par mon serment ! (dist Pasquier) je dirois
bien de Perrot davantage, le tout bien à propos;
mais, à raison de la nuict qui approche, & que
nous en avons dict de vertes & demeures (^), je
suis prest de quitter le jeu, vous laissant le temps
que avois délibéré employer au demeurant de
mon propos à vostre dernier compte.
Alors Lubin vouloit se lever, disant quil estoit
las & que à peine pourroit sen aller que il ne
fust longuement attendu de sa femme ; au moyen
dequoy envoya quérir sa jument noire, & de-
meura encores pour ouyr maistre Huguet, qui
commença :
(a) A la Bretonne. Rabelais dit : « A la mode de Bre-tagne, net, net, à ce pyot ! »
(b) Des vertes et des mûres, de toutes sortes.
WÊÊ^i^^4Ê^^^^^WM^^4liÊiÊi^^^iM
DE GOBEMOUSCHE
GOBEMOUSCHE (ô mes compaignons & amys),
comme vous lavez congneu, estoit un ter-
rible senault& bon villain ; & payoit vou-
lentiers pinthe, ou tout le pot, quand il nestoit
point en son lourdaut (»). Quelque fois, estant de
loysir avec son Compère Trainefournille, faisoit
de beaux souhaitz & à profit, entre autres (pour
estre brief) que se il estoit gros Seigneur, il mene-
roit ses bœufs à cheval, ou bien garderoit ses
moutons ou vaches de cheval {^). Et que sil y avoit
quelque beau quartier de cormier pour faire un
manche de coingnée, il les auroit, ou y auroit
bien tiré à la poche (<=).
— Par ma vie ! (luy respondoit de mesmes son
compère Trainefournille) cest tresbien souhaitté
à vous, & ne pensez pas, non, que je voulusse
donner mes souhaitz pour beaucoup, car le plus
souvent il mest advis que je suis un grand Sei-
gneur, & en cet advis faict mille belles maisons,
(a) En sa rustrerie.
(b) Plaisanterie peu claire.
(c) Il l'aurait gratuitement, ou bien en payant.
156 PROPOS RUSTIQUES
& à la fin je me trouve aussi avancé comme au
paravant.
— Bo bo ! (disait Gobemouches). Je ne me sou-
cierois beaucoup de tant de belles besongnes que
ont ces gros & puissans gentilshommes, il mesuffiroit seulement de manger de ce beau lard
jaune, à celle fin que les chiens me regardassent;
& croyez de asseurance que je mangerois tout
mon saoul de febves & de pois, si le quart nen
coustoit plus de deux unzains ; autant en ferois
de ces belles andouilles, avec de la porrée ; &en rien ne semble {'^) ceux qui ayment mieux deux
chiens que un porc, il y ha bien différence.
Ce discret & honneste homme Gobemousche,
un matin, couplant ses bœufs pour charruer près
le moulin à vent, se advisa (attendu quil estoit
bien pour ce; faire) quil envoyeroit son filz Guil-
laume à leschoîle, soubz maistre Baiaret.
— Nous avons (dist lors Anselme) maintesfois
argué de Grecisme ensemble (b).
— Je le pense bien (dit maistre Huguet), car bien
sçavant fut, ainsi que me afferma Haudulphi (c),
un jour que le trouvay peschant à la ligne.
(a) Je ne ressemble à...
(b) Discuté de grec avec le maître d'école. Il est plusque surprenant de voir un simple maître d'école de cetemps savoir le grec ; Du Fail manque ici à la vraisem-blance.
(c) Anagramme de Du Phail, peut-être.
DE GOBEMOUSCHE 157
Et le y envoya pource (») que sa mère le gastoit
à luy apprendre mille sottes façons de dire &fort estranges, comme ne pisser contre le vent
;
ne dire chat la nuict ; ne rongner ses ongles au
Dimenche, car le Diable en allonge les siennes;
ne filler au Sabmedy ; ne estudier aux festes,
mais loysible jouer aux quilles ou à cornichon
va devant(^);pour guérir des verrues fault toucher
à la robbe dun cocu (cest celuy à qui Ion biscotte
sa femme, dont à quelque chose sert malheur);
pour la fièvre prendre neuf petites pierres & les
envelopper en un mouchouer, puis le premier
qui les trouvera prendra la fièvre ; fault estre
huict jours entiers, après les nopces faictes, sans
toucher à sa femme, encores avec protestation;
qui veult estre marié en lan, prenne le premier
papillon quil verra;qui veult gaigner le pré
Raoul de Renés (c) ou le pourceau de Bleron (<^), ne
fault se repentir dedens lan davoir esté marié;
qui garde les souliers en quoy on ha espousé,
cela sert moult à avoir bon mesnage ; autant en
(a) A l'école.
(^) Rabelais cite parmi les jeux de Gargantua : « Co-chonnet va devant. »
(c) Vaste prairie qui s'étendait à l'ouest de la ville deRennes, où actuellement se trouvent le canal et une partiedu mail.
