BLIDA - KSari · 2011. 11. 25. · blida rÉcits selon lÉgende, la tradition & l’histoire...

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BLIDARÉCITS

SELON

LÉGENDE, LA TRADITION & L’HISTOIREPAR

LE COLONEL C. TRUMELETCOMMANDEUR DE L’ORDRE DE LA LÉGION D’HONNEUR

OFFICIER DE L’INSTRUCTION PUBLIQUEMEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

TOME DEUXIÈME

« On t’a nommée La Petite Ville ; « Moi, je t’ai appelée une Petite Rose. »

(Les Dictons de SIDI AHMED-BEN-IOUCEF,

ALGERADOLPHE JOURDAN, LIBRAIRE-ÉDITEUR

4 PLACE DU GOUVERNEMENT, 41887

Je remercie M. Vincent ROIG d’avoir bien voulu scanner cet ouvrage faisant parti de sa bibliothèque personnelle.

Livre numérisé en mode texte par :Alain Spenatto.

1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC.spenatto@club-internet.fr

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BLIDA

RÉCITS

SELON

LA LÉGENDE, LA TRADITION & L’HISTOIRE

XVI

Les Oulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir. — Une Zaouya. —LesmiraclesdesOulad-Sidi-El-Arouci,descendantsdeSidiAhmed-el-Kbir.—LesSépulturesdesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir(1).—LaZiaraauTombeaudeSidiEl-Kbir.—LepèlerinageannuelauTombeaudusaintMarabouth.

SidiAhmedavaitformésouchedanslepays;ildevenaitlefondateuretl’ancêtred’unetribureligieuseàlaquelleiltransmettaitlerespectdontilavaitétéen-tourépendantsavie,etunbrevetdesaintetéque,tropsouvent,laplupartdesesdescendantss’inquiéteront_______________ (1)Lestribusreligieusessereconnaissentfacilementàleurnom,quiestpresquetoujoursprécédédesdeuxmotsOulad-Sidi(lesenfantsdemonseigneur).Lenomquisuitestceluidumarabouthfondateurdelatribuoudelafrac-tion.

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bien peu de justifier; ils exerceront pourtant pendant longtemps une grande influence sur la tribu des Bni-Salah,dontilsformerontunedesfractions,etsurlesgens de Blida, qui n’oublieront pas ce que durentleursancêtres,lesAndlès,àlapuissanteinterventiondusaintmarabouth. Nous verrons les Oulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir,perdantdevue levœudepauvretédu fondateurdeleurfraction,s’enrichirsoitpardesdonationsqueleurferont les fidèles, soit par des achats de terre que leur permettrontlesgrossesoffrandesdespopulationsdeleurressortecclésiastique.Puis,ledomainedesdes-cendants du saint ira s’engloutir dans un abîme dedésordresnés,pourlaplupart,denotreoccupation;mais,enpaysmusulman,lafoiesttenace,lescroyan-cessontunbesoin;ilfautaupeuplemahométansessaints,sesintercesseurs,sesintermédiairesauprèsdeDieu, et, longtemps encore, les Oulad-Sidi-Ahmed-el-Kbirpourrontvivredeleurancêtrevénéré. En mourant, avons-nous dit, Sidi Ahmed lais-sait trois fils, Sidi Abd-el-Aziz, Sidi Bel-Abbas, Sidi El-Moubarek ; l’aîné, Sidi Abd-el-Aziz, que sa qua-litéd’héritierdelabaraka(1),sascienceetsesvertus_______________ (1)Labarakac’est,nouslerépétons,la bénédiclion, la grâce divine, les faveurs du ciel,dontjouirent,autrefois,certainsmarabouths,etquiseperpétuent,parhéritage,danslafamilledusaintquiaétél’objetdecettefaveurdivine.Labarakaappartienttoujoursauchefdelafamille,etl’in-fluence religieuse qu’elle donne ne se partage pas.

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avaientfaitlemufti(1)delamosquéequelesAndalousdevaientàlasollicitudedesonvénérépère,s’estfaitconstruire une maison à proximité de cet édifice reli-gieux;quantàsesautresfrères,ilsn’avaientpastardéàremplacerlemodestegourbiayantservid’habitationàSidiAhmedparuneconstructionenbonneetsolidemaçonnerie.LeDouar(2) s’accrut, avec le temps,denouvellesdemeuresquivinrentsegrouperautourdecelle du chef de la famille. Une zaouya et une mos-quéecomplétèrentcelieud’étudeetdeprière. CeDouar,auquelsasituationaufonddelagorgenepermettaitguèredes’étendre,futbientôtcequenouslevoyonsaujourd’hui;moinsdecentansaprèslamortdeSidiEl-Kbir,onycomptaitdéjàleshuitoudixmaisonsdontilsecomposeencoredenosjours;ilnefutjamaishabité,d’ailleurs,queparlesdescendantsdusaint. Dumomentquetouslesbiensdecemondeleurarrivaientparlagarcedeleursaintancêtre,lesOulad-_______________ (1)Mufti,participeactifduverbeafta, décider, juger enmatièrereligieuseoujudiciaire.Lemuftiestlechefdelajusticemusulmanedanschaquerite(BRESNIER) (2) Les Bni-Salah donnent le nom de douar qui signifie circuit, rotondité,etquidésignegénéralementuneréuniondetentesétabliessuruneliguecirculaire,àdesgroupesdemaisonsoudegourbis formantdeshameauxoudepetitsvillages.Lemotdouarapoureux,danscecas,lesensdepetite fraction de tribu.Aujourd’hui, ledouardesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbirest,eneffet,unesous-fractiondelafe-rka(fraction)desKerracha.

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Sidi-Ahmed-el-Kbirnedevaientpasêtredesproduc-teurs : les fidèles et ceux qui avaient à demander à Dieu sechargeaient,puisquec’étaitœuvrepie,depourvoirauxbesoinsdecesmarabouthsàl’engrais.C’estainsiquelesserviteursreligieuxdeSidiAhmeds’empres-sèrentdefairedecefonddegorgeunedélicieuseoa-sis,enyplantantdesarbresportanttouteslesespècesdefruitsconnuesdanslaRégenceavantl’occupationfrançaise.Ilsachevèrentd’enfaireunEdenenyin-troduisant,aucommencementdecesiècle,l’orangeretlecitronnier. La zaouya de Sidi Ahmed-el-Kbir jouissait autre-foisd’unegranderéputation;dansleprincipe,onypoussait les études assez loin. Les Andalous chassés d’Espagneavaientemportédanslesplisdeleursber-nouslesrestesd’unecivilisationqui,pourêtresursondéclin,n’enétaitpasmoinsextrêmementsupérieureàcequ’ontrouvaitdececôté-cidudétroit;ilestincon-testable que c’est, grâce aux marabouthsAndalous,quisontvenuslesprêcheretlesrappelerauxprécep-tesdel’Islam,quelesArabesdel’Afriqueseptentrio-naledurentcettesortederenaissancedeslettresdont,depuislongtempsdéjà,onnetrouvaitplustraces.Lazaouya de Sidi Ahmed, disons-nous, fut le rendez-vousdeslettrésetdeskadhisconsidérablesdupays,lesquels venaient entendre les savantes leçons desChioukh,chercherdessolutionsàdesquestionsépi-neuses,oudesconsultationssurdespassagesdelaloihérissés de difficultés. On y enseignait la grammaire,

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lagéographie,ladialectique,etunethéologiequi,ilfautbienl’avouer,manquaitpresqueabsolumentdeclarté.Danslessciences,onyvoyaitl’astronomie,lamédecine, lachimieet lesmathématiques.Lacalli-graphieyétaitaussipousséeàunhautdegrédeper-fection,etl’onycomptabeaucoupd’élèvesqui,s’ilsneparvinrentpasàsurpasserdanscetartlesEbn-El-Bououab et les Nouaïri, en approchèrent d’assez près pourpouvoir,sanstropd’exagération,êtrecomparésàcesmaîtres. Mais la réputation de cette zaouya ne se soutint pas;lesdescendantsdesAndlèsavaientperdulegoûtdeslettres,etcherchaient,danslecommerceetl’in-dustrie, des ressources que ne pouvait leur donnerl’étude.Cetétatdechosesdevaitamenerinfaillible-ment lemanquede tholba-professeurs, et l’abaisse-mentduniveaudel’enseignement.C’est,eneffet,cequi arriva. Aussi, la zaouya ne fut-elle plus guère fré-quentéequepardesélèvesdestribusvoisinesquisecontentaientdespremiersélémentsde lascience,etdevaguesnotionsdedroitmusulman. Aujourd’hui, la zaouya de Sidi El-Kbir n’est plus qu’un msid, une école primaire, où l’on ne rencon-trequequelquesélèvesappartenantsoitaudouardesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir,ouauxautresfractionsdesBni-Salah,soitàlavilledeBlidaouàsabanlieue. Maisnousvoulonsdire au lecteur ceque sont,en général, les zaouya de nos jours, et le régime qu’y

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suiventlesétudiants,leschercheursdelascience. Ondonne,enAlgérie,lenomdezaouya,quisigni-fie angle, coin,àunepetitemosquéeouchapelleren-fermantletombeaud’unsaintmarabouthoùl’onvientenpèlerinageàcertainsjoursdelasemaine.Cessortesdechapellesont,généralement,dansleurdépendanceuncimetièreetuneécole.C’estlàoù,souslesauspi-cesdelareligion,lesélèves-tholbaviennentcompléterl’instructiondontilsontprislesélémentsdansleséco-lesprimairesdelavilleoudelatribu,etseprépareràl’exercicedesfonctionsjudiciairesetreligieuses.Dansla plupart des zaouya d’aujourd’hui, on se borne à don-nerauxenfantsduvoisinageuneinstructiontoutàfaitélémentaire,qu’ilsontbientôtoubliée. Autrefois, les professeurs ou maîtres d’écoleétaiententretenusauxfraisdelamosquéeouchapellesur le produit de la zekka. C’était à la zaouya que sié-geaitlekadhi,etsajuridictionenmatièreciviles’éten-daitàtouteslestribusduressortreligieux.Quelquefoisaussi, la zaouya était habitée par des eulama ou doc-teurs,vraispuitsdescience,quevenaientconsulterleskadhispourenobtenirlalumière,oul’interprétationdequelquepassagedelaloienveloppédeténèbres. En outre, le voyageur qui se présentait à la zaou-ya y trouvait la nourriture et le gîte; le pauvre desvêtementsetdupain.C’étaitencorelebudgetdelazekka qui pourvoyait à cette double dépense. De cette sorte,latribureligieuserenfermaitenellelaplupart

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desétablissementsnécessairesàlaviesociale:lapa-roisseetleclocher,l’écoleetletribunal,lebureaudebienfaisanceetl’hôtellerie,maisl’hôtelleriegratuitepourlevoyageuretpourlepauvre;lepointcentralautourduquelsegroupaientcesdiversétablissementsétaitpresquetoujours,nouslerépétons,latombed’unhommedebien. Aujourd’hui, la plupart des zaouya vivent de leurs propresressources,c’est-à-diredeleursbiens,d’of-frandesoud’aumônes,etdelarétributionquepaientlesélèvessoitenargent,soitennature. C’estdedix-huitàvingtansquelesjeunesgensquisedestinentaubarreau se font admettre à la zaouya : le prixdelapensionyvariede30à150francsparan,selonlapositiondefortunedesétudiants ; l’instructionyestdonnéegratuitementàceluiquin’apaslemoyendelapayer. Il lui suffit de se présenter devant le cheikh (pro-fesseur),etdeluidire:«Jetombeduciel,etvienstede-mandertesleçons.»Lecheikhrépondtoujours:«C’estbien;soislebienvenu!»etl’étudiantestadmis. Les étudesdurent généralement trois ouquatreannées.Auboutde ce temps, les étudiants endroitsortent de la zaouya avec un diplôme de capacité, in-diquantqu’ilssontenpossessiondetoutcequ’ilfautdesciencepouroccuperlesemploisjudiciairesd’âa-del(1)oudekadhi._______________ (1)Aâdel,assesseurdukadhi,deâdel,équilibre,jus-tice,équité.

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Leslocauxn’ontriendesomptueux:ilssecom-posenthabituellementd’unbâtimentservantdemos-quéeetdesalled’études,dedeuxchambres,dontl’uneestaffectéeaulogementducheikh,etl’autreàceluidudirecteur(oukil el-hobous);unetroisièmecham-bresertdedortoirauxélèves;unlocalcommunre-çoitlesvoyageursquiviennentréclamerl’hospitalitéde la zaouya. Ces bâtiments sont couverts en tuiles ou endis.Unefontaine,servantauxbesoinsdel’établis-sementetauxablutions,estattenanteàlamosquée.Desnattesdejoncoudestapisgarnissentlesoldelamosquée,etserventdemoyensdecouchage. Les leçons commencent avec le jour et cessentà onze heures : déjeuner et repos jusqu’à une heure; reprisedesétudesjusqu’àtroisheures. Lecheikhdirigelescinqprièresdujour. Malgrél’âgedesétudiants,leursfautessontce-pendantrépriméesetpuniesdechâtimentscorporels:c’est à l’aide d’une baguette longue et flexible, qu’il tienttoujoursmenaçante,quelecheikh,placésuruneestrade,envoiesesavertissementsauxélèvesinatten-tifs;c’estparcemoyenqu’ilpeut,àtoutinstant,semet-treenrelationaveceux,leurdonnersesconseils,etleséclairersurunpointobscurduSahihdel’imamAbou-Abd-Allah-Mohammed-el-Bokhari.Quandl’étudiantsemontre toutà fait réfractaireauxavisducheikh,ce dernier a recours à la falaka(1), espérant que cet_______________ (1)Lafalakaestuninstrumentcomposéd’unecordeet

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instrumentdetortureparviendraàentrouvrirl’intelli-gencedel’obtusélève. L’alimentation des étudiants manque autant derecherche que de variété : le matin, du pain et desfigues, ou du leben (lait aigre). Chaque élève, à son tour,préparelerepasdusoir—quisecomposein-variablementdekousksou—pour toute lacommu-nauté. Chaque zaouya possède, généralement, quelques vachesetdeuxoutroismulets. Les approvisionnements se font, chaque année,soitparlesétudiants,soitparlesserviteursreligieuxdu saint patron de la zaouya. Quand vient le printemps, lestholba,àl’instardesfrèresdenosanciensordresmendiants,serépandentdans les tribusoufractionsdeleurressortreligieux,etvontrecueillir,danscha-quemaison,gourbioutente,lebeurrefrais,lesemen(beurre salé), et le miel que donnent les fidèles pour l’amourdeleursaint.Ilssemettentdenouveauenquêteaumomentdelamoissonpourfairelesprovisionsdeblé, d’orge et de figues sèches. Les tholbasepartagentlesfermes;ilssedressentungourbidefeuillage,ouunsimpleabridanslevoisinagedel’aireàbattrelegrain,ets’yétablissentsansriendemanderaupropriétaire;là,_______________d’unbâton:ellesertàentraverlespiedsdupatientdema-nièreàdonnertoutesfacilitésaucheikhpourappliquersurlaplantedespiedsducondamné,àl’aided’unepetitebaguette,lenombredecoupsauquelleprofesseuraestimésafaute.

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absorbésdanslalectureduKoran,ilsattendentqueleurpartsoitfaite.Habituellement,ilssontservislespremiers;ils’agit,eneffet,pourlefellah,demettrelesaintdanssesintérêts. Indépendammentdelaquêtequiestfaiteparlesétudiants,lesserviteursreligieuxdusaintpatrondelazaouya se dispersent, à leur tour, après la moisson, sur leterritoiredelatribu,etilsyrecueillentdubléetdel’orge dont ils font offrande à la zaouya. En résumé, la zaouya tient surtout du séminaire et dumonastère;ilnefaudraitpascroirepourtantque,parcequ’onyprierégulièrementcinqfoisparjour,larègleysoitd’unebiengrandeaustérité,lavieparticu-lièrementexemplaire.Tout,danscesétablissements,sefaitmachinalement,etcommeunebesognequel-conquequin’exigenileconcoursdel’intelligence,niceluidel’esprit.Onypriecommeonymange,àheurefixe, et l’étudiant a la conscience parfaitement en re-pos quand, à la fin de la journée, il a rempli les faciles obligationsque lui impose la religion,quellequ’aitété,d’ailleurs,saconduiteendehorsdespratiquesduculte extérieur. En somme, chez les Musulmans, faire son salut n’est point une difficile affaire, et les gens quisefontdamnersontréellementimpardonnables;ilsl’ontbienmérité. Soit que les Oulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir aientmanqué de piété ou de vertus, soit qu’ayant oubliélesexemplesdeleursaintancêtre,ilsaientnégligédes’occuperdeschosesduciel,cequ’ilyadecertain,

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c’estquenousvoyonsledondesmiraclescesserbrus-quementdesemanifesterdansladescendancedeSidiAhmed,etquelatradition,ennouslaissantlalonguelistedesalignée,nenoustransmetaucunfaitsaillantattestantquecettepuissancesurnaturellequi,selonlafoule,estvirtuellementaffectéeauchefdelafamille,se soit maintenue intacte chez les Oulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir. Pourtant,aprèsunepériodedeprèsdedeuxcentcinquante ans, ce précieux don qui, apparemment,n’étaitqu’ensommeil,sembleseréveillertoutàcoupchez l’un des descendants du saint, Sidi Kouïder-el-Arouci(1),etsecontinuejusqu’ànosjoursdanssafa-mille par son petit-fils Ahmed. Bienquecefûtunsainthomme,SidiKouïder-el-Aroucin’enavaitpasmoinsdefréquentsdémêlésaveclajusticeduhakem(2)deBlida.Unjour—c’étaitdu temps de Hacen-el-Gritly — Sidi Kouïder avaitétéappelédevantletribunaldecehakempouryré-pondresurdesfaitsmanquantdelimpidité,etn’ayantriendecommunaveccequenousappelonsdélica-tesseetprobité. Très fier de sa qualité de cherif, il se présentait devantHacen-el-Gritly—quiétaitTurk—d’unairinsolentqui,bienquedansseshabitudes,n’endéplai-_______________ (1)Kouïder,diminutifdeKader,Tout-Puissant.Kouïdersetraduiraitparl’humbleserviteurduTout-Puissant. (2)Lecommandant,legouverneurdelaville.

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saitpasmoinssouverainementàcehakem;deplus,cehautfonctionnairepassaitpourêtrecomplètementdépourvudepatience. Interrogé sur les faits qui lui étaient reprochés,SidiEl-Arouci réponditdédaigneusementauhakemque,d’abord,ilnereconnaissaitpassajuridiction,etqu’ensuite,ilneluiconvenaitpas,àluidescendantdela fille du Prophète, de se disculper devant un impie telquelui. Nousl’avonsdit,Hacen-el-Gritlyétaitd’unca-ractère peu endurant ; or, malheureusement pour lecherif,cehakemavaitprécisémentsous lamainunbâtonquiluiservaithabituellementàfairelalumièredanslescausesobscures;mishorsdeluiparl’inso-lencedusainthomme,ilselaissaalleràlerouerdecoups sans même avoir songé un seul instant à luiôter(1)préalablementsonturbanvert,marqueparla-quelleaffectentdesedistinguerlesprétendusdescen-dantsduProphète.Lemarabouthcherchatoutnatu-rellementàsesoustraireparlafuiteàlaréprimandeduhakem;ilseprécipitadanslaruelatêtenue—sonturbanétait tombépendant l’affaire—en jetant les_______________ (1) Le titre de cherif valait autrefois à ceux qui enétaientrevêtuscertainségardsetquelquesprérogatives.Ain-si,quanduncherifavaitméritélabastonnade,lechaouchchargéde l’administrationde cette justicedistributive luiôtaitrespectueusementsonturbanvertavantl’opération,etilleluiremettaitsurlatêtequandlecoupableavaitpayésadetteàlasociété.

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hautscris,etenmaudissantHacen-el-Gritly. Lamalédiction lancéeparSidiKouïdernede-vait pas tarder à être suivie d’effet : le soir mêmedecetteaventure,lemalheureuxhakemétaitfrappéd’uneparalysiedupiedetdubras,celuiaveclequelilavaitbâtonnélecherif;deplus,unesorted’incen-dies’étaitallumédanssonestomac,etl’eauqu’ilnecessaitdedemanderàgrandscrisetdontilabsorbaitd’effrayantesquantités, semblait,au lieud’éteindrelefeuquileconsumait,développer,aucontraire,l’in-tensitédelacombustion,etagircommesil’onsefûtservid’huile. Frappésisoudainement,lehakemnedoutapasun seul instant que le mal qui l’atteignait ne fut lerésultatdelabastonnadequ’ilavaitsimalencontreu-sement infligée au cherif-marabouth ; aussi, avait-il comprisquec’étaitlemomentoujamaisdes’enre-pentiretd’enexprimersesregretsàSidiKouïder. On l’envoya chercher à la zaouya de Sidi Ahmed-el-Kbir, et, pour le décider à se rendre à cet appel,onluipromitdesomptueuxcadeaux.Lesaintvoulutbiensedéranger.Asonarrivéeàlademeureduha-kem, ce fonctionnaire était déjàdans lepluspiteuxétat.Safemmesejetaauxgenouxdumarabouthenl’implorantpourqu’ilpardonnâtàsonépoux;ilavaiteulesplusgrandstorts—ellelereconnaissaitetluiaussi—d’avoircédéàunmouvementdecolère,etdes’êtreoubliéjusqu’àoserfrapperunhommedeson

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caractère et de sa valeur. « Pardonne-lui, ô monsei-gneur!etfaiscesserlesatrocesdouleursquetuasap-peléessursatête!ParlavéritédeDieu!situaspitiédelui,lenègreduhakemetmanégressesontàtoi!» Pendantcetemps,lemalheureuxhakemsetordaitdedouleurssursanatte;oneûtditqu’ilavaitmangédufruitduZakkoum,decetarbrequipousseaufonddel’enfer,etquisertdenourritureauxdamnés,dé-testable alimentquibouillonnedans leurs entraillescommeunmétalenfusion.Maislemarabouthfutim-pitoyable.«Ilétaitbon,pensait-il,defairedetempsentempsunexemplepourrappeleràcesTurksqueDieulesmaudisse!—qu’ilpouvaityavoirquelquedangeràmalmener,ceàquoiilsétaienttropdisposés,lescherifsetlesmarabouths.» A peine le saint était-il sorti de la maison duhakem,quecedernier éclatait commeunprojectilecreux,etsefendaitendeuxparties. Ses entrailles ne présentaient plus que des dé-bris brûlés et torréfiés ; une matière grasse et fétide se répandaitsurlesol,etunesuiepuanteetpénétrantetapissait lesparoisdecettedépouillehumaine.Uneflamme légère et bleuâtre courait à la surface du cada-vrecommecesfeuxfolletsquiseproduisentdanslesmarécages:c’étaitunspectaclehorrible,etlesgensdeBlidaenontlongtempsgardélesouvenir. Ceci se passait vers la fin du siècle dernier, dans lamaisonmoresquequiporteaujourd’huilenuméro5delarueAbd-Allah.

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Ilestinutiled’ajouterque,decejour,leshakemde Blida y regardèrent à deux fois avant d’infliger la bastonnadeàuncherif-marabouth,etilsneperdirentplus de vue que le Prophète a dit : « Épargnez le châti-mentauxpersonnesdeconsidération,àmoinsqu’ilnes’agissedepeinesprononcéesparlaloideDieu.» Cette affaire, qui fit grand bruit dans le pays, avaitvaluàSidiKouïder-el-AroucilesurnomdeBou-Châala, l’homme à la flamme, à cause de l’incendie qu’ilavaitallumédanslecorpsduhakemHacen-el-Gritly. Oneûtpucroirequ’aprèsunchâtimentaussiter-rible,personnen’oseraitsefrotteràunsaintsivindi-catif;maisilestici-basdesendurcisquinecraignentniDieu,nidiable,etqui,s’ilslepouvaient,iraientdé-crocherlesétoilesducielpourlesvendreàunJuif. Un voleur émérite, et, qui avait fait ses preu-ves,lefameuxAbd-er-Rahman-Tchoulak,conçut,unjour,ledesseindes’introduirependantlanuitdanslamaisondeSidiKouïder,qu’ilsavaitpossesseurd’unvieuxvaseenterreremplidedourou bou-medfâ(1).Or,Tchoulakavaitappris,onnesaittropcomment,quecetrésorétaitenfouiaupiedd’uncyprèsquis’élevaitdanslacourdel’habitationdeSidiKouïder. Tchoulak attendit donc une nuit bien obscure_______________ (1)Douroaucanon,monnaieespagnoledelavaleurde4francs45centimesà5francs50centimes,àcetteépo-que,etayantcoursdanslesÉtatsbarbaresques.

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pour tenter sonopération.Se laisserglisserde la ter-rassed’unemaisonvoisinedanslacourdusaintmara-bouth,sedirigeràtâtonsverslecyprès,yfouillerlaterreautourdupieddel’arbre,toutcelanefutl’affairequed’uninstant;mais,ôdésappointement!lacaissefutin-trouvable;cependant,silesrenseignementsdel’indéli-catTchoulakétaientexacts—etilsdevaientl’être—letrésorétaitencorelàl’avant-veille.Ileutbeauremuerlaterreaveclapetitepiochedontils’étaitmunietyenfon-cerlesbrasjusqu’auxcoudes,ilneluifutpaspossibledemettrelamainsurlatireliredeSidiKouïder. Forcefutdoncauvoleurderenonceràuneexpé-ditionquis’étaitannoncéesibien.Ilvenaitd’ailleursd’entendredubruitdanslamaisondusaint,etilavaitjugéprudentdereprendreauplusvitelecheminparlequelils’yétaitintroduit. Lelendemainmatin,SidiKouïder-el-Aroucire-marquaquedesfouillesavaientétépratiqué,autourdesoncyprès;commeiln’étaitpassupposablequecefûtdansl’intentiond’enlevercetarbrequ’onavaitpénétré chez lui, le saint comprit de suite que son trésorl’avaitéchappébelle.Fortheureusement,SidiKouïderavaiteuunplacementàyfairelaveille,etletempsluiayantmanquépendantlajournée,ilavaitre-misaulendemainl’inhumationdesonprécieuxvase.Le saint marabouth remercia Dieu — dont la mainétaitvisibledanscetteaffaire—d’avoirpréservésontrésordesatteintesdeslarrons. Bien qu’il ne pût fixer sûrement ses soupçons,

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SidiKouïdercrutdevoirajouteràsaprièredufedjeurle souhait suivant :«QueDieubrise les jambesdeceluiquis’est introduitcettenuitdansmamaison!— Ma foi ! s’était dit le saint intérieurement, celatomberaoùcelapourra.» Le jour même où fut lancée cette malédiction,Abd-er-Rahman-Tchoulak se sentit pris dedouleursatroces dans les membres inférieurs ; les vers, quin’attendentpassamortpourcommencerleurœuvre,sesontemparésdeluietluifouillentleschairs.Verslesoir,sesjambestombaientenpourritureetsedé-tachaientdesoncorps.Pendantlanuit, lamortvintterminerlessouffrancesdel’infortunéTchoulak. Ce malheureux voleur, qui avait conservé saconnaissance jusqu’à sa dernière heure, s’était biendoutéde lacausedu terriblechâtimentqui lui étaitinfligé. Il ne pouvait s’empêcher cependant de trou-verquelesaintpunissaitbiensévèrementunvolquin’avaitpasréussi. Le terrible Sidi Kouïder possédait un fils qui fai-saitsajoiequelquefois,etsondésespoirsouvent.SidiAbd-el-Kader — c’était le nom de ce fils — avait de fréquentes velléités d’indépendance, et il ne faisaitpluslemoindrecasdesordresdesonvertueuxpère.Illuivintunjouràl’idée—l’idéen’étaitpasabsolu-mentmauvaise—d’allerenpèlerinageàMekka;letitrede«el-Hadj»(lePèlerin)luisouriait,etilbrûlaitdu désir de pouvoir en faire précéder son nom. Il fit partàsonpère—pourlaformeseulement—deson

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intentiond’allervisiter lesVillessaintes,et il luide-mandalesfondsnécessairespourentreprendrecelongvoyage.SidiKouïder,qui,apparemment,netenaitpasàexhumerlamarmitedanslaquelleiltenaitsesdouros,répondit à la demande de son fils par un refus nette-ment articulé. « Penses-tu donc, ô mon fils ! ajouta-t-il, quej’aielesrichessesdeKaroun?Jesuispauvre,aucontraire,etjenem’enplainspas;carlapauvretéestl’unedesclefsquivousouvrentleplusfacilementlesportesduciel.Renoncedoncà tonprojet jusqu’àcequeDieut’enpermettel’accomplissement.» SidiAbd-el-Kadervoulutinsister;maissonpèrelui fit comprendre que ce serait peine perdue, et que cequ’ilavaitdemieuxàfaireétaitdenepluspenseràcevoyage. Sidi Abd-el-Kader fit, malgré cela, ses prépara-tifsdedépart,et,sansenprévenirsonpère,sansluifairesesadieux,ilserenditàAlgeroù,quelquesjoursplustard,devaitavoirlieul’embarquementdespèle-rins pour les Villes saintes. Le fils de Sidi Kouïder prit passageaveceuxsurunegalèrecommandéeparunvieuxraïsquiécumaitdepuislongtempslaMéditerra-néeavecleplusgrandsuccès.Apeinelagalèreétait-elle sortie du port, qu’un grand vent de nord-ouests’élevaittoutàcoupetvenaittourmenterlamerquisommeillait :ellesemblefrissonnerets’agiterdansunlongtressaillement;seseauxsetroublentjusqu’aufonddesesentrailles,et,debleuesqu’ellesétaient,el-lesdeviennentlivides;sasurface,toutàl’heureunie

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commeunmiroir,faitrugueuseetraboteuse.Saco-lère monte toujours sous les flagellations du vent ; les lamescommencentàsedéchaîner;ellesécumentderagecommedesépileptiquesdansleursmomentsdecrise.Levent fouette sanspitié ; lamer se soulèveet retombe lourdement en poussant un long gémis-sement, puis les vagues se réunissent et s’élancentfrémissantes,etenroulant lesunessur lesautres,àl’assautdesfalaises.Ondiraitqu’ellesontàsevengerdelaterre,maisleursforcess’épuisentenchemin,etellesvontexpirerimpuissantessurlagrève.Lamerparaîtchangerdetactique;elleveut,sansdoute,es-sayerdeladouceur:demolleslamesviennentlécherle pied des rochers ; mais les rochers sont inflexibles. Cette déception augmente ses fureurs ; elle devientclapoteuse ; ses lamessontcourtes,abrupteset trèsagitées ; elles se précipitent un fourrageurs sur lesobstaclesetviennents’yheurterenjaillissant;puiselles retournent au large comme pour prendre leurélan;lalutteenestàsonmomentsuprême;leslamess’assemblentdenouveau—c’estparlenordqu’ellesattaquent — et fondent impétueuses sur la jetée deKheïr-ed-Din;maisellessebrisentencoreunefoiscontredesobstaclesquineveulentpascéder,etellesvolentenécumejusqu’auxcieux. Pendant trois jours lamerrenouvelaseseffortsimpuissants ; lagalère,ballottée,secouée, tourmen-téesurcettesurfacequitantôtfuitsouselle,pareille

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à une outre gonflée de vent sur laquelle on piétinerait, etquitantôtsemblevouloirlalancerdanslesairs,lagalère,disons-nous,n’apuréussiràprendrelelarge;cependant,levieuxraïsavoululutteraveccettemerdontilconnaîtlesfureurs;ilneluiajamaiscédé,etcen’estpointaujourd’huique,pourelle,ilauradesfaiblesses. Ilcomprendpourtantqu’ilyadanscettepersis-tancedecolèrequelquechosed’extraordinaire,quel-que chose qui lui échappe. Cela vient-il de Dieu ?Celavient-ildudiable?Iln’ensaitrien.Unpassager,Mohammed-ben-Brahim,voitsonembarras,etluiditenletirantàpart:«Oraïs!jesaislacausedel’irrita-tiondelamer du Milieu(1), et je vais te la dire : le fils de Sidi Kouïder-el-Arouci,SidiAbd-el-Kader, s’estembarquéàtonbordcontrelavolontédesonpère;mets-leàterre,et,parDieu!latempêtecessera.» Bienquelevieuxraïsn’ajoutâtqu’unefoimé-diocreauxparolesdeMohammed-ben-Brahim,iles-sayapourtantdesonmoyen,etcelad’autantmieuxqu’ilconnaissaitderéputationle terriblemarabouthdeBlida.Ilrentradansleportd’Alger,etydébarquaSidiAbd-el-Kader-el-Arouci. Le vent cessait de souffler comme par enchantement ; lamertombaitsanslaissertracedesesconvulsions,etlagalère du raïs filait dans l’est comme un trait.______________ (1)C’estainsiquelesArabesdésignentlamerMédi-terranée.

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Latraditionnerapporteaucunmiracleopéréparce fils désobéissant de Sidi Kouïder ; ce don précieux ne se manifeste de nouveau qu’en la personne deSidi Ahmed-el-Arouci, le fils de Sidi Abd-el-Kader. Cefutdanslescirconstancessuivantes:Unjour,unBlidienserendaudouardesOulad-Sidi-El-Kbir,etse présente à Sidi Ahmed: « Ma femme, Ez-Zohra-bent-Aïouaz, à la suite d’une querelle que je recon-naisavoirprovoquée,aquittéledomicileconjugal,ets’est retirée chez ses parents. Je viens donc te prier, àmonseigneur!d’userde tonpouvoirpour la fairerevenirauprèsdemoi;toutnet’est-ilpaspossible,ôSidi!entaqualitédemarabouth?» —«C’estbien,jeferaicequetumedemandes,réponditSidiAhmed,et,s’ilplaîtàDieu,tafemmetereviendra.» MaisSidiAhmedavaittroppréjugédesonpou-voir; Ez-Zohra, auprès de laquelle il s’était rendu, re-fusaobstinément,malgrélesconseilsdumarabouth,derentreraudomicileconjugal. —«Puisquetuessourde,ôfemme!àmesex-hortations, s’écriaSidiAhmed-el-Arouci, je te jure,parDieu!quetumourrasaveugle.» Trois jours après, la malheureuse Ez-Zohra perdait lavue.C’estlàtoutcequelatraditionnousaconservédesmiraclesdesOuladSidi-Ahmed-el-Kbir. LesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbirreposentdusom-meiléternelautourdeleursaintancêtre;c’estlà,tou-chantàleurvillage,que,depuisplusdetroiscentsans,

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ils viennent dormir, pressés sous l’aile de leur pro-tecteur,cette longuenuitde ténèbresquinecesseraqu’aujugementdernier. Le sitedecechampde reposestdélicieux ; lamort y est doucement mélancolique ; au lieu de cehideuxsquelette,parlequelleréalismelareprésentechez les Chrétiens, elle est ici belle et parée comme une fiancée. Lesarbresluifontunlitdeverdureetl’ombra-gentdeleurépaisfeuillage.Cesvieuxmicocouliers,cesolivierstantdefoisséculairesontvusuccessive-mentnaître,vivreetmourirtoutescesgénérationsquidormentàleurspieds. Les sépulcres des descendants de Sidi Ahmedsontnombreuxetserrésles,unscontrelesautresànesavoiroùposerlepied.Ceuxdeschefsdelafamilledusaintsontgénéralementélevésau-dessusdusol,etprésentent une forme bizarre rappelant pourtant celle dutombeaudeleurancêtre;cesontdessortesdecip-pesquadrangulaires se terminant enpyramide.Unepetite niche munie d’une porte a été ménagée dansl’unedesfacesducippe;onydéposeleslampes,lesbougies et les parfums dont les fidèles font usage les joursdeziaraoudepèlerinageautombeaudessaints;quelques-unsdecestombeauxontpourmchahadunestèlesur-montéeduturbanàpetitsplisdeseulama;d’autres,etc’estleplusgrandnombre,n’ontquelemchahadd’ardoiseportantlaprofessiondefoi.Uneépitaphedelamêmeformequelemchahads’élève

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auxpiedsdumort, et rappelle sonnom, ladatedesamortetl’âgeauquelilcessadevivre;cesindica-tionssontgénéralementprécédéesdesouhaitsappe-lantsurledéfuntleseffetsdelamiséricordedivine.Deuxdjenabyatrenfermentlatéralementchacunedecessépultures. Lestombeauxlesplusremarquablesdececime-tière sont ceux de Sidi Bel-Kacem, le père de SidiAhmed-el-Kbir, de Sidi Abd-el-Aziz et de Sidi Bel-Abbas, fils de Sidi Ahmed, de Sidi Ben-Ioucef-Abou-Izar, de Sidi El-Hadj-Ahmed, et de Sidi Mohammed-el-Moueffok. Touscestombeauxsont,chaqueannée,soigneu-sementblanchisàlachaux. Endehorsdelaportiondeterrainréservéeà lasépulture des Oulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir, les servi-teurs religieuxdusaintmarabouth,Blidienspour laplupart,ontchoisi,aunorddececimetière,uncoindeterrepouryreposeraprèsleurmort.Unebarrièreséparelesdeuxcimetières. C’est le samedi qu’a lieu la ziara ou visite autombeau de SidiAhmed-el-Kbir.Après avoir visitépréalablementSidiIâkoub-ech-Cherif,àquisonan-ciennetédonnelaprioritésurSidiAhmed(1), les fidèles_______________ (1) Sidi Ahmed-el-Kbir a lui-même, quelques joursavantsamort,prescritàseskhoddamdedonnerlaprioritéde ziara à Sidi Iâkouh. Sidi Iâkoub-ech-Cherif est le saint marabouthdontlakoubbaestdansleJardin public.

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partentduBois des Oliviers(1),etremontentparsarivedroitel’ouadSidi-El-Kbir. Denombreuses indulgencessontattachéesàcepieuxpèlerinage:ainsi,leCroyantquileferait,avantle lever du soleil, pendant quarante samedis consé-cutifs, et en remontant nu-pieds le lit rocailleux del’ouadSidi-Ahmed-el-Kbir,gagneraitautantdebon-nesactionsques’ileûtfaitlepèlerinagedeMekka. Cepèlerinageestsurtoutsuiviparlesfemmes:dèslematindusamedi,larivedroitedel’ouadesten-combréedeCroyantestraînantaprèsellesdesgrappesd’enfantsmorveuxmordantdansdeshalaouat(dou-ceurs,pâtisseries),ets’enmettantjusquepar-dessuslesyeux.Quelques-unesdecesfemmesmarchentnu-pieds;c’estévidemmentpourrendreleuractionplusméritoire;carellesontleurssouliersàlamain. On rencontre quelquefois des Croyants faisantce pèlerinage à reculons ; d’autres l’accomplissentenportantleurpèreouleurmèresurleurdos.Cettepieusecorvéen’estmêmepasnouvelle;caronciteuntraitsemblabledelapartd’Amallas,lequelauraitfait le pèlerinage de Mekka en portant sa mère surses épaules. Les malades, les infirmes, les perclus s’y rendentcommeilspeuvent,lesunsàmuletouàbour-riquet; les autres s’y traînent en faisantde fréquen-tesstationsdurantletrajet.Tousontlafoi,et lafoi_______________ (1)LesZenboudj de Sidi Iâkoub-ech-Cherif,aujourd’huileJardinpublicdeBlida.

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c’estsouventlaguérisonou,toutaumoins,lesoula-gement. Maisl’oukil(1),Mohammed-Ouadia,estàsonpos-tedepuislapointedujour:toutaétépréparéautourdu tombeaudu saintpour recevoir lespèlerins; lesquatredrapeauxontétéarborésauxanglesducatafal-que.Lajournées’annoncebien:larecetteserabonne,sansdoute. Lesbougiessontallumées;lafuméedesparfumss’élèveenspiraleau-dessusdesréchauds-cassolettesoudestessonsdefaïence;lafoulesepresseautourdutombeaudusaint;underoueuchmalade,àl’œilcreuxet chargé de fanatisme, est couché en travers de latombe,etmurmuredutond’unfébricitantdesparolessaccadéesquiressemblentbeaucoupplusàunrepro-chequ’àuneprière;ilgourmande,sansdoute,lesaintdu peu d’efficacité de son intercession. Il a l’air de dire:«Sicelacontinue,jem’adresseraiàunautre.»Unepauvrevieille apu se traîner, en s’aidantd’unbâtonetengeignantcommeunboulanger,jusqu’autombeaudeSidiAhmed;là,àboutdeforces,elles’est________________ (1)L’oukilestunesortedemandataire,defondédepou-voirschargéderecueillirlesoffrandes,etdepourvoirauxdi-verssoinsdepropretéetd’entretiendelachapellesépulcraled’unsaintmarabouth.L’oukildelafamilledeSidiAhmed-et-Kbir reçoit un traitement fixe de 50 flancs par mois; sa femme, l’oukila,netouchemensuellementque30francs.Elleremplitauprèsdespieusesfemmesquivisitentletombeaudusaintlesfonctionsdontestchargél’oukilauprèsdespèlerins.

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affaisséehaletantecontrelemchahad.Chaquefoisquelamalheureuseouvrelabouche,oncraintquesonâmen’en profite pour s’échapper de ce corps débile, à moi-tiécadavre.«OSidiAhmed!ôSidiAhmed!aiepitiédemoi!guéris-moi!»Ehbien!souvent,aprèsdeuxheuresdecetteprière,ilsemblequelafoiagalvanisélamaladeetluiarendusesforces;elleserelèveplusfacilementqu’ellenes’estaccroupie,etelleregagne,onnesaitparquelprodige,songourbijuchéparfoissurunpiton,ousurdespentesoùlesmyriapodesn’ontpastropdeleursvingt-quatrepairesdepattespourseteniraccrochés.Là,c’estunemère,jeuneencore,quia couché son enfant malade sur le tombeau de SidiAhmed pour faciliter la pénétration, dans ce pauvrepetit corps, des effluves vivifiants qui s’échappent des restesmortelsdusaint.Acôté,c’estuneautrefemmequi,latêteappuyéecontrelabalustradequis’élèveencatafalqueau-dessusdutombeau,semblemettrebeau-coupdeferveurdanssaprière.Commesademandeestfaiteàdemi-voix,ilestfaciledesemettreaucourantdelanaturedesonvœu: lamalheureuseeststérile,et elle donnerait tout au monde pour voir se modifier cettesituationquiluivautleméprisdesonmari;enattendant,elleprometausaintunevache,unmoutonouunechèvre,àsonchoix,s’ilconsentà intervenirdanscetteaffaire.Ilestbienentenduquecesdonsnese feront qu’autant que saprière sera suivied’effet.C’estunmarchésouscondition.

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QuandleCroyantoulaCroyantepenseavoiras-sez prié le saint intercesseur, quand les fidèles croient lafuméedeleursencensparvenuejusqu’àlui,ilsre-mettentleuroffrandeàl’oukil,etseretirentsoulagés,oupersuadésquelesaintseseralaissétoucher.Alafin de la journée, le mandataire, l’administrateur fait sescomptes,etvaeffectuersonversemententrelesmainsduchefdelafamilledesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir,lequel,quandlarecetteaétébonne,neman-quepasdeseféliciterdelabonneidéequ’aeuesonancêtrevénérédesefaire,desonvivant,uneréputa-tiondesaintetéqui,longtempsencore,vaudradel’orpoursesdescendants.Enpaysmusulman,quiconquecompteunsaintdanssafamille,adupainsurlaplan-che,surtoutquandcesaintaeu lebonespritd’êtreremplidevertus,etdeseprocurerledondesmiraclespendantsavieterrestre. L’oukilnedédaignepasabsolumentl’argentdesChrétiens;ilaccepte,ilprovoquemêmeleuroffrandede ziara ; peut-être, soumet-il les valeurs qu’ils luidonnent à une purification sérieuse avant de les mêler aveccellesdesorthodoxes. Lesoffrandesausaintnesefontpasseulementenargentouenbestiaux;onpeutoffriràl’amideDieuundrapeauquiparerasontombeau,ouqueporterontfièrement ses khoddam le jour de l’ouâda. Une fois par an, les serviteurs des marabouthsmortsenodeurdesaintetécélèbrent,surlestombeaux

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decesamisdeDieu,unefêtedontlasomptuositéestenraisondirectedelaréputationdusaint.Cettecéré-monieabeaucoupd’analogieaveclesfêtespatrona-lesquiontlieuannuellementdansnoscampagnes. C’estletroisièmejourdel’Aïd-es-Sr’ir(lapetitefête),quicommenceaussitôtaprèsleReumdhan,quelesserviteursreligieuxdeSidiAhmed-el-Kbirfêtentleursaintpatron. Dèslapointedujour,—laveillepourlesfana-tiques, — une longue file de femmes à pied ou mon-téessurdesmules,etd’enfantsàdosdebourriquets,remontent la rive droite de l’ouad Sidi-Ahmed-el-Kbir,et,aprèsavoirtraversédeuxfoiscecoursd’eau,s’engagent,commeuneémigrationdefourmis,dansl’étroitegorgequimèneautombeaudusaint.CellesdecesCroyantesquiontentaméleurpèlerinagedèslaveille,ontemportéleursvivres;ellespasserontlanuitsoitdansdesgourbisvides,soitdansquelquefa-milledesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir. Mais il est neuf heures du matin; les hommesvont,àleurtour,accomplirlepieuxpèlerinage:ons’assemble,onseréunitautourdesgrands,deschefsspirituels;toutelaBlidamusulmaneestenfête;lesuns sont à cheval ; les autres — les fonctionnairesduculteparticulièrement—sontàmulet;lesbourri-quetsontétémiseuréquisitionparlajeunessepauvre;comme cela se passe chez tous les peuples à privilè-ges,lesmisérablessontàpied.Lecortèges’estmassédevantleBureauarabe,—aujourd’huilaMairie;—

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ilformeunpêle-mêledebernousdetoutesnuances,depuis leblancdeneige jusqu’au jaune terreux ; legracieuxcostumeducitadinindigène—traitd’unionentrelacivilisationetlabarbarie—vientémaillerdesescouleurstendreslateintefauvedontestplacardéelafoule. Aunsignaldonné, toutecettemasse sedévideet prend sadirectionversBabEr-Rahba ; lemufti,lekadhiet lesnotables tiennent la têteducortège ;lesgrands—ceuxquisontàcheval—brillentparlasplendeurduharnachementdeleursmontures;lesgensdereligionontchargéledosdeleursmulesdecettesellemonumentalequiestdéjàtouteunecharge,etquisoumetlecavalierauxtorturesdugrandécart;quelques fidèles de qualité médiocre se partagent à deux la colonne vertébrale d’un bourriquet qu’ilsmettent en mouvement en le flagellant de leurs tibias. Derrièrecetteéchelledespuissants,viennentlesva-nu-pieds,quisuiventendésordrelespossesseursdesbiensdecemonde.Maisleurpeineasescompensa-tions;carceluiquifaitsonpèlerinagesurunemontu-ren’a,poursoncompte,quesoixantebonnesactionspourchaquepasde labête,qui leporte, tandisqueceluiquivaàpiedvoitinscrireàsoncomptecourant,parl’angechargédelacomptabilitécéleste,septcentsbonnesactionspourchacundesespas. Lesmusiciens,montéssurdesmulets,précèdentles notables et le clergé : ils soufflent et battent, les r’ia-thin,avecleursclarinettes-cornemuses,lesgueçabin,

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avec leurs flûtes de roseau, les thobbalinet lesdfa-fin,avecleurstambours,etlesfrappeursdethebilatavec leurs timbales.Derrière les grandsde la terre,viennent les drapeaux des mkoddemin (administra-teurs,représentants)desordresreligieuxdeSidiAbd-el-Kader-el-Djilani,deSidiMoulaï-Eth-Thaïyeb,deSidiMohammed-bou-Zeyan,etdeSidiMohammed-ben-Abd-er-Rahman-bou-Koberin.Cen’estpointunmincehonneurqueceluideportercesétendardsauxcouleursvertes,jaunesetrouges;maisc’estunhon-neurquis’achète,etlavertupauvrenesauraitypré-tendre; tout le monde, en effet, n’a pas les moyensd’enpayerleprix,d’offrirunelila(1)aumkoddemdusaint,ouauxfokara(2)khoddamdesonordre. Laremisedesdrapeauxs’est faiteavecuncer-tain cérémonial; les compétiteurs audroit deporterl’étendardsesontrendusàlademeuredumkoddem,etluiontexposéleurpieuxdésir.Cettefaveur,plusoumoinsmarchandée,aétéaccordéeauplusoffrant_______________ (1)Lalilasepaieparl’hospitalité(ledîneretlecou-cher)donnéeàl’undesfrèrespauvresdel’ordre,ouparuneoffrandeenargent(de10à20francs),quefaitaumkoddemleCroyantquidésirejouirdudroitdeporterlesétendardssacrés. (2)Lemot fokara,plurielde fakir.pauvre, indigent,estprisicidanslesensmystique:ils’appliqueauxmem-bresd’unesortedeconfrériereligieusedontlarègleestlerenoncementauxbiensdecemonde.UnfakirestunpauvredevantDieu.

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des candidats, lequel a été immédiatement admis àpayerledroitqu’ilvientd’acheter.Aprèsavoircomp-téetrecomptélasomme,lemkoddem,entourédesfo-karadel’ordre,aditàl’undesesserviteurs:«Prendsce drapeau, et remets-le entre les mains d’un tel fils d’untel.»Dèsquecetordreestexécuté,lemkoddemdirige,àl’intentiondel’élu,uneprièrequ’ilcommen-ce en disant : « Fatah ! » Les assistants ont répété«Fatah ! » en joignant les mains et en les ouvrantcommeunlivre.Lemkoddemaajoutéensuite—etlesfokaraontrépété:—QueDieuluipardonne!...QueDieulerendeheureux!...QueDieulefassemourirentémoignant!...Fatah!...LouangeàDieu,Maîtredel’univers, le Clément, le Miséricordieux, Souverainaujourdelarétribution.C’esttoiquenousadorons;c’esttoidontnousimploronslesecours.Dirige-nousdanslesentierdroit,danslesentierdeceuxquetuascomblésdetesbienfaits,nonpasdeceuxquionten-courutacolère,nideceuxquis’égarent(1).» Cetteprièreterminée,lesassistantssepassentlesdeuxmainssurlevisageendisant:«LouangeàDieu,Maîtredel’univers!» Les porte-drapeau, avons-nous dit plus haut, àcheval, à mulet ou à pied, suivent pleins de fierté les no-tablesetlesministresdelareligion;ilsnedonneraien_______________ (1)CetteprièreestlapremièresourateduKoran,cellequiouvre(leLivre);delàsonnomdefatahoufatiha. Elleserécitedanstouteslescirconstancesdelavie.

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certainementpasleurplacepourunempire.Leuror-gueilneconnaîtplusdebornesquand,ausortirdelaville, les fidèles commencent leur tharaka ; l’odeurdelapoudreleuramontéàlatête;lebruitlesaeni-vrés;porter ledrapeaun’estpluspoureuxdèslorsune pieuse corvée ; c’est une sainte mission qu’ilssemblentaccomplir;ilssesentent,encemoment,as-sez d’équilibre pour passer, si Dieu les rappelait à lui, lepontleSirathsanscraindreunfauxpas. Maislapoudreaappelélapoudre;lesfusils,lesmousquetons,lescarabines,lestromblons,lespistoletsontétédécrochésetbourrésjusqu’àlagueule;ilyalàdesarmesdetouslesâges,detouslestemps,detouslesmodèles,detouslespeuples,detouslescalibres:arquebusesàrouet,arquebusesàmèche,fusilsàsilex,Lefaucheuxdelacivilisation,espingolesàbouchedegoinfre,pistoletsàcanondefer-blanc,àgarnituresenficelle, ou en peau de mouton, à batteries impossibles, crasseetnacre,argentetrouille,plusdangereuxpourle tireur que pour le tiré. Les Mzabites, bien que peu guerrierspourtant,sontencejourremplisd’efferves-cence; ces schismatiques chlorotiques, et qui sem-blent, quand ils ont fait leurs ablutions, infiltrés de cire rancefondue,ontabandonnéleurspetitscapharnaümsspecico-pharmaco-légumineuxpourallersolliciterdeSidiEl-Kbirlaperpétuitédelaprospéritécommercia-ledontilsjouissentàl’ombredenotrebourse.Illeurfallait une occasion comme celle-là pour s’extraire

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decettearchedeNoéqui,enmêmetempsqu’elleleursert de bazar, donne asile à des spécimens de tous les produitsdesrègnesvégétaletminéral. Lafouleafaitlabouledeneige;latirailleriede-vientdeplusenplusintense;lesarmes,rempliesàtri-plecharge,grondentcommedescanons.Cetohu-bohude fidèles a plutôt l’air de s’en aller en guerre qu’en pèlerinage.Ilfautdubruit,d’ailleurs,àtouteslesen-fances,àcelleducommencementcommeàcelledelafin. Les musiciens, électrisés, sans doute, par l’odeur et par la voix de la poudre, soufflent dans leurs instru-mentscommedesRenommées,ettapentsurlapeaudeleurstambourscommeleverset,38delasourateIVduKoranleurpermetdelefairesurleursfemmes;c’estl’ivressedutintamarreetdel’étourdissementéle-véeàsonparoxysme.Commeilssontheureux! Le cortège est enfin arrivé au douar des Oulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir;lesgensduculteetlesnotablessedirigent,à travers la foulequiencombredéjà lesabordsducimetière,versletombeaudusaint,oùlesattendent les descendants de SidiAhmed. Les dra-peauxdesdifférentsordresreligieuxontétéarborésautourdutabout(catafalque);lacérémonievacom-mencer; on fait ranger la foule, qui se répand danslecimetière,etquivas’asseoirsurlestombes,ousegroupersurlesrochersquienfermentlesabords.Lesfemmes,arrivéesdelaveille,oudèslematin,sesontinstalléessur leursmorts.L’arrivéedesmdadha,ouchanteursspirituels,estannoncéeparlesaigustoulouïl

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des femmes ; les accompagnateurs, munis de leursinstruments,bendaïr, dfouf, thebilat, kseubetznoudj,c’est-à-dire tambours de diverses formes et dimen-sions, timbales, flûtes de roseau et petites castagnettes, suiventgravementleschanteurs,dontquelques-uns,musiciensjusqu’auboutdesongles,sonteux-mêmesporteursd’instrumentsàpeau. Chaquemeddahditsonchantreligieux;contrai-rement à ce qui se passe chez nous, en pays arabe, le librettoestleprincipal;lamusiquen’estquel’acces-soire ; nous ne craignons même pas d’avancer que,quellequesoitlavaleurphoniqueduvirtuose,iln’estpourtantquemédiocrementappréciésilesparolesnerépondentpasauxgoûtspoétiquesdelafoule.Aureste,Mahometl’adit:«Lesplusbellesvoixsontcellesquiviennent du nez. » Il est regrettable que les commenta-teursnenousaientpasditlaraisondecettepréférenceduProphète.Aumeddahaimé,lesyou ! you !lesplusaigusetlesplusprolongés—leshommesn’applau-dissentpas.—Pourlui,cen’estpasdelatêtequelesfemmes tirent leurs notes ; c’est bien au-dessus, ré-giondesalouettes...Aureste,—j’ensuisbienfâchépournosartistes,—lesArabesrangentlesmusiciensdanslasectionsimépriséedesâdjadjebiya,dessal-timbanques.UnArabedequalitéquiauraitlemalheurdeselaissersurprendreparundesescoreligionnairesàjouerdelaclarinetteoudusax-horn,seraitàjamaisdéshonoré.Aussi,n’encite-t-onaucunexemple.

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Quandchaquemeddahyapassé,etquelesder-niersyou ! you !sontarrivésdansnotresatellitedoré,lalune,lemuftiselève,dit:«Fatah ! »etsepasselesmainssurlevisage;touslesassistantsl’imitentetprientàvoixbasse;ceuxdontlamémoiren’apuretenir les sept versets dont se compose le fatah sebornentàdire:QueDieumepardonne!QueDieumerendeheureux!Qu’ilsoutienne,qu’iladoucissemonexistence!QueDieuguérissemesenfants!QueDieumefassemourirentémoignant!c’est-à-dire,qu’ilnemefassepasmourirsansconfession! Leshommesquittentensuitelestombeauxetseréunissent sur le terrain de la dhifa, au nord du ci-metière.Lesfemmesnesontpointadmisesaufestinquevontdonner,etservireux-mêmesauxkhoddamdeleursaintancêtre,lesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir.Lesinvitésseformentdoncpargroupesdedix;unplatdeboischargédeber’rir(1)estapportéaucentredechaquegroupeparlesmarabouthsquidonnentlafête.Dèsqueleber’rir°estabsorbé,cequin’estpaslong,onsertàchaquegroupe,dansdessoupièresdebois(mtared)unplantureuxkousksou-reguigchargédeviandessucculentes.Lekousksouabientôtprislechemindespâtesemmiellées. La dhifa terminée, il faut passer à l’offrande :comme chez tous les peuples, c’est le quart-d’heure le_______________ (1)Leber’rirestunesortedegâteau-épongeenduitdemielousaupoudrédesucre.

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pluspénibledelacérémonie.Lemuftiplaceuneser-viettedevantluietdonnelepremierl’ouâda(1) ; tous— ceux qui possèdent, bien entendu — viennent, àleurtour,déposerleuroffrandesurlafouthadumufti.Quand,àl’alanguissementdelarecette,lemuftirecon-naîtquetouslesdonneursontdonné,ilclôtlaséanceen remettant 30 francs de gratification à l’oukil et 10 francsàsapieusemoitié,puisilvadéposerentrelesmainsdu chefde la familledesdescendantsdeSidiAhmed-el-Kbirlasommerestantaprèsceprélèvement,sommequisertàl’indemniserdesesfraisdedhifa. Lespèlerinsreprennentlechemindelavilleenbrûlant, tantqu’il leurenreste, lapoudrequ’ilsontconsacréeàcettepieusecérémonie. Maislesfemmesontaussileurtour:deuxjoursaprès le pèlerinage des hommes, c’est-à-dire cinqjours après la fin du mois de Reumdhan, elles se ren-dentenfoule,avecleursenfants,etaccompagnéesdemdadha etmdadhat, chanteursetchanteuses, sur letombeaudusaint;lesinstrumentistessacrés,insépa-rables du meddah, sont là flanqués de leurs bruyants instruments. Lesfemmesserépandentsurlestombeaux,aveclesquels se confondent leurs vêtements blancs suffi-sammentimmaculés;pendantquechanteursetchan-teusesfontentendre,enalternant,leurscantiquesen_______________ (1)L’ouâdaestunepromesse,unvœufaitàDieupourenobtenirquelquefaveur;c’estaussil’offrandeelle-même.

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l’honneurdusaintqu’ilsfêtent,lesenfantssebourrentdepâtisseriesaumieldontilssetatouentdespiedsàla tête.Mais les chants sacrésont cessé, et lesmu-siciens ont changé leur rythme ; les molles filles de l’Orientontsentiquec’estl’appelàladanse;quel-ques-unesselèventnonchalamment,prennentunfou-lardsoieetordechaquemain,saisissentlacadenceaupassage,etentament,lentementd’abord,cesmou-vementsd’ondulationsenspirale,demollestorsionsquisembleraientdevoirvisserlesdanseusesdanslesol;lacadences’accélèreprogressivement,etatteint,paruncrescendopoussétrèshautsurlagammedesvoluptés, une sorte de spasme artificiel que les adultes comprennent sansautreexplication.N’oublionspasquec’estunefêtereligieuse. La musique s’est tue, et la femme de l’oukil aétendu devant elle le foulard qui doit recevoir lesoffrandes; chacune des pèlerines a donné selon sesmoyens,sagénérosité,oul’importancequ’elleatta-cheàlademandequ’elleafaiteàsonsaintinterces-seurSidiAhmed-et-Kbir.Souventl’ouâdasepaieennature;ellesetarifedelafaçonsuivante:«OSidiAhmed ! donne-moi un fils, je te donnerai un bœuf !.... OSidiAhmed!ramènemonmariversmoi,jetedon-neraiunbouc!....OSidiAhmed!faisquemonmarimedonnemapart,jetedonneraiunveau!...OSidiAhmed!rends-moil’amourdeceluiquej’aime,jetedonneraiunevache!...» Adesprièressiferventes,SidiAhmedpourrait-il,

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raisonnablement, rester sourd?... Jamais.Devant lasaintetédubut,etlasomptuositédespromesses,est-ilpossiblequ’iln’intercèdepaspoursesclientes?...Nousnelepensonspas.Enrésumé,personneneseplaintdusaintpatrondeBlida,etvoilàpourtantprèsdetroiscentcinquanteansqueceladure. Douze jours après la fin du mois de Reumdhan, lesNègresvontfaireleurpèlerinageautombeaudeSidiEl-Kbir.Lagentnoirea lebonheurbruyant, lajoiefrénétique;samusiqueestféroce;sadanseestdelaconvulsion;sesamoursetsescroyances—cequiestàpeuprèslamêmechose—sontdel’épilepsie.Cettedispositionnaît-ellede lapropriétédont jouitlesangduNègred’atteindrelatempératuredeceluidupassereau,44degréscentigrades?Doit-ilcettefa-veuràl’organisationdesonsystèmenerveux?Nousnechercheronsmêmepasà résoudrecetteépineusequestion.Quoiqu’ilensoit,silebonheurestenraisondelaviolencedesesdémonstrations,nousn’hésite-ronspasàclasserleNègreparmilesanimauxlesplusheureuxdelaterre. LesNègresmontentdoncautombeaudeSidiAh-med-el-Kbir;ilssuiventdetoutelavitessedeleurstibiasparenthétiqueslatraced’undesleursquiportefièrement un drapeau rouge. Après s’être dhifésàleursfraissouslesvieuxoliviersquiombragentlestombeauxdesdescendantsdusaint,lesNègresentamentleurdan-se:elleestbientôtportéeàsonmaximumd’intensité

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parl’énergiedel’accompagnement;c’estàvousdé-crocherlesentraillesetàlesfairetombersurvosta-lons.Lebruit, infernalement stridentdeskrakeb—unedoublepaired’armetsdeMambrinentôlereliésparuntraitd’uniondemêmemétal—donneraitdesperturbationsintestinalesàunchaudronnier.Jenesaispaspourquoinousavonstraduitlemotkrakebparlegracieuxdiminutifdecastagnettes;ilmesemblequel’augmentatifcastagnassesconviendraitmieuxàcetimmense instrument de percussion qui, sans aucundoute,doitavoirsesluthiersàSaint-Flour. La manifestation acrobatico-religieuse des Nè-gres finit pourtant par lasser ces mammifères ulotri-quesou lainés ; ils lacessentà leurgrand regretetvont, suant de l’huile, déposer leur ouâda entre lesmains de l’oukil. Ce pieux devoir accompli, ils re-prennent lecheminde laville, joyeuxdes’êtreap-provisionnés,parlefaitdecepieuxpèlerinage,d’uneréservedebonnesactionspourpasserleurannée. Etnousvoudrionséclairercesgens-là!Ceseraitun crime ; car la civilisation est aussi incapable dedonner aux Nègres de ces bonheurs-là, que de leurenleverl’odeurcaractéristiqueparlaquelleilssedis-tinguentetserévèlentdanslasociété.

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XVII

LeversantorientalduDjebeldesBni-Salah.—SidiEl-R’eribetleTaureauduMisraouï.—LarégiondesCè-dreset lePicdeSidiAbd-el-Kader-el-Djilani.—LeMe-kam de SidiAbd-el-Kader-el-Djilani. — Le Tombeau deLellaImmaTifelleut.

Si, partant du télégraphe d’Enzaten, où nous noussommesarrêtépourdécrirelavalléedel’ouedSidi-Ahmed-el-Kbir,nousvoulonsétudierleversantorientalduDjebeldesBni-Salah,ilnousfaudrasuivrelagrandecrêtequi,sesoudantaupointculminantdece massif, s’allonge comme le bras d’un crucifié qui montreraitl’orient.Ilnenousresteraplusensuite,pourterminer la description de ce curieux et pittoresque

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pays,qu’àparcourirsonversantméridional,quitom-beàpicsurl’ouadSidiAbd-el-Kader,lequeljetteseseauxdansl’ouadEl-Harrach,etsurl’ouadEl-Merdja,quiverselessiennesdansl’ouadEch-Cheffa. Cette longue arête orientale, effilée comme un ra-soir,etridéecommelevisaged’uneâdjouza(1),passed’abordsouslepicdeSidi-Abdel-Kader,enlaissantàsadroiteetàsagauchedenombreusestêtesderavinsqui déchiquètent en patte d’oie les flancs de la crête; à gauche, ce sont les affluents de l’ouad Tesmoumet, duGueththara, duBou-Geurdjoumen, d’El-Blath etAbarer’;àdroite,cesontlesouadEl-Guethran,El-Ouâda,Tala-Aïya,Ouchchen,Euchch-Bni-Misra, etTala-Izan. La crête se termine par une nodosité, la Koudïet-el-Fortaça,quisembleunbastiondéfendant,aveclepitondeDjamâ-et-Draâ,cettelonguecourtinequenousvenonsdeparcourir.DescendantlaKoudïet-el-Fortaça,qui tombeàpicsur leprofondencaisse-mentaufondduquelserpentel’ouadAbarer’,limiteentrelesBni-Salahet lesR’ellaï,et,rencontrant lessilosàneigeetlabelleglacièredeLaval,nousnousengagerons,enmarchantverslenord,dansleboisdechênes-ballotesquisetermineauprèsdutombeaudeSidiEl-R’erib. De deux choses l’une, ou Sidi El-R’erib n’estqu’un saint de médiocre réputation et de peu d’in-fluence, ou les Bni-Salah et les R’ellaï, qui sont ses_______________ (1)Vieillefemme.

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serviteursreligieux,nesontquedepiètresCroyants.Lacausequidéterminedansnotreespritlagermina-tiondecettepensée,c’estl’étatdedélabrementdanslequel ces Kabils laissent la chapelle funéraire dece saint marabouth. Les Bni-Mâmeur, qui ont leurskhiam(gourbis)etleursmortsautourdutombeaudeSidiEl-R’erib,etàquirevientplusparticulièrementle soin de l’entretien de cet édifice, prétendent qu’ils nesontpasriches.Nousnecacheronspasquecetteexcusenousaparufaible. Legourbi-chapellequirenfermelesrestesmor-telsdeSidiEl-R’eribestuneconstructionextrême-mentgrossière:pierres,boueetdissontlesseulsma-tériauxquientrentdanssacomposition.L’absencedeportepermet auxmoutonset auxchèvresd’yvenirfairelasieste;lespreuvesmatériellesdecetteinfrac-tion tigrent le sol ànepas laisser lemoindredoutesur cetteprofanation ; lahaiede roncesdesséchéesqui entoure le gourbi funéraire ne suffit pas pour ga-rantirlesaintlieucontrel’abusquenoussignalons.Al’intérieurdelachapelle,quelqueslampesébréchéeset une demi-douzaine de pots à eau fêlés, attestent la mesquineriedesagapesannuellesqueviennentfaire,danslemoisdemoharrem,surletombeaudusaint,ceuxdontilestl’intercesseur.Unlambeaudenattere-çoit une portion du fidèle qui, venant y prier, désire le faireproprement.IlestpourtantdesCroyantsquire-gardent ces précautions comme superflues ; car le coin

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oùreposeSidiEl-R’eribestlisséetvernissécommelachachiad’unKabil. La ziara de Sidi El-R’erib se fait le lundi et le vendredi. Quatre chênes superbes, qui s’élèvent devantl’entrée du gourbi sacré, ont profité de la protection dusaintpourprendredesproportionsauxquellesnepeuvent prétendre ceux qui ne jouissent pas de lamêmefaveur.Nousl’avonsdéjàditplushaut,letom-beau d’un saint est un brevet de conservation pourlesarbresquil’avoisinent.DansleTell,d’ailleurs,ilestpeudesaintsmarabouthsquin’aientleurarbreouleur bois. Nous avons raconté maint accident terri-bledontfurentvictimesdesimpiesquiavaientportéunecognéesacrilègesurdesarbresconsacrés.Cettecroyance est encore dans toute sa force chez les Bni-Salah,etilsvousciteronttrèssérieusementl’exempled’unEspagnoldunomdeJuan,quiperditunœilpouravoir tiré un oiseau perché sur un arbre consacré àSidiAbd-el-Kader-el-Djilani,prèsdumekamquiluiaétéélevésurlepointculminantdeleurtribu.ToutprèsdutombeaudeSidiEl-R’erib,onvousmontreraunimmenseéboulementdontlacauseestencoreuncrimedecegenre,undélitforestier.Parexemple,larépression futplusque sévère, attenduqu’elle s’estsoldéeparuncataclysmequiengloutittouteunefrac-tiondesBni-Salah,celledesBni-Sbiha. Deux de ces Bni-Sbiha eurent, un jour, la ma-lencontreuse idée d’aller couper un chêne magnifique

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tout près de la kheloua (ermitage) de Sidi Mbarek,le célèbre marabouth d’El-Koleïa (Koléa), et de levendrequatredinarsàunmeunier.Or,lesBni-Sbihaavaientalorsleurdouarsurlespentesdelarivedroitedel’ouadEl-Blath,têteduTaberkchant.Lelendemainducrime,toutelaportiondeterrainsurlaquelleétaitassisledouarsedétachaitsubitement,etseprécipitaitavecfracas,maisonsethabitants,dansleravind’El-Blath. On reconnaît parfaitement l’emplacement oùétaitcedouar;lapenteoùilétaitaccrochéesttonsu-réecommelatêted’unprêtre,etlerocherestànusurune étendue circulaire assez considérable. MaisrevenonsàSidiEl-R’erib. On ne sut jamais rien de l’origine de ce saint.Comme celle de la presque totalité des marabouthsqui ont laissé leur dépouille mortelle chez les Bni-Sa-lah, l’arrivéedeSidiEl-R’eribdanscette tribupeutêtre fixée au commencement du Xe siècle de l’hégire, vers l’époquede l’expulsiond’EspagnedesMores-Andalous. C’était un homme d’une grande piété etd’uneprobitéconsidérable;ilmontraitsurtoutuneré-pugnancetrèsmarquéeàl’endroitdesvoleurs,et,ilfautbienledire,cettecatégoriedecriminelsn’étaitpasalorsd’uneraretéexcessivedanslepays. C’estl’ignorancedanslaquelleonfuttoujoursdunom de ce saint marabouth qui le fit désigner sous celuid’El-R’erib(l’Étranger).Ilvivaitdansunekhe-loua(ermitage)qu’ilavaitadosséeaugrosrocherqui

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est à gauche de sa chapelle funéraire, et que les fidèles nemanquentpasdeblanchirtouslesansàlachaux. Onnecitedeluiqu’unmiraclequivaillelapeined’êtrerapporté;ilvientàl’appuidecequenousdi-sionsplushautausujetdel’horreurqueprofessaitlesaintpourleslarrons. UnhommedesBni-Misraconvoitaitdepuislong-temps le taureaud’undesesvoisinsde la tribudesR’ellaï, et, tous les jours, il se creusait la tête pourtrouver un moyen de se l’approprier, sans courir lerisquedesefaireprendre,bienentendu.L’occasiontant désirée se présenta enfin, et le Misraouï se hâta delasaisirparsonuniquecheveu:parunenuitbiensombre,ils’achemina,munid’unebonnecorde,versl’étableduR’allaoui;aprèsavoirpréalablementcor-rompulechienaumoyendedébrisd’entraillesd’unmouton,ilécartasansbruitlesbroussaillesépineusesquifermaientl’entréedelazriba(haie),etpénétradansl’enceinteaumilieudelaquellesetrouvaitlamaison.Enlever avec précaution les quelques pierres bou-chantlapartiedecettehabitationquiservaitd’écurie,mettresacordeaucoudutaureauetluifaireprendrelecheminquivenaitd’êtrepréparé,toutcelafutpourleMisraouil’affaired’uninstant.Lesuccèsfutcom-plet,etilneseraitpasétonnantquecethonnêteindi-gènedesBni-MisraeûtcruqueleDieuuniquebénis-saitsesefforts,quandilsevitdehorsavecuntaureause laissantconduireaussidocilementqu’unagneau.

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LeMisraouïpritdoncsansdélailechemindumarchéavecl’intentiond’yécoulerleproduitdesonlarcin.Ildescenditdansl’ouadAbarer’,passasouslaKou-dïet-el-Forthaça, et suivit la crêtequi serpentedanslaforêtdechênesdesBni-Mâmeur.Toutallaitdoncpour le mieux; aussi, le Misraouï avait-il déjà, touten marchant, fixé l’emploi des quinze rial-boudjhou(1)qu’ilcomptaittirer,desontaureau. Encore quelques pas, et le Misraouï allait dé-boucherdelaforêtdechênes,ets’engageràgauchedansunsentiercourant sur lacrêted’uncontrefort,etvenantsenoyerdansl’ouadSidi-El-Kbir,àl’em-bouchuredelaChâbt-Bou-R’far.L’hommedesBni-Misraaatteintlalisièredubois;surlagaucheetàquelquespasduchemin,unelumièrerougeâtretrem-blotaitdanslesténèbresàtraverslebranchage.Iln’yavaitpasàs’ytromper,—SidiEl-R’eribétaitleseulêtrehumainquihabitâtcettesolitude,—leMisraouïétait à hauteur de la kheloua de ce saint. Cette cir-constance,àlaquellel’hommeautaureaun’avaitpassongéd’abord,jetaquelquetroubledanssonesprit;ilsavaitquecevertueuxmarabouthnepouvaitsup-porterlesvoleurs,etque,plusd’unefois,illeuravaitjoué d’assez mauvais tours. Il le redoutait, certes, plus quelaloielle-même,bienqu’ellefûttrèssévèrepourlesgensquiaimaientoutremesurelebiend’autrui;_______________ (1)Vingt-septfrancsdenotremonnaie:c’était,avantl’occupationfrançaise,leprixmoyend’untaureau.

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d’ailleurs,El-Misraouïpossédait son code; il savaittrèsbienqueleProphèteaditauverset42delaVesourate:«Quantàunvoleurouàunevoleuse,vousleur couperez les mains comme rétribution de l’œuvre deleursmains,commechâtimentvenantdeDieu;»maisaussiiln’ignoraitpasqu’onnecoupaitlamainau voleur que lorsque la valeur de l’objet volé dé-passaitquatredinars(environcinquantefrancs);or,nousl’avonsdit,ils’enfallaitdemoitiéqueleprixdutaureauvoléatteignitcettesomme.LeMisraouïétaitdoncrassurésurlesrisquesquepouvaientcourirsesextrémités;sondélitsesoldaitparlabastonnade. LeMisraouï,quecespenséesavaienttoutdécon-tenancé,n’osapasfranchirlalignedesderniersarbresde la forêt ; soitqu’ilcraignîtque lesaintqui,évi-demment,étaitenprières,pieusebesogneàlaquelleilconsacraittoutessesnuits,n’entenditlebruitdelalourdemarcheduruminant,etnesortitdesakhelouapourenreconnaîtrelacause;soitqu’ilredoutâtqu’àl’aide de sa double vue, le saint ne devinât sa pré-sence;quoiqu’ilensoit,leMisraouïétaitloind’êtrerassuré, et il regrettait fort que son étourderie l’eûtjetéprécisémentsurlechemindeSidiEl-R’erib.Leremordsn’entraitpourriendanslesregretsdeMis-raouï.Cereprocheviolentdelaconsciencen’estpointàl’usagedescriminels,et,s’ilestunechosequilesgène,c’estseulementlacrainteduchâtiment. LeMisraouï,quis’étaitarrêté,avaitlechoixentre

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deux périls : descendre dans l’ouadAbarer’ par laChâbt-Hougui et risquer de se casser les reins, oupasser carrément par le Tizi-Ouâdou, entre le gourbi du saint et le plateau de Msalla, et affronter auda-cieusementsacolères’ilvenaitàenêtreaperçu.LeMisraouï,quimanquaitderésolution,nesavaitàquelpartis’arrêter. Lanuit,avons-nousdit,étaitbourréedeténèbresépaissesàpouvoir lescouperaucouteau ; lecalmeétaitextrême;leseauxdel’ouadAbarer’seplaignantdanslesrocherstroublaientseulescesilence,quidon-nait froid au Misraouï ; la lampe de Sidi El-R’eribbrillait toujours dans l’obscurité: « C’est peut-êtrel’œildusaint,»sedisaitl’hommedesBni-Misra,quicommençaitàperdrelatête. Le taureau, qui, jusque-là, avaitmontré la plusgrandedocilité,commençaàprendredel’inquiétude;de sa queue il se battait les flancs comme un lion en fureur;sesyeuxs’allumaienttrèsvisiblementcommedeux tisons tourmentés par l’haleine d’un soufflet. « Pourvuqu’ilnesemettepasàmugir,»pensaleMis-raouïtouttremblant.Ilfallaitpourtantquelevoleurse décidât. Il avait enfin opté pour le chemin de Tizi Ouâdou,etilallaitsemettreenmesure,entirantsabêteparlelicou,defranchirlecolquis’ouvraitdevantlui, lorsque tout à coup il se trouva nez à nez avec une montagneinconnuequis’étaitplacéeentraversesursonchemin:«Jemeseraitrompéderoute,»pensale

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Misraouï, et il appuya à gauche sur la Châbt-Tizi-Ouâdou.Ilvenaitàpeined’ypénétrer,qu’ilrencon-trait encoreunobstacledemêmenatureque lepre-mier.«C’estsingulier,seditleMisraouï,parDieu!c’estsingulier!»Ilpritalorsàdroiteavecl’intentiondedescendresurl’ouadAbarer’;mais,dececôtéen-core,iltrouvaitunemontagneàpic.UnesueurfroidecommençaitdéjààperleraufrontduMisraouï.Cequil’épouvantaitleplus,c’estque,dequelquecôtéqu’ilsetournât,ilavaittoujoursdevantluilalumièredelalampedeSidiEl-R’erib.Lemalheureuxvoleursongeaàretournersursespasetàremonterdanslebois;ilessayadonc;maisilseheurtaencoreàlafatalemon-tagne,quisedressaitobstinémentsursonpassage. L’intensitédelalumièrequeprojetaientlesyeuxdutaureaupermitauMisraouïdeconstaterqu’ilétaitemprisonnéaumilieud’unmassifdemontagnesdontilnepouvaitapercevoirlessommets,parcequ’ilsseconfondaientaveclesténèbres.IlsedoutabienqueSidi El-R’erib devait être pour quelque chose danscetteaffaire;aussi,faisanteffortsurlui-même,sedis-posa-t-ilàtenterunedémarcheauprèsdusaintpourenobtenirsonpardon,dût-ilmêmeluifairecadeau,comme offrande de ziara, du taureau volé. Il s’y di-rigeait lorsque, toutàcoup, la lampedusaintet lesyeux du taureau s’éteignirent comme par l’effet dumême souffle, et le Misraouï et son taureau noir res-tèrentplongésdanslaplusprofondeobscurité.

