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Table des matières
Table des matières………………………………………...…………….........................1
Introduction……………………………………………………………………………..3
Chapitre I. Dichotomie lexique/vocabulaire…………………………………………..6
I.1. Lexique: définition et exemples…………………………………………..6
I.2.Vocabulaire: définition et exemples……………………………………….8
Chapitre II. Aperçu historique du lexique de l’ancien français……………………10
II.1. L’ancien français: quelques particularités……………………………...10
II.2. Repères historiques……………………………………………….....…10
II.2.1. Les substrats…………………………………………………...…..…10
II.2.2. Le fonds latin…………………………………………………….......12
II.2.3. Le superstrat germanique…………………………………………….14
II.3. Procédés d’enrichissement…………………………………...………...15
II.3.1. La dérivation……………………………………………………...….15
II.3.2. La composition……………………………………………………….18
II.3.3. Les emprunts………………………………………………………....19
II.3.4. Les influences savantes………………………………………………20
Chapitre III. Lexique du XIIe siècle…...……………………………………………..21
III.1. Aspects de la langue littéraire au XIIe siècle ………………………….21
III.2. Un nouvel idéal de la société: l’idéal courtois…………………………23
III.3. Le vocabulaire de l’amour courtois dans les textes du XIIe siècle.........25
Chapitre IV. Étude de cas: Lancelot ou Le chevalier de la Charrette de Chrétien de
Troyes …………………………………………………………………..33
IV.1. Fin’amors dans Lancelot………………………………………………….33
1
IV.2. Les protagonistes…………………………………………………….........34
IV.2.1. La dame………………………………………………………………....34
IV.2.2. Le chevalier……………………………………………………….….....37
IV.3.De la beauté naît l’amour…..………………………………………...........40
IV.4. L’amour qui fait vivre et mourir………………………………….............45
En guise de conclusion ………………………………………………………..56
Bibliographie…………………………………………………………………..57
Annexes……………………………………………………………………......60
Abréviations…………………………………………………………………...67
2
Introduction
L’amour courtois désigne l’amour profond et véritable que l’on retrouve entre un
prétendant et sa dame. L’amour courtois est l’aboutissement d’une conquête de soi-même,
menant le jeune homme, à travers la femme aimée, vers la découverte de ses qualités profondes.
La courtoisie est une éducation sentimentale avant la lettre, morale, sociale. L’amour courtois est
l’une des étiquettes qui caractérisent le Moyen Âge.
L’intérêt des chercheurs pour les romans arthuriens et les légendes celtiques a été de plus
en plus grandissant, encouragé par le goût du public, de sorte qu’on se retrouve aujourd’hui
devant une production impressionnante d’études, de monographies, de travaux, de traductions. Le
principal auteur qui suscite les préoccupations plus ou moins académiques des chercheurs reste
Chrétien de Troyes. Il suffit de mettre son nom comme recherche sur n’importe quelle page
d’internet, et les titres qui envahissent l’écran dépassent toutes les attentes. Cette situation
bibliographique est due, partiellement, à l’extension des champs interprétatifs, au courage parfois
d’attaquer les textes directement en ancien français, pour une approche formelle tant soit peu
correcte, au besoin d’appliquer toutes sortes de lectures critiques à titre d’expérience ou de
revalorisation des textes anciens.
Le vocabulaire de l’amour constitue l’objet d’étude de ce travail. L’objectif est
d’examiner le vocabulaire de l’amour courtois dans les textes de XIIe siècle et de démontrer que
l’homme de Moyen Âge a les possibilités linguistiques de communiquer ce qui se passe dans sa
pensée et dans son cœur, même si quelques mots sont employés dans le texte avec des valeurs
sémantiques différentes.
On part de la distinction que R.L.-Wagner établit entre lexique et vocabulaire, le premier
englobe le dernier, celui-ci étant plus restreint du point de vue de l’inventaire et de la description.
Les difficultés qu’une étude sur le lexique du Moyen Âge implique tiennent plutôt d’une
analyse étymologique et fonctionnelle que de la réalisation d’un inventaire. C’est pour cela qu’on
fait une petite présentation de l’histoire de la langue française, mais seulement dans le domaine
du lexique: quelques repères historiques pour les substrats, pour le fonds latin et pour le
superstrat germanique, et aussi pour les procédés d’enrichissement qui ont donné dans la langue
française un grand nombre de mots. Dans les chapitres III et IV on a fait l’analyse étymologique
3
des termes qui s’inscrivent dans le thème de l’amour courtois. On a essayé de les illustrer en
fonction de ce que l’amour peut atteindre (le bonheur, la souffrance, l’accomplissement) et en
même temps on analyse les termes qui présentent plusieurs valeurs sémantiques. On fait la
précision que dans le chapitre III on commente les fragments des quelques textes du XIIe siècle
(Tristan de Thomas, Le Chèvrefeuille de Marie de France, Yvain et Cligès de Chrétien de Troyes)
pour démontrer que le nouvel idéal courtois est répandu à l’aide de la littérature parmi les
hommes du Moyen Âge et que cet idéal est de plus en plus important dans le changement de leur
mentalité.
Dans le chapitre IV on procède à un examen approfondi sur le vocabulaire de l’amour, on
suit les situations d’amour tout au longue du roman Le Chevalier de la Charrette ou le roman
Lancelot. C’est ce roman, et pas un autre, par la simple raison que le protagoniste, le chevalier
Lancelot, est un fin’amant exemplaire. Le roman a été écrit entre 1177-1181, il n’est conservé
que sur deux manuscrits complets, l’un de la BNF, 794, la copie de Guiot, (le texte de base de
l’édition selon laquelle on a travaillé) et un autre, appartenant également à la BNF, 12560. Les
deux sont en champenois. La copie de Guiot a été imprimée en 1850 par W.J. Jonckbloet. Le
deuxième manuscrit mentionné a été édité par P. Tarbé en 1849.
Pour notre travail nous avons une variante faite d’après le manuscrit de la BNF 794, la
copie Guiot, édition et traduction en français moderne par Charles Méla.
L’exégèse de l’œuvre de Chrétien de Troyes pourrait être jugée de la perspective des
livres écrits jusqu’au présent et des articles publiés sur cet auteur.
On a trouvé des livres en Roumanie, mais ils appartiennent plutôt au domaine de la
littérature. On a deux études qui sont vraiment dédiées au Chrétien de Troyes: Poétique du roman
médiéval. La forme-sens chez Chrétien de Troyes, 1996, de Maria Pavel et Récurrences des
adjectifs chez Chrétien de Troyes. Démarche stylistique et étude des mentalités, 2005, de Diana
Gradu.
Les autres pistes bibliographiques ont complété l’image sur l’ancien français et sur les
mentalités médiévales avec lesquelles on a essayé d’établir des correspondances. Les lectures
principales ont été celles de Paul Zumthor, de Ferdinand Brunot, R.L.-Wagner. La partie
concernant l’histoire des mentalités a été enrichie grâce aux lectures de Georges Duby, Jean
4
Verdon, Georges Matoré et Aaron J. Gourevitch. En ce qui concerne la littérature on a choisi
l’étude de Sasu Voichiţa Maria.
Les dictionnaires utilisés sont :
- Frédéric Godefroy, Lexique de l’ancien français, Paris, Honoré Champion Éditeur,
2000.
- A.J.Greimas, Dictionnaire de l’ancien français, Larousse-Bordas, 1999.
- Petit Robert, 2000.
On a consulté une version électronique du Trésor de la Langue Française Informatisé et
une variante du Dictionnaire Électronique de Chrétien de Troyes.
Ce bref aperçu sur les recherches plus ou moins éloignées dans le temps a essayé de situer
dans le contexte critique le thème de recherche proposé dans le travail.
5
Chapitre I. Dichotomie lexique/vocabulaire
I.1. Lexique: définition et exemples
Fig.1 Le lexique
Le terme lexique est attesté en français avec l’an 1721 (lexicon gr. lexikon, de lexis<mot).
Dans son sens le plus général, le terme lexique désigne l’ensemble des mots au moyen desquels
les membres d’une communauté linguistique communiquent entre eux.
Dans le Petit Robert, 2007, le terme lexique est expliqué de la façon suivante: dictionnaire,
vocabulaire, index.
Dans le TLF informatisé, il y a les exemples: lexique de terminologie linguistique, lexique
de termes d’art, lexique de l’ancien français, lexique de Corneille, lexique des instructions,
lexique populaire, etc.1
Le lexique, tel qu’il a été défini, est une notion théorique. Aucun français ne connaît tous
les mots en usage de son vivant, sur le territoire de la France. En plus, n’existe–t-il de
dictionnaire qui les enregistre tous, sans exception. Dans la réalité chaque individu ne se sert que
d’une partie restreinte du lexique.
1 http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2155865625. Le Trésor de la Langue Française
Informatisé.
6
Les énoncés émanent de gens, conditionnés par leur milieu, leur profession, leur culture,
d’individus dépendant aussi des circonstances dans lesquelles ils émettent leur message, ainsi que
des destinataires de celui-ci. La langue, qui préside aux emplois, est un instrument de
communication immédiate. On ne parle, on n’écrit que pour l’instant, même quand on nourrit
l’illusion de le faire pour l’éternité. Le lexique d’une langue varie d’une époque à l’autre, il est,
comme les formes grammaticales, comme la prononciation, comme la langue toute entière, dans
un perpétuel devenir.
Les raisons de cette extrême mobilité sont faciles à comprendre, si l’on réfléchit tout
d’abord à la multiplication des mots, qui est une conséquence nécessaire de la multiplication des
idées, et il n’est pas besoin de longs développements pour montrer comment l’homme étend sans
cesse le champ de ses connaissances. Il découvre dans le monde extérieur des faits, des êtres,
dont il ne soupçonnait pas l’existence. D’autre part, il crée lui-même des corps, des appareils dont
le principe même était ignoré par ancêtres. Et à cette transformation du monde physique
correspond une révolution non moins rapide dans le monde des idées. Sur tous les points où s’est
portée l’activité humaine, on voit paraître de nouvelles conceptions.
Il est évident qu’à ce développement de la pensée correspond un développement parallèle
du lexique. Les mouvements du lexique s’expliquent par des raisons de nature psychologique. En
effet, d’une part les mots s’usent, et, d’autre part, l’homme a besoin non seulement d’exprimer sa
pensée, mais de l’exprimer avec le plus de vivacité et de variété possible. Ce n’est pas, en effet,
seulement le lettré qui cherche à présenter une idée dans toute sa valeur, c’est aussi l’homme du
peuple qui aime les termes vigoureux et expressifs. Son esprit travaille sans cesse à lui fournir des
nouvelles images plus frappantes que les anciennes, surtout si celles-ci se sont un peu ternies par
l’usage, comme des monnaies qui ont longtemps circulé. Diachroniquement, le lexique d'une
langue est en perpétuelle évolution: des lemmes apparaissent et disparaissent. Le lexique d'une
langue est donc un ensemble de lemmes aux dimensions floues et variables. On l'a dit, outre qu'il
est impossible de les recenser tous pour un état précis d'une langue, certains apparaissent ou
disparaissent, rendant les limites encore plus difficiles à cerner.
Par extension, un lexique est un ensemble de mots liés à un domaine (le lexique de
l'armement), à une personne (le lexique de Balzac) ou à un ensemble de personnes (le lexique des
jeunes). Il faut dans ce cas le comprendre comme une liste de termes. Il sera alors synonyme de
7
vocabulaire, idiolecte, glossaire, dictionnaire, etc. En lexicologie cette confusion des sens
courants n'est pas acceptable. L'objet du travail devant être un corpus d'unités attestées et
considérées avant toute lemmatisation, on traite du vocabulaire de tel ou tel domaine.
I.2. Vocabulaire: définition et exemples
Le terme vocabulaire attesté dans la langue française avec l’an 1487 (lat. vocabularium).
Dans le Petit Robert, 1973, il est expliqué de la façon suivante: „dictionnaire succint qui ne
donne que les mots essentiels d’une langue, glossaire, lexique, ensemble des mots du discours ou
de la parole”.
Exemples: vocabulaire français-anglais, vocabulaire de la chimie, vocabulaire de la musique,
etc.2
„Le vocabulaire désigne conventionnellement un domaine du lexique qui se prête à un
inventaire et à une description”3
Fig.2 Le rapport lexique-vocabulaire
Quel que soit le vocabulaire envisagé, celui d’un écrivain ou celui de techniciens, on a
affaire à un ensemble concret, délimité, analysable. Un vocabulaire n’est jamais un système clos
et stable.
Les vocabulaires, dont chacun couvre un domaine et comporte des niveaux, représentent,
au contraire, une première structuration du lexique. Le vocabulaire commun d’une collectivité se
2 http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2155865625. Le Trésor de la Langue Française
Informatisé.
3 R.-L. Wagner, Les vocabulaires français, Paris, Didier, tome I, 1967, p.34.
8
compose de vocabulaire actif et de vocabulaire passif. Le vocabulaire passif correspond aux
termes dont le locuteur connaît la définition, mais qu'il n'utilise pratiquement pas, comme par
exemple lexème pour un non linguiste. Le vocabulaire actif correspond aux unités connues et
employées par le locuteur. Les vocabulaires sont utilisés dans un champ donné par un groupe
social particulier. Le lexème devient alors un marqueur sociolinguistique.
On considère que ces précisions sont nécessaires parce que notre travail fait un long retour et il
s’arrête à l’époque nommée Moyen Âge. Ce qui suscite notre intérêt c’est l’ancien français, plus
exactement, le lexique du XIIe siècle.