(d) Village de la commune de Châtillon-en-Vendelais,canton et arr. de Vitré.
158 PROPOS RUSTIQUES
est des treize deniers, desquelz sont achetées les
femmes {^)
.
Guillaume, ayant changé presque tous ces
petits mots soubs la doctrine de maistre Baiaret,
fut mandé par son père Gobemousche pour
rendre raison & du temps & de largent ; & fut le
messager grand Jean le Beurrier (*>) , un ferial (c)
beuveur & bon compaignon auquel Guillaume
en comptoit de toutes façons, & comme il len-
tendoit, le tout à la bonne foy.
— Morbieu ! (disoit il) que ilz seront esbahis
de me voir à ceste heure ! Je suis seur quilz medecongnaistront, car je nestois pas un tel gallant
quand je y allay.
—- Je nen doubte point (respondoit grand Jean),
attendu la coustume du païs, aussi que vous estes
abille homme & bon clerc.
— Perdiem\{^) (disait Guillaume) je nedypas
pour me vanter, car vanterie, comme dist lautre...
Mais, quand il sera question de arguer («)... Je ne
(a) Dans les lois barbares des Saxons et des Francs, le
mari achetait sa femme. Aujourd'hui encore, le maridonne une pièce ou une médaille aux parents de sonépousa ou à celle-ci. Toutes ces kyrielles de dictons popu-laires, ici et ailleurs, rappellcnl le chap. xt de Gargantua.
(b) Le registre baptistaire de Saint-Gilles mentionne :
« Jean Bigot Beurrier ».
(c) Jovial.(d) Par le jour (de la Résurrection).
(^) Discuter en forme, scolastiquement : c'était la
grande épreuve encore à cette époque.
DE GOBEMOUSCHE 159
dy mot, & gaige que on verra beau jeu. Demandez
un peu à... Toutesfois vous ne le congnoissez
pas. Mais, à propos, nous avons faict de bons
petits tours ensemble('*).Parmafoy (mais je vous
prie nen dire rien), pour une après disnée nous
avons moy & luy, & un autre bon garçon, desrobé
environ une douzaine de chastaignes à nostre
hostesse, tandis que elle estoit à la messe, & les
allasmes manger au pré Fischault {^), au soleil;
puis chascun tire à la bourse (<=) pour avoir des
pommes pour un liard & du vin pour un double;
& vous responds de cela, que tous fusmes y\'res,
& ne eust esté je ne sçay quoy, comme vous
entendez, nous eussions querellé des lavandières,
qui estoyent là. Voylà, mon amy, comme font
les garçons, quand se trouvent ensemble ; aussi
que après bon vins, bons chevaux (d),
— Je mesbahis (disoit grand Jean, qui ne cher-
choit que à sen deffaire, pource quil luy rompoit
(a) Le jeune Guillaume va chercher à étonner l'ami
de son père en lui narrant des exploits imaginairesd'étudiant.
(b) On a trouvé des prés de ce nom à côté de Bourges.Ce serait donc dans cette ville que Guillaume aurait été
envoyé près de Maître Baiaret.(c) Tire quelque argent de sa bourse.(d) Soit parce que le vin fait tout voir en beau, soit
parce que le cavalier un peu gris excite et presse sa mon-ture. Dicton.
l6o PROPOS RUSTIQUES
la teste) que vous ne vous hastez, car ilz vous
attendent de tout le païs.
— Je croy que vous dictes vray (disoit Guil-
laume) : il vault donques mieux que me diligente.
A Dieu donc, grand Jean !
— A Dieu Guillaume !
Lequel, hastant ses pas, commença à courir
comme le viateur («) qui estant à la pluye au milieu
dune plaine, voyant au bout un large chesne,
possible creux, ne cesse de courrir (le chappeau
bridé(b), le baston par continuelle motion (<=) ça & là
branslant) jusques à ce quil ayt attaint le but
prétendu. Aussi Guillaume ne cessa jusques à
ce quil fut rendu hors de haleine & tirant la
langue de demy pied ; &, arrivé, trouva son père
Gobemousche emmanchant une faucille, lequel
en sursault dist :
— C'est toy donques Guillaume ? & de la
chère {^) ?
— Tousjours plus sain que saige, respondit
nostre ferial Guillaume.
Peu après il salua mignonnement tous ceux
du village, mesmes Tugal le Court (e), qui luy
(a) Voyageur.(b) Attaché sous le menton par quelque jugulaire.(c) Mouvement.(d) Et la santé ?
(^) Les registres de Plemeleuc citent souvent une famille
Tuai.
DE GOBEMOUSCHE l6l
ayant faict des chausses deux ans devant, luy
avoit attaché la braguette derrière (») , en sorte quil
le hayssoit mortellement : pourquoy je eusse
pensé que il ne leust daigné saluer, mais si feit.