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Ce qui se passa alors entre l’homme et la bêtenulnelesait.Lelendemainmatin,leR’allaouï,quin’avaitpastardéàs’apercevoirqu’onluiavaitvolésontaureau,s’étaitmisdesuiteàsarecherche.Grâceauxpluiesrécentes,ilavaitpusuivrependantquelquetemps les traces du ruminant, dont il savait le piedparcœur;illesperditdansl’ouadAbarer’,puislesretrouvadansleboisdechênes;ilavaittoutnaturel-lementpoussé jusqu’à lakhelouadeSidiEl-R’erib.Là,unspectacleaffreuxs’offritàsavue:unhommedont le bernous était littéralement en lambeaux gi-saitsurledosdansunemaredesang;sesentrailless’échappaient par deux profondes blessures placéesàlamêmehauteurdanslarégionabdominale,etquiparaissaientavoirétéfaitesparunépieuouunbâtonferré.Leresteducorpsétaitaussilabourédecoupsqui rendaient le cadavre méconnaissable.A une di-zaine de pas sur la gauche, le R’allaouï reconnaissait sontaureauqui,couchédevantlaportedelakhelouadeSidiEl-R’erib,mâchonnaitlevideparunmouve-mentmachinaldesesmâchoires.Sescornesensan-glantéesexpliquaientauR’allaouïlacausedelamortdel’hommedontilvenaitdedécouvrirlecadavre. Ilcompritquecemalheureuxdevaitêtresonvo-leur,etlevoisinagedelakheloua(ermitage)deSidiEl-R’eribluidonnaàpenserquecesaintmarabouthdevaitnepasêtrerestéétrangeràcettemystérieuseetdramatiqueaffaire. Commelesaintétait,encemoment,enconver-

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sationavecDieu,leR’allaouïnevoulutpasletrou-bler; il fit lever son taureau, et le ramena chez lui tout joyeuxdel’avoirretrouvé. LeR’allaouïallaitdèslelendemainenziara chez SidiEl-R’eribpourleremercierdesoninterventiondansl’affairedesontaureau;maislesaintneluiré-ponditqueparcesparolestiréesduLivre:«Dieupar-donneouchâtieàsongré;ilestpuissantetsage.» LeR’allaouïsutdepuisquesonvoleurétaitMo-hammed-ben-Zeïan, le plus hardi coupeur de routedesBni-Misra. Cet événement qui fit grand bruit en pays kabil, augmenta considérablement la réputation de sainte-téetdepuissancedeSidiEl-R’erib.LestombesquientourentlegourbioùreposentlesrestesmortelsdeSidiEl-R’eribsontdedaterécente;lesBni-Mâmeur,qui,denosjours,occupentcetteportiondupaysdesBni-Salah,n’ontcommencéàyenterrerleursmortsqu’àl’époquedelapestede1817-1818(1232-1233del’hégire),cellequituatantdemonde,etdontmou-rutlepacha-deyAli-ben-Ahmedle1ermars1818. LeversantorientaldumassifdesBni-Salahbai-gnesonpieddansl’ouadAbarer’,qui,àpartirdelaChâbt-Taber’rout, change son nom en celui d’ouadBni- Azza, cours d’eau qui va se perdre dans la Mti-dja,àhauteurdeSidi-Redhouan. Lescèdresn’habitentguère,engénéral,desrégionsinférieuresà12ou1,400mètresau-dessusduniveaudelamer.Aussi,danslesBni-Salah,nelesrencontre-

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t-onenmassifspursqu’àcettealtitude;s’ilsdescen-dentdans lesgorgesau-dessousdeceniveau, c’estisolés,oumêlésavecdeschênesàglandsdoux. Si,partantdel’anciennebaraque-casernedeTala-Izid, nous gravissons la crête qui court en ligne de faîteetdepartagedeseauxentrelesbassinsdel’ouadSidi-El-Kbiretdel’ouadEl-Merdja,nousatteignons,àdeuxkilomètresdecetteconstruction,lerocheroùs’élevait autrefois le télégraphe d’Enzaten : c’est en cepointqu’onrencontrelespremierscèdres;maisilsysontclairsemésetsansforce. Aufuretàmesurequ’ous’élève,lesmassifsseformentets’épaississent;lavégétationdevientplustrapue.Lechemincourtdanslesud-estaumilieudecescèdresqui tapissent lesversantsnordetsud ; ilquittelacrêtepourappuyerlégèrementsurcedernierversantenfranchissant les têtesdesesravins ;puisils’élance,aprèsavoirlaisséseprécipiteràdroitelechemind’Amchach,àl’escaladed’unpicépaissementboiséquidressehardimentsatêtecheveluedanslesairs.Noussommessurlepointculminantdumassifdes Bni-Salah, du Petit-Atlas, comme nous l’avonsnomméavecplusoumoinsd’exactitude;noussom-messurlepicdeSidi-Abd-el-Kader-el-Djilani,c’est-à-direà1,640mètresau-dessusduniveaudelamer. Jenesaissic’estparcequelecèdrenousrappel-lelestempsbibliques,l’époquesalomonienneetsesmerveilleusesconstructions,qu’ilseprésentetoujours

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ànotreespritcommelegrand-pontifedesarbres,com-me un arbre sacré.Ainsi, en présence de ces vieuxtémoins des âges écoulés qui ont vu passer tant degénérations,quiontassistéimpassiblesàcesscènesgrotesques, à ces tueries, à ces perfidies que les hom-mes appellent leurs grandes époques, qui ont vu sedéroulersouseuxlessanglantespéripétiesdeceslut-tesimplacablesdanslesquellesdesÉginèteséphémè-ressedisputentunlambeaudeterrain;enprésencedecespatriarchesdeuxoutroisfoismillénairesquiontvunaître,dureretsombrervingtpeuplesetvingtreligions;enprésencedecesfortsvêtusdemousse—labarbedesvieuxarbres—quisetiennentencorefièrement debout malgré les coups et les mutilations delahachedel’hommeetdelafoudredeDieu,onsesentsaisiderespect,etl’onesttentédesedécouvrir.Qu’est-ce,eneffet,qu’uneexistenced’hommecom-paréeàlapérennitédecesabiétinées? Ilestquelques-unsdescèdresdesBni-Salahquine le cèdent en rien à ceux d’Êdn, qu’Ezechiel disait êtrelesplusbeauxduLiban,etsil’Éternel,pourlespunir,sansdoute,deleurorgueil,neleseûtcentfoisdécapités,ilsauraientaujourd’huilatêtedansleciel. LesKabilsprofessentpourceux-làunesortedevénération traditionnelle, et ils vont même jusqu’àleur attribuer une force végétative qui les ferait vi-vreéternellement.Seloncesmontagnards,cesvieuxmeddad(cèdres)jouiraientd’unesorted’instinctquileurpermettraitdeprévoiretd’annoncerlesvariations

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atmosphériques,soitenremuantouenagitant leursrameaux,soitenétendantouenresserrantleurscou-des, soit, enfin, en élevant leurs branches vers le ciel, ouenlesinclinantverslaterre.Ceseraitsurtoutquandlaneigeseprépareàtomberouàfondrequecesphé-nomènesseferaientplusparticulièrementremarquer.Lescèdresont,enoutre,auxyeuxdeleurscoreligion-naires,leméritedeprendreracinebienau-dessusdelarégionoùtoutegrandevégétationexpire,etc’estlàunsigneincontestabledesupérioritévégétale. Maissilesconifèressontremplisdenoblesseauphysique,ilssontmoinsparfaitsaumoral;ainsi,parexemple,ilsmanquentcomplètementdegénérosité;ilsnetolèrent,eneffet,àl’ombredeleursrameaux,qu’un gros gazon épineux, le chebreug,—unhéris-sonsurladéfensive,—quisecramponnedesesvi-goureusesracinesausolbriséetémiettédespentes. LaforêtdecèdresdesBni-Salahprésenteunevi-goureusepopulationvégétalequiasesélégants,sesgrossiers,sesélancés,sestrapus;elleaaussisestour-mentés,sescontrefaits,sestordus,sesnoués,seses-tropiés,sesculs-de-jatte:tantôtaffaisséssureux-mê-mes,ourampantbassementsurlesol,ilstendentleurslongsbrasdécharnéscommepoursolliciterl’aumônedes passants ; tantôt, au contraire, fiers et orgueilleux, ilsbalancentleurscimesdanslesnues,ouilsdonnentl’assautauxcrêtesaveclagravitéetlaraideurmétho-diquedusoldatanglais.

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Quelques-unsdecescèdressontdevéritablesco-losses,desmonstresdevégétation.Leursparasolséta-géssedéploientcommelesailesd’unoiseau;lanuitlespoudredediamantsderoséeetbleuitleurverdureunpeusombre.Ungrandnombredecesvieuxarbresontperdupiedsouslepoidsdesneigesetontglissélelongdespentes;d’autresontétéentraînésjusqu’aufonddesravins.Avecleurscônesplantésperpendicu-lairementauxbranches,lescèdressemblentdeslus-trespréparéspouréclairerunefêtedegéants. Ungrandnombredecèdressontmortsdebout;d’autresjonchentlesoldeleurssquelettesblanchis;des troncs, dépouillés de leur écorce, affectent despostures de damnés, de torturés ou d’épileptiques;quelques-unsressemblentàcesanimauxapocalypti-ques enfantés par l’imagination bizarre des tailleurs depierredenosvieillescathédrales.Lesoir,quandl’ombreteintelanatureengrisetrongesesformes,cestroncsdecèdressemblentdesmortstroublésdansleursommeiléternelparquelqueévocationpuissante,etquichercheraientàsedépouillerdeleurslinceuls:nous sommesau jourde la résurrection, et la terre,d’uncoupd’épaule,asecouésacharge;ellesedébar-rassedescadavresdontonlabourredepuislecom-mencement du monde ; on croirait entendre ce cli-quetisd’ossementsvidesetxyloïdés,cebruitboisetmétalqueproduiralecoudoiementdecessquelettes,pressésdecomparaîtredevantletribunal.

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QuandleCroyantoulaCroyantepenseavoiras-sez prié le saint intercesseur, quand les fidèles croient lafuméedeleursencensparvenuejusqu’àlui,ilsre-mettentleuroffrandeàl’oukil,etseretirentsoulagés,oupersuadésquelesaintseseralaissétoucher.Alafin de la journée, le mandataire, l’administrateur fait sescomptes,etvaeffectuersonversemententrelesmainsduchefdelafamilledesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir,lequel,quandlarecetteaétébonne,neman-quepasdeseféliciterdelabonneidéequ’aeuesonancêtrevénérédesefaire,desonvivant,uneréputa-tiondesaintetéqui,longtempsencore,vaudradel’orpoursesdescendants.Enpaysmusulman,quiconquecompteunsaintdanssafamille,adupainsurlaplan-che,surtoutquandcesaintaeu lebonespritd’êtreremplidevertus,etdeseprocurerledondesmiraclespendantsavieterrestre. L’oukilnedédaignepasabsolumentl’argentdesChrétiens;ilaccepte,ilprovoquemêmeleuroffrandede ziara ; peut-être, soumet-il les valeurs qu’ils luidonnent à une purification sérieuse avant de les mêler aveccellesdesorthodoxes. Lesoffrandesausaintnesefontpasseulementenargentouenbestiaux;onpeutoffriràl’amideDieuundrapeauquiparerasontombeau,ouqueporterontfièrement ses khoddam le jour de l’ouâda. Une fois par an, les serviteurs des marabouthsmortsenodeurdesaintetécélèbrent,surlesnombres

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depèlerinss’yrendentannuellementdetouslespointsdumondemusulmanpourfêtercegrandsaint,particu-lièrementillustre,encesensqu’iltientl’universdanssamain,qu’ilapriépendantquaranteannées,qu’ilaunpiedsurlaterreetl’autresurlamer,etqueDieuluiafaitdireparundesesanges:«Sijen’avaispasenvoyé Mohammed avant toi, c’est toi que j’auraischoisipourmonapôtre.» QuelquesCroyantsprétendentqu’iln’estpasmort,etquedesangesseraientvenusl’enlever,etl’auraienttransportéentreletroisièmeetlequatrièmeciel,oùilrésideraithabituellement.Nouscouronsgrandrisquede n’être jamais fixés d’une manière positive sur la va-leurdecesdeuxopinions,quiplacentàlafoislesaintàBar’dadetentreletroisièmeetlequatrièmeciel. S’ilestunpointqui,parsonaltitude,aiteuin-contestablementdroitàrecevoirlavisitedupieddeSidiAbd-el-Kader-el-Djilani,c’est,sanscontredit,lesommetdénudédupitonquiterminedanslesairslemassifdesBni-Salah.Aussi, le saintdeBar’dad sedonna-t-il bien garde de l’oublier: une cherâa(1) enmaçonnerieélevéesurlesfacesd’uncarré,etblanchieàlachaux,ymarquelepointoùs’arrêtaSidiAbd-el-_______________ (1) Petite construction polygonale élevée habituelle-mentd’unmètreenvironau-dessusduniveaudusol,etdanslaquelleonalaisséunpassagepourypénétrer.Lacherâaqui est souventunmekam, sert surtout à laprière indivi-duelle.Cherâa signifie proprement toit, terrasse.

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Kader: c’est là où l’on arbore les drapeaux des di-vers ordres le jour du pèlerinage qu’y font annuel-lementlestribusvoisinesdesBni-Salah.Aquelquespas de la cherâa et à l’ouest, ces montagnards ontconstruitundjamâ(1)encommémorationdupassagedusaintsurleurterritoire.LesBni-Salahontmisdanscette construction toute leur sciencearchitecturale ;l’aplombdesmursenpierressèchesdecettechapellen’estcertainementpasirréprochable;celanegrimacepourtantpastrop.D’ailleurs,larobeblanchedontonvêt tous les ans le monument dissimule assez habile-ment ses infirmités. Une couverture de dis, mainte-nueintérieurementpardesbottesderoseaux,donneaudjamâ tout l’aird’unechaumière.Uncèdredes-séché,quisembleplacéeusentinelleàlaportedelachapelle,s’élanceendeuxtigesjumellesversleciel;ilparaitimplorerlesaintpourqu’ilinterviennedanssonaffaire,etqu’illuifasserendrelavie. On entre dans la chapelle par une petite ported’unmètredehautquiregardel’est,etquisefermeparunloquetprimitif.Agauche,enentrant,undômeovoïde,précédéd’unemsalla(2)tapisséed’unenattede_______________ (1)Nousrépétonsque,danslesKabilies,cellesdescha-pellesconsacréesàlasépulturedesmarabouthsquinesontpassurmontéesd’undômeoud’unecoupole(koubba),sontappeléesdjamâ,lieuderéunion(pourlaprière),mosquée. (2)Lieuoùl’onfaitlaprière,oratoire.Lamsallaestsouvent une petite construction en pierres sèches établie,ordinairement,surunelignecirculaire,etorientéedansla

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palmiernain,indiquelepointoùseplacel’imamquidirige la prière. D’autres nattes sont fixées à la pou-tredufaîtage:ellesserventauxCroyants le jourdel’ouâda(1).A droite, un grand nombre de pots et demarmitesde terre sont renverséspêle-mêledansuncoin:cesontlesvasesqui,chaqueannée,aujourdelafête,contiendrontl’eauetlekousksouquelemekod-demdusaintoffriraauxkhouan(frères)del’ordre. L’ouâda de SidiAbd-el-Kader-el-Djilani a lieuauprintemps;lesprièresquis’yfontontsurtoutpourbutd’obtenirduDieuuniquedebellesetabondantesrécoltes. Nous avonsdéjàdit que, dans lesKabilies, leshommesnejouissentpasexclusivementduprivilègededevenirdessaints,etquelesmontagnardsadmet-tentparfaitementlesfemmesaupartagedecettefa-veur. Aussi,danslesmontagnes,rencontre-t-on,àcha-quepas,soitunechapellefunéraireélevéeparlapiétédes fidèles sur le tombeau de quelque sainte femme, soitunmekamrappelantunpointdestationoudeprièredequelqueamiedeDieu.Cetteparticularités’expli-queparladifférencedesituationsocialeentrelafem-mekabileetlafemmearabe.Aureste,detouttemps,la Berbère a été appelée à jouer un rôle important._______________directiondelaKibla,c’est-à-direverslelieuoùlesMusul-manssetournentpour’prier. (1)Sortedefêtepatronale.

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C’estainsiqu’en688,nousvoyonslacélèbreethé-roïqueprophétesseEl-Kahena(1)grouperautourd’el-le lesmontagnardsde l’Aourèspourdéfendre leursfoyersmenacésetleurindépendance,etlutter,d’abordavantageusement, contre l’armée arabe de Hacen-ebn-Nâman,puis,vaincueparlenombre,succombervaillammentlesarmesàlamain,en693,àlatêtedeses fidèles Djeraoua. LamontagnedesBni-Salahestricheensaintes:outre la chapelle funérairedeLella ImmaTifelleut,dontnousallonsnousoccuper,onycompteencorelegourbi-djamâ,construitendisd’unesainteinconnueque,dansl’ignorancedesonnom,lesBni-Salahdé-signentparceluideLellaTaourirt,laDameduMon-ticule, lahaouïthadeLella ImmaMr’ita, aumilieud’un1;imetière,celledeLellaImma-Ouçâasurlarivegauchedel’ouadEl-Guethran,etlechêne-mekamdeLellaImma-Mimensurlarivegauchedel’ouadBni-Azza. Toutes ces saintes, qui ont été de pieuses femmes pendantleurexistenceterrestre,ont,commelesma-rabouthsmortsenodeurdesainteté,leurjourdeziara(pèlerinage)etleurfêteannuelle;ellesontaussileursserviteursreligieux:cesont,généralement,lesgensdelafractionquileurontélevésoitunechapelledans_______________ (1)Nousferonsremarquerquel’épithèteEl-Kahena,qui signifie la prêtresse, la prophétesse, la devineresse,etqui appartient à a langue hébraïque, n’est que le surnomdecettehéroïneberbère;sonnométaitDihya-bent-Tsabet-ben-Nifak.

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laquelleontétédéposésleursrestes,soitunmekamrappelantlelieuoùellesontpriéouséjourné. Cessaintesont,pourlaplupart,possédéledondesmiracles,maispasaumêmedegréquelessaints.Ledondesmiraclesest,eneffet,unearmeredoutable,etquellequesoitl’intensitédelavertud’unefemme,nouspensonsqu’ilestbond’yregarderàdeuxfoisavant de gratifier de cette puissance un sexe qu’on dit spécialementcapricieuxetd’unegrandefaiblessedechair.Cequ’ilyadecertain,c’estquelatradition,quin’apourtantguèreledroitdesevanterdesadiscré-tion,nerapportequetrèspeudemiraclesattribuésàcessaintesfemmes. MaisarrivonsàLellaImma-Tifelleut. Acinqcentsmètressud-ouestdelachapelledé-diéeàSidiAbd-el-Kader-el-Djilani,etàlatêted’unravin jetant ses eaux dans l’ouad Er-Raha, s’élèveundjamârenfermantladépouillemortelledelaplusgrandesaintedesBni-Salah,LellaImma-Tifelleut. Aquelleépoquevivaitcettesaintefemme?Latradition kabile, qui n’a jamais affiché de prétentions enmatièredechronologie,gardelesilenceleplusab-solusurcettequestion.Ilyatoutlieudecroirepour-tantquecefutavantl’apparitiondesmarabouthsdanslepays,c’est-à-direantérieurementàlafondationdugouvernementdespachas. S’ilfautencroirelesAmchach(1),LellaTifelleut_______________ (1)Fractionde la tribudesBni-Salah.C’est sur son

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futd’abordlaplusbelledesviergesdelamontagne;toutmorteldontlaprunellerencontraitlasienneétaitsubitementfrappédefolie,etdevenait incapabledeproduireautrechosequedessoupirs. Les anciens de la tribu avaient fini par s’émou-voird’unesituationquimenaçaitdetransformerlesBni-Salah en une tribu d’aliénés, et une députations’était rendue chez le père de la ravissante Tifelleut pourl’engageràlamarierauplustôt,etcelaavecunétrangerqui,enl’emmenantloindelatribu,mettraituntermeàlaterribleaffectiondontsouffraient,àsonendroit, les trop inflammables Bni-Salah. Mais marier la charmante Tifelleut était chosed’autantmoinsfacilequ’ellesemblaitéprouverplusquedel’horreurpourlavieàdeux;aussi,répondit-elle,auxouverturesdesonpèreparunrefustrèsnetqu’elle ne prit même point la peine de motiver. Lepère,toutdécontenancé,s’enallaracontersoninsuc-cèsauxnotablesdelatribu,etceux-cinepurentquegémiravecluid’unentêtementquimenaçaitd’éterni-serlaforepassionàlaquelleétaientenproietouslesjeunesgensdelamontagne.SicedésordredescœurssefûtlocalisédanslatribudesBni-Salahseulement,cen’eûtétéquedemi-mal;maislaterribleaffectionfit la tache d’huile et se communiqua aux tribus voisi-nes.Chaquejour,c’était,autourdugourbiqu’habitait_______________territoire que se trouve le tombeau de Lella Imma-Titel-leut.

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laséduisanteTifelleut,uncortègedesoupirantsquiyvenaientcommeenpèlerinage,guettantavecunepa-tiencefélinelemomentoùelleserendaitàlafontaine. Pendantlongtemps,cettemanifestationsebornaà des soupirs; pourtant, un jeune et fougueux Mis-raouï(1)s’était,unjour,hasardéàluipeindredansunekacida(petitpoème)écheveléetoutel’étenduedesasouffrance;ilterminaitenluidemandantsamain:

«Ialelleti!ïabedri! Kouni cherikti fi âmri ! » «Omadame!ômapleinelune(2)! Soismonassociéedanslavie!»

Le Misraouï en fut pour ses frais de poésie :l’éblouissante Tifelleut resta inflexible aux accents decetincandescentKabil;celui-cifutd’autantpluspiqué de ce refus, que les filles des Bni-Misra ne lui avaientjamaisrienrefusé.Savanitédeséducteurensouffrithorriblement,commeondoitbienlepenser;la passion finit par l’aveugler à ce point qu’il réso-lutdeprendrepar laviolenceceque laprièreavaitétéimpuissanteàluifaireobtenir.C’étaitmal;maissoyonsindulgentspourceuxquiaiment. Ilpritdoncsesmesurespourenleverl’insensible_______________ (1)DelatribudesBni-Misra. (2)Comparerlevisaged’unefemmeàunepleineluneest le suprême de la galanterie chez les Arabes.

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Tifelleut.Cetteopérationprésentaitd’autantmoinsdedifficultés dans l’exécution, que la jeune Kabile, trop naïvement candide pour soupçonner le mal, n’avaitrienchangéàseshabitudes:elleallait,commeparlepassé,deuxfoisparjouràlafontaine,etquelquefoiselles’ytrouvaitseule. Le Misraouï, suivi d’un de ses serviteurs danslequel il avait toute confiance, vint s’embusquer, un jour,danslesbroussaillesdechênesquicouvrentlarivedroitedel’ouadEl-Merdja,unpeuau-dessusdudouardesAmchach,ettoutprèsdusentierparlequelpassait habituellement la jeune fille pour se rendre à lafontaine.Deuxmules,dontl’uneportaitunélégantpalanquin,broutillaient,labridesurlecou,quelquesmaigrestouffesdedistigrantlesolçàetlà. Iln’étaitpasloindel’heuredelaprièredumor’reb(coucherdusoleil),et,pourtant, lacharmanteTifel-leutneparaissaitpasencoredanslesentierquime-naitàlasource.Avait-elleprisunautrechemin?Cen’étaitpasprobable,puisqueceluisurlequelleMis-raouïattendaitétaitlepluscourtetlepluscommode.L’impatientKabilnesavaitquepenserdeceretard,etmillesuppositionsplusoumoinssenséesvenaientletortureretl’irriter.«Peut-êtreai-jeétéaperçuparl’unde mes rivaux, pensa-t-il, ou bien, avec ce flair dont sontdouéeslesfemmes,latropruséeTifelleuta-t-elledevinémonprojet?» Cequ’ilyadecertain,c’estqueleMisraouïcom-mençaitsérieusementàdésespérer,etquelesbouillon-

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nementsdelaragesourdeàlaquelleilétaitenproiesetrahissaientdéjààl’extérieurdesonindividupardesplissementsdefront,pardesgrincementsdedentsetpardesserrementsdepoings.Maistoutàcouplevi-sageduMisraouïsedéplissaetsespoingssedesser-rèrent:ilvenaitd’apercevoirautournantdusentiercellequ’ilbrûlaitdeposséder. Eneffet,labelleTifelleuts’avançait,lacrucheàlahanche,etaveccegracieuxbalancementdel’assiet-tequelesfemmeskabilesontévidemmentempruntéauxfemmesarabes.Bienqu’onnefûtpasencorecou-rammentsursonpâlevisage lessignespar lesquelsDieudistinguesesélus,iln’enbrillaitpasmoinsdéjàde ce rayonnement qui émane des êtres à qui Dieuadonné ici-basunemissiondecharitéoud’amour.Cesmarquesétaientcertainementlettreclosepourlebrutal Misraouï ; il en ressentait les effets, mais lacauseéchappaitàsessensgrossiers;ilnevoyaitriend’ailleursaudelàdelapossessioncharnelledecettemerveilleuse fille. SurunsigneduMisraouï,sonserviteurbridaitlesbêtes.Quantàlui,ils’apprêtaitàfondresurlapau-vreTifelleutdèsqu’elleauraitpénétrédanslechemincreux. Avantdes’yengager,etcommesielleeûteulepressentimentdecequiallaitsepasser,elles’arrêtaetregardaautourd’elle.Le résultatdecette inspectionfutsansdoutesatisfaisant;carelleentradèslorssanshésiterdanslesentierravinéquimenaitàlafontaine.

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Quandelle futà sahauteur, leMisraouïbonditcommeuntigre,etseprécipitasursaproiequ’ilen-levacommeill’eûtfaitd’uneplume;ilestvraiquel’amour doublait ses forces. La charmanteTifelleutne poussa pas un cri, ne fit pas la moindre résistance ; elleavaitcompris,sansdoute,qu’ilétaitécritqueleMisraouï serait son ravisseur, et la résignation mu-sulmaneluiprescrivaitdèslorsdenepointchercherà luttercontreladestinée.Peut-êtreaussi,avait-ellepenséqueleDieuuniquelatireraitdecemauvaispas.Elle eut même assez de calme et de sang-froid pour posersacrucheàterresanslacasser.Dansunefamillehabile, le faitd’unecruchecasséea,de tout temps,étéunévénement;carcelayreprésenteunepertere-lativementconsidérable.Cettecruchelaisséedanslesentier était aussi une indication pour la famille delavictime,puisqu’ellepermettaitdedéterminerl’en-droitoùsadisparitiondevaitavoireulieu. LeMisraouï,disons-nous,enlevalathoflacom-mesielleeûteulalégèretéd’unoiseau,etladéposadanslepalanquinqueportaitlamule.Aprèsavoirsoi-gneusementfermélesrideauxdelalitièreetprescritàsondomestiquedeconduirelabêteparlabride,lera-visseurmontasurlasecondemuleetdonnalesignaldudépart. Commeiln’eûtpasétésansdangerpourleMis-raouiderencontrersursonchemindesgensdesBni-Salah,ilsegardabiendesuivrelessentiersquireliaient

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entreeuxlesgourbisoulesdouarsdesKerracha,les-quels fontpartiede la tribudesBni-Salah ; ilesca-lada,aucontraire,leshauteursboiséesdecèdres,quis’allongentdanslenord-est,etsuivitleurscrêtesentraversantlepaysdesR’ellaï.Ilpénétrasurleterritoi-redesgensdesatribu,lesBni-Misra,parlesTaoula,quiensontunefraction,etdescenditsur l’ouadEl-Mokthâ,oùétaientsesgourbis,parl’ouedMermou-cha.Ilfallaitàsesmulesl’étonnanteadresseetlasû-retédepiedquisontparticulièresàcesanimaux,pourtraverser sans accident un pays aussi affreusementtourmentéqueceluiqu’ellesvenaientdeparcourir. Pendanttoutcevoyage,leMisraouï,abîmédansdespenséesqui,touràtour,luiavaientmontrélecielet l’enfer,c’est-à-dire lapossessionde la ravissanteTifelleut,etlechâtimentquedevait,inévitablement,attirer sur sa tête l’affront qu’il venait d’infliger à la famille de la jeune fille et à la tribu des Bni-Salah tout entière, le Misraouï, disons-nous, n’avait point uneseulefoisadressélaparoleàsavictime.Ilavaitpenséavecraisonqu’elledevaitêtrefortirritéecontrelui,etqu’ilenseraitprobablementtrèsmalreçu.Ils’étaitdoncborné,entenantsamuleàquelquespasdecelledelajeunevierge,àsurveiller,autantqueleluiper-mettaitunenuitsplendidementétoilée, lepalanquinquilarenfermaitdanssesrideaux. Ilatteignitsesgourbisunpeuavantl’heuredelaprièredu fedjeur(pointdujour).Leserviteurarrêtalamuleaupalanquindevantungrouped’habitations

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disposées à peu près en douar, et renfermées dansune haie de figuiers de Barbarie, dont les solutions de continuitéétaientrempliespardesbroussaillessèchesdejujubiersauvage.Aprèsavoirmispiedàterre,leMisraouïs’approchadelamulequiportaitl’objetdesonfougueuxetbrutalamour,etilécartalesvoilesdupalanquinendisantd’unevoixqu’ils’efforçait,maisvainement,derendretendre:«Noussommesarrivés,ômabien-aimée!»etils’apprêtaitàlaprendredanssesbraspourladescendredelalitière.Mais,ômi-ra-cle!unecolombeavaitremplacéladélicieuseTifel-leut,etlesbrasdutroppassionnéMisraouïs’étaientreferméssurlevide. Danssafureur, legrossierMisraouïeutunins-tantlapenséedetordrelecouàlacolombe;maisilréfléchit qu’il avait évidemment affaire à une élue de Dieu,etqu’ilseraitpeut-êtreimprudentdes’yatta-quer.D’ailleurs,l’oiseaus’étaitenvolé,etavaitreprisladirectiondesBni-Salahaprèsavoirtournoyé,com-mepourlenarguer,au-dessusdelatêteduravisseur.CeKabilenfutpoursahonte,et,danslacraintequesonaventurenes’ébruitât,etqu’ilnedevîntlariséedes tribusvoisines, ilquitta lesmontagnesdesBni-Misrapours’enfoncerdanscellesduDjerdjera. Ce miracle, on le pense bien, fit grand bruit dans toutelamontagne,etiln’enfallutpasdavantagepourétablirlaréputationdesaintetédelajeunevierge,etprouverauxincrédulesqu’elleétait l’amiedeDieu.

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LellaTifelleut,quiétaitrempliedemodestie,nepritpoint d’orgueil de cette manifestation duTrès-Hautensafaveur;ellecontinuaàs’occuperdesoinster-restres absolument comme si elle n’eût été qu’unesimplemortelle.LesKabilsn’enrevenaientpas;cesgrossiers ne pouvaient comprendre qu’avec un donpareil,laséduisanteTifelleutrestâtpauvreetnebattîtpasmonnaie.Cedésintéressementleurparaissaiten-corebienplusmerveilleuxquesatransformationencolombe;aussi,dèslors,fut-ellepoureuxunobjetd’admirationetderespect,etl’amourqu’elleinspiraitnaguèreàtousceuxquil’approchaientsechangea-t-ilenunesorted’idolâtriemuette,quise traduisaitor-dinairementpardeshoquetspleinsd’uneéloquencepassionnée. Personne, bien entendu, n’eut l’idée derenouvelerlatentativeduMisraouï. Pourtant, s’il faut s’en rapporter à la tradition,l’aversion qu’éprouvait la sainte pour les hommes,cette sorted’androphobiequi avait fait ledésespoirdes montagnards se serait singulièrement modifiée quandelleeutatteintl’âgedespassions.S’était-ellebrouilléeavecleDieuunique,quiluiauraitalorsretiréledondesmiracles?Onnesaitpas,puisqueDieuestimpénétrabledanssesdesseins;oubien,cettetrans-formationmoraledelabelleTifelleutrépondait-elleàquelqueplancachéduMaîtredesMondes?Quoiqu’ilensoit,autantonavaitaiméàlacitercommeunmodèledechasteté,autantelleétaitdevenueunobjetd’horreurpourlatribudesBni-Salahetpourcellesqui

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l’avoisinaient.Elle,lapureparmilespures,elle,laco-lombetimide,elleapportaitaujourd’huidanssesim-pudiquesetredoutablesamourstoutelafougue,toutelafrénésiedelapanthère.LacandideTifelleutn’étaitplus,auxyeuxdesKabils,qu’unesorteder’oula,unegoule,qu’iln’étaitaupouvoird’aucunmortelderas-sasier.Onracontaitd’elleleschoseslespluseffrayan-tes,etpersonnenepassaitdevantlaportedesongourbisanssehâterderéciterlaformuledéprécatoire:«AunomduDieuclémentetmiséricordieux!» Lella Tifelleut était d’autant plus dangereuse,qu’elleavaitconservésamerveilleusebeauté,etcet-tepuissancefascinatriceà laquellen’avaient jamaispusesoustraireceuxdontleregards’étaitrencontréaveclesien.Sonamourdonnaitlamort,disait-on,ettouthommequiavaitfranchileseuildelademeurede la trop séduisante fille pouvait être rayé du nombre des vivants.LesKabils le savaient; ils n’ignoraientpas que, s’approcher dans le rayon d’influence de son regarddefeuc’étaitfatalementlamort,puisquetouteretraite leur devenait dès lors impossible; eh bien !malgrécela,d’imprudentsjeunesgens,attirésirrésis-tiblementparnousnesavonsquellesortedecharme,allaientàchaqueinstantdonnerétourdimentdansleslacsinvisiblesquetendaitàleurscœursl’impitoyableTifelleut.C’estainsiquedisparurentsuccessivementvingt-sept jeunes gens des Bni-Salah, la fleur et l’es-poirdelatribu.

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Ilfautdirequepersonnenedoutaitqu’ellenepos-sédâtàfondl’eulm er-roukka,c’est-à-direl’artdepré-pareretd’employerlescharmesetlesenchantements,etcen’étaitpaspourrienqu’elleportaitdescolliersd’endjalib, de hemra et de kabala, coquillages dontles vertus fascinatrices sont, certes, assez connues pour qu’ilsoitbesoindelesrappelerici.Aureste,plusieursfemmes, qui s’étaient approchées de l’habitation deLellaTifelleut, prétendirent l’avoir entendue, et trèsdistinctement, prononcer les formules des enchante-ments,surtoutlessuivantes:«Ia hemra, ehmirih !»—ôcoquillage,fascine-le!—et« Ia kabala, ekbalih !»—ôcharme,fais-leveniràmoi!—Souventaussi,elleusa de l’influence du kerar,bouleoucoquillagedontlavertuestirrésistible,etàlaquellel’homme,mêmeleplusindifférent,nepourraitsesoustraire,fût-ilaussiâgéqueMerted,ceroidel’Yémenquivécutsixcentsans.Toutmalheureuxdansl’oreilleduqueltombaientcesparolesdel’incantation:

«Oboule,amène-le! Oboule,attire-le! S’ilvient,donne-luileplaisir; S’ilsedétourne,donne-luilamort!»

Touthomme,disons-nous,quientendaitcesparo-lestombaitsubitementdansunesortededélireamou-reux,et,pareilà l’oiseauquisubit lepouvoirfasci-nateurduserpent, il seprécipitaitattiré,aspirévers

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le seuil fatal qu’il ne devait plus repasser vivant...C’étaitterrible!onenconviendra. Onnesaitsicetteeffrayanteattractionavaitquel-querapportaveclalune;mais,cequ’ilyadecertain,c’estqu’ellenes’exerçaitavectoutesonénergiequelorsque notre satellite éclairait notre hémisphère. Ensomme, cette particularité était encore assez heureuse, puisqu’enleurlaissantunesortederépit,ellediminuait,pourlesjeunesKabils,leschancesdemortalité. Dèsquel’astredesnuitsremplaçaitceluidujour,LellaTifelleutapparaissaitsurleseuildesonhabita-tion,etlà,assisedevantunesortedereddana(rouetà filer), elle filait de ses longs doigts, pareils à des âdfouth(1),unequenouillenuesurunebobinequi,enapparence,restaittoujoursvide.Tantôtlarouedelareddanatournaitavecunerapiditéextrême,tantôtsonmouvement de rotation s’exerçait avec une lenteurpleinedenonchalance.LellaTifelleuts’accompagnaitalors,danssamystérieusebesogne,parunchantmo-notone,unmurmureinarticuléplutôt,quisemblaitlaplainted’unemourante. Quelques vieillards, qui avaient pu s’échapperdu périmètre d’influence dans lequel ils avaient péné-tréinvolontairement,expliquaientdelamanièresui-vante,pourenavoirressentileseffets,lefunestedon_______________ (1)L’âdfouthestunesortedevermince,longetdouxautoucher,auquellespoètesarabescomparentsouventlesdoigtsdelafemme.

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d’attraction que possédait la terrible Tifelleut : dèsqu’un malheureux avait dépassé la zone enchantée, il sentaitsoncœurtourneretsetordredanssapoitrine,puissedévidercommes’ilsefûtenroulésurlabobined’une fileuse. L’infortuné devenait dès lors incapable delamoindrerésistance,etilsuivaitmachinalementsoncœur,qu’ilcherchait,maisvainement,àmainte-nirdanssapoitrine. C’était donc à filer des cœurs que, si l’on en croit ces vieillards, s’amusait cette femme bizarre, et ils n’hésitaient pas à affirmer qu’ils n’avaient dû leur sa-lutqu’àlarupture,dèslespremierstoursdurouet,dufil cardiaque dont Lella Tifelleut comptait bien se faire unelaissepourlesattirersoussonfunestetoit.Cettehypothèsen’estpasabsolumentdépourvuedeprobabi-lité;carilparaitnaturelquelecœurd’unvieillardpré-sentemoinsdeductilitéqueceluid’unjeunehomme. LesKabilsenétaientarrivésàcepoint,qu’ilsnesavaientplusdutoutsilapuissancedeLellaTifelleutétait d’attributiondivineou satanique ; cette singu-lière fille appartenait-elle au monde des humains ou à celui des esprits ? Était-elle, enfin, femme ou démon ? Quelques-unsdisaient:«ParDieu!iln’yapasàendouter, c’est bien Loubaïna, la fille de Satan ! » Les autresrépliquaient:«Comment!grossiersquevousêtes, ne voyez-vous pas que c’est un ange ? » Néan-moins,ilyavaitincertitude,etcedoutenelaissaitpasque de plonger les Bni-Salah dans une grande per-plexité,etilfautavouerqu’ilyavaitbiendequoi;

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car,siLellaTifelleutn’était ici-basqu’unspécimende ces hour el-aïn(1) dont le Prophète a peuplé sonparadis;sisamissionn’étaitquedemettrel’eauàlabouchedesCroyantsen leurdonnantunavant-goûtdesjouissancescélestes;s’ilenétaitainsi,lesKabilsqu’elle choisissait pour ses expériencesne compro-mettaientpasleursalut.Mais,si,aucontraire,LellaTifelleut n’était qu’une sidana, un démon femelle,uner’oula,unegouleenvoyéeparSatan,c’étaituneautreaffaire,etilyavaitlieudèslorsd’yregarderàdeux fois avant de s’abandonner aux séductions decetteenchanteresse.Or,commepasundesvingt-septdisparusn’avait racontécequ’ilenétait, les jeunesKabils, et même ceux qui avaient conservé quel-quevirilitécommencèrentàprendredesprécautionscontrelesentraînementsdeleurcœur,deleurssens,voulons-nous dire. Ainsi, ils firent usage de certains breuvagesquipassaientpouravoirlavertud’éteindrelesfeuxdel’amour,etc’estinouïcequ’ilsconsom-mèrentdesalouana, cecalmant si souverainqui secomposed’unpeudeterreenlevéed’untombeauetdélayéedansl’eau. Malgrécela,quelquesimprudentssubirentenco-releseffetsdel’étrangepouvoirdeLellaTifelleut:pareilsàcesnachithat,àcesétoilesquipassentrapi-_______________ (1) Hour signifie proprement qui a les yeux grands, d’un beau noir. Hour el-aïn, belles personnes (des deux sexes)auxyeuxnoirs;delàhouri.

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dementd’unpointducielàl’autre,etquinesontautrechosequelesâmesdesCroyants,ilscouraientjoyeuxau-devantdelamort,maisd’unemort,pensaient-ils,pleinededélices.Voirleurfunesteidoleleursouriredesesperles,sesuspendreàseslèvrespours’yeni-vrerdesasaliveetysavourerdesvoluptésléthifères,sentirlepoisonserépandredansleursveinesetleurembraser les sens, passer, en un mot, d’un paradisdansl’autredoucement,sanssecousse,sanssouffran-ce,toutcelan’était-ilpointàleursyeuxunesuprêmefélicité,etpouvaient-ils,franchement,souhaiteruneautremort?Non.Etpuis,aprèstout,pourquoileDieuuniqueavait-ildonnéàLellaTifelleutsonincompa-rablebeautésicen’étaitpourséduire?«D’ailleurs,sedisaient-ilsavecuneapparencederaison,iln’estpas douteux qu’en exprimant cette maxime : « Fuyez lesfemmeslaidesetstériles,»leProphète—quelabénédictionetlesalutsoientsurlui!—n’aiteul’in-tention de sous-entendre : « Mais recherchez celles quisontbellesetfécondes.» Cette situationne pouvait évidemment durer, àmoinstoutefoisqueladestructioncomplètedelatribudesBni-Salahn’eûtétédanslesdesseinsduCréateur;mais,heureusement,iln’enétaitpasainsi;caronap-prit,unjour,queLellaTifelleutavaitquittésademeu-repourallers’établir,ausommetdumassifdesBni-Salah,dansungourbidebranchagesdontelleavaitfait sa kheloua (solitude). Là, vêtue d’une melhafa

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de laine grossière fixée à la taille par une corde de pal-miernain,ellepassaitsesjoursetsesnuits,couchéesurlaterre,àprieretàs’entreteniravecDieu.Jeunesetvieuxpouvaientaujourd’huil’approcherimpunémentetsansdangerpourleurscœurs;carelleavaitperducechaudrayonnementetcettepuissanced’attractionquilafaisaientnaguèresiredoutable.Cetteexistencenouvelle,ceretouràlachasteté,cesduresprivationsques’étaitimposéesLellaTifelleutétaient-ilsl’effetdurepentiroulesconséquencesdel’âge?Onenfutde tout tempsréduitauxconjecturessurcetteques-tion,etlatraditions’esttoujourstueobstinémentlà-dessus.Nousferonscommeelle,d’autantplusquecepoint laissédans l’obscurité n’est pasd’une impor-tancecapitale,mêmepourlespersonnesquitiennentleplusàconnaîtrelefonddeschoses.Nousl’avonsdéjàdit,nousnoussommespromisden’avancerquedesfaitsparfaitementadmis,etnousnousferionsuncas de conscience de falsifier nième la tradition. Malgréceretouràlaviedeprivationsetdepriè-re,leDieuuniques’obstinaitpourtantànepasrendreàLellaTifelleut ledondesmiraclesque jadis il luiavaitoctroyé.Lui,quivoitjusqu’auplusprofonddescœurs,s’apercevait-ilquelaconversiondecettesortedeMarie-l’Égyptiennen’étaitpassincère?Sentait-ilqu’elle n’était pas encore suffisamment détachée des chosesdelaterre,etqueledémondelachairn’avaitpasentièrementévacuécecorpsquiavaitdonnéasile

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auxplusfougueusespassions?Nulnelesait.Aussi,lakhelouadeLellaTifelleutn’était-ellequemédiocre-mentfréquentée.Eneffet,pourlesKabils,unesaintequin’apasledondesmiraclesestàpeuprèssansva-leur;carcelaprouvequ’ellen’apasl’oreilledeDieu.Alorscen’estpaslapeinedelaprendrepourintermé-diaireauprèsduTout-Puissants’ildoitrestersourdàsesprières.Ceseraitdel’argentperdu,etl’argentestcequelesKabilsaimentlemoinsàperdre. LellaTifelleutsouffraitvisiblementdeceman-que de confiance du Très-Haut; aussi résolut-elle de sortircoûtequecoûtedecettefaussesituation.Elledépouilla sa melhafa de laine, qu’elle remplaçapardes haillons qui ne couvraient que très imparfaite-ment son corpsnaguère simerveilleusementbeau ;elleavaitàpeuprèsoubliédepuislongtempsdéjàlapratiquedesablutions ;ellerésolutdes’enabstenirdorénavantdelafaçonlaplusabsolue;ellelaissasonopulentechevelurequi,jadis,avaiteupourpeignelesdoigtsdesgrandsdelatribu,s’embroussaillerennidd’oiseau;ellecerclasesjambesdekhelhhaldefer,puis,ayantprislebâtondevoyage,elles’enallaenmissiondanslestribushabilespouressayerderaviverlafoiplusquechancelantedesmontagnards,etleurexpliquerlesbeautésdelareligionmahométane,quecesgrossiersn’entendaientque très imparfaitement,ou,pourmieuxdire,pasdu tout.LellaTifelleutsa-vait bien qu’elle entreprenait là une besogne difficile

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etqu’ellerisquaitfortdeprêcherdansledésert;maisellen’enauraitqueplusdemériteauxyeuxduDieuunique,lequelnepourraitmieuxfairequedeluiren-dresonoreille. LaderoueucharestadeuxansàsemerçàetlàlaparoledeDieudanslessillonsqu’elleavaitpréparés;malgré le soin et le zèle qu’elle y mit, la récolte fut mince et le résultat insignifiant. Lella Tifelleut avait bien les signesauxquels ceuxqui enont l’habitudereconnaissentlessaintes;mais,malheureusement,ilsn’étaientpasperceptiblespour lesKabils ; il fallaitd’ailleursà leurssensgrossiersautrechosequedesapparencesspirituelles;illeurfallait,enunmot,desmiraclesparfaitementcaractérisés,etc’estjustementcequeLellaTifelleutétaitimpuissanteàleurdonner. Désespérantd’obtenirduDieuuniquelafaveurqu’elleensollicitait,celledudondesmiracles,LellaTifelleutrepritlechemindesBni-Salah,etregagnalepicqu’ellehabitaitavantsondépartpoursamission.Ce lieu, voisin du premier ciel, et particulièrementpropreàlaprière,luiparutounepeutplusconvena-blepouryattendrelamortetyreposerdansl’éternité.Ellesedressauneâchoucha(cabanedebranchages)aupiedd’uncèdre,etlà,elleselivradenouveauauxpratiqueslesplusaustèresdelavieérémitique.Ayantcruque,dansunsonge,Dieuluiavaitreprochéleluxedesonvêtement,LellaTifelleutledépouillaàsonré-veil, et semitdansunétatabsoludenudité.«Elleavaitd’ailleursdépassé l’âgedes séductions, ajoute

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leconteurtraditionniste,etelleallaitentrerdansceluioù se clôt définitivement la phase de la fécondité ; elle atteignait,enunmot, l’époquecritiquede laméno-pause.»Nevivantdèslorsquedesherbesetdesraci-nesqu’elletrouvaitautourdesakheloua,etque,dansla saison d’hiver, elle était obligée de disputer auxneiges;sansautrefeusurcepicglacialqueceluidontellebrûlaitpour lacausedeDieu ;seuledanscettesolitudeoùlehasardn’amènequequelquesraresgar-diens de troupeaux de chèvres ; c’était assez, il nous semble, pour rentrer en grâce auprès duTrès-Haut.Eneffet,LellaTifelleuts’aperçutunjourqu’elleavaitledondeprophétie,etqu’ellepouvaitliredansl’ave-nircommeunthalebdansunlivre;illuisemblait,enmêmetemps,qu’ilétaitensonpouvoirdechangeràsongrélesloisquirégissentl’univers.Aprèsquelquesessaisheureuxdecettepuissance,ellen’hésitaplusàopérerdevantlafoule.Dèslors,sonermitagenedé-semplitplusdesolliciteurs,etsacabaneeûtétébien-tôt insuffisante pour contenir tous les mezoued(sacsdepeau)deglandsque luiapportaient lesgénéreuxKabils,sielleeûtvouluacceptercesdons;maiselleavaitfaitvoeudepauvreté,etnousajouteronsqu’in-térieurementcesmontagnardsn’enétaientpasfâchés.A partir de ce moment, les Bni-Salah firent toujours précédersonnomdestitresde« lella, imma,»ma-dame, ma mère,qu’onnedonnequ’auxfemmesdeconditionoudeconsidération.

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Lebonheurs’étaitabattusurlatribudesBni-Sa-lahets’ymaintenaitavecnuerarepersévérance;toutréussissaitàcesmontagnardsdepuisqueDieuavaitrendusapuissanceàleursainte;aussi,nemettaient-ilspasendoutequecenefûtàsonintercessionqu’ilsdussent lesfaveursduciel.Malheureusement,LellaTifelleutétaitmortelle,etilarrivaqu’unjour,despè-lerins,quiétaientvenuslasolliciterd’êtreleurinter-médiaireauprèsdeDieupourqu’ilrendîtleursfem-mesfécondes,latrouvèrentétenduesansvieaupieddesoncèdre.Dieuluiavaitreprissonâme,nelaissantàlaterrequesadépouillemortelle. Lebruitdesamort se répanditbienviteparmilesBni-Salahetdanslestribusvoisines;lespremierss’empressèrent d’exécuter les dernières volontés deLellaTifelleut,quiavaitexpriméledésirderecevoirlasépultureaupiedducèdreoùelleavaitvécu.Ilétait,au reste, de l’intérêt des Bni-Salah de conserver chez euxlesrestesd’unesaintequi,àl’occasion,pourraittoucherdeuxmotsenleurfaveurauDieuunique,etiln’estpasindifférentd’avoirauprèsdelui,quienatantàentendre,unintercesseurdeplus. On fit à la sainte des funérailles superbes, et son tombeaufutimmédiatementrenfermédansundjamâ(chapelle)enpierressèches,qu’onrecouvritd’untoitdedissoutenuparunecharpentederoseau.Unekbiba(petitecoupole),construitedansl’intérieurdugourbi,indiquelepointoùfurentdéposéslesrestesmortelsdelamrabtha(marabouthe).

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Lelieuoùelleavaitétablisapremièrekhelouaaétéconsacréparlaconstruction,prèsd’unvieuxcè-dre,d’unehaououïtha(petitemurailleenpierressè-ches)que,touslesans,lesAmchachblanchissentàlachaux. LedjamâquirenfermeladépouillemortelledeLella Imma-Tifelleut est semblable au mekam qu’àcinq cents mètres plus à l’est, la piété des fidèles a dé-diéàSidiAbd-el-Kader-el-Djilani.Cedjamâs’élèveaumilieud’unfouillisdebroussaillesd’aoucedj(ar-buste épineux) et de cèdres morts gisant sur le sol.Nousferonsremarquerdenouveauqu’iln’yaquelesimpiesoulesespritsfortsquiosentcouperouramas-serduboisautourdes tombeauxdes saints, et l’es-pèceenestencorerareenpayskabil,exceptélàoùlacivilisationadéjàpénétré.Lesmontagnardscroyantsnemettentd’ailleurspasendouteque,s’ilscommet-taient ce sacrilège,quelqu’unde leur famille serait,dansl’année,frappédemortoudecécité.C’estcequiexplique le grand âge, et l’état de conservation desarbresquisontdanslepérimètredeprotectiond’unmarabouthmortenodeurdesainteté. Lesœufsetlespetitsdesoiseaux—desperdrixsurtout — qui appartiennent à la zone sacrée renfer-mant le tombeau de Lella Tifelleut, jouissent de laprotectiondontellecouvrelescèdresquientourentsachapellefunéraire:quiconqueytoucheraitcompro-mettrait sérieusement l’existenceou lavuede ceuxquiluisontchers,ycomprislasienne,bienentendu.

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Lella Imma-Tifelleut n’a pas cesséd’être excel-lentepourlesBni-Salah:undecesKabilsa-t-ilperduune chèvre ? eh bien ! il lui suffit de promettre un che-vreauàlasaintesielleconsentàlaluifaireretrouver.Lasaintenerésistejamaisàunepareillepromesse,etl’hommeàlachèvreperduenemanquepasdelaretrou-verdèslelendemain.Ilélèvealorslechevreaupromis,etdèsqu’ilestdevenubouc,ill’offreenouâda(pro-messe,vœu)àLellaTifelleut,ouplutôtàsonoukil.Lepropriétaired’untroupeaudechèvresdésire-t-ill’assu-rercontreladentdeschacals?ehbien!qu’iloffreunboucàlasainte,etsontroupeaun’aurarienàredouter—pendantunan—delavoracitédescarnassiers. LafêteannuelledeLellaImma-Tifelleutsecé-lèbre au printemps : au jour fixé, toute la tribu des Bni-Salah,hommes, femmesetenfants,montentenpèlerinageautombeaudelasainte.C’estàlafractiondesAmchach,surleterritoiredelaquellesetrouvelachapellefunéraire,qu’incombeledevoirdefournirlethâam(1);mais,enrésumé,commelasainteestfêtéepartoutelatribu,lesAmchachsesontmispréalable-mentenquêtepourrecueillirlesélémentsdufestin,lesquels se composent habituellement de trente ouquaranteboucsetdequelquesjeunesbœufsquin’ont_______________ (1)Lemotthâam signifie, proprement, nourriture, pi-tance,mets,chosequel’onmangehabituellement;mais,enAlgérie,cetteexpressions’emploiesouventpourdésignerlekousksou.

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pasencorelabouré.Sileproduitdelaquêteadépassélasommedesbesoins,l’excédantestvenduàlacriée,etlemontantdelaventeestremisàl’oukildelasain-te,legardiendesontombeau. Denombreuxvasesdeterrerenverséspêle-mêledansl’intérieurdelachapellecomposentlematérielservantàcesagapesannuellesdesBni-Salah. Lespauvres,quinepeuventguèrecompterquesur ces sortes de fêtes pour se rassasier, se gardentbiend’ymanquer.Cesjours-là, ilsmangentcommes’ilsnedevaientplusjamaisenretrouverl’occasion. Laziara(visite)hebdomadaireaudjamâdeLel-laTifelleut a lieu le lundi.Ce jour-là,quelques ra-res fidèles vont prier sur le tombeau de la sainte. On sentbienqu’aujourd’huilafoidesBni-Salahestloind’être à la même altitude que la chapelle funérairequirenfermeladépouillemortelledeleurillustrepa-tronne. Les Bni-Salah rapportent qu’en 1840, époqueà laquelle lesRéguliersdeMohammed-ben-Allaletd’El-Berkani étaient campésdans leur tribu, l’ÉmirAbd-el-Kaders’étantendormisurletombeaudeLel-laImma-Tifelleut,oùilétaitvenuprier,avaitvuensongeunangequiluiavaitrévéléquesaprièreseraitladernièrequ’ilferaitdanslepaysdesBni-Salah.«Ilestécrit,auraitajoutél’ange,quelejourdesFran-çaisestarrivé,etDieu,quidonnelaterreàquiilluiplaît,Dieu,quitantôtrépandàpleinesmainssesdons

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surceuxqu’ilveut,etquitantôtlesmesure,Dieu,dis-je,adécidéqu’ilsseraientlesmaîtresdupays.» Quoiqu’ilensoitdecesongedel’Émir,cefut,eneffet,ladernièrefoisqu’ilparutdanslepaysdesBni-Salah.

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XVIII

LePicdeSidiAbd-el-Kader-el-Djilani.—Panoramades trois zones concentriques entre les Hauts-Plateaux et la mer.—L’Atlasdanslaprovinced’Alger.—Lesvalléesdel’ouadTargaetdel’ouadEl-Merdja.—Lebassindel’ouadCheffa. — Le pays et la tribu des Mouzaïa. — Les mara-bouths Mohammed-ben-Fekiyer et Mohammed-ben-Bou-Rekâa.

Nousvoicidoncsurl’undespitonslesplusélevésduPetit-Atlas.Nousdéclaronsmêmequenousn’ensommespaslemoinsdumondeincommodé.Porterle ciel n’est décidément pas une tache aussi difficile que voudrait le faire accroire le fils de Jupiter et de Clymène,etiln’yavraimentpaslàtantàfairelegrosdos,etpourtantnousnesommesniungéant,nilepro-priétaired’unemusculatureexagérée.Ah!toutcela

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prouve qu’il y a joliment à rabattre des choses del’Antiquité. Mais,parexemple,sil’ascensionaétérude,nousen sommes largement dédommagé par la magnificen-ceduspectaclequisedérouleautourdenous. Noussommesaumatin,l’universestsplendide!Lavéeàgrandeeaulaveille,laterresemontresoussesplus ravissantescouleurs ; sonvêtement,où lesnuancestendresdominent,estd’unefraîcheurexqui-se, et rien sur la palette de l’artiste ne peut aider àrendrecetableaumagique,quisembleavoirétépeintparlesgénies. Commesurcettemontagneausommetdelaquel-leSatantransportaJésuspouressayersurluisatroi-sièmetentation,ondécouvredupitondeSidi-Abd-el-Kadertouslesroyaumesdelaterre,etnousavouonsquecen’eûtpeut-êtrepasétésansquelquehésitationque nous eussions rejeté les offres du tentateur s’ilnouseûtglissé,commeàl’Homme-Dieu,cettepro-positiondansletuyaudel’oreille:«Jetedonneraitoutesceschosessituteprosternesdevantmoipourm’adorer.»Eh!monDieu!ilyenatantqui,pourbienmoinsquecela,seprosternent,etàplatventre,devantdesgensquinevalentpasmêmeSatan! LepitondeSidi-Abd-el-Kaderest,sanscontredit,l’undesplusbeauxbelvédèresdel’Algérie,etceluidont,probablement,l’ascensionestlemoinspénible,puisqu’ellepeuts’opérerdelabaseausommetàdosde

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chevaloudemulet.Lepaysàtraverserest,enoutre,remarquablement beau, et ses sites sont on ne peutpluspittoresques : sur les étages inférieurs et inter-médiaires,c’estlaSuisseavecsesprécipices,sesabî-mes, ses escarpements, ses sentiers de chèvres, sestorrents,sescascades,sesversantsépaissementboi-sés,sesvalléespleinesd’ombreetdemystère;surlescrêtes,c’estleLibanavecsescèdresmillénaires,sesrocherscalcinésetsesarêtesdénudées. Commenousledisionsplushaut,dusommetdupicdeSidiAbd-el-Kader,ondécouvrelemonde:dansl’est et à l’horizon, c’est la chaîne du Djerdjera qui se découpeenlambrequinssurleciel,qu’elletrouedesesquatrepics,ouaiguilles:Tirourda,Lella-Khedidja,Tamgout,En-Nadhor;ausud-est,c’estleDjebelDiraetsescontreforts;voiciausudlesmontagnesdesAdaou-ra,leKaf-El-AkhdharetleKaf-Msaïl;puislatrouéeduChelef,quilaissevoirlessoulèvementsdesHauts-Plateaux. Toujours à l’horizon, ce sont les montagnes desOulad-Anteur,leDjebelEl-Hammouch,quicom-mandelepostedeBou-R’ar(Boghar),leDjebelEth-Thaïg,quiestsonprolongement,leDjebelBen-Khel-lala,leDjebelEl-Gueçâa,leDjebelEl-Ksob,leDjebelTaguelsa, la Sra(1) Ech-Cheaou; c’est Taza, Tnïyet-_______________ (1)SurlagaucheduChelef(Chelif),etparticulièrementdanslesuddeMiliana,lemotsraestgénéralementemployédanslesensdedjebel,montagne.Lasraestsurtoutunecrêtemamelonnée,probablementlasierra(scie)espagnole.

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el-Ahd, le Bou-Zououar, le Djebel En-Nedat, et, àl’ouest,lepicdel’Ouarsenis. Refaisant le même tour d’horizon, nous voyons, ausecondplan,lesmontagnesdesAït-Oua-guennoun,desFlist-Oumellil,desBni-Khalfoun,desBni-Djâad,desAhl-El-Aach,desHacen-ben-Ali,desHouara,desOulad-Helal, des Matmata, des Bni-Zougzoug et des Bni-Ferah. Nous avons, enfin, comme zone de premier plan, cellequicouronnelaMtidja:lesmontagnesdesIcer,des Bni-Aaïcha, le pic d’Azla, le Djebel Bou-Zegra, les montagnes des Zima, des Bni-Djelid, des Bni-Zelman, des Bni-Ouatas, des Bni-Azzoun, des Bni-Misra, des Bni-Meçâoud, des Ouzra, de Médéa, des Mouzaïa, des Ouamri, la chaîne du Gonthas, Miliana, leZakkar-ech-Chergui,leZakkar-El-R’erbi,lesmon-tagnesdesBni-MnaceuretcelledesChennoua. Nous le répétons, si, tournant le dos à la mer,nousparcouronsduregardletriplehémicyclemonta-gneuxdontnousvenonsdenommerlespointsprinci-paux,nousseronsinévitablementfrappés,quellequesoitnotreindifférencedevantlesbeautésdelanature,parlagrandeurduspectaclequisedéroulerasousnosyeux.Nousnesavons,eneffet,riendeplusremarqua-blementbeau,deplussplendidementmerveilleux:àchaqueinstant,etselonlesjeuxdelalumière,ledécorschange ou se modifie ; c’est l’imprévu infini du kaléi-doscope; ce sont des surprises sans fin, des change-mentsàvueincessants:tantôtc’estunevastemer,dont

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les vagues auraient été figées par le refroidissement, ou immobilisées par quelque divinité que fatiguaitleuréternelmouvementdeva-et-vient;tantôt,quandlalumièreallumelescrêtes,c’estcommeunimmen-se moutonnement de montagnes. Là-bas, à l’horizon, c’estundoublepitonqui,pareilàunetêtedetaureau,éventrelecieldesescornes;àcôté,c’estuneaiguillebrune qui se profile, comme un clocher gigantesque, surunfondbleuclairvaguementvaporeux;plusloin,c’estunfestonquisedécoupesurleciel,unetentured’azur éraillée, un rideau effiloché, un firmament en-guenillé.Audernierplan,dansl’est,cesontdessoulè-vementspareilsàlacarcassed’unvertébrédémesuré,ouaudosd’uncaméléonmonstrueux;cesontaussidesvaguesverttendreroulantnonchalammentsurel-les-mêmes comme si elles étaientpousséesparunebrise mollement caressante; dans le sud, des cimesbleu tendre se fondent dans la teinte azurée du ciel. Ausecondplan,lesobjetssontplusfortementac-cusés : ce sont des pics rocheux se dressant fièrement danslesairs;cesontdescontrefortstaillésenlamederasoir;cesontdescimesboiséesquisemblentseter-minerenaigrettedehuppe;cesontdespitonsdontlevêtementaglisséetdontonvoitlesos;ici,leversantestvertsombre ; là, ilest tonsuréouaffectéde tei-gnedécalvante.Adroite,c’estunsoulèvementpres-queperpendiculaire;ondiraitlapierresoulevéed’unsépulcreprêteàretombersuruncadavre;àgauche,

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lemouvementestrestéinachevé. Sil’onfouillecepêle-mêled’arêtesquis’allon-gentenrampant,debrasquisetendent,quisesaisis-sent,quis’étreignent,quisenouent,quis’enchevê-trent,quisetordent,quiseconfondent,quiirradientd’uncentrecommuncommelestentaculesd’unim-mense céphalopode ; si l’on examine ce fouillis dedorsales,decostales,debrachiales,dedigitalesquiconstituentlesquelette,l’ossaturedesmontagnes,onparviendra pourtant à déchiffrer ce mystérieux gri-moire,quiestlegrandlivredelanature.Quoideplussublimequecetapparentdésordrequin’estpourtantqu’harmonie ! Quoi de plus magnifiquement terrible quecettenaturetourmentée,bouleverséequelesan-thropopathesmettentaucomptedelacolèredeDieu,commesileTout-puissantpouvaittomberdanscepé-chécapital! Chacunedesconvulsionsdelaterreestécriteàsa surface,et s’y révèleencaractères ineffaçables :sommetsabrupts,ravinsbéants,bassinsdéchirés,la-bourésdeplisanfractueux,déversoirsàlèvresâpres,dénudés,laissantvoirçàetlàleurcarcassederocher,escarpementscoupésàpic,crêtesàarêtesvives,oudenteléesenlamedescie,étagesbossués,torrentsro-cailleuxjonchésdeblocsroulés,fondrièressombreset sévères, abîmesvertigineux,gouttièresprofondé-ment ravinées, terrassesenamphithéâtreauxquellesonarrivepardesgradinsgigantesques,pitonsstriés,

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cannelésparleseauxduciel,terrainsfuyants,dislo-cationsmenaçantes!tellessontlesmarqueslaisséespar les révolutions géologiques qui ont soulevé lesmontagnes. La première zone concentrique, celle qui passe sousnospieds,etquiadéjàétéétudiéedanslecoursdecetouvrage,atoutlescaractèresquidistinguentlachaîneatlantique:lesterrainsquilacomposentetsurlesquelssontassisessesforêtsappartiennentauxschis-tes ardoisés. Les soulèvements y sont bizarres, étran-ges,etàlafaçondontleslamesschisteusesontétébri-sées,ondevinequ’ilsontdûseproduirebrutalement,àmoinsqu’ilneconvienned’attribuerlacomminutiondeces lamesàdescommotions,àdesébranlementsdusol,àunesortedefoisonnementintérieurquiauraittracassé l’enveloppe superficielle. On pourrait égale-mentrapporteràcettedernièrecauseleséboulementspartiels de terre végétale qui se remarquent sur lespentes.Cetteopinionseraitd’ailleursd’accordaveclatradition.Onnepeutnierpourtant,danscettecircons-tance,l’actiondestructricedesagentsatmosphériques,l’air et l’eau; on sait que, sous leur influence, les lames sedélitent,s’éboulent,etquecettedésagrégation,enmettantensurplombdesbancssolides,amènelachuteetlaruinedevolumineusesassisesquisemblaientde-voirbraverletempsàperpétuité. Dans les vallées, les bancs schisteux ont bienmoins souffert, et, en certains endroits, la stratifica-tions’yestmaintenuesiparfaite,qu’onserait tenté

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deprendrecesbancspourlesfondationsdeconstruc-tionsgigantesques. Commedanstouslesterrainsderochersàstruc-ture schisteuse, cette première zone renferme de nom-breuses sources ; les eaux y sont magnifiques et lim-pidesàrivaliserdepuretéaveclecristal. Aumilieudecefouillisd’ondessolidesdanslequelleregardseperd,etqu’onneselassepasd’admirer,ondevineundouardegourbisperchéausommetd’unsentiervertical,quisemblelatracebaveuselaisséesursonpassageparuncolimaçon.C’estundecespaysa-gesd’écrandanslesquelslespeintreschinois,avecleurnaïfméprisdelaperspective,placentunemaisonnetteà toit retroussé,oufontpousserunarbrefantastiquesurlatêted’unebonnefemmeàpiedsproblématiques.PourarriveràcesdemeuresdeLilliputiens,ouàcescagesd’oiseaux,ilfautévidemmentavoirfaitdefor-tesétudesenl’artdesacrobates;aussi,lesBabilsquileshabitentsont-ilstoujoursporteursd’unlongbétonqui,sansdoute,doitleurservirdebalancier.Untrou-peaudechèvres,quisembleenéquilibreauboutd’unpiton,n’ylaissedevinersaprésencequeparquelquemouvementimpriméàlabandeparunboucturbulent;bêtesetbergersseconfondentaveclerocher. Iln’estriendeplusmajestueusementsauvagequelavalléeduSidi-Abd-el-Kader,lequelvasejeterdansFouadEl-Harrachaprèsavoirprislesnomsd’ouadTar-gaetd’ouadEl-Mokthâ,etcelledel’ouadEl-Merdja,

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coursd’eauallantseperdredansl’ouadCheffa.LarivegaucheduSidi-Abdel-Kaderest ridéedenombreuxtorrentsquiversentleurseauxàcetouadpresqueencascade,etpardesrainuresprofondesqu’alustréeslarapidité de l’écoulement. Ces douars d’Ir’zer-Boucin etdeTagredach,habitéspardesKerracha,sontsus-pendusàlalèvredel’ouadTarga,etlegourbi-djamâdeLellaImma-OuaçâacommandelaThrik-Açammer,qui coupe l’ouadTargaunpeuau-dessousdupointoù l’ouad Ouchchen se jette dans ce premier coursd’eau. La rive droite du Sidi-Abd-el-Kader est forméepar les contreforts rocheux d’Amdjoun, de Tizi-Ouafis etdeSidi-Mohammed.Cecoursd’eau,quiprendlenom d’ouad Targa en recevant l’ouad Tala-Izzan, court parallèlementàlachaînerocheusedontnousvenonsdeparler, laquelle sedressepresque àpic et forme,avecleversantopposé,commeunlivreàdemi-ouvert.Lesnombreuxravinsqui,surlesdeuxrives,tombentperpendiculairement à l’ouadTarga, ajoutent encoreàl’illusionenfaisantressemblercesridesprofondé-ment fouilléesaux lignesdece livre.L’arêtedecesdraâ(contreforts)estexactementaiguiséeenlamederasoir,etilseraitdetouteimpossibilitédelaparcou-rir ; elle est coupée par deux cols, Tizi-Ouafis et Tizi-Sidi-Mohammed,quifontcommuniquerlesdouarsdeGuergouretdeBou-IkhlefaveclatribudesBni-Me-çâoud,quecettearêteséparedecelledesBni-Salah.

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Il a été érigé sur cette arête un gourbi chapelle àSidiMohammed,et,depuis lors,cetteportionduDje-belAmdjoun a pris le nom de Draâ-Sidi-Mohammed.Non loin de cette chapelle, la piété des fidèles a dédié un gourbimekamàl’illustreSidiMouça-ben-Naceur,saintmarabouth qui a son tombeau chez les Bni-Misra. L’ouedE1-Merdja,quiprendsasourceàDraâ-Talakat,petitcontre-fortrocheuxdescendantperpen-diculairement à Draâ-Amdjoun, coule dans un sensabsolumentopposéàl’ouedTarga.SarivedroiteestforméeparleversantsuddumassifdesBni-Salah;elleapourpointsculminants lepicdeSidiAbd-el-KaderetlesommetdeDjamâ-ed-Draâ,d’oùsepréci-pitentdenombreuxcoursd’eauouravins.Plusieurschemins et sentiers descendent de ces sommets enserpentant:tracésencornicheàmi-côtedesversants,etlargestoutjustepouryposerlepied,ilscôtoient,commeceluiquiconduitaudouardesAmchach,desprécipicesàpicetàlèvresnuesquenousnerecom-mandonspasauxpersonnesquisontsujettesauver-tige. Un autre chemin, qui n’est autre chose que leprolongementdeceluideBlidaàlabaraque-casernede Tala-Izid, mène également sur l’ouad El-Merdja par une suite interminable de lacets étroitement re-pliés l’unsur l’autre.Celui-làest lecheminhistori-que:tracéjusqu’àl’ouadEl-Merdjaparnossoldats,en 1840, le général Changarnier y essayait, nousl’avonsditplushaut,le26août,avecunecolonnede

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2,000hommes,leravitaillementdeMédéa.Nossol-dats,harassésdefatigue,neparvenaientà jeter leurconvoidanslaplacequele28,versditheuresdumatin.Ilsavaientrencontrédescheminsaffreux,impratica-bles,etlestribusdontilseurentàtraverserleterritoi-re, les Ouzra particulièrement, n’avaient pas manqué cetteoccasiondelesattaquervigoureusement.Legé-néralChangarniersegardabiendereprendrelamêmevoiepourrevenirsurBlida. Le général Duvivier avait renouvelé, au moisd’avril1841,latentativedugénéralChangarnier;inu-tiled’ajouterqu’iln’avaitpasétéplusheureuxquecedernier.Cettecourseluiavaitcoûté11mortset54blessés. LecheminmuletierdontnousparlonstraverseleterritoiredesBou-R’eddou,quisontunefractiondesBni-Salah,etjettedesembranchementssurlesdouarsdesFerdjounaetdesBni-Annas. Ce versant méridional est assez peuplé ; il est pittoresquement sauvage, d’un accès difficile. Moins boiséqueleversantseptentrional,iln’enapasmoinscertains de ses quartiers, ceux qui sont plantés depins,quiprésententunevégétationtrèsremarquable;lesnoyersetlespeupliersysontaussientrèsgrandnombre,etlespampresyatteignentunetailleextra-ordinaire.L’ouadEl-Merdja,quiestunerivièrerelati-vementimportante,etquicouletoutel’année,donneaupaysqu’il parcourt de l’eau, duvert, et de cettebonne fraîcheur tant appréciée des vieuxAfricains,

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surtoutdeceuxquiontbeaucoupguerroyédansleSa-hra.Cetterivedroiteesttrèsvivante,etl’onyremar-quedesdouarsdegourbisd’unecertaine importan-ce,celuidesBou-R’eddousurtout,aumilieuduquels’élève,dans lescyprès,undjamâdédiéàSidiAli-ben-Mbarek,lesaintd’El-Koleïâa(Koléa).Debeauxvergersfontàcesdouarsouhameauxunedélicieuseceinturedeverdure.Deschênesd’unedimensionco-lossale,qui,sansaucundoute,ontétéplacéssouslaprotectiondecesaintmarabouth,fontaudouarprin-cipal des Bou-R’eddou une avenue magnifique. On ne trouve d’Européens qu’au point où confluent l’ouad El-Merdjaetl’ouadCheffa:ilsfontpartieduperson-neld’exploitationdelaminedecuivreditedel’ouadEl-Merdja,minedontlesgîtesserencontrentà4ou500mètresenamontdupointoùlaCheffarevoitsonaffluent. La rivegauchede l’ouadEl-Merdjaest forméepardessoulèvementsrocheuxdontquelques-unssontd’une forme extrêmement bizarre; la presque verti-calitédecesrochersaamenéleglissementdesterresqui lesenveloppaient,et leurbases’enestenrichie.Aussi,cettesortedebermequicourtentrelepieddecessoulèvementsetl’ouadEl-Merdjaest-ellecouver-ted’unevégétation remarquablementvigoureuse.ApartirduDraâ-Talakat,oùl’ouadEl-Merdjaprendsasource,l’arêterocheuseetlarivièrecourentparallèle-mentdanslesud-ouest.

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L’ouad El-Merdja prend son nom d’un maraisformé par les eaux de l’ouad El-Hadjeur, son affluent degauche.L’embouchuredececoursd’eauformeunesorted’anselargementouverte,ayantàsoncentreunîlotpeuplédechênesséculairesdetaillegigantesque.Un micocoulier superbe se laisse escalader par unevigne qui l’étreint de ses pampres monstrueux, pa-reilsàcesserpentsquiétouffèrentdansleursnoeudsLaocoonetsesenfants.Nousavonslaclefdurespectquis’attacheàcesarbres,etnoussavonslacausedeleurpréservationdelahachehabile:ilssontsouslaprotection de Sidi Mahammed-el-R’eribi, saint ma-rabouth qui a son tombeau chez les Sâouda, lesquels sontunefractiondesBni-Salah,etdontnousavonsracontélalégendeaucoursdecetouvrage.C’estlà,surlalimitedelatribudesBni-MecâoudetdesBni-Salah,qu’ilavaitétabli,sinousnouslerappelons,sakheloua,etqu’ilmourut.Lespremiersn’auraientpasmieuxdemandéquedegarderlesprécieuxrestesdusaintmarabouth;maissesdernièresvolontésavaientétésiformellementexprimées,quelesBni-Mecâoudn’osèrentpasluttercontreunéludeDieu,etqu’ilssedécidèrentàrendresadépouillemortelleauxSâouda.Unemuleinconnues’étaitchargéed’ailleursdutrans-portducadavredusaintàdestination. LesBni-Mecâoudavaientbienélevéundjamâ-mekamsurlelieuoùSidiMahammed-el-R’eribiavaitrendusonâmeàDieu;mais,plustard,lesBni-Salahayantcontestéàleursvoisinsledroitdepropriétésur

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les terrains que le séjour du saint avait sanctifiés, et cettecontestationayantsoulevéunlitigeentreeux,lachapellecommémorative,quepersonnen’entretenaitplus,tombaenruines,etnefutpasrelevée.Onremar-queencorelespierresprovenantdecetteconstruction.LemekamruinéestconnusouslenomdecherâadeSidiMahammed-el-R’eribi. Des vergers complantés de figuiers enguirlandés devignes,denombreuxoliviersetdeslentisquesfontdecetteanseunedélicieuseetfraîcheoasis. Sinousvoulonssuivrelescrêtes,etcontournerlevastehémicyclequevientcouperendeuxpartieségalesl’ouadEl-Hadjeur,nousrencontreronssucces-sivementleKaf-Mdounen,laKoudïet-MgourentetleKaf-en-Nahl.Lecheminpasseparuncouloir étroitquisembleavoirététaillédanslerocherparlamaindel’homme;cepassageestnomméBab-el-Hadjeur,laportedespierres.Dessoulèvementsrégulierspa-reilsàdesfortsabandonnés,desassisesdisloquéesetmenaçantes,desblocsquiontglisséetquelehasardamisenchantier,unecroûteépaisseforméedelargesdallesquisemblentavoirétéproduitesparunécoule-mentdelaveenfusion,toutcelafaitsongeràcesnaïfsentasseursdepierresquiavaiententreprisd’escaladerleciel,oubienàcesorgueilleuxmaçonsdeBabelquienvoulaientfaireautantàpeuprès,maisparcuriositéseulement,pourvoircequisepassaitdanslacélesteassemblée.Lapenséeremonteaussiverscestempsoù

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Dieuprévenait sespeuplesavantde les frapper : leKorannousmontreleprophèteSalahavertissantlesorgueilleuxTemoudites,cepeuplequitaillaitdesro-chersenmaisons.MaislesgensdeTemoudméprisè-rentlesavisdeSalah;alors,unecommotionviolentedelaterrelessurprit,etlelendemain,onlestrouvaitgisants,mortset la facecontre terre,dans leursde-meuresderocher. En suivant toujours la crête, on pénètre, par lechemindelaTnïyet-es-Snoubeur(coldespins),dansune forêt de pins d’une ravissante verdure; puis onrencontre, au bord du chemin, la châbet Tamezgui-da ; un gourbi-djamâ dédié à Lella Tamezguida, une sainteplusoumoinsauthentique,s’élèvesurlalèvredu ravin. Quoiqu’il en soit, les Bni-Meçâoud, aux-quels appartient cette amie de Dieu, n’en célèbrentpasmoinssafêtechaqueannée,enautomne,parunkousksouhomériqueetundessertdegrainesdepin.AprèsavoircoupélachâbetOu-Ilili,etlaisséàdroiteleDraâ-Aguelman,onarriveauxHadjeur-Msennou,le plus singulier soulèvement qu’il soit possible devoir;cerocheraffecte,eneffet,laformedel’ancien-ne casquette à soufflet dont on coiffe volontiers, au théâtre,lesnégociantsenépicerie.Quelquespinsquiontpoussédanssesanfractuositésluifontuneaigrettequiajoutebeaucoupàsonoriginalité. Desmaisonsàterrasseayantunsimpletroupourcheminée,desenfantsquiyprennentlesoleilensepassantlesdoigtsdesmainsdansceuxdespieds,des

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femmesquivontàl’eau;deshommesquijardinentdansleursvergers;deuxKabils,lahachettesurl’épau-lecommedeslicteurs,quisesontarrêtéspoursera-conter lanouvelledu jour,ouparlerdedouros;deschèvresquisetiennentdeboutpouratteindrequelqueappétissantebroutille;unânequidigèrel’oeilmi-closetlesoreillespendantes:telestletableaupatriarca-lementchampêtrequeprésententhabituellement lesrivesdel’ouadEl-Merdja. Continuant de suivre la crête, on entre par uncheminrocheuxdansunecharmanteforêtdechênessillonnéededélicieuxsentiersfaitspourunseulement.Achaquepas,c’estuneverruerocheusequiémerged’unfouillisdeverdure,cesontdessoulèvementsquisemblent s’être éboulés, effondrés comme des châ-teaux de cartes ; la Koudïet Azrou-Mouch, surtout, quiaversésespierresautourd’elle,paraîtavoirétésecouéeviolemmentparunepuissancesurhumaine.Onrencontreplusloinunedélicieuseoasisdemico-couliers,dechênesetd’oliviersséculaires:cesarbresdoiventévidemmentleurgrandâgeàlaprotectiondequelque saint marabouth. En descendant sur l’ouadEl-Merdja,dontonpeutsuivrelecoursenlongeantlabergedesarivegauche,onarriveàsonembouchureen coupant la châbetAnana et l’ouad Bou-Fellous.Unchemintaillédanslerocpourl’exploitationdelaminedecuivre,aboutitàlaroutedeBlidaàMédéaaupointoùcetterouteesttraverséeparl’ouadCheffa.