9
Chapitre II: Aperçu historique du lexique de l’ancien français
II.1. L’ancien français: quelques particularités
Le terme – devenu usuel – d’ancien français désigne un état de langue attesté par des textes
(œuvres littéraires, correspondances, document officiels), rédigés en roman. Tel était le nom
qu’on donnait au Moyen Âge aux idiomes vernaculaires en usage dans des régions qui
débordaient sensiblement les frontières politiques de la France actuelle. Chronologiquement, le
début de l’ancien français coïncide donc avec un moment critique du gallo-roman: prise de
conscience aiguë par l’Église des inconvénients qui résultaient d’une audience restreinte du latin,
promotion des idiomes qui servaient aux actes de communication privés. Dans une perspective
historique, l’ancien français se définit comme l’une des formes prises par le latin parlé sur les
territoires où les conquêtes de Rome avaient propagé et implanté l’usage de cette langue.
La durée assignée à l’ancien français signifie que plusieurs états de langue se sont succédés
entre le IXe et la fin du XIIIe siècle. Ancien français constitue le premier terme d’une série de
locutions où le mot de « français » est assorti d’épithètes. À l’ancien français succède le moyen
français lui-même suivi du français classique qui précède le français moderne. L’existence d’une
entité, « le français », repose sur la transmission ininterrompue de l’idiome que les Romains
avaient implanté en Gaule. En ce qui concerne l’ancien français la limite initiale est fournie, en
842, par les Serments de Strasbourg.
II.2. Repères historiques
La démarche lexicale proposée par cette étude, centrée sur le XIIe siècle comporte
également une ”radiographie” des textes selon le critère étymologique. C’est pourquoi dans les
pages qui suivent nous donnerons quelques repères pour l’histoire du français.
II.2.1. Le substrat
Faisant partie de la famille des langues romanes, le français est, implicitement, une
langue indo-européenne. Avant l’arrivée des Grecs et des Celtes, qui ont introduit des langues
indo-européennes sur le territoire qui allait appartenir à la France, celui-ci était occupé par les
Ligures, les Ibères et les Aquitains, dont les langues n’appartenaient pas à la même famille. Les
10
traces de la langue parlée par les Ligures se constituent du quelques toponymes: Vénasque,
Manosque, Bresque, Tarascon, etc. Bien que le français contemporain ait beaucoup de mots
d’origine grecque, seuls quelques toponymes remontent à l’époque ancienne Nice (<Niké),
Antibes (<Antipolis), Agde (<Agathê-Tukhê), Marseille (<Massalia). L’arrivée des Grecs au
Midi coïncide, en grandes lignes avec l’arrivée des Celtes au Nord, par l’Alsace et la France-
Comté, Arras (<villes des Atrebates), Reims (<ville des Rèmes), Parisi (<ville des Parisii),
Troyes (<ville de Tricasses), Chartes (<ville des Carnutes), etc.
Le gaulois est un substrat du français. Des peuplades celtes, les Gaulois, vivaient dans
l'actuel territoire français avant l'arrivée des Romains. Étant donné le prestige culturel,
économique et politique que véhiculait le latin, les Gaulois finirent par abandonner leur langue
pour adopter le latin, qui évolua dans cette région pour donner le français. Le parler gaulois a
disparu mais il reste décelable dans quelques mots français (une centaine).
Du point de vue de la grammaire historique, nous retrouvons en ancien français quelques
traits spécifiques gaulois:
-l’expression de la réciprocité par la structure entre + verbe (<lat. inter);
Ex.1 entraper (1204, Renclus de Moiliens, Roman de Carité)
„De la ou il fu antrapez`’ (L ,6712).
Ex.2 entrecomander
„Lors a Deu qui onques ne mant
S’antrecomandent boenemant’’ (L, 6706-6707).
Ex.3 entrevenir (1155, Wace, lat. intervenire)
„ Et li cheval tot de randon
S’antrevienent que front a front’’ (L, 3592-3593).
- l’expression de l’appartenance à l’aide de la préposition à, courante en ancien français, est
rencontrée de nos jours dans la langue populaire (le fils à Marie);
Dans le fonds lexical il y a des mots d’origine supposée celtique ou, au contraire, mots celtes
sans aucun doute.
11
Ex.1 pieces, nf. (1080, Roland, lat. pop. *pettia d’origine probablement celtique,
’morceau’, ’fragment’):
„ Et des lances tex cos se donent
Qu’elles ploient et arçonent
Et anbedeus an pieces volent” (L, 2683-2685)
Ex.2 brael/brai n. f. (XIIe s. lat. pop. *braca, d’orig. gauloise, ’ample culotte serrée aux
jambes par des lanières’)
„Gesqu’al brael le purfendié
Que en pre en cheent les mertez” (G, p.53)
Ex.3 changer<changier v. (fin XIIe siècle, Le Couronnement de Louis, bas lat. cambiare,
d’origine gauloise)
„Por neant volsissent changier
Lor ostel por querre meillor’’ (L, 454-455).
II.2.2. Le fonds latin
Le français, comme toutes les langues romanes, est issue du latin populaire, plus précisément.
Les mots du français proviennent essentiellement du latin.
„Le fonds roman, selon P.Guiraud, constitue la source essentielle du français”4. En effet, les
mots appartenant au latin parlé sont très nombreux en ancien français. Nous choisissons quelques
exemples:
Ex1 requiert < requerre (XIIe s. Alexis) < lat. pop. *requarere pour requerre :
1. ’prier’
2.’ réclamer par voie judiciare’
3. ’exiger’
4 Apud Diana Gradu, Lexique de l’amour et du combat au XIIe siècle, in Annales Scientifiques de l’Université «Alexandru Ioan Cuza» de Iasi, Roumanie, section Linguistique, 2006, tome LII, p. 73-90.
12
„Reis Louis fud mut irrié
A juste mie nel requiert”
(G, p.53)
Ex.2 peçoie <percier < lat. pop. *pertusiare pour pertundere, ’percer’, ’trouer’
„Li destriers droit sor lui envers
Si roidement que en travers
. L’une des jambes li peçoie” (C, 3455-3457)
Ex.3 : cort <cohortem < curia par fausse étymologie.du lat. pop.*cortis < lat. cohors,
ortis
„Li rois I vuelt sa cort tenir” (CH, p.119)
Ex4: dangier, n.m. (1160, Eneas) < lat. pop.*dominiarium, de dominium, ’propriété’,
’souveraineté’, ’puissance’, ’pouvoir’, ’empire’, ’libre arbitre’
„Et molt se cuide bien venchier
Dou grant orgueil et dou dangier
Qu’ele li a touz jorz mené” (C, 457-459)
Ex5 : bel < bellum (pour pulcher) (XIe s., Alexis)
„Tristrans murut pur sue amur
E la belle Ysolt pur tendrur” (Tp, p.116-117)
Ex.6 : grant (Xe s. Eulalie, grant < grandem, pour magnus)
„A la paine e la grand dolur
Qui ad esté en nostre amur” (Tp, p.116-117)
II.2.3. Le superstrat germanique
13
Au Ve siècle, des peuplades germaniques, appelées Francs, pénètrent en Gaule et s’y
installent. Le contact interrompu entre le latin vulgaire parlé en Gaule du Nord et la langue
germanique des envahisseurs a favorisé l’introduction dans le latin vulgaire d’un grand nombre
de mots d’origine germanique. Ces mots se trouvent généralement dans tous les secteurs de la
vie:
- la chasse, la pêche, la vie rurale: hêtre< hestr, roseau< raus, etc.
- les institutions politiques et judiciaires: harangue< hari-hring, gager< wadjan,
sénéchal< siniskalk, etc.
- la vie privée, la maison, la nourriture, le corps de l’homme, l’environnement: beffroi<
bërgrfrid, banc <bank, fauteuil< faldistol, mouss< mossa, etc.
- la vie morale: honte< honte, orgueil< urgôli, esbaudir< bald, etc.
- le monde des couleurs: blanc< blank, bleu< blao, gris< grîs, etc.
Le vocabulaire de la guerre est d’origine germanique:
Ex.1 épée (TLF) < espié, n. f. (Xe s, Eulalie) « lat. impér. spatha d’orig. germ.large
„ Ne an m’espee n’en ma lance
Quant je li lesserai m’amie’’ (L, 1724-1725)
Ex.2 gonfanon/ gonfalon< gonfanon < gunfano
„ Qu’il n’i paroit se lances non
Et banieres confanon’’ (L, 5601-5602).
Ex.3 guerre<guerre (1080, Roland) < werra
„ S’ont ja comanciee la guerre’’ ( L, 2292)
Ex.4 hache<hache (1175, Chrétien de Troyes) < hâppja
„Et li sergent as haches saillent’’ (L, 2229)
Ex.5 heaume< helme, heume, ialme (XIe siècle, Poème de Saint Alexis)
14
„ Cil venoit le hiaume lacié‘’ (L, 2018)
II.3. Procédés d’enrichissement
Une vision sur le lexique doit englober les moyens d’enrichissement de celui-ci. On se
rapporte à la dérivation, à la composition, aux emprunts et aux influences savantes. Ainsi
poursuivra une ligne traditionnelle présente dans toutes les histoires du français. Et puisque ce n’est pas
l’objet de notre étude nous n’y insisterons pas trop. C’est un aperçu général sur le lexique du XII e siècle.
II.3.1. La dérivation
En ancien français, la dérivation est une source inépuisable de création lexicale.
A) La dérivation propre
L’ancien français utilise pour dérivation plusieurs suffixes qui sont héritiés du latin. On
mentionne quelques exemples:
- able (de –abilitis latin), qui élimine peu à peu –ible (de –ibilis) et signifie
qu’on est capable soit de faire une chose soit de la subir: acointable, aidable,
mangeable, penable, prenable, soufrable, etc;
- age (–aticu), qui fait des adjectifs (evage, ramage, salvage), et des substantifs
désignant les droits féodaux (hommage, péage), des substantifs à valeur
collective (baranage, plumage, pucelage), des noms d’action (mariage,
usage), etc.;
- é (de –atu), suffixe du participe passé mais qui forme aussi des adjectifs
( alée, gorgée, randonnée) ;
- erie, qui remplace –ie : bachelerie, chevalerie, druerie ;
- esse, (de–icia), qui fait reculer –ise (de -itia), et –oise (de -ĭtĭa) : lesse,
richesse.
En ce qui concerne l’influence germanique, on mentionne quelques suffixes:
a) alt (–ald) » aut (–aud) : costaud, noiraud, ribaud;
b) ard (de – hart: fort), employés d’abord dans les noms propres d’origine
germanique (Bernard, Richard, Renart), ensuite dans des noms communs. Le
sens étymologique a fait place à une valeur augmentative (gaillard), ou
15
dépréciative (coard< coe, poltron, qui porte la queue basse ; paillard, qui
couche sur la paille, gueux).
c) masculins -ois, ais, ancien féminin -esche proviennent généralement du
francique -isk comme dans français < françois < frankisk (cf. all. fränkisch,
angl. frankish), anglais < anglois < anglisk (cf. all. englisch, angl. English)
qu'on ne doit pas confondre avec le suffixe -ais/aise (espagnol és, italien -
ese) issu du latin -ens(is).
Quant aux préfixes germanique, l’un de plus usités a été le préfixe mes-, provenu du
francique missi, à sens négatif et péjoratif. Les dictionnaires de l’ancien français présentent un
grand nombre de formations de ce genre dont quelques-unes survivent encore:
- mesaler – s’égarer
- mesavenir – arriver par malheur et mesaventure:
Ex.1 „ Que trop li fust mesavenu’’ (L, 4435).
Ex.2 „ Ha, Dex! Con grant mesaventure’’ (L, 2606)
- médire – dire de mal
- mesentendre – entendre mal
- mesprendre – se tromper
- mespriser – ne pas apprécier
- mesgarder – ne pas se tenir sur ses gardes.
Les parasynthétiques verbaux obtenus par préfixation étaient très nombreux: courtine>
encourtiner, forest>enforester, figure>desfigurer, route>desrouter, persone>despersoner.
Beaucoup de verbes sont obtenus à l’aide des préfixes:
- des – desconseiller
- entres –’entrelarder, entrelaissier
- es – esleescier, escover, escharnier
- par – parforcier
- por – porchassier, porfandre
- tres – trespasser.
B) La dérivation régressive
16
,, La dérivation régressive ou inverse qui consiste dans l’élimination des marques formelles du
verbe et la substantivation du radical ainsi obtenu explique l’apparition de mots tels: apel, arest,
cri, espoir, sejor, etc ”5
Ex.1 „ Mes il voit bien a son apel
Et a la pierre de l’anel
Qu’il n’i a point d’anchantement’’ (L, 2351-2353).
Ex.2 „ Sanz arest et sanz contredit’’ (L, 1187).
Ex.3 „De mon nés fu, au mien espoir” (L, 4783)
Ex.4 „ Je nel lerroie por mil livres
Que fors n’an soiez ainz le jor
Lors vos metrai a grant sejor
A grant repos et a grant aise’’ (L, 6600-6603)
C) La dérivation impropre
„ La dérivation impropre était déjà familière au latin, et depuis longtemps des adjectifs
devenaient substantifs ou des participes adjectifs.”6
Dans cette catègorie on peut intégrer selon la théorie des certains lexicologues les mots
qu’on a présentés ci-dessus appel, arest, cri, etc..Ils sont déverbaux.
La présence de l’article en ancien français facilite le changement de la catégorie
grammaticale: li cuidiers, li veoirs, li mengiers, la venue, l’aller, etc
Il y a aussi des adjectifs qui subissent la substantivation:
Ex1: (jecur) ficatum > foie (d’oie engraissée avec des figues)
Ex2: (caseum) formaticum > formage (fromage) (moulé dans un moule)
5 Maria Pavel, Le français avant le XIV-ème siècle, Iaşi, Demiurg, 1997, p. 212.6 Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, Paris, A. Colin, 1966, p. 276.
17
On a mis entre parenthèses le nom déterminé disparu dans la variante attestée en ancien
français.