Depuis fut (à la suasion (^) de sa mère) interrogé
par dam(c) Silvestre Sortes, & fut trouvé bon gram-
marien positif & bon petit sophiste. Au moyen
dequoy tinst les conclusions à tous venans soubs
l'if de la paroisse (d); & pource quil parloit hault,
fut jugé, mesmes par sa mère & sa cousine, les
avoir mis tous sur le cul & rendu quinauds (^) :
tellement que on parloit de luy jusques à Beche-
rel (f), à son bien grand avantage.
— Il est temps (dist Lubin) faire fin à noz propos,
De ma part je men vais retirer, prenant congé de
voz bonnes grâces jusques à une autre fois,
(a) Au XVI® siècle, la biaguette était une pièce séparée
qui s'ajustait aux chausses fendues par devant. Attachéederrière, une braguette ne pouvait aisément se détacher :
on comprend l'allusion grivoise.(b) Persuasion.(c) Dom. Dam désigne un prêtre, Dom un moine à cette
époque.(d) Les docteurs et lettrés de ce temps aimaient à
afficher des thèses et à les soutenir publiquement contre
tout venant en arguant, à la manière du moyen âge,
tel Pantagruel à Paris. Les étudiants dient encore : « sou-
tenir sa thèse ». Mais Guillaume n'est qu'un savant devillage.
(e)( J'ai argué maintes fois contre eux et les ay faits
quinaulx et mis de cul », dit Panurge (Pantagruel,
ch. xviii).(f) Chef-lieu de canton, arr* de Montfort.
102 PROPOS RUSTIQUES
VOUS remerciant de vostre bonne compagnie.
Quoy voyant, tout le reste se retira, chascun
à sa chascuniere, remettant le surplus à la pro-
chaine feste, & montèrent sur leurs juments que
on leur avoit amenées. Mais avant que partir,
maistre Huguet, jà à cheval, se tourna vers
les jeunes qui commençoyent à sen aller, & leur
dist :
— Enfans, tant que preudhomme ha vie, il ne
se doibt esmayer. Au moyen dequoy servez à
Dieu, & le craignez, & ne vous sOuciez au reste :
car cest peu de cas que biens & telz poincts de
fortunes ausquelz nous confions. Faictes donques
grand chère, mes petits Enfans ; riez, jazez,
voltigez, gaudissez, beuvez dautant, entretenez
les Dames, triumphez, pennadez ('>), ballez, gam-
badez, poussez le dets('>), virez la carte, faictes
les tours, faictes le pied de veau (<=), long ce revers,
hault le verre, mettez où il fault, entrez dune
pointe (<i) avec trois pas en arrière, & ne vous sou-
ciez que descrire, toutesfois si vous advisez (e)!
Mais rien (f), ne laissez pas de aller & faictes ce que
je vous ay dict, & vous en trouverez bien. Allez,
(a) Gambadez.(b) Dé.('"] Faites la révérence.(d) Entrez hardiment, avec décision.
(®) Si vous vous avisez de faire des livres.
(f) Mais c'est assez.
DE GOBEMOUSCHE 163
mes Enfans, que Dieu vous convoyé ! A Dieu
donc, puisque boire ne voulez. Je me recommande
à vous.
— Et moy à vous.
— Je vous prie, Tel, menvoyer un cent de lattes,
pour embesongner mes couvreurs, au matin,
en attendant quil en soit venu de Montfort (^).
— Je le feray, & ny aura faute.
— A Dieu donc !
— Escoutez !
— Allez, allez !
— Si vous ne vouliez dire .''
— Nenny.
— Non (b).
FINPuis que ainsi est.
(a) Montfort-sur-Meii, chef-lieu d'arr', Ille-et-Vilaine.
\^) Dernières bribes de conversation de l'assemblée
paysanne qui se sépare.
PROPOS RUSTIQUES 11
^»ii^iai^!^0^)i^!si^!l^ii^^^
TABLE DES MATIERES
Pages.
Lntroduction II
G. L. H. à l'authcur. .' 23
Maistre Léon Ladulphi au lecteur 25
D'où sont prins ces propos rustiques 07
De la diversité des temps 4
2
Banquet rustique 47
Harengue rustique 55
De Robin Chevet 68
La difTerence du coucher de ce temps & du passé,
&; du gouvernement d'amour 76
De Thenot du Coing 90
De Tailleboudin, filz de Thenot du Coing, qui
devint bon et sçavant gueux 97
De la grande bataille de ceux du village de Fla-
meaux & de ceux de Vindelles, où les femmes
se trouvèrent 108
Mistoudin se venge de ceux de Vindelles, qui
l'avoient battu, allants à Haguilleneuf. . . . 126
Querelles entre Guillot le Bridé et Philippot
l'Enfumé i^i
De Perrot Claquedent 1^9
De Gobemousche i55
la collection deschefs-d'œuvre méconnusest imprimée parfrédéric paillartimprimeur a abbeville
(somme), sur vélinpur chiffon des papeteries
D'ANNONAY et de RENAGE
O
BINDING SECT. JAN 1 9 1968
D3P7Propos rustiques
19a
PLEASE DO NOT REMOVECARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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