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S’ilestunsite,danslaprovinced’Alger,quiaitledond’attirerlestouristesetd’exciterleuradmira-tion,c’estbiencequenousappelons«les Gorges de la Chiffa.»Iln’estpointdevoyageurquiserespecte,pointd’Anglaispourvudumoindregraindecuriositéquinesoitvenuvisitercemerveilleuxcouloir,cetteeffrayantecrevassequivousétreintdanssesgigan-tesquesmuraillesderocherscommeentrecellesd’untombeaudepierres,déchirureimmensequenousn’hé-sitonspasàattribueràHercule,attenduquecegenred’exploit est tout à faitdans samanière, ainsiqu’ill’aprouvéenséparantlesmontagnesCalpéetAbylapourfavoriserlemariagedel’OcéanetdelaMéditer-ranée.Cetteopinionseraitd’autantmoinsexorbitantequepersonnen’ignorequecehéros jouauncertainrôledanslepays,quandceneseraitqueceluid’avoirsoulagéAtlasensoutenantfortlongtempsleCielsurson dos, et d’avoir fourni l’occasion à vingt de sescompagnonsde fonder Icosium,villequi,bienplustard,devaits’appelerAlger.Peut-êtreencore,lacou-purequilivrepassageàlaChiffa,serait-ellelerésul-tatd’undecesfurieuxcoupsd’épéequesavaientsibiendonner cespaladinspourfendeursdontRolandestletypelemieuxréussi. Quoiqu’il en soit, cette profonde gerçure quis’évaseverslecieldontellelaissevoirunlongruband’azur, n’en laisse pas moins l’âme émerveillée et l’es-pritconfondu,etlesplusfortsd’entreleshommessontcontraintsdesereconnaîtrebienfaiblesetbienpetits

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devantlePuissantquiasoulevécesmassesimmen-ses,etbouleverséainsilesassisesdumonde. LaréputationdesGorgesdelaChiffan’estdoncpasusurpée,etnouscomprenonscetenthousiastedespremiers tempsde l’occupation,qui, admirant l’Al-gérieduhautduDjebelBou-Zarriâa,etcroyantledé-sertimmédiatementderrièrelachaînedemontagnesqu’ildécouvraitdesonobservatoire,s’écriaitavecunlyrismequin’est plus, pournous autres incroyants,que de l’emphase et du boursouflage : « Du sommet delaBoudzaréah,lacoupuredelaChiffasembleuneporte du désert ouverte au travers de l’Atlas, portedont les pics des Bni-Salah et des Mouzaïa seraient lespiliers.» L’ouad Cheffa, qui prend sa source principalenon loin du col des Mouzaïa, longe la base du massif occupépar cette tribu, et l’enserre au sudet à l’estjusqu’à sondébouchédans laMtidja.C’est àpartirseulementdelarencontredelaChiffaavecl’ouadEl-Merdjaquelacoupuresedessinenettementetdanstoutesasauvageetpittoresqueâpreté. LaroutedeMédéaàBlidacourtdelàsurlarivegauchedelarivière,dontelleimiteservilementlesca-pricieuxméandres.Plusl’oueds’avancedanslenord,plus son lit se creuse et plus sa berge, qui soutientlaroute,s’escarpeetdevientvertigineuse.C’estque,depuis l’ouadEl-Merdja, cette route a été conquisesurlerocher;c’estàl’aidedelabarreàmineetdelapoudrequenossoldatsentreprenaient,enjuillet1842,

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cetteœuvredegéants ;cesonteuxqui,àforcedegrignoter, d’émietter le rocher, ont fini par s’ouvrir un passage au-dessus de la rivière. Les dents del’instrumentdefersontencoremarquéeslelongdesparoisde lamuraille,et leTempsn’estpasencoreparvenuàeffacerentièrementlesnumérosdescorps—Zouaves,53ede ligne,6eet7ecompagniesdeDiscipline—quiontentamécettegigantesquebe-sogne. Onnepeutselasserd’admirerlespectaclemagi-quequeprésententlesGorgesdelaChiffa,spectacledontchaquepasvientchangerledécors,etquemodi-fient à chaque instant les jeux de la lumière. C’estincontestablementleversantoccidentaldumassifdesBni-Salah,celuiquiformelarivedroitedelaChiffa,quiestleplusricheenbeautésnaturelles,enmerveilles:dèsquel’ouadEl-Merdja,contournantlepieddelaCherâadesBni-Ananês,amêléseseauxàcellesdelaChiffa,ceversant,quisedresseàpic,et dont les sommets se perdent dans l’azur, se tapisse d’unevégétationarborescentequiapoussédanslesanfractuosités des rochers, et qui, bienque chétive,secramponnepourtanténergiquementdesesracinesàtouteslesaspéritésqu’elletrouveàsaportée.C’est,danscetteforêtverticale,unfouillisdechênes-lièges,de chênes-zéens, de chênes à glands doux, de micocou-liers,dethuyas,dephillyréas,d’oliviers;c’estunem-broussaillement,unemmêlementdetouslesarbustes

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etdetouteslesplantesquineviventqued’eauetdesoleil;cesontdespampresquienlacentfamilièrementetquienguirlandenttouslesarbresqu’ilsrencontrent;ce sont enfin des mousses et des lichens. Chaque fente, chaquecrevassederocheresthabitéepardesplantes;toute la flore aromatique des montagnes est représen-téesurceversantdanssoninculteénergie.Çàetlà,c’estunerochegrisverdâtrequivientfairesaillieaumilieudecettevégétationcommelecouded’unpau-vreautraversdesonhabit troué;c’estuneclairièreproduite par un éboulement, et qui laisse voir à nulesquelettede lamontagne;c’estunblocschisteuxqui est en suspension à mi-côte, et qui a été arrêtédanssachuteparuneforcequisembletoutàfaitenoppositionaveclesloisdelapesanteur;cesontdescascades descendant nonchalamment des sommets,glissant mollement sur les rochers qu’elles lissent;pareilles à une longue chevelure qui se dénoue, ouàlaqueued’undjeurr(1)derace,ouauxathouakh(2)flottants d’un pacha tricaudal, ces merveilleuses cas-cades,quisemblenttomberduciel,s’épanouissentàleurpointdechuteenuneaigrettedediamantsd’unerichesse inouïe, particulièrement quand le soleilles frappe de ses rayons ; ce sont des filets d’argent_______________ (1)Chevaldontlaqueueestlongueettraînante. (2) Queue ou crinière de cheval fixée au bout d’une hampe, et portée devant les pachas dans les cérémonies.Leurnombrevaried’uneàtrois.

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coulantetcaquetaitsouslesfougères;cesontdesro-chesmoussuespleurantdeslarmesdecristaldanslecalice des fleurs; c’est une averse des étoiles de la Voie lactée;cesontdessourcesquisedéroulentgracieuse-mentlelongdespentescommedesrubansd’argent;ce sontdesanfractuosités,descrevassesoùnichentdesrapacesnocturnes.Soussonvêtementvert,lever-santcachesesmisères:sesschistesquis’exfolientetquis’effritent;ildissimulesousuntapisdeverdureses rides, sa calvitie, ses éboulements, ses disloca-tions;lescascadesderochesémiettéesalternentaveclescascadesd’eauxlimpides;c’estlapauvretécou-doyantlarichesse;c’estlehaillonauprèsdesétoffesprécieuses. Au fur et à mesure qu’on avance vers le nord,la muraille occidentale du massif des Bni-Salah vas’abaissantenpupitrejusqu’àsarencontreavecl’ouadSidi-Ahmed-el-Kbir;mais,avantd’arriverencepoint,cetteparoiverticalesehachedeprofondsravinsbarrésçàetlàdetraversesimprévues,debarrièresinexpli-cables:c’estundédalepleind’ombreetdemystère,inaccessibleetimpénétrablepourl’homme,délicieuxrepairepour lessangliers,pour leshyènes,pour lesrenardsetleschacals.Avantnous,lequartiersituéen-trel’ouadEl-Merdjaetl’ouadTaksebtétaitleséjourdeprédilectiondulionetdelapanthère;maislacivi-lisation,quiestl’ennemiedupittoresque,adétruitcesroisdelaforce,etcelasansautreprétextequed’avoir

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leurpeau,qui,nouslereconnaissons,faitunesuperbedescentedelit. Maiscequidonneénormémentdephysionomieet de cachet à ce versant occidental, c’est le choixqu’en ont fait les singes pour y établir leurs lares ;ilstrouventlà,eneffet,entreMerdjaetTaksebt,toutcequepeut rêver lemembre leplus exigeantde lapremièresectiondelagrandefamilledesquadruma-nes : quiétude parfaite par suite de l’inaccessibilitédu versant, fourrés épais, glands doux à profusion,et de l’eau à proximité.A certaines heures du jour,ils viennent s’ébattre en troupes sur lesbordsde laChiffa,particulièrementversEn-Nadheur-Bou-Mesk,àl’embouchuredel’ouadTaksebt;nousnevoulonspasdirepourtantqu’ilsysoientvisiblestouslesjours,paspluslàqu’ailleurs.IlssontbienloindetrouversurlarivegauchedelaChiffalesavantagesqueleurof-frelarivedroite;aussi,sont-ilsbienmoinsnombreuxsurcettepremièrerivequesurl’autre. LesingedelaChiffaestdetrèspetitetaille;ilestdépourvudequeue,etsestubérositésischiatiquesportent visiblement, comme chez les gens à profes-sion assise, ces affreuses ex-croissances épidermoï-desqu’onappellecallosités.«Detouttemps,disentlesArabes,cettemarqueparticulièreafait ledéses-poirdessimiensquiensontaffectés.» C’estsurlarivegauchedelaChiffa,avons-nousdit,qu’aététracéelaroutedeBlidaàMédéa.Dansla

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plusgrandepartiedesonparcours,c’est-à-diredepuislepontdel’ouadEl-Merdjajusqu’aupointappeléleRocher-Blanc,elleaété,nouslerépétons,conquisesurlerocherousurlelitdelarivière.Ilyaquelquesannées,avantqu’oneûtfaittomberàcoupsdecanonlespartiesmenaçantesdecequ’onappelaitleRocher pourri,ilseproduisaitencepoint,pendantlasaisondespluies,deséboulementsconsidérablesqui,enobs-truantcomplètementlaroute,arrêtaientlacirculationpendant plusieurs jours. C’est à la fin de 1859 qu’on pritlesagepartidebattreàcoupsdecanoncerocherhérissé de blocs en surplomb, et d’en précipiter lesportionsmanquantdesoliditédanslarivière. Néanmoins,etmalgrélesgarde-fousquilabor-dentçàetlà,cetterouten’encourtpasmoinsencoreentredeuxdangers:deslamesschisteusestranchan-tes comme des haches en suspension sur nos tètes;l’abîmeàpicetlarivièrebéantesousnospieds. Commelarivedroite,lagaucheadespicsauda-cieux, des soulèvements à tous les degrés, à toutesles inclinaisons ; elle a des pitons bizarrement cerclés oudiversementveinés;elleadesrochersfracassés,feuilletés, ébranlés, disloqués, ou disposés horizonta-lementenassisesrégulièrescommesil’hommes’enfûtmêlé;ondiraitlestiroirsd’unmeublegigantesque;elleaaussiseséboulements,sesglissements,sesdé-brisamonceléspareilsauxruinesd’unmonde;elleestridéederavinsimpénétrables,detorrentsfougueux,de

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ruisseauxd’argent,desourceséplorées;sespentessontparées de toutes les verdures, de toutes les fleurs des montagnes.Lechêne-liège, lechêneàglandsdoux,le chêne-zéen, le chêne-vert, le phillyréa, l’olivier, lemicocoulier,lelentisque,lethuya,lecaroubier,lehoux,legenêtépineux,legenévriervénitien,toutesces essences réunies en massifs semblent s’élancerà l’assautdescrêtes,et les touffesdedisparaissentlesprécéderenagitantleurspanachesargentés.Cetterivegaucheaaussidesgrottesprofondesqui,avantnous,étaienthantéesparlesgénies.Aujourd’hui,onn’yrencontreplusguèrequeceuxdesPontsetChaus-sées.Avons-nousperduougagnéauchange?Dansl’intérêtdececorpssavant,nousnechargeronspasunpoètederésoudrelaquestion. Cetteriveporteaussilesauberges,leshaltesderestaurationouderafraîchissement.Celleconnuesouslenomde«Ruisseau des Singes»s’élèveàl’embou-chure d’un torrent et dans une situation très agréa-ble.Elleestfortfréquentéeparlestouristesetpardescouplesenrupturedebanquiéprouventl’irrésistiblebesoindefairedelavillégiaturecythéréenne,etsur-toutdepécherleurmateloteeux-mêmes.Ilparaîtque,danscettedernièreopération,ontrouvedesvoluptésdontonnesauraitsefaireuneidéeexactequ’enl’ex-périmentantpoursonproprecompte. OnremarqueencoresurlesbergesbassesdelarivegauchedelaChiffa,particulièrementauxabords

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deSidi-El-Madani,desconstructionseffondrées,despans de murs qui, de la route, semblent les restesd’unevilledeLilliputiens,etquequelquesvoyageursontpris toutsimplementpourdesruinesromaines:cesontlesdébrisdescampsoùs’établirent,en1842etplustard,lestroupesemployéesauxtravauxdelaroutedeBlidaàMédéa. Nousl’avonsdit,lelitdelaChiffa,surtoutdanslaportionqui traverse lePetit-Atlas,estencombréedeblocs,defragmentsentasséslesunssurlesautres,decaillouxroulés,delamesschisteuses;sanscesselespentesdontcetterivièrebaigne lepiedviennentluiverserleurtributdepierresetdedébrisdevégé-taux;ellecharrieentresesberges,qu’elleronge,deséchantillonsdetouslesterrainsqu’elletraverse,parelle ou par ses affluents. Parfois, il y a concert dans la gorge, mais unconcert sublime : c’est quand le vent, soufflant sa note aiguëdanslefeuillagedecelongcouloir,accompa-gnelegémissementdeseauxquiseheurtentauxobs-taclesdu fondde l’abîme,et lecliquetismétalliquedescascadesquipleurentdesdiamantssurunenappedecristal;oncroiraitalorsentendrelessonsd’orguesgigantesquessoutenant lesgrandesvoixde lanatuedansleurhymneàl’Éternel. LelitdeFouadChiffa,surtoutverssondébou-chédanslaMtidja,esttachetédelauriers-roses(Ne-rium oleander)quienégayentlecours.Onsaitque

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lestoxicologuesclassentcetteapocynée,sicommunedanslesrivièresduTell(1),parmilesnarcotico-âcres,etquel’extraitaqueuxdecetteplanteestunpoisontrèsactif.Onvamêmejusqu’àraconterquedesindi-vidusseraientmortspouravoirmangédurôticuitàl’aided’unebrochefaiteduboisdecetarbuste. LemassifquelongelaChiffaausudetàl’estesthabité,nousl’avonsditplushaut,parl’importantetri-bu des Mouzaïa. Les Turks, pendant leur domination, et lesFrançais, jusqu’en1842,durentcompteraveccette tribu,qui tenait la routedeMédéa; aussi, quedecombatsn’avons-nouspaseuàlivrerouàsoute-nir,depuisl’expéditiondenovembre1830jusqu’àlasoumission des Mouzaïa en juin 1842, pour franchir lefameuxCol du Ténia(2),dontlepassagenousétaittoujoursdisputéàl’allercommeauretour!Laposi-tiondececolétait,eneffet,formidableettrèsfacileàdéfendre:c’étaitunpassageétroit,ouplutôtunecou-puredequelquespiedsdelargedominéeàdroiteetàgauchepardesmamelonsconiquesd’unegrandeélé-vation.Ajoutonsqu’onn’arrivaitàcepassagequeparun sentier raide et difficile, bordé à droite par un pro-fondprécipice,etàgauchepardeshauteursescarpées,_______________ (1)Tell,enarabe,colline,monticule. (2) Le col du Ténia,lecolducol.C’estainsiquelesbulletins officiels désignent la Tnïyet-Mouzaïa. Tnïya si-gnifie pente de montagne, chemin dans les montagnes, col, défilé.

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etqu’auxabordsducol,lechemin,tailléencrémaillè-reàbranchestrèsrapprochéesdansunsolschisteuxetglissant,couraitsurunplaninclinéquienrendaitleparcoursextrêmementdangereux.

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XIX

Conséquences funestes de la rupture du traité de la-Thafna.—LesArabessepréparentàlaguerre.—Occupa-tionduCampdel’OuadEl-AllaïgetdesblockhausdelarivedroitedelaChiffa.—ReprisedelaguerreauxtroupeauxparlesHadjouth.—AffairesdesangautourduCampdel’OuadEl-Allaïg.—LecommandantRaphel.—IldonnedansunpiègequiluiesttenduparBrahim-ben-Khouïled,etilytrouvelamort.—Déclarationdeguerredel’EmirAbd-el-Kader.—Massacredel’escorted’unconvoiàMokthâ-Mekhlouf.—Désastredel’OuadEl-Allaïg.—Belledéfensedublockhausd’Aïn-el-Amara.—DévouementducaporalBourdis.—LaglorieusejournéeduHaouch-Mebdouâ(lesCinqCyprès).

Il ne me reste plus, pour compléter notre tourd’horizon, qu’à reprendre le récit des faits de guerre quionteupourthéâtreleterrainquisedéveloppeaunorddeBlida,enprenantpourlimiteextrême,del’Est

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à l’Ouest, l’ouad Bni-Azza, la Châbet-El-Mechdou-fa,enavantduvillagedeBni-Mered,l’ancienCampdel’OuadEl-Allaïg,leHaouch-Mebdouâ(fermedesCinq-Cyprès)etlaChiffa. Nous terminerons par l’histoire sommaire deBlida,toutenpeignantlaphysionomiedela« Petite Ville»pendantlapériodedeladominationturke,etcelledeshuitannéesquiprécédèrentsonoccupationparlesFrançais Par l’expédition des Biban(1), effectuée dans laseconde quinzaine d’octobre 1839, nous venions de rompre définitivement le traité boiteux de la Thafna ; carilétaitévidentquelaviolationdeceterritoire,quel’ÉmirEl-Hadj-Abd-el-Kaderregardaitcommesien,nepouvaitmanquerd’amenerlaruptureouvertequ’ilrecherchait.Entoutcas,rienneluiétaitsifacilequed’enfaireunprétexte,etiln’ymanquapas. D’ailleurs,depuislongtempsdéjà,lesArabessepréparaientàlaguerre,etattendaientimpatiemmentle signal de commencer les hostilités. A vrai dire,si,depuislaconclusiondutraitédelaThafna,nousétionsenétatdepaixavec l’Émir,onnes’enaper-cevait guère dans la Mtidja. Sans doute, ce n’étaitpas la grande guerre ; mais la situation n’en valaitpasmieux ;car,nous l’avonsvuaucoursdeceré-cit,lesHadjouthn’avaientpointcesséuninstantleurs_______________ (1) Biban, pluriel de bab, porte. En y ajoutant « de Fer,»celanousadonné«Les Portes de Fer.»

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fructueuses razias sur le lopin de territoire que nous nousétionsréservéparcesinguliertraité. Voulant assurer la sécurité dans le sud de laMtidja, entre l’ouad El-Harrach, à l’est, et l’ouadEch-Chiffa, à l’ouest, le maréchal Clauzel avait dé-cidé,dès lemoisde juin1836,que tous lescentresdepopulationettouslespointsstratégiquesdecettezone seraient occupés militairement. C’est ainsi que, conformémentàcettemesure, ilavaitprescrit l’éta-blissementimmédiatsurl’undespointsdelaChiffa,nomméSidi-Ali-el-Meddah,d’uncampdevantservirdehased’opérationsdansuneexpéditionqu’ilavaitl’intentiond’entreprendresurleTithri. CecampdevaitêtrereliéàBou-Farikparunpos-te intermédiaire. Ce fut la position de Sidi-Khalifa,située à8kilomètres à l’ouest de cepremierpoint,qu’onchoisitpouryétablirunouvrageretranché.Lestravauxterminés,lacolonnedugénéraldeBrossard,chargéedelaconstructiondecespostes,avaitreprissamarchedansladirectiondelacheffa;elles’étaitarrêtéedenouveausurl’oouadEl-Allaïg(1),àsixki-lomètresdeSidi-Khalifa,etyavaitconstruitunere-doutequiétaitdestinéeàrecevoirunblockhaus. Maislebesoindeconcentrerlestroupesavaitfait_______________ (1)Pointque,selonnotrehabitude,nousavonsnomméimproprementtouràtouroued El-Alleg, El-Alleug, Lallè-gue, Alleg, Halleg, et qui, en définitive, est appelé ouad El-AllaïglaRivièredesRonces,parlesindigènes.

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déciderbientôtl’abandondecespostes,àl’exceptiondeceuxdeSidi-KhelifaetdesOuladIâïch(Dalmatie). LacréationdesCampsSupérieuretInférieur,en1838,n’ayantpointralentilescoursesetlesdépréda-tionsdesHadjouth,onrésolutd’occuperlecampde1’OuadEl-Allaïg;desblockhausrelièrentcetteposi-tiond’uncôtéàBlida,etdel’autreàKoléa. Leschosesenrestèrentlàjusqu’aumoisd’octo-bre1839;maisonsentaitquelaguerreétaitimmi-nente,etquelesArabesattendaientimpatiemmentlesignaldereprendreengrandleshostilités. Pourcompléterlerécitdesactionsdeguerrequieurent pour théâtre la zone septentrionale de Blida, ilnenous resteplusqu’àesquisser les terriblespé-ripétiesquisesontdéroulées,danslestroisderniersmoisde1839,entrelepostedeBni-MeredetleCampdelaChiffa,et,particulièrement,autourduCampde1’OuadEl-Allaïg. Dès le 20 octobre, un fort parti de Hadjouth,conduit par le fameux El-Bachir-ben-Kouïled, quenous connaissons depuis longtemps déjà, passe lacheffaenarmes,sousleprétextedecouriraprèsdesboeufsqu’onluiavaitvoléspendantlanuit.LebravechefdebataillonRaphel,du24edeligne,comman-dantsupérieurduCampdel’OuadEl-Allaïg,marcheàeuxetlesobligeàrepasserlarivière. Le 12 octobre, les Hadjouth tombèrent sur letroupeaud’unKhelilirentrantdumarchéd’Es-Sebt;

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levigilantcommandantRaphel,quis’enestaperçu,fondsureuxduCampdel’OuadEl-Allaïg,àlatêtede quatorze cavaliers des Chasseurs d’Afrique, et les metenfuite.Mais,voulantdégagerundecesChas-seursquecesmaraudeursontenlevé,l’intrépidecom-mandantsetrouvebientôttrèsloindesoncamp,etilétaitdéjàenveloppé,luietsapetitetroupe,lorsquelelieutenantPicard,du24edeligne,arriveàlatêtedupiquetetledégage. LechefdebataillonRaphel,commandantsupé-rieurduCampdel’OuadEl-Allaïg(1),avaiteulanaïvetéd’autoriserquelquestentesdeHadjouth—deuxoutroisfamillesavecuntroupeauétique—àvenirs’établir_______________ (1)Nousvoulonsdonneruneidéedecequ’était,en1839,ceCampdel’Ouad.El-Allaïg,autourduquelvontsedéroulertantdescènessanglantes,tantdesauvagestueries:ilsecom-posaitd’unegranderedouteenterréed’unblockhausservantde réduit.Aumoisdenovembre, sagarnisonétait fortedequatrecompagniesdu24ed’Infanterieetdedeuxpelotonsdu1erChasseursd’Afrique.ElleétaitplacéesouslesordresduvaillantcommandantRaphel,du24edeligne,venurécem-mentdesZouaves,oùilétaitcapitaine.CeCampqui,nousl’avonsdit,avaitétéconstruiten1836,s’élevaitsurlesbordsd’uncoursd’eausansimportance,quiportaitlenomd’oued El-Allaïg,àcausedesroncesaumilieudesquellesilcouraitenserpentantquandvenaitlasaisondespluies.Acetteépoque,lepaysenvironnantétaittrèsboisé,embroussailléplutôt,surtoutaunord.Laredoutecommandaitlepaysenvironnantaunordetàl’ouest;onyarrivaitdeplainpiedparlesudetl’ouest.Lasourcequiformaitl’ouadsourdaitausudduCamp.

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sous laprotectiondenotre canon : elles craignaient,disaient-elles, d’être enlevées par les indigènes dis-sidents. Une première fois, leur troupeau fut surprispardescoureursHadjouth;maisquelquesChasseursd’Afrique avaient suffi pour le faire rentrer au bercail. LecommandantRaphelcommenceàsoupçonnerune trahisonde lapartdesesprotégés, lesquels,endéfinitive, — il le reconnaît bientôt, — ne sont que desespions. Pendant la nuit du 9 au 10 novembre, 300 ca-valiersdesHadjouths’embusquèrentdansleshautesbroussaillesdeBou-Mendjâa,entreleCampdel’OuadEl-AllaïgetleblockhausdeBou-R’lal.Versneufheu-resetdemiedumatin,deuxd’entreeuxportant,l’un,l’uniforme de Gendarme maure, et l’autre, celui debrigadierdeChasseursd’Afrique,sedirigeaientverslestroupeauxdesgensdeBou-Bernou,paissant,sousnotreprotection,à3ou400mètresducamp. Lesgardiensdecestroupeaux,évidemmentcom-plicesdecesmaraudeurs,leslaissèrentapprocher,etfeignirentdenes’apercevoirdelarusequelorsqu’ilsvirentleursbœufseffrayéss’enfuirdansladirectiondelaChiffa.C’estalorsqu’ilsappelèrentlestroupesducampàleuraide. Cematindu10novembre,ladianeaétébattueetsonnéeàsixheures;leshommesdegarde,commed’habitude, ont enlevé les chevauxde frisequi fer-mentl’entréeducamp,pourlaisserpasserlesdétache-mentsde10cavaliersqui,cejour-là,doivent,l’unse

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diriger sur Blida pour y porter une dépêche impor-tante,l’autre,surBou-Farikpourleservicedelacor-respondance.Ilestrestéuneréservede30cavaliersdans le Camp pour le cas — assez probable — où il seraitattaqué. Adixheures,lessentinellesplacéessurlesrem-parts,ducôtédelaChiffa,fontentendrelecri:«Aux armes !»ToutestbientôtenmouvementdansleCamp:lestamboursbattentl’assemblée,lestrompettesson-nentàcheval,etlepremierpiquetd’infanterie,fortde80hommes,part aupasde coursedans ladirectionoù les factionnairesvenaientdesignaler laprésencedesHadjouth,dontunfortdétachements’étaitportéau-devantdutroupeaudestentesdeBen-Bernou,quepoussaientdevanteuxlesdeuxmaraudeursdéguisés. Le commandant Raphel, montant un magnifique chevalnoir,semetàlatêtedes30Chasseursd’Afri-quederéserve,lesquelssontaussirapidementprêts(1)quel’infanterie,s’élanceàlapoursuitedescoupeursderoute,qui,àlavuedecettesortie,—ilsnevou-laient pas autre chose,—abandonnent le troupeau,etfuientdetoutelavitessedeleurschevauxdansladirectiondelaChiffa.LecommandantRappel,selonsonhabitude, trèsenavantde sa troupe,charge fu-rieusementlesfuyards,quand,toutàcoup,derrièreun______________ (1)Habituellement,lamoitiédeschevauxrestaientsel-lés, tout au moins ceux du piquet. Il est arrivé assez fréquem-mentqueleschevauxrestèrentselléspendantquatrejours.

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rideaudehautesbroussaillesqu’ilsviennentdetra-verser,nosChasseursaperçoiventdevanteux,età2ou300mètresdedistance,unelignelongueetcom-pacte de cavaliers ennemis, qui, en voyant le petitnombredeleursadversaires,lesaccueillentparuneimmenseclameur.L’intrépidecommandantRapheletses30Chasseursavaientdonnédansuneembuscadeorganisée,deconcert,parlesHadjouthetlesfamillesindigènes qu’il avait eu l’imprudence d’autoriser àcamper sous la protection de son Camp de l’OuadEl-Allaïg. Sanss’arrêteràcomptersesennemis,levaillantcommandantcontinuelacharge.Superbementmonté,ilapris,nouslerépétons,unegrandeavancesursatroupe. Le lieutenant Wittersheim, du 1er de Chas-seursd’Afrique,lesuitdeprès.Cesdeuxhéroïquessoldats, qui sont reçus par une décharge générale àboutportant, tombentfrappésmortellement;Djilali-ben-Dououad,l’undespluscruelsmeneursdebandesdelaMtidja,seprécipiteàbasdesoncheval,sejettesurlecadavredel’infortunécommandantRaphel,et,enunclind’œil, il l’adécapité.Sanoble tête,qu’ilconvoitaitdepuis longtemps,aété fourréeavecunejoieférocedanssonâmara(musettepourl’orge),la-quelle,accrochéeauguerbous(pommeau)desaselle,semitàpleurerdusang(1)._______________ (1) Les têtes des Français étaient payées en raisonde l’importancedudécapité.Ainsi, celleducommandant

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Unautredecesfarouchesennemisfaisaitsubirla même mutilation au cadavre du lieutenant Wit-tersheim. Saisis d’un héroïque délire, nos 30 Chasseursd’Afriquefondentcommeunetrombesurcettemasseconfuse,quifaitretentirleséchosdelaplainedeseshorriblescrisdetriomphe;maisilesttroptard;ilsnepeuventplusvengerquedesmorts.Lavuedecesdeuxcorpssanstête,decesvaleureuxchefsqu’ilsavaientapprisàestimer,etqu’ilsaimaient,lesrendfousdefu-reur:leurslamesfontdéslorsuneterriblebesogne.Cen’estbientôtplusqu’unehorriblemêléedanslaquellesontnoyéslesuniformesbleus.Achaqueinstant,leurnombrediminue,etsidessecourstardentàarriver,lepelotondeChasseursseraentièrementanéanti,carlapartiedevientdeplusenplusinégale. Maisunesonneriedeclaironssefaitentendre:c’estlebravecapitaineCarbucciaquiaccourtaveclepiquet,etquidégagelesquelquesChasseursquicom-battaientencore;ilpoursuitdesesfeuxlescavaliersennemisjusqu’àcequ’ilsaientdisparudel’autrecôtédelaChiffa.Ilslaissaientungrandnombredesleurssurleterraindelalutte,etsurlechemindelapour-suite. Danscette journéenéfaste, l’arméeavaitperdu_______________Raphel fut payée 15 douros (75 francs) à Djilali-ben-Dououad.Dureste,lesprixontvariéselonlestempsetlasituation financière du Trésor de l’Émir.

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l’un de ses plus vaillants officiers. En effet, la valeur héroïqueetlesnombreuxtraitsdebravoureparles-quelss’étaitdistinguélecommandantRaphel,étaientlégendairesdansl’arméed’Afrique. Quantaupelotondu1erdeChasseursd’Afrique,il avait eu, outre ses deux officiers, 4 hommes tués, et 19blesséssur30cavaliers. LecorpsducommandantRaphelfutinhumé,lesoirmêmedecejour,surleterre-pleindelabarbettedroiteduréduitduCampdel’OuadEl-Allaïg.CeluidulieutenantWittersheimfutdéposéàquelquespasplusloin. QuantaufameuxBrahim-ben-Khouïled,quidi-rigeaitledjich(bande)ennemidanscettejournéedu10novembre,etquiétaitl’ennemipersonnelducom-mandantRaphel,ils’étaitcontentédes’adjugersoncheval, dont il fit sa monture de combat. C’estle19novembre,ainsiquenousl’avonsditplus haut, que l’Émir Abd-el-Kader fit remettre sa dé-clarationdeguerreaugénéralcommandantsupérieurdeBlida,paruncavalierd’excellentetgrandair,dontlechevalétaitrichementharnaché. Dèslelendemain,20novembre,laplainedelaMtidjaétaitenvahieparlesbandesdel’Émir,auxor-dresdetroisdesseskhalifas:lesforcesdeMoham-med-ben-Allaldébouchentpar la routedeMiliana ;celles de Mohammmed-ben-Aïça-El-Berkani par ladirection de Médéa ; enfin, celles d’Ahmed-ben-Eth-Thaïyeb-ben-Salem pénètrent dans la plaine par les

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routesdel’Est.TousontpromisàleurscontingentslesacdelaMtidja. Lemêmejour,300cavaliersHadjouth,queconduitBrahim-ben-Khouïled,ontfranchilaChiffa,ettombentàMokthâ-Mekhlouf,pointsituéà1,500mètresdelaredoutedeSidi-Khalifa,età4kilomètresdeBou-Fa-rik,surundétachementcomposéde39hommesdu23edeLigneetduTraindesÉquipages,escortant,souslesordresd’unlieutenant,deuxprolongesdevivresdesti-nésàlagarnisonduCampdel’OuadEl-Allaïg.Malgréune admirable défense, le détachement est massacrétoutentier.Unseuldecesvaleureuxsoldats,—ungre-nadier,—hachédevingt-troiscoupsdeyataghan,neconservasatêtequeparcequeBrahim-ben-Khouïled—ill’avouaplustard—nesutparoùleprendrepourconsommersonhorribleopération. Mais nous voici arrivés à cette funeste journéedu 21 novembre, dans laquelle le sang français vadenouveaucoulerabondamment.CeseraencorecemalheureuxCampde l’OuadEl-Allaïgqui fourniralesvictimes;c’estàcecoindeterremarneuse,em-broussailléderonces,dejujubierssauvages,piquetéçàetlàd’oliviersquiélèventleurstêtesmalpeignéesau-dessusdecettevégétationinextricable,désordon-née,àlaquellel’hommen’apointtouchédepuisdessiècles;c’estceterrain,onnepeutpluspropreauxembuscades, aux guets-apens, qui va servir de ta-ble du sacrifice pour cette terrible hécatombe que la

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conquête de la terre d’Afrique va encore exiger denossoldats. Le21novembre,danslamatinée,2,000cavaliersarabes,souslesordresdeskhalifasdeMilianaetdeMédéa, Mohammed-ben-Allal et Mohammed-ben-Aïça-El-Berkani,etmarchantsurtroislignes,drapeauxdéployés,passentleCheffaentreleHaouchEl-GraïdiaetleCampdel’OuadEl-Allaïg,etseportentdansladirectiondeBou-Farikpouryfaireunedémonstration.Malheureusement,lecontre-ordredesuspendreledé-partdesquatreescortes journalièresn’étantpaspar-venuaucamp,lechefdebataillonGallemant,du24ed’Infanterie,quienexerçaitlecommandementsupé-rieurdepuislamortdel’héroïqueRaphel,n’avaitpascrudevoir suspendre ledépartde lacorrespondancesurBlida,bienqu’iln’ignorâtpaspourtantquel’en-neminepouvaitêtreloin,etque,parsuite,ilétaitpro-bableque,d’unmomentàl’autre,lesbandesdesdeuxkhalifasdel’Émirreviendraientsurleurspas. Ils’étaitcontentéderetarderledépart,etdenemettre la correspondance en route qu’à dix heurestroisquartsseulement.Ilportait,enoutre,àl’effec-tifde40hommeslepiquetd’escorte,qui,ordinaire-ment,n’étaitquede15etcommandéparunsergent,etleplaçaitsouslesordresdusous-lieutenantBardet,auquelilrecommandaitlaplusgrandesurveillance. Cet officier était à peine à un kilomètre du Camp, que les bandes arabes reparaissaient dans la plaine.

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Sentantsonpiquetcompromis,lecommandantGalle-mantsehâtedesortir,pourprotégersaretraite,avectoutcequ’ilavaitdemondedisponible,c’est-à-direavec132hommesdu24ede ligne,et23Chasseursd’Afriquedu1errégiment. Cemouvementdonnaitlieuàunefataleméprise;car,aulieudeserepliersurleCamp,lesous-lieutenantBardot,croyantquelecommandantsupérieurmarchaitàluipourlesoutenir,s’arrêtapourattendrelacolonne,que cette déplorable erreur forçait à se sacrifier en se portantà1500mètresducamp,c’est-à-direbeaucoupplusloinqu’ellenedevaitetnepouvaitlefaire. Alavuedecetteproie,sipeuredoutableparsonnombre,lescavaliersennemisfondirentd’abordsurle piquet, qu’ils anéantirent, à l’exception de quel-queshommesquiavaientpurejoindrelacolonneenmarche.M.Bardetfuttuéundespremiers.Lesban-des arabes se rabattirent ensuite sur ledétachementducommandantGallemant,qu’ellesenveloppèrentetfusillèrentàboutportant. La petite colonne avait fait halte, et répondaitcommeelle lepouvaitauxcharges furieusesdecesfouleshurlantes,quitournoyaientautourd’elleàluiendonnerlevertige;maissonfeun’ayantpointarrêtélesArabesunseulinstant,lecommandantessayadeseformerencarré;iln’eneutpasletemps:uneballeletraversaitdepartenpart,etsonchevalleramenaitauCamppresquemourant.

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C’estdanscesconditionsqueledétachementsemit en retraite, protégé, assez inefficacement d’abord, par le canondu camp,qui tira pourtant 56 coups àbouletet10àmitraille.Mais,chargéàchaquepas,sescartouches épuisées, il fit, dans le parcours des quel-quescentainesdemètresquileséparaientduposte,despertesextrêmementcruelles:52hommesseule-mentsurles195—ycomprisles40dupiquet—quiétaientsortisduCamp,presquetousblessés,etleursvêtementscriblésdeballes,parvinrentàyrentrer,etencorefallut-ilqu’unfeudedeuxrangs,partantdelafacesuddelaredoute,exécutépar18hommesdegar-de,parlesmaladesetlescantiniers,arrêtâtlesArabesà200pasduparapet. Pendantquelesdébrisdelacolonneseretiraientsurlaredoute,300cavaliersenvironétaientrestéssurleterrainducombatpourdépouillerlescadavresetencouperlestêtes,lesquelles,autarifdel’Émiràcetteépoque,étaientpayées15francschacune.Unhom-medegrandcourage,lecapitaineCarbuccia,du24edeligne,exécutaunesortieaveccequ’ilputtrouverd’hommesvalidesdansleCamp,—unequarantaineenviron,—et,chargeantcesbourreauxoccupésàleurhorriblebesogne,ilparvintàleséloigneruninstantetàleurfairelâcherprise.Mais,quandilss’aperçurentdupetitnombredeleursagresseurs, ilsseretournè-rent contre eux, et levaleureuxcapitaine fut, à sontour,obligédeseretireravantd’avoirpurempliren-tièrementsamission.

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Pourtant,sondévouementnefutpasabsolumentstérile;carilputramener13blessésquelesArabesn’avaient pas eu le temps de mutiler, et au nombredesquelsétaientlecapitaineGrand-champ,dontlevi-sageétaittailladécommeceluid’unnègreduSoudan,lefourrierBenetetlesergentMarchand.Cedernieravaitvulamortdeprès;ilétaitdéjàentièrementdé-pouillédesesvêtements,etleyathaghandel’Arabeeffleurait son cou, lorsque l’arrivée du capitaine Car-buccial’obligeaàrenonceràsasauvageopération,etàfuirdetoutelavitessedesoncheval. Quelquesblessésayantsimulélamortdurentlavieàcetteruse. Touslesautrescorps,restéssurlechampducom-bat, furent impitoyablementdécapitéssous lesyeuxdelagarnison,impuissanteàs’yopposer. Cependant,lesoir,lesentimentdudevoirl’em-portantsurlacraintedudangeràcourir,cequirestaitd’àpeuprèsvalidedansleCampexécutaunesortiepourallerramasserlesmorts:onputrendreainsilesderniershonneursà107cadavres,dont9seulementfurentretrouvésavecleurstêtes. Uneseulefossefutcreuséepourrecevoirlesvic-timesdecetteterriblejournée. Cevastetombeauestplacéà60mètressurladia-gonaledel’angledelaRedoutedel’OuadEl-AllaïgquiregardeleCamp-Inférieur(1)._______________ (1)DevenuplustardlevillagedeMontpensier.

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Quelquesannéesaprès,oneneûtvainementcher-chélatrace:pasunsouvenir,unepierre,unecroixdeboisrappelantcettefunestehécatombe.L’oublipourtoujours, la terre affaissée, aplanie, nivelée sur cesgrandes victimes de l’honneur militaire, sur les ca-davresmutilésdecesmartyrsdudevoir,etlecolonalgérien traîne inconsciemment, depuis longtempsdéjà,lacharruedelacivilisation,enchantonnantunechansonàboire,peut-être,surlesossementsblanchisdecescentglorieuxdécapités. Ilestvraiquenoussommessirichesenfaitsdecetteespèce,quenousaurionsfortàfaires’ilnousfal-laitéleverdestombeaux,desmonumentsàtousnoshéros(1).Cependant,ceseraitd’unbonexemplequedemettreunpeud’ordre,danscepayssanshistoire,auclassementdenosarchiveshumaines,etderappe-lersanscesseillajeunegénérationalgériennecequenousacoûtélaconquêtedecetteterred’Afrique,par-ticulièrementdanslaMtidja,cettenécropolededéca-pités. Ilserait temps,eneffet,decommencer l’His-toire monumentaledecepays(2).Bni-Meredabiensapyramidecommémorative;pourquoil’ancienCampdel’OuadEl-Allaïgn’aurait-ilpaslasienne°?Nousgaspillons nos souvenirs ; nous sommes des négli-gentsdenotregloire.Noussavonspardespierres,pardesinscriptionsgravéesdanslerochersurnosroutes_______________ (1)Cespagesontétéécritesvers1863. (2)Oncommenceàs’enoccuper.

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stratégiques,quetelrégimentafaittantdekilomètresderouteen183…,souslecommandementdeteloutel officier général ou supérieur ; mais nous ignorons, d’unefaçonabsolue,que,le21noxembre1839,parexemple, cent sept soldats français, dont deux offi-ciers,tombèrentsouslefeud’unennemiquileurétaitnumériquement quinze ou vingt fois supérieur. Plustard,lorsqu’onexécuteralesfondationsdequelquefermesurl’emplacementoùontétéenfouisles débris humains de la néfaste journée du 21 no-vembre,etqu’onremueralesossementsdes98déca-pités,lessavantssedemanderontsiceneseraitpaslàl’unedessépulturesdecepeupleacéphaledontsaintAugustinassureavoirvuquelquesspécimens,oudecetautrepeuplesanstêtequelaFableplaceaunorddespayshyperboréens. Chaquefoisquenousvisitionscechampdelamort,nouscherchionsàreconstituer,parlapensée,cetteaf-freusescènedeladécapitationdenosmalheureuxsol-dats,desenfants,desconscritspourlaplupart,commeàMeredetcepassagedesOrientalesdeVictorHugo—Les Têtes du Sérail—nousrevenaitenmémoire:

«Lesérail!… SuperbeilsemontraitauxenfantsduProphète, Desixmilletêtesparé! Livides,l’oeiléteint,denoirscheveuxchargées...»

Enmêmetempsquelesbandesdesdeuxkhali-fasdel’Émirselivraientàleurféroceopérationdela

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mutilation des cadavres, l’un d’eux, Mohammed-ben-Allal,avaitlancéunfortdétachementàl’attaquedu blockhaus d’Aïn-el-Amara, situé à 1,800 mètresà l’ouest du Camp de 1’Ouad El-Allaïg.Vigoureu-sementaccueilliparlesvingthommescomposantlagarnisondeceposte,auxquelslelieutenantPailhé,du24edeligne,quilecommandait,avaitprescritd’at-tendre l’ennemietdene tirerqu’àcoupsûr, lesas-saillants, après un combat de deux heures, finirent par lâcherprise,emmenant,souslesyeuxdelapetitegar-nison,plusde200chevauxdemain,chargésdemortsetdeblessés. Sicesuccèsneressuscitaitpasnosmorts,c’était,néanmoins,uneconsolationpour lebrave24ed’In-fanterie;carilétaitvengé. Aprèscesdeuxopérations,quiavaienteuuneis-suesidifférente,lesArabesrepassaientlaCheffaentoutehâtedanslasoirée. Nousavonsrapporté,aucoursdecesrécits,tou-tes lesactionsdeguerrequis’étaient livréesautourdeBlidaetdesabanlieuependantlesterriblesmoisdenovembreetdécembre1839;ilnenousresteplusqu’àraconterleglorieuxcombatdu31décembredecettemêmeannée:ilnousreposeraheureusementdetoutescestueries,deceségorgements,decesguets-apens,désastres,ilfautbienledire,qu’avecunpeuplusdeprudenceetdeprévoyance,nouseussionspu,leplussouvent,éviter.Ah!que,danstouslestempsdenotrehistoire,notrechevaleresque....naïveténousa

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coûtédesanggénéreuxverséinutilement!Aumoins,si,danslajournéedu31décembre1839,ilyeneutderépandu,cettefois,cenefutpasceluidenossoldats. Le 29 décembre, le Camp-Supérieur de Blida,toujours bloqué par les Bni-Salah, en était arrivé àmanquercomplètementd’eaupotable;deplus,onyétaitabsolumentsansnouvellesdelacolonnemobilede Bou-Farik, laquelle était chargée des ravitaille-mentsdeceCamp.Lapositiondevenaitd’instanteninstantpluscritique;aussi,était-ilurgentdeprendreunedétermination. LecolonelGentil,du24edeligne,commandantsupérieurduCamp, résolutde faire connaître la si-tuationaugénéralRullière,commandantlestroupesàBou-Farik.Ildemandaunhommedebonnevolontéquiconsentitàsechargerdeladangereusemissiondeluiporterunedépêche:huitseprésentèrent;lecolo-nel fixa sou choix sur le caporal Bourdis. Il ne s’agissait de rien moins que de parcourirtroislieuesd’unpaysoccupéparl’ennemi,detraver-sersespostes,d’échapperàlavigilancedesessen-tinellesetdesescoureurs:c’était,enunmot,jouersatêtepourlesalutdetous.Bourdisn’hésitapas:ilpartitàminuit,sansdéguisement,s’abandonnantàsafortune, et sans autrepréoccupationqued’atteindresonbutetderemplirsamission. Après avoir failli vingt fois tomber entre lesmainsdesArabesquisillonnaientsanscesselarou-teduCamp-SupérieuràBou-Farik,lebravecaporal

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Bourdisarrivaitsainetsaufàsadestination. Les galons de sergent suffirent pour récompenser cetadmirabletraitdedévouement(1).AureçudeladépêcheducolonelGentil,lemaréchalValéequittaitAlger, et allait semettre à la têtedestroupesréuniesàDouérasouslecommandementdugénéral Rostolan, puis il se portait, avec un convoiconsidérablesurBou-Farik,oùilcouchaitle30dé-cembre. Le lendemain 31, laissant son convoi danscetteplace,lemaréchalsedirigeaitsurleCampSu-périeur de Blida, en passant par les postes de Sidi-Khalifaetde l’OuadEl-Allaïg.C’est enopérant cemouvement qu’il livra le glorieux et magnifique com-batdontnousallonsraconterlespéripéties. Depuisplusdedeuxmois,leskhalifasMoham-med-ben-Allal et Mohammed-ben-Aïça-El-Berkani,dontlesbataillonsétaientlampés,nouslesavons,danslamontagnedesBni-Salah,sepréparaientàfrapperungrandcoupdèsque l’occasion s’enprésenterait.Desordresavaientétédonnésdanstoutel’étendueducommanderaient de ces deux lieutenants de l’Émir,c’est-à-diredesouthen(districts)deMédéaetdeMi-liana,pourlalevéedesgoumsetdescontingentsdecescieuxcirconscriptions,lesquelless’étendaientdeBordj-Hamza (Bouïra) à Tenès._______________ (1)LeserontBourdisfuttuéauravitaillementdeMi-liana,le8octobre1840.Lessoldatsdecettevaleurnevi-ventvieux.

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Les forcesdont ilspouvaientdisposer etqu’ilsavaient sous lamain au31décembre, sedécompo-saientdelamanièresuivante:Infanterierégulière(âskeur),2Bataillonsà8compagnies...................................... 1.600fantassins.Infanterie irrégulière (fouzâ), gensdescontingents............................................ 3.000fantassins.Cavalerierégulière(khiïala).................. 150cavaliers.Cavalerieirrégulière(goum)................. 2.500cavaliers.

Effectifdesforcesenligne....... 7.250hommes. L’artillerien’étaitreprésentéequeparuneseulepièce(datantde1813)dumodèleditzreuzban(pier-rier)parlesArabes. UnNègred’uneforceherculéenne(Régulierdubataillond’El-Berkani)portait lepierrier (720kilo-grammes)sursondos,etlemettaitenbatterielàoùles thobjia (canonniers) le jugeaientconvenable.Lafonctiondececanonnier de sommeluiavaitvalulesurnomde«Bomba.» L’infanterierégulière,lesgensdepieddestribus,etlacavalerierégulière(spahisdel’Émir),étaientsousle commandement du khalifa El-Berkani. Les deuxbataillonsréguliersétaientsouslesordresdirectsdeleursar’aouat(commandants),SidMohammed-Bou-CharebetSidEl-Hadj-Mohammed-Et-Ammali. Lakhiïala (cavalerie régulière), restéeavecEl-Berkani,étaitcommandéeparSidBel-Kacem. LekhalifaSidBen-Allals’étaitréservéladirec-tiongénéraledescavaliersdugoum,lesquelsétaient

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placés sous les ordres directs de Mouloud-ben-El-Ahrech,etdeskaïdsouchioukhde.leurstribus. Lesforcesfrançaisessecomposaientde: Deuxbataillonsdu2ed’Infanterielégère; Unbataillondu17edemêmearme; Deuxbataillonsdu23ed’Infanteriedeligne; Troisescadronsdu1erdeChasseursd’Afrique; Quatrepiècesd’artillerie;cequiportaitnotreeffectifà2,500baïonnettesetà350sabresenviron. LemaréchalValéeavaitprislecommandementdelacolonne.Sonbut,nousl’avonsdit,étaitderavi-taillerleCampSupérieurdeBlidaqui,ainsiquel’enavaitfaitinformerlecolonelGentil,du24edeligne,était,absolumentàboutderessourcesenvivreseteneau,etcelaenprésencedeforcesennemiesmenaçan-tesrelativementconsidérables. SidMohammed-ben-Allals’étaitmisenmarche,pendantlanuitdu30au31,pourseporter,avecsongoum,surBou-Farik.IlavaitfranchilaCheffaàhau-teurduHaouch-Mebdouâ.Enseportantau-devantdela colonne, sonbut était de laharceler sur tout sonparcoursetdel’amenerainsisurunpointqu’ilavaitfixé, terrain sur lequel il se faisait fort — du moins, il l’affirmait — de l’exterminer. Nous dirons plus loin lesmoyenssurlesquelsilcomptaitpourréalisersonaudacieuxprogramme. Les goums du khalifa rencontraient la pointed’avant-gardedelacolonneàsasortiedel’enceinte

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ducampretranchédeBou-Farik.Unenuéedecava-liers,d’unecertaineaudace,répanduedanslaplaine,semirentàharcelerlacolonneavecuneagaçanteopi-niâtreté.Unpelotondu1erdeChasseursd’Afrique,auxordresdulieutenantdeLapeyrouse,luiavaitétélancéentirailleursd’avant-garde,maintenaitcetes-saim bourdonnant dans des limites qui le rendaientinoffensifpourlacolonne,laquelles’avançaitcalmeetcompactedanslaplaine,sanstropparaîtres’inquié-ter de ce qui se passait sur ses flancs. Nousavionslàdevieuxrégimentsd’Afriquere-marquablementcommandés,etqui,depuislongtemps,avaientfaitleurspreuves:aussi,ArabesetKabilss’enapprochaient-ilsaveclaplusgrandecirconspection. Quoiqu’ilensoit,griséparlesangdesdécapitéset,mutilésdel’ouadEl-AllaïgetdeMokthâ-Mekhlouf,SidMohammed-ben-Allal,lemeilleurdeslieutenantsdel’Émir,arêvédefaire,encejour,delaMtidja,letombeaudel’arméefrançaise.Ilavait,certainement,choisisonterrain;carlemaréchal,quimanœuvraitàl’engageràaccepterlecombat,neputréussiràl’ydécider. NousavonsditquelekhalifadeMédéa,SidMo-hammed-ben-Aïça-El-Berkani, était resté dans sescampements des Bni-Salah, avec les deux bataillonsréguliersetlesgensdepieddestribusmontagnardes,lesquelsdevaientsetenirprêtsàmarcheraupremiersignal. Versdixheures,lacolonnefrançaises’arrêtaitaux

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Aïoun-ech-Châr,àtroiskilomètresetdemiduCampde l’OuedEl-Allaïg,poury fairesagrandehalteetydéjeuner.Acemoment,elleestcomplètementcer-néeparlacavaleriedeSidBen-Allal;maiscelle-ciestfacilementtenueenrespectparnosChasseurs,quitiraillentavecellesansautreinconvénientqueceluidebrûlerde lapoudre,etdedépenser,sansrésultatappréciable,unegrandeparuedesesmunitions. SidBen-Allalparaîtenchantédesamanœuvre,etilnedouteplusdel’anéantissementdelacolonneavant la fin de la journée. Aussi, dans cette persua-sion, expédie-t-il sans retard un courrier à son col-lègueSidEl-Berkani,avecunbilletainsiconçu :«Descendsauplusviteavectoutestesforces,avectouttonmonde.JecernelacolonnedesChrétiens,et,s’ilplaîtàDieu,elleestànous!»Aureçudecebilletdesoncollègue,El-Berkanifaitappelerlecommandantde son bataillon régulier, Sid El-Hadj-Mahammed-el-Ammali,ainsiqueceluidubataillondeBen-Allal,SidDjelloul-Es-Sakka(1),leurcommuniquel’ordredukhalifedeMiliana,etleurprescritderassemblersur-le-champlesdeuxbataillons,ainsiquelesfantassinsdestribus,etdelesportersurlarivedroitedel’ouadSidi-El-Kbir,oùilsattendrontdenouveauxordres._______________ (1) L’ar’a Djelloul avait été surnommé Es-Sakka, leporteur d’eau, parce que, dans sa jeunesse, il distribuaitde l’eau aux combattants, sur le champ de bataille, pourl’amourdeDieu,c’est-à-diregratuitement.

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A onze heures, les Réguliers avaient exécuté le mouvementprescrit,etfranchissaientl’ouadSidi-El-Kbir,àl’embouchuredel’ouadBou-Arfa,àhauteurduhaouch de Mohammed-ben-Hazzouth(1). Ils faisaientunehaltedetroisquartsd’heuresurcepointenatten-dant de nouveaux ordres, qui finissent par arriver. LesdeuxbataillonsdeRéguliersetlesfantassinsdestribusvontprendrepositionàhauteurduHaouch-Mebdouâ,lequelestsitueà5kil.aunordduCampSupérieur,à7del’ouadSidi-El-Kbir,c’est-à-diredupied de la montagne des Bni-Salah, et à 3 kil. 500à l’estde laCheffa.LebataillondeSidEl-Berkanimarchedroitdevant,lui,laissantleCampSupérieur—quin’apastiré—àsadroite.CeluideBen-Allalappuiesursagauche,vers laCheffa.Cesbataillonssontencolonneparpelotonssurdeuxrangs. Les150cavaliersréguliers,quiétaientdétachésauprèsdeskhalifas,etqu’onn’engageaitjamais,parcequ’ilsétaientemployéshabituellementàfairerentrerles impôts, c’est-à-dire au service du Makhzen (Gou-vernement),avaientreçu,ce,jour-là,l’ordredemar-cher avec les bataillons réguliers. Ils étaient placéssouslesordresdeSidBel-Kacem,lecommandantdelakhiïala(cavalerierégulière),etdujeuneetbrillantcavalierMohammed-El-Aboudi,qui,plustard,devaitservirdansnosrangs._______________ (1)Lemêmequi,plustard,futnommeparnouskaïddesBni-Salah.

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Cescavaliersétaientplacésenréserveenarrièredesbataillons réguliers, qui, eux-mêmes,dormaientlaréservedesfantassinsirréguliers. Lescontingentsdestribusmarchaiententroupeaudemoutonsenavantdubataillonrégulier,età2ou300mètresvis-à-visdel’intervalleséparantcesdeuxuni-tés.DèsquelacolonnedeSidEl-Berkanifutétabliesurlapositionqu’elledevaitoccuper,ellefutarrêtée;lesbravesauxiliairesdescontingentss’empressèrentdeseporterenavantpours’embusquerdansunfidh(1)qui s’étendait parallèlement à leur front, dispositionquin’avaitriendecommunaveclesformationsdeno-treordonnance.Ilfautdire—etc’estlàqu’estleurex-cuse—quec’étaitlapremièrefoisqu’onlesobligeaitàattendrel’ennemi,etàfairepreuved’unetéméritéetd’unecrâneriequin’étaientnidansleurtempérament,nidansleursgoûts;etpuiscetteidéedelesencadrer,pourainsidire,entrelesbataillonsréguliers,leursem-blaitblessantepourleuramour-propredemedjahedin,dechampionsdelaGuerresainte.Craignait-onqu’ilsn’eussentpointlasoliditédurocdevantlessabresdesChasseursetlesbaïonnettesdesfantassinsfrançais?Bref,cetordrelestracassait. Quoiqu’ilensoit,lesgensdescontingentsplan-tent fièrement leurs drapeaux sur leur front. Il est vrai qu’ils ne sont pas même à distance de balle froidedelacolonnefrançaise;ilssaventtropcombiennos_______________ (1)Dépressiondeterrain,ravin,litd’untorrent.

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Chasseurs sont friands des étendards de l’ennemi,et,parsuite,combienil leurserait imprudentà lestenter. Leporte-canonBombaaplacésapièceenbatte-riesurladroitedelalignedesdrapeaux,etàlamêmehauteur.Lesquatreservantssontàleurpostedecom-bat. LemaréchalreprendsamarcheversleCampSu-périeurenseportant,directementausud,c’est-à-direenpassantparlaZaouyadeSidi-Medjebeur.Legoumennemi n’avait pas cessé de tirailler avec les flan-queursdelacolonne,maistoujourssansvouloirniselaisseraborder,niaccepterlecombat.Ilestclairquele khalifa Mohammed-ben-Allal a des projets dontle maréchal n’a pas encore le mot ; mais que, pro-bablement, ilne tarderapasàpénétrer. Ilarenoncéd’ailleursàl’ameneràunengagementsérieux,etnes’occupeplusdugoumquepourletenirenrespect. MaislacolonneétaitarrivéeàhauteurduHaouch-Bni-Tamou, à 5 kilomètres environ au nord-est duHaouch-Mebdouâ,pointausudduquellesRéguliersetlescontingentsavaientprisposition.LemaréchalcommenceàcomprendrelatactiquedeBen-Allal,quiavoululuitendreunpiègeenl’attirantversdesforcesrelativementimposantes.Jugeant,sansdoute,queleunimentétaitarrivédeluifairecommencersonmouve-mentenavant,Ben-Allalenvoyal’ordreàSidEl-Ber-kanidemettreenmarchelesfantassinsdestribusdans

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ladirectiondelacolonnefrançaise,etdelesfairesui-vredeprèsparlesRéguliers.FzouâetAskeurdevai-entfairehaltedèsquelacolonnefrançaiseseraitenvue,etprendreleursdispositionsdecombat.CettetactiqueétaittoutenouvellepourlesRéguliers,qui,jamais,depuisleurcréation,n’avaientattendudepiedfermelachargedenosChasseurs,etl’attaqueàlabaïonnettedenosfantassins.Aussi,lekhalifaEl-Berkanireçut-ildesobservationsàcesujetdelapartdequelquesvieuxKouloughlisetMâdnaappartenantdelonguedatedéjàaucorpsdesRéguliers;mais,decraintedepasser,auxyeuxdeleurchef,pourdetiè-desMusulmans,ilsn’insistèrentpas. Dèsquelacolonnefrançaisefutenvue,c’est-à-direquesonavant-gardedeChasseursd’Afriqueeutatteintlacornenord-ouestdupetithuisdelaZaouyadeSidiMedjebeur,lescontingentsdestribusfurent,enpartie,déployésdansunordrequiparaissaitvouloirreprésenterunelignedetirailleurs,etcelaà30mètresenvironenavantdesRéguliersrestésencolonnesparpelotons,lesdeuxbataillonsséparésparunintervallede30mètresenviron,etàlamêmehauteur. Les contingents avaient à peine commencé lefeu,toujoursàdistancedeballefroide,quelepelotond’avant-garde du 1er de Chasseurs d’Afrique, celuideM.deLapeyrouse,etsansattendrelesescadrons,fondaitd’autantplusimpétueusementsurcettetourbekabile,qu’ilvenaitd’apercevoirlestroisdrapeauxdes

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Auxiliairesdestribus:enunclind’œil,ladroitedelalignedestirailleursfutéventrée,renversée,rouléesurelle-mêmeetsabrée,et,pourtant,l’effectifdecepelo-ton n’était que de vingt-huit cavaliers et un officier. LecolonelChangarnier,—du2ed’Infanterielé-gère,—dont levaillant régiment formait la têtedecolonne,etdontl’avant-gardevenaitd’apercevoirlacolonned’El-Berkani,faisaitprévenirlemaréchalVa-lée qu’un corps assez considérable d’infanterie enne-miesemontraitsursadroiteetausuddelafermedesCinqCyprès,c’est-à-direàdeuxkilomètresenvirondelatêtedelacolonnefrançaise.Cettebonnenouvel-le,quiserépanditbientôtdeladroiteàlagauchedenotrepetitearmée,futaccueillieparunimmensecridejoie.C’était,évidemment,uneexcellenteaubaine;cariln’étaitpasdansleshabitudesdecetinsaisissa-bleennemidenousfairel’honneurdenousattendredepiedfermeenrasecampagne.Nousallionsdoncpouvoirvenger,danslesangdeleursbourreaux,lesglorieuxdécapitésdumoisdernier. Lacolonnefrançaises’arrêteetpréparelachargeparquelquescoupsdecanon.«Quelquesmekkas,—bouletsramés,—habilementenvoyés,nousdisaitunvieuxRégulier,nousabattaientseptouhuithommesàchaquecoup,ettraçaientuncheminsanglantsurtoutleurparcours.» Ayantreçul’ordred’attaquer,lecolonelChangar-nierseprécipite,àlatêtedesonrégimentetavecson

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impétuositéhabituelle,dansladirectiondubataillonrégulierdegauche.Desoncôté,lecolonelLePaysdeBourjolly,du1erdeChasseursd’Afrique,fond,rapi-decommelafoudre,surceluidedroite.Maislesgensdestribus,ler’achi,latourbe,lamultitude,n’ontpasattendulachargedesChasseursetsesontenfuisdanstoutes les directions, pas assez promptement cepen-dantpourquenoscavaliersnepussentlesjoindre,lestourneretlesramenersurlesbaïonnettesdu2eLéger,quis’endonneàcœurjoie.DeuxcentsfantassinsdesMâdnna, qui couvraient tant bien que mal les deuxbataillons réguliers, essaientde résister à la terriblepointedesChasseurs;maisceux-cichargent dedans,selonl’expressiond’unRégulier,etlestuejusqu’audernier. Le2eLéger,quiétaitarrivésur lesAuxiliairessanstirer,enexpédieungrandnombreavantdeson-geràfairedesprisonniers. Mais, la défaite et la fuite des contingents ontdécouvert lesRéguliers,qui reçoivent lachargedesChasseursencolonne,c’est-à-diresansavoirpupren-dre une formation définitive, sans avoir pu brûler à peineuneoudeuxcartouches.«Nousavonstirécom-menousavonspu,nousdisaitunâskri(fantassinrégu-lierd’El-Berkani)quiavaitprispartàl’affaire;mais,déjàébranlés,misendésordreparceskhououafin(lâ-ches)descontingentsqui,s’étaientruéssurnousdèslachargedupelotondeChasseurs,abandonnésparles

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goums de Ben-Allal, il était certain que Dieu avaitdécidéquenousserionsbattus.» Aussi,malpréparéspourrecevoirlachargedesChasseurs, et l’attaqueà labaïonnettedu2eLéger,lesdeuxbataillonsrégulierssontrompus,culbutésenun clin d’œil, et jetés pêle-mêle l’un sur l’autre, etcettetroupe,surlaquellelesdeuxkhalifas,Moham-med-ben-AllaletBen-Aïça-El-Berkani,avaientfondélesplusbellesespérances,cettetroupequi,dansleurpensée,devaitdétruirelacolonneduMaréchal,qu’ilsavaientcherchéàamener,danscebut,entrel’OuadSidi-Ahmed-el-Kbiret l’OuadEch-Cheffa,danscetangleoùnossoldatsdevaient trouver leur tombeau,selonl’expressiondukhalifaBen-Allaletcettetrou-pe, disons-nous, n’était bientôt plus qu’une cohuetourbillonnantsurelle-mêmedansundésordreinex-primable.LaterriblelamedesChasseurs,siredoutéedesArabesetdesKabils,faitsonœuvresilencieuse-ment,sourdement:uncoupdepointeàlaveinejugu-laire ou dans le flanc; le sang jaillit et le cadavre est fait.NosvieuxChasseurs,eneffet,n’ontpointleurspareilspourenvoyerunennemidanscemonded’oùl’onnerevientpas. Quantauxpetitsfantassinsdu2eLéger,ilsn’ontpas tiré un seul coup de fusil : la baïonnette seule suffit àlasanglantebesogne.C’estlajournéedelapointe.Pasdedétonations,pasdecris ; rienquedes râles,desbruitsdechutesdecorpsmous,etcetteodeurfadedeboucherie,desangportéàunehautetempérature

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parlefanatismeetlahained’uncôté,parlepatrio-tismeetl’amourdelagloiredel’autre.Lescadavress’entassentlesunssurlesautres. QuelquesRéguliers, honteuxde fuir sans com-battre,essayentdesegrouperpourtenterquelqueré-sistance;maisChasseursetfantassinsneleurlaissentpasunmomentderépit,etilneleurresteplusd’autresmoyens d’en finir que la mort ou la fuite, et le choix del’uneoudel’autren’estpointtoujourslaisséàleurdisposition. LeNègreBomba—leportecanon—avaitététuéparunChasseurdès le commencementde l’ac-tion; les canonniers avaient subi le même sort, etavantqu’ilseussentfaitleursecondedécharge. QuantàSidMohammed-ben-Allal,dontlatacti-queévidenteavaitétéd’attirerlacolonnedanslepiè-gequ’ilavaitnaïvementessayédeluitendre,ilavaitdisparuavecsongoumdèsquelesChasseurs,laissantacheverparle2eLégerladestructiondesRéguliers,avaient pu s’occuper de cette cavalerie irrégulière,quiavaitabandonnélâchement,etsanschercheràlasecourir,l’infanteriedel’Émir.LesChasseursavaientchargéeavecleurimpétuositéordinaire,etreconduitebattant,lapointeauxreins,jusqu’àlaCheffa,ense-mantdesescadavreslechemindelapoursuite. SidBen-Allalavaitpuseconvaincrequecen’étaitpointlànilelieu,nilejourqueleMaîtredesMondesavaitmarquéspourêtrelestémoinsdeladéfaitedel’arméefrançaise.

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Les150cavaliersréguliers(spahis)deskhalifasavaientbienessayédefairetêteàcetouragandefer;mais,entraînésdansladirectiondesgensdugoum,ilsavaientdûsubirleursort,etchercheràregagnerauplusvite,enfranchissantl’OuadSidi-El-Kbir,leshauteursdesBni-Salah,nonsansavoiréprouvédespertes assez sensibles. LekhalifaSidMohammed-ben-Aïça-El-Ber-Be-rkani s’était également enfuidès le commencementdel’action,etavaitreprisàtoutebridelechemindesescampementsdanslafractiondesSâouda. Le commandant de son bataillon, El-Hadj-Ma-hammed-el-Ammali,avaitessayéderallierquelques-unsdesesRéguliers;mais,entraînésdansladéroute,ilsn’avaientputenirunseulinstant. Les fuyards s’étaient échappés par deux direc-tionsdifférentes:celledelaCheffaetcelledel’OuadSidi-El-Kbir;lesRéguliersetlesfantassinsdestribusquiavaientpriscettedernièredirection,furentsalués,àleurpassage,decoupsdecanonqueleurenvoyaleblockhausdeSidi-Iâkoub. L’ennemilaissaitsurleterrainducombatplusde400morts, sur lesquels lesRéguliersencomptaient300,—lebataillond’El-Berkani175,etceluideMo-hanuned-ben-Allal125,cequidonnaitunemoyennede25hommesparcompagnie(1);—ilabandonnait,_______________ (1)Ceschiffresnousontétédonnésparunancienof-

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enoutre,unmatérielconsidérable,desfusilsetautresarmes,deseffetsd’habillement,d’équipementetdechaussure, des caisses de tambours, le pierrier deBomba,etunegrandequantitédebutindontlesRégu-lierss’étaientdébarrasséssurlelieuducombatpourpouvoirfuirplusvite.Enoutre,85Réguliersavaientpus’enfuirsurleschevauxdestuésdugoum. Lebach-harrab(adjudant-major)dubataillondeRéguliersd’El-Berkaniétaitparmilesmorts.Quantàsonkhoudja (secrétaire), Sid Mohammed-Ez-Zerrouk, ilavaitététuéd’uncoupdecanontiré,aprèslecom-bat,deBab-el-Kebour,l’unedesportesdeBlida. Le2eLégeret lesChasseursd’Afriqueavaientramené, en outre, une grande quantité de chevauxprovenantdescavaliersdeBen-Allal. La colonne fit aussi un grand nombre de prison-niers,etlesChasseursprirenttroisdrapeauxauxfan-tassinsdestribus,etunautreauxRéguliers,celuidubataillondeBen-Allal.Poursauverceluidubataillond’El-Berkani, l’ar’a (commandant) Mahammed-el-Ammali avait pris en croupe le sendjakthar (porte-drapeau)Ben-Dris. Lesdébrisdesbataillonsréguliersontétéralliéssurlarivegauchede1’OuadSidi-El-Kbir. Laplupartdesfantassinsdescontingentsavaientreprislechemindeleurstribus.______________ficier des Réguliers, qui, plus tard, prit du service dans les Tirailleursindigènesd’Alger.

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Une demi-heure avait suffi à nos Chasseurs d’Afri-queetànosbravessoldatsdu2eLégerpourobtenirce magnifique résultat; car, la charge, commencée à deuxheuresetdemie,étaitterminéeàtroisheures. Aquatreheures,enfaitd’ennemis,ilnerestaitplussurleterrainducombatquenosnombreuxprisonniers,etlescadavresdeplusde400Musulmans,quiavaienteulagloireetlasuprêmefélicitédemourirenmartyrsdelaGuerresainte.Ceuxquiavaientéchappéàcedé-sastreavaient repassé l’OuadSidi-El-Kbiret l’OuadEch-Cheffa,etfuyaientaussivitequ’ilslepouvaientsanss’attarderà regarderderrièreeux,etdeux régi-mentsseulement, le2eLégeret le1erdeChasseursd’Afrique,avaientpunousassurercebrillantsuccès. L’ennemin’avaitpaseuletempsd’enleverceuxdessiensquiétaientblessésdangereusement.Laco-lonneleslaissasurlechampdebataille,endonnanttoutefacilitéauxkhalifasdel’Émirpourlesfairere-leveretemporter. Aquatreheuresetdemie,on réunissait les tro-phées,lacolonnereprenaitsamarche,etentraittriom-phalementpartieàBlida,etpartieauCampSupérieur,lestrompettesdesChasseurssonnant«La victoire est à nous ! »fanfared’allégressequecouvrirentlesac-clamationsetlesapplaudissementsdesgarnisonsdecesdeuxplaces,lesquelles,absolumentàboutderes-sources,sansvivresetsanseau,attendaient,danslestorturesquecausentcesdeuxsortesdeprivations,le

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convoietlesrenfortsquidevaientymettrenu,toutaumoinspourquelquetemps. Les cavaliers du goum du khalifaSid Moham-med-ben-Allal vinrent, par son ordre, ramasser lesmorts pendant la nuit. Ceux de ces tués qui purentêtreréclamésparleursfamillesoupardesamis,fu-rentemportésdanslestribus.Onseborna,pourlesinconnus,àlesenterrerdanslesgraviersdelaCheffa,ouàlesenfouirdanslesrochersdesdeuxrives. Cette brillante victoire, que les bulletins officiels ontbaptiséedunomde(«Combat de l’Oued Lalleg,»sansdouteparcequ’elleeutpourthéâtreleterraincom-prisentrel’Ouad El-AllaïgetleCampSupérieurdeBli-da,estdésignée,parlesArabesetlesKabilsquiyontprispart,lesquelsenontconservéunlongetprofondsouvenir,sousladénominationde«El-Kost El-Meb-douâ»laJournéedeMebdouâ(1),dunomduhaouchausudduquellekhalifaEl-BerkaniavaitfaitprendrepositionàsesRéguliersetauxcontingentsdestribus. L’Émir Abd-el-Kader, qui, à ce moment, étaitdans l’Ouest,attribualacausedecetteretentissantedéfaiteà la lâchetédesgoums; ilauraitpuajouter,etàlafuitedesdeuxkhalifas,quiavaientabandonné______________ (1) Le Haouch Mebdouâestlafermeruinéequenousappelonsencoreaujourd’hui«les Cinq Cyprès.»Elleestsi-tuéeà5kil.300aunord-ouestdel’ancienCampSupérieurdeBlida,surl’emplacementduquelaétécréélevillagedeJoin-ville.El-Mebdouâestunepommed’unecertaineespèce.

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Réguliersetcontingentsdestribusàlabaïonnettedenosfantassins,etàlapointedessabresdenosChas-seurs.Ildutserepentird’avoirlaisséengagersestrou-pesrégulièresdanscetteredoutableaventure,laquelleeutsurtoutcerésultat,auxyeuxdesArabesetdesKa-bils,dediminuersingulièrementleurprestige,etl’in-fluence qu’elles exerçaient sur la population comme agents du Makhzen. Aprèscesuccès,quiremitnostroupesdesdeuxlongs mois de désastres, de privations et d’attentesanxieusesdontellesavaient sicruellementsouffert,etquieutpourrésultat immédiat la levéedublocusdeBlidaetlerétablissementdescommunications,lemaréchalValéeserenditauCampSupérieur,oùilfutaccueilliavecleplusvifenthousiasme. Cetteaffaireeutencorecetautreeffetderenver-serlesprojetsdel’Émir,quicomptaitsaccagerleSa-hel, et qui avait, disait-on, solennellement fixé le jour où son cheval viendrait s’abreuver à la fontaine deBab-el-Ouad,àAlger.Ilestvraiqu’ilavaitcompté,pourl’exécutiondecegranddessein,surleconcoursdesfantassinsdelaKabilie,etquecettecoopérationlui fit complètement défaut. Le lendemain du combat, 1er janvier 1840, lemaréchalenvoyachercherleconvoiàBou-Farik,où,nous l’avonsdit, il l’avait laissépournepoint s’enembarrasser avant d’avoir déblayé le chemin entrecetteplaceetcelledeBlida,etlestroupesdecelle-cis’occupèrentsansretardderétablirlaconduited’eau

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entreBlidaetleCampSupérieur. Quantauxdébrisdestroupesrégulièresdel’Émir,ilsavaient,aprèsêtrerestésquelquesjourspoursere-fairedans leurscampementsdesSâouda, repassé leCol des Mouzaïa, et, pendant un mois, ils ne donnè-rentpointsignedevie. Abasourdisparlecoupdemassuedu31décem-bre,lescontingentsdestribusrentrèrentprécipitam-mentdansleursfoyers,qu’ilsredoutaientdenousvoirmenacerbientôt. Aprésentquenousavonscomplétél’histoireparzones concentriques des actions de guerre dont « la Blida extérieure»aétélethéâtredepuislapremièreexpéditiondugénéraldeBourmont,le23juillet1830,jusqu’au6juin1842,dateàlaquelle,privésdésormaisde tout point d’appui par la soumission des Mouzaïa, desSoumata,voiremêmedesférocesHadjouth,etre-doutantlavisiteprochainedenoscolonnes,lesBni-Salah se décidèrent à venir nous demander la paix,nousallonsnousoccuperde«la Blida intérieure,»c’est-à-diredelavilleelle-même. Nousajouteronsque,pourlapériodeantérieureàlaconquête,lesdocumentshistoriquessontextrêmementrares,etque,leplussouvent,ilnousafallulesdemanderàlatraditionouàlalégende,c’est-à-direàlamémoiredes hommes. Dès lors, à l’exemple de la plus belle fille dumonde,nousnedonneronsquecequenousavons,etnousnedironsquecequenoussavons.

XX

L’étymologie et la signification de l’expression « El-Blida. » — Ses origines selon les savants et les poètes.—Quelquesaudacieuxhistoriensprétendentque,qu’elleadesorangers,elledoitinfailliblementavoirétéleJardindesHespérides—Hypothèsesurl’originedelasourcedeSidiAhmed-el-Kbir.—Blidacalomniée.—OriginerécentedeBlida.—ElleestfondéeparAhmed-el-Kbir,quilapeupledeMores-Andalous.—Lesbasesd’unevillearabe :unemosquée,unfourbanaletuneétuve.—Blidaprogressera-pidemententrelesmainsdesAndalous.—Ilsintroduisentlaculturedel’oranger.