Ex3: lineum (de lin) > linge (toile de lin)
II.3.2. La composition
La composition existe, mais elle est restreinte aux sobriquets. Dans la Chrestomathie de la
littérature en ancien français d’Albert Henri on a trouvé un texte composé vers 1180-1190
(auteur anonyme) qui donne quelques sobriquets formés par composition:
„Devant lui vient Hurtevilain
Et Jondoïn Trouseputain
Et Bandonïn Portecivière”
(Renart et Brun, vers 1180-11827)
À part ces sobriquets légèrement licencieux il y a un autre type de composés – adverbe /
préposition +substantif:
avant-piez
rière-garde
puisné (puis, prép & adv. < lat. pop. postius,’après’)
estrelei (estre ‘hors de’), estreloi, ‘injustice’, ‘exces’
On peut citer parmi les composés ”les juxtaposés”, selon la terminologie de Ferdinand
Brunot. Il partage ceux-ci en juxtaposés de subordination et juxtaposés de coordination.
De la première catégorie font partie les substantifs liés l’un à l’autre par un rapport de
possession sans que ce rapport soit exprimé par une préposition:
Ex: - Bois-le-Roi
- Bourg-la-Reine
Les juxtaposés de coordination sont plus nombreux et plus variés:
-adjectif +substantif: boneür
7 Exemple cité par Diana Gradu dans Lexique de l’amour et du combat au XIIe siècle, in Annales Scientifiques de l’Université «Alexandru Ioan Cuza» de Iasi, Roumanie, section Linguistique, 2006, tome LII, p. 73-90.
18
midi
printens
maugré
- 2 substantifs en apposition: preu d’ome
- 2 adjectifs: cler semé
-1 adj. + 1 adv. : nouveau né
-1 adv. + 1 part.: bien séant
II.3.3. Les emprunts
Parmi les procédés des plus usuels de renouveler le vocabulaire, on compte les emprunts.
L’influence scandinave se voit dans des toponymes: Le Trop Mesnil, Houlgate, Harfleur,
Honfleur, Barfleur, Le Houlme, Esquetot, etc.
Les termes courants introduits par les Vikings se rapportent surtout à la navigation
bateau, bord, cingler, drakkar (navire orné d’un dragon à la proue), flaner (aller ça et là), flotte,
hauban, hune, hisser, homard, girouette, gréer, rade, risée(brise), turbot( le poisson), vague,
varech, viking, etc
L’influence germanique donne en français les termes suivants: coiffe, escharpe, espic,
eschine, escremir, fauteuil, garant, laid, etc.
Le néerlandais donne quelques termes: caille, échasse, étai, vacarme,etc.
L’anglo-saxon: est, ouest, nord, sud, harve, guimpe.
Dès le XIe et le XIIe siècles, c’est-à-dire dès l’ancien français, les relations commerciales
établies avec l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, mais aussi avec les Pays-Bas, introduisent
des mots orientaux. Les plus anciens sont: almaçor, azur, amirafle, aufage, aufin, auqueton,
barbacane, calife, coton, meschine, papagai, safret, etc
Quelques mots grecs ont également pénétré, la plupart par l’italien: besant, chalant, dromond,
druguement, estoire, galée, page, timbre, etc.
Il faut enfin ajouter des mots italiens et espagnols: bonace, caler, girafe, golfe, guider etc.
II.3.4. Les influences savantes
19
La réforme de Charlemagne jugée comme une Ière Renaissance rétablit le plein droit du
latin classique dans les écoles. Les lettrés, plus nombreux, commencent à influencer la langue
parlée.
De cette manière, le latin parlé récupère des mots par reconstitution savante.
Les domaines les plus productifs de ce point de vue sont:
- la religion : abominable, mortifier, ablation, opprobe, cantique, celeste, chrestïen etc;
-la science: allégorïe, declinacïon, embleme, diurne, empacte, élément, equinoce, zone, etc.
20
Chapitre III. Lexique du XIIe siècle
III.1. Aspects de la langue littéraire au XIIe siècle
Presque toutes les histoires médiévales de la France parlent d’une «Renaissance
du XIIe siècle».
Que l’emploi d’une langue correcte, polie, dans les relations courantes ait été tenu au XII e
siècle pour l’indice d’un comportement «courtois», cela ressort d’un passage du Chevalier de la
charrette de Chrétien de Troyes. L’entourage d’Arthur et de sa femme comporte:
Mainte bele dame cortoise
Bien parlant an lengue françoise. (L, 41-42)
La tenue de ces femmes se définit par un trait: elles s’expriment correctement en français.
L’intérêt de ces vers tient à ce que Arthur, prince d’un monde de féerie antique, tient sa cour en
Grande-Bretagne. ,,Ce texte révèle à tous le moins de la part de milieux aristocratiques une prise
de conscience analogue à celle qui, au milieu du XVIIe siècle, engendra la théorie du bon
usage”8 Le vers de Chrétien atteste l’existence d’un «bon français» oral. Ce «bon français»
impliquait l’observation de règles relatives à l’ensemble de l’idiome: articulation ou
prononciation, morphologie, syntaxe. Des énoncés informatifs aux énoncés narratifs, la distance y
demeurait sensible, mais les premiers se conformaient autant que possible au modèle des seconds.
Le lexique de l’ancien français est considéré soit pauvre pour les uns, soit riche pour les
autres. Entre le IXe et la fin du XIIIe siècle, locuteurs, écrivains, rédacteurs d’actes ont
successivement disposé, de tout ce qui leur était nécessaire pour exprimer, chacun selon sa
manière, ce qu’ils avaient à dire. Là où l’on trouve leur vocabulaire pauvre, c’est que ces gens
n’avaient pas encore formé des concepts qui, beaucoup plus tard, nous sont devenus familiers.
Avant de commencer l’analyse proprement dite du vocabulaire de l’amour, on croit qu’il
est nécessaire une brève présentation des écrits du XIIe siècle.
8 R.-L. Wagner, L’ancien français. Point de vue. Programmes, Librairie Larousse, 1974, p. 49.
21
Paul Zumthor, dans Essai de poétique médiévale, caractérise le XIIe siècle en fonction de
siècles voisins: „Le XIe siècle sera roman, et le XIVe, gothique. Le XIIe, considéré de façon
globale, participe également de ces deux esthétiques”. 9
Le caractère le plus pertinent peut-être de la poésie médiévale est son aspect dramatique.
Tout au long du Moyen Âge les textes semblent avoir été, sauf exceptions, destinés à fonctionner
dans des conditions théâtrales, à titre de communication entre un chanteur ou un récitant et entre
un lecteur et un auditoire. Le texte a, littéralement, «un rôle à jouer» sur une scène. Parmi les
facteurs qui, entre le IXe et le XIIe siècles, déterminent l’émergence des divers codes poétiques,
l’importance de la mémoire et de la voix comme moyen principal de transmission a un rôle
différent. La voix engendrait une dimension particulière pour l’espace d’une société pratiquement
analphabète. La civilisation médiévale participe ainsi largement, durant ses premiers siècles, au
type de culture à dominante orale. Toutefois, la civilisation des pays français apparaît en pleine
vigueur, accordant harmonieusement une esthétique et une technique, des thèmes de spéculation
et un langage, à savoir une adéquation parfaite des formes et des contenus.
Avec les premières œuvres écrites en langue vulgaire («roman») le XIIe siècle marque la
naissance d’une littérature française.
Trois formes littéraires nouvelles marquent cette période: la chanson de geste (au début du
siècle), la poésie lyrique courtoise (sous l’influence des troubadours). Associant vers et musique,
le troubadour célèbre l’amour, vertu nouvelle du chevalier du XIIe siècle, selon la mode courtoise.
Le code courtois est calqué sur le code féodal, et le motif de la dame suzeraine, inaccessible est le
thème central des chansons de troubadours, le roman (dès la seconde moitié du XIIe siècle).
Ces récits ouvrent la voie à un type d’écrit nouveau, le roman, qui ne constitue pas encore
un genre littéraire, mais signe un récit narratif créé de toutes pièces, sans être défini comme
traduction. Chrétien de Troyes, auteur d’un cycle de cinq romans, en est le maître incontesté.
Même si Chrétien de Troyes est accepté en tant que le premier romancier français, il faut
dire que ses romans n’ont pas la même forme et le même sens que ceux conventionnellement
admis. Il s’agit des créations en vers tout comme les autres Tristan de Thomas (avant 1170),
Gormont et Isembart (premier tiers du XIIe siècle), Le Tournoi de Chauvency (1285), Le Charroi
de Nîmes (XIIe siècle).
9 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale , Paris, Seuil, 1972, p. 15.
22
On a déjà précisé que le XIIe siècle suscite l’intérêt à cause du thème de l’amour. Puisque à
l’époque-le terme amour était associé à l’adjectif courtois, on traitera dans le chapitre suivant le
concept de l’amour courtois. Le but de ces précisions sera une meilleure compréhension du
vocabulaire courtois du XIIe siècle.
III.2. Un nouvel idéal de société: l’idéal courtois
Au XIIe siècle, ce mouvement intellectuel et moral, déjà répandu dans le sud de la
France, gagne le Nord. Il instaure de nouvelles relations humaines, moins rudes, moins centrées
sur la passion guerrière. C’est tout à la fois une mentalité et un mode de vie: l’idéal courtois
associe raffinement des mœurs, souci de se cultiver et reconnaissance de la place de la femme
dans la société. „La courtoisie, littéralement «culture de cour», tend à offrir de nouvelles valeurs
aux jeunes seigneurs. Les «guerriers» se font chevaliers courtois”10. Princes et seigneurs
encouragent les arts et notamment la lecture, invitant à leur cour poètes, clercs et lettrés. La cour
de Marie de Champagne, durant la deuxième moitié du siècle, est l’une des plus illustres. C’est à
la cour de la comtesse Marie de Champagne que le clerc André Le Chapelain entreprend de
codifier les lois de la doctrine courtoise. La courtoisie associe un art de vivre à une élégance
morale. Le roman de Chrétien de Troyes, Le chevalier de la Charrette, illustre parfaitement ce
code de valeurs. On y reviendra dans un chapitre dédie au vocabulaire de l’amour dans ce roman.
Cet idéal courtois donne une forme nouvelle à l’amour, c'est-à-dire l’amour courtois.
L’expression d’amour courtois a été proposée par l'historien de la poésie médiévale Gaston
Paris en 1883..La formule médiévale occitane est celle de fin’amor. Elle désigne de façon
générale l’attitude à tenir en présence d’une femme de la bonne société, l’amour courtois étant ni
plus ni moins qu’une relation vassalique entre homme et femme.
La tradition de l'amour courtois a été florissante en territoire occitan et en France à partir du
XIIe siècle, grâce à l'influence des protectrices comme Aliénor d'Aquitaine et la comtesse Marie
de Champagne, cette dernière ayant été la mécène de Chrétien de Troyes. L'amour courtois
trouverait, à en croire certains, ses origines au Levant et dans la littérature arabo-andalouse. Il
désigne l’amour profond et véritable que l’on retrouve entre un prétendant et sa dame.
10 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de La Charrette Lancelot, Notes explicatives, questionnaires, bilans, documents et parcours thématique ètablis par Christiane Vaissa de,Librairie Hachette, Paris, 1996, p. 229.
23
Fig.3 L’amour courtois
Au Moyen Âge, on lui attribuait certaines particularités courantes: l'homme doit être au
service de sa dame, à l'affût de ses désirs et lui rester inébranlable en fidélité. L’amoureux,
dévoué à sa dame était, normalement, d’un rang social inférieur, c'est un noble de première
génération sur le point de conquérir ses titres de chevalerie. Apparemment, la vision de l’amour
courtois s’imposa progressivement dans les cœurs et permit de laisser une place à l’amour dans la
vie quotidienne. L’amour courtois n’a rien à voir avec le mariage. Cette conception nouvelle
porte le nom de courtoisie (corteisie en ancien français). Ce sentiment est ambivalent, car, d’un
côté, il exprime la dévotion et la soumission à l’être aimé (cf. les relations entre seigneur et
vassal), et, de l’autre côté, la révolte contre la morale sexuelle de l’âge féodal. C’est toujours
l’amour qui est en jeu. Paul Zumthor parle, à juste titre, de la différence de vision entre le Nord et
le Midi de la France: ,,Au Nord, l’amour apparaît plutôt comme l’aboutissement,
l’épanouissement de la conquête de soi que représente l’acquisition des qualités courtoises.[…]
24
Dans le Midi, cet amour avec lequel se confond l’existence courtoise, porte un nom, fin’ amor
[…] désignant un type de relation sentimentale et érotique […] La fin’amor est adultère en
imagination, sinon toujours en fait”11
Pour Georges Duby, il ne faut cependant pas voir dans l’amour courtois une promotion de la
femme: c’est un jeu masculin, éducatif, où les jeunes hommes, pas encore mariés, maîtrisent leurs
pulsions et leurs sentiments, comme ils apprennent à maîtriser leur corps, dans un tournoi. De
plus, la femme est une proie; celle qui est la cible de l’amour courtois des jeunes est souvent
l’épouse du suzerain, qui la donne en enjeu. Les jeunes cherchent à séduire la dame pour mieux
plaire à leur seigneur, mais aussi pour mieux se différencier du peuple vulgaire, et des bourgeois.
Une idéalisation extrême de l’amour courtois c’est la fin d’amor qui se construit peu à peu. Les
traits de la fin d’amor sont les suivants :
- un amour nécessairement secret ;
- un lien amoureux calqué sur la logique du lien féodal: la dame est suzeraine de son amant qui
doit tout entier se consacrer à son service ;
- un amour de loin qui, sans être platonique, tire son intensité de son insatisfaction: la dame est
inaccessible, les amants ne peuvent être durablement réunis.
On fait la précision que l’amour de Lancelot et de Guenièvre s’inscrit parfaitement dans les
traits qu’on a mentionnés ci-dessus. De ce point de vue, le choix du corpus semble justifié.
III.3. Le vocabulaire de l’amour courtois dans les textes du XIIe siècle
À partir de ce moment on peut passer sans hésitation à ce que constitue l’objet de notre
travail, le vocabulaire de l’amour.
Avant de commencer l’analyse proprement dite de notre corpus, on présentera quelques
textes du XIIe siècle où le thème de l’amour est prédominante.
Le premier texte choisi par ordre chronologique est Tristan de Thomas et s’inscrit dans la
thématique de l’amour. Il est composé avant 1170. Dans Tristan de Thomas le fragment choisi
centré sur la plainte d’Yseult à la mort de Tristan et sa propre mort. On a, d’une part, la voix du
personnage, et puis la voix du narrateur en racontant le dénouement tragique.
11 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 555.
25
Le vocabulaire qui décrit cette circonstance est imprégné de tragique et de désespoir. Les
deux idées principales autour desquelles s’organise le discours sont l’amour et la mort.
La répétition incessante de certains mots et/ou syntagmes transforme la plainte en chant
mortuaire.
Les mots sont presque tous d’origine latine: amis (<amicum), amur(<amorem),
aventure(<adventura), confort(<confortare ‘encourager’), deduit(<deducere ‘conduire’),
desir(<desiderare), dolur(<dolor), joie(<gaudia), mal(<malum), mort(<mortem),
paine(<poena), raisun(<rationem), tendrur(<tener) tendror ‘qualité de ce qui est tendre’,
‘tendresse’, vie(<vitam).
Les termes d’origine germanique ont une faible fréquence: hait, guarir (<francique
warjan, ‘protéger’).
Le mot ami présente le plus haute fréquence d’emploi, sept occurrences, soit comme
invocation, soit comme simple formule d’adresse :
Ex.1:„Amis, amis, pur vostre mort
N’avrai jamais de rien confort”
Ex.2: „Amis Tristan, quant mort vus vei,
Par raisun vivre puis ne dei”
L’idée de mort est exprimée tout d’abord par la répétition du terme proprement dit, soit-il
substantif ou verbe. Il a une fréquence très haute (dix occurrences), pour que Yseult puisse nous
convaincre à tout prix qu’elle va mourir. L’auteur associe à la mort d’autres termes apparentés:
dolor, paine, tendrur, mal. L’antonyme ne fait qu’accroître le regret et le désespoir:
Ex.4: “Quant jo a tens ne poi venir
Pur e vostre mal guarir”.
,, Le thème de l’amour est enrichi du point de vue du syntagme verbale par les verba affectum
et verba voluntati".12 Du Roman de Tristan on retient garir 2 occurrences, baisier 1 occurrence,
12 Diana Gradu, Lexique de l’amour et du combat au XIIe siècle in Annales Scientifiques de l’Université «Alexandru Ioan Cuza» de Iaşi, Roumanie, section Linguistique, 2006, tome LII, p. 73-90.
26
acoler 1 occurrence et embracer 2 occurrences. Tous sont circonscrits au thème de l’amour et
remplacent le terme générique aimer. D’ailleurs le substantif amour est présent 4 fois dans le
texte
La décision d’Yseult de mettre fin à sa vie est exprimée par le verbe vouloir au présent.
“Pur vos voil murir ensement”
Ensement est un adverbe typique pour l’ancien français, disparu du français moderne. Le
sens est de ainsi
Le second texte est, Le Chèvrefeuille écrit par Marie de France, on a le même thème de
l’amour et les mêmes héros: Tristan, Yseult (cette fois-ci elle n’est pas nommée) et, en plus, le roi
Marc.
Avec plus de personnages et plus d’action l’auteur exprime l’idée de fatum qui lie à
jamais les deux protagonistes.
De nouveau le vocabulaire est majoritairement latin. Il y a des termes qui reviennent d’un
texte à l’autre: ami, belle, deduit, demorer, joie, mort, veoir, vivre.
Il y en a d’autres, nécessaires à la construction du récit, toujours d’origine latine:
rois(<rex), roine(<regina), neveu(<nepos), contree(<lat.pop. *regio contrata),
volentez(<voluntatis), païs(<bas latin pagensem, ‘habitant d’un pays, canton’), forest(<lat. pop.
*forestis), vespree(<vesper),gent(<gentem), cort(<cohortem<curia par fausse étymologie du lat.
pop. cortis), jor(<diurnum), chievrefuiel(<bas latin caprifolium),corrociez(<lat.pop.
*corruptiare), iriez(<ira),trespensez(<bas latin pensare + tres ‘méditer’, ‘être plongé dans ses
pensées’),pensis cf. l’étymologie précédente.
Dans cet inventaire sélectif il y a plusieurs catégories de termes. Quelques-uns sont des
termes usuels – veoir, voloir, dire, oir, amer, terre, pais, gent, jor, seul, povre, rois, roine, neveu-
d’autres sont plutôt destinés à la vie affective: trespensez, pensis, corrociez, iriez.
Les termes qui n’appartiennent pas au fonds latin sont aussi peu nombreux que pour le
texte antérieur. Nous retenons: baron(<francique *barone), bani(<francique *ban>banir
‘condamner à l’exil’, ‘exiler’, ‘faire appel à’), chemin(<origine celtique, par le lat.pop.
*camminum), abandon(<abandoner<germanique *band ‘juridiction’), bois(< d’un radical bosc,
<latin boscus, origine germanique).
27
La fureur du roi Marc est exprimée par deux adjectifs et un verbe dès les trois premiers
vers:
„Li rois Mars estoit corrociez,
Vers Tristram,
son neveu, iriez;
De sa terre le congëa”
La même tendance vers la répétition, censée convaincre le public sur l’intensité des
sentiments est à retrouver dans les vers concernant Tristan qui:
„…se mist en abandon
De mort et de destruction.
Mort et destruction sont mis en ordre inverse du point de vue de leur emprise sur
l’individu.
“qui aimme molt loiaument
Molt est dolenz et trespensez” (formule répétée un vers plus loin “Tristran est dolenz et pensis”)
Le verbe amer, le plus direct dans une situation pareille, n’apparaît que deux fois (cf. supra):
“Por la roine qu’il ama”
Qui aime la reine? Nous connaissons l’histoire et il n’y a pas de doute que le roi Marc et
Tristan aussi aiment la reine, la belle Yseult. Mais pour ce vers nous croyons déceler une certaine
ambiguïté.
Vers la fin du lai le verbe amer est remplacé par une formule à titre de collocation:
“Por espïer et por savoir
Comment il la peüst vëoir
Car ne pooit vivre sans li:”
Avec Cligès on étudiera le vocabulaire amoureux chez Chrétien de Troyes, l’auteur le
plus représentatif de l’époque. On a choisi deux textes Yvain et Cligès.
Dans Cligès nous avons le monologue de Soredamor précédé par la voix du narrateur qui
explique ce qui se passe dans l’âme de l’héroïne. Presque tout avec des mots latins, mais parce
qu’il s’agit aussi de sentiments opposés à l’amour, la souche germanique intervient
28
amor(<amor), dangier(<*dominiarium<dominium, ‘propriété’, ‘puissance’, ‘empire’),
cuer(<cor, cordis), eulz(<oculus),biautez(<*bellitate),mençonge(<mentiri), ennuiz(<bas latin
inodiare<odium), venchier(<vindicare), compere(<comparare ‘gagner’, ‘acquérir’, ‘acheter’),
eschaufe(<excalefacere de ex, intensif et calere ‘être chaud’), refuse(<lat.pop.* refusare;
croisement de recusare et refutare), acuse(<accusare), traie(<lat.pop. *tradire ‘transmettre’),
grieve(<gravare<gravis) , blamer(<lat.pop.* blastemare < latin ecclésiastique blasphemare),
atalente(<talent ‘disposition du coeur’), afole(< lat.pop. *fullare, d’après fullo ‘foulon’).
Les mots d’origine germanique appartiennent plutôt à un monde masculin:
orgueil(<urgoli)dart(<darod ‘aiguillon’), esgarder(<garder) garder(<*wardôn ‘veiller’).
Avant le discours de l’héroïne, le narrateur nous surprend par la force des images créées.
„L’Amour transformé en personnage est d’une cruauté digne d’un combat proprement dit. Nous
assistons à l’invasion de l’univers amoureux par des vocables propres à un autre, théoriquement
plus doux et plus tendre. Mais l’amour au Moyen âge n’est jamais câlin, il est l’expression
indubitable de l’amour passion:"13
Ex.1: “Or la fera Amors dolente
Et molt se cuide bien venchier
Dou grant orgueil et dou dangier
Qu’ele li a touz jorz mene.
Bien a Amors droit asene
Qu’au cuer l’a de son dart ferue.” (C, 456-461)
Soredamor est la malheureuse qui souffre du doux mal d’amour:
Ex.3: “Or li est boen or li nuist
Or le veult et or le refuse.”(C, 472-473)
A remarquer le jeu des oppositions nuist/est boen, veult/ refuse censées rendre un
sentiment encore indéfinissable et incertain. C’est pourquoi Soredamor cherche une réponse avec
les instruments les plus proches: les sensations. Elle ne possède pas d’autres moyens
d’introspection. Elle accuse ses yeux de trahison, elle interroge incessamment son coeur:
13 Diana Gradu Lexique de l’amour et du combat au XIIe siècle, Annales Scientifiques de l’Université «Alexandru Ioan Cuza» de Iasi, Roumanie, section Linguistique, 2006, tome LII, p. 73-90.
29
Ex.1: „Oeil, vos m’avez traie!”(C, 475)
L’état de l’héroïne est dessiné par la force des répétitions – amer apparaît huit fois. Du
reste il est colloqué par plaire, atalenter, seoir.
La douleur est décrite par une seule formule, répétée avec obstination, mais typique pour
l’écriture de l’époque faire + adjectif/verbe :
Ex.1: „Or la fera Amors dolente”(C, 456)
Ex.2: „Chose qui me feist dolente”(C, 508)
Le monologue de Soredamor présente la fréquence la plus haute du verbe aimer; ce verbe
apparaît 8 fois – infinitif, indicatif présent, futur; il est accompagné par d’autres pris au sens
figuré, censés à exprimer le même état d’âme: cuist, palist, clamer.
Le fragment extrait d’Yvain représente le monologue du personnage principal. C’est un
mélange des deux sentiments contradictoires, espoir et désespoir à la fois. En fait, il s’agit de la
naissance de l’amour. Les éléments nouveaux tiennent de la présence moins évidente des
lamentations, quoique plus violentes, et de la description physique de l’être aimé:
Ex.1: “Grant duel ai de ses biax chevax
Qui fin or passent, tant reluisent;
D’ire m’esprennent et aguisent
Quant je li voi rompre et trechier”(Y,1466-1469)
Ex.2: ”Ne de riens n’ai si grant destreche
Comme de son vis qu’ele bleche,
Que ne l’eust pas deservi,
C’onques si bien taille ne vi”(Y, 1477-1480)
Du point de vue étymologique on a à peu près la même situation que pour les textes
analysés jusqu’à présent, la prédominance des mots d’origine latine:
or(<aurum), chevax(<capillum), ire(<ira), larmes(<lacrima), mains(<manus), pis(<pectorem)
duel(<dolor), glache(<lat.pop. *glacia, pour glacies), vis(<vissum, p.passé de videre),
gorge(<lat. pop. *gorga<lat. gurges ‘tourbillon’),destreche(<destrecier<lat.
po
30
p.*districtiare),plain(<plenus),lie(<laetum),aguiser(<lat.pop.*acutiare),rompre(<rumpere),estra
indre(<stringere),trenchier(<lat.pop.*trinicare).
On a essayé d’extraire du fragment les vocables nouveaux par rapport aux textes
antérieurs.
Pour l’influence germanique dans les pages choisies d’Yvain on signale:
fres(<germanique *frisk)
blanches(<francique *blank)
Beaucoup de chercheurs sont d’accord que Yvain est le meilleur texte de Chrétien de
Troyes.
Il y a, dans notre fragment, moins de répétitions et par conséquent, plus de diversité. La
seule exception c’est l’utilisation de grant et de bel(e).
Pour décrire la douleur et la révolte d’Yvain, Chrétien de Troyes fait appel aux verbes
s’esprendre, aguiser, desseoir doloir, acorer, et aux expressions très fréquentes en ancien
français avoir duel et avoir destreche (éventuellement +grant/si):
Ex.1: „D’ire m’esprennent et aguisent” (Y, 1468)
Ex.2 :„Toutes ches choses me dessïent” (Y, 1472)
Ex.3: „De che qu’ele pleure me doeil”(Y, 1476)
Ex.4: „ Et che me par a acouré
Que je li voi sa gorge estraindre” (Y, 1482-1483)
Ex.5: „Grant duel ai de ses biax chevax” ( Y,1466)
Ex.6: „Ne de riens n’ ai si grant destreche”(Y, 1477)
La description de l’objet amoureux est aussi équilibrée et réussie. La femme désirée,
même au comble de la douleur, a des beaux cheveux dorés, des yeux merveilleux, un visage
parfait par sa forme, sa couleur et sa fraîcheur, des mains fines et blanches, une gorge marbrée.
La violence de l’émotion ne manque ni d’un côté, ni de l’autre. Sauf que, pour la femme,
les émotions sont le résultat d’un sentiment contraire à l’amour. Elle pleure son mari.