L’expressionBlida,quelesArabesprononcentetécrivent«El-Blida,»ou«El-Boleïda,»etquel’Ad-ministrationfrançaiseorthographie«Blidah,»estle

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diminutifde«Belda, » qui signifie « ville, bourg.»« El-Blida»setraduiraitdoncpar«la Petite Ville,»« la Villette,»«la Bourgade.» Depuislespremiersjoursdelaconquête,lessa-vantssesontcreusélatête,etontimaginétoutesleshypothèses possibles pour découvrir et fixer les ori-ginesde«La Petite Ville,»cequipourtantétaitbiensimple,puisquelemotestparfaitementarabeet,deplus,applicableà la localitéqu’ildénommait.Maiscela ne suffisait pas aux savants amateurs de choses romaines.Aussisesont-ilslivrés,avecuneardeurdi-gned’unmeilleursort,àlarecherched’unàpeuprèssuffisamment présentable ; s’appuyant sur une opi-nion émisepar levoyageur anglaisShaw,qui avaitparcouru l’Afrique septentrionale dans la premièremoitié du XVIIIe siècle, ils ont prétendu que Blida avaitétéconstruitesurlesruinesdeBida-Colonia. Nous avouerons que c’était tentant ; car, en défi-nitive,deBidaàBlida,iln’yatoutauplusquel’épais-seurd’unl.Malheureusement,ilfallutrenonceràcettehypothèse;caronaretvéBida-Colonia,prétend-on,danslavalléeduSebaou,cequidérangeaittoutàfaitlacombinaisondesdisciplesdeShaw. Certes,nousnedemanderionspasmieuxdedire,avec le chapelain du Comptoir d’Alger Shaw, queBlida a été construite sur les ruines de Bida-Colo-nia;maisnousavoueronsquelafoinousmanque,etnousajouteronsQuelaraisondenotreincrédulitéest

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toutentièredans1’absencelapluscomplètededébrisromains,tantsurl’emplacementdelaBlidaactuelle,dontlesolaétéremué,bouleverséàdiversesreprises,quedansl’étenduedesonterritoire. Dureste,àdéfautdetessons,detorses,depiècesdemonnaieoudemédailles,onpouvaitinvoqueruneautreraisonpourcombattrecetteopinion.Eneffet,lapositiondeBlidan’étantrienmoinsquestratégique,iln’étaitpassupposablequ’unpeuplemilitairecommel’étaientlesRomains,eûtétéchoisirlecul-de-sacaufondduquelBlidaestassisepouryétablirunecoloniedéfensive. D’autres savants ont affirmé que Blida avait été Sufasar;maisilsn’ontpaslamêmeexcusequeceuxquipenchentpourBidacar,entreSufasaretBlida,iln’yapasénormémentderessemblance. D’un autre côté, quelques géographes arabesmettent sur l’emplacement — ou à peu près — deBlidaunevillequi,selonlesuns,seseraitnommée«Mitidja,»et,d’aprèslesautres,«Kazrouna.»Cecentredepopulationauraiteulesortdesvillescentra-lesduMor’reb,c’est-à-direqu’ilauraitétéruinéparles tribus zenatiennes, et tellement ruiné, qu’on n’en ajamaisretrouvélamoindretrace. NousajouteronsquequelquesauteursmodernesvontplusloinencorequelesgéographesarabesetlespartisansduvoyageurShaw,ennecraignantpointdedonneruneoriginemythologiqueàlavilledeBlida,

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laquelle, avec sa forêt d’orangers, occuperait, indu-bitablement,d’aprèscesaudacieuxhistoriens, l’em-placement du jardin aux pommes d’or des trois filles d’Atlasetd’Hespéris. Nousdironspourtant,pourleurexcuse,qu’ilsnesontpaslespremiersquis’ysoienttrompés;carlaplupartdestraditionsanciennesplacentlejardindesHespéridesdanslaMauritanie,etaupieddel’Atlas. En définitive, Blida ne pouvait être qu’une ville arabe,sanspassélointain,etdontlesbelleseauxdelasourcedeSidiAhmed-el-Kbir,dedécouverteévi-demmentrécente,puisquelalégendelesattribueàcesaintmarabouth,ontseulesdéterminélacréationsurlepointqu’occupelavilleaujourd’hui.Toutporteàcroire,eneffet,quecettesourceadûjailliràlasuited’untremblementdeterre,oud’unecommotionter-restrequelconque,phénomènequidoitêtrecontem-porainde l’arrivéedeSidiAhmeddans lagorgedel’OuadEr-Roumman(plustard,OuadSidi-El-Kbir),etdontils’empressedetirerparti,enledonnantcom-me l’effet d’unmiracleobtenupar son intercessionauprèsduTout-Puissant. Cequ’ilyadecertain,c’estquelagorgedel’OuadSidi-El-Kbirn’avaitd’autreseaux,avantl’arrivéedusaintdanscesparages,quecellesqueluiapportaientlestorrentsqui,parlespluies,sedéversaientdanssonthalweg.Etlapreuveenestdanscefaitqu’enarrivantdanslagorge,SidiAhmed-el-Kebirs’écriait:«Celieu

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est un des jardins d’Êdn, si Dieu l’a arrosé de seseaux.»Malheureusement,leseauxmanquaientabso-lument,etlesaintfutobligéd’allerlescherchersurles flancs du Djebel-Dakhla, au sommet des monta-gnes des Mouzaïa. Nousl’avonsvuégalementchercheràdétournerà son profit les eaux deTala-Izid. Bienqu’ilsappartiennentàlalégende,cesfaitsn’enprouventpasmoins,etjusqu’àl’évidence,quelagorgedel’OuadEr-Roummanmanquaitabsolumentd’eauxdesourcesquandSidiEl-Kebirarrivadanslepays. Établisaumilieudesignorantespopulationsha-biles,lesmarabouthsn’ontjamaismanqued’attribueràleurinterventionauprèsduDieuunique,soitpourrécompenser,soitpourpunirouchâtier,lesphénomè-nes géologiques ou météorologiques qui se produi-saientsurleterritoiredestribusoùilss’étaientéta-blis.NousenavonscitéplusieursexemplesaucoursdecesRécits. Plustard,toujoursd’aprèslesmêmeshistoriens,lesArabesauraientfaitdel’anciennepropriétédesHes-pérides — ce ne dut pas être une difficulté — une ville dedélices,unvéritableÉden,complantéd’orangersetdetouslesarbresàfruitsdelacréation.Puis,laPetiteVilleseraitdevenueunesuccursaledela«Djenna,»leséjourdeshourisauxseinsenformedepoires,auxyeux de gazelle plus grands que la bouche, et cerclés d’unhalodekehoul;auxlèvresempourpréesparlesouak;auxlongscheveuxquelasebr’aanoirciset

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assombriscommeunenuitd’orage;auxmainsetauxpiedsorangésdehenna. Puislespontess’ensontmêlé:s’ilfallaitlesencroire, Blida, étendue nonchalamment dans son niddeverdure, les lèvresvoluptueusement et coquette-mententr’ouvertescommepouryappeler lebaiser,Blida,laceinturedénouée,l’œilamoureusementvoi-lé, roucoulait, soupirait, sous l’influence enivrante des orangers en fleurs et en fruits, un monotone chant d’amourquimettaitlediableaucorpsauxCroyants,et plus d’un saint marabouth, moins résistant, évi-demment que Sidna Ioucef(1), laissa, certainement,entrelesmainsdel’enchanteresse,sinonsonbernoustout entier, du moins, des lambeaux de sa chasteté.Ils avaient oublié auprès d’elle — les imprudents !—ceprécepteduLivre:«CommandeauxCroyantsdebaisserleursregards,etd’observerlacontinence.Ilsenserontpluspurs.»Toutcelaestbienaiséàdire;maisaussi,pourquoileDieuuniquefait-ildescréatu-ressiséduisantes? Enfin, — toujours d’après nos auteurs, — à cette époquefortunée,dontilsnedonnentpasladate,Blidan’étaitquefêteetamour:àchaqueheuredujouretdelanuit,cen’étaitqu’unconcertoùlesmodulationsplaintives des violons se mêlaient au souffle des sou-pirs,etauxclappementssavoureuxdesbaisers;ici,unesouak;auxlongscheveuxquelasebr’aanoirciset_______________ (1)LeJosephdeMadamePutiphar.

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danseuse,soutenueparlesvibrationssonoresdescor-desdelaguitare,etparladétentedesdoigtssurlapeaudeladerbouka,envoyait,d’avance,pardepassionnéeset savantes ondulations du torse, les fidèles Croyants auseptièmeciel;aussi,leurenthousiasmecharnelnemanquait-iljamaisdesemanifesterparl’application,aumoyendeleursaliveélevéeàlatempératuredelalave,debeauxdinarsd’orsur levisagedel’almée;là,deschanteursprofanesdisaient,avecdesvoixhar-monieuses, d’où le nez pourtant n’était pas exclu, des r’nïat(chansons)chargéesd’amouretdevolupté. Acetteépoque,—laquelle?—Blidac’étaitDa-machk (Damas) avec les fleurs de ses vergers qui sem-blentincrustéesd’oretdepierreries;c’étaitBar’dadavecsespalaisdemarbreetdeporphyre,etseseauxdecristaljaillissantes.OnnevivaitpasàBlida;onyaimait.Laluneelle-mêmenepouvaitrester indiffé-renteenprésenced’unpareilspectacle,etlespoëtesdisent—quenedisent-ilspas?—qu’ellefaisaiten-tendresursescordesd’ordessonsimitantàs’ymé-prendrelechantdelatourterelleetdumerle.Ah!cetempsétaitbiencertainementlebontemps! Malheureusement,l’éternitédesplaisirsn’estré-servéqu’auxélus:laPetiteRosedumarabouthAhmed-ben-Ioucefperditsafraîcheuretsescouleurs;ellenepritpluslapeinederenouersaceinture,etellejetasonvoilepar-dessuslespetitsmoulinsdel’ouadSidi-El-Kbir.Ellenesedonnaplus;ellesevendit.Sescharme

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flétris furent mis à l’encan; enfin, elle en fit tant, que lemezouar(1) finit par l’immatriculer sur ses registres d’infamie,etluioctroyerunpermisd’exercer. Blida n’était plus dès lors qu’une misérable ka-hba(2),sesoûlantd’âraki(eau-de-vie)aveclesiouldach(soldats)delamiliceturke,lesquelsluipayaientsesfa-veursencoupsdebâton.Aussi,—toujoursd’aprèsleshistoriensenquestion,—neladésigna-t-onplusquesous la flétrissante épithète de « Blida la Prostituée.» Saconduiteparaissaitd’autantplusdéplorableetrépréhensible,quecelledesavoisine,El-Koleïâa(3),fai-saitl’admirationdetoutelaRégenced’Alger.Eneffet,onnevitjamaiscelle-cisefarderlespommettesavecduheummaïr;jamaisonnel’entenditjeterdeschantsd’amourauxbrisesembaumées;jamaisellen’eutàse_______________ (1)Fonctionnaireayantdanssesattributions,souslesTurks,lapolicedesmauvaislieux. (2)Prostituée. (3)C’estlediminutifd’El-Kalâa,château,forteresse,petitevilleouvillagesituésurunplateau,surunrocheres-carpé.Cettepetiteville,quenousappelonsKoléaouColéah,aétéfondéeen1550,souslepachalikdeHacen-ben-Kheïr-ed-Din,etpeuplée,commeBlida,deMores-Andalous. Saréputationdesaintetéluivenait,sansdoute,decequesamosquéerenfermait le tombeaude l’illustremara-bouthSidiAli-Mbarek,etquedenombreuxzaïr(visiteurs)serendaientenpèlerinageàEl-Koleïâapourysolliciter,pardesprièresetdesoffrandes,laprotectiondusaint,dontlamortremonteàl’année1610denotreère.

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reprocher d’avoir fait sombrer la vertu du moindremarabouth ; jamais elle ne soumit ses hanches aurythme mollement langoureux d’une musique pro-fane ; jamais, enfin, elle ne se fit un collier des bras d’unCroyant.Sesbaisers,aucontraire,n’étaientquepourlaterre;saceinturerestaittoujoursnouéeàtriplenoeud,etsesvoilesétaientfermésàdoubletour.Ellepassait son temps en prières, en génuflexions et en prosternationsàenavoirdescallositésauxgenoux.Maisqueluiimportaitàelle?ellen’avaitpointàlesmontrer.Sibienqu’un jour,on luidécernaà l’una-nimitéletitrede«Saleha,»lavertueuse,lapieuse.C’étaitjustementàlamêmeépoquequeBlidacom-mençaitàmériterl’épithètedeprostituée. Maiscequenoshistoriensfantaisistesontoubliédedire,etilfautpourtantbienqu’onlesache,c’estqueKoleïâan’avaitpasgrandmériteàrestervertueuse:elleétaitpetite,maltournée,malvêtue;elleétaitmai-gre,rechignée,acariâtre;deplus,ellesentaitmauvais;elle infectait l’odeur de sainteté musulmane. Tran-chonslemot,savertuluicoûtaitd’autantmoinscher,qu’ellen’étaitjamaissollicitée.TandisqueBlida,aucontraire,étaitgracieuse,séduisante,enivrante,faiteàravir,unpeugrasse,peut-être ;mais lesCroyantsl’aimaient surtoutcommecela.Nonchalammentca-ressantecommeunechatte,délicieusementélégantedans sa splendide robe verte émaillée de fleurs blanches etparseméedeboutonsd’or,répandantautourd’elledesuavesodeurs,lesMusulmansnepouvaientlavoir

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sansl’aimer,sansl’adoreràenperdrelaraison,sansluirabâchersurtouslestonsqu’elleétaitleParadisdelaterre,etc’estàcepointqu’elleavaitpris,dansleursprières,laplaceduDieuunique:lacréatureavaitsupplantéleCréateur.Aquilafaute?...Ellefutfaible,nousenconvenons;ellesuccomba,etfréquemmentmême;nousnecherchonspasàlenier;maisest-ceune raison suffisante pour lui jeter la pierre comme l’afaitl’envieuse,l’intoléranteKoleïàa?etl’histoiredeBlidan’est-ellepasunchapitredeplusàajouteràcelle des jolies filles qui ont mal tourné ? En définitive, si Koléa, qui, sous les Pachas, pré-tendaitêtreLaMekkedelaRégenced’Alger,sefaisaitappelerlaSaleha,lasainte,lavertueuse,parcequ’ellepossédaitlesrestesdeSidiAli-Mbarek,unsaintdontnousnecontestonspaslavaleurthaumaturgique,Bli-da,dececôté,neleluicédaitenrien,aucontraire;carlaréputationdesaintetédesonillustrefondateur,SidiAhmed-el-Kbir,estbienautrementcaractériséequecelledumarabouthdeKoléa,etsapuissancedanslesconseilsduDieuuniquelaissebienloinderrièreellecelledeSidiAli-Mbarek.D’ailleurs,toutporteàcroirequ’ilyalongtempsqueSidiEl-Kbirauraitfaitsentirlepoidsdesacolèreàsesenfants,lesBlidiens,sileurconduiteavaitétéaussirépréhensiblequevou-laientbienledirelesKoléïens.NousnenionspasqueBlida ait été détruite par un tremblement de terre ;maisilfautdirequeKoléa,malgrésavertu,partageaavecellecefunestesort.

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NousvenonsdevoirlaBlidaquenousontfaiteles savantset lespoètes. Il est inutiled’ajouterquenousauronscertainementbeaucoupàenrabattre—ilfautnousyattendre—danslecoursdecerécit. Mais,puisqueBlidanefutpasplusromainequeprostituée,qu’a-t-ellecloneété?Nousallonsessayerde le dire, bien qu’en raison de l’absence de docu-ments pouvant faire le jour dans cette longue nuitde trois siècles, qui commence en 1535 pour finir en 1830,notre tâchenesoitpasdesplus faciles.Nousferonsremarquertoutd’abord,pouréviterdelaisserdesdoutesdansl’espritdespersonnesquineseraientpas encore bien fixées sur les origines de Blida, et qui n’auraient point renoncé à cette opinion, si flatteuse pourelle,qu’elleadusangromaindans lesveines,que,ni lesgéographes arabesdumoyenâge,ni lesvoyageurs qui vinrent après eux, n’ont soufflé mot delaPetite-Villeauxorangers.Ceneseraitpeut-êtrepas,dèslors,delatéméritéd’inférerdecesilencequeBlidan’existaitpasde leur temps.Eneffet,etnousle savonsdéjà,Blidaaété fondéeen1535parSidiAhmed-el-Kbir,qui l’apeupléedeMores-Andalouschassés d’Espagne, lesquels Mores ont importé duroyaumedeValencia laculturedel’arbreauxfruitsd’orqui,bienplustard,—etcecalculn’entraitpro-bablementpasdansleursprévisions,—devaitfairelafortunedescolonsfrançais. Nousreconnaissonsqu’ilauraitétéprétentieuxetmal justifié d’intituler « Histoire de Blida»lerésultat

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desrecherchesquenousavonsfaitesausujetdupas-sédecettevillepourlapériodeantérieureàl’occu-pation française.D’abord,Blidan’apasd’histoire.Ilnefaudraitcependantpascroirepourcelaque,siellen’apasfaitparlerd’elle,c’estparcequ’elleaétéheureuse.Non, c’est tout simplementparcequ’ellen’apaseud’historiens.Ileûtétédommagepourtant,etsurtoutinjuste,enprésencedelacharmantevilled’aujourd’hui, de laisser croire à la jeune généra-tionquelesdescendantsdesMores-AndalousétaientpourquelquechosedanslacréationdecetÉdenquenous admirons tant aujourd’hui, et qui est presqueenentier,àpartsaforêtd’orangersetsavégétationséculaire,l’œuvredescolonsfrançais.Nousverronscequ’étaitlaPetite RosedeSidiAhmed-ben-Ioucefquand,en1839,nousnoussommesdécidésàl’occu-per,etnouspourrons,dèslors,établirlacomparaisonentrecequ’elleétaitàcetteépoqueetcequ’elleestdansleprésent. Notrebut,enécrivantcesRécits,adoncétéuni-quementdefairecettedémonstration,etde jeterunpeude jour sur le passéde laPetite-Ville, devenuegrande et belle aujourd’hui, de rectifier à son en-droitdeserreursqui,àforced’êtrerépétées,ontprisrangdevérités,etdegrouperenquelquespagesdesrenseignementsqu’onne trouvepasdans les livres,et qu’en l’absence de tous documents écrits, nousavonsdûdemanderàlatraditionenfaisant—ilya

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déjà longtemps de cela — appel à la mémoire desvieuxBlidiïn(1). A présent que nous sommes bien certains que«LaBlida»estd’originerelativementrécente,nousnereferonspasl’histoiredesafondation;nousnousbornerons à renvoyer le lecteur au chapitre XV de ce livre,danslequelnousavonsraconté,enfaisantlalé-gendedel’illustreSidiAhmed-el-Kbir,comment,parqui,avecquelséléments,etdansquellesconditionsBlidaavaitétéfondée. Nousrappelleronsseulementquelepérimètreduterrainque,malgréleurrépugnancepourdesgensqui,disaient-ils,avaientacceptél’âmada(lebaptême),lesOulad-SolthancédèrentàSidiAhmed-el-KbirpouryinstallerlesAndalous,pourraitêtrereprésentéparlaHaute-Blidaactuelle,avecunelimiteNordindiquéeparunelignequipartageraitlavilleendeuxparties,enpassantsouslequartierdelaCitadelle,etensui-vantlarueKour-Dour’li(2),jusqu’àsarencontreavecl’emplacement de l’ancienne mosquée de la ported’Alger(3).LesMorisquesavaientdès lorspourvoi-sins les gens de Hadjar-Sidi-Ali, petite fraction desOulad-Solthan qui habitait un hameau de onze gour-bis,situé,nousl’avonsditplushaut,surl’emplace-mentactuelduMarchéEuropéen._______________ (1)LesgensdeBlida,lesBlildiensindigènes. (2)RuedesCouloughlis. (3)Démolieen1857.

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Lelecteurn’apointoublié,sansdoute,que,lorsdela visite que fit, en l’année 1535, le Pacha Kheïr-ed-Din à SidiAhmed-el-Kbir, le saint marabouth avait réussiàl’intéresserausortdesAndalous,sesprotégés:illeslui avait montrés comme très dévoués à sa cause, quiétaitaussicellede l’Islam,etpleinsdehainepour lesChrétiens ; il lui avait rappelé, avec assez d’habileté, que c’étaitluiquiavaitrapatriéceuxpourlesquelsilsolli-citait saprotection; il les luimontrait réduitsà laplusextrêmemisère, logésdansdesgourbis, euxqui,dansleurAndalousie,étaienthabituésaubien-êtreetàlaviedans de bonnes habitations. Enfin, le saint avait terminé ensollicitantpoureuxl’aideetlesecoursduSultan. Kheïr-ed-Dinavait accordé tout cequedésiraitlesaintmarabouth,et,deplus,ilavaitdécidéqu’unemosquée, un four banal et une étuve seraient, sansretard, construits, à ses frais, sur les emplacementsque choisirait Sidi Ahmed. Il était difficile de faire les choses plus généreusement, plus magnifiquement; aussi,lesaintmarabouthétait-ilentièrementgagnéàlacauseduPacha. SidiAhmeds’étaitempressédefairejeterlesfon-dementsdelamosquée(1)aunordduvillagedegourbis_______________ (1)Cettemosquée,nousl’avonsditplushaut,quipritlenomde son fondateur,Sidi Ahmed-el-Kbir, était situéedansl’anglenord-ouestdelaplaced’Armes;lefourbanalsurl’emplacementduConseildeGuerre,etl’étuveàl’an-gledelaplaced’ArmesetdelarueBab-Es-Sebtactuelle.

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des Mores-Andalous, c’est-à-dire au sud de la de-cheradesgensdeHedjar-Sidi-Ali.Lefourbanalfutconstruitenfacedelaportedelamosquée,c’est-à-direàl’ouest;l’étuveétaitbâtiederrièreladjamâ,aucoindelarueBab-Es-Sebtd’aujourd’hui. Un an après la visite du Pacha, c’est-à-dire en1536(943del’hégire),laconstructiondelamosquée,du four banal et de l’étuve que lesAndlès tenaientde sa munificence, était complètement achevée, et ils pouvaient déjà recevoir dans ces établissements lanourrituredel’espritetcelleducorps;ilspouvaients’y purifier spirituellement et matériellement. Déjà l’on remarquait chez les Oulad-Solthan une tendance trèsprononcéeàserapprocherdesAndalous;grâceàl’interventionincessanteetauxconseilsdeSidiAh-med,leshainess’apaisaientvisiblement,ettoutfai-saitprévoirunepromptefusionentrelesArabesetlesMorisque.Lamosquée,lefourbanaletl’étuveétaientle terrain où se nouaient les relations. Enfin, il était fa-ciledeprévoirque,dansuntempsrelativementcourt,les deux populations n’en formeraient bientôt plusqu’uneseulesousunedénominationcommune.«El-Blida»—laPetite-Ville—seconstituait. Quelquesannéesplustard,leterritoiresurlequels’étaientétablislesAndalousétaitcomplètementtrans-formé:trèsexpertsdansl’artdesirrigations,ilsavaientétablidesavantesdérivationsdel’ouadEr-Roumman,dontlecours,àcetteépoque,traversaitl’emplacement

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surlequelaétébâtielavilleactuelle(1).LesMorisqueseurent promptement fait d’El-Blida une charmanteoasispleine,defraîcheuretd’enivrantesodeurs,sur-toutlorsqu’ilsyeurentimportédeValencialaculturedel’oranger,souvenirdelapatrieabsente,delapatrieperdue. BienqueSidiAhmed-el-Kbirnevécûtquecinqannéesaprèsl’installationdesAndaloussurleterritoi-redesOulad-Solthan,ilputcependantjouirdesonœu-vre,etmourirtranquillisésurlesortdesesprotégés.Ils’éteignit—nouslerépétons—parunedesseptnuitsde l’Immunité,celledans laquelle l’angede laMort,etlesangeschargésd’inscrirelesactionsdeshommesrenouvellentleurslivres;ilmourutdonc,laissantlàsessoixante-six ans, dans la quinzième nuit de châban de l’année947del’hégire(1540denotreère)(2). NousavonsditplushautqueSidiAhmedavaitlaissé trois fils : Sidi Abd-el-Aziz, que lui avait donné_______________ (1)Acetteépoque,l’ouadEr-Roumman(plustardouadSidi-Ahmed-el-Kbir)nelongeaitpas,commeaujourd’hui,lepiedde lamontagnedesBni-Salah.Endébouchantdela gorge, il coulait droit du Sud au Nord, en passant surlespointsoùfurentconstruitsdepuisleMagasinàpoudre,l’Arsenal, Église, la place d’Armes, la rue Bab-Es-Sebt,l’avenuedelaGare. (2)Nousavonsditplushautqu’onn’étaitpasd’accordsurladatedelamortdeSidiAhmed-el-Kbir.Tandisquelesuns fixent l’époque de son décès à l’an 988 de l’hégire, les autreslaplacentenl’an947.

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Hanna,etSidiBel-AbbasetSidiEl-Moubarek,pro-venantdesonunionavecBakhta. Il serait superflu de dire que les Andalous, qui lui devaienttout,furentinconsolablesdelapertedecethommedebien.Nousnerépéteronspasque,dèslelendemaindujouroùsoncorpsfutrenduàlaterre,ilss’étaientmisendevoird’éleversurletombeaudusaintunekoubba (chapelle) toutà faitdignede lui,monumentqu’ilstrouvaientrenversédèslematindujourquisuivitsonachèvement;nousnerappelleronspas qu’ils ne réussirent pas davantage une secondefois, pas plus, d’ailleurs, que les fils eux-mêmes du saint. LesAndalous en avaient d’abord éprouvé ungrand chagrin; mais ils se rassérénèrent bientôt, enpensant très judicieusement que, si le saint agissaitainsi,c’étaitprobablementpardégoûtdecegenredemonument.Ilyenavaiteudéjàdesexemples. A présent que nous sommes bien fixés sur les ori-ginesdeBlida,nousallonsracontertrèsbrièvementlesquelquesfaitshistoriquesdontellefutlethéâtre,depuis la mort de Sidi Ahmed-el-Kbir jusqu’à la fin delaguerredanslaMtidja.Noustermineronsparletremblementdeterrede1867.

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XXI

LespremierstempsdeBlida.—LesMores-Andalousyintroduisentlaculturedel’oranger,etleursystèmed’ir-rigations. — Causes premières de la prospérité de Blida.—LadescendancedeSidiAhmed-el-Kbir, et le dondesmiracles.—Fondationdel’Étatturksurlacôtealgérienne.—Baba-Aroudjetsapolitique.—Kheïr-ed-Din,lepremierPachaéludelaRégenced’Alger.—CréationdelaMiliceturke.—OrganisationduGouvernementdesPachas,etsonfonctionnement. — Ses circonscriptions politiques et ad-ministratives.—Organisationdes troisBeyliksdeTithri,d’Oran et de Constantine. — Le Makhzen. — Blida, ville deplaisancedesTurksetdesRaïs,oupirates.—L’outhandesBni-KheliletlaHamada,ouquartierdeBlida.—LesJuifs et les Mzabites. — Une nuit de trois siècles. — Tous les fléaux, les sauterelles, la famine, la peste et les trem-blementsdeterre,s’abattentsurBlida.—PhysionomiedeBlidaavantlaconquête.—LapatrouilleduMezouar.—Letremblementdeterrede1825,etladestructiondeBlida.

Nousavonsditplushautque,grâceauxconnais-

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sancesdesMores-Andalousenagriculture,etàleurhabiletéentravauxd’irrigations(1),lesexpulsésavaientpromptementtransformélesterrainsàpeuprèsincul-tesqu’àlaprièredeSidiAhmed-el-Kbir,leuravaientsigénéreusementcédéslesOulad-Solthan. D’importantesplantationsdenarankh(2)—sou-venir du royaume de Valencia — firent bientôt de ce coindeterrerocailleuxetcaillouteux,leplusbeauetleplusvastejardindelaRégenced’Alger.Auboutdequelquesannées,cetteculturedel’arbreauxfruitsd’ors’était considérablementétendue,et faisait à lavillenaissanteuneverte,brillanteetodoranteceinture. C’est, évidemment, aux dernières années du XVIe_______________ (1)Lestravauxd’irrigationsdontlesMoresontdotél’Espagne au moyen âge, leur avaient acquis une grandecélébritéencegenre.Noussavonsquec’estàunMoreex-pulséd’Espagneque lavilled’Alger,quin’avaitquedesciternes, dut ses premières fontaines : ce fut, en effet, SiMouça, qui, au moyen d’aqueducs habilement construits,amenaàAlgerleseauxdedifférentessources,etquidotacetteville,de1610à1614,souslepachalikdeKouça-Mos-thafa,denombreusesbouchesd’eau. (2)Ibn-Bathoutha,enparlantdel’oranger,emploielemotnarankh.C’estégalementceluidontseserventlesEs-pagnolspourdésignerl’oranger,naranjo.Cesavantvoya-geur arabe, mort à Fas (Marok) en 1377, avait parcourul’Espagnedanslesdernièresannéesdesavie. LesArabesdésignentl’orangesouslenomdetchina.L’orangerparait,eneffet,originairedel’Asieorientale,delaChineparticulièrement.

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sièclequ’ilconvientderattacher lepassageàBlidadu satirique auteur des « Dictons, » le célèbre SidiAhmed-ben-Ioucef-el-Meliani,qui,enthousiasméparlafraîcheuretlabeautédusite,seseraitécrié:«Ont’anommée«El-Blida,»—LaPetiteVille;—moi,jet’aiappelée«Ourida,»unepetiteRose.» LaPetiteVilleprospérasouslessoinsassidusdeseshabitants, lesquelsavaient importé,nous l’avonsdit,lesmeilleuresméthodesdecultureduroyaumedeValencia.LesPachas,sansdouteensouvenirdelapro-tectionque leuravaitpubliquementaccordéeKheïr-ed-Din, le véritable fondateur de la Régence d’Al-ger,lessoutenaientetlesencourageaient,àleurtour,ouvertement.NousajouteronsquelesdescendantsdeSidiAhmed-el-Kbir avaient acquis, avec la baraka,une position considérable autour d’eux, et que, parsuitedespieusesdotations,quileurétaientfaitesparlesserviteursreligieuxdeleursaintancêtre,ilsétaientdevenusleslégitimespossesseursdevastesterritoires,aussibiendanslamontagnequedanslaplaine,aussibien chez les Bni-Salah que chez les Bni-Khelil. Onn’yavaitpointoubliéquec’étaitàSidiEl-Kbir qu’on était redevable de la belle et abondantesourcequifertilisaitnonseulementlesrivesdel’ouadquiportaitsonnom,maisencoreunepartiedelaMti-dja,puisquelesaintmarabouthavaitbienvoulupar-tager généreusement, avec Sidi Medjebeur, son vé-nérécollègue,leseauxdel’ânseurdont,grâceàson

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intercessionauprèsduTout-Puissant,ilavaitpudoterlavalléedel’ouadEr-Roumman. Cesontlàdesfaveursdontonperdd’autantmoinslesouvenir,qu’ellessontd’originecéleste. Aureste,ainsiquenousl’avonsditplushaut,l’aînédelafamilledeSidiEl-Kbirjouissaittoujoursdudondesmiracles,etcetteprécieusefaculténecontribuaitpas peu à maintenir, voire même à augmenter l’influen-ceattachéeàladescendancedusaint,etcettepuissanceétaitd’autantplussolidementassise,qu’ellen’émanaitnidelavolonté,niducapricedeshommes. Nous avons vu, d’ailleurs, dans le chapitre XV de celivre,qu’iln’étaitpasprudentdemanquerderes-pectauxdescendantsdusaint,oud’oublierleségardsquileurétaientdus. Sans doute tous les Oulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir,tous les héritiers de la baraka ne se montrèrent pasdignes au même degré d’exercer le précieux donqu’avaientméritéàSidiAhmedsapiété,sasagesseetsesvertus;aussi,cettefaveurcélestesera-t-elleloindebriller toujoursdumêmeéclat parmi lesdescen-dants du saint ; elle aura des périodes d’occultationd’unecertainedurée,etqui,même,comprendrontplu-sieursgénérations:pareilsàdesastreserrantsquisemeuventdansdesorbesplusoumoinsallongés,leurpuissance thaumaturgique disparaîtra et cessera sonactionpendantdelonguesannées,pourreparaîtreplustard,etd’unemanièreintermittente,danslapersonnedequelquevertueuxdescendantdusaintmarabouth.

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Cequ’ilyadecertain,c’estqu’àdiversesrepri-ses,sinousencroyonslalégende,onavuledondesmiraclescesserbrusquementdesemanifesterdansladescendancedeSidiAhmed-el-Kbir;latradition,eneffet,ennouslaissantlalonguelistedesalignée,nenoustransmetquedeloinenloinquelquefaitattestantquecettepuissancesurnaturelle,quiestvirtuellementaffectéeauchefdelafamille,aitétéd’unefaçonbiensuiviel’apanagedesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir;cequi prouve bien qu’il ne suffit pas d’être le descen-dantd’ungrandsaintpourjouirduprécieuxdondefaire des miracles d’une certaine valeur, mais qu’ilfautencorejoindreàcettequalitélesvertusqu’exigeleTout-Puissantpoursedépartir,enfaveurd’unsim-plemortel,d’uneparcelledesonpouvoirdivin. Il faut convenir aussi que Sidi Ahmed-el-Kbiravaitpoussé l’exercicede lasainteté,de lapratiquedetouteslesvertusjusqu’àl’exagération,etqu’ilétaitdifficile à sa descendance de se faire remarquer après luidanscettedirection. Nous avons dit, dans le chapitre XV de cet ouvra-ge, que cen’est qu’aprèsunepériodededeux centcinquante ans, que ceprécieuxdondesmiracles seréveillait tout à coup d’une manière sérieuse chez l’un desdescendantsdusaint,SidiKouïder-el-Arouci,etseretrouvait dans la personne de son petit-fils, Sidi Ah-med-ben-Abd-el-Kader-el-Arouci.Depuislongtempsdéjà, tout au moins depuis l’occupation de Blida,en1839,nousn’avonsentendudirequelapuissance

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thaumaturgique de Sidi Ahmed-el-Kbir se fût affirmée de nouveau dans sa descendance. Il serait certaine-mentexcessifd’inférerdusilencedelatraditionàcesujetqu’iln’yeutpaseud’hommesvertueux,depuisSidi El-Arouci, parmi les Oulad-Sidi-El-Kbir; noussavonspositivement,aucontraire,qu’ils’enesttrou-véquelques-uns,et,entreautres,nouspourrionsciterSidiBel-Kacem-oulid-Sid-El-Aï,meuftideBlida,qui,en1836,lorsdupillagedesJuifsdelaville,exécutéparlesBni-SalahetlesBni-Meçaoud,réussit,parsoninfluence, à faire restituer aux victimes de cette razia unegrandepartiedesobjetsquileuravaientétévolés.Nousraconteronscettehonnêteopérationdenosmon-tagnardsquandnousenseronsarrivésàcettepériodedel’anarchiequesubitlapopulationblidiennede1830à1838,c’est-à-direavantnotreoccupationdelaville. Noushasarderons,pourexpliquercettecessationdudondesmiraclesdansladescendancedeSidiEl-Kbir,qu’ilsepourraitbienaussiquelafoimusulmanefûtdevenuemoinsintenseautourdeBlida.Dureste,aveclemauvaisexemplequedonnentauxindigèneslescivilisés,ilneseraitpasétonnantquelecultededuliefûtdécadentdanscecoindelaMtidja. Avantd’allerplusloin,disonsquelquesmotsdel’organisationdunouvelÉtatqu’avait fondérécem-ment(1515) lecélèbrecorsaire turkBaba(1)-Aroudj,aprèsavoir faitétranglerSelim-ben-Et-Teumi,Émir_______________ (1)Baba, qualification donnée aux Turks par les Arabes.

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d’Alger,quil’avaitappeléàsonsecourspourledé-barrasserdesEspagnols. Cette façon de faire une vacance, assez usitée autrefois,permettaitàBaba-Aroudjdesuccédertoutnaturellement au trop confiant ou trop naïf Émir algé-rien. Baba-AroudjinauguraitlerègnedesPachas,les-quelsnedevaientdisparaîtrequ’en1830,aprèsavoirterrorisélachrétienté,enécumantlesmers,pendantplusdetroiscentsans. CetteméthodeemployéeparBaba-Aroudjpoursedonneruntrôneluiayantréussiunepremièrefois,ilcherchaàenuserdenouveau,etvoicidansquel-les circonstances. A l’instigation du fils de sa victime, l’ÉmirSelim,etdeAbou-Hammou,roideTlemsen,les Espagnols tentent une entreprise surAlger : ilsdébarquent entre l’ouad El-Khenis et l’embouchurede l’ouad El-Harrach : ils sont battus, et leur flotte estdisperséeparlatempête.Avecl’aidedeMeçâoud,neveudeAbou-Hammou,Baba-Aroudjs’emparedeTlemsen;ilendonnelaroyautéàsoncomplice;puis,ilseravise,lefaittuer,etprendsaplace. MaislesEspagnolsmarchentsurTlemsen,oùBaba-Aroudjnelesattendpas;ilprendlafuite,aucontraire.Malheureusementpourlui,ilestrejointettué,etcelamalgréqu’ilaitusédustratagèmed’Hippomène,danssalutteavecAtalante,enfaisantsemerderrièrelui,as-sure-t-on,nonpasdespommesd’or,maisdebonsécus

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sonnants pour arrêter l’ennemi, qui s’était mis à sapoursuite. Kheïr-ed-Din,sonfrère,luisuccèdeen1518:ilestéluchefsouverain;maisilalesoin,l’excellentpo-litiquequ’ilest,defairelégitimeroulégalisersonélec-tionparSelimIer,quilenommePachad’Alger.Kheïr-ed-Dindevenaitdonclevéritablefondateurd’unÉtatqui,d’ailleurs,netardaitpasàdevenirindépendant. CetÉtatétaitunesortede républiquemilitaire,dontlechefétaitnomméàl’élection. Cetteélectiondevaitêtrefaiteparlediouan(di-van),Conseilquiétaitcomposédesoixanteboulouk-bachi(capitainesdescompagniesdelaMiliceturke),etdesgrandsfonctionnairesdel’État. LaMilice,donttouslesMembrespouvaientpré-tendreauxplushautesdignités,sansenexceptercelledePacha,serecrutaitprincipalementàConstantinopleet à Smyrne. Les Turks, les Kouloughlis (fils de Turks etde femmesalgériennes)et lesChrétiens renégatspouvaientyêtreadmis:lesMores,lesArabesetlesKabils en étaient rigoureusement exclus. LesTurksseulspouvaientparvenirauxgradessupérieurs. Les soldats de la garde du Pacha, tous Turks,étaientdésignéssousl’appellationd’Inkchaïrya(Ja-nissaires). LessoldatsdelaMiliceprenaientletitred’Ioul-dach. LeservicedelaMilicesedivisait,parannée,en

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servicedenouba(1)oudegarnison,etenservicedeme-halla(2)oud’expédition.Latroisièmeannée,àmoinsde circonstances extraordinaires, était réservée aukhezour(3),ouaurepos.Cettepositionétaitunesortededisponibilité. La Milice turke, seule force sur laquelle le Gou-vernement algérien — étranger lui-même sur la côted’Afrique—pûtcompterpoursemaintenir,étaitdési-gnéesouslenomgénériqued’Oudjak(4),etsesubdivisaitencompagnies,nomméeségalementoudjakouorta. LePacha,inscritentêteduregistredelaMilice,touchaitlapaiedesimpleiouldach. LaMilice turkenesecomposaitquedefantas-sins. La khiïala, ou cavalerie, était placée, à Alger,souslecommandementdel’Ar’a(agha),et,danslesprovinces,souslesordresdesBeys.ElleserecrutaitparmilesArabes. On désignait, en général, sous le nom collectif deMakhzen,touslescavaliersemployésdirectementetd’unemanièrepermanenteauserviceduGouvernement._______________ (1)Nouba,tourderôle,tourdeservice. (2)Mehalla,corpsoucolonneexpéditionnaire,arméeencampagne. (3)Khezour,positiondereposoudedisponibilité.LesoldatdelaMilicedanscettepositionétaitappelékhezourdji. (4)Oudjak signifie proprement âtre, foyer.C’estainsiqu’ondésignaitlescompagniesdelaMilice.CemotétaitégalementemployédanslesensdeGouvernement.

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LesKaïds(chefsdetribus)étaienttenusdemar-cher avec les contingents de leurs cantons toutes lesfoisqu’ilsenrecevaientl’ordre.Leslevéesqu’ilsame-naientservaientsansindemnité,etàleursfrais,pendantunnombredejoursdéterminé,àl’expirationdesquelsellesseretiraient,s’iln’étaitpourvuàleursbesoins. L’Ar’a, l’un des principaux fonctionnaires del’État, commandait, en campagne, la Milice turke,ainsiquetouteslestroupesduMakhzen,ouduGou-vernement.Ilavait,danssondépartement,lesaffai-resdesOuthen (districts)de laPlaine.Sonautorités’étendaitsur laprovinced’Alger toutentière,maispasaudelà.LesKaïdsétaientplacéssoussesordres.IldisposaitdetouteslesMilicesirrégulières,Spahis,Abid,etc.,pourpercevoirlesimpôtsetmaintenirlespopulationsdansl’obéissance. LeKhaznadji,espècedeMinistredesFinances,administraitlaMiliceturkeàl’intérieur.Maissonac-tion s’exerçait principalement sur lesArabes, qu’ilsoumettaitàunejuridictionprévôtaledespluspromp-tesetdesplusrigoureuses. Laprovinced’Alger,laseuledontnousayonsànousoccuper,s’étendaitdel’Estàl’Ouest,depuisleDjerdjeraoccidentaljusqu’auterritoiredeTenès. Elle comptait cinq villes et onze districts ou outhen. Lesvillesétaient:Alger,Blida,Koléa,ChercheletDellès(Dellys).

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Les onze Outhenétaientlessuivants: 1°Bni-Khelil; 2°Bni-Mouça; 3°Icer; 4°Sebaou; 5°Bni-Djâd; 6°Bni-Khelifa; 7° Hamza ; 8°Es-Sebt; 9°Arib; 10°Bni-Menacer; 11°El-Fahs,oubanlieued’Alger. L’Outhan(quartieroucanton)étaitformédeplu-sieurs tribus qui, elles-mêmes, se subdivisaient endouars(réuniondeplusieurstentes). Toutes lesaffairesde laPlaine,avons-nousdit,étaientduressortdel’Ar’a,qui,pourlesplusimpor-tantes,prenaitlesordresduPacha.Ilneparaissaitce-pendantquetrèsrarementdevantleSouverain,qu’or-dinairement,ilneconsultaitqueparl’entremised’unfonctionnaireappeléTeurdjman ed-Dar el-Imara(In-terprète du Gouvernement). Celui-ci, intermédiairehabituelentreleChefdel’ÉtatetleshautsFonction-naires,portaitleursdemandesauPacha,etleurtrans-mettaitsesréponses: Les principaux chefs de la Plaine, sous l’Ar’a,étaient: LesKaïds; LesKadhys.

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LesKaïdsétaientchargésdel’administrationetdesaffairespolitiques. LesaffairesjudiciairesétaientduressortdesKadhys. Ilyavait,danschaqueouthan,unKadhypourlajusticecivile.La justicecriminelleétaitadministréeparl’Ar’aetparlesKaïds. L’Ar’a seul avait le droit d’infliger la peine de mort.Pourtant,leKaïddel’Outhand’Es-Sebtl’aéga-lementexercéplusieursfois. Au-dessousdesKaïds,venaientlesChioukh,quiétaientnommésparunouplusieursDouars. La police de la tribu leur était confiée. Ils en commandaientleshommesarmés(contingents)sousl’autoritédesKaïds. EntreleKaïdetleCheikh,venaitseplacer,gé-néralement, un autre fonctionnaire appelé Cheikh ech-Chioukh,CheikhdesCheikhs.CeCheikhsupé-rieurétaitnomméparl’Ar’a;maiscelui-ciavaitdüconsulterpréalablementlesChioukhdel’Outhan,etenréférerensuiteauPacha. IlenétaitdemêmepourlesfonctionsdeKaïd:l’Ar’a désignait les candidats ; mais le Pacha seulpouvaitdonnerl’investiture. Dans la nomination des Kadhys, l’Ar’a devaitprendrel’avisduKadhyd’AlgeretdesesOulamasurles capacitéset lamoralitédescandidat: l’approba-tion du Pacha consacrait la nomination définitive. AchaqueKaïdétaitattachéunKhelifa(lieutenant):c’était un Sous-Délégué exerçant, en cas d’absence

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oudemaladieduKaïd,touteslesfonctionsattribuéesàcelui-ci. L’usage des cadeaux ou présents faits par l’in-férieur au supérieur était général, et celadepuis lesplushumblesemploisjusqu’auxplushautesdignités.Nousajouteronsquec’étaittoujoursl’importancedesdonsquidéterminaitlanominationdusolliciteur. Lesprovinces(Baïlik)quidépendaientdelaRé-genced’Algerétaientaunombredetrois:Constan-tineàl’Est,Oranàl’Ouest,etleTithriauSud. CesprovincesétaientadministréespardesBaïat(1),Gouverneurs,nomméspar lePacha,etrévocablesàvolonté. Cesfonctionnairesrecevaientunedélégationfortlargedelapuissancesouveraine,etilsenusaientavecassez de liberté. Ils commandaient lesmilices régulièreset irré-gulièresde laprovince,et répondaientdurecouvre-mentdesimpôts.Chaqueannée,ilsenenvoyaientlemontantàAlger.Commeiln’existaitaucunmoyendecontrôle,cesversementssefaisaientparabonnementsaumomentdel’entréeencharge. Adesépoquesdéterminées,cesBeysétaientte-nusd’apporterledenouch(impôt)enpersonne,etderendre compte de leur administration. Nous ajoute-ronsquelesBeysnefaisaientpasvolontierscevoyage_______________ (1)Baiat,plurieldeBaï,dontnousavonsfaitlesmotsBeyetBeylik,administrationougouvernementd’unBey,

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auchef-lieudelaRégence,enraisondecequ’iln’étaitpas toujours sansdanger.Eneffet, leBeynesavaitjamaisquel serait l’accueilque lui ferait le chefduGouvernement, lequel n’avait, ordinairement, pourrèglequesonseulcaprice. ChaqueBaïlikavaituneorganisationanalogueàcelledelaprovinced’Alger. L’administrationdesvillesétaitmodeléesurcel-ledelacapitaledelaRégence:lepremiermagistrat,celuiquiy représentait l’autoritécentrale,portait letitredeHakem,ougouverneur. Nous ajouterons que, si le Pacha finissait, à la longue,paravoirraisondelaracearabe,saufpour-tantdestribustropvoisinesdudésert,ilfaisaitplusdifficilement reconnaître son autorité par les Kabils ou montagnards,qui,retranchésdansleursmontagnes,yétaientabsolumentindépendants,etnepayaientaucuntribut.Aussi,lasouverainetéduPachad’AlgersurcesKabils demeura-t-elle toujours purement nominale.Du reste, leGouvernement turkne sehasardaitpasvolontiers dans les hautes régions qu’ils habitaient,cequi faitqu’onn’exigeaitd’euxquecequ’ilspa-raissaientdisposésàfaireouàdonner.Cependant,ilsétaientastreintsàcertainsdroitsquandilsvoulaientécoulerleursproduitssurlesmarchésdelaplaine. L’effectifdestroupescomposantlaMilicerégu-lièrea toujoursétérelativementfaible,enraisondel’étenduedupays,etdesnombreusespopulationsquelesPachasavaientàmaintenirsousleurdomination.

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Ainsi,en1830,aumomentdelaconquête,ceteffectifentroupesrégulièresétaitde: Turks............................................8,000 Kouloughlis..................................7,000 Total.............................15,000 hommeset, pendant les trois sièclesde leur domination, cesforcesn’ontjamaisétédépassées.Ilestvrai,commenousl’avonsditplushaut,quelesTurks,quin’avaientpas de cavalerie, s’étaient vus dans l’obligation deconstituer des forces auxiliaires par le concours decertaines tribusarabes,qu’ilsavaientconstituéesencorpsdeMakhzen,oudeGouvernement.Cestribusàcheval,auxquelleslesTurksaccordaientd’importantsprivilèges,etqu’ilsavaientétabliessurd’excellentsterresqu’oncultivaitpoureux,setenaientd’unema-nièrepermanenteàladispositiondel’autoritéturke,pour les coups de main ou razias qu’elle pouvait avoir àleurordonner. LesgarnisonsdeBlidaetdeKoléaétaienthabi-tuellementcomposéesde490Kouloughlis,quialter-naiententreeuxdanschacunedecesplaces. Nousferonsremarquerque,silecorpsdelaMiliceétaitferméauxindigènes,Mores,Arabes,ouKabils,laMarine,encompensation,leuroffraitdesressour-cestrèsappréciables,etdeschancesd’arriversinonàdehautessituations,toutaumoinsàlafortune;carlacourse,quelespiratesalgérienspratiquèrent,pen-danttroissiècles,àlahontedesnationsmaritimes,et

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avecunbonheurinsolent,permettaitàcessacripantsdemenerbonneetjoyeusevie,etdeseretirer,plustard, avec une honnête aisance, soit dans leur paysd’originequandilsn’appartenaientpasàlacatégoriedes renégats, soit sous les frais ombrages du Saheld’Alger,oudelaforêtd’orangersdeBlida. Baba-Raïs-Mohammed, un vieil officier indigène du1erdeTirailleursAlgériens,quiavaiteul’honneurde combattre sous les ordres du célèbre Raïs(1) Ha-midou, d’origine habile, lequel commandait la flotte algérienneen1815,netarissaitpasderegretssurcestempsfortunés,oùleBahar-e1-Metoussoth(2)apparte-naittoutentierauxBahria(3)algériens. Telleétaitl’organisationquelePachaKheïr-ed-Dinavaitdonnéeàl’ÉtatdontilavaitétélepremierChef souverain, organisation qui s’est maintenueàpeuprès intactependant troissiècles,etquenousavonsretrouvéequand,en1830,nousavonssuccédéauPachaHoçaïn-ben-Hacen. Nous ajouterons, pour terminer ce qui a trait àl’organisationdontnousnousoccupons,quelesTurksétaientseulspropriétairesdusol,etqu’ilsenaccordai-entlajouissancetemporairecommeuneferme,c’est-à-diremoyennantl’impôt. Laperceptiondel’impôtsefaisait,aumomentdes_______________ (1)Raïs,commandantdenavire. (2)LaMermoyenne,laMéditerranée. (3)El-Bahria,lesgensdemer.

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moissons,pardescampsvolantsdesoldatsdelaMi-licedelaforcede2à300hommes.L’étatdeguerreétant permanent entre le Gouvernement turk et lestribus, il fallait toujoursque lademandedesdiversimpôts fut appuyée d’arguments irrésistibles com-meceux,parexemple,quepouvaientfairevaloirlesTurks et le Makhzen. Les Arabes savaient par expé-riencequeleursmaîtresnesepiquaientpointdegé-nérosité, et que ce n’était, d’ailleurs, que par puretolérancequ’ilsleurlaissaientladispositiondeleurstêtes. Nous allons nous occuper à présent de la divi-sionadministrativedel’OuthandesBni-Khelil,danslequelétaientcomprisleterritoiredeBlidaetlequar-tierdeBou-Farik.Cequartiersesubdivisaitlui-mêmeentroiscantons:El-Outha,oulaplaineproprementdite,El-Merdjïa,lesmarécages,et El-Hamada(1),lesterrainsélevésetcaillouteux. El-Hamadaétaitlaplusbellepartiedel’Outhandes Bni-Khelil : ce canton se déroulait au pied desmontagnes. Le sol, ainsi que l’indique son nom, enestbeaucoupplusélevéqueceuxd’El-Outhaetd’El-Merdjïa.SesprincipauxcentresdepopulationétaientGuerouaou,Halouya,etlaZaouyadeSidi-El-Habchi. C’estégalementdanscetOuthanqu’étaitsituéelavilledeBlida;maisellen’enfaisaitpartiequegéo-_______________ (1)El-Hamada.Ondésigneainsiunterrainélevé,sec,quidemandebeaucoupd’eau.

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graphiquement;sonadministration,ainsiquenousleverronsplusloin,étaittoutàfaitdistinctedecelledesBni-Khelil. LesmontagnesdecetOuthanétaienthabitées,del’Estàl’Ouest,parlestribuskabilesdesBni-Misra,desBni-Salah,etdesBni-Meçâoud. Danslaplaine,l’Outhand’Es-SebtcomprenaitlesHadjouth,etlestroisgroupesdesOulad-Hamidan,desBni-AllaletdesZenakhra,lesquelssontoriginairesduSahra.Cestroispetitestribusétaientuniesintimementavec lesHadjouth ;elles formaient,avecceux-ci, lapopulationlaplusbelliqueusedelaprovinced’Alger. Dureste,onatoujoursconfonducesquatretribusdecavalierssouslenomdelaplusimportanted’entreelles,celledesHadjouth,auxquelsvenaientsejoin-dre fréquemment lescoupeursde routesde toute laprovinceduTithri.Cene sontpoint,d’ailleurs,desinconnuspournous;carnousavonseufréquemment,de1830à1842,l’occasiondelesvoiràl’œuvreaucoursdecesRécits. LavilledeBlidaétaitdoncàlamainde1’Ar’a,quil’administraitdirectementparl’intermédiaireduHakem,ougouverneur. AuprèsdecettepopulationdeBlida,Mores-An-dalousetOulad-Solthan,vinrentpeuàpeusegrouperdes Juifs et des Mzabites, ces premiers représentants, cesmonopoleursbientôtde tout le commercede laRégenced’Alger. Bienquesoumisàtouteslesvexationspossibles,

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àtouslesmépris,àtoutesleshumiliations,àtouslesoutrages,àtouteslesinjustices,lesJuifsn’enpersis-taientpasmoins,etavecuncourageetunepatiencedignesd’unmeilleursort,àdemeureraumilieud’unepopulation brutale, cruelle, sanguinaire, et cela parl’appât de quelques douros qui leur étaient presquepériodiquementvolés,c’est-à-diredèsquelesTurksoulesMoressoupçonnaientqu’ilsenavaientencaissésuffisamment pour valoir la peine de les en dépouiller. Touslesprétextesétaientbonspourdrainercesmal-heureuxdecequ’ilsavaientamassé,souventpénible-ment, par le trafic ou le négoce. Ilestvraidedirequ’ilssevengeaientlargementquandilsentrouvaientl’occasion,c’est-à-direquandlesTurks et les corsaires avaient besoin d’eux, soitpour écouler le produit de leurs razias ou de la pirate-rie,soitquandilsavaientàcontracterdesemprunts,ouàseprocurerdesobjetsdeluxe,desétoffesprécieu-ses,destapis,desbijoux,etc.;danslepremiercas,ilstraitaientaveclesemprunteursàdestauxdontonn’apasl’idée;maisiln’yavaitpasdemalàcelaaveclesTurks;danslesecondcas,cesdignesenfantsd’Israël,quiétaientchangeurs,orfèvres,batteursdemonnaie,etquiportaientdéjàjusqu’ausublimel’artdusurfaire,faisaientrendregorgeàleurclientèletantqu’ilslepou-vaient. Aucun trafic, aucun négoce ne leur était étran-ger,etilsauraient,dansleurgéniecommercial,fonduet vendu le veau d’or s’ils avaient trouvé acheteur.

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Ajoutons à tous ces talents de trafiquants le don des langues,qu’ilsontemprunté,dans le temps,à leurscompatriotes les apôtres du Christ, et que, jusqu’àprésent,ilsontoubliédeleurrestituer. Oncomprendfacilementque,danslesconditionsoùsetrouvaientplacéscesmalheureuxHébreuxvis-à-vis des Turks, voire même des Arabes du Makhzen, situation qui a duré trois longs siècles, les Juifs nefussentpasd’uneprobitéabsolumentimmaculée:ilsn’enavaientvraimentpaslesmoyens. LesJuifsdeBlidaavaientunmokaddem,quiétaitnomméparleHakem. Quant aux Mzabites, ces schismatiques de l’Ouad-Mzab, ils monopolisaient certaines professions. On prétend que, sous le pachalik de Mohammed-ben-Otsman-Khodja,ilsseconduisirentavecunetelleva-leur,lorsdel’expéditiond’O’ReillycontreAlgeren1775, et qu’au nombre de 800, ils repoussèrent lesEspagnolsavectantd’énergie,quelePacha,pourlesenrécompenser,leuraccordalaconcessionexclusivedesbains,desboucheriesetdesmoulinsd’Alger. Ilsajoutèrentsuccessivementàceslucratifsmono-poleslesprofessionsd’entrepreneursdecharroisoudebourricotiers,degargotiers,defruitiers,demarchandsde charbon, enfin, de négociants en tous genres. Depuislaconquête,quelques-unsdecesanémiquescommerçantsontentreprisdefairelabanque.Ilsontem-piétéainsisurungenredecommerce,celuidel’argent,

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quiparaissaitêtrebienplutôtdanslesaptitudesetlesgoûtsdesenfantsd’Israëlquedanslesleurs. MaisrevenonsàBlida.Sousl’impulsionintelli-gentedesAndalous, laPetiteVilleprospéra rapide-ment ; elle était devenue, enpeude temps, l’entre-pôtducommerceduTithrietduSudaveclacapitaledelaRégence,etlesvillesdulittoraldelaprovinced’Alger.Puis, lorsque fut créée sa forêtd’orangers,lesTurkset lesRaïsquis’étaientenrichissoitdansles razias sur les tribus arabes, soit dans la course sur les vaisseaux des Chrétiens, firent de Blida leur ville deplaisance.C’étaitégalementsouslesfraisombra-ges,souslesorangersdelaPetiteVillequelesTurksdelaMilice—ceuxquinevoulaientpasselivreraucommerce—venaientpasserleurannéedekhezour(disponibilité),et lesgensdemerdépenser lesgrasproduitsdelacourse.Uncertainnombredecessa-cripants s’y retirèrent définitivement, et y bâtirent des bradj(1)danslesjardins. Danscesconditions,Blidaétaitpromptementde-venueunevilledeplaisirsetdefêtes;l’amoursen-suel,brutal,grossier,yeutsestemplesetsesautels,etlesfonctionsdeMezouarn’yfurentplusdésormaisunesinécure.Aussi,qu’arriva-t-il?Blidafut traitéedekahba,deprostituée.Onlacompara,commenousl’avonsditplushaut,àEl-Koleïâ(Koléa),qui,nepos-sédantpaslesmêmescharmesquesavoisine,—etelle_______________ (1)Maisonsdecampagne.

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enséchaitdejalousie,—n’attiraitnilesKracen(1),nilesTurksdelaMilice,etqui,sanslemoindreeffortdevertu,avaitréussi,parsesintriguesetsescalom-nies,àgagnerletitredela pure,del’immaculée. Et à force d’être répétés, ces mauvais propos fi-nirentparprendrerangdevérités,etcefutàcepointquelessaintsmarabouthss’enmêlèrent,—ilsavaienthorreurdesTurks,—etvinrent,àplusieursreprises,àl’exempledesprophètesqueleDieud’Israëlenvoyaitautrefoisàsonpeuplepourluidonnersesavertisse-ments,reprochersaconduiteà1’Ourida,—laPetiteRose,—etlamenacerdelacolèreduTout-Puissant.Nousverronsplusloinquecesmenacesnefurentpastoujoursvainesetsanseffet. Apartirdujouroùcesselalégende,laquelleestl’histoiredespeuplesquin’écriventpas,nousnesa-vonsplusriendeBlida:nousentronsdansunesortedenuitobscure,semée,commel’EnferduDante,detou-tes les plaies, de tous les fléaux que subissent, sans en chercherleremède,lespeuplesinéclairés,indifférentsourésignés.C’estainsiqu’àpartirdelamortdeSidiAhmed-el-Kbir, en1540, jusqu’à la conquêted’Al-ger,en1830,nousperdonslatracedesfaitsquiontdûseproduiredanscetEdendesAndalous.L’obscuritésefait,etdureprèsdetroissiècles,etnousnecomp-tons plus guère les années que par les fléaux — plaies_______________ (1) Kracen, pluriel de Korsan, dont nous avons faitcorsaire.

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d’Égypte—quis’abattentsurcettemalheureuseBli-daavecuneintensitéetunecontinuitédesplusopi-niâtres. Ces fléaux suivaient invariablement la marche suivante : invasion duTell par les criquets-pèlerinsailésenmarsouavril,premiersravagesdescéréalessurpiedetdetouteverdure,pontedecesacridiens;ils meurent en empoisonnant de leurs cadavres lessourcesetlescoursd’eau;puis,quelquesjoursaprès,éclosionsnouvelles, dévastationbienplus complètequeparlescriquetsailés,etcelajusqu’àcequ’ilsarri-ventàl’étatd’insectesparfaitsetqu’ilsprennentleursailes.Quelquesjoursaprèscettequatrièmeetdernièremétamorphose,lescriquetsessaientleurvoletretour-nentdansleSud,leurpaysd’origine. Cettefois,toutyapassé;ilssesontattaquésàtout, et les champs, les cultures ont été rasés aussicourtquepossible.Le résultatdecette invasionesttoujourslafamine,letyphus,oulapeste,etlapopu-lationplusquedécimée. Etl’onjugeradecequecedevaitêtreparcequenousavonsvudansl’année1867-1868,—âam ech-cheurr,—l’annéedelafamine,delamisère,commedisentlesArabes,surtoutquandnousauronsditquelesIndigènesnesedéfendaientpascontrelessauterel-les;c’était,d’ailleurs,au-dessusdeleursmoyens,etpuis,illeurestinterditdetuerquelqueinsectequecesoit,quelqueêtrevivantquilesaattaqués,—ende-horsdel’homme,bienentendu,—avantdeluiavoir

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fait les trois sommations. Tout à fait comme chez nous. Onracontequ’unjour,Omar-ben-Ibn-El-Khath-thab,deuxièmekhalifeetcousindeMahomet,ayanttrouvéunscorpionsurletapisquiluiservaitdecou-che,etnesereconnaissantpasledroitdedétruireunêtre animé, s’en alla demander conseil au Prophètepoursavoirdequellefaçonildevaitsecomporteravecunanimalaussipeugêné.LeProphète,—quiétaittrèsbon,—luirépondit:«Somme-lededéguerpiràtroisreprisesetàdesjoursdifférents.S’ilpersiste,aprèscela,àpartagertacouche,mets-leàmortimpi-toyablement. On comprend qu’avec de pareils scrupules de lapartdesIndigènes,lesacridiens-pèlerinsaientjamaiseugrand’choseàredouterdelaméchancetédeshommes. Avec les sauterelles et la peste, Blida fut fré-quemmenttourmentéeparlestremblementsdeterre,et,plusd’unefois,ainsiquenousallonsledémontrer,sapopulationfutréduiteàallercamperdanssesjar-dins.Nousvoyonsque,siBlidan’apasd’histoire,cen’estpasprécisément,nouslerépétons,parcequ’el-lefuttoujoursheureuse.Non,elleeutàcompter,aucontraire, avec tous les fléaux particuliers aux pays orientaux.C’estàpeuprès,dureste,toutcequ’ellearetenudesonpassé. Eneffet,depuislapestede1556,quiduraquatreans,etquituatroisPachasàAlger,cellede1561,quien vit succomber un autre, celle de 1572, qui dura

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troisans,cellede1601,de1620,qu’onaappeléelagrandepeste,cellede1647,quiaravagéAlgeretBlidapendantdeuxans,cellesde1675etde1691(1),cellede1698à1700,quiaenlevé24,000personnesàAlger,àBlidaetdanslaMtidja,et45,000danstoutelaRé-gence.Puis,lespestesde1724,1731et1749;cellede1787,quitue17,000personnestantàAlgerquedansla plaine jusqu’à Blida ; enfin, la peste de 1815, celle de1817à1818,quidépeupleAlgeretBlida. Laplupartdecespestes,nouslerépétons,furentprécédéesd’une invasiondesauterelles,notammentcellesde1556,1572,1620,1647,1698,1724,1749,1787, 1815 et 1817. Cette dernière peste dura troisans. Dans les premiers temps, elle enleva, à Blida,jusqu’à70personnesparjour. En1825,aprèsletremblementdeterre,uneépidé-miedetyphuséclataàBlida,et,pendantlesvingt-deuxjoursqu’elledura,laville,quivenaitdeperdrelamoi-tiédesapopulation,voyaitencoresuccomberlamoitiédecellequiavaitsurvécuàcetépouvantabledésastre. Quantauxtremblementsdeterre,lesplusdésas-treuxontétéceuxde1601,de1716,lequelduradu3février à la fin de juin ; celui de 1760, que les annales blidiennesrapportentainsi:«Dansunenuitdechoual,aprèsminuit,enjuin1173del’hégire,lamajeurepartiedelavilledeBlidaestrenverséeparuntremblement_______________ (1)Lapeste(le1691futextrêmementviolente.CetteannéefutditeduBou-Rourou,duhibou.

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deterre.Unautre,du24dumoisdesafar1184(juin1770),vintdenouveauébranlerlavillejusquesdanssesfondements. Nousparleronsplusloindeceluideredjeb1240(mars1825),quidétruisitBlidapresqueenentier. Nous ajouterons que ces phénomènes géologi-quesétaientpresque toujours suivisd’incendiesquiachevaient l’œuvre de ce terrifiant fléau(1). Blida n’est plus, on le voit, cette ville enchan-teressequenousontfaitelespoëtesetleshistoriensfantaisistes. MaisTurks et pirates avaient tellementl’habitude de vivre avec ces fléaux, et ils sentaient tel-lement, d’ailleurs, le besoin de profiter et de jouir vite de la vie, qu’en raison de leur existence périlleuse,aventureuse, les forbans surtout nepouvaient guèresupposer éternelle, qu’ils s’étourdissaient avec unesortederagedanslesplaisirsquituentleplussûre-mentceuxquis’yadonnentsansréserve:nousvou-lonsparlerdelafemmeetdujeu.Dansdepareillesconditions,laPetiteRosedeSidiAhmed-ben-Ioucefavaitpromptementperdusescharmes,etlavillepro-prementdite,toutjeunequ’elleétait,avaitprisbientôttouslessignes,touslesstigmates,touteslesmarquesdelavieillesseetdeladécrépitudeprématurées._______________ (1)Ilestàremarquer,parladispositionsurlesoldesruines de la plupart des établissements romains dans lesMauritanies,qu’ilsontétérenverséspardestremblementsde terre,etque l’incendieest toujoursvenucomplétercefléau géologique.

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Sansdoute,sacampagne,sesjardinsd’orangersavaientconservétouteleurfraîcheur,touteleurdéli-cieuse verdure; mais c’étaient des fleurs recouvrant un cadavre en putréfaction. Chacun des fléaux passant surlaville,pesteoutremblementdeterre,ylaissaitsagriffe;etcettedécompositiondontnousparlonsde-vait fairedesprogrèsd’autantplus rapides,quesesmalheureux habitants ne réparaient pas les dégâtsproduitsparlesconvulsionsdelaterre;cen’étaitpaslapeine,etpuis,sansdoute,Dieunelevoulaitpas,puisque c’était lui qui envoyait ces fléaux. Aussi, tou-temaisontombée,effondrée,écroulée,neserelevaitplus.D’ailleurs,pourrebâtir,ileûtfalludéblayer,ett’eûtétépartroppénibleetbientroplong. D’un autre côté, les mœurs de la Petite Rosen’avaientrienàenvieràsonétatmatériel:corpsetâmesevalaient.Aussi,cettesituationdoublementla-mentable avait-elle fini par lasser, par irriter le Dieu unique,qui,nouslerépétons,luiavaitenvoyé,àplu-sieursreprises,sesavertissementsparsesprophètes;maisellen’enavaittenuaucuncompte;desortequ’ilarrivaunjourcequidevaitinfailliblementarriver:àboutdepatience,leMaîtredesMondessedécidaàlapunirdesesdéportements,maislechâtimentfutter-rible,etsilesFrançais—complémentduchâtiment—n’avaientpointentreprislaconquête,delaRégen-ced’Alger,c’enétaitfaitdeBlidaàtoutjamais. Puisquel’histoireetlalégendesebornentexac-

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tement à rappeler les fléaux qui, depuis sa fondation jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, s’abatti-rentsurBlida,c’estque,probablement,lesannalesdelaPetiteVillen’eurentàenregistrer,pendantcettelon-guepériode,aucunfaitvalantlapeined’êtreretenu.Nous feronsdonccomme l’histoire,c’est-à-direquenouslaisseronsdansleurobscuritélesdeuxsièclesdemisèreetderuinesdontnousavonsparléplushaut. Du reste,après laconnaissancedesoriginesdeBlida, le véritable intérêt historique ne commencepournousquequelquesannéesavantlaconquête,etcelaparcequenousavonspuinterrogernous-mêmelestémoinsoculairesdesgrandsfaitsquisesontpro-duitsautourdecetteville,voiremêmelesacteursquiont joué les rôles principaux dans ces drames san-glants et terribles qui ont marqué, dans le pays, la fin du XVIIIe siècle, et la première moitié du XIXe. Notre récit passera, dès lors, du domaine de lalégendedansceluidel’histoirecontemporaine. NousavonsditplushautqueBlida,avecsesfraisombrages,saplantureusevégétation,etlabeautédesesjardins,étaitdevenuepromptementlavilledeplaisancedesTurks,etdesforbansenrichisparlapiraterie. Plustard,cefutencoreBlidaquechoisirentlesPachas pour servir de lieu d’internement aux beysd’Oran, et fonctionnaires influents dont ils avaient à seplaindre,oudontilssoupçonnaientouredoutaientlesmenéescontreleurpouvoir.Laproximitéd’Alger

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permettaitauxPachasdelesfairesurveillerd’unema-nière plus efficace, et de les avoir constamment sous leur œil jaloux ou méfiant. Ils étaient d’ailleurs payés pour ne point s’endormir dans une fausse ou trom-peusesécurité.Eneffet,iln’estquepeudePachasoudebeysquimoururentdemortnaturellependantlestroissièclesqueduraladominationturke. C’estainsique,parmicesinternésouexilésàBli-da, nous comptons Otsman-ben-Mohammed, vingt-septièmebeyd’Oran:mécontentdequelquesmesuresprisesàsonégardparlePachaMosthafa-ben-Ibrahim,ilsedisposaitàseretirerenÉgypteavecsesrichesses.Prévenudesesintentions,Mosthafa-Pachalemandaauprèsdelui,ledestitua,etl’internaàBlida,oùilserenditavectoutesafamille.Cecisepassaiten1802(1216).Rentréengrâce,deuxansplustard,auprèsduPacha,ilétaitenvoyéàConstantineenqualitédebeydecetteprovince. Mosthafa-El-Manzali lui succédait dans le Baïlik d’Oranen1802 ;mais ilétaitdéposéen1805(1219),poursonmanqued’énergie,sonincapacité,etpours’êtrefaitbattreparlesbandesd’Abd-el-kader-ben-Ech-Che-rifetdeMohammedben-El-Ahrech-el-Derkaouï. Ilfutremplacéen1805(1219)parMohammed-ben-Mohammed-El-Mekelleuch (le difforme), frèredubeyOtsman-ben-Mohammed,quiavaitéténom-mébeydeConstantineétantinternéàBlida.Lorsdeladisgrâced’Otsman,El-Mekel-leuchl’avaitsuiviau

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aulieudesoninternement,oùilavaitcontinuéderé-sideraprèsledépartdesonfrèrepourprendreposses-sion du Baïlik de l’Est. Mosthafa-Pacha le fit appeler àAlger,etluidit:«Jetenommebeyd’unBaïlikàreconquérirpresqueenentier.»Ilacceptacettelour-de tâche,et ilparvint,aprèsavoirbattu les rebellesd’Abd-el-Kader-ben-Ech-CherifetMohammed-ben-El-Ahrech, à pacifier la province d’Oran. Malheureusement,iltombadansladébaucheetdanstouslesexcès;etlepachaAhmed-ben-Ali,quiavait succédé à Mosthafa-Pacha, le fit étrangler, en 1807(1221),aprèsqu’onluieutappliquésurlatêteunecalottedeferrougieaufeu. SonfrèreOtsman,lebeydeConstantine,n’avaitpasétéplusheureux:ilavaitpéri,avectouslesTurks,dansuncombatqu’ilavaitlivré,en1803(1218),surl’ouedEz-Zehour, à Mohammed-ben-El-Ahrech-El-Derkaouï, quiétaitvenuassiégerConstantine,etqu’ilavaitpour-suivi jusque chez les kabils de l’ouad El-Kebir. Nous trouvons dans « la Revue africaine » de1874(18eannée)undocument(1)d’ungrandintérêt,quiaétécommuniquéàM.l’InterprèteprincipalFé-raud,quil’atraduit,parnotreamisiregretté,Josephd’Houdetot,lequelétaitunfanatiquedesAnnalesal-gériennes, surtout de celles qui se rapportaient à lapériodedeladominationturke.______________ (1)Letitredecedocumentestlesuivant:«Éphémé-rides d’un Secrétaire officiel sous la domination turke, à Alger, de 1775 à 1805.»

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Or,commeplusieursdesfaitsrapportésparleSe-crétaire officiel se sont passés à Blida, nous n’avons eugarded’oublierdelesmentionnerici;l’histoiredeBlida n’est point si riche que nous fassions fi de tout cequinousparaitprésenterquelqueintérêtpournoslecteurs. Nousnenousoccuperons,bienentendu,quedecequiatraitàl’histoirequenousécrivons.Noussui-vronsl’ordredesfaitsquiaétéadoptéparleSecré-taireduBeydeTithri Ibrahim-El-Boursali, l’auteurdesÉphéméridesdontnousparlons. «Hoceïn-Pachaaordonnél’arrestationdeSiHa-cen, bey de Tithri, dans la nuit de mardi, 3 choual1215(mardi,17février1801). L’arrestationaétéopéréeparSidEl-Hadj-Kouïder-ben-Sahnoun, kaïd desArabes, dans la matinée de,mercredi,enprésenceduHakemdeMédéa.Onluiamisleschaînesetlesanneauxauxmembres.SiMo-hammed-le-Canonnieraéténommébeyàsaplace. Enmêmetemps,onaarrêtéSiMohammed-ben-Es-Snouci,secrétairedubeyHacen,ainsiqueleKaïded-Daretlebarbier. Le21,onarelâchél’ex-beyHacendelaprisondeMédéa;maisonl’aconduitàBlida,oùilaétéen-fermédenouveaudanslecaféattenantàlasalledecommandement(1)._______________ (1)Ils’agiticiduCaféduHakem,quiexisteencoreaujourd’huidanslarueduGrand-Café,ainsiquel’anciennesalledecommandementquiestàgauchedeceCafé.

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On a trouvé chez lui 30,000 dinars(1),qu’El-Hadj-KouïderaapportésauPacha,ainsiquedesesclaveschrétiens,desnègresetdesarmes.Maintenuàlapri-son de Blida, il a fini par avouer qu’il avait encore 60,000 dinars déposés à Alger chez le Juif Douas, et 21,000 dinars chez divers de ses administrés. On a trouvéentotalité102,000solthani(2). Danslamaisondesonbeau-frère,Mohammed-Khoudja, on a trouvé 1,500 solthani, un paquet depierresprécieuses,desvêtementsd’unevaleurde800solthani,etuncoffretappartenantàsafemme. Aprèscela,onl’afaitsortirdeprisondanslanuitdevendredi25dechoual1215(11mars1801).Onluialaissélejardin,lehaouch,ettouteslespropriétésqu’ilpossèdeàBlida. Ladisetteetlachertédesvivressontextrêmes.C’estaupointquelesaâ(3)deblésevend,àBlida,auprixde7dinarsd’or;ilenestdemêmeàMédéa.AAlger,_______________ (1)Ledinarétaitunemonnaiedeconvention.Danslesanciens contrats, lorsque son taux n’est pas spécifié, il a la valeurd’unepiastred’Espagne,c’est-à-dire5fr.40cent. (2)Lesolhtani deheb,solthanid’or,étaitunemonnaied’Alger,dontletauxavarié,suivantlesépoques,de6à12francs. Lesolthani bou-medfâaeulavaleurdelapiastreforted’Espagne,5fr.50cent.environ. (3)Lesaâestunemesurepourlescéréales,qui,àAl-ger,valaittroisdoublesdécalitres;celuidudehors,5;dansl’OuestetàConstantine,ilenvalait8.

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lebléestà4solthani,etl’orgeà3(1209-1794). Danslamatinéededimanche,22dedjoumadel-ououel, lanouvelleestarrivéeàBlidaqueMostha-fa-ben-Sliman, surnommé El-Ouznadji, qui avait été nomméBeydelaprovincedel’Esten1212(1797),avaitétéarrêtéàConstantineparl’entremisedukha-lifaBen-El-Abiadh.EnmêmetempsqueleBey,onafaitarrêteraussiElHadj-Hamida-ben-El-Fekhar,sonsecrétaire.Lamaison(1)queleBeypossédaitàBlidaaétémisesouslesscellés(1212-1797). Onaarrêtéaussil’ancienHakemdeBlida,Bra-him-ben-El-Hadj-Mahmoud. Dansl’après-midi,onaapprisuneautrenouvel-le:c’estquelamaisondeBlidadususditBrahimetcelle de sa mère, la dame Aziza, étaient également mises sous les scellés. Celle-ci s’est enfuie dans lesanctuairedeSidiAhmed-el-Kbir(2).Quandonavou-lu la bâtonner, elle a dit : « Ne me frappez pas; je vous montrerai où sont cachées les richesses de mon fils. LeHakemdeBlidaaconsenti,etelleadéclaréque,dans lamaisondeSidiMohammed-ben-Si-Brahim-ben-Adoul, treize caisses étaient cachées. Cescaissescontenaientdesrichessesinimagina-bles, tellesque troiscoffres remplisdebijouxetde_______________ (1)CettemaisonestcelleditedeYahia-Ar’a,laquelleestsituéesurlarouteetà150mètresàgauchedelaported’Alger,enfaceduchemindeDalmatie.Nousauronsl’oc-casiond’enreparlerplusloin. (2)L’anciennemosquéedelaplaced’Armes,

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pierres précieuses, quinze sacs d’objets de grand prix, six aiguières d’argent, quatre yathaghans de mêmemétal. On a arrêté Ben-Adoul ; mais on n’a trouvé chez luiautrechosequecequiesténuméréci-dessus;dèslors,onl’arelâché. UnnomméBen-Atik,deBlida,estensuitevenutrouverleHakemdecetteville,etluiadéclaréqu’ilavait loué, depuis trois ans, une chambre à El-Ouz-nadji(1);maisqu’ilignoraitcequ’ellerenfermait.LeHakemet lescheikhsdeBlida se sont toutaussitôttransportésàl’endroitdénoncé; ilsontouvertcettechambre,etyonttrouvésixcaissesetquatrepaniers.Enapprenantlanouvelledécouvertequivenaitd’êtrefaite, la dame Aziza a prévenu le Halcem que ces cais-sescontenaientdesrichessesqu’ungrandmonarquemêmenepossédaitpas.Danslespaniers,onatrouvé,eneffet,desplateauxenor,desaiguièresenor,etdessupportsdetassesàcafédemêmemétal. Chez un autre individu, forgeron de son métier, onatrouvéaussiunecaisse. Lechaouchdel’Agha,SidEl-Hadi,parordreduPacha,aapportétouteslesrichessesci-dessusmen-tionnéesaupalaisduSouverain. LanouvelleestarrivéeannonçantqueleHakem,munidedraines,s’étaitrendudanslamaisonduma-_______________ (l) Mosthafa-El-Ouznadji, le Bey de Constantine dont nousavonsfaitconnaîtreplushautl’arrestation.