Le réseau lexical du thème de l’amour courtois, tel qu’il apparaît dans les configurations
syntaxiques et rhétoriques identifiées dans les textes qu’on a utilisés comme exemples, reflète la
problématique des objets dans le sens attribué par Paul Zumthor. Ce sont „ de vastes secteurs de
31
l’intelligible ou de sensible dans lesquels se situe l’imagination créatrice au moment qu’elle va
passer à l’acte”14. L’objet chevalier est lié à la dame par le biais des thèmes conjugués de
l’aventure et de l’amour.
On a avancé plus tôt l’idée que le vocabulaire médiéval n’excelle pas en richesse et en
diversité. On peut observer son faible degré d’abstraction dans la description des phénomènes de
la vie mentale et affective. Pour l’homme médiéval tout se passe au niveau du physiologique: il
aime voir, toucher, entendre, et les écrivains veulent monstre, faire veoir. Mais, il est difficile
d’exprimer les sentiments de l’homme médiéval et à cause de cela : ,, plutôt que dire d’un homme
qu’il est triste, on dira qu’il pleure".15
On ne peut pas dire que les termes qu’on a précisés sont les seuls qui font partie de
vocabulaire de l’amour et qui appartiennent au XIIe siècle. Le vocabulaire n’est jamais un
système clos et stable, dans la réalité chaque individu ne se sert que d’une partie restreinte du
lexique. On a voulu seulement prouver que le concept de l’amour courtois se manifeste dans la
littérature et que les écrivains ont trouvé des termes pour l’exprimer parce que: „L'amour courtois
trouve d'abord son épanouissement dans la littérature, puis ses personnages, ses codes et ses
images envahissent progressivement le cadre de vie de l'aristocratie”.16
Chapitre IV: Étude de cas : Lancelot ou Le chevalier de la Charrette
14 Apud Maria Pavel, Poétique du roman médiéval. La "forme-sens" chez Chrétien de Troyes, Editura Fundaţiei
Chemarea, Iaşi, 1996, p. 147.15 Georges Matoré, Le vocabulaire et la société médiévale, Presses Universitaires de France, Paris, 1985, p. 108.
16 http://expositions.bnf.fr/arthur/arret/06.htm, Michel Rousse.
32
IV.1. Fin’amors dans Lancelot
Dans ce chapitre on fera l’analyse proprement dite du vocabulaire de l’amour. Ce dernier
paragraphe comprendra une étude de notre corpus, Le chevalier de la Charrette, selon le critère
étymologique et thématique, conformément au projet initial. Notre démarche s’avère être de plus
en plus restrictive car, on a étudie le lexique de l’ancien français et puis le vocabulaire de l’amour
dans quelques textes du XIIe siècle. Dernièrement, notre champ d’analyse sera limité aux
étymologies et au début spécifique des vocabulaires ainsi constitués et on intégrera ces vocables
dans le motif de l’amour courtois.
Avant ”d’attaquer” le texte on croit indispensable de soumettre à l’attention du lecteur
quelques précisions sur notre corpus.
Le Chevalier de la Charrette répond à une commande de la comtesse Marie de
Champagne, à qui l’œuvre est dédiée. C’'est un très bon exemple de la fin'amor ou amour
courtois ou amour idéal, dans la littérature du Moyen Âge. Lancelot est amoureux de la femme
du roi et entreprend pour elle les plus folles aventures. Fasciné par la beauté de Guenièvre, il est
capable d'extase lorsqu'un objet vient raviver en lui le souvenir de celle qu'il aime. Dans l'action,
il peut accepter la honte et le déshonneur simplement pour prouver sa totale soumission au bon
vouloir de sa dame. L’amour doit être absolu. Que la dame commande et Lancelot se laisse
vaincre et humilier aux yeux de tous, par le plus faible des combattants puisque „Mout est qui
aime obeïssanz” (L, 3816). Sa parfaite dévotion lui vaudra, mais après bien des épreuves,
d'accéder à la suprême récompense d'une nuit d'amour. Dans ce roman l'amour est folie, mais il
assure valeur et gloire au chevalier d'élite qui prend le risque de s'y engager.
En tant que doctrine fortement nuancée, l’amour courtois devient chez Chrétien un
principe d’ordre, „une solution à la tension dialectique entre idéal et réalité”17
Chez Chrétien de Troyes, le thème amors, en tant que combinatoire de motifs, inclut: la
requête d’amour, la courtoisie en amour, l’amour-prison, le regard amoureux, le conflit amour-
17 Apud Maria Pavel, Poétique du roman médiéval. La "forme-sens" chez Chrétien de Troyes, Editura Fundaţiei Chemarea, Iaşi, 1996, page 144.
33
aventure, la séparation du couple, le repentir, l’amour estime, la merci, l’amour suivie de la
mort, le fin’amant exemplaire, l’amour pour Dieu.
On fera une présentation des unités linguistiques, mots isolés ou syntagmes exprimant
les attitudes affectives impliquées par le thème de la fin’amors.
Tous les termes qu’on a trouvés dans le texte et qu’on peut les inscrire dans le vocabulaire
de l’amour et aussi les termes nécessaires à la construction du récit seront inventoriés dans
l’index alphabétique qu’on ajoutera à la fin de ce travail.
IV.2. Les protagonistes
La fin’amors a besoin des protagonistes pour son accomplissement: la dame et le
chevalier. Pour les protagonistes femmes, il y a une distinction: Guenièvre, conformément au
statut que l’époque et la doctrine amoureuse lui assurent, ne doit rien sacrifier, elle est reine et
amante. Les qualités des protagonistes sont extérieures, ce qui frappe les yeux et l’imagination et
qui justifie la naissance de l’amour. Ainsi Lancelot, „criature si aperte, si bele, si preuz, si serie”
se révèle surtout dans les rencontres guerrières, en action.
On illustrera ce qu’on a dit dans les pages qui suivent.
IV.2.1. La dame
Dans notre corpus la femme est respectée et toute-puissante. La femme aimée, la dame
joue un rôle de premier plan.
La présence féminine est mise en évidence par les termes suivants: dame, damoisele,
feme, fille, pucele et röine.
Ex.1 dame (1080, lat. domina ) – TLF: dame
Le terme a 72 occurrences, l’un des plus significatives dans le texte. Il signifie, en
général, titre de respect donné à une femme. Un mot utilisé en plusieurs contexte peut avoir des
valeurs sémantiques différentes:
a) en parlant d’une personne qui détient la pouvoir:
34
„Puis que ma dame de Chanpaigne
Vialt que romans a feire anpraigne,
Je l’anprendrai molt volontiers” (L, 1-3)
„ Ja Dex, quant de cest siegle irai,
Ne me face pardon a l’ame
Se onques jui avoec ma dame!" (L, 4860-4862).
,,Sire, ma dame la reïne
Par moivos mande, et jel vos di,
Que au noauz." (L, 5652-5654)
b) en parlant d’une femme noble:
,, Mainte bele dame cortoise,
Bien parlant an lengue françoise" (L, 39-40).
c) en parlant d’une femme mariée:
,,Li vavasors avoit a fame
Une bien afeitiee dame" (L, 2045-2046).
d) en parlant d’une femme aimée, d’une maîtresse:
,, A Lancelot vient la novele
Que morte est sa dame" (L, 4250-4251).
e) en parlant d'une fée:
,,Cele dame une fee estoit
Qui l'anel doné li avoit
Et si le norri an s'anfance "(L, 2345-2348).
Ex.2 damoisele (Xe siècle, Eulalie, lat. domnicella), TLF: demoiselle; occurrences 56
35
Le terme signifie jeune fille noble, jeune femme noble non mariée.
,, Les dameiseles, quant le sorent,
Asez plus grant pesance en orent,
Et dïent que par saint Johan
Ne se marieront ouan "(L, 6049 -6052).
Mais ces six demoiselles sont vraiment importantes, mystérieuses, un peu femmes et un
peu fées, croisent «à l’aventure» le chemin du chevalier. Réplique ou annonce l’une de l’autre,
elles sont autant de signes qui ne peuvent se lire seuls. Leur succession guide les pas du chevalier
et, juxtaposant les indices, permet de construire les sens de la quête.
Ex.3 fame (1080, La Chanson de Roland, lat. femina), TLF: femme; occurrences 9
- vocable utilisée en parlant d’épouse
,, Par ma foi, sire,
De la fame le roi Artu" (L, 1422-1423).
,, A l’issir une meison virent
A un chevalier, et sa fame
Qui sanbloit estre boene dame,
Virent a la porte seoir" (L, 2510-2513).
Ex.4 pucele ( bas lat.pullicella), TLF .pucelle; occurrences 60
- jeune fille non mariée
On mentionne que le terme pucele est utilisé dans notre corpus avec valeur substantivale
et adjectivale.
,,Par mon conduit, bien le savroiz,
Est ci la pucele venue" (L, 1602-1603).
Ex.5 röine ( 1080, lat.regina ), TLF: reine; occurrences 139
36
Dans le texte, la reine est une dame secrète dont l’amour se découvre peu à peu. Elle
s’appelle Gueniève. En dame courtoise, elle se plaît à se prouver qu’elle a tout pouvoir sur son
amant. C’est elle qui décide de leur devenir, c’est elle qui chasse d’abord Lancelot puis lui
accorde la «merveille» de leur nuit d’amour
,,Cist peignes, se j’onques soi rien
Fut la reïne , jel sai bien"(L,1411-1412)
„Meüz sui por si grant afeire
Con por la reïne Guenievre" (L, 1098-1099).
IV.2.2. Le chevalier
Le chevalier remplit une triple fonction sociale, secondant son seigneur, protégeant les
faibles et aidant à faire triompher la justice. Gauvain et Lancelot, les deux chevaliers arthuriens
du récit, cumulent ces rôles.
Le chevalier, attentif aux valeurs morales et spirituelles, fidèle et loyal, généreux envers
ses adversaires, tourné vers ceux qui peuvent avoir besoin de lui, n'est pas insensible à l'amour.
Au contraire, il ne peut se réaliser pleinement que s'il met sa valeur et ses qualités au service
d'une dame et de l'amour. La chevalerie arthurienne n'est pas seulement un ordre militaire, mais
traduit un idéal de vie hors du commun où le cœur a sa place. Le chevalier est aussi un seigneur
qui aime à se distinguer par la beauté et la puissance de ses armes, la robustesse et la rapidité de
son cheval. Sa vie se règle sur l’errance de la mission de soldat: le récit abonde en rites d’accueil,
le chevalier est toujours fêté et traité avec honneur. Repas, jeux d’intérieur, joutes forment
l’essentiel de ses loisirs.
37
Fig.4 Le Chevalier
Les romans de Chrétien sont peuplés de chevaliers qui libèrent, aident, luttent pour une
cause féminine, sans que l’amour exclusif, donné et partagé, en soit l’enjeu.
L’étymologie de mot chevalier est d’origine latine: caballarius. Il est enregistré dans le
TLF sous la forme: chevalier; 244 occurrences dans le texte.
A l’origine il signifiait «guerrier noble combattant à cheval, à qui a été conféré l'ordre de
chevalerie»
Ex.1 ,,Neïs li chevaliers vermauz
Plot as dames et as puceles
Aus plus gentes et aus plus belles’’. (L, 5714-5716)
De cette histoire d’amour on est plus intéressé par trois chevaliers Gauvain, Lancelot,
Méléagant.
Gauvain, le neveu d’Arthur, est le chevalier courtois. Il incarne un type de chevalier idéal,
droit, qui n’infléchit jamais sa route et ne risque pas d’imprudence. Mais il échoue dans sa
38
mission; à la fin il ne reste qu’un chevalier ordinaire. Il n’aime pas et sa quête ne lui est dictée par
Amors. Doué d’un très vif sentiment de l’honneur, il rejette l’idée de montrer dans la charrette:
Ex.1 „Quant mes sire Gauvains l’oï,
Si li tint a molt grant folie
Et dit qu’il n’i montera mie.” (L, 388-390)
Lancelot est l'un des plus grands et nobles chevaliers du cycle arthurien. Lancelot, par
contre, paraît invincible. Héros jusqu'à l’ultime, il reste conforme à l’idéal courtois tout en
assumant des comportements extrêmes. Mais, entre Raison qui s’oppose à Amour, il choisi ce qui
est enclos dans son cœur:
Ex.1 „Mes Amors est el cuer anclose,
Qui li comande et semont
Que tost an la charrete mont
Amors le vialt et il i saut,
Que de la honte ne li chaut
Puis qu’Amors le comande et vialt ” (L, 372-377)
Lancelot se laisse conduire par Amors et il devient le fin’amant exemplaire.
Méléagant est une sorte d’anti-héros. Il présente toutes les qualités d’un chevalier en ce
qui concerne les combats. Méléagant est une sorte d’anti-héros, de faire-vouloir pour Lancelot. Il
représente l’envers du héros: bavard, orgueilleux, insolent, excessif en tout et, surtout, félon, il
incarne les forces négatives du Mal:
Ex.1 „Plus orguelleus que n’est uns tors,
Que c’est molt orguilleuse beste” (L, 2568-2569)
Ex.1 „Ne te fai tenir por anrievre
Ne por fol ne por orguilleus!” (L, 3208-3209)
On fait la précision que l’adjectif orgoillos est d’origine francique et que dans notre
corpus il a trois 3 occurrences toutes pour la description des attitudes de l’anti-héros, Méléagant.
39
IV.3. De la beauté naît l'amour
Chrétien de Troyes répète après Ovide et les clercs du Moyen Âge que c’est de la vue, de
la beauté que naît l’amour : les yeux sont les messagers du cœur et le coup de foudre est
immédiat.
Il semble que Lancelot suit justement la définition qu’André Le Chapelain donne de
l’amour : „une passion naturelle qui naît de la vue de la beauté de l’autre sexe et de la pensée
obsédante de cette beauté.”18 L’homme du Moyen Âge convertit immédiatement son émotion
esthétique en sentiment de piété et en joie de vivre le chevalier fait identiquement, il est fasciné
par la beauté de la jeune fille qu’il rencontre et il la désire en faisant tout pour la fin’amors.