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rabouthoùs’étaitretiréelafemmedeBrahim-ben-El-Hadj-Mahmoud.Quandils’estdisposéàl’enchaîner,elle lui a dit: « Laissez-moi tranquille encore trois jours.»Letroisièmejour,eneffet,elleadonnéuncof-fretpleindejoyaux.Elleestrestéedanslamaisondumarabouth jusqu’à la nuit du 28. Son fils a été mis en libertéàcemoment.LeHakemaeulagracieusetédeluilaisserdeuxfusilsmontésdecapucinesd’argent. La maison qu’El-Ouznadji possède à Blida a été dévalisée.Onenaretirétouslesvêtementsd’hommeoudefemmequis’ytrouvaient,lestapisetunefouled’effetsquela languesefatigueraitàénuméreretàspécifier. On y a trouvé une caisse contenant six gi-lets de femme d’un travail splendide; ces gilets re-couvraient un tas de petite monnaie; au-dessous delamonnaieétaientdesmahboub(1);puis,au-dessousencore,desdouros.ToutcelaaétéenvoyéaupalaisduPacha. La dame Aziza, femme de Mahmoud, a été relâ-chéedelamaisondumarabouthlecinquièmejourdumoisdedjoumadatania.Onluialaissécentdinars. Danslasoiréedelundi,13deredjeb,onareçuàBlidalanouvellequ’El-Hadj-Hamida-ben-EI-Hadj-El-Arbi-ben-El-Fekhar, secrétaire d’El-Ouznadji-Bey, a été crucifié contre le mur d’enceinte de Constantine le 4dumêmemois.Avantcesupplice,onl’adéshabillé,_______________ (1)Lemahboub(pièced’or)valaitàpeuprès5francsdenotremonnaie.

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etonluiapasséunechemisedecotonnadepourcouvrirsanudité.Satêteaétécouvertedetripesetdeboyauxde charogne, et, dans cet état repoussant et hideux,onl’apromenéenlongetenlargedanslesruesdelaville.Lorsqu’ildemandaitàboire,onluiprésentaitdel’eau;mais,enl’approchantdeseslèvres,onlaluiretiraitaussitôtsanslelaisserboire.Lecrieurpublicle précédait en criant : «Voilà le châtiment réservéàceuxquifomententdesintriguescontreleSouve-rain.»Desenfantslesuivaientparderrièreencriant:« Regardez le corrupteur des enfants ! » Quand on l’a appliqué contre le mur pour le crucifier, le kaïd de la Kasba l’aempêchéde faire sadernièreprièreetdetournerlatêteversLaMekke. Précédemment,lesOulamaquil’avaientappro-chés’enétaientéloignésàcausedesonimpiété.Quantauxenfants,illesavaitattirésàluipardedoucespa-rolesetdesgracieusetés,etlesavaitensuitecorrom-pusparsesvicescontrenature. Durantsaviedefonctionnaire,iln’avaitjamaisété sensible aux plaintes qu’on lui adressait ; il nesoutenaitpasnonpluslesdroitsdel’opprimé.EtantvenuàunecertaineépoqueàAlgerpourleversementde l’impôt triennal dit denouch, Sidi Ben-El-Arbi,fils du saint El-Hadj-Mohammed-ben-Djâadoun, alla le voir à Haouch-El-Bey, afin d’obtenir quelque of-frande pour le marabouth Sidi Abd-er-Rahman-Et-Tâalbi(queDieunousfasseparticiperàsesgrâces!);iln’éprouvaqu’unrefusimpolidelapartdel’impie

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Hamida.Lequêteurs’enalla,fortmécontent,trouverleBey,qui,lui,donnasonoffrande. Hamidaasubilechâtimentdesesfautes.Onl’aenterrédansuntasdefumier,sanslaversoncorps,etsansl’enveloppermêmed’unlinceul.QueDieunouspréserve d’une si triste fin ! Lelundi,7dumoisderedjeb(25décembre1797),Mosthafa-Bey-El-Ouznadji a été étranglé. Le lende-main,onaordonnéàsafamilleetàtouslessiensdes’enalleroùladestinéelesconduirait.OnaapportédeConstantinetoutcequ’ilpossédait,argent,armes,chevaux. C’est son successeur, Ingliz-Bey, qui a été chargéd’expédiertoutcelaànotreseigneurlePachaSidi-Hoceïn, — que Dieu le fortifie ! Vers la fin de redjeb, est arrivée la nouvelle que le HakemdeBlidaavaitarrêtélekaïdHacen.Celui-ci,par l’intermédiairedeHatchi-Ali, a fait remettreeucadeauauHakem:100dinars,deuxtapisdeTurquieetunyathaghanenor.Ouaenvoyéégalementàunpersonnagedel’entourageduPachalasommede300dinarsetdestapisornésdedorures.Alors,leHakem,gagnéparcescadeaux,aécritauPachaenfaveurdukaïdHacen,qu’il avait arrêté lui-même, et celui-ci,sursesinstances,aétérelâché. Danslanuitdemardi,14dumois,lafemmed’El-Ouznadji-Bey est arrivée à Blida. J’ai transcrit ces notes afin de ne pas laisser tom-ber dans l’oubli les événements qui précèdent. —1212(1797).

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On a trouvé chez E1-Hadj-Hamida, à Blida :4,000mahboub,3,000réaux,

Unsacd’argentdeTunis,de 5,000réaux,Chez le Kaïd Ed-Dar 6,000réaux, Appartenant

àHamidaChez Bel-Abbas. 3,000réaux,Chez Salah 200réaux, Delamaisonqu’ilpossédaitàMédéa,onarap-portédesbernous,haïks,tapis,étoffesdesoie,eten-viron400,000mahboub(pièced’or),quiontétéver-sésaupalaisduSouverain. Lebach-saïs(chefdespalefreniers)Ould-Amer,s’était déjà fait payer par lui une amende de 1,000réaux.Deplus,quatrebeauxmulets;—deuxbellesjuments;—deuxgrandsbeauxfusils;—deuxbeauxpistolets;—vingttaureaux;—70tellisdeblés;—600saâd’orge;—deseffetsetdesvêtementsvenusdeTunis. Mohammed-Chaouch, beau-frère de El-Ouzna-dji,apayéuneamendede...3.000réaux. Enoutre: Dinarsetvaleursdeseffetsdecorpsetautres..........................................2.000réaux. Desmeubles. LekaïdEl-Begueurluiaprisaussi.........................................................2.000réaux. Enfin, 500 mahboub qu’il avait envoyés à Blida pourl’acquisitiond’unemaison. Le9dechâban1215(1800),SidOtsman,avec

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sesfemmesetsesenfants,estarrivéàBlida,ets’estinstallédanslejardindeBen-Debbah.SidMosthafa-Khaznadji a eu la générosité de lui donner des vivres pournourrirsafamille.QueDieuluitiennecomptedesabonneaction!» Ces quelques Éphémérides suffiront pour nous donneruneidéedesmœursadministrativesougou-vernementalessousladominationturke.Nousvoyonsque les Pachas avaient recours à une méthode desplus simples pour refaire leurs finances. Ils avaient un système de drainage absolument infaillible pourdétourner à leur profit le courant de la fortune publi-que.Noussommespeudisposésàplaindreleursvic-times,lesbeys,lesquelsenfaisaientautantàl’égarddesfonctionnairesinférieursdeleursprovinces;car,ilfallaitbienqu’ilslesmangeassentàfondpouren-caisser,etensipeudetemps,destrésorsdel’impor-tance de ceux que nous avons énumérés plus haut.Ilfallaitaussiqu’àleurtour,lessous-ordrespussentimpunémentpressurerleursmalheureuxadministrés,etfairemonteràlasurfacedusoll’orqu’ilsenfouis-saientavectantdesoin.LeGouvernementturkétait,duhautenbas,etàtouslesdegrésdelahiérarchie,l’extorsionetlaspéculationorganisées. Nousavonsdéjàditunmotdelaconditiond’exis-tencequiétaitfaiteauxJuifsdanscestempsdepillageincessant,deviolencessanscesserenouvelées.Noussupposonsquelesvieillardsquiontvécuàcesépo-ques d’exactions officielles, et qui ont dû en garder le

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souvenir, ne doivent pas les regretter outre mesurequandilslescomparentauxtempsactuels,oùilsjouis-sent,àl’ombredenotredrapeau,d’uneentièresécu-rité, laquelleleurpermetdes’enrichirsansredouterquelessoldatsdelaMiliceturkeviennentlesrançon-ner, les piller, violer leurs femmes et leurs filles, et leurfaireendurermilletorturespourleurarracherlesecretdel’enfouissementdeleurstrésors. L’auteurdesÉphémérides raconte,àcepropos,la conspiration de Ouali-Khoudja contre Mosthafa-Pacha,évènementquisepassaitle9dedjoumadel-ououel1216(18septembre1801): lekaïddeBou-R’ni, l’un des conjurés, voyant la partie perdue, etOuali-Khoudjaexpirant,criaitauxjanissairesqui lecombattaient:«Jevousaccorderaihuitpartsdepaie,dupainblanc,et,pendanthuitjours,ledroit de sac-cager les Juifs.» « Un autre jour, raconte le Secrétaire officiel, c’étaitdanslajournéeduvendredi7derabiâets-tsa-ni,lesjanissairessesontameutéscontrel’ennemideDieu,leJuifBou-Djenah,etl’ontmassacré. Lelendemainsamedi,ilyaeuémeutecontrelesJuifs:onenatué107,etonenablesséplusde80.CeluiquiatuéBou-DjenahestunjanissairedunomdeYahïa. Ceci se passait sous le gouvernement de Mos-thafa-Pacha,en1220del’hégire(1805).» Ces massacres de Juifs étaient assez fréquents, à Algersurtout.Nousauronsl’occasionderaconterplus

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loinunfaitdecegenre,quis’estpasséàBlidaen1836. LesJuifsalgériensontconservélesouvenir,inef-façable,d’ailleurs,decessortesdemiseshorslaloi,quelesArabesdésignentparl’expressionEl-Fiï(1),scè-nesaffreusesdanslesquellescesmalheureuxenfantsdupeupledeDieuétaientvouésàtouteslestorturesquepeutsuggéreràunepopulationivredehaine,deluxureetd’avidité,lacupiditélaplusinsatiableetlapluseffrénée. Mais,avantd’allerplusloin,nousvoulonsdon-ner,toutd’abord,uneidéede,laphysionomieetdesmœurs de l’Ourida de SidiAhmed-ben-Ioucef versl’an1820denotreère.Nousnepouvonsmieuxfaire,pournousinstruire,quedenousjoindreàlapatrouilleduMezouar(2),patrouilledepolicedontnousvoyonspoindre,aumilieudel’obscuritédelanuit,lesinis-trelumignon,pareil,danssamodestelanterne,àl’œilrougeternedelapolicedetouslespays._______________ (1)Fiï signifie pillage, pillerie.Vientduverbefiïa,qui,àla2eforme,alesensdefaire main basse, piller, dépouiller. (2)LeMezouardeBlidaétaitnomméparl’Ar’ad’Al-ger : il était le percepteur de certaines contributions oudroits,ceux,entreautres,dusparlesmarchandsdegrainsou d’huile sur les marchés, et ceux sur les filles publiques. LeMezouarenvoyait,touslesdeuxmois,50solthani(300francs)àl’Ar’a. Cefonctionnaire,appeléaussiKaïd el-Lil (KaïddelaNuit),étaitchargé,souslesordresduHakem,particulière-mentpendantlanuit,delapolicedelaville.Ilavaitsous

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C’estparticulièrementdanslequartierdesHeuour el-Aïn(1) que l’honorable Sidi Ahmed-ben-Amar, lechefvénérédelapoliceduHaremdeBlida,al’habi-tudededirigersesredoutablespatrouilles,lesquellessontlaterreurdesméchantsetdesOulad el-Haram,lesEnfantsduPéché. Il semble, eneffet, avoiruneprédilectionmarquée,malgrélesdangersquepeuvent_______________sesordresdeshareus(agents).Ilétaitégalementchargédelasurveillance des filles publiques, de leur inscription sur un re-gistrespécial,etdurecouvrementdel’impôtdontellesétaientfrappées.Ilversait,touslesdeuxmois,auTrésor,c’est-à-direàlacaisseduKhaznadji(espècedeMinistredesFinances),leproduitdecetimpôt,surlequelilavaituneremisequiconsti-tuaitsesappointements. IlavaitégalementlasurveillancedelaprisonduHakem,et de l’exécution des peines corporelles infligées par les divers fonctionnairesquiavaientledroitdelesordonner.Labaston-nadeétaitappliquéesoitdevantlaHakoumaparunchaouch,soitailleursparsesagentsparticuliers. Les criminels étaient menés au supplice par les agentsduMezouar,lequelétaitprécédéd’unberrah(crieurpublic),qui faisait connaître àhautevoix lenomdu coupable, et lecrimequ’ilallaitexpier.L’emploideMezouar était assez ho-norédansleprincipe;maisilétaittombéendéconsidérationdepuisquelasurveillancedesfemmesdemauvaisevieétaitentréedanslesattributionsdecefonctionnaire. LeKaïd ez-Zebel,leKaïddesImmondices,ouInspecteurdubalayage,étaitplacésoussesordres. (1)Heuour el-Aïn,lesHouris.Leplurielheuour,quandil s’applique aux yeux, signifie beaux, grands et d’un noir pro-fond.Cesontceuxdessoixante-dixbienheureusesquisontàladispositiondechacundesÉlusdansleParadisdeMahomet.

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présenter ses expéditions dans une zone où les hasards de la guerre peuvent le mettre inopinément en pré-sencedequelqueRaïsenripaille,d’unIouldach(Mi-licien) en khezour (disponibilité), voire même d’unsimpleMekhazni(1)entravaild’amour. Maisqu’importeàSidAhmed?Ilneconnaîtquesondevoir,etrienquesondevoir.Ilad’ailleursen-tendudire,parunesclavechrétien,queleguetavaitétécréétoutexprèspourêtrebattu. LequartierBokâa(2),oùvapénétreraudacieuse-mentleMezouarSidAhmed,était,àcetteépoque,etdepuislongtempsdéjà,unesuccursaledelaDjenna(leParadis);lesCroyantspouvaientyprendreunavant-goûtdesplaisirsréservésauxÉlusdel’autrecôtédelavie.Onnetrouvaitpaslà,sansdoute,desspécimensdeheuour el-âïn(houris)aussiparfaitsqueceuxpromisparleLivre;onnepouvaitpasexiger,parexemple,que«lesfemmesyfussentéternellementjeunes,queleurregardfûtextrêmementmodeste;onnepouvaitmêmepassongeràlesdemanderimmaculéesetd’unecréationspéciale.»Mais,àpartcesdétailsdemince_______________ (1)Ilétaitparfaitementadmisqu’unhommeduMakh-zen — cavalier du Gouvernement — pouvait, sans inconvé-nient,rosserunKaïdarabe,à fortiori,unKaïd el-Lil. (2)LequartierBokâa, dontnous avons fait le quar-tierBécourt,étaitlaportiondel’ancienneBlidarenferméeaujourd’huientrel’Hôpitalmilitaire,larueNeuvejusqu’àBabEr-Rahba,et les rempartsde laville.Cequartierestencorehabitéparungrandnombred’indigènes.

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intérêt,lesheuourduquartierBokâaréunissaienttou-teslesautresconditionsduprogrammecéleste.Ain-si,ellesavaient,généralement,degrandsyeuxnoirsqu’ellesallongeaientencoreaumoyendukeuhoul(1);ellespouvaient,grâceàl’âsli(2),rendreleurteintsem-blableàceluidesœufsd’autruchecachésavecsoindanslesable,etriennes’opposait,sic’étaitdugoûtdesCroyants,àcequ’ellesressemblassentausenbel(hyacinthe)etaumeurdjan(corail),genredebeautépar lequel le Prophète — que le salut soit sur lui !—metl’eauàlabouchedesessensuelssectaires. IlfautdirepourtantquelesMoumenin(Croyants)netrouvaientpasexclusivementquedesdélicesauprèsdesheuourduBokâa,etque,tropsouvent,desregretsamers,cuisants,poignants,venaientbrutalementleurrappeler,enlescontraignantdeserepliersureux-mê-mes,que,danscemonde,quineparaîtêtre,dureste,quelaparodie,lagrossièrecontrefaçondel’autre,iln’estpointdeplaisirsparfaits. Ilestnuit;lesdernièreslueursducrépusculedusoir s’éteignentdans l’occident, et lesmoued-denin_______________ (1)Lekeuhoulestunepréparationdesulfured’anti-moine,qu’oncomplèteparlacombinaison,enpartieséga-les,dusulfatedecuivre,del’aluncalciné,ducarbonatedecuivre et de quelques clous de girofle. On réduit le tout à l’état de fine poussière, et on y joint du noir de fumée com-mematièrecolorante. (2)L’âsli,teintedonnantauvisagelanuancedumiel.

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des quatre grandes mosquées de Blida appellent deleursvoixglapissantesàlaprièredel’eucha(1).Lavilleestdéjàdansl’obscurité.Quelquesfnarat(lanternes)(2)traversent rapidement les rues comme des étoiles qui fi-lent.Lesbruitsdujoursetaisentetfontplaceauxbruitsdelanuit.Toutestmystèredanscesruellestortueusesetsombres.Lesenfantssontrentrésdepuislongtempsdéjà;cariln’estaucunemèrequiignorecesparolesdu Livre : « Lorsque le soleil se couche, cachez vos en-fants,parcequ’àcemoment,lesdémonsserépandentsur la terre.»LesJuifssaïr’in (bijoutiers)ontferméleursboutiquesavecdeszkareum (sortedeverrous),assujettispardesrmamen (gros cadenas) aussi diffici-lesàforcerquelamaind’unusurieroud’unavare. Chacunachoisisonnidpourlanuit:lesétran-gersreposerontsurlapailledesfnadeuk(fondouks)ousurlesnattesdescafés;lesdraoucha(derouïches),danslapremièremaisonquiseseratrouvéesurleurpassage au moment où la fatigue et le sommeil lesaurontgagnés;quelques-unsontdonnélapréférenceàunfourbanal,àcausedeladoucechaleurdontonyjouit,etdel’appétissanteodeurdepainfraisqu’onyrespire.Quantauxvagabonds,ilssesonttoutsimple-mentroulésdansleslambeauxdeleursbernous,et,en_______________ (1)L’eucha,uneheureetdemieaprès lecoucherdusoleil. (2) Tout individu sortant la nuit devait être porteurd’unelanterne.

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vertudeceprincipequelaterreestàtous,ilssesontétendusdetoutleurlonglàoùilsontjugéàproposdeposerletermedeleurjournéeactive.Blidaappartientdèslorsauxamoureux,auxvoleursetauxchiens. Lavilleaprisunsingulieraspect:lesmaisons,pareillesàdestombeauxmurés,nelaissentéchapperau dehors, par les fissures, les ais disjoints des por-tes, aucun filet de lumière indiquant qu’elles renfer-mentdesvivants;desombresglissentà tâtonsdanslesméandresdelacitéendormie;elless’arrêtentpar-fois,semblentécouter,ettâtonnentdenouveau. Pourtant,dans lequartierBokâa.,quelques-unesdesportesdecesmuetteshabitationsparaissents’ouvrirdiscrètement,serefermer,puisserouvrirencoreavecla nonchalante et prudente lenteur de l’huître qui, lematin, s’éveilleenbâillant.Achaque instant,unedecesombreserrantesestaspirée,avaléecommel’aétéleprophèteDjounis(Jonas)—quelesalutsoitsurlui!—parunmammifèrecétacé.Espéronsquelesombresdisparuesjouirontdelamêmefaveurquecesainthom-me,etqu’ellesserontrejetéesdehorssainesetsauves. Unelumière,quiapparaîtsubitementauboutdelaruedesSebâa-Louyat(1),vientjeterlaperturbation_______________ (1)LaruedesSebâa-Louyat(desSept-Détours)étaitcellequenousappelonsencoreaujourd’huirueLouvet.Ellevenaits’appuyersurlarueEs-Souïka(duPetit-Ruisseau),etseprolongeaitencrémaillère,ainsiquel’indiquesonnom,dansladirectiondeBabEr-Rahba.

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parmilesombres;elless’enfuientdanstouteslesdi-rections,enseheurtantauxmurscommeunevoléedechauves-sourisqu’auraitsurpriseslesoleil.Pourquoiceteffroi?Attendons;cegroupequis’avancelente-ment précédéd’une lanternenous endonnera, sansdoute,l’explication. A lagravedignitéde samarche, à sabruyanteconversation, à ses respectables kzazel (gourdins-mas-sues),àsonfnar(lanterne),quineparaîtpasvouloirseposerenrivaldel’astredujour,nousavonsbientôtreconnulapoliceduHakem(1):ellen’aqu’uneseuleambition,celledesurprendreunebonnefois,lamaindans lesac, leskheuththafin (filous), les ashab ech-cheurr(malfaiteurs),qui,malgrésavigilance,déso-lentlavilleavecuneimpudence,quiadéjàfaitdireàd’infâmescalomniateursdépouillés,qu’ellepourraitbienavoirdes fondsplacésdans l’entreprisedecesgourmandsdubiend’autrui. Pourdonnerundémentisolennelàtouscesbruits,leMezouar,ensaqualitédeKaïd et-Lil,avoulusemettrelui-mêmeàlatêtedeseshareus(agents),dansl’espoir que cette démonstration ne manquerait pasd’intimiderlesmalfaiteurs,etderassurerlapopula-tionblidienne.Cethabile fonctionnairede lapolicen’avait pas tardé à reconnaître, avec le flair particulier à cette institution, que les filous se réfugiaient volon-_______________ (1)LeHakem,nousl’avonsdit,étaitlecommandant,legouverneur,lechefdelaville.

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tiers chez les heuourduquartierBokâa,aveclesquel-les ils partageaient les bénéfices de leurs opérations nocturnes. Si le Mezouar eût eu la moindre notion de mythologiepaïenne,cedétailluieûtparutoutnatu-rel;ileûtsuqueMercure,ledieudesindustriels,qu’ilpoursuitavectantd’acharnement,futtendrementaimédeVénus, ladéessedesheuour.Maisnousnepou-vons pas, raisonnablement, demander à un Mezouar desconnaissancesquidépassentlesexigencesdesonhonorable profession; d’ailleurs, lui parler d’autresdieuxqueduDieuunique,lerendraitcapabledeprê-cherledjahad(guerresainte).Soyonsprudents! Le Mezouar de Blida est un personnage considé-rable;lacomplexitéetl’importancedesesfonctionsleplacent sur l’échelleducommandementàunde-gré seulement au-dessous du Hakem. Le Mezouar le sait, et il en est fier. Cependant, son bonheur n’est pas complet;car,quoiqu’ilendise,iln’apaslamoindregouttedesangturkdanslesveines(1).Ilabeaurépé-ter chaque jour à ses hareus que sa chaste et dignemère—Dieuluifassemiséricorde!—aénormémentconnu l’enkchaïri(2) (janissaire) Mahmoud pendant_______________ (1)Touslesemploisimportants,nouslesavons,étaientexercés par les Turks, ou, tout au moins, par des Koul-Our’lar(Kouloughlis).IlarrivaitpourtantquelesfonctionsdemezouarfussentdonnéesàunArabe,surtoutdepuisquel’emploiétaittombédansladéconsidération. (2)Enkchaïri,soldatdelaMiliceturke.Nousenavonsfaitlemotjanissaire.

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quecedernierfaisaitsonannéedekhezour(1)àBlida,ehbien!malgrécela,ilestencoredesgensquipersis-tentàluifairel’injuredecroireàlavertudesadéfuntemère,etc’estcedontilenrage:seshareus,aucontrai-re, avec cet esprit d’indépendance si particulier auxfonctionnairesduBaïlik(Gouvernement),luiavouentfranchement,etaurisquedeperdreleurpositionauprèsdelui,qu’ilssontconvaincusdelanoblessedesonori-gine,etque,poureux,ilsnevoientguèrequelePachad’Alger—queDieulerendevictorieux!—quisoitplusTurkque lui.Cetteopiniondesesagentsest lebaumequivientcicatriserlaplaiequecreusejournel-lementdanssonamour-proprel’incrédulitédelamau-vaisepopulationdeBlida,—queDieulamaudisse!—Aussi,quanduncitoyendecettelocalitésetrouveavoirquelquesdroitsàmanger du bâton(2), le Mezouar luienfait-ilservirjusqu’àindigestion. A l’époque fortunée dont nous nous occupons,c’est-à-direquelquesannéesavantlaprised’Algerlabien gardée, Blida avait pour Mezouar l’élevé, le res-pectable,l’intègre,laterreurdesméchants,l’œiltou-______________ (1)Le servicede laMilice turke sedivisait, par an-née,enservicedenoubaoudegarnison,etenservicedemehalla oud’armée.La troisièmeannée, àmoinsde cir-constancesgravesnécessitantuneprised’armesgénérale,était réservée au khezour (repos). L’enkchaïri, dans cetteposition,étaitappelékhezourdji. (2) Expression arabe signifiant recevoir la bastonnade.

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joursouvert,monseigneurAhmed-ben-Ameur.Leti-tre de Mezouar ayant, peut-être, perdu de son éclat, —iln’estriendedurablesicen’estDieu,—sessu-bordonnésluidonnèrentunanimementceluideKaïd,qualification qui, d’ailleurs, les relevait sensiblement àleurspropresyeux,etàceuxdelafoule, toujoursdisposée,commeonlesait,às’enrapporterà l’éti-quettedusacsanssepréoccuperdecequ’ilyaufond.Le Mezouar, avec une modestie qu’on ne saurait trop louer,gourmandafortseshareusausujetdecequ’ilappelaitunemanifestation;nonpas,ajoutait-il,qu’ilsecrûtindigned’exercerlesfonctionsattachéesàladignitédeKaïd;maisparceque,pourlui,iln’étaitpasdouteuxquelespervers,lesgensdedésordre—queDieu les extermine ! — diraient que c’est à la flatterie seulequ’ildevaitletitredontsesagentsvenaientdeledécoreravecunenthousiasmesispontané. Quelques jours après, un Blidi recevait deuxcentscoupsdebâtonpours’êtreservi,enparlantdukaïd Ahmed, de la qualification de Mezouar. Il fallut auxgensdeBlidaquelquesréprimandesdecegenrepourleurfairebiencomprendrequemezouardevaittoujoursseprononcerkaïd. Maisrevenonsànotrepatrouille,et,sinouste-nonsàsaisirlaclefdesesopérations,emboîtonslepasauKaïdAhmed,quis’estplacébravementàl’arrière-garde,sousleprétextequec’étaittoujoursparlàqu’at-taquaient leskheuth-thafin (voleurs)et lesharamiïn

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(mauvais sujets). L’intrépide Ahmed se sacrifiait tout simplementpourlachosepublique.Nousvoudrionsespérerqu’onluientiendracompte;maislesgouver-nementssontsiingrats!.... Bien que nous approchions de la zone des mal-faiteurs,leKaïdn’encontinuepasmoinsàhautevoixuneconversationpleinedecharmepourlui,etdontilfaitàpeuprèstouslesfrais.CommeleKaïdn’aquedubienàdiredelui,ilnecraintpasdemettreceuxqui peuvent l’entendre dans sa confidence. Écoutez ! lesrévélationsd’unpersonnageaussi importantquel’est le Mezouar ne peuvent présenter que le plus sé-rieuxintérêt. —«Ilestincontestablequejesuislaterreurdescoquinsqui,depuisquelquetemps,semblenticivou-loir vivre du bien d’autrui. Souvent, vous le savez, ô hareus,j’aimisleursdosenrelationdirecteavecmonbâton,etjel’avoue,parDieu!jen’aijamaiseuqu’àmelouerdel’emploidecemoyenjudiciaire.Aussi,grâceàl’énergie,àlavigueurquejedéploie,onpeutcomp-ter dans la ville une douzaine de maisons au moins qui n’ont pas été dévalisées. Beau résultat en présence,surtout,delapersistancequemettentcesmangeursdeglandsdeBni-Salah—queDieulesabreuvedupusquisuintedelapeaudesréprouvés!—dansl’exer-cicedeleurcoupableindustrie.S’ilsnes’adressaientqu’auxJuifs—queDieumaudisseleurreligion!—iln’yauraitpasgrand’choseàdire;maisilsnecraignentpasdes’attaqueraussiauxMusulmans!...»

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Soit qu’entraîné par son zèle, le porte-lanterne fûtpressédetombersurlesmalfaiteursetd’enfaireungrandcarnage;soitque,lecœurluiremontantàlagorge,ileûteuhâtedes’éloignerd’unerégionoùlebâtonetlecouteauavaienttropsouventlaparole,iln’enestpasmoinsvraiqu’ilavaitprisinsensiblementune allure inusitée, et complètement en désaccordavec les us qui régissent la marche des patrouilles.CettesingulariténeputéchapperauKaïd et-Lilqui,restéfortenarrièreaveclegrosdesatroupe,setrouvasubitementnoyédanslesténèbres. —«Qu’adoncce rustredeBou-Fnaràcourircomme un âne fuyant devant un lions Ce fils de truie vafairemanquermesopérationsennousannonçantavecsalanterne.OBou-Fnar!jet’engagefortàra-lentir tacourse,s’écria leKaïdd’unevoixperçanteetsensiblementteintéed’ironie,situveuxéviterdemangerdemonbâton!» Bou-Fnaravait,dèslors,lechoixentrelamodéra-tion de son allure et le bâton du Mezouar. Nous devons dire,àlalouangedeceporte-falot,qu’iln’hésitapasunseulinstantetqu’ils’arrêtacourt.Nousinsistonsparticulièrement sur la conduite de ce fonctionnairedanscettecirconstance,attenduque,dansl’Adminis-tration, les hommes à décision prompte ne sont pasaussicommunsqu’onpourraitlesupposer,peut-être. —«ParlavéritédeDieu!ditBou-Fnarquandileutreprisunedistanceconvenable,jenecroyaispasmarchersivitequetuledis,ôSidi!Net’enétonne

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pascependant ;car, lorsque jesensderrièremoiunhommedetavaleur,ilmesemblequej’affronteraissanslamoindrecraintelesbâtonsetlescouteauxdetouslesoulad el-haram(enfantsdupéché)réunis.Tuconnais,ôKaïdAhmed,larudefranchisedetonser-viteur,ehbien!dusses-tumefaireavalertakeuzzoulad’unboutàl’autre,tunem’empêcheraspasdetedirequetuesl’hommeleplusvaillantdeBlida,etquetuportestoujourslesuccèsavectoi!...» —«Quetuesloindelavérité,ôBou-Fnar,endi-santqueleKaïdAhmedestleplusvaillantdeBlida!repritleharsiBou-Cheukran.ParlatêtedeSidiAbd-el-Kader!jedéclarequ’iln’estpersonnedanstoutlepaysmusulmanquipuisseluiêtrecomparé!...» Le harsi Bou-Rdala, enchérissant encore sur lafranchisedesescollègues,s’apprêtaitàjurerparSidiAbd-AllahqueleKaïdAhmedn’avaitpassonpareildanstoutl’univers,quandcelui-ci,quitenaittoujoursl’extrêmearrière-garde,luiallongeauncoupduboutdesakeuzzouladanslapartieducorpsdontonsesertgénéralementpours’asseoir.Cetteinterruptionpara-lysaàuntelpointl’éloquencedeBou-Rdala,qu’ilnetrouvapasmêmeunmotpourremerciersonseigneur,quidaignaits’occuperdelui. —«Quemapeautémoignecontremoiaujourdela rétribution ! si j’ai jamais entendu des fils de chien aussibavardsquelesontceszgaïth(canailles)!Cer-tes,lelionsesoucieaussipeudeslouangesducha-

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cal que moi, fils de Turk(1),jefaiscasdesvôtres.CesArabes sont vraiment étonnants, continua le Mezouar avecune indignation superbe, et si l’onn’yprenaitgarde, ces khechan (grossiers) ne tarderaient pas àoublierlerespectqu’ilsdoiventàleurseigneur.» —«Pardonne-nous,ôSidi,repritnéanmoinsleharsiAli-ben-Mahkour,quinevoulaitpas,malgrélasévère remontrance du Kaïd, être en reste de com-pliments avec ses compagnons, et qui savait qu’in-térieurement, ce fonctionnaire savourait la flatterie avecquelquevolupté;pardonnenous,ôsultanma-gnifique ! s’écria-t-il d’un ton à arracher des larmes àunrocher;car,ilnenousestpaspossiblederestermuetsquandonfaitl’énumérationdetesremarqua-blesqualités.Tueslecouteauetnouslachair;tran-che,rognecommetulevoudras;maisnepensepas,ômonseigneur,dussions-nouspayerdelavienotreté-mérité,nousempêcherdeproclamerquetueslaperledeskiïad(kakis),legénéreux,l’élevé,ledéfenseurdufaible,laportedesecours,laterreurdesméchants,lasourcedetoutejusticeetdetouteéquité,la...la...» Uncoupdekeuzzoula,quiluiarrivadanslarégionmédiane, fit avorter la série des qualificatifs à l’aide desquels Ben-Mahkour se proposait de chatouillerla vanité de son respectable chef. Le bâton ne par-vintcependantpasàdestinationavectoutel’énergie_______________ (1) Nous rappelons que le Mezouar Ahmed a la préten-tiond’avoirdusangturkdanslesveines.

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quedésirait lui imprimerleKaïd;Ben-Mahkour,enhommed’expérience,avaitfaitlespasd’autantplusgrands qu’il approchait de sa péroraison; de sortequ’aumomentdel’interruption,ilsetrouvait,ente-nantcomptedelalongueurdelakeuzzoula,àunedis-tance rassurante du terrible Mezouar. Furieux, sans doute,den’avoirpasrencontrédanslarégionfémo-raleduharsilarésistancesurlaquelleilcomptait,leKaïd Ahmed prit sa revanche en l’invectivant assez sérieusement. —«Lapestesoitdecettedjifa(charogne)!Quet’importe,ômulet,quejesoisleKaïdlepluscompletparmi ceux qui exercent en pays musulman ? Pen-ses-tu, ô fils de chien, que le soleil serait bien flatté quetuvantassesl’éclatdesesrayons?ParlatêtedeSidnaMohammed!jeréprimeraicettetendanceàlafamiliaritéquesepermettent,depuisquelquetemps,ces fils du péché ! Bientôt, si on le tolérait, ces rustres secroiraientnoségaux.ParSidiAbd-Allah ! je re-grettemesbontésenverseux,etilnem’arriveraplusd’oublier ce sage et judicieux proverbe : « Ne jouez pasavecleschiens,ilssediraientvoscousins.» Lapatrouillecontinuaittoujourssamarcheaveccette calme sérénité que mettait autrefois la justicede tous les pays à poursuivre les malfaiteurs. Touten cheminant, le Mezouar, qui avait, à l’endroit de l’exercicedesesfonctions,desthéoriesd’unegrandevaleur,s’efforçaitdelesfairecomprendreàsesagents

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enemployantalternativementla logiquedelaparo-leetcelledubâton.Cederniermoyen,commeplussommaireetplusàlaportéedelalourdeintelligencedeseshareus,avaitordinairementlepassurl’autre.—«Dansnotre estimableprofession, qui exige in-finiment de tact et de prudence, répétait souvent le Kaïd,ilnefautjamaisperdredevuequeDieuadit:« Épargnez le châtiment aux personnes de considéra-tion.»Quevotrebâton,ôhareus,s’égaresurlesépau-lesd’unraâï(1),iln’yapaslàunbiengrandmal,aucontraire;ceseraitautrechoses’ilvenaitùrencontrercellesd’unTurkoud’unKoul-Our’li.Danscederniercas, vous seriez bientôt, il est vrai, averti de votre mé-priseparunevigoureuse riposte :mais,néanmoins,le mal serait fait, et il est difficile, vous le savez, mal-grétouteslessubtilitésderaisonnementpossibles,defairequ’unevoléedonnéen’aitpasétéunevoléere-çue. Je vous le répète donc, ô hareus, soyez prudents, et,lorsqu’ilyalieudefaireusagedugourdinqueleBaïlek vous a confié, sachez, au premier coup d’œil, distinguerentrel’hommederaceoudefortune,etlerustre ou le mendiant ! Soyez, en un mot, des bâtons intelligents !... Ne croyez pas cependant, ô hareus, que votre prudence doive aller jusqu’à la faiblesse,commecelavousestarrivéilyaquelquetemps;car,_______________ (1) Sous la domination turke, la population arabe étaitdiviséeendeuxcatégories,cellenepayantpasl’impôt(makh-zen),etcelleassujettieàl’impôt(râiïa).Raâï signifie berger.

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enfin, malgré mon indulgence à votre endroit, il ne m’estguèrepossibled’enregistrerauchapitredessuc-cèscertainmouvementqui,jeneleniepas,pouvaitêtre trèsbiencombinéaupointdevuedumaintiendeceprestigequifaitlaforcedel’autorité,prestigequecettemêmeautoritédoitbiensegarderdecom-promettredansdetémérairesentreprises;maiscettemanœuvre,envouséloignantsensiblementdesper-turbateurs,n’atteignaitpeut-êtrepascomplètementlebutquenousnousétionsproposé,celuidemettrelamainsurlesmauvaissujetsetlesmalfaiteurs—queDieulesfassetrébucherenpassantleSirath!—Enrésumé, vous n’avez pas été brillants... » —«Mais,ôSidi,noust’avonssuivi,...hasardatimidementleharsiBou-Aïb,quin’avaitencoreriendit,etnotredevoirétait...» Cette fâcheuseobservationattira toutnaturelle-mentlafoudresurlatêtedeBou-Aïb;unvigoureuxcoupdebâton,quen’eûtpasdésavouéungarçonbou-chermesurantlaforcedesonpoingsurleturband’unTurk-dynamomètre, lui enfonça le cou dans la poi-trinejusqu’aumenton. CemodedeformuleruneréponseétaittropdansleshabitudesduKaïdet-LilpourqueBou-Aïbenfûtsur-pris.Danslacraintequesonchefneserépétât,leharsisehâtadeluiaccuserréceptiondeladhorba(coup)parunremercie-mentsurchargédedignitéetdereconnais-sance.Bou-Aïb(iln’eutjamaisl’intentiondelenier)

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avaitreçuuncoupdebâtonàabattreunbœuf;maisils’enconsolaitenpensantquec’était écrit,etqu’iln’était au pouvoir d’aucun mortel de modifier son beukht(destinée)particulier. LeKaïdAhmed,quicraignaittoujoursden’avoirpas été suffisamment compris, voulut ajouter quelques explications élucidantes ; il le fit, d’ailleurs, avec ce calme,cettemesure,cettebienveillancequ’ilnecessaitdemettredanssesrelationsavecsessubordonnés. —«QuejedevienneamoureuxdemasœursurletombeauduProphète!s’écria-t-ilenbrandissantsakeuzzoula,sijenefaiscoupersalanguedechienàcetinfect Bou-Aïb ! Oserais-tu, ô fils de cochon, mettre endoutelecouragedetonseigneur?hurlaleKaïdenserapprochantduharsi,qui,malgrélarigueurdesesprincipesenmatièredefatalité,cherchacependantàesquiversadestinéeensefaisantunbouclierdujeuneMohammed-En-Nsouani, pour lequel le Mezouar pro-fessaitunetendressequelemotpaternellenequali-fierait peut-être pas exactement. Maître des Mondes ! ajoutaleKaïd,cesvilsArabessontaujourd’huid’uneoutrecuidancedontrienn’approche!S’ilsl’osaient,ces Juifs fils de Juifs mettraient bientôt en doute la su-périoritédelaraceturkesurlaleur,etilsmetraiteraientcommeundeleurségaux,moiKaïdel-Lil,moisultande la nuit, moi fils de Turk, moi qui ne relève que du Ha-kemdeBlidaetdel’Ar’ad’Alger,moiquisuisinvestidesfonctionslesplusdiversesetlesplusimportantes:

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policedelaville,perceptiondesdroitsauxquelssontsoumislesmarchandsdegrainetd’huilesurlesmar-chés,surveillancedestravailleusesdeleurscorps,re-couvrementde l’impôtdontellessont frappées,ap-plicationduchâtimentqu’ellesencourentquandellesfontunaccrocànosloispleinesdesagesse;j’ajoute-raiquelaconduitedescriminelsausuppliceesten-coredansmesattributions,ettoutmeporteàcroire,ôBou-Aïb,qu’unjouroul’autre,in cha Allah(s’ilplaîtàDieu!),jeterendraicepetitservice...» —«ParDieu!ômonseigneur,tusaisquejesuistonserviteur,tonchien,etque...» —«Certainement,poursuivitleKaïd,quinepritpasgardeàl’actedecontritiondeBou-Aïb,mesfonc-tionsmerapportentplusdeheurma(1)qued’argent:lesmarchandsmefrustrentenvendantencachette;les filles publiques se font tirer l’oreille pour payer l’impôt; elles oublient souvent, ces filles du péché, de mefairelaremisequim’estdue,etcelasouslespé-cieuxprétextequelesTurksnelesindemnisentqu’encoupsdebâton;deplus,jesuisobligéd’envoyertouslesdeuxmoiscinquantesolthani(300francsenviron)à l’Ar’a d’Alger. Remarquez bien, ô hareus, que je ne m’en plains pas : l’étrier illustre, la terreur des Infidèles, leprincedesCroyants,notremaître,notreseigneurlePacha—queDieuallongesavieetlerendetoujours_______________ (1)Laheurma,leshonneurss’attachantàtoutindividuexerçantdesfonctionsélevées.

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victorieux ! — a le droit de disposer de nos bienscommedenotreexistence, etnousdevonsnous in-clinerquandildaigneuserdesesjustesprérogatives.Vous autres, hareus, vous recevez effrontément des appointementsd’uneexagérationmanifeste;car,en-fin, croyez-vous sérieusement gagner les vingt rial-draham (12 francs 40 centimes) que je vous donnetous lesdeuxmois?J’endiraiautantdeschaouchsduHakem,que jepaie sur lemêmepiedquevous.Ajoutez à toutes ces dépenses les frais de toilette et de nourriturequejesuisobligéderembourseràcehautfonctionnaire, et vous comprendrez, ô hareus, que vo-trehonorablechefaplusdechargesquedegains.» LeKaïdAhmed-ben-Ameur,quimettaitunecer-taineemphasedansl’énumérationdesescharges,avaitpassésoussilencecertainsproduitsqui,bienqu’illi-cites,n’enformaientpasmoinsleplusclairdesesre-venus; ainsi, maître absolu des filles de mauvaise vie, qu’ilpouvaitfairebâtonneretemprisonnersansautrecontrôlequesavolonté,iltiraitdecesmalheureuses,soustouslesprétextes,lestroisquartsdeleursgainsinfâmes;ilavait,enunmot,lafermedecettemiséra-ble industrie, qu’il exploitait avec infiniment d’habi-leté.Lesmraïl(libertins)pouvaient,enoutre,trouverauprès de lui, moyennant une raisonnable gratifica-tion,desrenseignementsprécieuxsurlavaleurdesamarchandise humaine.Aussi, l’intègreKaïd avait-iladmisenprincipe,etillerépétaitsouventàsesagents,

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qu’il fallait êtreaveuglepour les richeset lespuis-sants,etborgnepourlesgensaisésetpourleMakh-zen(1);ilajoutaitqu’enrevanche,ilétaitindispensabled’avoirdesyeuxdelynxpourlacanailleetlesglalin(misérables). Cestroisdivisionsadministratives,aussisimplesqu’ingénieuses,facilitaientsingulièrementl’adminis-tration de la justice dans le ressort du Mezouar. Les deuxpremièrescatégoriessavaientqueleursfredainessepayaientavecdel’argent;latroisième,trèsforteencherïâa (droit),n’ignoraitpasque les siennessesoldaientencoupsdebâton.Toutlemondeétaitdoncfixé sur la nature de la peine à encourir. Cette simplici-téderouagesétait,d’ailleurs,particulièreàtouteslesbranchesdel’Administrationturke.LaRégenceétaitaffermée,pourunesommedéterminée,àunecertainehiérarchiedefonctionnairesqui,deuxfoisparan,ap-portaientàAlgerlemontantdeleurredevance.Ilssedébrouillaient ensuite comme ils l’entendaient avecleursadministrés,qu’ilstondaient,généralement,detrèsprès. Bou-Fnarqui,avecsonfalot,composaitl’avant-garde,paraissaitnesuivrequ’avecunecertainerépu-gnancelaligned’opérationsadoptéedanslajournéeparleKaïd et-Lil. Ayant été mis dans la confidence des projets desonchef,Bou-Fnarnepouvaitalléguersonignorance;_______________ (1)LesgensduMakhzen,c’est-à-direlesgensduGou-vernement,del’Administration.

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il devait donc avoir des raisons particulières pourprendreladirectiondeBabEl-Khouïkha(1),quileje-taithorsdelaville,aulieudetourneràdroitepouren-trerdanslequartierBokâa.Cettemanœuvreéquivo-quedeBou-Fnartrouvait-ellesonexplicationdanslacraintederencontrerl’ennemi,oubien,soudoyéparlesmalfaiteurs,avait-ill’intentiondecompromettre,parunefausseopération,latactiqueduKaïd?Mal-heureusementpourBou-Fnar,sesantécédents,d’unelimpiditédouteuse,autorisaientceshypothèses. Entraîné par le feu de la conversation, le KaïdAhmednes’aperçutpasimmédiatementduchange-mentapportédanssonprogramme;cen’estquelors-qu’iltrébuchadansleschouahedetlesdjenabïat(2)ducimetière qui s’étendait devant Bab Ed-Dzaïr (porte d’Alger),qu’ilreconnutsafaussedirection.Ilnese-raitpeut-êtrepastémérairedesoupçonnerleshareusdeconnivenceavecleporte-falot. —«Quemareligionsoitunpéché!s’écria leKaïd Ahmed, si je sais où nous conduit cet impie fils d’impie de Bou-Fnar ! Dis donc, mulet, ton esprits’est-il envolé, ou bien un djenn a-t-il pris son do-miciledanstoncorpsmaudit?Parmatête!j’aibien_______________ (1)Bab El-Khouïkha(porteduGuichet)étaitunepetiteportequ’onlaissaitouvertependantlanuit.ElledébouchaitsurlarueNeuveactuelle,àhauteurdelafontainesituéeenfacedel’Hôpitalutilitaire. (2)Leschouahedetlesdjenabïatsontlespierresenca-drantlestombesarabes.

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enviedet’envoyermangerdufruitduZakkoumquipousse au fond de l’enfer ! Retourne sur tes pas, fils dudiable,situneveuxpasquemakeuzzoulaterom-pelescôtes!....» — « Pardonne-moi, ô Sidi ! tu connais mon zèle, ettunevoudraispassupposerunseulinstantquemonerreurfûtvolontaire.Commetuledis,ômonseigneur,jecroisbienque,cesoir,ilyadudjenndansmonaf-faire;aussi,meproposé-jedebrûlerlesseptbekhou-rat(parfums)surletombeaudeSidiAhmed-et-Kbir—queDieusoitsatisfaitdelui!—pourmesoustraireà l’influence de ce djenn, — que Dieu le maudisse ! » Lapatrouille,guidéeparBou-Fnar,reprit ladi-rectiondeBabEr-Rahba,tantôts’arrêtantpourécou-ter,tantôtpoussantlesportespours’assurersi,suivantlesrèglementsdepolice,ellesétaientfermées.Aprèsavoirtâtonné,tournécommeunchienquiprenddesdispositionspour secoucher,Bou-Fnar sedirigeaàdroite : les hareus et leur digne chef étaient définitive-mentengagésdanslequartierBokâa. Lanuitétaitdevenueobscure;ungrosnuagenoiraccrochéauDjebelEch-Chennoua,barbouillaitlecielcommeunpâtéd’encremaculelecahierd’unécolier;cettetachefaisaitlagoutted’huile;«l’air,»commeledit lepoëteAbou-El-Feth-ben-Ouankïa, futbien-tôtrecouvertd’unmanteauaussi«noirquelemusc,maisqueleséclairsontbrodéd’or.»C’étaitunedeces chaudes nuits d’orage qui chargent les femmes

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nerveusesd’électricitéetquileurôtenttoutepenséede résistance, nuits terribles pour les maris, surtoutquandleursfemmesontaffaireàdesamoureuxayanttantsoitpeuobservél’effetphysiquedontnouspar-lons. LeKaïdAhmedsentaitinstinctivement,àdéfautde connaissances scientifiques, que cette circonstan-ceatmosphériquedevaitservirsesprojets,enattirantdanslaheoumet El-Bokâalesamoureuxpressésd’ex-périmenterdans cemonde les jouissancespromisesdansl’autreparSidnaMohammed,—queDieuluiaccorde le salut ainsi qu’à sa famille et à ses com-pagnons!—C’étaitdoncunenuitparticulièrementfavorableàl’amour. Enprêtantl’oreilleavecattention,ilétaitfaciledeseconvaincrequecesmaisonsbiensombresetbientris-tesaudehors,étaienttoutfeuettoutplaisiraudedans:deskiateur(guitares)etdesdrabeuk(1)soutenaientdesvoixdefemmesroucoulantnonchalammentunchantd’âcheuk(amour)surunrythmeinarticuléetpleindevoluptueusemollesse;leschach-bach(dèsàjouer),lancésthabla(trictrac),surlamêlaientdiscordantsleurcrisecetstridentauxvibrationsheurtéesdesinstru-mentsdemusique;parfois,desvoixd’hommesplei-nesdecolèreinterrompaientbrusquementleconcert:________________ (1)Laderboukaestunesortedetambourcylindriquecomposed’unepeautenduesurl’undescôtésd’unvasedeterreouvertdesdeuxbouts.

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c’étaient, sans doute, celles de kmardjiïa (joueurs)nevoulantpasacceptersansdiscussionlesarrêtsdusort. Lapatrouillecontinuaitsesopérationsaveccettehabiletéque,déjà,nousavonseul’occasiondefaireressortirquand,àl’entréeduquartierdesHammam-el-Mzaleth(1),Bou-Fnarfutheurtéviolemmentparuncorpsdontilneputreconnaîtrelanature.Était-ceunkheuththaf (filou) ? était-ce une rouhaniïa(revenant)?Toutcequenouspouvonsdire,c’estqueBou-Fnar,soit peur, soit calcul, laissa tomber sa lanterne, quis’éteignit,etqu’ilserepliaàtoutevitessesurlecorpsprincipalencriantdetoutelaforcedesespoumons:« El-r’it ! el-r’it !»(ausecours!ausecours!) L’obscuritélapluscomplèteenveloppaitlaville,etlesténèbresétaientépaissesàprendreaveclamain.LeKaïdAhmed,toutenbénissantcettecirconstancequiempêchaitsessubordonnésdes’apercevoirqu’ilmouraitdefrayeur,accueillitnéanmoinslaretraitedeBou-Fnarpardesjuronssaccadés.Lahautepositionqu’occupaitleKaïdel-Lil,etlacraintedepasser,luiqui se disait fils de Turk, pour un poltron aux yeux de sesagents,l’empêchaientd’ordonnerlaretraiteavantd’avoirreconnuledanger.Commeilétaittrèshabi-le,iltrouvaunmoieningénieuxdeconserveretson______________ (1) Le quartier des Hammam-el-Mzaleth (Bains des Indigents)étaitsituéàhauteurdelaplaceduMarchédesIndigènes.

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prestigeetsonindividu;cefutdecrier:«Enavant!»enreculant.Leshareus,àlavoixdeleurdignechef,seprécipitèrenttêtebaisséedevanteux;ilsn’allèrentpasloin:descoupssourdssuivisdecrisplaintifsjetésparlesagentsindiquèrent,ànepass’ytromper,qu’enAfriquecommeenEurope,ilétait,nousl’avonsdéjàdit,dans ladestinéeduguetd’être rossé.Désarmésdeleurskzazel,leshareusn’avaientpastardéàrecon-naîtreàquiilsavaientaffaire;lafaçondureetgut-turaledontlesassaillantsparlaientl’arabeprouvait,àn’enpasdouter,qu’ilsétaientTurks.Aussi,lesmal-heureuxs’empressèrent-ilsdeleurfairedesexcuses,qu’ilsparurentn’accepterqueforttard,etlorsqu’ilsfurentàpeuprèslasdefrapper.LestroisTurks(carilsl’étaientréellement)rendirentauxagentsleursbâ-tonsdecommandement,enlesengageantavecbontéà modérer leur zèle, et à réserver leurs coups de bâton pourlesArabesetleszgaïth(lacanaille),cequi,ajou-tèrentlesTurks,estabsolumentlamêmechose.Leshareuspromirentde tenircomptedecebienveillantavis,etleskhezourdjïaentrèrentenriantdansunedesmaisonsvoisinesduchampdebataille. QuantauKaïdAhmed,soitqu’ilsefûtégaré,soitqu’ilfûtalléchercherdurenfort,ilavaitdisparupen-dant l’action. Plus tard, il n’hésita pas à rejeter surBou-Fnar,qu’ilaccusade trahisonoudecouardise,l’insuccèsdesonexpédition. Après cette mésaventure, le vaillant Mezouar, dé-

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goûté de la gloire, renonça à diriger ses patrouillesdanslequartierBokâa;ilrespectaégalementlarueKour-Dour’li (des Couloughlis), où se trouvait unesuccursaledel’industrieexercéedansleBokâa. Il va sans dire que la douzaine de maisons que, jusqu’alors,lesmalfaiteursavaientrespectées,netar-dèrentpasàrecevoirlavisitedecesindustriels;ilsenfaisaient,dureste,unequestiond’ordreetd’égalité.En effet, on ne voit pas bien pourquoi ces douze pro-priétairesblidiensauraientétéexceptésd’unemesurequiparaissaitgénérale. Lespoëtesnousontdittantdebelleschosessurles houris, sur les odalisques, sur les merveilleuseset ravissantes filles de l’orient, créées exclusivement pourl’amourcharnel,quenousnevoulonspasquit-terlaheuoumetEl-Bokâasansvisiterunintérieurdeheuouriïa (houris).Pénétrons,à lasuitedeceTurk,quivientde s’annoncer en frappant à laporte aveclakhorsa(1).Unekhadem(négresse),unmsibeh(pe-titelampe)àlamain,entrebâillel’huisprudemmentpour reconnaître levisiteur.C’est bien celuique samaîtresseattend,sansdoute,carlasuivanteouvrelaporte,larefermesurlui,etlaconsolideaumoyendurekkal(2)._______________ (1)Khorsa,espècedemarteaudecuivreoudeferpla-céàproximitédelaserrure. (2)Rekkal,barredeboisqu’onplaceenarc-boutantderrièrelaportepourlafermer.

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Lehabib (amant) traverse laskifa(1) et l’ouosth ed-dar(2). Lacourestcarrée;sursesquatrefacesrègnentdegracieuxareus(colonnes)torsessoutenantd’élégan-tes arcades courbées à la byzantine. Cette colonnade encadrelesahin(péristyle),surlequels’ouvrentlesportesdesdiversappartements. Leschambresprennentleurnomdeleurorienta-tion.Voicilabit el-gueblia(chambredusud),el-r’ar-bia (de l’ouest), ech-cheurguia (de l’est), el-bahria (delamer),oues-smaouïa(dunord). Indépendammentdecesdésignations,lachambreoùl’ontravaille,oùl’onmange,etc.,estappeléebit el-kâad,chambreduséjour,delademeure;celleoùl’oncoucheestditebit er-rekad,chambredudormir. Lesportesdesappartementssonttrèsélevéesetàdeuxdfef (battants) ;unekhoukha (guichet),ouvertedansl’undesbattants,permetl’entréedeschambreslesjoursordinaires.Cesportes,dontlessculpturesrappel-lentgrossièrementlescharmantesdenteluresdustylemoresque,sontpeintesenkosthli(brun-marron);ellessefermentintérieurementàl’aidedegrosverrous. Lanégresseéclairelemâchouk(amoureux);ellesoulève les trois izour (portières) d’étoffes précieu-sesqui,pendantl’été,maintiennentlafraîcheurdans_______________ (1)Skifa,espècedevestibule. (2) Ouosth ed-dar, littéralement,lemilieudelamai-son;c’estlacour.

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l’appartement,enmêmetempsqu’ilsyrépandentunair de mystère chargé de sensuelles rêveries.Aprèsavoirannoncéet introduit levisiteur, lanégresseseretireenprenantlesordresdesamaîtresse.Lespor-tièressontretombéesderrièreleTurk. Une femme, nonchalamment étendue sur desmtharah(petitsmatelas)recouvertsdezribiïat(petitstapis)deTurquie,selèvelentementetvientau-devantdesonseigneur,dontellebaisefamilièrementlamain.Nous sommes, certainement, chez une msana(cour-tisane);unefemmelégitimemettraitplusderespectdanssonaccueil.L’enkclraïri(janissaire)estallés’as-seoirgravement,àlamanièreorientaleetsansdireunmot,surlesmtharahoùétaitétenduesamaîtresse.Lanégresseluiapporteunsebsi(pipe)toutallumé. Avantdepeindrelamsana,disonsquelquesmotsdesonboudoir. Commetouteslespiècesdeshabitationsmores-ques,leboudoirdelamsanaestélevé,longetétroit;le jour n’y pénètre que par deux petites ouverturesgrilléesdefer.Leskeuf(plafond)estformédepou-trellesgrossièrementéquarries,surlesquellesreposeunlitderoseauxservantd’assietteausthah(terrasse).Bienquetouslesansonleblanchisseaulaitdechaux,le plafond n’en est pas moins peuplé d’une infinité de mille-pattes, insectes hideux que les Arabes ont flétri dunomdeseurrakin es-semen(voleursdebeurresalé).Unenfoncement, sortedenichecarrée,estpratiqué

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danslemuropposéàlaportedelachambre,etfaitsaillie extérieurement : c’est le kebou. Cette niche,danslaquelleonétenddesmatelas,estlaplaced’hon-neur,laplacedumaîtredelamaison;ellea,àdroiteetàgauche,unautreenfoncement(lekheudd,lajoue)danslequelonplaceégalementdesmatelasservantdelitsderepos.Cettechambreestsanscheminée;pen-dantl’hiver,unbraserolachauffe.L’odeurduchar-bon s’échappepar troispetitesouvertures (thouaki)percéesau-dessusdelaporte.Nousl’avonsdit,troisizour (rideaux-portières) placés l’un sur l’autre fer-mentl’entréedelachambre:lepremierestdetchen-bir (gaze) cherabi (couleur lie de vin) brodé d’or ;ledeuxièmeestdehathth jaune (broderie faiteà lamain),etletroisièmeestdeksithlat(étoffebrodéedecouleurmarron).Lesdeuxpetitesthouaki(fenêtres)sontégalementvoiléesderideauxdetchenbir. Lesmursde lachambresont tapissésd’unglaf(tenture)demedjounah(étoffesoieetor)rouge. Deshaçaïr(nattes)desmar(jonc)recouvrentlesolunpeuaccidentédel’appartement.Demoelleuseszrabi(tapis)d’El-Kalâa(1)sontétenduessurlesnattes. La chambre est divisée, à gauche, par unegueththâïa(2)dekemkha(damas)rouge;cerideau,qui______________ (1)El-Kalâa,petitevillearabeà28kilomètresde,Mâs-kara,actérenomméedetouttempspoursesfrach,tapisàlonguelaine. (2)Lagueththâiaestungrandrideaucoupant,divisantl’appartementendeuxparties.

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pendduplafondàterre,formeuncompartimentdanslequel on place les snadeuk (coffres), les msatheur(porte-manteau), tous les objets, enfin, qui ne doivent pasêtrevus.Unesecondegueththâïadetchenbirvertbrodéd’orforme,àdroite,unautrecompartimentren-fermantlefrach(lit).Celit,del’espèceditesrir(1),secomposed’unbank(boisdelit),demdheurrbat(ma-telasdelaine),d’izour(draps)decoton,d’unmesned(traversin), d’un ksi (couverture), et d’une djerraïa(courte-pointe)rayéedecouleurséclatantes.Unedi-zaine de khedidïat(petitstraversins),groscommedespelotesàépingles,sontplacéscommeornementsàlatêtedulit. Dans les khedoud (enfoncements) comme danslekebou,onaplacédesmtharah(matelas)pours’as-seoiretd’élégantsmkhaïd(coussins)dedamaspours’appuyer;derichessthronbïat(coussinsrondsbour-résde laine)dedjeld el-filali (cuirdeMarok)etdeveloursvert,brodésd’oretd’argent,sontempiléssurlesmatelas,etdisposéspourrecevoircommodémentlescharmesunpeuopulentsdelamsana. Unemsathra (grande étagère à rayons) est fixée aumur;deuxélégantsmrafâ(petitesétagères)dorés,que l’artiste a ornés de fleurs fantastiques, sont placés dechaquecôtédelamsathra. Unernraïa(glace),danslaquelleonsevoittantôt_______________ (1)Lesriretungrandlitreposantsurunbank,boisdelit.

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bouffi comme un gastronome, tantôt en lame de cou-teaucommeunsaïm (jeûneur) à la fin de la lune de Reumdhan,nedonnequedesconseilsextrêmementdésobligeantsàlamsana,quisemiredanssonsma(tain)terni.Unvieuxcadredoréàornementschicoréerévèleindiscrètementl’âgedelamraïaenlafaisantla contemporaine de notre roi Louis XV. Cette mraïasepavaneorgueilleusementau-dessusdelamsathra.Deux autres glaces, de plus petite dimension, fontcortègeàlagrande;ignorantescommeelledesséduc-tions de la flatterie, elles font la grimace à la coquette quis’ymire.Cesmraïanesontlà,dureste,qu’àtitred’ornement : la Moresque, on le sait, est infiniment paresseuse; saviesepasseassise,etpuisqu’iln’estpasdansseshabitudesdesedérangerpourallercher-chersonmiroir, ilabienfallu imaginerdesmiroirsquivinssent la trouveret seposercomplaisammentdevant elle : la glace-psychée remplit cette condi-tion;c’estdoncàcetteconseillèrequ’elles’adressetoujourspoursavoirsitelleoutellechama(mouche)plairaaumaîtredesoncorps. L’armoireestinconnueauxMoresques;cemeu-ble est remplacé par un seundouk (coffre) peint enzendjari (couleur vert d’eau), et illustré de fleurs que Dieua,sansdoute,oubliéd’imaginer,carellesn’ontpasleursmodèlesdanslacréation;ainsi,onytrouve1aroseverte,lesoucirouge,lelysbleu,etlamargueriteàpétales violettes. Mais qu’importe ? ce sont des fleurs

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aprèstout.Nousajouteronsquel’Arabenesedonnepas la peine de se lancer dans des classifications où nos savantsmêmepataugentd’unemanièresiremarqua-ble. Pour lui, les fleurs, excepté, peut-être, la rose, le jasminetlatubéreuse,n’ontpasdenomsparticuliers:cesontdesnouar, des fleurs ; voilà tout. Cette métho-denousparaîtpleined’unesimplicitéprimitive. Leseundouk el-kbir(grandcoffre)etlessnidkat(petitscoffres)serventàrenfermerleseffetsd’habille-ment;cesmeublessontplacés,ordinairement,derriè-relagueththâïa.C’estsurtoutdanslefniïeuk(petiteboîteàcouvercleetàcoulisse)quelaMoresquemetsonluxe;ilfautdirequec’estdanscetteboîte,faited’unboisprécieux,etgénéralementplaquéedesdif(nacre),qu’ellerenfermesesbijoux. Lesrayonsdelamsathraetdesmrafâsontchar-gés de riches objets à l’usagedes femmes: voici lamkahla, vase de vermeil renfermant le keuhoul ; àcôté,d’élégantsmrachd’argentàcoudehéronrem-plisd’âtheur el-oueurd(essencederoses);dessbaïl(flacons) de cristal doré où sont emprisonnés les bekhourat(parfums)lesplusfortementodoriférants.Plus loin, un long meurkouch (tuyau élastique) en-lacedanssesplisuneranguila(pipedefemme)d’Es-thanboul(Constantinople);deravissantesmraououh(éventails)pailletéesd’orsontplantéesenétendardsausommetdesmrafâ;dessniouat(plateauxdecui-vre)deMerrakech(Marok)étalentsurlestablettesdesétagères leurémailvertet rougeencadrant lesceau

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duProphète.Surunemida(petitetablerondeetbasse)dethuya,ungracieuxbrik(vasedetoilette)d’argent,chef-d’œuvred’unsaïr’(orfèvre)juifd’Alger,reposedans un lian (cuvette) de même métal. Un beurrad(théière)etunbokradj(petitecafetière)plaquésd’ar-gent,desfnadjel (tasses) de faïence à fleurs bleues, et deszraf(porte-tasse)ciselésàjour,attendentsurunesniouaquelesultandelamsanasesoitdécidépourlethéoupourlecafé. Comme leur Prophète, les Musulmans aimentlesparfumsénergiques:lemesk er-Roumi(muscduChrétien),latubéreuse,cetemblèmedelavoluptéenOrient,etlesenbel(jacinthe)mêlentleurspénétrantesodeursàcelledel’ânbeur(ambre),dudjaouï(benjoin)etdel’euoud el-kemari (boisodoriférantd’Asie),quelanégressevientdebriller surunpetit réchaud.Lemesk(musc)anécessairementsaplacedanscetteréu-niondegrossiersparfums. Unmesbah(lampe)encuivreàquatrebecs,poséà terre aumilieude la chambre, jette de ses quatremèchesfumeusesdeslueursrougeâtresetincertainessurlespartiesbassesdel’appartement. LaheuouriïadecetteDjenna (Paradis)c’est labelleMouïna,laperledeBlida.Elleadesattraitsàprétendreàlacouched’unsultan;maisl’ouda-bachi(1)

Ismâïlavait,unsoir,faitsaconnaissanceparl’inter-_______________ (1)L’ouda-bachiétaitlechefd’escouade;ilcomman-daitsoitunekheba(tente),soitunesefra(table).

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médiaire du Mezouar, le digne et respectable Ahmed-ben-Ameur,quin’avait rien à refuser àunmembregraciédel’oudjak(miliceturke),et,depuistroisse-maines,lamsanaétaitchargéedefairelesdélicesdeceTurk. Bienquel’intéressanteMouïnareçûthabituelle-mentdesonseigneurplusdereuklat(coupsdepied)etdedeubzat(coupsdepoing)quedednanir(dinars),elle n’en était pas moins très fière d’appartenir pres-queenentieràsonouda-bachi. La ravissanteMouïna faisaitmanger de la cer-velle d’hyène(1) à plus d’un inflammable et sensible Blidien; leschouâra (poètes)— tous les amoureuxlesont—deBlidaetdelaMtidja,trouvantlaprosetropvilepourchanterlescharmesdeleuridole,de-mandaient à la muse arabe de leur souffler des inspi-rationsetdeleurprêtersonlangage;aussi,quand,àl’heuredumor’reb (coucherdusoleil),Mouïnapa-raissaitappuyéesurlastaradesaterrasse,lequartierBokâaretentissait-ildesplaintesamoureusesdetoussesmâchoukin(amoureux),quiguettaientsonappa-ritioncommelesvraisCroyantsguettentcelledelapremièrelunedumoisdeReumdhan. Écoutez ce mkheudhdheur(2) timide qui, caché_______________ (1) Expression arabe signifiant inspirer de l’amour, rendre amoureux. (2)Mkheudhdheur,lejeunehommedontlesmousta-chescommencentàparaître.

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sousladheullala(1)d’unemaisonvoisine,roucoulesapeine: Si tu rencontres, ami, ma gazelle, Ma gazelle dont les yeux ressemblent à des flèches, Dis-luiquejemesuisfonducommefondleplomb, Etquemapeaus’estséchéesurmesos!..... Amollis-toi,ôquartierderocher!..... Mon cœur est brûlé par l’amour d’une gazelle Pleinedecharmes!

Plusloin,unenthousiastepleind’espoirluijetteceserment,qu’ilchargel’airembaumédeluiporter:

O charmante gazelle ! Ovisageravissant!Opleinelunedontlabeautésurpassecelledesseptétoiles! JeprometsiciavecsermentauTrès-Haut Dejeûnerunmoisetdedonnerladîme Lejour,ômabien-aimée,oùjetepresserai Surmonsein! Blotti dans un angle que le kaïd ez-zebel(2)abeau-couptroprespecté,ungrospoëteélégiaquepleuresontourmentetlesksaoua(rigueurs)decellequ’ilaime: Lorsquejeluiaiparléd’amour, Ellem’adit:—«Tumens!...._______________ (1)Dheullala,auventdeboisplacéau-dessusdespor-tesd’entréedesmaisonsarabes. (2)Kaïd ez-zebel,kaïddufumier,agentchargédelapropretédelaville.

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Sil’amourtepossède,Commentvois-jeencoretesoscouvertsdechair?

Non,iln’yapasd’amourentoiJusqu’àcequetapeausoitcolléesurtesentrailles!.....»

Aussi,matristesseesttombéesurmoncœur,Etj’aibumeslarmes!

Écoutonscetautresoupirantquipousselatémé-ritéjusqu’às’avancersouslekeboudelamaisondeMouïna:

O la plus svelte des gazelles !Toi,dontlesjoueseffacentlafraîcheurdesroses!

Toi,dontlatailleestaussiélancéeQu’unpalmierduDjerid!.....

Depuisl’amreud(imberbe)jusqu’auchaïb(celuiquialescheveuxgris),tousleshommesdontl’œilren-contrel’œildeMouïnanepeuventdéroberleurcoeurà son influence. Ainsi, voyez ce vieillard accroupi dans unenfoncement;ilacependantdépassél’âgedespas-sions,etpourtantilchanteenlacouvantdesyeux:

BénisoitleDieuquiacréésurlaterreMa gazelle à la démarche lascive !

C’est ma pleine lune à la taille élégante et flexible !Allons,queleviolonmodulesessonstendresetvoluptueux!

Allons,négresse,remplismacoupeavecabondance,Etmêleàcebreuvageunpeudesasalive!.....Regarde,ami,commesesgrandsyeuxnoirs

NoyésdekeuhoulBrillentd’unéclatlumineux!

CesontdesétoilesregardantàtraverslesdéchiruresD’unnuagenoircommelemusc,

Etlesétoilessontlesyeuxdesanges!

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Mais quelle est donc cette femme suivie d’unenégresseportantsursatêtelemahbès el-hammam(1)?Bienqu’ellesoitenveloppéedespiedsàlatêted’uneblanche ksa de fine laine, qu’elle ramène sur son vi-sagedemanièreànelaisservoirqu’undesesyeux,cettebou-âouïna(2)estbientôtreconnue:cettedémar-chepleined’unegracieusemollesse, cevoluptueuxmouvement des hanches ont trahi la belle Mouïna.D’ailleurs, cette longue file de mâchoukin échelon-néssursonpassage,etdébitantavecdegrossoupirstoutelalitaniedesinvocationsamoureusesexprimantla passion arabe, suffirait pour ne pas laisser l’ombre d’undouteàcetégard.C’estunconcertdetendressesdites de la façon la plus caressante, la plus flûtée, la plussensuellementsollicitante:«Ia âïni,ômonœil!—ia korret âïni,ôprunelledemonœil!—ia rouhi,ômonâme!— ia r’zalti, ô ma gazelle ! — ia kalbi,ômoncœur!—ia âmri,ômavie!— ia habibti,ômonamie!»Mais,c’estenvain;leurrépertoireestépuisé,etpasund’euxn’aencoreobtenuunesimpler’eumza(œillade)del’insensibleMouïna.Allons,ilfautessayerdesdiminutifs,lesquels,danslelangageamoureuxdetouslespeuples,onttantdepuissancesurlecœurdelafemme:«ia kbidti,ômonpetitfoie!—ia âouïnti,ômonpetitœil!—ia rouhiati,ôma_______________ (1)Nécessairepourporterlesustensilesdebain. (2)Ondésigneainsilafemmequi,enveloppéedanssaksa,nelaissevoirqu’unœil.

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petiteâme!— ia oumimti,ômapetitemère!—ia oukhiti,ômapetitesœur!»Lesdiminutifssontsanssuccès. Les murs sont attendris; mais Mouïna restefroideetindifférentedevantl’exaltationdesesardentspoursuivants. Ilfautdireaussiquecesmâchoukinont,auxyeuxde Mouïna, deux grands défauts : ils sont, commeelle,decettevileracearabesimépriséedesTurks,et,deplus,ilssontpauvrescommeSidnaAiïoub(notreseigneurJob).Or,ilsdevraientsavoir,cesinfortunéssoupirants,—maislapassionraisonne-t-elle?—ilsne devraient pas ignorer, dis-je, que, chez la femme arabe, l’amour désintéressé est un mythe ; que, chez elle,lecœurestunsimpleviscèreexerçantsafonc-tion matérielle au même titre que le foie et la rate,etn’ayantaucunrôledanslemystèredesaffections.Aprèscela,nousaurionspeut-êtretortaussidetropnousapitoyersurlesortdespoursuivantsdeMouïna:dansleursr’niat(chansons),lesArabesparlentsou-ventducœur,nousl’avouons;maiscelan’apasplusdeconséquencequelorsque,danslaconversation,ilsparlent du Dieu unique. En effet, chez les Arabes des deuxsexes,lemotamourn’estetnepeutêtrequelesynonymedumotaccouplement.Neleurenfaisonspastropuncrime;c’estuneaffaired’éducationetdelatitude.Quantàlafemmearabe,c’estunemarchan-disequ’onachètedeconfiance(puisquel’acheteur,lefuturnelavoitqu’aprèsl’avoirpayée),etqui,dans

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quelquepositionqu’ellesetrouveplacée,n’oublieja-maisqu’elleestunevaleur. AutempsdesTurks,devenirl’épouseousimple-mentlamsana(concubine)d’uniouldach(soldatdelaMilice)étaitlerêvedelafemmearabe;cessortesd’alliancesétaientsurtoutl’ambitiondesparentsdelajeune fille, lesquels s’assuraient ainsi la protection des Turks.Souventmême,contrairementauxloisetcou-tumesmusulmanes,lemarin’étaitpastenudepayerlesdak(dot);ilrecevait,aucontraire,lescadeauxdupèredesafemme. Nousvoyons,d’aprèscela,queleseffortsinsen-sésdesBlidiensamoureuxdeMouïnadevaientnéces-sairement rester stériles. Ces tcharaktchiïa (rivaux)n’étaientdoncpointdangereuxpourl’ouda-bachiIs-mâïl;d’ailleurs,dèsqu’ilparaissaitdansleBokâa,lespoursuivantsdeMouïnas’enfuyaientcommeunevo-léedezouaouch el-haramiïn(oiseauxrusés,lesmoi-neaux)devantunoiseaudeproie. MaisrevenonsauboudoirdeMouïna,etvoyonssil’idoleestbiendignedetoutl’encensqu’onluibrû-lesouslesnarines. Mouïnaparaitavoirvingtan;elleadéjàcetem-bonpoint,délicesdesOrientaux,qu’amène,debonneheure, chez la femme arabe, la vie renfermée et assis ; lebasdesajamben’estpassansreproche;ilestfort,empâté,etlaissedevineruneprédispositionaudjedam(éléphantiasis),cetteaffectiondesMoresquesetdesJuivesalgériennes.LeteintdeMouïnaestblancmat;

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onnevoitpointlaviecourirsouscetépidermedeplâ-trequelesangnevientpascolorer.Onsedemande,enprésencedeMouïnanonchalammentétenduesursestapis,lesbrasrelevésau-dessusdesatêtequ’ilscou-ronnent,leslèvresentr’ouvertesetlaissantvoirdeuxrangéesdeperlesparaissantsoudéesl’uneàl’autre,l’œilcalmeetatone;onsedemande,disons-nous,s’ilyauncœurdanscettepoitrinequenesoulèveaucunbattement.Onnesentpasautourdecettestatuel’effetdecechaud rayonnement,atmosphèrede la femmeamoureuse,quitransporteetenivrequandonl’appro-che.Aprèstout,àquoiluiserviraitcecœur?Mouïna,commetouteslesfemmesarabes,n’estetnepeutêtrequel’instrumentpassifdesplaisirsdesonseigneur. Mouïnaestjolie;maissonvisageesttellementbadigeonnédeblancetdefard,qu’onapeineàdé-chiffrersestraitssouslescouchesquilesrecouvrent.Dumomentquecelaconvientainsiàsonouda-bachi,nousaurionsmauvaisegrâceànousmontrerplusdif-ficiles que lui. Les cheveux de Mouïna sont plus noirs que lecielparunenuitd’orage;par-devant,ilstombentensoualef(mèches)platslelongdesesjoues,dontlespommettessontalluméesparunepointedeheummaïr(fard)poséesurunfonddebiadh el-oudjh(blanc);seslèvressontempourpréesparlesouak(écorcedenoyer);sessourcils,reliésentreeux,voûtentsesyeuxd’un point d’orgue disgracieux et de mauvais goût.

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Ce harkous(1) modifie désagréablement 1’œuvre du Créateur. Des chamat (signes) de zarkoun (carmin)ponctuent bizarrement le visage de Mouïna sans l’éveiller. Ses paupières, filetées de keuhoul,ouvrentdémesurémentsesyeux,dont laprunellesembleuncloude jais enfoncédansuneamanded’onyx.Uneouchma (tatouage)bleue,dessinéeaumilieudesonfront,donnequelquechosedefatalàsaphysionomie.Sesmainssontteintesdehennajusqu’aupoignet,etsesonglessontnoircisaumoyenduseubbar’ el-adha-feur;sespiedssontaussihennisésjusqu’àlacheville,et des fleurs fantastiques sont tatouées au-dessus de sestalons. Ainsipeinte,Mouïnaséduit tousceuxqui l’ap-prochent;elleestsurtoutirrésistiblequandellesou-rit;carlanatureacreuséchacunedesesjouesdecetteravissantefossettequelesArabesappellentsipoéti-quementbouïkiet oumm el-hacen(2) (godet du rossi-gnol).Sar’eumza(œillade)—onlesavaitdansBlida—avaitfondu,commelachaleurfondlacire,lecœurd’ungrandnombred’iouldachrentrantder’azia,etcette fusion luiavaitsouventvaluunefortepartdubutin. Se mirer, enfin, dans son feuss el-âïn(chatondel’œil, la prunelle) suffisait pour faire succomber les_______________ (1)Harkous,colorationdessourcilsennoir,sourcilsartificiels. (2) Oumm el-hacen signifie littéralement mère de la beauté.C’estainsiquelesArabesdésignentlerossignol.

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plus chastes marabouths des Oulad Sidi-Ahmed-el-Kbir. Mouïna ajoutait encore à la puissance de sescharmesparuntzâbir(1)chargédeséduction,et,bienqu’enpaysarabe, laMode,cettechangeantedéessedesfemmescivilisées,fûtaussiimmuablequeleDieuunique,lamsanaavaitcependantuntalenttoutpar-ticulierpour s’attifer élégamment, etmettre enévi-dencesarichesiar’a(lesbijoux). Mouïnaporte,d’ailleurs,àravirledélicieuxcos-tume moresque ; elle a de plus au suprême degré,comme toutes les femmes qui ne se contentent pasd’unpaquetdeplumespourtoutvêtement,lesenti-ment inné de l’harmonie des couleurs. Voyez-là, rien nehurledans cettemosaïquede splendides étoffes,de pierres précieuses, de bijoux d’or et d’argent :unemahrma(foulard)desoiejaunebrochéed’orlacoiffecoquettement;lesftoul(franges)tombentgra-cieusement sur son cou d’albâtre; une âssaba (dia-dème) d’argent constellée de diamants cercle sonfrontpâle;sesoreillessonttorturéesparsixpairesdemekfoul(2)d’or.Unseroual(culottelarge)debrocartbleu à fleurs d’argent, serré à la taille par une heuzza(coulisse),ettombantau-dessousdugenou,renfermedansseslargesplisleshanchesunpeutroppronon-céesde labelleMouïna.Unekmidjdja (chemisette)_______________ (1)Coquetteriedansleshabits. (2)Mekfoul,bouclesd’oreillesd’uneseulepièce.

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de tchenbir (gaze), fendue sur la poitrine et descen-dant jusqu’à laceinturepar-dessus leseroual,voile,sansprétentiondelescacher,descharmesqui,déjà,n’ontplusriendemenaçant,etquiobéissentsensible-mentaux lois impitoyablesde lapesanteur.Une frî-mla, espèce de corset problématique, passe sous leszouaïz(seins)delamsana,maissanslestyranniser,etsansparaîtreavoirl’intentionderéprimerleurvaga-bondage.Mouïnaportepar-dessuslafrîmlaunélégantdjabadholi(veste)grenat,àmancheslonguesetplatesferméesparunerangéedepetitsboutonsdorésmontantjusqu’aucoude;degracieusesarabesquesd’ors’en-trelaçantcapricieusement rehaussent l’éléganceet larichessedecevêtement.Unheuzam(ceinture)soieetor,s’appuyantsurlahanchegauchesansemprisonnerlataille,laissetombergracieusementsesfrangessurlecôtédroit.Sesreinssontceintsd’unefoutha(foulard)de soie jaune rayéed’or qui descend jusque sur sestalons.Cettedisgracieusefouthaparaîtavoirpourbutl’indicationplusprécisedesformesdelafemme. Unecheurka(collier)derbiâ solthani(1)d’orornelecoudeMouïna;desmsaïs(2)demêmemétalcerclentsesbras;deskheulkhal(3)d’or,quelescoquettessavent_______________ (1)Collierdepiècesd’or. (2) Msaïs, bracelets fermés; les femmes en portentdeuxàchaquebras. (3)Kheulkhal,anneauxouvertsetcreuxseportantaubasdelajambe.Lesfemmesyintroduisentdugravierpourlesfairerésonnerenmarchant.

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fairerésonneravectantd’artenmarchant,s’enroulentaubasdesajambecommel’anneaudeferaupiedduforçat.Cesanneauxetcesbraceletsrappellent,enef-fet,àlafemmearabequ’elleestl’esclavedesonmari,desonmaître.Sespiedssontchaussésderavissantesrihiïa(1)develoursrougebrodéetpailletéd’or. Une meskia(2) de djeld el-filali (maroquin) brodéed’argentetayantlaformed’uncœurestsuspendueàsaceinture;ellerenfermelesparfumspréférésdeMouïna. Sesdoigtssontornésdekhouatem(3)etdebraïm(4)

garnisdepierresprécieuses,cadeauxderiça(capitai-nesdenavire)ayant faitd’heureusesr’ouazi (cour-ses)surlesEspagnols. LaréputationdeMouïnaenmatièred’élégances’étendd’Algerjusqu’aufondduTithri;cen’estniune methseunnâa (mijaurée), ni une zoukmiïa (pru-de);ellen’estpasprécisémentunediïna(femmedemœurspures) ; l’espèceenest rareenpaysarabe ;maiscen’estpasnonplusune mraa faceda (femmecorrompue). Experte en tiha (minauderie) ; savantedansl’artderendresonâïn medebbela(œillangou-reux); possédant à fond la science du mouvementdeshanchesenmarchant,elleséduit infailliblementquil’approche;aussi,compte-t-on,parmiceuxàqui_______________ (1) Pantoufles d’intérieur de maroquin ou de velours. (2)Meskia,demesk,musc,sachetàparfums. (3)khouatem,baguesàplusieurspierres. (4)Braïm,baguesàunepierre.

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elle a mis les vers à la tête,unBaïd’OranportantàAlgerledenouch(1)(impôt)desonBaïlik,deuxKhe-raça (grands dignitaires), un Ar’a, le Hakem deBlida,etungrandnombredeRiça (corsaires)etdeKiïad (kaïds).Aujourd’hui, ilestvrai,elleestentrelesmainsd’unouda-bachi,etlapositiondecetenk-chaïridanslaMilicen’ariendesplendide;maisIs-mâïlestTurk,et,nousl’avonsdit,laprotectiond’unTurkn’estpasprécisémentàdédaigner.Onnepeut,évidemment,mettresurlecompteduvilintérêt,delasoifdesrichesses,lesrelationsqu’entretientMouïnaavecIsmâïl,puisquecemembredel’oudjak nereçoit,tous les deux mois, de la munificence de son souve-rainlePacha,quelachétivesommededix-septriala-boudjhou(31fr.60c.),et,deloinenloin,quelquesmaigres étrennes.Ah ! tous les bachaouat (pachas)nesontpasaussigénéreuxque l’étaitMosthafa-Pa-cha, qui, un jour, au commencement du siècle, fit don-neràchaquesoldatde laMilicecinquantesaïmat(2)(9 francs) de gratification ! Jamais Hoçaïn, le dernier Pacha,enfermédanslaKasbad’Algerdepuis1818,n’avaitsongéàfairedepareilleslargesses. En définitive, à part les brutalités de son ouda-bachi, si Mouïna n’était pas la plus heureuse desmsaïn,elleenétait,dumoins,laplusrecherchée._______________ (1)Touslestroisans,lesBaïat(beys)destroisprovin-cesétaienttenusd’apportereux-mêmesàAlgerl’impôtdeleurBaïlik. (2)Lasaïmavalaitdix-huitcentimes.

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Dans la crainte d’assister à une de ces scènesd’amour où le bâton du Turk intervient si souvent,quittons le boudoir de Mouïna puisque, d’ailleurs,nousconnaissonsletempleetl’idole. NousdisionsplushautqueleDieudeMahomet,— habituellement, pourtant, assez tolérant pour son peuple,—irritédel’impiété,desdébordementsetdel’incorrigibilité de la population blidienne, laquelle,ayantperdudevueetnégligédepuislongtempslapra-tiquedesvertusdesesancêtres, lesMoresandalous,enétaitarrivéeàreprésenteraujourd’huilagammedetouslesvices;nousdisions,répété-je,que,fatiguédeprêcherdansledésertparlavoixdesesprophètesetdesesenvoyés,Dieu,àboutdepatience,avaitrésoludepunird’unchâtimentterriblecetteabominablepopula-tion,quelesTurksavaienttoutàfaitpervertie;ilavaitdécidé,danssacolère,dedétruirecesimpiesmauditsenlesécrasantsouslesruinesdeleursdemeures. Nous allons faire le récit de cet épouvantabledésastre(1), et montrer jusqu’où peut aller la colèred’unedivinitéquisevenge.Nouscroyonsnécessaire,_______________ (1) Nous tenons les faits que nous allons raconter delabouched’untémoinoculairetrèsdignedefoi,etnouslesavonscontrôléssérieusementauprèsdeplusieursdescontem-porains de notre narrateur, lesquels ont fait partie du petitnombredesBlidiensquiontéchappéaudésastre.Dureste,cesfaitssontd’hier,etl’ontrouveraitcertainementencoreàBlidaplusd’untémoindutremblementdeterrede1825.

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avantdedonner laparole ànotrenarrateur, dedirequelquesmotsdelasituationdeBlidaetdesapopu-lationaumomentdutremblementdeterrede1825,etdefairefaireaulecteurlaconnaissancedeleurpro-phètedemalheur,SidiMohammed-ben-Bou-Rekâa,lemarabout,vénérédesBni-Menad. En1825,Blida,remisedespertesqueluiavaitfaitéprouver la peste de 1817-1818, fléau qui lui enleva jusqu’àsoixante-dixpersonnesparjour,comptaitunepopulationde6à7,000habitants,forméedeMores,deKouloughlis,deTurks,d’IsraélitesetdequelquesArabesdudehors.Lavilleavait1,300maisons,dontquelques-unesseulementréunissaientàl’intérieurlesélégances, lagrâceet leconfortde l’habitationmo-resco-algérienne. A l’extérieur, c’était ce que nousvoyonsencoreaujourd’hui:descubesblanchisàlachaux,etpiquetésdequelquesraresetjalousesouver-turestreillisséesdeferjouantlerôledefenêtres,unesortededéàjouerdontlafacelaplusprodigalementpointéenedépassaitjamaisledouble-deux. LapopulationdeBlida,cellequineselivraitpasaunégoce,vivaitduproduitdesesjardinsetdesesvergers;trèspeuagricole,ellenefaisaitdebléetd’or-ge que pour sa consommation. Les quelques Turksqu’on y trouvait étaient surtout des khezourdjia(1),qui, soit qu’ils fussent mariés, soit qu’ils y eussent_______________ (1)LeservicedelaMiliceturke,nouslerépétons,sedivisaitentroispositions,dontchacuneavaitunandedurée:

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des intérêts, avaientchoisiBlidapourypasser leurannéedekhezour,oudedisponibilité. Sil’onencroyaitcertainsauteurspleinsdepen-chantpour lesmœursdehautgoûtdel’Orient,Bli-da, avant nous, nous l’avons dit plus haut, n’auraitétéqu’unlupanar,unevilledepetitesmaisonsoùlesgrandsdelaRégencevenaientoublier lessoucisdel’Administration turke, et profiter joyeusement de la longanimitéduPachaqui,unjouroul’autre,pouvaitleur ôter la disposition de leur tête. Ces auteurs, etnousl’avonsrépétéservilementaprèseux,ainsiquecelasepassetoujoursquandils’agitdecalomnie,cesauteurs,disons-nous,ontété jusqu’àprétendrequ’àl’époquefortunéedontnousparlons,Blidan’étaitja-maisdésignéequeparl’épithèteinfâmedeKAHBA,prostituée. Il est délicat, pensons-nous, de rectifier cette er-reurquiafaitplusquesontemps.Lavérité,c’estqueBlidanevalaitnimoinsniplusquelesautresvillesdelaRégence.Sesmœurs,nousl’avouons,étaientloin,certainement,d’avoirlapuretédesonciel;maisonpouvaitendiretoutautantdeKoléa,quelesauteursdontnousnousplaignonsontessayédefairepasserpourunesainte,etceladanslebutinavouablededon-nerplusdesaillant,plusdereliefàl’échevellement_______________servicedegarnison,serviced’expédition,reposoudisponi-bilité.Pendantsonannéederepos,lekhezourdjiavaitdroitàlasoldeseulement.

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orientaldontonaccusaitla Petite Rose de la Mtidja.Cen’estpasbien.Évidemment,nouslerépétons,Blidan’ajamaisétéconfondueavecNanterre,—d’ailleurs,celaneseprononcepasdelamêmefaçon,—maisilfautdireaussiquelatempératureafricaineetlepar-fumdesorangersneparaissentrienmoinsquefavora-blesàlacultureetaudéveloppementdesrosières. Nous ne devons pas laisser ignorer pourtantqu’auxyeuxdequelqueshommespieux,deSidiMo-hammed-ben-Bou-Rekâa, entre autres, marabouthvénérédesBni-Menad,lesgensdeBlidaétaientmûrspourlechâtiment.Pourlui, iln’étaitguèrepossibled’aller audelàen faitd’impiété,d’incrédulitéetdecorruption, et Dieu, qui y avait mis de la patience,nepouvaitmanquerdes’en lasserbientôt,etde lesenpunirparquelqueaffreusecatastrophe.C’étaitim-minent.Depuislongtempsdéjà,cesainthomme,quiavait,sansdoute,unemissiond’en-haut,s’évertuaitàlesprêcher,àlesexhorterpourtâcherdelesrameneràlafoimusulmane,dontilsavaientmêmeoubliéjus-qu’à la formule;sesavertissements, ilest inutiledeledire,avaienttoujoursétéaccueillisparlesriresetlemépris.Pourtant,Mohammed-ben-Bou-Rekâapas-saitpourposséderledondesmiraclesetdeprophé-tie;mais,quandunepopulationest aveuglée, taréeparl’impiété,ilestreconnuqu’iln’estpointd’autreremèdeàluiappliquerqueladestruction.LaBibleetleKoranenfourmillentd’exemples.

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Cecidit,nouslaissonslaparoleaunarrateur. Noussommesenredjebdel’année1240del’hé-gire, et lemercredi7de cemois, denotre ère, le2mars1825.Dèslematindecejour,Mohammed-ben-Bou-Rekâa(1),vêtud’unbernonsenhaillons,etunlongbâtonàlamain,parcouraitlaville,lamenaceàlabou-che,et,commeleprophèteJonas,quipréditlachutedeNinive,ils’enallaitparlesruesencriantcesterri-bles paroles : « Écoutez, ô les corrompus ! ô les gâtés !encoretroisjours,etjevouslejureparDieu!Blidaseradétruite!...Allons!ajoutait-ilironiquement,quiest-cequiveutm’acheterBlidapourunfels?(2)» Bienqu’iln’attachâtqu’unemédiocreimportan-ceauxparolesdeSidiMohammed-ben-Bou-Rekâa,regardégénéralement commeunderouichne jouis-santpasdetoutesaraison,leHakem(3)deBlida,quiétaitalorsleTurkHacen-Eth-Thouïl(Hacen-le-Long),n’en fit pas moins arrêter ce prophète de malheur, qui répandaitl’effroiparmilesfemmesetlesenfants,etil l’enferma dans la prison de lamehakma(4). Il n’yavaitpasunquartd’heurequeleHakeml’avaitmissouslesverrous,queBen-Bou-Rekâavenaitluidon-nerlesalutaumomentoùilbuvaitàpetitesgorgéesle_______________ (1) Sidi Mohammed-ben-Bou-Rekâa a son tombeauprèsdeseauxthermalesdeHammam-Rir’a. (2)Piècedemonnaiedelavaleurd’uncentimeàpeuprès. (3)Legouverneurdelaville,celuiquiycommande. (4)Mehakma,tribunaldukadhy.

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contenud’unetassedecaféquevenaitde luiservirsonkahouadji. Hacen-Eth-Thouïl, qui, en sa qualité de Turk,n’était pas un Croyant bien accentué, supposa, envoyantBen-Bou-Rekâadehors,qu’ilavaitmalfermélaportedelaprison,etilsedisposaitàleréincarcérer.Mais le marabouth des Bni-Menad lui ayant affirmé queceseraitlàunepeineinutile,attenduqu’ilseriaitaumêmedegréetdesesverrousetdesesfers,Hacenseletintpourdit,etilnecherchapasàenrecommen-cer l’épreuve ; il le laissadonc libre, en lui recom-mandant toutefoisd’éviter de jeter l’alarmedans lapopulationblidienneparderidiculesprédictions. Ben-Bou-Rekâa se contenta de lui répondre :«Dieuseulestgrandetpuissant,etcequ’iladécidédanslanuitd’El-Kadr(1),iln’estpointaupouvoirdeshommesde s’yopposer. Je te le répète,ôHakem!encore trois jours, etBlida seradétruite !»EtSidiMohammed-ben-Bou-Rekâa se retira en répétant cecrisinistre:«Quiest-cequiveutdeBlida,la Petite Rose(2),pourunfels?...»_______________ (1)C’estdanslanuitd’El-Kadr,qu’oncroitêtrecelledu23oudu24dumoisdeReumdhan,quesontrésolueset fixées, pour toute l’année, les affaires de l’univers. Dans cettenuit, lesangesetl’espritdescendentdanslemonde,aveclapermissiondeDieu,pouryréglertouteschoses.(Le Koran, chapitre XCVII, vers. de 1 à 5.) (2)SidiAhmed-ben-Ioucef,l’auteurprésumédeDic-tonssatiriquessurlesprincipalesvillesettribusdel’Algérie,

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Quelques vrais Croyants — Blida n’en renfer-maitguèrealors—sehâtèrentpourtant,dansledou-te,d’abandonner leursdemeuresetde seconstruiredesgourbisdansleursjardins. Pendanttroisjours,l’impitoyablemarabouthcriasaterriblemenaceparlaville,etlesimpiessedisaientenl’entendant:«Mauditsoitl’insenséavecsasotteprédiction!»D’autresluijetaientcesouhait:«QueSa-tanlelapidéteclouetalanguedechiendanslabouche,maudithurleur!»Etsansprendregardeàcesinjures,Mohammed-ben-Bou-Rekâarépétait,enlespsalmo-diant, ces paroles du Koran : « Nous envoyâmes chez ceuxquis’étaientégarésdesavertisseurs,etceuxquin’étaient point nos serviteurs fidèles, et les incrédules lestraitèrentd’imposteurs.Écouterons-nous,disaient-ils,unhommecommenous?Envérité,nousserionsplongésdansl’égarementetdanslafolie....C’estunim-posteurinsolent!....LesMadianitesetlesTemoudites_______________etdontletombeauestàMiliana,auraitdit,nouslerépétons,àproposdeBlida: «En-naskaloulekEl-Blida; AnasemmitekOurida.» «Ont’anomméeLaPetiteVille; Moi,jet’aiappeléeunePetiteRose.» SiSidAhmed-ben-Ioucefestmort,commeonlepré-tend, le 10 de safar de l’année 931 de l’hégire (1521 denotreère), ledictonsurBlidaestnécessairementapocry-phe,puisquecettevillen’aétéfondéequ’en942del’hégire(1535denotreère).

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ontaussitraitélesenvoyésChoâïbetSalahd’impos-teurs.... Quelle a été la fin de ceux qu’ils avertissaient ? Une violente commotion de la terre les surprit, et,le lendemain,onlestrouvagisants,mortset lafacecontreterre,sousleursdemeuresbouleversées.» « Tu leur annonceras, ô Mohammed-ben-Bou-Rekâa!lechâtimentterrible,etilstediront:«Tais-toi,chien,tumens!» «Malheuràquiconquetourneledosetnecroitpas!Malheurauxgâtés,auxpourris,auxcorrompus!» EttousceuxquirencontraientMohammed-ben-Bou-Rekâasurleurcheminhaussaientlesépaules,ouluijetaientuneinjure. Et les enfants — les fils de Turks principalement —suivaientlederouichenlehuant. Lelendemainetlesurlendemain,quelquesMo-res,quelapersistancedeSidiBen-Bou-Rekâaavaitfini par effrayer, quittèrent leurs demeures et allèrent dresser des gourbis dans les orangeries, bien que,pourtant,leprophètenesefûtpasexpliquésurlafa-çondontBlidaseraitdétruite. Blida ne s’était, en somme, que médiocrementpréoccupée de la menace du derouich des Bni-Me-nad:Blidas’amusait,etchacunedesesnuitsétaitunefête;lequartierEl-Bokâasurtout,larégiondeshouristariféesn’étaitquejoieetplaisir:lejeu,lamusiqueetl’amour,cettetrinitédesvoluptésterrestres,yavaientélu domicile, et Turks de la Milice rentrant de razia surquelquetriburebelle,etRaïsrentrantdelacourse

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surlesnaviresdesChrétiens,galvanisaientavecunepoignée de solthanis d’or ces corps sans âme, cesfilles marmoréennes dont la suprême félicité est la nonchalantemollesseetlerepos.Écoutons,etdecesmaisons,tristesaudehorsetpareillesàdessépulcresblanchis,nousentendronss’exhalertouslesbruitsduplaisir :bruitsdeguitaresetdederboukasoutenantdesvoixdefemmesroucoulantunchantd’amoursurun rythme inarticulé et plein de langueur, bruits dedésàjoueragitésfrénétiquementdanslescornetsetprécipités brutalement sur la table du jeu, bruits debaisersmêlésauxvibrationsheurtéesetfébrilesdesinstrumentsdemusique,bruitsdevoixrauquesetgut-turaleschargéesd’injures,auxquellesrépondentdesvoix d’une douceur extrême et d’un timbre harmo-nieuxcommeunchantd’oiseau:Turk et Moresque,c’esttaureau et gazelle ! Blidas’amuse:maissesmosquéessontdésertes,et lesmoueddens’égosillentenvainà rappelerauxBlidienslesheuresdelaprière:plusdeprières,plusd’ablutions:âmesetcorpscrasseux;plusd’hospita-lité,plusd’aumônes,lespréceptesduLivreoubliés,lesmarabouthsconspués, lesavertisseursemprison-nésettraitésd’insolentsimposteursoud’insensés! Noussommesaumercredi,etleseptièmejourdumoisderedjebdel’année1240del’hégire,denotreère,le2mars1825:lecielestsplendide;ilalapure-téducristal:c’estunedecesbellesmatinéesdel’hi-veralgérienoùtoutrenaît,toutrevit;lesamandiers

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sont fleuris ; les orangers sont en fleurs et en fruits; toutbourgeonne,bourdonneetditsonchantderésur-rectionetd’amour.Onsesentheureuxdevivre,etilsemble que la vie n’aura pas de fin. Le soleilmarque cemomentde la journéequelesArabesappellentedh-dheha(1),c’est-à-diredehuitàneufheuresdumatin.Mohammed-ben-Bou-Rekâa,quin’apointcessé,depuislefedjeur(lepointdujour),deglapir,commeundellal(2)surunmarché,souiro-niqueproposition:«Quidoncm’achèteraBlidapourunfels?»leterriblemarabouth,disons-nous,lassé,sansdoute,desoninfructueuxencan,s’estarrêtéde-vant lamosquéedeSidiAhmed-el-Kbir.Unevoléed’enfantsapoursuivi lederouichdeseshuées;deshommessesontmêlésàcetinsolentcortège;ilsécou-tent,larailleriesurleslèvres,lesmenacesdel’éludeDieu. Méprisant,évidemment,lesinsultesdecesinsen-sés,Mohammed-ben-Bou-Rekâasemblaits’isoleraumilieudecettetourbehurlante;lemarabouthn’étaitplusqu’unevoix,maisunevoixterrible,implacable,avertissantetmenaçant:«Malheur,danscejour,auxincrédules!disait-il;carbientôt,aujourd’hui,dansun_______________ (1)Ledhehac’estlemomentdelamatinéeoùlesoleilest élevé au-dessus de l’horizon de la hauteur d’une lance; c’estl’instantmédialentreleleverdusoleiletsonpassageauméridien. (2)Crieurpublic.

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instantpeut-être, ilsverrontlaterretremblerdesontremblement, et lorsqu’elle secouera sa charge, ilsdemanderont terrifiés : « Qu’a-t-elle ? » et elle dira pourquoielletremble!» Continuantsasinistreprophétie,lederouichBen-Bou-Rekâaajoutaitsardoniquement:«Malheurauxcorrompus et aux gâtés ! car, aujourd’hui, nous leschâtieronsd’unchâtimentterrible!Aujourd’hui,lesmontagnes, qu’ils croient solidement fixées, marche-rontcommemarchentlesnuages,lamerbouillonnera,lestombeauxserontbouleversésetlaterrelesrejet-teradesonsein!Malheurauximpies!Aujourd’hui,lapeurcontorsionneraleursvisages!Aujourd’hui,lanourricelaisseratomberl’enfantqu’elleallaite;toutefemme enceinte avortera ; il n’y aura plus de liensde parenté ; le fils ne reconnaîtra plus sa mère; les hommesserontivres,nondevin,maisd’épouvante!Aujourd’hui,jelejureparDieu!ilyauradesvisagespoudreux couverts depoussière ! il y aura des crâ-nesécrasés,desseinspétris,desmembresbrisés!carc’estaujourd’huilejourduchâtiment!» Une bouffée de chaleur souffla sur la ville. Puis,portantsonregardsurleminaretdelamos-quéedevantlaquelleils’étaitarrêté,Mohammed-ben-Bou-Rekâas’écriaitd’untonpleinderaillerie:«ParDieu!ôminaret!tuesbienlechef-d’œuvredeshom-mes!ParSidiAbd-el-Kader,lesultandesjustes!ja-maisjenevisuneplusmerveilleusechose!Tataille,quis’élancegracieusementdanslesairs,estcellede

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l’élégantpalmier,etpourtanttonfrontorgueilleuxvaroulerendébrisàmespieds!» —«C’estlà,envérité,unmisérableimposteu!semitàdireundeshommesdugroupe,ets’ilnecessesesprédictionsinsensées,parDieu!nouslechasse-ronsdelaville!....Allons!ôprophètedemalheur!situesvéridique,prouve-le-nousparunsigne:faistomber, par exemple, sur nos têtes une portion duciel:»ajoutacethommeenraillant. —«C’estvrai!continuaunautre,quecebraillardnousdonneunepreuvedesamission,ouqu’ilsetaise!» —«Hahou!hahou!hahou!»hurlèrentlesgensquientouraientlederouich. Lescolombesdésertèrentleursnidsenabandon-nantleurspetits,etplongèrentdansleNord. Mohammed-ben-Bou-Rekâa ne répondit à ceshuéesqueparcetteterriblemalédiction:«Malheurauxincrédulesquidemandentàl’envoyédessignesdesamission!...Ilsnelesattendrontpaslongtemps...Mais il sera trop tard; car l’heure du châtiment estproche!l’heureduchâtimentestvenue! Mohammed-ben-Bou-Rekâaavaitàpeineachevécesparoles,qu’uneépouvantabledétonationsouter-rainesefaisaitentendreducôtéduSud,dansladirec-tiondesgorgesde l’ouadSidi-Ahmed-el-Kbir, puisunesecoussed’uneviolenceextrêmevenaitébranlerlaville.Leminaretdontl’envoyéavaitpréditlachutesemblasesouleverdesabase;iltournasurlui-même

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comme par un brutal mouvement de torsion, il os-cilla,chancela,sedisloqua;unedernièrepousséeleprécipitasurlesoloùils’abîmaavecungrandfra-cas,enécrasant soussesdébris legrouped’impiesquiavaientméconnu lamissiondusaintet terriblemarabouth. Mohammed-ben-Bou-Rekâa avait disparu dansl’épaisnuagedepoussièrejaunâtresqui,pareilàunetrombelivide,s’élevaitdesruinesduminaret. Enmêmetemps,chaquemaison,frappéedanssesfondations comme par un bélier, se déchausse sousles coups redoublés du fléau ; la terre paraît vomir lesconstructionset lesrejeterdesonsein; lesmursdepisé,gauchisparces soulèvements,chevauchentpar planches(1), perdent leur aplomb, et s’écroulentlourdementenentraînantlesterrassesdansleurchute.Leschienshurlent,lesfemmesquiontpus’échapperfuientenemportantleursenfants.C’estunbruit,untumulte effroyable : craquements sinistres, éboule-mentssourds,ruptures,fractures,déchiruresgrinçan-tes,déboîtementsdepoutrelles,heurtisdevasesvi-brant leur note métallique; tout se lézarde, s’émiette, s’affaisseous’effondre;toutseculbute,serenverse,s’aplatit,sebrise,s’écrase,s’abîme.Chaquemaison,chaquechambredevientuntombeauquisereferme_______________ (1) LesArabes appellent louha, planche, l’ensembledes couches de pisé nécessaires pour remplir une fois lemoule.Laplancheestcequenousnommonsla banchée.

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surdesvivantsetsurdesmorts.Lesplaintes,lescris,les rôles se confondent avec les grondements de laterre,etformentunconcertdiscordant,terrible,rap-pelantceluidesdamnés.Quelques-unsdecesenter-rés vivants essaient de prier ; mais l’avertisseur l’adit:«Ilesttroptard!»Ilsseverrontmourir;ilsse-rontlestémoinsdeleuragonie,puisleDieuvengeurleurferagoûteraufruitamerdelamort;maisavantceterme,lesupplicelesenvelopperapar-dessusleurstêtesetpar-dessousleurspieds;carilestditquelesincrédules et les corrompus porteront le fardeau deleurincrédulitéetdeleurcorruption. Lessecoussescontinuentimplacables,terribles;lesminaretsdesmosquéesEt-Terk,deSidiMoham-med-ben-Sâdoun et de Bab Ed-Dzaïr essaient de se défendre sur leurs bases ; mais, comme celui de lamosquée de SidiAhmed-el-Kbir, ils sont précipitéssurlesolpareilsàuncavalierquedésarçonneunche-val vicieux. Les dômes des onze mesdjed(1)delavilles’effondrent sur les ruines de leurs murailles dislo-quées. Unimmensenuagedepoussières’élève,commela fumée des sacrifices, au-dessus de la ville, et l’en-_______________ (1)Lemesdjedestlelieuoùl’onseprosternepourprierDieu.Onappelleainsiunepetitemosquéesansminaretaf-fectée à la prière de tous les jours.Laprière duvendredi—lejourconsacré—sefaitdansledjamâ,quiestlelieudel’assemblée, de la réunion hebdomadaire des fidèles.

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velopped’unsuairedenuanceterreuse.Blida,laPe-titeRosedelaMtidja,pleinederireetdevieiln’yaqu’uninstant,Blidan’estplusqu’unmonceauderui-nes,quelquechosed’effroyablementinforme,fouillishideux qui, quoi qu’en dise Mohammed-ben-Bou-Rekâa,ne saurait être l’œuvredeDieu,ducréateurdes harmonies de l’univers ; mais bien plutôt celledelamatièrebrutale,aveugle,inintelligente.Etqueltempsa-t-il falluà l’auteurdecet infernaldésordrepour le consommer ? Mohammed-ben-Ed-Debbah,un poëte fils de Bey, va nous le dire : « C’est en redjeb, et le mercredi, en l’an douze cent quarante, Queletremblementdeterreaccourutsurlepays; Il lui suffit d’un instant pour en consommer la ruine, Letempsdelirelasourate«El-Ikhelass(1)»deuxfoisauplus!» C’est donc de dix à douze secondes qu’aurait duré_______________ (1)LasourateduLoranquelesMusulmansdésignentsouslenomd’El-Ikhelass—laSincérité—estcellequiapourtitre«la reconnaissance du dogme de l’unité de Dieu.»Nousendonnonsletexte: «AunomduDieuClémentetMiséricordieux! 1.Dis:Dieuestun. 2.C’est leDieuàqui tous lesêtress’adressentdansleursbesoins. 3.Iln’apointenfanté,etn’apointétéenfanté. 4.Iln’apointd’égalenquiquecesoit.» (Le Koran, chapitre CXII, versets de 1 à 4.)

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lapremièresecousse,cellequidétruisitlaville. Lamoitiéde lapopulation—lesfemmessur-toutàcausedeleurshabitudessédentaires—esten-seveliesoussesdemeuresruinées.Lavilleprésenteunspectacleaffreux : ici, c’estunemèrequiaétéécraséeencherchantàsauversonenfant;là,c’estunMoredont lecrâneaétébriséparun fragmentdeterrasseaumomentoùilessayaitdefuiravecunvase de terre renfermant son trésor; plus loin, unetêtegrimaçantesortdedessouslesdébrisd’unmur;à côté, c’est un bras ecchymosé, c’est une jambemeurtrie,c’estunemoitiédecorpsbleuie.Achaquepas,descervellesontjaillienéclaboussuressurdesmuraillesblanchesqu’ellesonttigrées,desmembresontétébroyés,deschairsontétépétries;desmaresdesangbuesparlesdécombresontforméunebouenoirâtre et visqueuse; des orangers, chargés de fleurs etdefruits,ontétédéracinésoucoupésendeuxparlachuted’uneterrasse. Cestombeauxrenfermentencoredesvivantsdansleurs flancs menaçants : par les fissures des terrasses, —couverclesdesépulcres,—s’échappentdesplain-tes,desgémissements,descrisétouffés.«Mais lessecoursviendront-ils?pensentcesvivants;lapopu-lationtoutentièreaétéengloutiepeut-être!...»Hor-ribleincertitude! Les animaux, effrayés, courent éperdus sur lesruines;deschiens,deschatsjuchéssurquelquepan

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de mur resté debout, flairent inquiets dans l’espace, lesoiseauxtourbillonnentau-dessusdelavillesanstrouveroùseposer. LesMusulmansquiontéchappéaudésastrere-gardent,aveccetterésignationquiestletrésordel’Is-lam, leurs maisons détruites. Cette attitude tranchefort aveccelledes Juifs,qui,oubliant l’exempledeJob,troublentdeleurscrisdedésespoirlesilencegla-cialementsinistrequiplanesurcesruines.LesTurksblasphèment, lesKouloughliset lesMoreségrènentmachinalementleurschapelets. DelaravissanteBlidailneresteplusquedespansdemursmenaçantspareilsauxdentsbranlantesdelamâchoired’unevieillefemme.Souslessecoussesdelapremièrejournée,cesrestes,sanscessetourmentés,s’effondrentsurleursbases,etachèventd’encombrerlesruesétroitesdelavilleruinée.Lesquartierssudetouest,c’est-à-direceuxdontlesconstructionssontas-sisessurl’ancienlitdel’ouadSidi-El-Kebir(1),sontpar-ticulièrementmaltraités:cen’estplusqu’unamasin-formededécombressouslesquelsestenfouietouteunepopulation;carlàpersonnen’apuéchapperàlamort. Lenuagedepoussièrequivoilaitlecieletl’éten-duedudésastres’estaffaissésur la terre; l’airare-prissadiaphanéité,etlesoleil,quis’étaitlevéradieux_______________ (1) La ligne principale de destruction rencontreraitaujourd’huileMagasinàpoudre,l’Arsenal,l’Église,lapla-ced’Armeset larueactuelledeBab-es-Sebt,c’est-à-direl’ancienquartiermilitaire.

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surunecitépleinedejoie,n’éclaireplusquedesrui-nes,descadavres,etlesrestesatterrésd’unepopula-tionqui,sielleétaitcoupabledevantDieu,enavaitétébiensévèrementetcruellementchâtiée. L’aspectdelavilleesthideux;c’estàs’ycroireaujourdeladésolationpréditeparleLivre:desdéto-nations,desgrondementssouterrainsincessants,deschocssaccadésproduisantdesébranlementsintenses,la terrehouleuseetconvulséeruguantsasurfacedevaguessolides,lesolfuyantsouslespiedsetsesoule-vant par des renflements subits et imprévus. Les hom-mesparaissentivres;ilschancellentahuris,hébétés.Quandcelacessera-t-il?Ladivinitévengeressen’est-elledoncpointrassasiéedevictimes?Lescorrompusetlesimpiesn’ont-ilspointencoreététousfrappés?QuandDieurépandra-t-ilsurlesentraillesbouillantesdelaterrelagoutted’eaufroidequidoitlacalmer?«Sic’estnotredernierjour,lejourdelarétribution,disaient les justes, ô Dieu ! hâtes-en la fin ! » QuandlesBlidéenspurentsecompter,ilsvirentaveceffroiquelamoitiédelapopulationétaitenfouiesouslesruinesdelaville;prèsdetroismilleperson-nesavaient,dèslapremièresecousse,étéengloutiessous les débris de leurs demeures. Des treize cents maisonsquecomptaitBlida,unevingtaineseulementrestaient debout, mais horriblement lézardées et me-naçantesànepouvoirêtrehabitées.Ledésastreavaitétécomplet.

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Revenus à eux, les survivants firent quelques ten-tatives de déblai, soit pour arracher à la mort leursfemmesouleursenfantsdontilsentendaientlescrisoulesgémissements,soitpouryretirerdesdécom-breslesobjetsprécieuxquiyétaientenfouis;maisdenouvellessecoussesvenaientàchaqueinstant inuti-liseruntravailquelemanqued’outilsnepermettaitpas,d’ailleurs,depousseractivement.Épuisés,haras-sésdefatigue,sansressourcespourréparerleursfor-ces,cesmalheureuxcessaient,désespérés,uneœuvredontDieu,apparemment,nepermettaitpasl’accom-plissement.Ilspassèrentlanuit,unenuitd’angoisses,surlesruinesdeleurshabitationsbouleversées. Pendanttoutecettenuit,laterrenecessadegron-deretde tressaillir;descris étouffés,desappelsausecoursinécoutés,ounepouvantêtreexaucés,sefon-daientdanslesbruitsd’entraillesdelaterre;chaquesecoussediminuait,parmilesenterrés,lenombredesvivantsetceluidesplaintes;chaqueébranlementdé-livraitparlamortquelques-unsdecesenfouisdéses-pérantdusalut. Lesbordj(1) semésdans lesorangeriesdeBlidaavaientétéaussimaltraitésquelaville;ilsn’étaientplusqu’unamasdedécombres. Onditquetouteslessourcesetfontainesquidon-naientdel’eauàlavilleavaienttariquelquesheuresavantlamanifestationduphénomène._______________ (1)LesArabesappellentbordjlesmaisonsconstruitesdanslesjardins.

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La nouvelle de ce désastre était promptementparvenueàAlger,qui,d’ailleurs,avaitressenti,ainsiqueKoléaetCherchel,leseffetsdelacommotionquiavaitdétruitBlida.Hoçaïn-Pacha,lesouveraind’Al-ger,s’étaitémudelaterriblecatastrophequiruinaitlaperledelaMtidja,etilavaitdonnél’ordreàsonAr’adesArabes(l),quiétaitalorslecélèbreYahïa(2),deporter_______________ (1)L’Ar’adesArabesétaitundesprincipauxpersonnagesdelaRégence:ilavait,encampagne,lecommandementdelaMiliceturke.Iladministrait,avecleconcoursdeskaïdsetdeshakem,lajusticecriminelledanslesdistrictsquirelevaientdi-rectementduGouvernementd’Alger.LavilledeBlida,ainsiquenousleverronsplusloin,faisaitpartiedesoncommandement. (2)YahïaétaitoriginairedescôteseuropéennesdeKara-Daniz (Mer Noire). Omar-Ar’a, qui, sous le nom d’Omar-ben-Mohammed,futpachade1815à1817,lepritdanslaMilice,oùilétaitiouldach(soldatdelaMilice),etlenommakaïddesBni-Khelil.C’estàcetteépoquequeYahïaachetaàBlida,endehorsdelaported’Alger,l’habitationconnueplustardsouslenomdeMaison Saulière.C’estdanscettemaison,situéeenfaceduTapis-Vert,quefutétranglé,en1828,cethommere-marquable,que lePacha-DeyHoçaïnavaitélevéà ladignitéd’Arab-el-aghaci(ar’adesArabes)àsonavènementaupacha-lik de la Régence en 1818. Hoçaïn avait craint que l’influence deYahïasurlesArabesneluidonnâtl’idéedelerenverser:illedestituadanslecourantdel’année1828,etl’exila,enluifixant Blida pour résidence. Deux mois plus tard, le Pacha, que cettemesurederigueurn’avaitpasrassuré,envoyaitl’ordreauhakemdeBlida,Baba-Mosthafa,delefaireétrangler. Nousdironsplusloincequefutcethommeremarquable,quiappartientàl’histoiredeBlida.

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dessecoursauxBlidiens,etdeprendreàleurégardtouteslesmesurespossiblesd’aideetdesalut. Yahïa-Ar’a s’était hâté de réunir tout ce qu’ilavaitpudetentes,d’effetsd’habillement,devivres,d’outils.Uneréquisitiondebêtesdesomme—cha-meaux, chevaux, mulets, ânes — fournissait lesmoyensdetransportquidevaientcomposerleconvoidesecoursdestinéauxBlidiens.Yahïa-Ar’alemettaitenmarchelesoirmêmedu2mars ; ilpartaitdesapersonne,avecsonescortedespahis,pendantlanuit;ilarrivaitàBlidalelendemain3àlapointedujour,etcampaitàlaported’Alger. Les gens de la montagne, Bni-Salah, Mouzaïa, Soumata,quiontsentilefumetdubutin,sesontabat-tussurBlida;ilscommencentdéjààrôderdanslesruinesetàopérerdesfouillespourleurproprecompte;lesHadjouth,que leurréputationdepillardsoblige,se sont empressésde suivre l’exempledecesmon-tagnards. Malheureusement pour ces gourmands dubiend’autrui,lepremiersoindeYahïa-Ar’aavaitétédefairepublierparlesruesdelavilleladéfenseex-pressededépouillerlesmortsetdefouillerlesruines;toutinfracteuràladécisiondel’Ar’adevaitêtrependusansautreformedeprocès.LesspahisdeYahïaetlapoliceduHakemfurentchargésd’assurerl’exécutiondesordresde l’Ar’a.Et, en résumé, comme il étaitdanslesusdel’Administrationturkedeprévenirpouravoirmoinsàpunir,ellecrutdevoirappuyerlame-suredontnousparlonsplushautenfaisantpendreaux

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créneaux de la porte d’Alger quelques Kabils qui,peut-être,nel’avaientpasencoretoutàfaitmérité;mais cela n’aurait pas tardé, fort probablement. Cequitendraitàleprouver,c’estquecesmontagnardsselaissèrentmettrelacordeaucouavecunerésignationadmirable,etqu’aumomentoùleJuif-exécuteur(1)sedisposaitàleurouvrirlesportesdel’autrevie,ilsédi-fièrent les Musulmans par leur pieuse attitude à réci-ter,l’indexenl’air,laformuledutémoignage. Yahïa-Ar’a fit commencer sans délai les fouilles là où on espérait encore trouver des vivants. Quel-ques-unsdecesmalheureuxenterrésvifspurentêtresauvés,bienquelessecousses,quinediscontinuaientpas, rendissent cette besogne de sauvetage fort diffici-le.Lapluie,quitombale3etlesjourssuivants,ame-naitdeséboulementsetdeseffondrementsquimet-taientlesjoursdestravailleursendanger.Ons’occupaaussideretirerlesmortsdedessouslesdécombresetdeleurdonnerlasépulture. Yahïa-Ar’aavaitfaitappelauxKabilsdestribusvoisines de Blida pour cette opération de déblai etdedésenfouissement;ilsrecevaientparjourunrbiâ_______________ (1)LesJuifsétaienthabituellementchargés,danslesvilles,del’exécutiondesarrêtsprononcéscontrelesArabesou les Kabils.A Blida, c’était par la pendaison qu’on sedébarrassaitdescriminelsquiavaientméritélamort,etcet-tesuprêmeopérationavaitordinairementlieuàl’ancienneported’Alger.

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boudjhou(1), et une ration de viande et de riz. Quatorze centsmortsfurentretrouvéspendantlajournéedu3;lesMusulmansfurentinhumésdanslescimetièresdeBab-ed-Dzer, de Bab-el-Kebour(2) et de Bab-er-Ra-hba;lesIsraélitesreçurentlasépulturedansleurci-metièreparticulierdelaroutedeKoléa(3). Les restes de la population se réfugièrent danslesjardins,oùilsseconstruisirentdesgourbisquilesabritèrenttantbienquemalcontrelemauvaistemps.Pendantlajournée,leséchappésaudésastrefouillaientlesdécombresdeleursdemeuresdansl’espoirdesau-vercequ’ilspourraientdeleursmeublesoueffets. Yahïa-Ar’aavaitfaitdistribueràcettepopulation,réduiteàlaplusaffreusemisère,desvêtements,descouvertures,del’argent;destentesfurentdressées,endehorsdelaville,surl’emplacementdelaported’Al-gerd’aujourd’hui;deskazan(4)furentétablisenmême_______________ (1)Unquartdeboudjhou,ou0fr.45centimes. (2) L’emplacement occupé aujourd’hui par l’Hôpitalmilitaire,laplacedelaRemonteetsesbâtiments,étaitunvastecimetièrehérissédetombeaux;c’étaitlecimetièredeBab-ed-Dzer, de la porte d’Alger. Celui qui était désigné souslenomdeBab-el-Kebour,portedesTombeaux,étaitsituésurlesemplacementsoùfurentbâtisplustardlequar-tierdecavalerieetsesécuries. (3)LecimetièredesIsraélitesétaitausuddupostedel’ancienMagasinàFourrages,surlarouteactuelledeBlidaàJoinville. (4)Kazan,vastemarmiteencuivresanscouvercle.

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tempsàquelquespasdececampementetdelachapel-lefunérairerenfermantladépouillemortelledeSidiMeçâoud(1);cesmarmitessontdestinéesàlaprépa-rationdubeurr’oul(2)quidoitserviràl’alimentation,sansdistinctiondeculte,delapopulationblidienne. Maislescolèresdelaterrenesecalmentpoint;l’ébranlementestpresqueincessant;lesbruitsroulentsouslespiedscomme,parunorage,roulelafoudredansleciel;àchaqueinstant,cesontdeschocsfurieuxquiimprimentausolunmouvementvibratoireintenseamenantlesétourdissementsdel’ivresse.Tantôtl’agi-tationdelaterreestàpeinesensible,tantôtlacommo-tions’exerceavecdesviolencesprodigieuses;dansses mouvements d’exhaussement et d’abaissement,sasurfacesefendillecommeunepeaudesséchéetroptendue,etdesphosphorescencesbleuâtressetortillentauxlèvresdecesridescommedelongsversluisantset_______________ (1) La chapelle funéraire de Sidi-Meçâoud s’élevaitprèsde l’abreuvoirde laRemonte,qui est situéentre lesécuriessuddecetétablissementetlaported’Alger.Onyremarquaitencore,ilyaquelquesannées,unvieuxmico-coulierqui,jadis,avaitprêtésonombreautombeaudusaintmarabouth. (2)Lebeurr’oul sepréparede lamanièresuivante :onmetdublédansunemarmiteetonlesale;lorsqu’ilestàmoitiécuit,onl’ôtedelamarmiteetonlefaitsécher ;quand il est bien sec, on le concasse au moulin, et on lefaitcuiredenouveauavecdelaviande.C’estunesortedesoupedeblébouilli.

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formentdesmoireslumineuses.Achacunedecesse-cousses,c’estunrestedemurquis’écrouleavecunbruit sourd; une colonne de poussière s’élevant au-dessusdeceteffondrementindiquelepointoùils’estproduit. La pluie, qui ne cesse de tomber fine et péné-trante,accélèrelachutedesruinesrestéesdebout. Le déblai continue le 4 ; ceux que le fléau n’a pas frappéssuiventavecanxiétél’œuvredestravailleurs:leurpréoccupationn’estpasexclusivementcellederetrouver leurs morts ; les désenfouisseurs sont desKabils, et ces montagnards, il faut bien le dire, nejouissent que médiocrement de la confiance des in-fortunésBlidiens;aussi,cesdernierslessurveillent-ilsavecunegrandeopiniâtreté.QuantauxJuifs,ilsenontdéjàprisleurparti:ilssaventqueleurdestinéeestd’êtrevolés,etlapenséedechercheràs’yopposerneleurestpasmêmevenue. Onretrouvaitencoredesvivantsle4ausoir,desengloutis qu’une portion de terrasse, heureusementarc-boutéeparlehasard,avait,jusque-là,préservésdelamort.Onsentcequedevaitêtrelesupplicedecesmalheureuxqui,àchaquesecoussedelaterre,étaientmenacésdevoirleurprisonsechangerentombeau. Le fléau poursuit son œuvre de destruction les 5, 6et7mars:touteslestroisouquatreheures,unecom-motionsemanifestantpardestrépidationsfougueusesvientbouleverserlasurfacedusol;àchaquesecous-se,cesontdesterreurs,desfuites,desdéroutes,des

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crisd’insensés;lesJuifs—unpeuplequeleurDieun’ajamaisménagé—paraissentfrappésdefolie;ilscourentsansraison,lesyeuxégarés,danslesruinesboueuses, ou, assis sur des amas de décombres quiont été leurs habitations, le regard fixé dans le vide, ils semblentabîmésdansunesorted’hébétementanes-thésiquequilesinsensibiliseauxchosesextérieures. Ungrandnombredeblesséssuccombèrentpen-dantlespremièresjournéesfautedemoyensdetrai-tement;d’ailleurs,lapénuriededjeurrahin(chirur-giens) obligeait ces opérateurs à n’exercer leur artproblématique que sur des membres appartenant àdesgensqu’ilssavaientpouvoirlespayer.Quantauxpauvres, c’est à Dieu qu’ils durent confier le soin de réparerlemalqu’illeuravaitfait. MaisYahia-Ar’aavaitsongéàprendredesme-surespourabriterlesrestesdecettemalheureusepo-pulationjusqu’aumomentoùellepourraitreleversesdemeures ; il fit, en conséquence, établir une ville de gourbis, au nord de Blida, dans le quartier de Tazem-mourt.Ceshabitationsprovisoiresformèrentuneag-glomérationplusoumoinsrégulièreentrelakebiba(petitekoubba)deSidiMohammed-Moula-eth-Thrik,quitoucheaumursudducimetièreeuropéenactuel,etleterrainsurlequels’élèvelevillagedeMontpen-sier.Toutcequirestaitdelapopulation,àl’exceptiondespropriétairesdejardins,quinequittèrentpasleursbradj,etdequelquesfamillesquiseconstruisirentdes

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gourbisderoseauxcapitonnésde loquessur lesdé-combresquiavaientétéleursmaisons,lesdébrisdelapopulation blidienne, disons-nous, s’établirent dansles misérables huttes de Tazemmourt. Pendantleshuitpremiersjours,lesfouillesconti-nuèrent assez activement : près de trois mille cadavres avaientpuêtreretirésdesdécombres,etrecevoir lasépulturedansdevastesfossesquiavaientétécreu-séesdans les troiscimetièresde laville.Cescorps,enterréspeuprofondément,menacèrent lesBlidiensde voir s’ajouter à leurs maux un autre fléau, la peste. Touteslesnuits,durantlepremiermois,leshyènes,les chacals et les chiens firent chère lie de cadavres en putréfaction, et leurs glapissements sinistres, soute-nuspardesgrondementssouterrains,composaientunconcert effroyablequiglaçaitd’épouvante lesâmeslesplusfortes,etfaisaitremonteràlagorgelescœurslesplussolidementattachés. Yahïa-Ar’a,quisaitquelestravauxdedéblaisontantipathiquesauxArabes,qu’ilsmanquent,d’ailleurs,demoyensmatérielspourlesexécuter,etqu’ilspré-fèrentconstruireàcôtéquedereleverleursmaisonsquandellessonteffondrées,Yahïa-Ar’adécidequelavilleserarebâtiesurunautreemplacement.LeterraindeGroumellal,situéàunmille(1)environdeBlidaeten dehors des orangeries nord-ouest lui paraît pré-senterdesconditionsdesécuritéquelavilledétruite_______________ (1)Lemillereprésentait1,880mètres.

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nepossédaitpasaumêmedegré.Yahïaavaitévidem-ment remarqué que les haouch et les constructionsquiavoisinaientGroumellalavaientbienmoinssouf-fert queBlida ; il choisit donc cet emplacement, etfit de suite tracer l’enceinte de la nouvelle ville; ses murailless’élevèrentsurunrectangledontlespetitscôtésavaient1,100coudées(1)etlesgrands1,500. Lestravauxdel’enceintemarchèrentlentement;lapluieetlessecoussessemblaientavoirfaitalliancepours’opposeràlareconstructiondeBlidasurl’em-placementdésignéparYahïa-Ar’a:chaquejour,c’étaituneportiondel’ouvragedelaveillequis’effondraitetqu’ilfallaitrelever.Lapopulationneparaissaitpas,d’ailleurs, très disposée à s’éloigner de ses eaux etdesesjardins;elleessayaitmême,timidement,ilestvrai,quelquestravauxdedéblaietderestaurationquiindiquaient assez son intention de ne pas abandonner la ville ruinée ; c’était, au reste, une œuvre infruc-tueuse, une besogne de Pénélope ; car les Blidiensn’étaientpasplusheureuxquelesmaçonsdeBled-el-Djedida(2), laVille-Neuve, appellation sous laquelledevaitêtredésignéelaBlidadeYahïa-Ar’a;chaquejouraussi,desébranlementsdusolvenaientdétruire_______________ (1)Lacoudéeétaitde0m47c.Lescôtésdel’enceinteavaientdonc517mètressur705. (2)Bled-el-Djedida signifie Ville-Neuve,etnonpaslaNouvelle-Blida,appellationsouslaquelleondésignaitl’en-ceintedeGroumellal.Iln’enresteplusquequelquespansdemuraille.

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letravaildecesinfortunésBlidiens.LaPetiteRosedelaMtidjan’étaitplus,décidément,qu’unevillemau-diteàquiDieunevoulaitpaspardonner. Cettemalheureusepopulationn’étaitpasauboutde ses épreuves : les gourbis de Tazemmourt venaient à peine d’être terminés, lorsqu’un incendie, allumépar l’imprudence d’une femme, vint dévorer en unclind’œiltoutcequecespauvresBlidiensavaientpusauverdeleurpremierdésastre,ouretirerdesdécom-bresdeleurshabitations.Ilsseremirentdenouveauàl’œuvreaveccetteadmirablerésignationquedonnelacroyanceàlafatalité,doctrinequiporteleMusulmanàmettre tous sesmauxau compteduDieuunique.Dieul’avoulu! Au lieu de réagglomérer leurs gourbis à Tazem-mourt,lesBlidienslesreconstruisirentsurlesruinesdeleursdemeures.Ceshuttesenloquéesdonnaientàlavilleunephysionomiedépenailléeetmisérablesouslaquelle il eût été difficile de reconnaître la joyeuse et ravissanteBlidad’autrefois,lacitéauxminaretsim-maculés et aux blanches murailles noyées dans desflots de soleil. La misère et le deuil trônaient sur ces ruinesinformes,etlamusiqueetleschantsd’amouryavaientfaitplaceaudésespoiretauxlarmes. Yahia-Ar’aétaitrestépendantunmoisdanssoncamp de Tazemmourt, et sa sollicitude active avait cica-triséplusdeplaiesetcalméplusdedouleursqu’onn’étaitendroitdel’espérerdugouvernementdelaRégence,

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sipeusoucieux,habituellement,dubien-êtreetdelaviedesessujetsarabes;aussi,lerépétons-nous,Ya-hïa-Ar’an’étaitpointunhommeordinaire. Seshautesfonctionsl’avaientrappeléàAlger;maisilvenait fréquemmentvisiter les travauxdeBled-el-Djedida,lesquelsnemarchaientpasaussirapidementqu’ill’eûtdésiré;àDieuseulenétaitlafaute,puisqu’ils’obstinaitàrenverserl’œuvredesacréature. Les maçons — tous Indigènes — mirent plusd’unanpourterminerl’enceintedeBled-el-Djedida;ce travail achevé, Yahïa fit commencer la construction d’unemosquéeaucentredurectanglepérimétriquedelavillenouvelle;ilordonnaitenmêmetempsauxha-bitantsdesemettrepromptementenmesured’yfaireconstruire leursmaisons.QuelquesBlidiensallaientcéderàcetteinjonctionquand,parunenuitqu’ilétaitvenupasserdanssamaisondeBlida,Yahïa-Ar’avitensonge,assure-t-on,SidiAhmed-el-Kebir, lesaintfondateurdelaBlidadétruite,quiluidit:«OYahïa!c’estenvainquetutentesdebâtiràGroumellal,etquetuexigesquemesenfantsyélèventleursdemeures!Relève,aucontraire,lesmursdeleurvilleruinée;cartelleestlavolontédeDieu!» Yahïa-Ar’anecrutpas,dèslors,devoirpersisterdanssadétermination;ilrenonçaàpoursuivreunbutquiparaissaitaussiantipathiqueauxBlidiensqu’àleursaintetpuissantpatron.Bladel-Djedidarestavide,etlestravauxdelamosquéefurentabandonnés.

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Commenousledisonsplushaut,lesopérationsdedéblaidelavillemarchèrenttrèslentement,et,auboutd’unan,quelquesmaisonsseulementavaientétérebâties. Ilestutilededireque,pendant toutecetteannée, lescommotionsnecessèrentde se faire res-sentir,quelques-unesmêmeavecviolence.Durantlespremiersmois,iln’yeutpointunseuljourdecalme:on compta jusqu’à seize secousses en une nuit. Les mosquées de Blida avaient énormémentsouffertdutremblementdeterre;toutesétaienthorsde service. Hoçaïn-Pacha les fit restaurer et rendre au culteen1827,ainsiquel’attesteuneinscriptionpla-céeau-dessusdelaporteduDjamâ-et-Terk,lamos-quéedelarueduGrand-Café.LePachaavaitaussiexemptédel’impôtpendantquatreannéeslamalheu-reusepopulationdeBlida. Lavilleserelevaavecbeaucoupdelenteur:lesmaisonsdesfamillesquiavaientéchappéaudésastrefurentreconstruites,maissansétage,etquand,enjuillet1830, l’armée française fit sa première expédition sur Blida,certainsquartiersdelavillen’étaientencorequedesmonceauxderuines,desamasdedécombres. Pendanttroisannées,de1240à1243del’hégire(1825-1828),onressentitàBlida,etpresquechaquejour,dessecoussesqui,bienquesansdangerpourlesconstructions, ne faisaient pas moins, de cette villeunséjourinsupportable,mêmepourdesMusulmans.En1838,lapopulationblidienneatteignaitàpeinele

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chiffredetroismilleâmes:c’étaitceluidulendemaindu passage du fléau. Nousvoulonsdirepourtantque,lorsqueSidiAh-med-el-KbirapparutensongeàYahïa-Ar’a, ilavaitajoutécesparolesàsonavertissementdenepointbâ-tiràBled-el-Djedida:«Ilfaudraàlaterrebiendessiècles encore pour reprendre son équilibre ; mais,rassuremesenfantsdeBlida,etdis-leurque,siDieufrappe,ilnefrappejamaisqu’UNEFOIS.» C’étaitrassurant!!! QuantàSidiMohammed-ben-Bou-Rekâa,iln’avaitpoint laissé làsonexistence terrestre ;carsamissionici-basn’étaitpasencoreterminée:c’estainsiquenousrevoyonscetétrangeavertisseur,quelquetempsaprèsletremblementdeterredeBlida,parcourirlesruesd’Al-gerencriant:«OTurks!jevousenavertis,AlgernetarderapasàavoirlesChrétienspourmaîtres!» C’estencoreluiqui,quelquesannéesavantl’oc-cupationfrançaise,étaitfréquemmentrencontrédanslaMtidjatraçant,àtraverschamps,avecunepioche,dessillonsdémesurés,etrépondantàceuxquiluide-mandaientlaraisondesoninexplicablebesogne:«Jetrace,ôMusulmans!lescheminsparlesquelspasse-rontbientôtlescanonsdesChrétiens.» «EtcequidémontrepéremptoirementqueBen-Bou-Rehàaétaitvraimentunprophète,nousdisaientlesArabes,c’estque,danslaMtidja,toutesvosroutespassentparsontracé.» Plus tard,de1838à1842,danstoutesnosren-

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contresaveclesArabessoitdanslaMtidja,soitdanslesmontagnesquiséparentcetteplainedeMédéaetde Miliana, on voyait Mohammed-ben-Bou-Rekâabrandir son eukkaza (long bâton ferré), et se précipiter au-devantdenosadversairesenleurcriant:«C’esten vain, ô Musulmans ! que vous cherchez à lutter aveclesChrétiens!carvousêtesbattusd’avance!»Oubien,illeurtenaitlelangagesuivant:«Retour-nez chez vous, ô Arabes ! et ne vous occupez pas des Infidèles ; car, si la volonté de Dieu est qu’ils restent danslepays,voseffortssontimpies.Si,aucontraire,lavolontédeDieuestqu’ilsrepassentlamer,vosef-fortssontinutiles.» Onprétendqu’iln’avaitpascraintdedireàl’ÉmirAbd-el-Kader,alorsqu’ilétaitàl’apogéedesapuis-sance:«Pourquoi,ôBen-Mohy-ed-Din!persistes-tuàfairelaguerreauxChrétiens?...Jetejure,parDieu!quetun’ytrouveraspaslesuccès,etque,n’eussent-ilsplusniunfusil,niunecartouche,tuneréussiraispasdavantageàlesvaincre;caralorsilsprendraienttessoldatsàlamaincommeonprendunlièvreaugîte.» Sidi Mohammed-ben-Bou-Rekâa, qui a été ledernierdesmarabouthsquiaientjouidudondepro-phétieetdeceluidesmiracles,dumoinsdansl’éten-due de nospossessions algériennes, rendit son âmeàDieuen1845.Sadépouillemortelleaétédéposéesousungourbienmaçonneriequiluiaétéélevéparla piété des fidèles Croyants près de Hammam-Rir’a,

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surleterritoire;delatribudesRir’a,etnonloindeMiliana. Laziara(pèlerinage)hebdomadaireautombeaudeSidiMohammed-ben-Bou-Rekâase fait le jeudi.Ce jour-là, un assez grand nombre de ses khoddam destribusvoisinesdesasépulture,etdesBni-Menad,sescontribules,viennent luidemandersoninterces-sionpourdesintérêtsquin’ontriendecommunavecceuxdu ciel.Desguérisons extraordinaires, des fé-conditésinespéréesentretiennentlafoidesserviteursreligieuxduvénérémarabouthenleurdémontrantqueleursaintpatronatoujoursl’oreilledeDieu.

XXII

PhysionomiedeBlidaausiècledernier.—Sesportes.— Son enceinte de maisons. — Ses constructions et sesédifices remarquables. — Ses mosquées, ses mesdjed,etseskebab.—Parcoursetdescriptiondesonpérimètre.—Lesruesdel’ancienneBlidaetlesMores-Andalous.—AtraverslesruesdeBlida.—Lesdiversquartiers,etlesprofessionsquiyétaientexercées.—Lesmarchandsstationnairesouenboutiques,etlesambulants.—L’architecturemoresque.—Lamaisonmoresqueousarrasine.—LapopulationdeBlida.—LesJuifs.—TravauxagricolesouhorticolesdesBlidiens.—Leurnourriture.—Levendredi,jourconsacré.—Blidaextérieureetsabanlieue.—Savégétation.—Leschemins,sentiersetvoiesdecommunication.—Lesbradj(maisonsdanslesjardins)remarquables.—LebordjdeYa-hïa-Ar’aetsesjardinsd’orangers.—Renseignementssurcepersonnage.—Ilsubit,danssamaisondeBlida,etparl’ordreduPachad’Alger,lesuppliceducordon.

Maisnousvoulonsdonnerlaphysionomiedela

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villedeBlidaproprementditeausiècledernier. Elleavaitsixportes:

1°Bab-er-Rahba(1),ausud; 2°Bab-el-Kebour(2),àl’ouest; 3°Bab-es-Sebt(3),aunord; 4° Bab-ez-Zaouya(4),aunord-est; 5° Bab-ed-Dzer(5), ou Ed-Dzaïr, à l’est ; 6°Bab-el-Khouïkha(6),ausud-est.

Enavantdelaported’Alger,laquellesetrouvaitàhauteurde l’anciennemosquée,Djamâ-Baba-Ma-hammed(7), sedéveloppaitunvaste cimetière arabe,quioccupaitlesemplacementsoùdevaients’élever,un siècle plus tard, les bâtiments de l’Hôpital mili-taireetceuxdelaRemonte. LesportesEl-Khouïkha,Er-RahbaetEl-Kebour,_______________ (1)LaporteduMarchéauxGrains,auxHuiles,auxBestiaux. (2)LaportedesTombeaux,desSépultures. (3) La porte du Marché du Samedi, parce qu’elles’ouvraitsurlecheminquiconduisaitauMarchéduSebt,surlarivegauchedelaCheffa. (4)LaportedelaZaouya,parcequ’elles’ouvraitsurlaroutequiconduisaitàlaZaouyadeSidiMedjebeur. (5)Laported’Alger.Ed-DzerouEd-Dzaïrestl’abré-viationd’El-Djezaïr,lesîles,dontnousavonsfaitAlger. (6)Laportedesecours,ducouloir,lapoterne,leguichet. (7)CettemosquéeportaitégalementlenomdeDjamâBab-ed-Dzer.

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étaient également précédées extérieurement d’unedjebbana (cimetière),qui, en raisondupeudepro-fondeuràlaquelleonyenterraitlesmorts,devaitsin-gulièrementcompromettre,surtoutentempsd’épidé-mie,lasantépublique. Blida n’avait pas d’enceinte proprement dite ;maisonavaitparéàcetinconvénient,dansunpaysoùlerespectdelapropriétéestloind’êtreassuré,enouvrant,surl’intérieurdelaville,lesportesetlesjoursdesmaisonsbâtiessursonpérimètre.OnnepouvaitdoncpénétrerdansBlidaquepar lessixportesquenousavonsindiquées. Onremarquaitencore,ilyaquelquesannées,àgauchedelaporteEr-Rahba,etsurlaplacedel’an-cienne mosquée de Bab-Ed-Dzer, quelques portions desmaisonsquicomposaientl’enceinte. LevoyageuranglaisShaw,quiavisitéBlidaen1729,ditquecettevilleaunmillededéveloppement(1,609mètres),quesesmursextérieursetsesmaisonsnesontquedeboue,etqu’ilssontpercésenplusieursendroitspar les frelons.«Oncomprend,ajoute-t-il,que,danscesconditions,ilsnesoientpasbienforts. Touteslesconstructions,eneffet,étaientfaitesenthabïa,c’est-à-direenunesortedepisédemauvaisequalitédontlespluiesavaientfacilementraison.Dureste,Blidaaencoredenombreuxéchantillonsdecegenredebâtisses. Blida,àpartsesmosquées,n’ajamaiseud’édi-

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fices remarquables, ou valant la peine d’être cités. La fréquence des tremblements de terre ne permettaitguèred’yéleverdesconstructionsdequelquevaleur. Blida,avant1830,avaitquatremosquées:leDja-mâ(1)SidiAhmed-et-Khir,quiétaitsurlaPlaced’Ar-mes;leDjamâSidiMohammed-ben-Sâdoun,ruedesCouloughlis;leDjamâEt-Terk,rueduGrand-Café;le Djamâ Baba-Mahammed, ou de Bab-Ed-Dzer ou Ed-Dzaïr, à la porte d’Alger. Deux de ces mosquées, DjamâSidiEl-Kbir,etDjamâBen-Sâdoun,apparte-naientauriteMaleki(2);lesdeuxautresétaientduriteHanifi(3).NoussavonsqueleDjamâSidiAhmed-el-KbiraétébâtiparlesaintfondateurdeBlida,surledondeziaraquiluiavaitétéfait,en1535,parlePa-chaKheïr-ed-Dinpourcetobjet,etpourlaconstruc-tiond’unfourbanaletd’uneétuve. Quant aux trois autres mosquées, elles ont étéconstruitesetreconstruitesàdesépoquesdifférentes,c’est-à-diretouteslesfoisqu’ellesontétédégradéesoudétruitesparlestremblementsdeterre,soitparla_______________ (1)Djamâ(réunissant)indiquespécialementletempleoitilyaunmenbeur,ouchaireàprêcher,etdanslequelseréu-nissentlesMusulmanspourcélébrerlacérémonieduvendredi,quiestlejourconsacré. (2) L’un des quatre rites orthodoxes, fondé par l’imamMalek-ben-Ens,morten795denotreère.C’estceluiquiestsuivipartouslesArabesdel’Afriqueseptentrionale. (3)L’unedesquatresectesorthodoxesmusulmanes:c’estleritesuiviparlesTurks.IlaétéfondéparAbou-Hanifa,morten767denotreère.

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générositédespachas,soitaumoyend’offrandesoudepieusesdotationsprovenantdeferventsCroyantsayantbeaucoupàsefairepardonner. Nousl’avonsditplushaut,lesmosquéesdeBlidaavaienténormémentsouffertdutremblementdeterrede 1825 : toutes étaient à peu près hors de serviceetd’unefréquentationdangereuse.Ainsiquel’attesteuneinscriptionplacéeau-dessusdelaporteduDja-mâ-et-Terk,—laMosquéedelarueduGrand-Café,—c’estHoçain-Pacha,lesouverainrégnant,quilesfit restaurer et rendre au culte en 1827. Avantledésastrede1825,lavilledeBlidacomp-tait onze Mesdjed(1)pourlaprièredetouslesjours.Ilneresteplusqu’undecesoratoires,c’estceluiquiestàgauchedeBab-er-Rahba,etqu’onnommeMesdjeddukaïdAhmed-ben-Kaddour.Ilyaquelquesannées,ceMesdjedservaitdeMsid(2). Ilexistait,enoutre,dansl’intérieurdelavilleetàsesabords,quelqueskebab(3),oupetiteschapelles_______________ (1)Mesdjed,desedjed,actiondeseprosterneretdetoucherlaterreaveclefrontdanslaprière.LeMesdjedestunepetitemosquée,unechapelle,unoratoireservantàlaprièredetouslesjours,etdanslaquelleonnelitpaslakho-thba,c’est-à-direlaprièreduvendredipourlesouverain. (2)Msid,écoled’enseignementprimairemusulmane. (3) Kebab, pluriel de koubba, qui signifie coupole, dôme,voûteenformededômeélevéesurletombeaud’unmarabouthmortenodeurdesainteté.Quelquefois,cespetites

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consacréesàlamémoiredequelquesaintmarabouth.C’estainsique,danslarueduBaï—ouBey,—onremarquaituneKoubbadédiéeàSidiAbd-Allah,etservantdelieudeprièreauxAïçaoua;ilenexistaitune autre rue Mahmoud, sous l’invocation de SidiKouïder-ben-Aïça. Agauchedelaported’Algeractuelle,c’est-à-direendehorsdelaville,auprèsdulavoirdelaRemonte,ilexistaitunmicocoulierplusieursfoisséculaire,quiabritaitungourbicouvertendis,renfermantlesres-tesdeSidiMeçâoud.Cegourbiavaitétédétruitpourconstruire un abreuvoir sur son emplacement, et lessaintesreliquesqu’ilcontenaitavaientétédisperséesetjetéesàtouslesventsdelaterre.CesRoumisneres-pectentrien!Maislechâtimentdudémolisseuravaitsuivideprèscetteprofanation:lemaçonitalienchargédeladestructiondugourbisacré,étaitfrappédecécitéaumomentoùildonnaitsonderniercoupdepioche. A côté, et sur l’emplacement de la Remonte, il yavait,sousunénormefrêne,unautregourbi-djamâdédiéàSidiEl-Bostandji(1).Frêneetgourbiontétédétruits. Lepérimètredelavilleétaitmarqué,nousl’avonsdit, par lesmaisons construites sur sonpourtour, etdontlesissuesdonnaientsurl’intérieur.Enpartantdel’anciennemosquéeBaba-Mahammed,oudeBab-ed-_______________chapellessontseulementcommémoratives,etrappellentlastationd’unsaint. (1)El-Bostandji,leJardinier.

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Dzer (porte d’Alger), laquelle a été démolie en 1857, lalignepérimétriquecoupaitlarued’Algeractuelle,longeait tortueusement la rue Neuve jusqu’à la rueAnnibal,enlaissantl’emplacementdel’Hôpitalmili-taire,quiétaitalorscomplantéd’orangers,endehorsdelaville;lalignefaisaitalorsunanglepresquedroit,etsejetaitàl’estenlongeantlafacesuddel’Hôpital.C’étaitencepointques’ouvraitEl-Khouikha(laPo-terne).Lalignereprenaitsadirectionsudàpeuprèsparallèlementaumurd’enceinteactuel(1). Lalignes’ouvraitensuitesurlequartierEl-Bo-kâa(2),qu’ellebornaità l’est,ainsiqueceluioccupéparleserviceduGéniejusqu’aulavoir,quartierquiétait désigné sous le nom de Hammam-Mzaleth (Étu-vedesIndigents).Bab-er-Rahbaétaitàtrentemètresenvironàdroitede laporteactuelle.Onremarquaitencore,ilyaquelquesannées,desruinesdemaisonsindigènesauboutdelaZankat(3)El-Bokâa,lesquellesindiquaientladirectionprimitivedecetterue,etsonaboutissementàlaporteEr-Rahba. LequartieràdroitedeBab-er-RahbasenommaitHoumet-El-Djoun(4):ilyavaitDjoun el-Ksir(lecourt),_______________ (1) On remarquait encore, il y a quelques années,des portions des anciennes murailles encastrées dans nosconstructionseuropéennes. (2)CeluiquenousavonsappeléBécourt. (3)Zanka,rue;Znika,ruelle. (4)Djoun,golfe,rade,baie,quartierquenousavonsappeléEl-Djenoun.

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etDjoun eth-Thouïl(lelong).L’enceintefermaitlesruesKaïdEd-Dira,etDjouneth-Thouïl.Ellelongeait,lesjardinsdel’Artillerie,traversaitlaManutention,lejardindel’ancienÉtat-majordelaPlace,ettournaitensuite vers le nord jusqu’auquartier deCavalerie,qu’elle coupait pour aller aboutir à Bab-el-Kebour,portedesTombeaux. DepuislaManutentionjusqu’àlaportedesBou-levards, régnait un vaste cimetière qui donnait sonnomàcetteportedesSépulturesoudesTombeaux.La ligne périmétrique descendait ensuite jusqu’enfacedesÉcuriesduTrain,tournaitàl’Est,etarrivaitjusqu’àlarueBab-es-Sebtactuelle,qu’ellecoupaitàhauteurdelaRueGrande;puisellecontinuaitversl’Estjusqu’àsarencontreaveclarueMered,qu’ellesuivaitjusqu’àlarueBleue,àl’ouest,etlarueMa-zouni, à l’est. C’est en ce point que se trouvait la porte duSebt,Bab-es-Sebt. Onremarquait,ilyaquelquesannées,aupieddel’anciennemurailled’enceinte—maisonduComman-dantdePlace,— laquelle futhabitéepar le colonelDuvivier,uncanondeferqu’ondisaitavoirappartenuà l’artillerie de Mohammed-ben-Allal, ce khalifa del’ÉmirAbd-el-Kaderdontnousavonsparlésisouventaucoursdecerécit.C’étaitlapiècequiétaitenbatte-riesurlaKoudïetBni-Chebla,etquifutdémontéeparundenosartilleurspointantdelaKoudïet-Mimich(1)._______________ (1)Mimichviendraitdemechmach,abricot.LesTurks

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Apartirde l’ancienneported’Es-Sebt, auboutdelarueMered,laligned’enceintedelavillepiquaitdroitaunordjusqu’àlaruedel’Orangerie. Lequartierau-dessousdel’ancienneported’Es-Sebt se nommait Ed-Deneg. L’ancienne muraille fi-laitensuiteaunordjusqu’àlanouvelleenceinte;puiselletournaitàdroiteenlongeantcerempartpresqueparallèlement,traversaitl’emplacementoccupéparlaGendarmerie,remontaitausudjusqu’àlarueduBaï(du Bey), au bout de laquelle s’ouvrait Bab-ez-Zaou-ya;elleremontaitensuiteparlaZankat-Er-Rabiâ,larueBel-Hamdan,etatteignaitlamosquéedelaported’Alger,quiaéténotrepointdedépart. LesruesdeBlida,aunombredetrenteenvironavant notre occupation, étaient percées assez réguliè-rement.Ellesserattachaientàdeuxartèresprincipa-lesquivenaientserencontreràpeuprèsaucentredelaville,etquiétaientorientéesdunord-ouestausud-est,etdunord-estausud-ouest.Lapremièrede,cesruesseprolongeaitdeBab-es-SebtàBab-er-Rahba,et de Bab-ed-Dzer à Bab-el-Kebour. Cette dernière voie de communication était celle qui porte encoreaujourd’huilenomderuedesCouloughlis. UncertainnombredesruesdeBlidaportenten-core des noms rappelant que la ville a été créée etbâtieparlesMores-Andalous,sespremiershabitants._______________appelaient cette koudia El-Menacha, dont lesArabes ontfaitMimich. Haouch El-Memcha.

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Nousvoulonsenciterquelques-unes:

RueAbd-Allah, RueBel-Hamdan, RueBraham(quisenommaitZanketEl-Hadj-Braham), RueKouïder-ben-Aïça, RueMahmoud,Sâdi, RueAbd-el-Kader, RueMebrouk, RueBen-Khedda, Rue Ben-Aziza. Dureste,Blidaestcertainementlavilledel’Al-gériequiaconservéleplusdenomsarabesàsesrues.Nous citerons, indépendamment des dénominationsquenousvenonsd’indiquer: LarueCouchef(1), LarueMsellem(2), La rue El-Mazouni(3), LarueAraïch(4), LarueEl-Djoun(5),_______________ (1)Dekechef,actiondedécouvrir,dedévoilerlesfau-tes,delà,affront,honte. (2)Msellem,—cédé,—participepassédesellem(2eforme),abandonner,faireabandon,cession. (3)El-Mazouni,originairedelavillearabedeMazou-na,dansleDhahra,régionmontagneuseentreleChelef-In-férieuretlamer. (4)Avecl’article,El-Araïch,lesTreilles,ouBerceaudeVigne,Tonnelle. (5)El-Djoun,—baie,rade,port,—quenousavonsappeléeEl-Djenoun,desGénies,desDémons.

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LarueKaïd-Dira(1), LarueSahara(2), LarueSouïka(3), LarueDerdour(4), LarueLouyet(pourSebâa-Louyat)(5), LarueBécourt(pourBokâa)(6), LarueSelloum(7), LarueOukfoun(8), LarueZaouya(9), LarueDeneg(10), LarueRabiâ(11), LarueBou-Alem(12),_______________ (1)Acaused’unehabitationquepossédaitàBlida,danscequartier,lelaidduDira,montagneausudd’Aumale. (2)Sahara,régionméridionaledel’Algérie,quenousappelonsleDésert. (3)Souïka,petitcanald’irrigation,rigole. (4)Derdour,laitetlaitdebeurremêlés. (5)Sebâa-Louyat,desSept-Détours,Circuits,Sinuosités. (6) Bokâa, endroit, lieu. Au pluriel, mauvais lieux,maisonsdeprostitution. (7)Selloum,échelle. (8)Oukfoun,deoukeuf,setenirdebout,pause,repos,oubien,dumotouakf,fondationpieuse,aveclesignetanouin. (9)Zaouya.C’étaitparcetteportequ’onserendaitàlacélèbreZaouyadeSidiEl-Medjebeur,lecontemporaindeSidiAhmed-el-Kbir. (10)Deneg,divisiondelamesuredepoudre,ouden-neg,regarderattentivement. (11)Rabiâ,nompropre. (12)Bou-Alem,nompropre;littéralement,Porte-Éten-dard.Peut-êtrecetterueavait-elle,plusrécemment,prisce

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LarueBab-er-Rahba(1), LarueBab-es-Sebt(2).