Apprécier la beauté est l’une des qualités du chevalier courtois, savoir deviner sous
l’apparence la réalité du monde et des êtres est la preuve d’un profond raffinement.
Le terme qui désignait cette qualité physique c’était presque le même qu’aujourd’hui:
biauté (<bellus), TLF: beauté. On ne le rencontre que trois fois dans le texte. Deux fois en
caractérisant les demoiselles qui vont se marier:
Ex.1 ,, Car tant ne se s’osoient fier
En lor biautez n’an lor richesse”. (L, 5996-5997).
Et une fois en parlant d’autre chose, mais on traitera cet exemple dans un autre
paragraphe.
On commence par la beauté de la reine. La description des cheveux, en trois termes, fait
partie des rares indications concernant sa beauté:
Ex.1,, Oue les chevox que vos veez:
Si biax, si clers et si luisanz” (L, 1414-1415)
On fait la remarque que à cause de sa beauté, le peigne d’ivoire de Guenièvre devient aux
yeux de son adorateur, ,, objet fétiche”19
Les adjectifs qui qualifient la beauté de la dame et du chevalier sont d’origine latine:
18 Apud Maria Pavel, Poétique du roman médiéval. La "forme-sens" chez Chrétien de Troyes, Editura Fundaţiei Chemarea Iaşi 1996, page 145.19 Diana Gradu, Récurrences des adjectifs chez Chrétien de Troyes. Démarche stylistique et étude des mentalités, Casa Editoriala Demiurg, Iasi, 2005, page 126.
40
bel (XIe s.Alexis) < bellum, TLF: beau
L’adjectif est utilisé jusqu’à la saturation, 70 occurrences. Son sens le plus général est
quelque chose qui procure une satisfaction d'ordre esthétique, qui plaît en parlant d'une personne:
Ex.1 ,,Une dameisele ancontree,
N’avoit si bele an la contree” (L, 431-432)
Même si dans ce paragraphe on traite les termes autour du thème de la beauté où le mot
bel s’inscrit parfaitement, on croit qu’il est nécessaire de donner aussi les autres valeurs
sémantiques qu’il puisse avoir dans notre corpus:
- qui produit de l’agrément, de la satisfaction
Ex.1: „Assez est qui novele porte
Einçois la leide que la bele” (L, 4248-4249)
termes qui sont en relation d’antonymie
- en parlant d’attitudes, de comportements: bele chiere:
Ex.1 ,, Lors li dit cele qu’il li doint
Congié si s’an ira arriere
Et il li done a bele chiere ” (L, 2008-2010)
- certaines construction attributives: il fait bon et bel +infinitif:
Ex.1 „Torne toi si que de ca
Et que adés ceste tor voie
Que boen veoir et bel la fet” (L, 3701-3703)
-terme d’affection, en apostrophe:
Ex.1 ,, Et Kex respont : « Biax sire roi, ”(L, 97)
- adverbe: de manière satisfainte :
41
Ex.1 ,, Cil l’armerent bel et si bien” (L,6771)
D’autres termes qui appartiennent au réseau lexical de la beauté:
cointe (XIe s.Alexis) < cognitum, le terme n’est pas enregistré dans le TLF
Ses occurrences dans texte: 3.
Ex.1 ,, Une pucele cointe et sage” (L, 5637)
debonaire (1080, Roland)<amalgame de bon aire,TLF: débonnaire
Ex.1,,Or, douce amie debonaire” (L, 6692).
douz, dolce<dulcis, TLF: doux
Dans le texte avec le sens d’aimable:
Ex.1,, Or an venez, biax dolz amis” (L, 4000)
En grandes lignes on a présenté les adjectifs, il nous reste de mentionner que ceux-ci parfois se
combinent:,, Lancelot, biax dolz amis chiers” (L, 6696).
On a retenu dans la classe des verbes, le participe passé du verbe acesmer (dont origine est
obscure).Dans notre texte le participe passé est utilisé avec valeur adjectivale pour compléter la
description que Chrétien de Troyes fait à l’une des femmes belle de l’époque:
Ex.1,,Une dameisele venant,
Mout tres bele et mout avenant,
Bien acesmee et bien vestue.” (L, 933- 935).
Pour que la beauté naît l’amour on a besoin que celle-ci soit observée par le chevalier. Dans la
catégorie des sensoriels on considère les verbes suivants dont l’origine est latine: apercevoir,
entendre, esgarder, regarder et vëoir. On peut dire que les verbes esgarder, regarder et vëoir
sont presque synonymes. Le rôle du regard est très important. On donne deux exemples, une fois
le regard fait que les filles du cour de roi Arthur désirent se marier avec le même chevalier:
Ex.1 ,,Et les dameiseles disoient,
Qui a mervoilles l’esgardoient
42
Que cil les tolt a marier” (L, 5993-5995).
Ailleurs le manque du regard constitue la punition appliquée par la femme adorée au
chevalier à cause de la charrette :
Ex. 2 ,,Comant? Don n’eüstes vos honte
De la charrete et si dotastes?
Molt a grant enviz i monastes,
Quand vos demorastes, il pas
Por ce, voir, ne vos vos je pas
Ne aresnier ne esgarder.” (L, 4483-4489)
Du moment que la beauté a été aparceüe par les protagonistes, on pourrait inscrire dans
notre vocabulaire d’amour les termes suivants, qui font partie de la catégorie des verba affectum:
abelir, atalanter, délitier et plaire, leur étymologie est latine. Les verbes sont en relation de
synonymie partielle.
En ce qui concerne le verbe abelir, il n’est utilisé qu’une seule fois dans un syntagme
négatif:
Ex.1: ,, Et celui mie n’abeli
Qu’il se soffrist mout bien de li” (L, 1193-1194).
Plaire est le verbe avec une fréquence significative: 64 occurrences.
Ex.1,, Et s’il vos plest, jusqu'à demain
I serai por amor de vos” (L, 4518-4519).
Ces verba affectum changent le statut des personnages, la dame et li chevalier sont
maintenant les actants suivants: amant, ami,amie, chiere, déterminés par la les adjectifs: amoros,
chier, cortois, douce, douz, lëal, ,,adoptés définitivement par le vocabulaire courtois”.20
L’amistié c’est la première liaison d’entre ceux-ci. La fréquence de ce terme est faible, 2
occurrrences. Une fois il est employé avec la variante amistié:
20 Maria Pavel, Poétique du roman médiéval. La "forme-sens" chez Chrétien de Troyes, Editura Fundaţiei Chemarea Iaşi 1996, p. 154.
43
Ex.1 „Qui m’a mostré par sa pitié
Tant de dolçor et d'amistié „(L,4021-4022)
L’autre fois la variante c’est amitié:
Ex.1,, Qu'il n'i a dolçor n'amitié,
Li tuens cuers est trop sanz pitié ‘’ (L, 6312-6313)
On observe que l’amistié dans ces deux emplois est en couple avec la pitié et la dolçor.
En ce qui concerne la version moderne du texte, Charles Méla, renonce dans le deuxième
exemple à la traduction d’amitié, il ne le mentionne point.
Le mot ami a plusieurs valeurs sémantiques. Ses occurrences sont: 5 pour ami, 16-amie,
20-amis. On donne quelques exemples pour les illustrer:
- personne liée d’amitié avec une autre personne:
Ex.1 „Et mes sire Gauvains ausi
Com a seignor et a ami,
Et Kex ausi, tuit li prometent” (L, 5292-5294)
-formule d’adresse: „biax dolz amis”.
Ex.1 „ Lancelot, biax dolz amis chiers” (L. 6696)
Quand on parle de l’amitié médiévale, il s’agit véritablement d’amour, une forme
d’amour particulière à la civilisation médiévale, tout comme les gestes qui la manifestent: les
baisers sur la bouche, mais aussi sur le menton, le nez, etc. C’est pourquoi le terme ami était
employé à l’époque avec la valeur sémantique suivante: amant.
Ex.1 „ Malveise est qui mialz vialt morir
Que mal por son ami sofrir.” (L 4239-4240).
La beauté a été aperçue, la relation d’entre la dame et le chevalier se change, ils sont
maintenant amis, c'est-à-dire la rencontre amoureuse a été réalisée. „Ce moment de la rencontre
amoureuse est un degré ou station d’amour, un phénomène un peu mystique qui commence par
les yeux, on est frappé d’extase à la vue de l’objet aimé. Cette étape conduit à la maturité
sentimentale du protagoniste”21. C’est le temps pour un autre type de sentiment, l’amour.
21 Voichita Maria Sasu, De l’amour de l’aventure à l’aventure de l’amour (Moyen Âge-Renaissance), Casa Editorială Demiurg, Iaşi, 2006, p. 11.
44
IV.4. L’amour qui fait vivre et mourir
On a choisi le nom, L’amour qui fait vivre et mourir, pour ce chapitre parce dans la première
partie on fait une présentation des termes utilisés par Chrétien de Troyes dans la description de la
naissance de l’amour, c'est-à-dire des sentiments beaux, puis, on continuera avec la souffrance
causée par l’amour et qui se transforme dans un cri de mort.
L’amour et la beauté forment le noyau du nouvel idéal courtois où la femme, de suzeraine
devient idole. L’amour prend naissance dans le cœur par le regard et la pensée. Il est un sentiment
moral et par son pouvoir immense qui méprise la mort même, il est la source de toutes les vertus.
Au Moyen Âge, le terme amor désignait une passion violente, condamnable. Aucun texte du
début du Moyen Âge n’utilise le terme amor dans un sens positif.
Grégoire de Tours dans L’Histoire des Francs enregistre le terme avec 22 occurrences: 10
occurrences pour des liaisons sensuelles et irrationnelles, 3 occurrences pour des relations
affectives entre parents et enfants. Mais, jamais le terme ne fait référence à la liaison amoureuse
consentie par la religion.
Dans notre corpus l’amour est adultère, mais c’est un amour-passion éprouvé par
Lancelot, un amour qui le fait ignorer, même outrepasser, toute considération morale; le héros
arrache les barreaux de la chambre de Guenièvre et la rejoint dans son lit. Cet amour impérieux
fait oublier l’honneur, Lancelot monte dans la charrette infamante, se laisse vaincre lorsque sa
dame le lui demande. Pour les protagonistes femmes, il y a une distinction: Guenièvre,
conformément au statut que l’époque et la doctrine amoureuse lui assurent, ne doit rien sacrifier,
elle est reine et amante. Chez Chrétien de Troyes, les qualités privilégiées des amants sont la
fidélité, la loyauté et la quête éventuelle d’un anéantissement héroïque, la mort au nom de
l’amour. La dame possède des pouvoirs presque magiques, étant capable d’accorder la victoire au
combat à son amant en lui insufflant le courage.
Dans la classe de mots qui caractérisent l’amour qui fait vivre on peut inscrire:
amant<lat.amare, TLF: amant
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ame<lat.anima, TLF: âme
amer<lat.amare, TLF: aimer
amor<lat.amorem, TLF: amour
amoros<lat.amorosus, TLF: amoureux
baisier<lat.basiare, TLF: baiser
celer<lat.celare, TLF: celer
corajos<lat.corajos, TLF: courageux,euse
cortois<lat.cohors, TLF: courtois, oise
cortoisie<lat.cohors, TLF, courtoisie
cuer<lat.cor, TLF: coeur
desirrer<lat.desiderrare, TLF: désirer
embracier<lat, de en + bras, TLF: embrasser
foi<lat.fides, TLF: foi
gré<lat.gratum, neutre de gratus, TLF: gré
joie<lat.gaudium, TLF: joie
lëuté<lat.legalis, TLF: loyauté
marïer< lat.maritare, TLF: marier
On observe que les termes précisés sont d’origine latine, fait qui s’inscrit dans
l’affirmation de Paul Guiraud : le fonds roman constitue la source essentielle du français.
Dans les pages qui suivent on illustrera quelques valeurs sémantiques des mots qu’on a déjà
mentionnés.
On commence par le terme amor qui, en effet, constitue l’objet de notre travail. Il
enregistre 41 occurrences. Dans son sens le plus général le mot désigne l’attachement affectif ou
physique pour ce qui est perçu comme bon. D’autres valeurs qui le terme peut avoir dans notre
corpus:
-l’attachement pour des personnes sans caractère sexuel: bonté, gentillesse:
Ex.1 „ Le chevalier et ranponé,
Si li dona cheval et lance
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Par amor et par acordance.” (L, 588-590)
Ex.2 „ Mes demander vos voel un don,
Que donner ne me devrïez
Se par amor nel feisïez” (L, 3772-3774)
-accompagnant la formulation d’une demande:
Ex.1 „ Or, douce amie debonaire,
Par amors si vos prieroie
Congié d’aller, et g’i iroie” (L, 6692-6694)
-considération affectueuse pour un supérieur:
Ex.1 „ Vos estes tuit mi home a masse,
Si me devez amor et foi.”(L, 1778-1779).
-attachement à caractère sexuel désignant la personne aimée:
Ex.1 „Ne je ne porrai avenir
A vos fors de boche ou de main,
Et s’il vos plest, jusqu'à demain
I serai por amor de vos” (L, 4516-4519)
-comme force personnifiée:
Ex.1 „Amors et haine mortex
Si granz qu’ainz ne fu encor tex” (L, 3725-3726)
-comme personne divine:
Ex.1 „Tot le fet en i leu ester (le cœur de Lancelot)
Amors le cuer celui pristoit
Si que sort oz le justisoit” (L, 1233-1235)
Ex.2 „Amors avers qu’au suen ne fist,
Mes an son cuer tote reprist
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Amors et fu si anterine.” (L, 4665-4667)
Il y a dans notre texte encore un type d’amour, ceci ne constitue pas l’objet de notre étude,
mais on croit nécessaire de le mentionner, il s’agit de l’amour pour Dieu. On fait la précision que
dans la variante ancienne le terme amour n’est pas enregistré, il est traduit seulement dans la
variante moderne.