Vingt-neuf rues de Blida portent donc encoreaujourd’huileursnomsarabesd’avantnotreoccupa-tion.Cenesontpas,jepense,leshistoriensquis’enplaindront,attenduqu’ilsontlàdespointsderepèretouttrouvés. Maisnousallonsparcourirl’ancienneBlida;bienqu’en définitive, il existe encore, comme nous venons delevoir,ungrandnombrederuesdestempsanté-rieurs à la conquête, ce ne sera cependant pas sanspeinequenousparviendronsàpréciserlesemplace-mentsquiontétéoccupésparlaBlidaactuelle. La porte d’Alger (Bah-ed-Dzer ou Dzaïr) s’ouvrait surlamosquéedeBaba-Mahammed(3),qu’ontraversaitsousunevoûte(sabath)quidébouchaitsurlaruede_______________nomdel’ar’aduDjendel,quiétaitpropriétaireduhammamquifaitl’angledelarueKaïd-DiraetdelarueTraversière. (1)Bab-er-Rahba,PortedelarueduMarchéauxbes-tiaux,auxgrains,àl’huile. (2)Bab-es-Sebt,PorteduMarchéduSamedi,celleparlaquelle on s’y rendait. Le village de Mouzaïaville a été bâti sursonemplacement. (3)Cettemosquée, dont leminaret nemanquait pasd’unecertaineélégance,aétéenlevéeaucultemusulmanen1839, lorsde l’occupationdeBlida,pourêtreaffectéeaucasernementdestroupes.LesTirailleursindigènes(de-venusTirailleursalgériensen1856)l’ontoccupéejusqu’en1857,époquedesadémolition.

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laPorted’Algeroud’Alger.Cetterueconservaitsonnomjusqu’àsarencontreaveccelleduBey. Adroitedelamosquée,etyattenant,ilexistaitunepetitechambre(bit el-Habous)(1),où l’ondépo-saitlesbrancardspourtransporterlesmorts,etoùlesretardatairestrouvaientàcoucheraprèslafermeturedelaported’Alger. Cetteporte,àcausedesnombreuxvoyageursve-nant d’Alger, se fermait à l’eucha(2), tandis que lesautresportesétaientclosesaumor’reb(3). Unedemi-heureavantlafermeturedesportes,lebououab(portier)criait,enseplaçantàl’entrée:«El-bab !... El-bab ! » afin d’avertir les gens qui étaient danslacampagnequ’ilallaitfermer. Lesportesétaientàdeuxbattants(defef),etfer-méesparunénormezekroun(verrou)defer.Unedhel-lala(espèced’auvent)enabritaitledevant. C’étaitàdroitedecetteportequ’onpendaitlesgensquiétaientcondamnésàsubircettepeine.L’instrumentdusuppliceétaitdesplusélémentaires:unmorceaude bois fixé dans le mur, et auquel une corde était atta-chée, suffisait largement à cette nécessité sociale : un heursi(agentdepolice)hissaitlecondamnéjusqu’àla_______________ (1)Habous,donationàchargederestitution.Cettepe-titechambreétaithabousdelamosquée. (2)L’eucha,uneheureetdemieaprès lecoucherdusoleil. (3)Lemor’reb,lecoucherdusoleil.

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potence,luipassaitlacordeaucou,ettoutétaitdit. NousparleronsplusloindesdifférentsgenresdesupplicesenusageàBlidadutempsdesTurks. Adroiteetàgauchedelavoûtesouslaquelleonpénétraitpourtraverserlamosquéedelaported’Al-ger,ontrouvaitdesboutiquesdebredâiïa(fabricantsdebâts).L’extrémitédecettevoûteétaithabitéepardeshaddadin(forgerons). Les diverses professions ou industries étaientgroupéesparruesetquartiers.C’estainsiqu’ontrou-vaitleskheurrazin(cordonniersenneuf)danslarueBab-Ed-Dzer ; la rue Kour-Dour’li, — que nous avons appeléedesCouloughlis,—jusqu’àlarueAbd-Allah,étaitaffectéeauxmsebbebin(marchandsenboutiqued’étoffes, de vêtements tout faits), et aux tchellakt-chiïa(marchandsenboutiqued’effetsd’habillementetdemeublesd’occasion).Ceuxdecescommerçantsquiexerçaientleurindustrieàlacriéeetenmarchantétaientappelésdellalin. On remarquait encore, il y a quelques années,prèsdelamosquéedeBen-Sâdoun,lesarcadesetlescolonnettesduCaféKour-Dour’li,quifuthabitéplustardparunvieilhaffaf(barbier). LaruedeKour-Dour’liétaitaussifréquemmentdésignée sous le nom de Zanket El-Briandji(1), larueduGargotier,àcaused’uneaubergegargotequi_______________ (1)Briandji,aubergiste,gargotier.Cetteépithètevientdebrian, qui signifie ragoût de viande avec oignons et légumes.

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étaittrèsfréquentéedutempsdesTurks. EntournantdanslarueAbd-Allah,—quenousavonsappelée,dèsnotreoccupationdeBlida,ruedesJuifs,—ontrouvaitdepetitesboutiques tenuespardes kheudhdharin (marchands de légumes), et desfekkaiïn(marchandsdefruits).Cetteportionderue,jusqu’àlafontaineduGrand-Café,s’appelaitsouk et-tchina,marchéauxoranges,souk ed-dellaâ,marchéauxpastèques. EnfacedelarueduGrand-Café,toujoursdanscettemômerueAbd-Allah,s’ouvraientd’autresbou-tiquesoccupéesparlesdjezzarin(boucliers). LepâtédemaisonscomprisentrelarueAbd-Al-lahetlamosquéeBen-Sâdoun,étaitoccupépardeskheurrazin(cordonniersenneuf),desrekkabin(cor-donniersenvieuxousavetiers),etdesderratin (pi-leursdecafé). LeCafédeNacef,ainsiappelédel’âïn decenom,étaitprèsdelatonnelledel’ancienCaféd’Orient. LeSouk et-tchina,dontnousparlionsplushaut,secontinuaitjusqu’auDjamâEt-Terk,danslarueduGrand-Café,laquellesenommaitautrefoisZanketEl-Hakouma.Enfacedecettemosquée,setrouvaitleFon-doukdesCherchalia(gensdeCherchel),lesquelsap-portaientdesklel(grandesjarres),desbouakeul(potsdeterre),etdesthebari(grandspotsavecanses). Enfacede laHakouma (lieuoùserend la jus-tice)duHakem,ilexistaitunefontaine,oufououara

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(fontaineavecjetd’eauetbassin),quiappartenaitàlamosquée. Du Café du Hakem jusqu’à la Place d’Armesd’aujourd’hui,ilexistaitdepetitsmagasinsneprenantleurjourqueparlaporte,quiétaientoccupéspardesmarchandsdebernous(1),dehaïk,etc.CettepartiedelarueétaitappeléeEl-Kicerïa,lemarchéauxvêtements. Surl’emplacementoùfutplustardl’État-Majorde la Division militaire, sur la face Est de la Placed’Armes actuelle, il existait un Fondouk importantquiétaitconnusouslenomdeBou-Kerkoula. DechaquecôtédelarueduGrand-Café,laquelleseprolongeait jusqu’à lamosquéedeSidiAhmed-et-Kbir,ilyavaitdessaïr’in(bijoutiers)(2),desfahthamin(charbonniers),etdeshaththabin(marchandsdebois). En résumé, la ville était traversée, de Bab-El-Dzer àBab-El-Kebourpardesmarchandsétablisdansdeséchoppes,sombresetmalproprescommecellesquenous voyons encore aujourd’hui dans les quartiersdesdeuxmosquées.C’étaitunmarchéperpétueloùétaientreprésentéstouslesgenresdecommerce,toutes_______________ (1)Lesbranès,plurieldebernous,étaientdedifféren-tesespèces:lebernousnoir,grossier,enlaine,sedisait«bernous zour’dani;»—lebernousblancenlaine,«bernous bidi;»—lebernoussoieetlaine,«bernous sousti.» (2)LesJuifsseulstravaillaientlesmétaux,l’or, l’ar-gentet lecuivre,bienentendu.Oncomptaitdans lavilleunevingtainedecesbijoutiers.

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lesindustriesindigènes.Lesâththarin(épiciers-dro-guistes)vivaientdeschosesdelareligionparlaventedesparfumssacrés(lessebâa bekhourat)(1),etdecel-lesdelacoquetterieféminine,parledébitdesingré-dientsdetoilette,lesodeurs,lespoudresetlesessen-ces.Ilsajoutaientàcecommerceceluidesépicesetautresdroguesincandescentes. Lesnedjdjarin(menuisiers),etleshaoukiïa(tisse-rands)habitaientlaGrande-Rue,cellequipartageaitlaville, du nord au sud, en deux portions, et qui serait assez bienreprésentéeparlesruesBab-Es-SebtetBab-Er-Ra-hba.Unsecondgroupedelacorporationdesnedjdjarinétaitétablisurl’emplacementdel’ancienhôpital,deve-nuplustardlaCaserned’infanterie,leConseildeguer-re et la Prison militaire. Ce quartier était relativementmal famé à cause des maisons de filles qu’on y trouvait. C’étaitunesuccursaleduquartierd’El-Bokâa. C’estdanscetterued’Er-RahbaquesetrouvaitleMarchéauxGrains;ilétaitenfacedel’Hôtel-de-Villeactuel. Ilyavait,danslaville,quatrefenadeukdjia(teneurs_______________ (1)Les«sebâa bekhourat,»lesseptparfums,sontceuxquevontbrillersurlestombeauxdessaintsmarabouths,lesjours de pèlerinage, ou de ziara (visite à ces tombeaux),les fidèles Croyants. Ces sept parfums, nous le rappelons, sebornenthabituellementàdeuxoutrois,quisontleben-join,l’encens,etautresbaumesourésines.LesZaïrinsontlespèlerinsqui,hebdomadairementouannuellement,fontcettesortedepèlerinage.

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de fondouk), un pour les Kabils ziïatin (marchandsd’huile),ettroispouryabriterlesanimaux. LeMarchéauxBestiauxavait lieu les jeudisetvendredisendehorsdelaporteEs-Sebt,ainsinom-mée, avons-nous dit, parce qu’elle s’ouvrait sur lechemindumarchéduSebt,quisetenaitsurl’empla-cement où a été bâti le village de Mouzaïaville. Les khobbazin (boulangers ou marchands depain), les dokhakhniïa (marchands de tabac) ; leshammamdjiïa (baigneurs, étuvistes) ; les tchakmad-jiïa(armuriers);lestchellakdjiïa(fripiers);lesserra-djin(selliers);lestherrazin(brodeurs);leskhiïathin(tailleurs);lesAbbacia(1)(couseursdebernous);lesfeukhkhardjiïa (potiers-faïenciers) ; les kahouadjiïa(cafetiers);lesseuhleubdjiïa(marchandsdeseuhleb),c’est-à-dired’eaubouillieavecdusucreetsaupoudréedeskendjebir(gingembre);lesreprésentantsdetou-tescesprofessions,disons-nous,sontrépandus,plusoumoinsgroupés,danstouslesquartiersdelaville.Quant auxheummarin (âniersoumuletiers), ilsontleursécuriesdanslesfondouks,oudansdeshangarsquileurappartiennent. Blidaavaitaussisesdououacin(marchandsam-bulants, colporteurs, revendeurs). Cette professionétaitsurtoutexercéeparlesJuifs,lesquelsparcouraient_______________ (1)Cetteprofessiondecouseursdebernousaétéim-portéedesBni-AbbasdelaprovincedeConstantine;delàleurappellationd’Abbacia.

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lavilleendemandant«s’iln’yavaitpointquelquechose à vendre, » cri où le nez n’hésitait pas à faire sérieusementsapartie.Leskhobbazin(marchandsdepetitspains)surtout faisaient retentir toutes lesruesdelavilledeleurscrisagaçants,qu’ilsdéveloppaientdanstouslestonsdelagamme,etavecdesmodula-tionsd’unejustesseplusquedouteuse:

«Aïa ! es-sekhoun»—Allons!leschauds(pains)! «Aïa ! es-sekhouna !»—Allons!lachaude(pain)! «Aïa ! es-semid ! » — Allons ! la semoule (la fine fleur dupain)! «Aïa ! el-msiïah ! »—Allons! lenettoyé(sonôté,deuxièmequalité)! «Aïa ! el-guerchala !»(1)—Allons!lepainbis!

LarueduBeyactuelleestrestéeàpeudechoseprèscequ’elleétaitsouslesTurks.C’étaitlarueprin-cipale,etcellequ’habitaientdepréférencelesriches,etlesfonctionnairesetagentsduGouvernement.Ain-si,Mohammed-bel-Hadj,ancienkaïdel-Arab,yavaitunemaison.C’étaitcellediteduSaule. L’ancienne maison servant, il y a quelques an-nées, à une école de filles, appartenait à Lalla Nfouça, femmeturketrèsriche.Onarrivaitàcettemaisonparunderb(2)voûté,______________ (1)Guerchala, son fin où il reste une certaine quantité defarine. (2)Derb,impasseferméeparuneporte,passageétroit.

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Lamaisonduforgeron,àgaucheendescendant,appartenaitauHakemBen-Amarouch. Il existait égalementdanscette rueunmesdjeddédiéàSidiAbd-Allah,etdanslequelonavaitétabliunmsid,ouécoleprimairemusulmane. Endehorsde lamuraillequi formait l’enceintedel’ancienhôpital,convertiplustardencasernepourl’infanterie,ilexistaitencore,ilyaunevingtained’an-nées,desmasuresqui,autrefois,étaientoccupéespardesdeubbar’in(tanneurs).Unedérivationde1’ouadSidi-ElKbiryamenaitl’eau.Audelàdestanneurs,ilyavaitdesorangeries,quiseprolongeaientjusquesurlaplaceBab-Es-Sebt. En fait d’édifices rappelant quelques souvenirs, ilneresteplusàBlidaquelaHakoumaetleCaféduHakem.Nousenparleronsplusloin. A présent que nous connaissons les rues de lavieilleBlida,disonsunmotdel’architecturemores-queetdelamaisonarabe. C’est aux Arabes que nous devons l’architec-ture moresque ou sarrasine. Le djamâ de Korthoba(Cordoue),quienestl’undesplusbeauxtypes,aétéconstruitauVIIIesiècledenotreèreparAbd-er-Ra-hmanIer,vice-roideskhalifesd’OrientenEspagne,qui,aprèss’êtredéclaréindépendant,prit le titredekhalifedeCordoue.Avecsesnefssurbaissées,cettearchitectureprendpourcaractèrelecintrerétréciàsabase,etlaformed’uncroissantrenversé. IlvasansdirequeBlida,avecsestremblements

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deterrefréquentsetpresquepériodiques,n’ajamaissongéàsedonnerleluxedeprendresesmodèlesdeconstructionsnisurlamosquéedeKorthoba,nisurl’AlhambradeGranada.Sesmaisonsn’ontjamaisétéquedesgroupesdeformecubiqueavectousleursjoursàl’intérieur,etpiquetés,àl’extérieur,commeundéàjouer,detroisouquatretrous,—desjudas,—étroitsàn’ytolérerquelepoing.C’estlamaisonjalouseetégoïste par excellence ; c’est le chez soi mystérieux d’unmaîtrequin’existequepourlui;cettehabitationestnon seulement lemur,mais lamaisonde lavieprivée. Nousallonsdécomposerentièrement lamaisonmoresque,etenindiquertouteslesparties.Enanaly-santl’uned’elles,nousconnaîtronstouteslesautres. Dansl’ancienneRégenced’Alger,laprofessiondemaçonétait,généralement,exercéeparlesMaro-kains,surtoutpourlesœuvres d’art,lesmosquées,lesoratoires, les zaouyas, les koubbas. Pour les grandes mosquéesdesvilles,onemployaitàleurconstructiondesesclaveschrétiens. Lamaisonarabesecomposait,d’abord,desonseuil(âthbet-el-bab);d’uneporte(bab);d’unguichetdanscetteporte(khouïkha);ilexistaitunautrepetitguichetgrillédanslehautdelaporte(monkas),ou(chebbaïk)fenêtre grillée ; d’un porche ou portique (sthouan),d’unanneauoumarteaudeportepourappeler(hel-kaoukhorsa) ;d’unauvent(dholla) ;d’unplafond

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(skeuf);l’arcadeenogivesedisaitel-kous;l’enfonce-mentàl’intérieurfaisantsailliesurlarue,el-kebou;leplancher,el-kaâa;l’entrée,lecorridor,skifa;lacour,ouosth ed-dar(lemilieudelamaison);lespoutres,kouatheun;lagaleriedebois,deurbouz;leplancherdelagalerie,sahin;laterrasse,sthah;lemurd’appuidelaterrasse,stara;lessolives,karastha. ABlida,leschambresprenaientleurnomdeleurorientationoude leuraffectation :bit el-gueblia,oudusud;—bit el-r’arbia,del’ouestouducouchant;—bit ech-cherguïa,del’estoudulevant;—bit el-bahria,delamer,oudunord;—lachambreoùl’ontravaille,oùl’onmange,etc.,senommebit el-gâad;—lachambreàcoucher,bit er-regad.Lesportessedé-signaientparlesappellationsdebab el-berrani,portedudehors,etdebab el-fecil,portedelaséparation. Ilexistaitautrefoisdanslacourdelaplupartdesmaisons de Blida, soit une bestana ou seroula (cy-près),soitunârich(treille).Onentrouveencoredansquelques-unesdesmaisonsdelavieilleBlida. LapopulationdeBlida,avons-nousdit,secom-posaitdeMoresdescendantsdesAndalousfondateursde la ville, deTurks, de Kouloughlis, d’Arabes, deMzabites, de Juifs, et de quelques Kabils des tribus montagnardesenvironnantes. LesMoresétaientrestéspropriétairesdesmaisonsdeleursancêtres,etellesleurappartenaientd’autantplusjustement,quechaquegénérationavaitétéobligée

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delesreconstruireplusd’unefois.LesTurksoccupaientlesplusbellesconstructionsdelaville,bienqu’ilseus-sentbâtidepréférencedanslesjardinsd’orangersquil’entouraient.Lesbradjoumaisonsdecampagneétantgénéralement moins maltraités que les habitations del’intérieurparlestremblementsdeterre. Les Kouloughlis, qui composaient habituelle-ment la garnison de Blida, habitaient également laville et les jardins. Les Mzabites, qui ne vivaient que desprofessionsdontilsavaientlemonopole,s’étaientconstruitdepetitsmagasinsouboutiquesn’ayantdejourqueparlaporte,etdanslesquelsilscouchaientaumilieud’uncapharnaümdeproduitsdetoutees-pèce.Quelques-unsavaientbâtiendehorsdelaville;mais comme ils s’empressaient de regagner le Mzab dès qu’ils avaient amassé de quoi acheter quelquespalmiers,ilssecontentaientdelouerdeshanout(bou-tiques)pouruntempsdéterminé,que,leplussouvent,ilscédaientàceuxdeleurscompatriotesquivenaienttenterlafortunedansleTell. QuantauxJuifs,avec lepeudesécuritéqu’eutprésentéunétablissementdequelquevaleuraumi-lieudegensquinesongeaientqu’àlesdévaliser,ilslouaientauxBlidiensdepetitsmagasinscommeonenvoitencoredenosjoursentrelesdeuxmosquées,oubien,touscommerçants,ilssefaisaientvendeursàlacriéed’étoffes,devêtementstoutfaits,vieuxouneufs,etd’effetsdefriperiedetousgenres.

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Bienqu’astreintsàdesobligationsdesplushu-miliantes, ils n’en étaient pas moins très nombreuxàBlida,qui,nousl’avonsdit,étaitunentrepôtcom-merciald’unegrandeimportance.Maisilsachetaientbien cher cedroit de faire du commerce : ainsi, ilsnepouvaientmonternibêtedeselle,nidesomme;ils étaient obligés de porter des vêtements noirs oublancs;ilnepouvaityavoir,dansleurhabillement,nivert,quiestlacouleurduProphète,nirouge,quiétaitcelledel’étendardturk;ilsnechaussaientquedesbaboudjoudesbelr’a,lequartierabattu. Lorsqu’ilsseprésentaientdevantlekadhy,ilsluibaisaientlamain.S’ilstémoignaientenprésenced’unMusulman,ilsnepouvaientêtredebouts’ilétaitas-sis,niassiss’ilétaitdebout.Ilsjuraientparlaformule«hakk Allah !»parlavéritédeDieu! Enfaitd’impôt,ilspayaientlar’erama(1),commelesMusulmans. LapopulationdeBlidanelesmaltraitaitpastrop.Mais,parexemple,ilsnesehasardaientpasàpren-dredesfamiliaritésaveclesMusulmans,surtoutaveclesTurksetlesKouloughlis;carilsn’ignoraientpasàquoi ilsseseraientexposés.Dureste, ilssavaientconserverleursdistancesdevantlesmaîtresdupays,lesquels les ménageaient d’autant plus, qu’ils enavaientplussouventbesoin._______________ (1)L’impôtappelér’eramaétaitunetaxeindividuelle,unetaille,untribut.

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Ils jouissaient,généralement,dequelqueaisan-ce;quelques-unsmêmepossédaientunecertainefor-tune;maisilsnes’envantaientpas.Quoiqu’ilensoit,souventilsétaientsaignésàblancparlesTurks,par-ticulièrementquandceux-ciavaientbesoind’argent.Pendantlapérioded’anarchiedanslaquelleBlidafutplongéede1830à1838,lesBni-Salahvoulurents’enmêleraussi,en1836surtout:ilsavaientcomprisqu’ilfallaitqu’ilssepressassent;cartoutportaitàcroirequenousnetarderionspasàoccuperlaville,etàmet-treuntermeàleursdéprédations. Quelques-unspurentacquérirdesmaisonsetdesjardinsd’orangers. «Onne leur faisait pasdemal,nousdisaitunjourunvieuxTurk,parcequ’ilsn’envalaientpaslapeine. Ilsavaientdeuxoutroissynagoguestrèsmodes-tes,etqu’ilditétémalaisédeconfondreaveclamos-quéedeCordoue.LeurcimetièreétaitaunorddeBab-Es-Sebt,enfacedel’ancienMagasinàFourrages. Quant aux Juives, elles ne portaient pour vête-ment qu’une djebba (robe) de couleur, sans orne-mentsd’or;ellesavaientpourcoiffureunfoularddesoienoire,arrangésurlatêteàpeuprèscommeceluiqu’ellesportentencoredenosjours.Ellesnesortaientquelesamedi. LesMusulmanscroientquelesJuifsseprésen-teront devant Dieu, au jour du jugement dernier, lamaindroiteattachéeaucou. LapopulationdeBlidanefaisaitpointd’agricul-

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ture;ellesebornait,généralement,àcultiversesjar-dins d’orangers. La culture des céréales était faitepresqueexclusivement,autourdeBlida,parlesKabilsdestribusvoisines,lesquelsvenaient,eudehorsdestouïza(1)quileurétaientimposéesparlesTurks,faireleursensemencementsdanslapartiesuddel’Outhan desBni-Khelil. Lanourrituredelapopulationsecomposait,gé-néralement,deblé,d’orgeetdefèves.Elleneman-geaitdelaviandequetrèsrarement,etseulementauxfêtesoùc’estd’obligationreligieuse.Ilestbienen-tenduqueceuxquipouvaientsedonnerce luxe,senourrissaientvolontiersdeviandedemoutonpendantlasaisond’hiver.Avantl’occupationfrançaise,unbeaumoutonsepayait6francs;unbœuf,55francs;uneva-che,25francs. Noussavonsque levendredi(nehar el-Djemâa— jour de la réunion) est le jour consacré chez les Musulmans,Pendant laprière,quiduraituneheureet demie, personne ne devait travailler. Longtempsencoreaprèsl’occupationfrançaise,lestisserandsetlescordonniersneselivraient,pendantcettejournée,à aucun travail; ils profitaient de ce repos pour faire leursachats. Laprièreétaitindiquée,maislevendrediseule-ment,parunpavillonvert(eulam el-akhedhar)qu’onhissaitausommetdesminarets.Cepavillonindiquait_______________ (1)Touïza,corvéedelabour.

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également le jour du vendredi. A onze heures et de-mie,onhissait levert ;àmidi,on l’abaissait,etonhissaitlepavillonblanc.Amidietdemie,cepavillonétaitamené,etlaprièrecommençait.Cederniersignalétaitl’appelàlamosquée.Cejour-là,toutMusulmandevaitrevêtirsesplusbeauxhabits. A lamortd’unâalem (savant), lepavillonvertétaithisséausommetdesminarets,etn’étaitamenéquelorsquelesfunéraillesétaientterminées. AprésentquenousconnaissonslavieilleBlidaintérieure, nous allons l’étudier extérieurement encirculantautourdesonancienneenceinte.Nousnousarrêteronssurlesdeuxoutroispointsdesabanlieuequiprésententquelqueintérêt. NousavonsditquelesricheshabitantsdeBlida,Turks,kouloughlis,ouMores,possédaientdesmai-sonsdanslaville,etdesjardinsd’orangersetdesver-gersdanssabanlieue. Ces bradj, ou maisons de campagne, étaientnoyés dans la verdure sombre des arbres à feuillespersistantesetvernissées,lesorangers,lescaroubiers,lescyprès,etlesdattierssauvages,dontilexistaitungrandnombre,pargroupesouisolés,danslaMtidja,et,particulièrement,auborddessourcesoufontainesoù avaient campé des gens du Sud. Les noyaux dedatteslaisséssurleterrainyavaientgermé,etétaientdevenusdesarbresdontlesfruitsn’arrivaientjamaisàmaturité.

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Laverdureblondedesolivierssemêlaitauverttendre des agaves américains (aloès), aux terriblesfeuillescharnues,muniesdedentsterminéespardesépines, à l’élégant rameau florifère, à l’inflorescence affectantlaformed’unélégantcandélabreàplusieursbranches, à la croissance si rapide, que la longueurdesahampepeutatteindre la longueurdeplusieursmètres en l’espace de quelques jours ; des figuiers de Barbarie,auxraquetteshérisséesdepiquantscommeun porc-épic sur la défensive, et portant crânementleursfruitsenpompon;puisdesjujubierssauvagesà laverdure tendre et auxbranches épineuses ; destouffesdelentisquesramasséesetarrondiesenboulecommeungroschatquifaitsasieste;desmicocou-liers gigantesques ombragent les tombes des saintsmarabouths.Lepalmiernain,cetteplanteparexcel-lence de la Mtidja, et qui fit si longtemps le désespoir denoscolons,tapisselesoldesesfeuillesrayonnéeset digitées d’un vert éternel ; des genêts à fleurs jaunes secouant leurs bouquets d’or au souffle du zéphyr ; deslabiéesodorantesàtigeligneusesparfumant.lesairs;duthym,duromarin,dessaugesetdeslavandesàsenteursénergiques;desseillesmaritimesàfeuillesde fer-blanc et à oignon joufflu ; des asphodèles, aux fleurs disposées en grappes ramifiées. Toute cette vé-gétation,quipoussaitàladiable,etsansquel’hommes’en mêlât, faisait, autrefois, à Blida, un magnifique niddeverdure,unfouillisépaisoùtoutelagammedes

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vertsétaitreprésentée,unfourrétrèspropreauxem-buscadesdeshommesetdesanimaux,etnousenavonssuquelquechosede1830à1842.Sansdoute,laMti-dja d’aujourd’hui est infiniment plus correcte, sous le rapportdelatenue,maiselleabienperdudupittores-quequeluidonnaitsonmal-peignéd’autrefois.Nousajouteronsqu’elles’estcruellementvengéeducolonqui estvenu l’éventrerde sa charrueperfectionnée,etilnousafallubiendesannéesetbiendescadavrespourenavoirraison. Avant la conquête, il n’existait point de routesproprement dites dans la Mitidja ; on n’y trouvaitquedescheminsetdessentierstracésparlepieddel’hommeetparceluidesanimaux;aussi,n’avaient-ilsriendelarectitudedenosroutesactuelles,laquelle,d’ailleurs, est la chose la plus difficile du monde à ob-tenirsanslesecoursd’instrumentsspéciaux. L’amorcedelaroutedeBlidaàAlgerétait,àpeudechoseprès,lamêmequ’aujourd’huidansl’espacedequelquescentainesdemètres,puisensuiteellefestonnaitcapricieusementenappuyanttantôtàdroite,tantôtàgau-che.Ellepassaitentrelakebiba(petitekoubba)deSidiMohammed-Moula-eth-Thrik ou Sahab-eth-Thrik(1),_______________ (1)OnsurnommaitcesaintmarabouthMoulaouSa-hab-eth-Thrik,c’est-à-direleMaîtreouleCompagnonduChemin,parcequesontombeausetrouvaitsurlebordduchemin,lequelétaitceluidel’Est.Leslemmesyallaientenziara(pèlerinage)levendredi.

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laquellesetrouveàl’entréeetàdroitedelarouteac-tuelledeDalmatie,avantd’arriveraucimetièreeuro-péen.C’estentrecepointetl’ancienbordjdeYahïa-Ar’a(1),que legénéraldeBourmontavaitétablisonquartiergénéralle24juillet1830,lorsdelapremièreexpéditionsurBlida.Dureste,cettevillen’avaitquetroisdébouchésprincipaux,larouted’Alger,celledel’EstoudelaKabylie,etcelledel’OuestouduSebt,quiconduisaitaussidansleTithri. Nousne faisonsmentionquepourmémoireduchemin qui aboutissait à la Zaouya de Sidi Medje-beur,etdusentierquiconduisaitautombeaudeSidiAhmed-el-Kbir,aufonddelagorgedecenom,bienque,pourtant,ilfûtplusfréquentéquetouslesautres,àcausedupèlerinagehebdomadairequ’yfaisaientlesBlidiens,etbiend’autresCroyants,sesserviteursre-ligieux. Al’exceptiondubordj(maisondecampagne)deYahïa-Ar’a, dont nous venons de parler, il n’en estpointd’autres,autourdeBlida,qui rappellentquel-quesouvenirhistoriquedigned’êtrecité. Iln’estpersonnequi,ayantvisitéBlida,n’aitre-marqué,àgauchedelarouted’Alger,etàcentetquel-quesmètresdelaportedecenom,enfacedupointd’amorcedelaroutedeDalmatie,unecharmantemai-son de style moresque rectifié, dont la coupole s’élève_______________ (l) Aujourd’hui, maison Gonin, en face de l’ancienthéâtreduTapis-Vert.

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gracieusement au-dessusd’undélicieuxboisd’oran-gers qui lui fait, pendant les mois d’hiver de notreFrance, une ceinture de verdure, piquetée de fleurs odorantesetdefruitsd’or. C’estlàunravissantséjour,oùildoitfaireexcel-lentàvivre,etquirappelleraituncoindelademeuredeskhalifess’ilétaitmoinseuropéanisé,c’est-à-diremoinsouvert,plusmystérieux,plusoriental,etmoinsaccommodéauxexigencesprosaïquesde laviedescivilisés.C’estvraimentdommage! Unpind’Alep,plusieursfoisséculaire,peut-être,élève fièrement sa cime dans l’air bleu de velours de Blida, et étend horizontalement ses branches trapues autourdesontroncmoussuetexcorié,particularitésquiindiquentlegrandâgedecegéantvégétal. S’ilfallaits’enrapporteràlalégende,cemajes-tueuxconifèreauraitété,souslesTurks,unbois de justice,ungibet.Cequiavaitdonnélieuàcettesuppo-sition,c’estque,pendantlongtemps,onapuconsta-terlaprésence,enrouléesautourdesesbranchesin-férieures, de cordes d’un diamètre très suffisant pour supporterfacilementunpenduindigène(1).Quandcescordes, effilochées et noircies par le temps, étaient tourmentéesparlevent,ellessemblaientlachevelured’un noyé lui flagellant les joues. Mais, malgré notre_______________ (1)Nousnous rappelons trèsbienavoirvucescor-desen1856, lorsdenotrearrivéeau1erdeTirailleursàBlida.

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respectpourlalégende,laquelleestbienplusintéres-santequel’histoire,nousallonscependantlasaperetlafairetomber:lesJuifsexécuteursparlapendaisonneprenaientpointtantdepeinepourdonnersatisfac-tion à la société musulmane : ils suspendaient toutsimplement les gens qui étaient confiés à leurs soins suprêmes à un morceau de bois fiché dans la muraille d’enceinteprèsdelaported’Alger,oubienàunecor-depasséedansuncréneau,etretenueintérieurementpar unbâton.Du reste, le supplice de la pendaisonn’étaitemployéqu’en faveur deszgaïth(lacanaille),lesquels le préféraient de beaucoup, pour les satis-factionsqu’onytrouve,dumoins,pendantquelquesinstants que les suppliciés, affirme-t-on, trouveraient toujours tropcourtsà leurgré.Nousnedemandonspasmieuxquedenousenrapporteràeux. Le bordjYahïa-Ar’a, cette gracieuse habitationdontnousvenonsdeparler,futlethéâtred’unescènetragiquequieutpourrésultatdefairedisparaîtredunombredesvivants,etdansdesconditionsdesplusdramatiques,unhommed’unegrandevaleuretd’unincontestable mérite, mort, qui, si elle eût pu êtreévitée,aurait,biencertainement,retardélaconquêted’Alger; on l’eût, sans doute, indéfiniment ajournée, bienquetoutporteàcroire«qu’il était écrit»quelaFranceréussiraitlàoùlesEspagnolsavaientsisou-ventetsidésastreusementéchoué. Nousvoulonsdirequelfutl’hôteillustredecette

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charmantedemeure,etcommentilyterminasaglo-rieuseetsiactiveexistence.Noussommestropheureuxderencontrersousnotreplumeuncaractèredecettetrempe,surtoutdanslemilieuoùlehasardl’avaitpla-cé,pourlelaisserdecôté,etnepointlefaireconnaîtreànoslecteursalgériens,auxBlidiensparticulièrement,dont les pères, en définitive, ont été — approximative-ment—lesconcitoyens;carYahïaestmortBlidi,etsesrestesdoiventavoirétédéposésdanslevasteci-metièrecouvrantlavilleàl’est,etleplusvoisindesademeure.Sansdoute,ilsonteulesortcommun,etleniveauduvoyerdelacivilisationadûpassersurlesterrainsbossuésparlescadavresdesgénérationsquetous les fléaux ont donné en pâture à la terre. L’homme qui fut plus tard le célèbre Yahïa-(1)

_______________ (1) Nous empruntons les détails historiques (Revue africaine)quivont suivreànotre excellent ami le lieute-nant-colonelRobin, qui fut longtemps attaché auServicedes Affaires indigènes, et qui en profita pour recueillir de précieuxrenseignementssurl’histoiredel’Algérie,etsau-verainsidel’oublidesfaitsdontlesacteursetlestémoinsdisparaissenttouslesjours. LecolonelRobin,dontlamodestieégaleletalent,estunchercheur,uninterrogateur,uncurieuxduplusgrandmérite;aussi, a-t-il su fructueusement utiliser, au profit de l’histoire del’Algérie,lesvingtetquelquesannéesqu’ilapasséessurcetteterrebéniedesdieux.Ilestundeceshabilesetinfati-gablespréparateursdematériauxqueserontbienheureuxdetrouver,etsanslemoindreeffort,leshistoriensdel’avenir.

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Ar’a(1), et dont nous allons raconter la fin tragique, se nommaitYahïa-ben-Mosthafa,etétaitoriginairedescôtes de la Mer Noire (Kara-Daniz), en Roumélie. A Pagededix-huitans,ilquittaitsonpays,oùilexerçaitla profession de mekfouldji (cordonnier), s’embar-quaitpourAlger,ets’engageaitdanslaMiliceturkeenqualitéd’iouldach. Il végétait pendant une dizaine d’annéesdanscettepositioninférieure.Ilhabitalong-temps la caserne Bab-Azzoun, laquelle était exclusi-vementréservéeauxZebenthouth(2)delaMilice._______________ Le sympathique colonel, dont le bagage littéraire com-mencedéjààs’arrondir,estunécrivainsobre,consciencieuxjusqu’àl’excès,d’unesévèreclarté.C’estsurtoutunprobant;cariln’avancejamaisunfaitsansenmettrelapreuveàl’ap-pui.C’estaussiunarabisantetunberbérisantdistingué,cequinegâterienquandonveuts’occuperd’histoirealgérienne. LecolonelRobinadéjàenrichilesannalesdel’Algé-ried’ungrandnombredetrèsintéressantsdocumentshisto-riques,dont«La Revue africaine»atoujourseulaprimeur.Quelques-unsdecestravauxlittérairesontdéjàétépubliésenvolumesparnotreÉditeuretami,A.Jourdan,d’Alger. (1)Lemotar’a,quiappartientàlalangueturke,signi-fie grand, celui dont l’origine est illustre. Dans l’Irak, tou-teslespersonnesquiavaientquelqueparentéaveclesultanétaienthonoréesdecetitre. (2) Mot turk signifiant célibataire.Laréuniondesze-benthouthformaituncorpsd’élite,quelePachaoulesBeysmettaient toujours en avant pour leurs razias ou expéditions. IlsformaientlaforceprincipaledelaMiliceturke. Lapositiondezebenthouthétaitestiméeetrecherchée;

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La solde de l’ani-iouldach (jeune soldat) n’avaitriend’exagéré : pendant les troispremières annéesdeson service, il touchait 4 rial derehem (2 fr. 48 cent.)tous lesquatremois.Après trois ans, il devenaitaski-iouldach(vétéran),etrecevaitdèslorsunrial-boudjhouet8mouzounat(2fr.55cent.)parmois(1).Aussi,Yahïaétait-ilobligédereprendresonmétierdecordonniertou-teslesfoisqu’ilétaitappeléàfairesonannéedekhezouroudedisponibilité,c’est-à-diretouslestroisans. Sa supériorité sur ses compagnons finit cepen-dantparêtreappréciéecommeelleleméritait,et,dèslors, il arrivait assez promptement aux hauts emplois duGouvernementalgérien. Il fut d’abord nommé sendjakdar (porte-éten-dard), puis, successivement, chaouch et kheznadard’Aomar-Ar’a,qu’ilsuivitdanslesdiversesexpédi-tions qu’il dirigea : il s’en fit remarquer; aussi, quand, le7avril1815,Aomar-Ar’afutnomméPacha,celui-cil’éleva-t-ilaukaïdatdesBni-Khelil,oudeBou-Farik.Soncommandements’étendaitdel’ouadEl-Harrachàl’ouadEch-Cheffa. C’estalorsqu’ilvinthabiterBlida,oùilrestadeux_______________ilsjouissaientd’ailleursdenombreuxprivilèges.Plusieursd’entreeuxsontdevenusbeys. (1)Lasoldequerecevaitchaqueiouldachpouvaitêtreaugmentéepardessaïma (gratifications) qui ne pouvaient plus luiêtreenlevéespendant tout le restedesacarrièremilitaire. Chaque saïma ajoutait à la solde 8 mouzounat(0fr.62c.).

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ou trois ans, et qu’il acheta à un nommé El-Ouzenadji lebordj oumaisondecampagnedontnousparlonsplushaut. Aomar-ben-Mohammed-Pacha ayant été étran-gléen1817,sonsuccesseur,Ali-Pacha,nommaYa-hïakaïddesBni-Djâd,enrécompensedesabrillanteconduitedanslescombatslivrésdevantAlger,les29et30novembredecetteannée,contrelacolonnedel’Est,quis’étaitmiseenpleinerévolte,avaitnommépachaunchaouchturk,etmarchésurAlgerenentraî-nantàsasuitetouslesmécontentsdestribusarabesdontelleavaittraverséleterritoire. Pendant que Yahïa était kheznadar d’Aomar-Ar’a, ilavaitnouédesrelationsintimesavecHoçaïn-ben-Hoçain,quiétaitalorsimam,etquidevintsuccessi-vementoukildeRas-Outha,khodjat-et-kheil(Minis-tre des Domaines nationaux), puis, enfin, Pacha le 1er mars1818. Dès son arrivée au pouvoir, le nouveau Pacha,qui n’avait point oublié son ami Yahïa, lui confia l’im-portanteetlourdecharge,trèsrecherchéed’ailleurs,d’Arab-Ar’aci,d’Ar’adesArabes.Ilremplaçaitl’Ar’aMachen-ben-Atsman. L’Ar’a des Arabes était le personnage le plusconsidérabledelaRégence,etilmarchaitimmédiate-mentaprèslePacha:c’étaitunesortedeMinistredelaGuerre,etilcommandaitlestroupesencampagne. Yahïaétaitàpeineentréenfonctions,qu’uneinsur-rectionéclataitdanslekaïdatdeBor’ni:lestribusdes

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Guechthoula et des Bni-Sedka s’étaient soulevéescontrelekaïd,auquelilsreprochaientd’avoirfaitexé-cuterquelquesKabilsaccusésdevol,etellesavaientattaquéleBordjBor’ni,défenduparunegarnisond’unecentaine de janissaires, et par les Abid d’Aïn-Ez-Zaou-ya, qui s’y étaient enfermés. Or, le Bordj n’avait nipuits,niciternes,etlaprovisiond’eau,conservéedansdes jarres,nepouvaitdurerquequelques jours.LesKabilsn’eurentdoncàexercerautourduBordjqu’unblocusrigoureuxpouravoirraisondesagarnison.Eneffet,auboutdeseptjours,lesTurksdurentcapituler.LesmarabouthsdelaZaouyadeSidiAbd-er-Rahman-Bou-Kobreïn,etdesBni-Smâïlvinrents’interposer,etcouvrirentlesTurksetlesAbiddeleuranaïa.LeBordjBor’nifutentièrementdétruitparlesKabils. Uneautrerévoltevenait,enmêmetemps,d’éclaterdansl’Ouest,sousl’impulsiondumarabouthd’Aïn-Madhi,SidAhmed-ben-Salem-Et-Tedjini,etgagnaitrapidementduterrain,etàcepointdemenacerbien-tôtsérieusementl’existencemêmeduGouvernementturk.LeBeyd’Oran,Hacen,marchacontrelecherif,dontlesgoumslâchèrentpiedpresquesanscombattre,abandonnant ainsi leur chef, qui restait bientôt seulavec260fantassins.Enveloppésfacilementparlaca-valerieduBey,lesrebellessuccombèrent,etTedjinietsonkhoudjafurentdécapités.Leurstêtesfurentap-portéesàAlger,etexposéesàlaporteextérieuredelaKasbaen1234(année1818denotreère.)

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Sinousrapportonscesfaits,c’estàcausedeleursgravesconséquencespourlaKabilie. EnprésencedelarévoltedeTedjini,Yahïa-Ar’aavaitconvoquétouslesgoumsarabes,enycompre-nantlescavaliersdesAmraoua,lesquels,envertudesconventions,nedevaientleservicemilitairequedansleurpays,etcetterèglen’avaitjamaisétéviolée:lesZmoul(1)desAmraoua-et-Tahtas’exécutèrentpourtantd’assez bonne grâce ; mais les Zmoul des Amraoua-el-Fouakan’envoyèrentquequelquesjeunesgens,etunepoignéedekhammas.Onréunitainsienviron200cavaliers,qui,souslaconduitedukaïdduSebaou,pri-rentpartàuneexpéditiondeplusieursmoisdedurée. Or,lesTurksnelaissaientjamaisunedésobéis-sanceimpunie;seulement,ilssavaientattendrel’oc-casion pour en châtier les auteurs. Aussi, tant queYah’ia-Ar’a eut besoin des cavaliers desAmraoua,ilsutdissimulersesintentionsàleurégard,maislesAmraoua-el-Fouaka n’ayant pas tardé à lui donnerde nouveaux motifs de mécontentement, il profita de cetteoccasionpournepasdifférerdavantagelechâti-ment qu’il avait résolu de leur infliger. Unequerelledesfouf(2)entreleschefsdesdiver-sesZmaladuSebaou,vintfourniràYahïa-Ar’alepré-_______________ (1)CavaliersdestribusarabesauserviceduGouver-nementturk. (2)Sfouf,plurieldesoff,parti,ligue,faction,enpayskabil.

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textequ’ilattendait.L’hommeleplusimportantdesZmoul-el-Fouakaétait,àcetteépoque,Mahammed-ou-Kaci,deTamdat-El-Blath;or,ceKabilavaitpris,àl’égarddeskakisturksduSebaou,desalluresindé-pendantesquinepouvaientêtredugoûtduGouver-nement,oudesesagents. Un jour,Mahammed-ou-Kacis’était rendu,aveclesgensdesonsoff,surlemarchéduSebt-Ali-Khoud-ja(prèsdeDraâ-Ben-Khedda),pouryacheterdesmou-tons,qu’ilsdevaientoffrir,àl’occasiondel’Aïd-el-Kbir,aukaïdduSebaou.LesBetrounaamenèrentàcetagentdesindividusdesOulad-Bou-Khalfaqu’ilsavaientprisen flagrant délit de vol. Le chef de cette Zmala ne vou-lutpointlaisseremmenersesadministrésàBordj-Se-baou, et il les délivra de vive force. Ce conflit amena unenefra(1)surlemarché,etdesreprésaillesdelapartdeMahammed-ou-Kaci,lequel,sarevancheprise,nejugeapasprudentderesterdanslaplaine,etseréfugiasoitdanslesBni-Aïci,soitdanslesBni-Ouaguennoun,tribusquipactisaientaveclesrebelles. Yahïa-Ar’a,quiavaitenvoyésonchaouchàBor-dj-Sebaoupourserenseignersurlasituationdesinsur-gés,appritquelesgensdeTamdaétablissaient,cha-_______________ (1)Lanefra—bagarre,bruit,querelle,rixe,tumulte,—est,leplussouvent,unequerellesimuléesurlesmarchéspar lesmalfaiteurs, pour fairemainbasse, à la faveurdudésordrequ’ellenemanquepasdeprovoquer,surlebiend’autrui,celuidesmarchandsjuifsparticulièrement.

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que nuit, dans leur village une garde de soixantehommes,tantcavaliersquefantassins,pourleproté-gercontrelesmaraudeurs.Yahïa-Ar’apritsesdispo-sitions pour enlever cette garde. Son chaouch, Mo-hammed-ben-Kanoun,avaitreçul’ordrederéunirleplussecrètementpossible,pourunenuitdéterminée,àBordj-Sebaou,touslescavaliersdesIceretdesAr-nraoua-et-Tahta.Ilpartitd’Algerdesapersonnedanslamatinée,suividequelquescavaliersseulement;ilarrivelanuitmêmeàBordj-Sebaou,oùiltrouvatoutle monde prêt ; puis, sans s’arrêter, il marchait surTamda(1),qu’ilsurprenaitetenlevaitsansrésistance.Il faisaitbrûler levillage,etdécapiterune trentained’individusquis’étaientlaisséssurprendre.Cecoupdemainexécuté,Yahïa-Ar’arentraitàBordj-Sebaou,oùseréunissaitlacolonneaveclaquelleilallaitopé-rercontrelestribusinsurgées. Dèsquesacolonne,composéedejanissairesetdegoumsarabesfutorganisée,Yahïa-Ar’aallacam-peràZaouya,enfaceduvillagedeMakoudadesBni-Ouaguennoun, où s’étaient rassemblés les révoltés.Iln’hésitepasàordonnerl’attaque;l’infanterieturkepénètredeviveforcedanslafractiondeTinkachin,puis dans celle d’El-Hara-ou-Kacha, où l’artillerieavaitpupréparerl’attaque.Lesuccèsparaissaitcer-tain:maislescontingentsarabesquimarchaientaveclesjanissaires,nepouvantrésisteràleurpassionpour_______________ (1)Tamdaestà120kilomètresd’Alger.

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lepillage,s’étaientrépandusdanslesmaisonsduvil-lagesanslemoindresoucidessuitesducombat.Ma-hammed-ou-Kaci profita habilement du désordre qui étaitlaconséquencedecettedispersiondesgensdugoum,pourfaireopérerunmouvementoffensifparsesKabils.Aprèsuncombatacharné,lesTurksfurentrepoussés et obligés de rentrer dans leur camp. Ungrandnombredecavaliersfurenttuésdanslesmai-sonsoùilsavaientpénétrépourselivreraupillage.Lespertesfurentimportantesdepartetd’autre. Jugeant les forces dont il disposait insuffisantes pourréduirelesrévoltésparlaforce,Yahïasedécidaà retourner àAlger, sans poursuivre ses opérations,maissansyrenoncercependant,lesTurksayantpourprincipe de ne jamais oublier, ou laisser impuni unaffrontfaitàleursarmes.Seulement,ilssavaientat-tendre, aussi longtemps que possible, une occasionfavorable. Yahïa fit une sorte de paix avec Mahammedou-Kaci, lequel, fort embarrassé de sa victoire, s’étaithâtéd’accepterlesouverturesqueluiavaitfaitfairel’Ar’aparsonchaouch,etparEl-Hadj-Mohammed-ben-Zamoum, lechefde lapuissanteConfédérationdesFlicet-ou-Mellil. LeGouvernementd’Alger,quitrouvaitquecet-teoccasionqu’ilcherchâtneseprésentaitpasaussipromptementqu’ill’eûtdésiré,etMahammed-ou-Kaciluidonnantchaquejourdenouveauxgriefscontrelui,et, d’un autre côté, ledit Gouvernement ne voulant

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pointrecouriràlaforceouverte,avaittrouvéplussim-pleetmoinschanceuxdechercheràsedéfairedeMa-hammed-ou-Kacietdesespartisansenleurtendantunguet-apens:ilfutdoncdécidéqu’onlesattireraitàBordj-Sebaousousunprétextequelconque,etqu’onlesmettraittousàmort.Bienqu’ileûtdesgriefsper-sonnelscontreeux,lekaïdIbrahim-ben-Youbnevou-lut cependant point — fait bien rare chez les Turks —seprêteràcettetrahison;maisEl-Hadj-Smâïl-ben-Si-Mosthafa-Terkin’eutpoint lesmêmesscrupules,etacceptad’êtrel’exécuteurducomplot. Les dispositions furent prises par le nouveaukaïd;Mahammed-ou-KacietlesAmraoua-el-Fouakafurent convoqués au Bordj-Sebaou sous le prétexted’une razia à exécuter sur une tribu qu’on ne dési-gnaitpas(cecisepassaitverslemilieudejuin1820),etenpleinmoisdeReumdhan. Lesecretducomplotayantétéparfaitementgar-dé,Mahammed-ou-Kacietsesgensserendirentsansdéfiance à la convocation du kaïd de Bordj-Sebaou. Ladhifa leur fut servieaprès le coucherdu soleil ;le repas terminé,El-Hadj-Smâïl introduisitMaham-med-ou-Kacietsixdesescompagnonsdanslasalled’armes,àl’étagesupérieurduBordj,sousleprétextede leur distribuer de la poudre pour la razia annoncée. Ilsétaientsansarmes.Lesconjurésétaientprésents.Ausignaldonné, ilsdevaients’élancerà la foissurlesrâteliersd’armes,etfairefeuchacunsurceluiquileuravaitétédésigné.Leschosessepassèrentcomme

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ilavaitétéconvenu,etcethorribleguet-apensavaitpleinementréussi. Quant aux cavaliers qui étaient venus avec leschefsdesAmraoua-el-Fouaka,auxpremierscoupsdefeu,ilss’étaientempressésdesauteràcheval,etdeprendrelafuite,poursuivisparlescavaliersdeBordj-Sebaou,quientuèrentuncertainnombre. Nous regrettons de voir la main deYahïa-Ar’adans cet affreux complot, qui amoindrit fort à nosyeux,bienqu’ilfailletenircomptedumilieudansle-quel il vivait, cette belle et grande figure de l’Ar’a des Arabes. Les conséquences de cette tuerie furent le par-tagedesZemoul-el-Fouakaentreplusieurschefs ri-vaux,et,parsuite,lemanqued’unitéd’actiondanslarépressiondesattaquesincessantesdesKabilscontrel’autoritédesTurks:aussi,unjour,laZmaladeMeklafut-elleenlevéeetàmoitiéincendiéeparlesBni-Dje-nad.Yahïa-Ar’atémoignaunvifmécontentementdecette faiblesse des Zmoul de Mekla. El-Hadj-Mo-hammed-ben-Zamoum profita de l’occasion pour lui lancercetteallusionaumassacrequenousvenonsderaconter:«Leshommescapablesdecommandernesontpluslà;iln’estdoncpasétonnantquelesautresselaissentmanger.» NousavonsditplushautqueleBordjdeBor’niavaitétéenlevéetdétruitparlesGuechthoulaetlesBni-Sedka révoltés.Leschoses restèrentencetétatpendantplusieursannées,puisontraitaaveclestribus,

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enleurimposantlesconditionsderebâtirlebordj,etdepayerlesimpôtscommeauparavant.Dèsquetoutfutréglé,Yahïa-Ar’aarrivad’Algeravecunecolonne,etlestribusreconstruisirentlefortsurl’emplacementoùnousenretrouvonsencorelesruinesaujourd’hui. En1823,lesBni-Abbasattaquentuncampturkdans l’ouad Mar’ir. Après un combat assez vif, dans lequelquelqueshommesfurenttuésdesdeuxcôtés,lesBni-Abbasabandonnent lapartie, et l’habiledi-plomatiedeMohammed-ben-Kanoun,letrèsintelli-gentchaouchdeYahïa-Ar’a,luipermetd’arriversansautreaccidentàAlger. AlasuitedecetteagressiondesBni-Abbas,Ho-ceïn-Pachadonnal’ordred’arrêtertouslesindividusdecettegrandeetindustrieusetribuqu’ontrouveraitdanslesvilles,etdelesemprisonner. Ces faits se passaient à la fin de 1823 ; mais ce n’estqu’aumoisd’août1824queYahïa-Ar’a sortitd’AlgeravecunecolonnepourchâtierlesBni-Abbas.Du reste, au printemps de cette même année 1824,ces Kabils avaient soulevé contre eux de nouveauxgriefs:Ben-Kanoun, le chaouchdeYahïa-Ar’a, es-cortant un détachement de janissaires, ayant voulucamperàTamata,surlarivegauchedel’ouadSahel,enfacedesBni-Abbas,lesKabilsdelafractiondesBou-Djelilvinrent l’attaquer,et ildutpoursuivresaroutejusqu’auxCheurfa. Or,Yahïa-Ar’a avait résolu de punir, à leur en

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laisserlesouvenir,cesactesderébelliondesBni-Ab-bas.Enconséquence,aumoisd’août1824,ilmarchasurcettetribuavecunecolonnecomposéede1,000soldatsturks,etd’environ8,000cavaliersarabes,etallacamperàTamata,enfacedelafractionrebelle. IlécrivitalorsauxBni-Abbaspourlesinviteràsesoumettre ;mais la fractiondesBou-Djelil seuleconsentitàtraiteraveclesTurks,etàpayerl’amen-dedeguerre.Yahïasedécidadoncàmarchersurlesfractionsrécalcitrantes. Le Tachrifat raconta en ces termes cette partiedel’expédition:«L’Ar’aétantsortipourcombattrelesKabils de la tribudesBni-Abbas, les attaqua le20 hidja 1239 (16 août 1824), leur brûla douze villa-ges, coupa sept têtes, et fit seize prisonniers qui furent conduitsàAlger,etemployésauxtravauxdescarriè-resdepierresiseshorsBab-el-Ouad.» Ce châtiment infligé aux Bni-Abbas donna telle-ment à réfléchir aux tribus de l’ouad Sahel qui avaient fait cause communeavec eux,que sixd’entre ellesfirent sans retard leur soumission à Yahïa-Ar’a. Del’ouadSahel,Yahïa-Araserenditdansl’Ouen-nour’apourpunirlestribusdusoffBiodh-Oudenouquiavaientprispartà la révolte.Ces tribussesou-mirent sans résistance, et 1’Ar’a séjourna quelquetempssurleurterritoirepourfairepayerlesamendes,etpourprépareruncoupdemainqu’ilméditaitcontreles Mezzaïa et les Bni-Mecâoud.

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Yahïa surprit cesdeux tribus aprèsunemarcherapide,lesenveloppadetouscôtés,brûlaleursvilla-ges, leur tua du monde, et fit un butin considérable. LeTachrifatparleencestermesdel’expéditioncontre les Mezzaïa : « Yahïa-Ar’a est allé châtier les KabilsdesenvironsdelavilledeBougie : il leurabrûlétrentevillages,acoupésixtètes,etfaitvingt-septprisonniers,quiontétéconduitsàAlger,etemployésàcasserdespierresdanslescarrièressiseshorsBab-el-Ouad.Trentefemmesfurentégalementliéesetpla-céesdanslamaisonduChikhel-Blad.Hoceïn-Pachadaigna ensuite accepter la soumission des Mezzaïa, et fit mettre les prisonniers en liberté le 21 redjeb 1240 (11mars1825).» Shaler,quenousavonseudéjàl’occasiondeci-ter,dit,àladatedu25septembre1824:«LeConsularenduvisiteàsonamil’Ar’apourlecomplimenterdesonretouràlasuited’unecampagneheureusecontrelesCabilé.Illuiafaitprésentd’unepetitecharruedenouvelle intention,quiaparu lui fairebeaucoupdeplaisir. LeGouvernementd’Algertiraitordinairementlapresquetotalitédesesbois,pourlesconstructionsdelaMarine,desforêtsdesenvironsdeBougie;mais,danslesdernierstempsdelaRégence,l’exploitationdecesforêtsavaitétéàpeuprèsabandonnée,soitparl’incu-riedespersonnesquienétaientchargées,soitàcausede la difficulté de faire parvenir les bois à Alger, ce

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port étant assez fréquemment bloqué par les croisiè-reseuropéennes. Pourremédieràcettesituation,trèspréjudiciableàlaMarinealgérienne,Hoceïn-Pachasongeaàutili-ser les beaux massifs de chênes-zéens qui entourent le sommet du Tamgout des Bni-Djenad. Il fit écrire, danscebut,auxgensdecettetribuhabile.Ilessayad’abord, par la persuasion, de les décider à laissercouper les bois dont le Gouvernement avait besoindanslaforêtquilesproduisait.Ils’établitàcepropos,entreYahïa-Ar’a et les Bni-Djenad, une correspon-dancethéologique—etàcoupdecitationsdeversetsdu Koran — des plus singulières. Mais ces Kabils fi-rentlasourdeoreilleauxargumentsduPacha,etsecontentèrent de répondre à ses citations koraniquespar d’autres de même provenance, sans refuser ce-pendantd’unemanièrepositivel’accèsdeleursmon-tagnesauxagentsduGouvernement. Voyantqu’iln’obtiendraitrien,debonnevolon-té,decesentêtésKabils, lePachadonnadesordrespourqu’onleurarrachâtparlaforcecequ’ilnepou-vaitsefaireaccorderparlavoiedelapersuasion.OncommençapararrêtertouslesBni-Djenad,aunom-brededeuxcents,quiétaientemployésdanslesvillescommehommesdepeineoucommedomestiques,etonlesmitaubagne.Enmêmetemps,lechaouchMo-hammed-ben-Kanounentamaitleshostilitésenopé-rant contre eux une razia dans la plaine. LesBni-Djenadentraînaientdansleurpartileurs

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alliés lesBni-Ouaguennoun.Deuxannées sepassè-rentenescarmouches,endestructionderécoltes,defiguiers et d’oliviers, en incendies d’âzib(1).C’estauprintemps de 1825 seulement queYahïa-Ar’a orga-nisa une colonne expéditionnaire pour en terminerdéfinitivement avec les Bni-Ouaguennoun et les Bni-Djenad.Voicicequ’enditleTachrifat:«Lediman-che,dixièmejourdechoual1240(29mai1825),Ya-hïa-Ar’aestpartiavecuncorpsd’arméepourchâtierlesBni-Djenad,quisesont révoltés.PuisseDieu lerendrevictorieux!» Lacolonnesecomposaitde5à600janissaires,d’unenombreusecavaleriearabe,etdequelquespiè-cesdecanonetmortiers. Avant d’entrer en opérations,Yahïa avait eu lesoindesecréerdesalliés:c’estainsiqu’ilgagnaàsacauselapuissantetribudesFlicet-el-Bahar,ennemieacharnéedecelledesBni-Ouaguennoun,etconstam-mentenguerreavecelle. L’objectifdel’Ar’aétaitlevillagedesAït-Sâïd.GrâceauxconcoursdesFlicet-el-Bahar,lesmalheu-reuxAït-Sâïd, enveloppés de tous côtés, coupés deleur lignede retraite sur la forêt, se trouvèrent à lamerci des vainqueurs, qui en firent un affreux massa-cre.LesTurkscoupèrent300têtes,etilsramenèrentprisonniersàBordj-Sebaou,avecunbutinconsidéra-ble,ungrandnombredefemmesetd’enfants._______________ (1) Azib, dans le Tell, habitation de printemps et d’automne.

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Yahïa-Ar’a poursuivit ses succès en attaquantsuccessivementlesOulad-Aïça-Mimoun,où,parl’ef-fetdelacupiditédescavaliersdesgoums,qui,commeàl’affairedeMakouda,mirentpiedàterrepourpillerles maisons kabiles, le triomphe deYahïa faillit satransformerendésastre.L’Ar’adirigeaitensuitesesefforts sur les Bni-Djenad, et entreprenait l’attaquedes importants villages d’Abizar et d’lzarazen, qui ne comptaientpasmoinsde3,250habitants. Lapremièrejournéeayantétésansrésultat,laco-lonnerentraitdanssoucampdeDjebla. Uneopérationdenuitfutégalementsanssuccès,attenduque lesBni-Djenadétaientpartoutsur leursgardes. Dans le combat de Tala-Ntegana, le fils du kaïddesBni-Djâdfutblesséettombadecheval:lesKabils le firent prisonnier et s’emparèrent de sa mon-ture.LemalheureuxpèreoffritauxBni-Djenad,poursauver son fils, de leur donner son poids en or ; mais ilsfurentsanspitiéetlepassèrentparlesarmes. Yahïa-Ar’a renouvela, sansplusde succès, sonattaque contre Abizar et Izarazen. S’obstinant dans son entreprise, il resta pendant vingt-cinq jours de-vantcesdeuxvillages,tantôtlescanonnantavecsoninoffensiveartillerie,tantôtlançantsestroupesàl’as-saut. En même temps, il faisait couper les figuiers et les oliviers, et détruire les récoltes qui étaient danslaportéedesonaction.MaislesBni-Djenadtinrentbon, et Yahïa-Ar’a finit par se décider à rentrer à Al-geravecsacolonne,laissantseulementdansleHaut-

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Sebaou,pourlescontenir,unepartiedesgoumssouslecommandementdeBen-Kanoun,lequel,pourtant,eutunpetitsuccès,quelquetempsaprès,entombant,unjour,surlespostesquisurveillaientlestroupeauxdesBni-Djenad,qu’ilsfaisaientpacagerdanslaplai-ne, près de Taguercift : il coupait quinze têtes aux gens decevillage,leurfaisaitdeuxprisonniers,etleuren-levaittousleurstroupeaux. Désespérant de rien obtenir des Bni-Djenad, etdésirantmettre les tribus soumises à l’abri de leursincursions, leGouvernementturksedécidaàtraiteraveceux.Mohammed-ben-Kanounfutdésignépourréglerlesconditionsdelapaix,laquellefutproclaméeetconsacrée,selonl’usage,parunedéchargegénéraledesarmesàfeu. AsarentréeàAlgeraprèssonexpéditioncontreles Bni-Djenad, Yahïa-Ar’a avait été assez mal reçu par Hoceïn-Pacha : l’influence extraordinaire que l’Ar’aavaitsuprendresurlestribusarabesluiavaitcréédesennemis;parmicesderniers,ilfallaitcomptertout particulièrement le kheznadji(1)Brahim,qui,parlanaturedesesfonctions,étaitenrapportsconstantsavec le Pacha. Aussi, en profitait-il pour chercher à nuireàYahïadansl’espritduSouverain. Mais,pourl’intelligencedesfaitsquenousallonsavoiràraconter,ilestnécessairequenousdisionsquel-quesmotssurl’originedelahainequeparaissaitavoir_______________ (1)EspècedeMinistredesFinances.

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vouée à Yahïa le kheznadji Brahim. Il y e là une de cestramesquesaventourdirlesOrientauxavecunsiréeletsiincontestabletalent. El-HadjAhmed-ben-Mohammed-Ech-Cherif,qui, plus tard, devint Bey de Constantine, avait étéd’abordkhalifadesBeysAhmed-El-Mamelouk,Ma-hammed-El-Mili,etBraham-El-R’arbi.En1819,sousle beylikat de ce dernier,Ahmed avait été révoquédesesfonctionsetobligédes’enfuirnuitammentdeConstantine;ils’étaitréfugiéàAlger,puisilavaitétéinternéàBlida.El-HadjAhmedfaisaittousseseffortspourrentrerengrâceauprèsduPacha,et,danscebut,ilavaitcherchéàobtenirlaprotectiondeYahïa-Ar’a. Quandsurvintletremblementdeterrede1825,qui,commenousl’avonsditprécédemment,renver-saunepartiedelavilledeBlida,Yahïas’yétaitim-médiatementtransportéavecquelquestroupesetdesmoyensdesecours,pourréparer,autantquepossible,leseffetsdecedésastreuxévénement;puisils’étaitrendu chez les Matmata et les Bni-Zougzoug pour y fairecouperlesboisnécessairesàlaconstructiondelavillenouvelle(Bled-el-Djedida),dontdéjàilavaitdéterminél’emplacementàquelquedistanceaunorddelavilleécroulée. Pendanttoutletempsqu’avaitdurécetravail,El-HadjAhmedavait faitunecourdesplusassiduesàl’Ar’a,ettoutmisenœuvrepourobtenirsonpatrona-ge auprès du Pacha : les présents les plus magnifiques succédaientauxcadeauxlesplussomptueux,chevaux,

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lévriersduSahra,armesetvêtementsdeluxe,dhifadetouslesjourscomposéedesmetslesplussuccu-lentsetlesplusrecherchés. Yahïaavaittoutaccepté,—danslasociétému-sulmane,iln’estpointd’usagederefuseruncadeau,etcelan’engageceluiquilereçoitàaucunerécipro-cité,—Yahïa-Ar’a,nouslerépétons,avaitdonctoutaccepté; mais il n’avait absolument rien fait auprèsduPachaenfaveurd’El-HadjAhmed.Profondémentirritéethumilié,cedernieravaitconçucontre1’Ar’aunehaineimplacable. LanominationdeBrahimàlahautefonctiondekheznadji était des plus favorables aux projets de ven-geancequenourrissaitEl-HadjAhmed;car,ceBra-himavait été son chaouch lorsqu’il était khalifa duBeydeConstantine.Restédévoué à ses intérêts, lenouveau kheznadji avait partagé facilement sa haine contreYahïa. Constamment en rapport avec le Pacha, Brahimavaitpromptementréussiàgagnerl’oreilledesonmaî-tre, et à lui inspirer des sentiments de méfiance contre Yahïa-Ar’a,—bienqueHoceïnluieûttoujourstémoi-gnébeaucoupd’affection,—enlereprésentantcommeunambitieuxcherchantàsecréerunpartidanslapopu-lationarabepourlerenverserdupouvoir.Nousverronsplus loin ce qu’il advint des perfides menées du khez-nadjiBrahim,etd’El-HadjAhmed,soninspirateur. Al’époqueàlaquellenoussommesarrivés,Ho-ceïn-Pacha s’occupait activement de mettre la côte

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en état de défense depuis Sidi-Feredj jusqu’au capMatifou :Yahïa-Ar’a avait été chargé tout particu-lièrement de la reconstruction du fort d’El-Harrach(Maison-Carrée). Aumoisdejuillet1826, leBeydeConstantineMohammed-Manamanni,quiétaitvenuenpersonneàAlgerpouryapporterledenouch(l’impôt),futrévo-qué de ses fonctions. Le kheznadji Brahim, qui avait supplanté Yahïa dans la faveur du Pacha, fit nommer à sa place El-Hadj Ahmed-ben-Mohammed-Cherif,l’ennemiirréconciliabledel’Ar’a,etc’estYahïaquifutchargéd’aller,àlatêted’unecolonne,installerlenouveauBeydanssoncommandement.Cettemissionétaitcertainementunprétextepouréloignerd’Algerl’Ar’aYahïapendantquelquetemps. Quoiqu’ilensoit,YahïaetleBeyprirentlaroutedes Ammal et du Hamza, traversèrent l’Ouennour’a, etvisitèrentendétaillepaysdesZonoura,desChira,de Sethif, des Abd-en-Nour, des Oulad-Solthan, etdes Bellezma. L’Ar’a et le Bey se rendirent ensuite àBône,puis,ilssedirigèrentsurConstantine,oùilsfirent leur entrée officielle. Pendantcettetournée,Yahïaavaitfaitréglertou-tes les questions pouvant amener des conflits ; il avait réprimédesabus,etfaitrentrerlesimpôtsenretard.Puis,l’hivercommençantàapprocher,Yahïa-Ar’are-prenaitlechemind’Algeravecsacolonne. L’année1827—celleoùeut lieu larupturedelaRégenceaveclaFrance—futconsacréeàlacon-

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tinuation des travaux de défense de la côte.Yahïa-Ar’aachevalaconstructionduBordjEl-Harrach,etl’armadecanons. Danscettemêmeannée,etbienquel’époquedudenouchduprintempsnefûtpasencorearrivée,El-HadjAhmeddemandaauPachal’autorisationdeserendreenpersonneàAlgerpouryfaire,paranticipa-tion,leversementdutributdesaprovince. On se doute bien que cette autorisation lui futaccordéesansretard ;aussi,arriva-t-ilà laCourduPachaaveclespersonnageslesplusmarquantsdelaprovince, et les mains pleines de cadeaux magnifiques destinésàsonSouverainetauxfonctionnaireslesplusimportants du Gouvernement. Hoceïn, ravi, lui fit le meilleur accueil, et lui renouvela la confirmation de sespouvoirs. MaisEl-HadjAhmedn’avaitpointoubliésaven-geance:ildemandauneaudiencesecrèteauPacha,etlà il jeta la défiance dans son esprit, en lui démontrant qu’en dehors d’Alger, le véritable Souverain étaitl’Ar’a, et non le Pacha, qu’on ne connaissait guèreque de nom ; il lui souffla avec une très habile perfidie que,danslevoyagequ’ilavaitfaitavecYahïal’annéeprécédente,—lui,El-HadjAhmed,—ilavaitpuserendre compte de la trop grande influence qu’il exer-çaitsurlesArabes,etilnemanquapasd’ajouterqueYahïan’avaitd’autrebut,ensecréantunpartipuis-sant parmi les indigènes, que de s’en servir, quandil jugerait lemomentopportun,pour le renverseret

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prendresaplace.«Dureste,ajoutaitEl-HadjAhmed,ilesthorsdedoutequelefortd’El-Harrach,qu’ilaconstruit avec tant de soin, et qu’il s’est empresséd’armerdecanons,nesoitunecitadelledanslaquelle,encasd’échec,ilseretireraitavecsespartisanspourluirésister.» On comprend la profonde impression que dutproduiresurl’espritsoupçonneuxdeHoceïn-Pacha(1)une pareille insinuation; néanmoins, se rappelantqueYahïaavaitétésonami,etn’ayantpointcessé,d’ailleurs, de croire à sa loyauté et à sa fidélité, il ne putserésoudreencoreàuserderigueurenverslui. Comprenant qu’il fallait des faits pour amenerHoceïn-Pacha à ne plus douter de la culpabilité deYahïa-Ar’a, le kheznadji Brahim organisa une machi-nationqui,danssapensée,nepouvaitmanquerdeleperdre définitivement. Acetteépoque,despostesfournisparlesJanissai-resétaientinstallésdanslesbatteriesetlesfortsdelacôte.C’étaittoutnaturellementàYahïa-Ar’a,lecom-mandantdestroupes,àpourvoiràleursbesoins;aussi,avait-ilchargélekaïdAomardefairelesdistributionsdanslesdifférentspostes,etdeveilleràcequerien_______________ (1)Danslebutd’échapperausortd’ungrandnombrede sesprédécesseurs,qui,pour laplupart, avaientétéas-sassinésparlesJanissaires,ils’étaitenfermédanslaKasbaenarrivantaupouvoiren1818,et iln’enétaitpointsortidepuiscetteépoque.

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nemanquâtàcespetitesgarnisons.Aforced’argentet de promesses, le kheznadji réussit à corrompre cetagentetàluifaireoubliersesdevoirs,—cequi,d’ailleurs,danscettesociété,n’ajamaisprésentédedifficultés insurmontables ; — bientôt, le Pacha fut assaillideplaintesausujetdelamauvaisequalitédesdenrées mises en distribution. Le kheznadji n’avait pasmanquéd’insinuerquec’étaituncalculdelapartdeYahïa, lequelcherchait,parcemoyen,àmécon-tenterlaMilice,danslebutdelasoulevercontrelePacha,qu’elleavaitl’habitudederendreresponsabledetouslesfaitsdecettenature. Voulantserendrecompteparlui-mêmedel’exac-titude des réclamations des Janissaires, Hocein se fit, unjour,apporterunéchantillondesvivresdistribués:onluienprésentadeuxpaniers,etilpouvaitconstaterquelesdenréesqu’onsoumettaitàsouexamenétaientabsolumentavariées,etquelesplaintesdessoldatsdelaMiliceétaientparfaitementfondées. Yahïa-Ar’a,quiétaitprésent, restastupéfait : ilcomprenaitqu’ilavaitététrahiparsonagent;aussi,necrut-ilpasdevoirrépondreunseulmotauxrepro-chesduPacha. Quelquetempsaprès,Yahïa-Ar’aétaitrévoqué,et,danslespremiersjoursdefévrier1828,ilseretiraitdanssacampagne,appeléeDjenan-Bou-Kandoura(1).Ilétait_______________ (1)Aujourd’hui,PensionnatduSacré-Cœur,àMusta-pha-Supérieur.

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remplacédansseshautesfonctionsd’Arab-Ar’aciparIbrahim-heuAli,legendreduPacha. OnnetardapasàtrouverqueYahïaétaittropprèsd’Alger; ses ennemis craignaient son influence sur lesJanissaires,parmilesquelsilétaittrèspopulaire;aussi,obtinrent-ilsduPachaqu’ill’internatàBlida,danslamaisondecampagnedontnousavonsparléaucommencementdecerécit. Yahïayreçutlavisitedenombreusesnotabilitésindigènes,quivenaientluiprésenterleurscondoléan-ces,etl’entretenirdesaffairesdutemps.Onditqueplusieurs de cesaâïan(1) lui offrirent de le soutenir,s’ilvoulaitsemettreenrévoltecontreungouverne-mentqui le traitait simal;maisqu’ilavait toujoursrepoussécespropositions. Le kheznadji, qui n’avait pas désarmé, et qui se faisaitteniraucourantdesfaitsetgestesdel’ancienAr’aparlesespionsquilesurveillaient,eutconnais-sancedecesvisites,etdel’estimedontYahïarestaitentouré,etilreprésentaàHoceinquetantquecethom-mevivrait,iln’yauraitpourluiaucunesécurité.C’estalorsquelePacharésolutlamortdesonancienami.Sonsuccesseur,Ibrahim-Ar’a,legendrede,Hocoïn,ayantrefusédedonnerdesordrespoursonexécution,cefutlePachalui-mêmequisechargeadecesoin. Noustenonslerécitquivasuivredelabouche_______________ (1) Les aâïan sont les notables, les principaux, leshommesconsidérablesd’unpays,d’uneville.

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d’uncontemporain,d’unBlidibienplacépouravoirconnutouslesdétailsdelamortdel’ancienAr’aYa-hïa, nous voulons parler d’El-Hadj Mosthafa-Kara-man, lekahouadji duHakemBaba-Mosthafa, qui aprésidéàl’exécution. Laissonsparler lekahouadjiEl-HadjMosthafa,auquelleHakemaracontécentfois,leslarmesdanslesyeux,lamortdumâzoul(destitué)Yahïa. «Yahïaoccupaitleposted’Ar’adesArabesde-puisdixansenviron,lorsquecommencèrentàcircu-lerdesinguliersbruitssursoncompte.Sesennemisprétendaientqu’ilvoulaitdétrônerlePachaàsonpro-fit. C’était là un mensonge. Cependant, quel que fût le plusoumoinsdefondementdecesbruits,ilsdevaient,certainement,êtreinquiétantspourNotreSeigneurlePacha;carYahïa-Ar’ajouissaitd’unegrandepopula-ritédanstoutsoncommandement.Ilfutdoncdestituéetcondamnéàl’exilparl’ordredeNotreSeigneurlePacha, qui lui fixa pour résidence la ville de Blida. Yahïaquittadoncd’Alger,etvinthabitersamai-son près de Bab Ed-Dzer, celle qu’il avait achetée des héritiers de Mosthafa-El-Ouznadji, qui avait été Bey de Constantine. Là il pouvait se croire à l’abri descoupsdesesennemis;maisiln’enfutpasainsi;carsonheureavaitsonné. Deux mois à peine après l’arrivée de Yahïa àBlida(1),lePachaHoceinavaitfaitappelerundesex-_______________ (1)C’étaitverslemoisdemai1828.

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chaouchde l’ancienAr’a, nomméEl-HadjEl-Arbi,etl’avaitchargéd’unelettrepourleHakemdeBlida,Baba-Mosthafa. Afin de détourner les soupçons d’un homme qu’on savait dévoué àYahïa, on fait croireàEl-HadjEl-Arbique la lettredonton lechargeaitrenfermaitl’ordreduchangementderésidencedesonancienmaître. El-HadjEl-Arbisemetdoncenroute;dèssonarrivée à Blida, il se présente chez le Hakem, et lui remet le firman du Pacha. Baba-Mosthafa en prend connaissance,et,laissantlemessagerdanssonerreur,ill’inviteàserendreauprèsdeYahïapourleprévenirque, par ordre de Hocein-Pacha, il doit se préparerpourchangerderésidence,etallerhabiter,àMosta-ghanem,lamaisond’Alrmed-Bey. Maisenmêmetempsqu’El-HadjEl-Arbiseren-daitauprèsdeYahïapourluifairelacommunicationdontl’avaitchargéBaba-Mosthafa,desordresétaientdonnésparcedernier:desKouloughlisdelagarni-sonseréunissaientetcernaientlamaisondel’ancienAr’adesArabes,lequel,pendantquesefaisaientcessinistres préparatifs, causait paisiblement avec sonex-chaouchEl-Arbi. Soudain,leHakempénétraitdanslasalleoùsetrouvait Yahïa, lequel, encore sans méfiance, le saluait et lui disait : « Je vais donc partir pour Mostagha-nem;monSeigneurenaenvoyél’ordre?»Cessantalorsdefeindre,Baba-Mosthafaluirépondait:«Klit, chrobt, âmelt kheir, âmelt cheurr, ou el-ïourrn hada

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houa chan ed-denia ; hadhdher âklek.»«Tuasman-gé,tuasbu,tuasfaitdubien,tuasfaitdumal;voilàcommentvalemonde;prépare-toi!» Yahïaavaitcomprisqu’iln’avaitplusqu’àsepré-pareràmourir. Ilbaissa lesyeux,etditauHakem:«Laisse-moivoirmesenfants!»Etcommeilfaisaitminedevouloirentrerdansunesallevoisine,Baba-Mosthafaleretintparlebras,etluirefusacettederniè-reconsolation.Alors,ildemandadel’eaupourfaireses ablutions ; on lui en apporta, et, cette opérationterminée,Yahïasemettaitàgenoux,et,enselivrantauxexécuteursquiluipassentaucoulecerclefatal,illespriaitdel’étranglerdesuite,c’est-à-diresanslefairesouffrir(1).Uninstantaprès,Yahïaavaitvécu. Safamille,qui,àcetteheure,étaitencoreendor-mie,ignoraitcequivenaitdesepasser.Unharsivafrapperàlaportedelachambreoùellereposait;onouvre,etildisait,enmontrantlecadavredeYahïa:« Venez relever votre mort. » Ainsi mourut l’un des hommes les plus remar-quablesdel’époqueturke,leseul,biencertainement,_______________ (1)L’étranglementnesepratiquaitpasparunepressionbrusque:onserraitetdesserraitpeuàpeu,pourdonneràl’âmeletempsdesortirducorps.L’instrumentdusupplicevariaitdanslaformeetdanslamanièredelemanœuvrer:tantôt,c’étaituncercle,uncollierdemétal,munid’unevisdepression,commelegarrotespagnol,tantôtc’étaituncor-dondesoiesavonné,quiétaittiréensensinversepardeuxexécuteurs.