„ Por Deu et por moi l’en aiez ,, Pour l’amour de Dieu et pour moi, accordez-lui
La merci que je vos demant!” la grâce que moi aussi je vous donne demande!”
(L, 898-899)
Au Moyen Âge, la religion occupe une place importante, elle est le moteur de la vie
quotidienne. Elle encadre aussi la vie humaine par les sacrements: baptême à la naissance,
confirmation du jeune adulte, confession annuelles, mariage et enterrement. Elle a de plus une
fonction de protection. Cette chose se confirme aussi dans notre corpus. On donne comme
argument l’emploi du terme Deu, 107 occurrences.
On sait bien qu’au Moyen Âge l’amour était en relation d’interdépendance avec la
courtoisie.
Le terme est d’origine latine, cortois<cohors, est il attesté dans la langue française
commençant avec La Chanson de Roland. L’adjectif a 11 occurrences et le substantif 4
occurrences. En ancien français corteisie désigne, du XIIe au XIVe siècle, une attitude mentale
propre à un milieu social particulier, celui des cours ou corts, marqué du signe d’élitisme, et qui
se présente comme un nouveau modèle de civilisation. Dès le XIe siècle, dans La Chanson de
Roland, l’adjectif curteis (courtois) souligne à plusieurs reprises la qualité aristocratique et le
courage du héros. Le sens de cortoisie est double, sociologique et moral: le mot qualifie à la fois
ce qui concerne le monde noble, et ce qui est d’autre part lié aux qualités propres d’un individu.
Dans ces deux acceptions, être courtois s’oppose à être vilain.
Dans notre corpus le terme cortois accomplie les suivants valeurs sémantiques:
-courtois, dont l’apparence ou le comportement correspond à l’idéal de la courtoisie (dans le sens
le plus général):
Ex.1 „Mainte bele dame cortoise
Bien parlant an lengue françoise” (L, 39-40)
48
Le mot est souvent en collocation avec un ou plusieurs adjectifs: afaitié, apris, bel, bon,
debonaire, fier, franc, hardi, large, lëal, onorable, pro, sage.
-le contexte semble indiquer que l’accent est mis sur le charme physique:
Ex.1 „Ses filz et ses filles apele
Et il vindrent tot maintenant,
Vaslet cortois et avenant” (L, 2526-2528)
-l’accent semble mis sur les qualités morales: élévation des sentiments, noblesse, loyauté,
générosité:
Ex.1 „Molt me troveroiz debonaire
Vers vos et leal et cortois” (L, 3338-3339)
-l’accent est mis sur les relations sociales:
Ex.1„Li chevalier congié ont pris
Come cortois et bien apris
A la dameisele, et si l’ont
Saluee, puis si s’an vont” (L, 588-592)
-dans expression: dire que cortois – s’exprimer de façon courtoise:
Ex.1 „-Ahi! biax niés, fet li rois
Molt avez or dit que cortois” (L, 239-240)
-avec le sens d’agréable quand désigne une chose:
Ex.1„N’est pas la novele cortoise
Qui la reïne cest duel porte,
Neporquant ele s’an deporte
Au plus belemant qu’ele puet.(L, 5190-5193)
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On observe que l’utilisation de terme cortois est très variée, le sens de ce mot n’est jamais
facile à déterminer. On soutient notre affirmation avec l’aide des exemples donnés et aussi avec
l’aide de la définition que G.Burgess donne dans son Étude sur le terme cortois dans le français
du XIIe siècle: ,,Ce terme, qui possède une portée très large, embrasse la prouesse militaire et la
capacité de donner du bon conseil, d’offrir de l’hospitalité, de se comporter d’une manière
sensée, de faire preuve de responsabilité, de générosité, de loyauté, de reconnaissance,
d’éloquence, de politesse, de sensibilité, etc.”22
Chrétien de Troyes attribue ces qualités au Lancelot, car, à l’époque, il fallait avoir de la
prouesse pour être aimé ou pour aimer. Arriver à l’objet du désir était une question sérieuse, de
courage et de persévérance.
En ce qui concerne la catégorie de verba affectum on ajoute: amer et desirrer et dans la
catégorie des sensoriels: baisier et embracier.
Quand il sent l’amour, son cœur et plein de joie, il accepte l’aventure en partant dans la
quête de son amie. Des simples protagonistes qu’on a présentés au début ils sont maintenant ( la
dame et le chevalier) deux cœurs qui battent un pour l’autre. Mais la situation change son statut,
l’amour est vue comme souffrance suivie de la mort par ceux-ci.
Lancelot et Guenièvre forment un couple étrange. Car, en dépit de leur amour, ils
n’arrivent pas, tout comme les autres, à remplir la fonction conjonctive, par le mariage.
Guenièvre est déjà la femme d’une autre. Chrétien se fait ainsi messager de l’étique des
troubadours qui sont en pleine vogue à l’époque de la composition du roman : Bernard de
Ventadour, Raimbaut d’Orange. La dame sans merci dont ils parlent est incarnée par Guenièvre,
au moment de son silence et de sa froideur envers son soupirant. En plus, elle reste inaccessible
autrement que par l’adultère. Chrétien annule, d’un seul trait, l’idée avancée par les promoteurs
de la poésie lyrique du Midi de la France que l’amour pour la dame noble, femme de l’autre,
n’est platonique. Elle devient presque un objet de l’obsession du chevalier amoureux. La
définition de l’amour donnée par André le Chapelain est donc justifiée: „une passion naturelle
qui naît de la vue de la beauté de l’autre sexe et de la pensée obsédante de cette beauté”. Notre
22 Apud http://atilf.atilf.fr/gsouvay/scripts/dect.exe: Dictionnaire Électronique de Chrétien de Troyes,
Lexique, Letrre C, juin, 2009.
50
chevalier est si obsédé par son amour qu’il est en train de tomber de son cheval, un effet comique
exploité avec ironie par Chrétien:
Ex.1 „Cil ne l’antant ne ne l’oi,
Car ses pansers ne li leissa” (L, 744-745)
Ex.2 „Quant cil sant l’eve, si tressaut,
Toz estormiz an estant saut
Ausi come cil qui s’esvoille” (L, 767-769)
Le héros se trouve dans un état permanent de fougue, extérieur (lorsqu’il combat) et
intérieur (lorsqu’il pense à la femme de son cœur).
Cause des souffrances mentales et physique de l’homme, l’image érotique de la dame
s’efface lorsque a lieu le baiser réel, voulu et craint à la fois. L’accomplissement sexuel d’une
liaison marque la fin du jeu, redoutée par les amants. Aussi la fin’amor tire le meilleur de son
dynamisme du fantasme et de l’interdit. L’amour de Lancelot et de Guenièvre, il est vrai, une
parfaite illustration de la fin’amor : Lancelot est tout entier dévoué au service de sa dame, lui
dédie toutes ses aventures, tire toute sa force de cet amour qui lui donne sa supériorité. Il aime
plus qu’il n’est aimé, sait que la nuit d’amour ne peut se renouveler et obéit à toutes les exigences
de sa dame.
La nuit d’amour représente l’accomplissement des sentiments de Lancelot et de
Guenièvre. Dans le réseau lexical de cette partie de l’amour on enregistre les termes suivants:
amande
pardonner (molt boenemant)
parler (volentiers)
boche, beisiers
por amor de vos
plest
parlement
chemise (molt blanche)
(un cort) mantel
salu (dolz)
51
se tienent (main a main)
(au) lit (la reïne)
tient (antre ses braz)
joie/ mervoille
On a choisi ce type de présentation parce qu’on n’a voulu pas perdre l’intensité des
sentiments des nos protagonistes. On observe que à l’époque l’auteur a trouvé des outils pour
exprimer leurs états affectifs.
Toute la nuit Lancelot partage ce sentiment:
Ex. 1 „ Molt ot de joie et de deduit
Lanceloz tote cele nuit” (L, 4685-4686).
Fig. 5 L’amour courtois passion
À la fin de la nuit d’amour notre chevalier est triste il part avec le corps, mais le cœur
reste:
Ex.1 „Mes li jorz vient, qui molt li grieve,
Quant delez s’amie se lieve” (L, 4687-4688)
Ex.2 „Molt s’an part Lanceloz destroiz,
52
Plains de sopirs et plains de lermes
Del rasenbler n’est pas pris termes,
Ce poise lui, mes ne puet estre” (L, 4701-4704)
On passe à la deuxième partie qui représente la douleur et le désir de la mort.
Guenièvre et Lancelot, forment un couple unique du point de vue de la puissance de leur amour.
La nuit d’amour commence par l’élimination des barreaux d’une fenêtre et finit par les démentis
de la reine, leur souffrance est également déchirante par intensité.
Les adjectifs qui qualifient cette instance de l’amour sont: destroit, dolent, enclos, grief,
jalos, noir, pensif, pitos triste. Les occurrences des mots sont faibles: destroit, pitos et triste n’ont
qu’une seule occurrence.
Ex.1 „ Molt s’an part Lanceloz destroiz” (L, 4702)
Ex.2 „ Molt en ai le cuer triste et noir,
Or en ai honte, or en ai duel” (L, 1108-1109)
Pensif et grief sont presqu’à l’égalité, 4-5 occurrences. Chrétien de Troyes fait de
Lancelot un chevalier qui est entièrement pris par sa passion pour la reine. Submergé par le désir,
il oublie à maintes reprises la réalité qui l’entoure. Le chevalier de la charrette est plongé dans ses
pensées comme un être sans force ni défense devant Amour qui le domine. Et sa méditation est si
intense qu’il s’en oublie lui-même : il ne sait s’il existe ou non; il ne sait quel est son nom; il ne
sait s’il est armé ou non; il ne sait où il va; il ne sait d’où il vient. Il ne se souvient de rien hormis
d’une seule personne, et c’est pour elle qu’il a mis tout le reste en oubli; c’est à elle seule qu’il
songe si profondément qu’il n’entend, ne voit ni ne comprend rien.
L’adjectif dolent enregistre 14 occurrences.
Ex.1 „Dolant et pansif Lancelot” (L, 5436)
L’emploi d’un adjectif de couleur, pour définir un état d’âme, constitue une habitude au
Moyen Âge, transmise aussi à l’époque moderne:
Ex.1 „Molt en ai le cuer triste et noir,
Or en ai honte, or en ai duel” (L, 1108-1109)
53
Dans la classe des noms on enregistre les vocables: angoisse, cuer, desdeing, deslëauté,
desraison, destrece, duel, dolor, enui, fantosme, largece, larme, malëaurté, mauvaistié, pitié
reproche, sospir, traïson, tristece, vanité, venjeance. Toutes sont d’origine latine. Souffrir pour
Lancelot et le mal pour Guenièvre constituent un plaisir:
Ex.1 „Mains et genolz et piez se blece,
Mes tot le rasoage et sainne
Amors qui le conduist et mainne
Si li estoit a sofrir dolz” (L, 3112-3115).
Ex.2 „Quant après sa mort m’i dedui,
Certes molt fust dolz a sa vie
Li max don j’ai or grant anvie” (L, 4237-4239)
Les verbes qu’on mentionne dans le réseau lexical de l’amour-souffrance sont: celer,
desperer, doloir, endurer, honir, irier, morir, plaindre, plorer, reprochier, sofrir, sospirer,
torbler, trembler. On observe que l’homme du Moyen Âge a des termes pour exprimer toutes ses
états affectifs, même une gradation de ceux-ci sur une échelle d’intensité.
On doit faire la précision que la souffrance affecte aussi les états extérieurs des nos
protagonistes. On revient au terme beauté : à cause de la douleur provoquée par l’amour la reine
perd sa beauté:
Ex.1 „Tel duel a de sa crualté
Que molt an pert de sa biauté” (L, 4190-4191)
On croit que le désir de la mort est le point culminant de la souffrance des amants :
Ex.1 „ Ha, vix Morz deputaire
Morz, por Deu, don n’avoies tu
Tant de pooir et de vertu
Qu’ainz que ma dame m’oceïsses?” (L, 4318-4321)
Ex.2 „Malveise est qui mialz vialt morir
Que mal por son ami sofrir” (L, 4243-4244
54
On a illustré jusqu’ici la naissance de l’amour, l’accomplissement de l’amour, les
implications de l’amour (le refus de l’amie, la souffrance, le désir de la mort), c'est-à-dire tout ce
que l’amour comporte.
L'homme du Moyen Âge a les termes nécessaires pour exprimer toutes les dispositions
affectives de son monde intérieur On a vu comment le nouvel idéal courtois impose des règles
nouvelles dans une société. L’amour courtois, sous la plume de Chrétien, revêt toute sa
complexité: il apparaît à la fois comme un instrument de normalisation sociale, un
questionnement sur le mariage et les institutions officielles et une voie possible vers la perfection
intérieure. On s’arrête ici, laissant la discussion ouverte et le plaisir de la lecture des textes pour
notre/nos lecteur(s).
En guise de conclusion
Notre excursion, si éloignée dans le temps dans le temps et faite avec des moyens qui se
trouvent à la disposition d’un chercheur moderne, essaye d’être une démonstration de la diversité
et de la flexibilité du lexique.
55
Le choix des textes et des critères de jugement nous appartiennent entièrement, même si à
un moment donné on a utilisé comme direction d’étude les théories de R.L. Wagner.
Une étude de linguistique moderne a besoin d’un cadre chronologique. Le lexique d’une
langue est difficile à fixer. C’est pourquoi on a fait notre travail seulement sur une branche de
celui-ci, c'est-à-dire le vocabulaire de l’amour.
Il s'agit d'une coupe synchronique du français parlé et écrite entre le IX-éme et XIV-éme
siècles.Dans notre corpus, on a observé une certaine stabilité en ce qui concerne l’écriture, mais
on se rend compte que, en dehors du style formulaire que Chrétien utilise surtout à la commande
de Marie de Champaigne, cette stabilité n’est qu’une illusion. Car chaque auteur, question de
talent et de culture, a le droit, le pouvoir et la liberté d’expression.
Le thème proposé nous a laissé la possibilité d’étudier d’une manière plus attentive les
instruments qui sont employés par Chrétien de Troyes pour décrire les sentiments. L’accord de la
communauté concernant le nom des choses et des notions plus ou moins abstraites qui lui servent
d’instruments et qui lui assurent l’existence est aléatoire et temporaire. Nous sommes arrivée à
cette conclusion grâce aux mots qui ont été employés à l’époque et qui aujourd’hui n’existent
plus ou ils ont une autre valeur sémantique.
Compte tenu du fait que le réel et son lexique représentent deux domaines où l’homme est
le médiateur essentiel, cette variabilité qu’on a essayée de surprendre au XIIe siècle est naturelle.
Même si l’étude est fondée sur un corpus littéraire (le choix du corpus est assez limité, il faut le
dire)
D’autre part, le thème choisi nous a fait comprendre que l’amour courtois est une
véritable révolution idéologique, qui va s’exprimer surtout dans la littérature, car l’élément qui
catalyse des révolutions mentales du XIIe siècle c’est l’émancipation de la femme, public
prédilecte des romans de l'époque.
Bibliographie
Éditions des œuvres de Chrétien de Troyes
56
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette ou le Roman de Lancelot, Édition
critique d’après tous les manuscrits existants, traduction, présentation et notes de
Charles Méla, Librairie Générale Française, 1992
Chevalier au Lion (Le), (Yvain), in Chrétien de Troyes, Romans, Librairie Générale
Française, 1994
Chèvrefeuille (Marie de France), in Maria Pavel, Le Français avant le XIV-ème siècle,
Iaşi, Casa Editorialǎ Demiurg, 1997
Cligès in Chrétien de Troyes, Romans, Librairie Générale Française, 1994
Tristan ( Thomas), in Maria Pavel, Le Français avant le XIV-ème siècle, Iaşi, Casa
Editorialǎ Demiurg, 1997
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de La Charrette Lancelot, Notes explicatives,
questionnaires, bilans, documents et parcours thématique ètablis par Christiane
Vaissade,Librairie Hachette, Paris, 1996
Pistes bibliographiques
Brunot Ferdinand, La Pensée et la langue, Paris, Masson& Cie, 1965
Brunot Ferdinand, Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, A. Collin,
1966
Duby Georges, La Femme, le chevalier et le prêtre. Le mariage dans la France féodale,
Paris, Hachette, 1985
Doudet Estelle, L’amour courtois et la chevalerie. Des troubadours à Chrétien de
Troyes, Librio, 2004
Gourevitch Aaron, Les catégories de la culture médiévale, Paris, Gallimard, 1983
Gradu Diana, Récurrences des adjectifs chez Chrétien de Troyes. Démarche stylistique et
étude des mentalités, Casa Editoriala Demiurg, Iasi, 2005
Gradu Diana, Lexique de l’amour et du combat au XIIe siècle, Annales Scientifiques de
l’Université «Alexandru Ioan Cuza» de Iasi, Roumanie, section Linguistique, 2006,
tome LII, p. 73-90.
Henri Albert, Chrestomathie de la littérature en ancien français, tome I, textes, A.
Franke S. A., Berne, IV-ème édition, 1967
57
Le Goff Jacques, Imaginarul medieval, Bucureşti, Editura Meridiane (traduit du français
par A.Radulescu), 1981
Le Goff Jacques, Pentru un alt Ev Mediu, Bucureşti, Editura Meridiane (traduit du
français par Maria Carpov), 1985
Le Goff Jacques, coord, Omul Medieval, Iaşi, Polirom, (traduit du français par Ingrid
Ilinca et Dragoş Cojocaru), 1999
Matoré Georges, Le vocabulaire et la société médiévale, Presses Universitaires de
France, Paris, 1985
Pavel Maria, Le Français avant le XIV-ème siècle, Iaşi, Casa Editorialǎ Demiurg, 1997
Pavel Maria, Poétique du roman médiéval. La "forme-sens" chez Chrétien de Troyes,
Editura Fundaţiei Chemarea, Iaşi, 1996
Sasu Voichiţa Maria, De l’amour de l’aventure à l’aventure de l’amour, (Moyen Âge-
Renaissance), Iaşi, Casa Editorialǎ Demiurg, 2006
Verdon Jean, Dragostea în Evul Mediu. Trup, sexualitate şi sentiment, Bucureşti,
Humanitas,(traduit du français par Dana Ligia Ilin), 2009
Voicu Mihaela, La littérature française du Moyen Âge, Xe-XVe siècles. Présentation et
choix de textes, Bucureşti, Editura Universitǎţii din Bucureşti, 2001
Wagner R.L. Les Vocabulaires français, Paris, Didier, tome I , 1967
Wagner R.L. Les Vocabulaires francais, Paris, Didier, tome II, 1970
Wagner, R.L.L’Ancien français. Points de vue. Programmes, Paris, Librairie Larousse,
1974
Zumthor Paul, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972
Dictionnaires
Godefroi, F., Lexique de l’ancien français, Paris, Honoré Champion Editeur, 2000
Greimas, A.J., Dictionnaire de l’ancien français, Paris, Larousse-Bordas/HER, 1999
58
Le Nouveau Petit Robert Niveau 1, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue
française (Nouvelle Édition du Petit Robert de Paul Robert. Texte remanié et amplifié
sous la direction de Josette Rey-Debove et Allain Rey), Dictionnaires Le Robert Paris,
2000
Dictionnaires électroniques:
http://atilf.atilf.fr/tlf.htm: Le Trésor de la Langue Française Informatisée
http://atilf.atilf.fr/gsouvay/scripts/dect.exe : Dictionnaire Électronique de
Chrétien de Troyes
Annexes
59
Index morphologique, alphabétique et étymologique des mots employés dans notre
corpus et qui s’inscrivent dans le réseau lexical de l’amour et des termes qui aident à la
construction de cette histoire d’amour
Noms communs
acordance sf . (1)*23 < lat. accordare
amant sm. (1) < lat.amare
ame s. (3) < lat.anima
ami s. (5), amie (16) , amis (20) < lat.amicus
amor s. (13) < lat.amorem
angoisse sf (7) < lat.angustiare
aventure sf (14) < lat.adventura
biauté sf (3) < lat.bellus
bonëuré (1) < début du XIIe siècle de bon et heur
bonté (10) < lat.bonitas
charrete sf (38) <lat. carrus
chevalerie sf (1) < lat.caballarius
chevalier sm (244) < lat. caballarium
chiere sf (7) < lat.carum
corage sm (8) < lat.cor
cortoisie sf (4) < lat.cohors
cuer sm ( 52) < lat.cordis
dame sf (72) < lat.domina
damoisel sm (1) < version de La Chanson de Roland
damoisele sf ( 56) < lat. domnicella
desdeing (4) < lat.dignare
deslëauté sf (4) < lat.legalis
despit sm (7) < lat. despicere
destrece sf (14) < lat. districtia
23 Entre paranthèses on a mentionné les occurrences des termes
60
dieu sm (107) < lat.Deus
dolor s (6) < lat. dolor
douçor sf (4) < lat. dulcis
duel sm (33) < lat. dolus
enui sm (9) < lat. inodiare
envie sf (3) < lat. invidiare
feme sf (9) < lat. femina
fille sf (10) <lat. filia
grace sf ( 2) < lat. gratia
gré sm (26) < lat.gratum
jeu sm (13) < lat. jocus
joie sf (17) < lat.gaudium
largece sf (4) < lat. largus ,,abondante, généreux”
larme sf lerme (3) < lat. lacrima
merci sf ( 43) < lat.merces
merveille sf (18) < lat. pop. miribilia
message (5) < lat. missus
novele ( 34) < lat. pop. novella
nuit sf (19) < lat. nox, noctis
orgueil sm (11) < francique urgôli
peigne sm (8) < lat. pecten, -isis
pensé sm (1) < lat. pensare
perte (1) < lat. pop. perdita
pitié sf (14) < lat.pietas, atis
plaisir sm (5) < lat. placere
promesse sf (1) < lat.promissa, participe passé de promittere
pucele sf (60) < lat.pop. pullicella, diminutif de pullus, petit d’un animal
queste sf ( 1) < lat. participe passé de quere
raison sf reison (14) < lat. ratuenem
reproche sm ( 5) < lat. pop. repropiare
61
respons sm (1) < lat. responsum
response sf (1) < lat. responsum
röine ( 139) < lat. regina
sospir sm ( 1) < lat. suspirare
träison sf (8) < lat.pop. tradire
träitor sm (5) < lat.pop. tradire
tristece sf (1) <lat. voluntas
venjance sf (2) < lat. vindicare
verité sf (6) < lat.veritas
Adjectifs
amoros (1) < lat. amorem
bel (70) < lat. bellum
bon (59) < lat. bonum
chier (13) < lat.cara
cöart (2) < 1080, La Chanson de Roland
coi (26) < lat.pop.quetum
cointe (3) < lat. cognitum
corajos (1) < lat. cor
cortois (11) < lat. cohors
crüel (5) < lat. crudelis
debonaire (3) < lat. amalgame de bon aire
deliié (1) < lat. delicatus
destroit (1) < lat. districtum
dolent (14) < lat. dolere
douz, dolce (10) < lat.dulcem
gent (12) < lat. gentem
gentil (2) < lat. gentem
grant (236) < lat. grandem
grief (5) < lat.pop. grevem ou gravem
62
jalos (2) < lat.pop. zelosus, gr. zêlos
joiant (4) < lat. jocare
lait (1) < francique laid
malade (1) < lat. mal habitus
mauvais (9) < lat.pop. malifatium
mout (217) < lat. multum
noir (3) < lat.nigrum
onorable (1) < lat.honorem
orgoillos (3) < francique urgôli
pensif (4) < lat. pensare
pitos (1) < lat. pietatem
triste (1) < lat. tristem
Verbes
abandoner (1) < germanique, band, juridiction
abelir (2) < lat. bellum
acesmer (2) < origine obscure
acorder (10) < lat. accordare, avec influence de chorda
acreanter (9) < participe présent de credere
adoler (1) < lat. doler
agreer (1) < lat. gratum
amer (25) < lat. amare
angoissier (3) < lat. angustiare
apercevoir (5) < lat. adpercipere
baisier (6) < lat. baisier
blasmer (10) < lat. pop. blasphemare
celer (7) < lat. celare
comander (32) < lat. commendare
confesser (1) < lat.pop. confessare
couchier (22) < lat. collocare
63
cuidier ( 86) < lat. cogitare
delitier (4) < lat. delectare
desafubler (2) < lat.pop. affibulare
desconforter (1) < lat. confortare
desconseillier (2) < lat. consiliare
desdeignier (1) < lat.dignare
desdire (3) < lat. dicere
deshaitier (4) < germanique hait
desirrer (9) < lat. desiderrare
desperer (1) < lat. sperare
despire ( 9) < lat. despicere
desplaire (4) < lat. placere
doloir (9) < lat. dolere
embracier (5) < de en + bras
endurer (4) < lat. indurare
enoiier (11) < bas. lat. inodiare, de odium
esbäir (5) < origine obscure
entendre (10) < lat. intendere
esgarder (31) < francique wardon
esjöir (6) < lat. pop. gaudire
esperer (2) < lat. sperare
honir (6) < francique haunita
irier (10) < lat. irritare
jurer (14) < lat. jurare
malëir (4) < lat. pop. maldire
marïer (5) < lat. maritare
maudire (2) < lat. dicere + mal
mercïer (5) < lat. mercedem
merveillier (17) < lat. pop. mirabilia
mesfaire (5) < lat. facere
64
morir (46) < lat. pop. morireobëir (1) <
offrir (4) < lat.pop.offerire
otroiier (24) < lat. pop. auctoridiare
pardoner (3) < amalgame de par et donner
penser (37) < bas. lat. pensare
perir (2) < lat. perire
plaindre (3) < lat. plangere
plaire (64) < forme parallèle à plaisir
plorer (3) < lat. plorare
prometre (12) < lat. promittere
regarder (7) < francique wardôn
reprochier (4) < lat. pop. repropiare, rapprocher, mettre sous les yeux
rire (9) < lat.pop. ridere
salüer (16) < lat. salutem
sauver (4) < lat. salvare
sofrir (19) < lat. pop. sufferire
sospirer (3) < lat. suspirare
tochier (11) < lat. pop. toccare
torbler (3) < lat. pop. trubulum, croisement de turpidus, agité et de turbulentus
trembler (2) < lat. pop. tremulare
vëoir (15) < lat. videre
Adverbes
belement (3) < lat. bellum
bien (93) < lat. bene
bonement (3) < lat. bonum
celeement (2) < lat.celare
crüelement (6) <lat. crudum
debonairement (1) < amalgame de bon aire
65
doucement (1) < lat. dulcem
ensemble (adv/prep) (5) < lat.pop. insimul
lieement (4) < lat. ligare
mauvaisement (1) < lat.pop. malifatium
mout (214) < lat. multum
orgoillosement (1) < francique urgôli
volantiers (34) < lat.voluntas, -a
Abréviations
66
Alexis Poème de Saint Alexis
C Cligès
CH Le Chèvrefeuille
G Gormont & Isembart
p page
Roland La Chanson de Roland
TLF Le Trésor de la Langue Française Informatisée
Tp Tristan en prose
Wace Wace, 1155, Brut
Y Yvain
67
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