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quieûtréussiàsefaireestimeretmêmeaimerdesesadministrésindigènes. Onditque,lorsqueleHakemdeBlidavintrendrecompteàHocein-Pachadel’exécutiondesesordres,celui-cineputretenirseslarmes. Yahïa-ben-Mosthafa, disent les indigènes quil’ontconnu,étaitd’unetailleau-dessusdelamoyen-ne,etunpeufort;sabarbeétaitnoireettailléecourte;sessourcils,trèsépais,serejoignaientau-dessusdelanaissance du nez ; il avait le teint brun, et les pom-mettesdesjouescolorées.L’expressiondesonvisageétaitdouceetaffable;maissestraitssecontractaientsingulièrement lorsqu’il se laissait emporter par lacolère. Il avait les manières distinguées ; c’était unbrillantcavalier,etuntrèshabiletireur. Yahïa était généreux, chevaleresque, plein decourage,etils’étaitfaituneréputationdejusticequebienpeudechefs turksontcherchéàmériter.D’unabordfacilepoursesadministrés,Yahïasemontraittrèssévèrepourleskakisetautreschefsindigènesquiabusaientdeleurpositionpourpressureroutremesureleursadministrés. Yahïa-Ar’a s’intéressait aux progrès de l’agri-culture ; il s’occupait,danssesvastespropriétésduHaouch-Ben-Amar, dans les Icer-El-Ouïdan, à Er-Rer’aïa, et au Haouch-Mouzaïa, de plantations et de culturesperfectionnées.Ils’intéressaitaussiàl’amé-liorationdubétailetdelaracechevaline.C’étaitsur-toutungrandamateurdechevaux.EtleConsuldes

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État-Unis,Shaler,quiaentretenud’excellentesrela-tionsavecYahïa,dit,enparlantdelui,dansson«Es-quisse de l’État d’Alger,»quec’étaitréellementunhommedegrandmérite. LamortdeYahïafutconsidéréeparlesArabes,dontilétaittrèsaimé,commeunmalheurpublic.Aus-si,ont-ilsrépétélongtempscedictonrimé,quiacoursencoreàBlidaetdanslaMtidjacentrale:

«Min bâd Yahïa Ma bekat lahïa... let-Terk.» «Depuis(lamortde)Yahïa, Ilneresteplusunebarbe(unhomme)auxTurks.»

Yahïaavaitépousé,lorsqu’ilétaitkaïddeBou-Fa-rik, la fille de Sid Ali-Oulid-El-Hadj-El-Mahdi-Khiati ; elleétaitmortesansluilaisserdedescendance.Ilavaitépousé ensuite la fille de Ben-El-Kheznadji, d’une fa-mille très connue à Alger : il en eut un fils, qui est dé-cédé, et une fille qui existe encore : elle est mariée à Al-geràunnomméEl-HadjMohammed-Oulid-El-Ar’a. DèsqueYahïaavaitétéélevéàladignitéd’Ar’a,ilavaitfaitvenirdeRouméliesesdeuxneveux,Hacenet Amin : le premier épousa une fille d’Hocein-Pacha, et le second, une fille du Khodjat-el-Kheil. Après la disgrâce de Yahïa, le Pacha fit prononcer le divorce entre sa fille et Hacen. Nousespéronsquenos lecteurs—lesBlidienssurtout—nenoussaurontpointmauvaisgrédenous

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être arrêté un peu longuement sur une figure qui doit leur être d’autant plus sympathique, que le célèbreAr’afutundeleursconcitoyensd’avantlaconquê-te, et qu’en définitive, il méritait d’être connu de ses concitoyensd’après. Mais nous voici arrivés à la fin de la période tur-ke. Après trois cent quinze ans de leur domination dé-létère,nousallonsprendre leurplacesurcette terreafricainetanttourmentée,etentrerdansunepériodedecivilisationetdeprogrès.Certes,celanese ferapassansruines,nisang;mais,aumoins,sinousdé-truisons, nous saurons réédifier, et si les populations indigènes,sileursvieillardssurtoutvoulaientsesou-venir de bonne foi, et comparer les deux méthodesdegouvernement,ilsn’auraientguèrelieu,pensons-nous,deregretterletempspassé. Nousallonsdoncvoirtrèssommairement,dansun dernier chapitre, les durs commencements de lapériodedelaconquête,etmontrercequenousavonsfaitdelaPetite Rose,quenousavonstrouvéesifanée,sidécrépite,simoribonde,etfaireassisterlelecteuràsarésurrection.

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XXIII

Entréedanslapériodehistorique(1830).—PremièreexpéditionsurBlida,etsesconséquences.—LeHakemdeBlida,sespouvoirsetsesmoyensderépression.—Sontrai-tementetceluidesesagents.—LesHakemdeBlidade1830à1855.—Lapériodedel’anarchieàBlida,etlatyranniedes Bni-Salah. — Première marche du général Clauzel sur Médéa.—CombatsenavantdeBlida.—Prisedelaville.—LeGénéralenchefylaisseunegarnison.—Massacrede cinquante Canonniers et de deux officiers en convoi de munitionsdanslaMtidja.—El-Haoucin-ben-Zamoumréu-nit6,000KabilsdanslesmontagnesdesBni-Salah,ets’ap-prêteàattaquerBlida.—Attaquedelaville,danslaquellelesKabilspénètrentpardesbrèchesqu’ilsontpratiquéesdanssesmurailles.—Combatsfurieuxdanslesrues,etvi-goureusedéfensedelagarnison.—Retraitedenossoldatssur laMosquéede laPorted’Alger.—LestratagèmeduMoueddenMohammed-bel-Bahari,et leColonelRullière.

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—DeuxcompagniesdeGrenadierssortentdelaMosquéesansavoirétéaperçues,rentrentdanslaplaceparlesbrè-ches,etprennentlesKabilsàrevers.—MéprisedesKabils,qui,croyantavoiraffaireàl’avant-gardedelacolonnedeMédéa, s’enfuient,prisdepanique,dans toutes lesdirec-tions.—Nossoldatsenfontungrandcarnage.—RetoursurBlidaducorpsexpéditionnairedeMédéa.—HorribleaspectdelavilledeBlida,laquelleestjonchéedecadavres.— Le général Clauzel renonce à l’occupation de ce point. —SidAhmed-ben-Sidi-Ahmed-ben-IoucefestnomméHa-kemdeBlida,etKhalifadestribusvoisines.—L’Ar’adesArabes, Hamdan-Bou-Rkaïb, envoie au général Clauzel la tête du Mouedden Mohammed-bel-Bahari, tête qu’il pré-tendêtrecelled’unennemiacharnédel’autoritéfrançaise.

Noussommesen1830:débarquéssurlaplagede Sidi-Feredj le 14 juin, nous prenions possessionde«Djezaïr el-mahrouça,»—Algerlabiengardée(parlaprotectiondivine),—le5juilletsuivant;nousexpulsionsledernierdesPachas: leGouvernementdelaRégenceavaitcesséd’exister.Nousavionster-miné heureusement une guerre maritime qui duraitdepuisplusdetroissiècles,etnousavionsrenducetimmenseserviceauxnationsmaritimesdepurgeràtoutjamaislesmersd’Europedesforbansquilesin-festaient,etquilesécumaientavectantdesuccèsde-puisqueBaba-Aroudjavaitsupprimél’Émird’Alger,Selim-ben-Et-Teumi,poursefairesonhéritier. Nousentrons,àpartirdecemoment(1830),dans

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la zone de l’histoire où nous commençons à voir plus clair et à moins tâtonner; nous abordons la périodeécrite,et,pourcellequilaprécède,nousavonslafa-cilité d’interroger nous-même quiconque a joué unrôleimportantdanslesderniersjoursdeladomina-tionturkeenpaysbarbaresque. Nousavonsracontédéjà,aucoursdeces«Ré-cits,»touslesfaitsdeguerreayanteupourthéâtrelequartierd’El-Hamada,auquelappartenaitleterritoiredeBlida,etqui,partantdeBni-Mered,auNord,es-caladait,auSud,celuidestroistribusmontagnardesétabliesentreFouadEl-Harrachetl’ouadEch-Chef-fa. Ilnenousrestedoncplus,pourcompléternotretravail,qu’à rappeler succinctement,etdans l’ordrechronologique,ceuxdesplussaillantsdecesfaitsquisesontpassésdanslavilledeBlidadepuislaconquê-te d’Alger jusqu’à la fin de la guerre dans la Mtidja. Peut-être,si laplacenenousfaitdéfaut, irons-nousaudelàdeceterme,pournepasêtreobligéderejeterdansnotreouvrageenpréparation«Blida moderne»desfaitsd’unintérêturgent. Nous savons que, dix-huit jours après l’entréedesFrançaisàAlger(1),c’est-à-direle23juillet1830,legénéralenchefdeBourmont,àlatêted’unecolon-nede1,500hommesd’infanterie,d’unescadronde_______________ (1)NousavonsditquelquesmotsdecetteaffairedanslechapitreVdeces«Récits;»ilnenousrestedoncplusqu’àencompléterlesdétailsdansleurordrechronologique.

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Chasseurs, et d’une demi-batterie de campagne, di-rigeait sur Blida une excursion-reconnaissance quin’avaitguèred’autrebutqu’unesimple satisfactiondonnéeàsacuriosité,cequiétait,dureste,biennatu-rel,etpouvaitêtrepermisauvainqueurd’Alger. NousferonsremarquerquelegénéraldeBour-monts’étaitengagédanscetteentreprise,malgrélesavisd’El-Hadj-Mohammed-ben-Zamoum,personna-ge très influent de l’importante tribu kabile des Fli-çat-ou-Mellil, lequelavaitcherchéàledissuaderdes’avancerdanslepaysavantqu’untraité,qu’ilcher-chaitàconclureaveclesArabesetlesKabils,eûtré-glénotremodus vivendiaveccespopulations. Cettepetitecolonne,quiétaitpartied’Algerle23juillet à quatre heures du matin, faisait une halte assez longuesurlespuitsdeBou-Farik,et,aprèsunemar-che de douze heures, par une température accablante, ellearrivait,verssixheuresdusoir,envuedeBlida. Unedéputation,composéedesnotablesdelavil-le,s’étaitportéeau-devantdelacolonneexpédition-naire.UngrandnombredeBlidiensavaientsuivileursdélégués, etoffraientànos soldatsdes fruits etdesrafraîchissements,que,dureste,ceux-cileurpayaientgénéreusement. LesnotablesprièrentM.deBourmontd’épargneràlavillelelogementdestroupes,lequelétaitincom-patibleaveclesmoeursetlesusagesmusulmans. LeGénéralenchefayantaccueillicettedemande

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favorablement,lequartiergénéralfutétablià150mè-tresenvirondelaPorted’Algeractuelle,enfaceetàdroitedelamaisondeYahïa-Ar’a,etlacolonnebi-vouaquasurl’emplacementexistantentrecebordjetlakebiba(petitekoubba)deSidiMohammed-Moula-eth-Thrik. Plein de confiance dans la population de Blida, leGénéralenchefn’hésitaitpasàselogerenville:ils’établissaitdanslamaisonduKaïdIâkoub,laquel-leétaitsituéedansl’anciennerueBen-Chaouch,nonloindelaPorted’Alger. C’était le premier acte de cette incroyable confian-ce—française—qui,parlasuite,devaitnouscoûtertantdetêtesettantdeprécieusesexistences. Le lendemain, 24 juillet, dans la matinée, desgroupeskabilsdelatribudesBni-Salanétaientdes-cendusdanslavilleavecdesintentionsévidemmenthostiles.Quelquescoupsde fusil furentmême tiréssurundétachementenvoyéenreconnaissancesurlaroutedeMédéa. Nousajouteronsque lecampsegardaitmal,etque les officiers et les soldats avaient, en grand nom-bre,abandonnéleurstentespourserépandredanslavilleetlavisiter. Pourtant, avertis par quelques démonstrationshostilesdesmontagnardsdescendusdanslaville,etdont le nombre allait sans cesse croissant, officiers et soldatssehâtèrentderegagnerleursfaisceaux. LedétachementduTraindelacolonne,quiavait

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conduitsesbêtesàl’ouadSidi-El-Kbirpourlesfaireboire, fut attaqué inopinémentpar lesBni-Salah, etperditquelqueshommes. Versmidi,descoupsdefeusefaisaiententendreautourdelamaisonoccupéeparlegénéralenchef.Sortipourreconnaîtrelacausedecettefusillade,M.lechefd’escadrond’État-MajorBlouquierdeTrélan,aidedecampdugénéraldeBourmont,tombaitfrappéd’uneballequileblessaitmortellement. Auneheure,l’ordrededépartétaitdonné;mais,àpeinelacolonnes’ébranlait-ellepoursemettreenmarche, qu’elle était assaillie furieusement par lesBni-Salahetparlestribusvoisines,quiarrivaientdetouscôtés,etquiseruaientsurnossoldatsenpous-santdeshurlementsférocesetdescrisdebrutesivresdehaineetdesang. Leur feu, très nourri d’abord, nous fit éprouver des pertes assez sérieuses; mais, dès que la colonne futenplaine,etqu’elleeutfaitdujourautourd’elleàcoupsdecanon,etparquelqueschargesheureusesdenotrecavalerie,l’attaquedesbabils,quin’osèrentpastrops’aventurerenterraindécouvert,devintmolleettimide.Cependant,ilssuivirentlacolonne,maisàdistancedeprudence,jusqu’àlaZaouyadeSidiAaïd-ech-Cherif, laquelle est située à cinq kilomètres audelà de Bou-Farik. Enfin, la colonne arrivait à Bir-Toutaversseptheuresdusoir,etypassaitlanuit. Cette reconnaissance nous coûtait une centained’hommeshorsdecombat.

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CefutàBir-ToutaqueM.legénéraldeBourmontreçutsonbâtondemaréchaldeFrance. Ilvasansdirequ’àleurretourdBlida, lesKa-bils profitaient habilement de ce prétexte — dont ils n’avaientcertainementpasbesoin—dubonaccueilque lesMoreset lesJuifsavaient faitauxFrançais,pourlespilleraussiradicalementquepossible. Nousavonsdit,dansunchapitreprécédent,quelavilledeBlidaétaitadministréeetgouvernéeparunHakem,quirelevaitdirectementdel’Ar’adesArabes,etquecefonctionnaire,souslegouvernementdesPa-chas,devaitêtreTurkd’origine. Il avait,dans sesattributions,nous le répétons,lapolicedelavilleetlarépressiondesdélits;ilétaitchargé,enoutre,defaireexécuter les jugementsduKadhy. A Blida, ce fonctionnaire judiciaire n’avait pasdeprisonspéciale;quantàcelleduHakem,elleétaitsituéederrièrelaHakouma,ouTribunalduHakem. Lajusticedecegouverneurétaitàpeuprèsar-bitraire et sans contrôle : il infligeait la prison et la bastonnadeselonsavolontéetsoncaprice;ilpouvaitaussiprononcerdesamendes. Lesgenresdesupplicesoumoyensderépressionpourlesdélitsoupourlescrimesétaientlessuivants:pourlesvolsdepeud’importance,lescoupablesre-cevaientlabastonnade. LesvolsoucrimesimportantsétaientdéférésauMedjelès,tribunalqui,seul,pouvaitcondamnerlecou-

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pableàavoirlamaindroitecoupée. LechapitreV,verset12,duKorandit:«Quantà un voleur et à une voleuse, vous leur couperez les mainscommerétributiondel’œuvredeleursmains,commechâtimentvenantdeDieu.» LaSonna(1)prescritcequisuit:«Celuiquidé-pouillesanstuerauralamaindroiteetlepiedgauchecoupés.Quantauvol,onnedoitcouperlamain(aupoignet)que lorsque l’objetvolédépassequatredi-nars(50francsenviron).»Dureste,laSonnasuppléeàl’énonciationpartropgénéraledespeines. C’était à un harsi, ou aux chaouch du Hakem,qu’était confiée l’exécution des jugements du Med-jelèsouduKadhy,et,toutnaturellement,ceuxqu’ilavaitprononcés lui-même.Le lieudusuppliceétaitlemilieudelarue,etdevantlaHakouma,etlasur-veillancedesexécutionsétaitdanslesattributionsduHakem et du Mezouar. Levoleuràquil’onavaitcoupélamainétaitpro-menéparlaville,cettemainpendueaucou.Ilétaitprécédéd’unberrah(crieurpublic),quiannonçaitàhautevoixlenomducoupable,etlanatureducrimeoududélitquiluiavaitvalusacondamnation. Lecondamné,qu’onvenaitdepriverdesonpoi-gnet, était pansé charitablement par ses bourreauxavecdugoudron. LesArabesmeurtriersétaientpendus;lesTurks_______________ (1)Laloitraditionnelle.

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etlesKouloughlisétaientétrangléssoitavecuncor-don de soie savonné, soit au moyen d’un garrot demétal.Endehorsdelaville,ondécapitait. Ilestarrivéquelquefois,maisàAlgeretdanslescapitales des trois Beyliks seulement, qu’on a infli-géauxcondamnésl’horriblesupplicedupal, lequels’opéraitdedeuxfaçons,soitparl’anus(kazeuk),soitdansl’abdomen(khazouk). LeHakemétaitàlasoldeduBaïlik(Gouverne-ment) : le traitement de celui de Blida était filé à 5 rial(1)touslesdeuxmois,c’est-à-dire31francs. Maisilfautajouterqu’ilétait indemnisédesesfrais de toilette et de nourriture par le Mezouar, lequel lesprélevaitsurlesimpôtsoudroitsqu’ilpercevait,droitsdontlasourcen’étaitpastoujourstrèspure. LetraitementdesagentsduHakem,c’est-à-diredesesheursetdeseschaouchs,étaitaussiàlachargedu Mezouar, et prélevé également sur le montant de certaines contributions dont ce dernier était le per-cepteur. LeHakemétaittenudelogerdansl’intérieurdelaville.Aprèsletremblementdeterrede1825,quiavaitfortcompromissaHakouma,leHakemdeBlidaétablitsontribunalrueduBaï(Bey),danslamaisonquiestaucoindelaruedesKouloughlis.Cettemaisonétaitdite«Dar el-Baïlik,»MaisonduGouvernement._______________ (1)Le rial drahamvalait0fr.62cent.denotremonnaie,

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De1830à1855,laBlidaindigèneaétéadminis-tréeparquatorzeHakem,dontnousallonsdonnerlaliste: 1.KAÏD-IAKOUB.—ÉtaitHakemdeBlidaàl’épo-quedelaprised’Alger.Destituéenjuillet1830parlesgensdeBlidaetlesBni-Salah. 2.KOUR-MAHAMMED.—Nomméparlesgensdela ville en août 1830; destituépar lesBni-Salahunmoisaprès. 3. EL-HAFFAF. — Avait été nommé par l’autoritéd’Alger à la fin de septembre 1830 ; renversé, quinze jours après,parlesKabils(Bni-Salahetautres),quimenaçaientdeletuer;échappeàsesennemisenseréfugiantàAlger. 4. AHMED-BEN-SIDI-AHMED-BEN-IOUCEF-EL-MELIANI. — Nommé en décembre 1830 par l’autoritéfrançaise.Ayantrenoncéàl’occupationdeBlida,legénéralClauzel voulut cependant que cette ville eût un Hakem de samain.IlélevadoncilcepostelemarabouthAhmed-ben-Sidi-Ahmed-ben-Ioucef,del’illustrefamilledel’auteurdes«Dictons,»et luidonna,avecle titredekhalifa, legou-vernementdelavilleetceluidestribusvoisines.Maisdesconflits s’étant bientôt élevés entre le nouveau khalifa et les cheikhsdestribus,etlesgensdelavilleétantd’ailleurstrèsmécontentsde leurchef, ils l’expulsèrentdeBlidaen fé-vrier 1831; ils écrivaient en même temps au général Clauzel deleurendonnerunautre. Malgré l’irrégularité du procédé, le Général en chefleurdonnapourHakem: 5.MOHAMMED-BEN-ECH-CHERGUI.—Quirestaenfonctionsdefévrier1831jusqu’en1833.Ilavaitlesortdesonprédécesseur:lesgensdelavilleetlesBni-Salahledestituaientdanslespremiersmoisde1833.

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6.SIDBEN-IOUCEF-ABOU-IZAR.—Nomméparles Bni-Salah en 1833. Sid Abou-Izar était des marabouths del’illustrefamilledeSidiAhmed-el-Kbir.LesKabils,quil’avaientnommé,lerenversenten1835. 7.SID-AHMED-OULID-SIDI-EL-DJILALI. —Desmarabouthsdelamêmefamillequeleprécédent.Estnom-méetrenverséparlesBni-Salahen1835. 8.MEÇAOUD-BACH-SAÏS.—Nomméparlesgensde la ville et les Kabils vers la fin de 1835. Refuse d’ouvrir lesportesdeBlidaàlacolonnedugénéralRapatel,quilesenfonceàcoupsdecanonle10novembre1836.Destituéparl’autoritéfrançaise.MaintenuparlesgensdelavilleetlesBni-Salah, 9. MOSTHAFA-BEN-ECH-CHERGUI. — Nomméparl’autoritéfrançaiseen1837,enremplacementdupré-cédent.Destituéparlamêmeautoritédanslecourantdelamêmeannée. 10. ABD-EL-KADER-EL-GUERID. — Nommé etdestituéparl’autoritéfrançaiseen1837. 11.MOHAMMED-BEN-AMAROUCH.—Delatri-budesBni-Salah(fractiondesSâouda).Nomméparl’auto-rité française en 1837, vers la fin de l’année ; est destitué parlamêmeautoritéen1841. 12. SID KADDOUR. — Remplace le précédent en1841.Esttuémalencontreusement,le11décembremêmeannée,parunesentinellefrançaise,enguidantunecolonneexpéditionnairedanslesmontagnesdesBni-Salah. 13. BABA-MAHAMMED-YOUREK. — RemplaceSid Kaddour fin décembre 1841. Baba-Yourek, très éner-giqueet trèsvaillantsoldat,n’aqu’undéfaut:c’estceluid’avoirlamaintropdurepoursesadministré;ilestrestétropTurk.Onluienfaitl’observationàplusieursreprises;

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mais il trouvequ’ilest trop tardpours’encorriger.C’estplus fortque lui.Aussi,préfère-t-il se retirer. Ildonnesadémission en 1843, après nous avoir fidèlement servis. 14.MOHAMMED-BEN-SAKKAL-ALI.—Rempla-ceBaba-Youreken1843, et reste en fonctions jusqu’à lasuppressiondel’emploien1855.Admisàlaretraite,aprèsnous avoir fidèlement servis pendant douze ans.

Ainsiquenousvenonsdelevoirparletableauci-dessus, le Hakem qu’on nommait Kaïd Iâkoub,parcequ’ilavaitprécédemmentexercécettefonction,étaittombéen1830aveclerégimeturk,etlesgensdelavillel’avaientremplacéparKour-Mahammed,quelesBni-Salah,quiétaientdevenuslesarbitresty-ranniquesde lapopulationblidiennedepuisque lesTurksavaientdisparudelascènepolitique,destituentbrutalement, et sans avoir consulté les Blidiens. LapauvreBlidaétait entréedanscettepériodeque lesArabes nommaient « doulet el-hamla, » l’anarchie,périodequidevaitdurerjusqu’en1838,époqueàla-quellenousnoussommeschargésdesesdestinées. Le général Clauzel, qui avait été nommé au com-mandement en chef de l’Armée d’Occupation, enremplacementdumaréchaldeBourmont,etquiétaitarrivéàAlgerle2septembre1830,avaitvouludonnerunHakemàBlida,etilavaitnomméàcettefonctionleMoreEl-Haffaf;maissonrègnen’avaitpasétédelongue durée ; au bout de quinze jours, les Bni-Salah lemenacentdemort;ilnecroitpasdevoirattendrela

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réalisationdecettemenace,etsehâted’allersemettresouslaprotectiondel’autoritéquil’anommé,c’est-à-dire du Général en chef. Mais le général Clauzel avait résolu d’en finir avec Mosthafa-Bou-Mezrag, ce Bey deTithri, qui, persuadéquenousnepourrions l’at-teindrederrière sesmontagnes,bravaitouvertementnotreautorité.LeGénéralenchefprononçaitdoncsadestitutionparunarrêtédu15novembre,ets’apprê-taitàsoutenircettemesureparlesarmes. L’effectif du corps d’armée qui devait marchersur Médéa était de 7,000 hommes ; le général Clauzel enprenait le commandement, et la colonne semet-taitenmouvementle17novembre;ellebivouaquaitàBou-Fariklemêmejour,etarrivaitàBlidalelen-demain18.Ellen’étaitplusqu’àunelieueenvirondecetteville,lorsqu’elleaperçut,àunepetitedistanceenavant d’elle, une troupe assez nombreuse de cavaliers arabesquiparaissaitvouloirluienbarrerlechemin. Le Général en chef dépêchait vers cette troupesoninterprèteparticulier,unjeuneetbrillantcavalier,qui,plustard,devaits’illustrerdansnosrangsparsesremarquablesservices,etdevenirlegénéralYusuf,etfaisaitarrêterlacolonne. L’interprèterevenaitbientôtavecceluiquiparais-saitêtrelechefdecettetroupe:c’étaituncavalierdefière et haute mine, et au regard assuré(1).Legénéral_______________ (1)Nousnepouvonsmieuxfaire,pourracontercetteaffaire,quedereproduireàpeuprèstextuellementlarelation

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Clauzel lui ayant fait connaître son intention d’aller coucher ce jour-là même à Blida, le chef arabe luiconseilla,avecbeaucoupdehauteur,den’enrienfai-re,etcelaparcequ’ilavait,lui,celledes’yopposer.Acetteréponse,leCommandantenchefordonnaitauparlementairedeseretirer,etremettaitsur-le-champlacolonneenmarche. Lescavaliersennemiscommencèrentaussitôtunfeu assez nourri ; mais la brigade Achard, qui tenait la têtedelacolonne,lespoussafacilementdevantelle,etquelquesobusleseurentbientôtdispersés. Verslachutedujour,legénéralAchardsepré-sentaitdevantBlida,dontlesportesétaientfermées,etilsepréparaitàlesabattreàcoupsdecanon,—cequi n’eût pas été une besogne bien difficile, — lors-qu’elles furent ouvertes par un officier, aidé de quel-quesvoltigeursquienavaientescaladélamuraille. Lavilleétaitpresquedéserte;carlaplusgrandepartiedelapopulationavaitfuidanslamontagne. PendantquelabrigadeAchardmarchaitsurBlidapar la route, la brigade Munck-d’Uzer se jetait à droi-te pour y arriver à travers champs ; mais tout était fini quandelleatteignitl’ouadSidi-El-Kbir.QuelquesBni-Salahcontinuèrentcependantàtiraillerdeshauteursdelarivegauche,oùilss’étaientréfugiés.Onyenvoya_______________qu’endonneM.PellissierdeReynauddanssonexcellentouvrage«Les Annales algériennes, »versionqu’il a ex-traite lui-même du rapport officiel.

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troiscompagniesqui lesendébusquèrentetquis’yétablirent. LabrigadeAchardformasonbivouacenavantde laPorted’Alger, sur l’emplacementdeceluidugénéraldeBourmont lorsde sa reconnaissance surBlida.Onnelaissaquedespostesdanslaville;les2eet3ebrigadescampèrentenarrièredelaIre,maisà peu de distance des Portes Ez-Zaouya et Es-Sebt, au delà, bien entendu, de la zone des jardins d’oran-gers. LabrigadeHureln’arrivaqueforttardàsaposi-tion;ilenfutdemêmedesbagages,etdubataillondu21edeligne,quimarchaitenqueuepourlescouvrir. Cette journée du 18 novembre ne nous coûtaqu’unetrentained’hommesmishorsdecombat. L’armée séjourna à Blida le 19. Le Général enchef ayant résolu d’y laisser une garnison pendantqu’ilseporteraitenavant,cettejournéefutemployéeauxpréparatifs qu’ynécessitait son installation.Onréparaaussiàlahâtelesconduitesd’eau,quelesKa-bilsavaientdétruitessurplusieurspointsdeleurpar-cours. Lemêmejour,descavaliersarabesseprésentèrent,danslaplaine,devantlefrontdelabrigadeAchard;lesKabilsvenaient,enmêmetemps,tiraillersursonflanc gauche, en se tenant prudemment, toutefois, sur lespentesdelarivegauchedel’ouadSidi-El-Kbir.Unechargedecavaleriedispersalespremiers;lesseconds

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furentrefoulésdanslamontagneparlesbataillonsdu20eetdu37edeligne. CommeonserappelaitlasurprisedelacolonneBourmontdanslesruesdeBlida,onfusillaittoutKa-bilprisenvillelesarmesàlamain. Quelques familles de Blida s’étaient retirées, ànotreapproche,danslagorgedel’ouadSidi-El-Kbir.Onleurenvoyaunparlementairepourlesrassureretles faire rentrer en ville, ce qu’elles firent, non sans hésitationpourtant. Le corpsd’armée se remettait enmarche le20novembre, en longeant le pied des montagnes desBni-Salah, et se dirigeait sur le Haouch-Mouzaïa. Le général Clauzel avait décidé, nous le répétons, qu’il serait laissé à Blida, jusqu’au retour de la colonne,unegarnisoncomposéededeuxbataillons-l’undu34edeligne,etl’autredu35edemêmearme,—etdedeuxpiècesdecanon.Cedétachementétaitplacésous le commandement du colonel Rullière, officier trèsfermeettrèscapable. Maislejourmême—26novembre—quelegé-néralenchefquittaitMédéa,aveclesbrigadesAchardetHurel,pourrevenirsurAlger,lavilledeBlidaétaitlethéâtredescènessanglantesquimettaientsagarni-sonàdeuxdoigtsdesaperte(1). Pendant que la colonne était en marche sur_______________ (l)Nouscomplétonsicilesdétailsquenousavonsdon-néssurcetteaffairedanslechapitreVdeces«Récits.»

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Médéa(1),«unehordedeKabils,conduiteparEl-Haou-cin-ben-Zamoum, fils du cheikh des Fliça, — lequel étaitmaladeencemoment,—arrivaitdanslaMtidja.Ayant appris l’occupationdeBlida,El-Haoucin ap-pelaàluilesKhachna,lesBni-Mouça,lesBni-Misra,tribusquipassaientpoursoumises,etmarchasurlaville:lesfantassinsensuivantlepieddel’Atlas,etlescavaliersentraversantlaplaine,pourvoirs’iln’yauraitpas,dececôté,quelqueboncoupàtenter. «Cesderniersrencontrèrent,prèsdeBou-Farik,unconvoidecentchevauxconduitparcinquantehom-mes d’artillerie, et commandé par deux officiers, qui allaientchercherdesmunitionsàAlgerpourlacolon-nedeMédéa.Ilsattaquèrentceconvoi,donttouslesconducteursfurentimpitoyablementmassacrés;pasun seul homme n’échappa à ce sanglant sacrifice. El-Haoucin continua sa route sur Blida. Sonavant-gardeapparut,le22novembre,surleshauteursquidominentcetteville.LesKabilsvoulurents’appro-cherdel’enceinte;maisquelquescoupsdemitraillelesforcèrentàs’éloigner,etcenefutquele26,aprèsavoirréunitoutesleursforces,évaluéesà6ou7,000hommes,qu’ilssedécidèrentàtenterl’attaque.»_______________ (1)Nousempruntonsencoreunefoisàl’excellente«Revue africaine » — 1876 — « Notes historiques sur la Grande Kabylie,»parnotresympathiquecamaradelecom-mandantN.Robin,unepartiedesrenseignementsquivontsuivre. LeHakemMohammed-ben-Sakkal-Ali nous avaitaussifréquemmentracontécetteimportanteaffaire.

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Vers quatre heures du matin, les fantassins deBen-Zamoum et les Bni-Salah commencent le feudans les jardinsd’orangers ; lespostesy répondentaussitôt.Avecl’aidedeshabitantsquiétaientrentrésdans laville, etqui avaient fourni, sous lapressiondesKabils,desoutilsetdestravailleurs,desbrèchesfurentfaitesfacilementdanslamauvaisemurailleenpiséquenousconnaissons. Vers onze heures, toutes les brèches sont prati-cables,etlesKabilspénètrenttumultueusementdanslaplaceenpoussantdescrisd’unesauvagerieterri-fiante, surtout pour nos soldats qui n’y étaient point encoreaccoutumés,et se ruent sur lesposteset surlesmagasinsoù s’étaientgroupés lesFrançaispourrésister plus efficacement à l’attaque, laquelle s’était produiteplusparticulièrementsurlafacesud-ouest,cellequiregardelamontagnedesBni-Salah. Nossoldatsse retirentenordre,etpargroupes,dansladirectiondelaMosquéedelaPorted’Alger,oùilsavaientétéinstallés,etqu’ilsavaientcrénelée.Assaillisde touscôtéspar cettenuéede furieux, ilsfontcependantbonnecontenanceetcouchentungrandnombred’ennemissurlecarreau.Lespertessontnéan-moinssensiblesdenotrecôté;maisellessontconsidé-rablesdeceluidesKabils,dontlescadavresjonchentlesoldanslesruesayantservidethéâtreàlalutte. Nos soldats ont cependant réussi à gagner laMosquéeendéfendantleterrainpiedàpied;maisilssontacculéssouslavoûtedelaPorted’Alger,etleur

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situation devient d’instant en instant plus critique,lorsque,aumilieudesbruitsdelafusilladeetdescla-meursdesbabils,unevoixretentissanteroulantdanslesairs,commecelledelafoudre,au-dessusdestê-tesdescombattants,sefaisaitentendretoutàcoup,etglaçait d’effroi les assaillants, qui s’arrêtaient éper-dus. Cette voix disait : « O Musulmans ! fuyez ! car l’arméedesChrétiensarrive!...elleestproche!... En effet, quelques instants après que cet aver-tissement—venud’enhaut—sefutfaitentendre,destroupesfrançaisespénétraientdansBlidaparlesbrèches qu’avaient pratiquées dans sa muraille lesKabils de Ben-Zamoum, et fondaient comme unetrombesur l’ennemi,qu’ellesprenaientà revers,etquisemitàfuir,prisdepanique,dansleplusgranddésordre,parlesruesdelaville.Pareilsàdeslionsblessés,nossoldatsseruentsurlesKabilslabaïon-netteauxreins,tuanttoutcequ’ilsrencontrentdanslalongueurdelaterriblepointedecettearmesiémi-nemmentfrançaise. Poussésparledésespoiretparlahaine,quelquesfanatiquesseprécipitentfurieux,etenhurlantdesin-juresetdesmalédictions,surunepièced’artillerie:ilssontreçusparunevoléedemitraillequidisperseleursdébrissanglants—bouehumaine—danstou-teslesdirections.. El-Haoucin-ben-Zamoumlui-mêmenes’échap-pe qu’à la faveur du désordre inexprimable dans

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lequels’effectuelaretraite,ladéroutedesesbandes. Enunclind’œil,lavilleétaitbalayée,nettoyéedesesennemis,lesquelsregagnaientleursmontagnesentoutehâte,etsansavoirpureleverleursblessésetemporterleursmorts. Voici comment les choses s’étaient passées.Nousavonsvuplushautqu’ilunmomentdonné,lasituationdelapetitegarnison,surtoutdansuneplacedont les murailles étaient hachées de brèches, étaitdespluscritiques ;d’unautrecôté,ellenepouvaitattendrede secoursavant le lendemain,27novem-bre,auplustôt,lacolonneenretourdeMédéaétantencoreàdeuxmarchesdeBlida.Lesalutétaitdoncinespéré; pourtant, il était proche. Le Mouedden(1)duDjamâ(mosquée)de laPorted’Alger,oùleco-lonelhuilièreavaitcantonnésa troupe,était restéàson poste, et vivait en bonne intelligence avec nossoldats.C’étaitunancienMezouardeBlida,dunomdeMohammed-bel-Bahari. Voyantlepérildanslequelsetrouvelagarnison,et,d’unautrecôté,n’ayantqu’unemédiocresympathiepourlesBabils,dontlejougtyranniqueétaitimpatiem-mentsupportéparlesgensdelaville,El-Baharideman-deàâtreprésentéaucolonelcommandantlagarnison,etluiproposedeledébarrasserdesbandesd’El-Haou-cin-ben-Mohammed-ben-Zamoum, dont le nombre_______________ (1)Celuiqui,duhautduminaretd’unemosquée,ap-pelle,cinqfoisparjour,lesMusulmansàlaprière.

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s’accroîtàchaqueinstant,etqui,bientôt,serontmaî-tressesdetoutelavilleetdesesportes. Cemoyenestlesuivant:lecolonelferasortir,àunsignaldonné,parlaPorted’Alger,dontilestenco-remaître,unepartiedesestroupes;quelquesinstantsavantd’effectuercettesortie, lui,Mouedden, jetteraaux assaillants, du haut de son minaret, l’avertisse-mentquelacolonnedeMédéaarrive,etqu’elleestproche.«C’estàcemoment,ajoutaitMohammed-bel-Bahari,quelestroupesquetuaurasdésignéespourlasortieseporteront,enlongeantl’enceinteextérieure,dansladirectiondeBabEs-Sebt,etrentrerontdanslavilleparcetteporteetparlesbrèches,prenantainsiàreverslesKabilsépouvantés,lesquels,ébranlésparmonavis,etpersuadésquecestroupes—quineferontpasdequartier—appartiennentàl’avant-gardedelacolonnedeMédéa,nemanquerontpasdeprendrelafuitedansleplusgranddésordre,etdedébarrassertessoldatsdeleurdangereuseprésence.» IlvasansdirequelecolonelRullièren’hésitapasà accepter la proposition du mouedden ; car c’étaitsonseulespoirdesalut,etqu’ilpritdesuitesesdis-positionspouruserdu stratagèmequevenaitde luiindiquerEl-Bahari. C’estauchefdebataillonCoquebert,vigoureuxet intelligent officier, que fut confiée la difficile et dé-licatemissiondontnousvenonsdeparler,etdusuccèsdelaquelledépendaitlesalutdelagarnison.C’estaveclacompagniedegrenadiersdechacundesbataillons

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du34eetdu35ede lignequ’ildevait tenter sapé-rilleuseaventure.Commenousl’avonsditplushaut,ilsortitparlaPorted’Alger,laquelle,nouslesavons,était,àcetteépoque,contiguëàlamosquéedeBaba-Mahammed,etseglissaitlelongdelamurailleexté-rieuredelaplacesansêtreaperçuparl’ennemi,qui,à cemoment, était encoreoccupéàcombattredanslesruesdelaville,etparvenaitjusqu’àBabEs-Sebt(quiétaitaussilaportedeMédéa),parlaquellepéné-traitl’unedesdeuxcompagniesd’élite,pendantquel’autre entrait dans la place par les brèches que lesbabilsavaientouvertesdanssesmurailles. Prisesainsià revers,ainsiquenous l’avonsditplushaut, lesbandesdeBen-Zamoumnedoutèrentpas, comme l’avait prévu El-Bahari, que ces deuxcompagniesnefussentl’avant-gardedelacolonnedeMédéa,ets’enfuirenttraquéesparnosgrenadiers,querallièrent bientôt les autres portions de la garnison.Reprenant,àleurtour,unevigoureuseetimpitoyableoffensive,nossoldatseurentbientôtvidélavilledesesfarouchesennemis,lesquelslaissèrentparlesruesplusde400cadavresdesleurs. Le stratagème de Mohammed-bel-Bahari avaitpleinementréussi,grâcesurtoutàlavigueurintelligen-tequ’avaientdéployée,danscettecirconstance,l’hé-roïquecommandantCoquebertetsavaillantetroupe. Si les pertes de l’ennemi furent considérables,lesnôtresfurentaussitrèssensibles.UnvieuxBlidi,

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témoinoculairedecetteeffroyabletuerie,nousdisait,un jour que nous reconnaissions avec lui le théâtreducombatdu26novembre1830 :«MusulmansetChrétiensétaientabattusetplacéspêle-mêlel’unsurl’autrecommedesfagots.» NousdironsplusloincommentMohammed-bel-Bahari,lesauveurdelagarnisondeBlida,futrécom-pensédesondévouementàlacausefrançaise. Quand,lelendemain27novembre,leGénéralencheftraversalaville,etqu’illavitencombréedecada-vres,dontplusieursétaientceuxdevieillards,defem-mesetd’enfants,malheureuxquin’étaientrentrésenvillequ’ànotresollicitation,etquelesKabilsavaientmassacrés pour les punir d’avoir mis leur confiance en nous, le général Clauzel, disons-nous, ne put se défen-dred’unmouvementd’horreuretdecommisération;mais sa pitié fit bientôt place à un sentiment contraire, lorsqu’onluiappritlemassacre,parlescavaliersd’El-Haoucin-ben-Zamoum, des cinquante canonniers al-lantenconvoidemunitions,etdirigésimprudemmentdu Haouch-Mouzaïa sur Alger. Acesscènesdecarnagesuccédaitbientôtunspec-tacle des plus touchants : le général Clauzel, qui avait renoncéàsonprojetd’occuperBlida,quittaitcettevillele28novembreavectoutlecorpsd’armée.CraignantdetomberentelesmainsdesKabils,lesdébrisdelapopulationdeBlidasedécidèrentàmarcheravecnoscolonies:desvieillards,desfemmes,desenfants,se

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traînaientpéniblementderrièrenosbataillons,qu’ilsessayaient de suivre. Ce tableau présentait quelquechosedenavrant.Touchésdecompassion,nossoldatssemirentàleurprodiguerlessoinslesplusempres-sés : les officiers mettaient pied à terre pour donner leurschevauxàcesmalheureux,qui,sanscesecours,eussentétéexposésàresterenroute,etàêtrerejointsparlesKabils,qui,biencertainement,neleseussentpointépargnés. Le soir du 28, l’armée bivouaqua à Sidi-Aaïd,pointsansressourcesetsanseau,etl’onputvoirnosbravessoldatspartageraveclesenfantsdesfugitifslepeudeliquidequirestaitdansleursgourdes. L’armée rentrait dans ses cantonnements le 29novembre.Profondémentaffectédumassacredesca-nonniers,leGénéralenchefrenonça,ainsiquenousl’avonsditplushaut,àl’occupationdeBlida,quiétaitentouréed’unepopulationtropfoncièrementhostilepourqu’ilfûtpossibled’yaventurerunegarnison. Maisenrenonçant—pourlemomentdumoins— à la prise de possession de Blida, le général Clauzel n’avait point entendu abandonner complètementpourtantlesintérêtsfrançaissurcepoint;iltenait,aucontraire,àyfairesentirl’actionduGouvernement,nefût-cequeparunintermédiaireindigène:ilvoulutdoncqueBlidaeûtunHakemnomméparl’autoritéfrançaise. Il élevaitdoncàceposte, ainsiquenousl’avonsindiquéplushautdansletableaudonnantla

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listedesHakemdeBlidadepuis1830,lemarabouthSidAhmed-ben-Ioucef,deladescendancedel’illustreauteurdes«Dictons,»dontnousavonsdéjàparléaucoursdeces«Récits.»SidAhmed-ben-Sidi-Ahmed-ben-Ioucef,quis’étaitdéjàralliéànotrecause,avaitaccompagné le général Clauzel dans son expédition surMédéa,etluiavaitfournidebonsrenseignementssurlepaysdanslequelilallaits’engager. LeGénéralenchef luidonnait,avec le titredekhalife,nonseulementlegouvernementdelavilledeBlida,maisencoreceluidestribusdesenvirons(1).Or,commetoutescestribusn’étaientpasdésignéesno-minativement,etque,d’ailleurs,selonleshabitudesadministratives du pays, les gens des tribus étaientpeu disposés alors à reconnaître l’autorité des gou-verneurs des villes, il en résulta des conflits entre le nouveaukhalifaetlescheikhdecesfractions. LeCommandantenchefavaitfaitcettenomina-tionau retourde sonexpéditiondeMédéa, c’est-à-dire fin novembre 1830. Voyantqu’unesorted’autoritéyétaitétablie,lesgensdeBlidaquiavaientsuivilacolonneexpédition-naireenretoursurAlger,avaientpeuàpeuregagnéleursdemeures;dèslemoisdejanvier1831,lavillesetrouvaitdoncàpeuprèsrepeuplée;mais,aumoisdefévrier,mécontentsdeleurkhalifa,quilescompro-mettaitaveclestribusvoisinesparsesprétentionsau_______________ (1)Annales algériennes.—PELLISSIER DE REYNAUD.

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commandement,lesgensdeBlidalechassèrentpu-rementetsimplement,ets’adressèrentauGénéralenchefpourluiendemanderunautre.N’étantpointenmesure,pourlemoment,d’entreprendrequoiquecesoit pour faire respecter ses agents, le général Clauzel ferma les yeux sur ce que la conduite des Blidiensprésentaitd’irrégulier,etconsentità leurdonnerunautreHakem, en remplacementdeSidAhmed-ben-Ahmed-ben-Ioucef.SonchoixportasurMohammed-ben-Ech-Chergui. LemaréchaldeBourmontavaitcommislafautede confier à un More, à un négociant, la charge im-portanted’Ar’adesArabes,laquelle,jusqu’àprésent,avaittoujoursétéexercéeparunTurk.Nousavonsvuque,sousladominationdesTurks,ladignitéd’Ar’aétait toutemilitaire.Cehaut fonctionnaire,eneffet,commandait laMilice en tempsdepaix, et l’arméequandelleentraitencampagne. Quoi qu’il en soit, Hamdan-bou-Rkaïb-ben-Amin-es-Sekka,dontlesaptitudesn’étaientrienmoinsqueguerrières,futinvestidecettehautesituation. Aprèsl’expéditiondeMédéa,voulantmettreuntermeauxsarcasmesqueluivalaientlesnombreusespreuves de faiblesse qu’il avait données pendant lacampagne,ilavaitdemandél’autorisation,pourseré-habiliter,d’allercourirlepaysavecsescavaliers. Ilprétendaitavoiréchangé,danscetteexcursion,quelquescoupsdefusilaveclesbandesd’insurgésqui

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semontraientdanslaplaine,etilenvoyadeBlida,auGénéral en chef, une tête qu’il prétendait être celled’unArabequiavaitprisunepartactiveaumassacredescinquantecanonniers;mais,—onnelesutqueplustard,etalorsquelachargedeHamdanétaitdéjàsupprimée—cettetêteétaitcelledeMohammed-bel-Bahari,cemoueddendeBlidaquiavaitcontribué,ain-siquenousl’avonsracontéplushaut,danslajournéedu26novembre,àladéfaitedesKabilsd’El-Haou-cin-ben-Zamoum,etausalutdelagarnisonfrançaise,endonnant,duhautdesonminaret,lafaussenouvelledel’approchedelacolonneexpéditionnaire.CetavisdeBel-Bahari,qui,sansdoute,enledonnant,n’avaitd’autrebutqued’éloignerdesesfoyerslethéâtredelaguerre,devaittoutnaturellementlesignaleràl’opi-nionpubliquecommeunamidesFrançais,etcefutcertainementpourétablirsonautoritéauxdépensdela nôtre, que Hamdan le sacrifia, et il consomma cet acte de perfidie avec tant d’habileté, que l’autorité française futpersuadéequ’elleavait la têted’undesesennemislesplusacharnés.

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XXIV

Incursion du général Berthezène dans les montagnes desBni-Salah.—BlidaprendpartausoulèvementfomentéparlemarabouthSidEs-SâdietBen-Zamoum.—Legéné-raldeRovigofrappeBlidad’unecontributionde600,000francs.—ExpéditiondugénéraldeFaudoassurBlida.—SacdelavilleetduvillagedesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir,oùs’estréfugiée,sapopulation.—DestitutionduHakemMohammed-ben-Ech-Chergui,etsonremplacementparSidBen-Ioucef-Abou-Izar. — Les Membres de la Commission d’Afrique manifestent l’intention de visiter Blida. — Enprésencedel’attitudehostiledesBni-Salah,laCommissionn’insistepas.—LeGouverneurgénéralComted’ErlonveutdonnerunkhalifaàBlida.—Lelieutenant-colonelMarey,àlatêted’unefortecolonne,conduitàBlidaleMoreMos-thafa-ben-El-Hadj-Omar, nommé à cette fonction. — Lapopulationnel’acceptepas,etlacolonneleramèneàAlger.

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— Le choléra à Blida. — Le Hakeim Abou-Izar est renversé et remplacéparSidAhmed-oulid-Sidi-El-Djilali,qui, lui-même,estcontraintdecéder saplaceàMecâcoud-Bach-Saïs.—LesBni-SalahetlesBni-Meçâoudorganisentunfiï(pillage)surlesJuifsdeBlida.—LemarabouthSidi-Bel-Kacem-oulid-Sidi-El-AaïlescouvredesaprotectionetlesdélivredesmainsdesBni-Salah.

Dans le courant d’avril 1831, sous l’adminis-tration du général Berthezène, qui avait remplacé le général Clauzel avec le titre de Commandant de la Divisiond’Occupation,dirigeait,danslecourantdemai, une expédition sur les tribus des Bni-Misra etdesBni-Salah,quiavaienttuéuncavalierdunouvelAr’adesArabes.N’ayantpasobtenu lasatisfactionqu’ilavaitdemandéeàcesderniers,ils’engageadansleur montagne jusqu’au douar de Tizza, en saccageant toutcequ’ilrencontrasursonpassage.LesBni-Sa-lah,quiavaientfuidevantlacolonne,n’avaientop-posé qu’une résistance insignifiante. Le Général en chefredescenditlamontagnesansêtrepoursuivi,etvintcamperautourdeBlida,oùnousn’entrâmespas.Leshabitantsfournirentdesvivresàl’armée. Lacharged’Ar’adesArabes,quiavaitétérétabliepar le général Berthezène, était confiée, en décembre 1831,àSidEl-Hadj-Mohy-ed-Din-Es-Sr’ir-ben-Sidi-Ali-ben-Mbarek,del’illustrefamilledesmarabouthsdeKoléa.

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LelieutenantgénéralducdeRovigovenaitpren-dre,le25décembre,lecommandementdelaDivisiond’Occupation que quittait le général Berthezène. Il se préparait, vers lemoisde juillet 1832, unsoulèvementgénéralcontrenotreautorité:ilétaitfo-mentéparlemarabouthSidEs-Sâdi,qui,déjà,avaitfiguré dans l’insurrection de l’année précédente, et parEl-Hadj-Mohammed-ben-Zamoum,l’hommedesFliçat-ou-Mellil,quenousconnaissons. L’insurrectionvaincue,legénéraldeRovigofrap-pad’unecontributionde1,100,000 francs lesvillesdeBlidaetdeKoléa,pourlespunirdelapartqu’ellesavaientpuprendreàlarévolte,quoiqu’ilfûtreconnuquecettepartavaitétéfortindirecte.Unesommede1,400francsfutversée,etseulementsouslegénéralVoirol,parleHakemdeBlida.Ceversementfutplu-tôtungagedesesbonnesdispositionsqu’uneconsé-quencedelacontributionimposéeàlaville. ParmilesArabesquiétaientenrelationavecleduc de Rovigo, se trouvait un nomméAhmed-ben-Chânan,desBni-Djaâd,qui,en1830,s’étaitmisencommunicationavec lesFrançais laveillede laba-tailledeSthaouali.LeGénéralenchef,quiavaituneexcellenteopiniondecethomme,avaiteu,uninstant,l’idéedelenommerAr’adesArabes.Al’époquedontnous parlons, il était établi à Blida, où il intriguaitpoursefairenommerHakemparleshabitants.Maisayant rencontré une assez forte opposition, et même

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couruquelquedanger, ilseréfugiaitàAlgervers lafin d’octobre 1832(1). LeducdeRovigorésolutalorsdefairemarcherquelquestroupessurBlida,projetqui,d’ailleurs,étaitdepuislongtempsdanssesintentions. Cette nouvelle expédition, commandée par legénéraldeFaudoas, etdont faisaitpartie legénéralTrézel, chef d’État-Major du Corps d’Occupation, se réunitsurl’ouad-El-Kermale20novembre1832,etseprésente,lelendemainausoir,devantBlida,quelaplupartdeseshabitantsavaientabandonnée. Les troupes saccagèrent la ville et y firent des dé-gâtsconsidérables. Lelendemain21,unepartieducorpsexpédition-naire, commandée par le général Trézel, se porta sur la dechera(village)deSidi-Ahmed-el-Kbir,situéedanslagorgedel’ouadde,cenom,—fractiondesKerra-cha,—etl’abandonnaégalementaupillage.CommelesgensdeBlidaavaient transportésurcepoint,etplacésouslaprotectiondusaintfondateurdelavillece qu’ils avaient de plus précieux, le butin qu’on y fit futconsidérable. AsonretoursurBlida,ledétachementdugénéralTrézel essuya quelques coups de fusil des Bni-Salah embusquéssurlesdeuxrivesdel’ouadSidi-El-Kbir,etilputrentreràsoncampsansencombre._______________ (1) Annales algériennes. — PELLISSIER DE REY-NAUD.

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Le22,lestroupesexpéditionnairesreprennentlarouted’Alger,aprèsavoirpratiquédelargesbrèchesdanslemurd’enceintedeBlida. Alasuitedecetteexpédition,lesgensdelavilleet lesBni-Salahdestituaient leHakemMohammed-ben-Ech-Chergui,etleremplaçaient,danslespremiersmois de 1833, par Sid Ben-Ioucef-Abou-Izar, des ma-rabouthsdel’illustrefamilledeSidiAhmed-el-Kbir. Le26avril1833,lelieutenant-généralVoirolarri-vaitàAlgercommeCommandantsupérieurdestrou-pes.Sonpremiersoin,enentrantenfonctions,avaitétédepousseractivement les travauxdes routesduSaheletdelaMtidja,et,parmicelles-ci,labelleroutedeBlidaparDely-IbrahimetleCampdeDouéra,etd’ouvrir cellede laplaine,dont le tracépassaitparMosthafa-Pacha,Bir-Khademetl’ouadEl-Kerma. Le10septembre1833,unepartiedesMembresdelaCommissiond’Afrique(1),etsonprésident,lelieute-nant,généralBonnet,quittaientAlgeravecl’intentiondevisiterBlida.Unecolonnede4,000hommes,com-mandéeparlegénéralVoirol,leurservaitd’escorte. Le général apprenait en route et annonçait auxCommissaires l’assassinat,àBou-Farik,duKaïddel’outhandesBni-Khelil,Bou-Zid-ben-Châoua.On_______________ (1) Cette Commission, composée de Membres desdeuxChambres,étaitchargéed’étudiernotreColonieafri-cainesouslerapportdesesressourcesagricolesetcommer-ciales.

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n’encontinuapasmoinslareconnaissance.ApeudedistancedeBlida,onrencontraunedéputationquive-naitprierlegénéraldenepasentrerenville. LesgénérauxBonnetetVoirolcrurentdevoirac-céder,enpartiedumoins,audésirexpriméparcettedéputation.Legrosde la troupes’arrèta.M. legé-néral Voirol et M. Piscatory, l’un des Membres dela Commission, accompagnés de quelques officiers etd’unfaibledétachementdecavalerie,pénétrèrentseulsdanslaville,oit ilsnerestèrentquequelquesminutes,etsereplièrentensuitesurlacolonne,qui,sur la déclarationdesCommissairesqu’ils nevou-laient pas en voir davantage, reprenait aussitôt larouted’Alger. Apeinelacolonnes’était-elleremiseenmarche,qu’une centaine de cavaliers arabes vinrent tirailleravec l’arrière-garde, mais hors de portée; cela suffit pourtantauxquelquesEuropéensd’AlgerquiavaientsuivilacolonnedanslebutdevisiterBlida,pourlesconvaincrequ’ilsavaientassistéàunevéritableba-taille,bienqu’iln’yeûtquedeuxtirailleursdecontu-sionnés,et,encore,trèslégèrement. Le 18 mai 1834, une razia importante fut faite sur lesHadjouthparlacolonnedugénéralBro,àlaquelles’étaientjoints600auxiliairesdesBni-KheliletdesBni-Mouça. Le bois des Kherraza, où les Hadjouth ca-chaientleurstroupeauxetleursbiens,futfouilléàfond,etnosauxiliairesrentrèrentenpossession,etaudelà,

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decequileuravaitétévoléparcesécumeursdelaMtidja;lesquelsnesedéfendirentpas.Ilsvoulaient,d’ailleurs,sereposerunpeu,etjouirdesbienfaitsdelapaixpourserefaire. Le20mai,unparlementairevintapporteraugé-néralBrolasoumission—toutilfaitinattendue—decescavaliersrapaces,quiacceptaientd’avancetoutesnosconditions.Quelquesjoursaprès,lesHadjouthetlesBni-KhelilserendirentàBlidapoursejurersolen-nellementsurleLivreunepaixéternelle.Cefutunetouchantecérémonie! Aprèsdeuxmoisd’enquête,laCommissiondontnousavonsparléplushautretournaitàParispoursou-mettresontravailàunesecondeCommission,com-posée de dix-neuf Membres, et présidée par le ducDecazes, laquelle conclut, à la majorité de dix-sept voixcontredeux,àlaconservationd’Alger. Uneordonnanceroyaledu22juillet1834consti-tuaitl’administrationalgériennesurdesbasesnouvel-les : ainsi, la haute direction était confiée à un Gou-verneurgénéral,agissantsouslesordresduMinistredelaGuerre,avecletitredeGouverneurgénéraldesPossessionsfrançaisesdansleNorddel’Afrique. LechoixduRoi,pourcettehautefonction,tombasurlevieuxlieutenantgénéralDrouetd’Erlon. Vers la fin de juin 1835, le général comte d’Er-lon,quiavaittoujourseudesvuessurBlida,songeaàyplacer,commekhalifa,sansdoute,unhommequi

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fût à nous. Il fit choix, à cet effet, de Mosthafa-ben-El-Hadj-Omar,unMoreintrigantquinousavaitcrééde nombreuses difficultés lorsqu’il était, en qualité de Commissaireextraordinaire,àlatêtedel’outhandesBni-Khelil.Lelieutenant-colonelMarey,suivid’unefortecolonne,leconduisitàBlidadanslespremiersjours de juillet; niais les habitants de cette ville nevoulurent pas recevoir un chef qu’ils n’avaient pasdemandé.Or, ses instructionsneportantpointqu’ildûtleleurimposerparlaforce,lelieutenant-colonelMareyleramenaàAlger. Le maréchal Clauzel, nommé Gouverneur général desPossessionsfrançaisesdansleNorddel’Afrique,arrivaitàAlgerle10août1835,c’est-à-diredeuxjoursaprèsledépartducomted’Erlon,sonprédécesseur. LecholéraéclataàAlgerpeudejoursaprèsl’ar-rivée du Maréchal à Alger. Le fléau sévit plus particu-lièrementsurlesJuifs. Les indigènessouffrirentde l’épidémieplusquelesEuropéens.LavilledeBlidafutsurtoutmaltraitée.Leshostilitésenfurentuninstantsuspendues;pendantdeuxmois,ilyeuttrêvedesang;mais,dèsquelama-ladieeutcessésesravages,lapoudrerepritlaparole. Les Bni-Salah renversent le Hakem Abou-Izar, qu’ilsavaientnommé,etleremplacent,en1835,parSidAhmed-oulid-Sidi-El-Djilali,desmarabouthsdesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir;maislescapricieuxBni-Salahledestituent,àsontour,danslesderniersmoisde1835,et luidonnentcommeremplaçant, avec la

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coopérationdesgensdelaville,lenomméMeçâoud-Bach-Saïs. Au mois d’octobre, le maréchal Clauzel avait ré-soludemarcher contreEl-Hadj-Es-Sr’ir, khalifa deMiliana pour l’Émir El-Hadj-Abd-el-Kader, — quiavaitparudanslaplaineavecdesforcesqu’ondisaitconsidérables. Le17octobre,leMaréchalserenditaucampdeBou-Farik,oùilréunitenviron5,000hommes.Legé-néralRapatelmarchaaveclacolonne,quisedirigea,le18,surlepaysdesHadjouth.ApeudedistanceduCamp,l’ennemiseprésenta,maisenpetitnombre.Quelquescoups de canon l’eurent promptement éloigné. BattusuccessivementàEl-AfrounetsurlaroutedeMiliana,il fut définitivement rejeté dans les montagnes. Le19,leMaréchalrentradanslaplaine,traversatoutlepaysdesHadjouthenbrûlanttoutesleshabi-tationsqu’ilrencontrait.Le20,ilramenalacolonnesur lesbordsde laCheffa,oùellepassa lanuit.Le21,ilseprésentadevantBlida,quifournitdupainàla troupe, etque legénéralRapatelvisitait. Il allaitcoucheràBou-Fariklemêmejour,etrentraitàAlgerle22octobre. Leprincipedefairedesprisonniersétantadmisdepartetd’autre,deséchangespurentbientôts’opé-rer. Le premier qui profita de cette mesure fut le ma-rabouth Sid Yahïa-El-Habchi, dont la Zaouya étaitsituée chez les R’ellaï, tribu kabile contiguë à celle desBni-Salah.SidYahïaseretira,avecsafamille,à

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Miliana, et le premier usage qu’il fit de sa liberté fut d’embrasserlacaused’Abd-el-Kader. Dans lespremiersmoisde1836, lesBni-SalahetlesBni-Meçâoudorganisentunfiï(pillage)surlesJuifsdeBlida.Ilsintéressentàcettehonnêteopéra-tionlesgensdelavilleetquelquesvauriensdesBni-KheliletdesBni-Mouça. Lestratagèmeadoptéestlesuivant:lesgensdudehorsserendrontisolémentàBni-Mered,lesunsàmuletouàâne, lesautresàpied ;quelques-unsse-rontarmésdefusils.Aunsignaldonné,cettefoule,si-mulantunefuite,seprécipiteraverslavilleencriantéperdue:«LesFrançais!lesFrançais!.....Ilsnouspoursuiventàcoupsdefusil.»Acescris,lapopula-tionmusulmane,feignantl’effroi,serépandraparlavilleenpoussantdescris,augmentantainsiledésor-dre, avec l’intention d’en profiter pour se faire sa part dans la razia projetée. Le jour de l’attaque est fixé : les conjurés ont choisilesamedi,parceque,cejour-là,lesJuifsserontàlasynagogue,etquelesbanditspourront,toutàleuraise,saccagerleursdemeures,etfairemainbassesurtoutcequiseraàleurconvenance. Aujourdit,leschosessepassentcommeilaétéconvenu: lesassaillantspénètrentenmassedanslavilleparlaPorted’Alger.Descoupsdefeusefonten-tendrederrièreeux.Cesonteux-mêmesquilestirentpourfairecroireàlapoursuitedesFrançais.Lasyna-gogueestaussitôtenvahie:lesJuifsysontmaltraités,

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dépouillés, pendant qu’une partie des assaillants seruesurleursmagasins,surleurshabitations,etlesvi-dentenunclind’œildecequ’ilscontenaient. MaislepillagenesatisfaitpaslesKabils;ilsveu-lentlaviedecesmalheureuxIsraélites,donttoutlecrimeestdansleursrichesses.Quelques-unsessaientderésister,dedéfendreleurbien;maisilsyréussissentmal;ilssontinjuriés,bousculés,frappésatrocement.Désespérés,etàboutd’espoirdesauvermêmeleurexistence,ilssegroupentencohue,hommes,femmeset enfants, et sedirigent inconsciemmentversBab-Er-Rahba. Mais il vient à l’idée des Bni-Salah quel’intentiondesJuifsestd’allerseplacersouslapro-tectiondesdescendantsdeSidiAhmed-el-Kbir;l’und’eux,SidiBel-Kacem,dontlesvertusnesecomp-tentplus,leuradéjàdonnédenombreusespreuvesdesonhumanitéens’interposantentreeuxetlesBni-Sa-lah;aussi,cesKabils,danslacraintedesevoirarra-cherleurproie,lesont-ilsprécédéspourleurcouperlechemindelaZaouyadeSidiEl-Kbir. Tandisqu’unepartiedecesmontagnardspoursuitlesJuifsenpoussantdescrisdemort,l’autreportions’estarrêtéeprèsdelacherâa(1)deSidiEl-Aabed,etlesyattendenproférantd’horriblesmenacesqu’ils_______________ (1) Petite construction polygonale, élevée habituelle-mentd’unmètreau-dessusdusol,etdanslaquelleonalaisséunpassagepourypénétrer.Lacherâa,quiestsouventunmekam,sertsurtoutàlaprièreindividuelle.Cherâa signifie proprementtoit, terrasse,ou,encore,auge, abreuvoir,etc.

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paraissentbiendécidésàtraduireenœuvredesang. MaislesBlidienscommençaientàtrouverquelemassacredesJuifsdépassaitlebutqu’ilss’étaientpro-posé;ilsreconnaissaientn’avoiraucunintérêtàsup-primer cette population ; que c’était tuer leur pouleaux œufs d’or et tarir la source du commerce et del’industriedansleurville,etqu’ilétaitonnepeutpluscommode, au contraire, quandon avait besoind’ar-gentousoifdepillage,des’adresseràcesmalheureux,commeilslefaisaientaujourd’hui,àcesinfortunésquisemblaient thésauriser uniquement à leur profit. Aprèsavoirprispartsérieusementaupillage,lesBlidiensontdoncprojetédes’entenirlà,etdefairetousleurseffortspourarracherlesJuifsàdesviolen-cesquiparaissaientimminentes.MaislesKabils,quin’ontpaslemêmeintérêtquelesgensdeBlida—dumoins, ils le pensent ainsi—à la conservationdesenfantsd’Israël,neparaissentpasvouloir renoncer,aucontraire,àleursprojetsdevoletdemassacre. Mais,aumomentoùcettecohuedeJuifsetdeKabils arrivait à hauteur de la haouïtha(1) de SidiEl-Aabed, dont nous venons de parler, un vénéré_______________ (1)Haouïtha,petitemurailleayantsouvent la formed’unferàcheval,etrenfermantletombeaud’unsaintma-rabouth. Ce petit monument, qui, quelquefois, n’est quecommémoratif, sert souventaussid’oratoire.LahaouïthadeSidiEl-AabedestsituéedanslefaubourgBabEr-Rahba,àdroiteenmontantetà150mètresenvirondel’enceintede

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marabouthdeladescendancedeSidiAhmed-el-Kbir,SidiBel-Kacem-oulid-Sidi-El-Aaï,meuftidelamos-quée de Blida, dont l’attention avait été attirée parlebruit,sortitdecelieudeprière,vintseplacerentravers du chemin par lequel devait passer le sinis-trecortège,etattendit.Quandlatêtefutarrivéeàsahauteur,ill’arrêtad’ungeste;puis,s’adressantauxBni-Salah,leskhoddamreligieuxdesonsaintancê-tre, il leurreprochait—quelquesBlidiens l’avaientdéjàprévenudecequisepassait—danslestermesles plus sévères, leur étrange et cruelle conduite àl’égarddesJuifsdeBlida,lesquelsneleuravaientfaitaucunmal.Il leurrappellequeDieuhait lemeurtreetlaviolence,surtoutquandilsnesontpointprovo-quésparlesennemisdelareligion,etillessommederenonceràleurhorribleprojet.«Simaparolen’estpoint écoutée, ajoute-t-il, je vous annonce que touslesmauxfondrontsurvousetsurvosfamilles,etjevousavertis—parDieu!—quemonancêtrevénéréretireradevouslamainpuissantedontiln’acessédevouscouvrirdepuisdessiècles!» Un murmure sourdait du milieu de cette foulealtéréedesangetdebutin,laquellesemblaitprotes-tercontrel’interventiondeSidiBel-Kacemansune_______________Blida. C’est un lieu de station pour les Croyants qui ontvouluêtre inhumésdans le cimetièredesOulad-Sidi-Ah-med-el-Kbir.Haouïthaalemêmesensquecherâa :c’estégalement,nouslerépétons,lieudeprière,

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affaireoùilslatrouvaientinopportuneetinutile.Maislesainthomme,seredressantdetoutesahauteurcom-mepourmieuxdominerlesmurmurants,s’écriait,deséclairspleinlesyeux,etlegestemenaçant:«OBni-Salah!jevousjureparDieu!—quesonsaintnomsoit glorifié ! — qu’à celui d’entre vous qui touchera, nefût-cequ’àuncheveudecesJuifs,illuiarriveramalheur!etquesonbrasresterajusqu’àsamortdanslapositionqu’ilauraprisepourfrapper.» Cettefois,àlavoixdeleurmarabouthvénéré,del’héritierde lapuissance religieusedeSidiAhmed-el-Kbir,lesBni-Salahbaissèrentlatête,etleurfureurcontrelesJuifs,qu’ilsvenaientdedépouilleretqu’ilss’apprêtaient à frapper, fit place à un tout autre senti-ment,qui,s’iln’étaitpointtoutàfaitdel’affection,ne ressemblait plus pourtant à la haine farouche etbrutalequ’ilséprouvaient,iln’yaqu’uninstant,pourcetteracedepersécutés. Il fautdirequelesBlidiensse joignirentàSidiBel-KacempourramenerlesKabilsàdessentimentsplushumains. SidiBel-Kacemallaitplusloin:ilexigeaitquelesBni-SalahrestituassentauxJuifs,sur-le-champ,toutcequ’ilsleuravaientdérobé,toutleproduitdeleurpillage. C’étaitbiendurpoureux;aussinesedécidèrent-ilspasàcetterestitutionsansquelquehésitation.MaisSidiBel-Kacem,aidédesonparent,SidiEl-Arouci,tint bon, et les Bni-Salah finirent par s’exécuter. Les

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Blidiens eux-mêmes, ceux qui avaient participé aupillage,furentinvitésàsuivrelesmontagnardsdanslavoiedelarestitution. Cetacted’énergiquehumanitépouvaitbiencer-tainementpasserpourunmiracle. Les Bni-Salah et les Bni-Mouça rentrèrent, lecœur gros, dans leurs montagnes; car le produit deleur razia représentait une valeur relativement consi-dérable. Pour être bien certain que les Bni-Salah ne re-viendraientpassurleurgénéreusedétermination,SidiBel-KacemdonnaasileauxJuifsdanslaZaouyadeSidi Ahmed-el-Kbir, où les Oulad-Sidi-El-Kbir firent entre eux une collecte qui produisit douze saâ(1) deblé,qu’ilsportaientaumoulin,qu’ilsfaisaientmou-dreetqu’ilsdistribuaientàcesmalheureuxJuifs,les-quels restèrent pendant quinze jours à la Zaouya. Auboutdecetemps,quandlecalmefutbienré-tabliautourdeBlida,lesOulad-Sidi-El-Kbirdirigè-rentlesJuifssurAlger,etlesaccompagnèrentjusqu’àl’ouadEl-Kerma,oùilslesremirententrelesmainsdesChasseursquioccupaientlecampdeDraâ-el-Ouaçâ.Là, lesmarabouthsquittaient leursprotégés,qui lesremerciaientavecuneeffusionqu’oncomprendsanspeine. Depuiscetteépoque,lenomdeSidiBel-Kacem-_______________ (1) Le Saâ, mesure pour les céréales, valait, à cetteépoque,cinqdoublesdécalitres.

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oulid-Sid-El-Aaïest rappelé, toutes lessemaines, lesamedi,danslesprièresquelesIsraélitesadressentàl’Éternelpourleshommesqui,danstouslestemps,ontrendudesservicesàlacausedupeupledeDieu. Dansunecirconstancesemblable,en1824,SidiBel-Kacemavaitdéjàtentéd’arrêterunfïï,oùlesangdesJuifsavaitcouléabondamment.

XXV

Le général de Brossard pousse une reconnaissancedanslesmontagnesdesBni-Salah,quilereçoiventàcoupsde fusil.—SéjourdugénéraldevantBlida.—LesHad-jouthviennentattaquersoncamp;lesChasseursleschar-gentvigoureusement, et endébarrassent ainsi la colonne.—LegénéralRapatelvientfairereposersacolonnedevantBlida.—LeHakemMecâoud-Bach-Saïsnes’étantpaspré-senté,legénéralfaitcanonnerlaville.—Ilestdestituéparl’autoritéfrançaise.—LapopulationdeBlidaenvoieunedéputationàAbd-el-Kader,quiestvenus’établiràMédéa.—L’article2du traitéde laThafna.—LeHakemMos-thafa-ben-Ech-Cherguiestdestitué.—NousleremplaçonsparAbd-el-Kader-El-Guerid,lequelestobligédecédersaplace, peu de temps après, à Mohammed-ben-Amarouch.— Prise de possession définitive de Blida. — Occupation effective de la ville. — Expédition dans les montagnesdesBni-Salah.—LeHakemSidKaddour,quiaremplacéMohammed-ben-Amarouch, est tué accidentellement par

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unedenossentinellesdansunedecesexpéditions.—IlestremplacédanssesfonctionsdeHakemparBaba-Maham-med-Yourek.—SoumissiondesBni-SalahetdesHadjouth.—AspectdeBlidaaumomentde laprisedepossession.—Samiseenétatd’êtrehabitée,etlenoyaudesapremièrepopulation européenne. — Le Hakem Baba-Mahammed-Yourek.—Nepouvantsefaireaudouxrégimeadministra-tifdesChrétiens,Baba-Youreksedémetdesesfonctions,ets’envaenpèlerinageàLaMekke.—IlestremplacédanssonemploiparMohammed-ben-Sakkal-Ali,ledeynierHa-kemdeBlida.—Letremblementdeterrede1867.

Leplandeconquêtegénéraleproposéparlema-réchal Clauzel n’ayant point été adopté par le Gou-vernement, et l’occupationprématuréede laCheffaayantétéblâmée,ilfutobligédeserésoudreàeffec-tuerunmouvementrétrograde. Enconséquence,legénéraldeBrossardquittalesbordsdel’ouadEch-Cheffale14septembre1836,seprésentadevantBlida,ets’établitendehorsdecetteville. Le 15, il poussa une reconnaissance dans lesmontagnesdesBni-Salah,quilereçurentàcoupsdefusil.Ayantapprisqueplusieurstribusmontagnardess’apprêtaientà lecombattre, legénéralBrossardeninformaleMaréchal,quiluidonnal’ordredeséjour-nerencorependantquelquetempsdevantBlida,pournepointparaîtrereculerdevantlesArabes. Le 16, les Bni-Salah s’embusquèrent dans lesjardinsd’orangersdelaville,etnecessèrent,pendant

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toutelajournée,detiraillersurlecampfrançais.Quel-quesHadjouthvoulurents’enmêler,etvinrentviderleursarmessurlecamp.Ilenfutdemêmele17.Unechargevigoureuse,remarquablementconduiteparM.lelieutenantdeDrée,culbutalesHadjouth,etendé-barrassaainsilacolonne. Or,comme,depuislaveille,lesBni-Salahavaientdétournéleseauxdel’ouadSidi-El-Kbir,etqu’iln’enarrivaitplusunegoutteàlapositionoccupéeparlesFrançais,legénéraldeBrossards’éloignadeBlidale18avantlejour,etallaposersoncampsurl’ouadEl-Allaïg. Le11novembre,legénéralRapatelsemettaitàlarechercheduneveud’El-Hadj-Es-Sr’ir,quivenaitd’incendierplusieursfermesentrelesblockhausquiétaientenavantdeBou-Farik.Ils’avançaitjusqu’àlaCheffa,etsedirigeaitensuitesurBlida.Ilfaisaitchar-gerlesHadjouth,quiétaientvenustirailleravecl’ar-rière-garde;puis,continuantsamarche,ilallaitfairereposersestroupesprèsdeBlida.LeHakemdecetteville, qui était alors Meçâoud-Bach-Saïs, ne s’étantpas présenté selon l’usage, le général la fit canonner uninstant,puisilrepritlechemindeBou-Farik.LeshabitantsdeBlidaetlesBni-Salahlesuivirentpendantunedemi-heureentiraillantavecl’arrière-garde. Il va sans dire que ce Hakem fut destitué parl’autoritéfrançaise;nousajouteronsquelesBlidiensetlesBni-Salahnetinrentaucuncompte,pourlemo-mentdumoins,decettedestitution.

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L’arrivée d’Abd-el-Kader à Médéa, le 22 avril1837, avait mis en émoi jusqu’aux tribus que leurposition rangeait tout à fait sous notre dépendance.Presquetoutesluienvoyèrentsecrètementdesdépu-tations.LavilledeBlidanevoulutpasresterenarriè-redecestribus;elleluiexpédiadoncunedélégationde ses notables ; mais elle le fit ostensiblement et sans lemoindremystère. Le 28 avril, le Gouverneur général, comte deDamrémont, ainsi que nous l’avons raconté dans lechapitreVdecesRécits,exécutaitunereconnaissancesur Blida, en vue d’être fixé sur la possibilité d’occuper cette ville définitivement. Nous avons vu qu’après un examensérieuxdelaplaceetdesesdehors,legénéralavait décidé, en présence des difficultés que les divers chefsdeservicedéclarèrentnepouvoirsurmonterqueparplusdedépensesetdetravailqueleGouverneurn’enpouvaitconsacreràcetteopération,ilavaitdécidé,disons-nous,maisàsongrandregret,quecetteoccupa-tionseraitajournéeencorependantquelquetemps. Obligéderenonceràunemesurequineluipa-raissait pas aussi hérissée de difficultés qu’à ses chefs deservice,legénéraldeDamrémontsongeaalorsàétabliruncampà l’ouestde laville,àpeuprèssurlemêmeemplacementoùaétéétablileCamp-Infé-rieur l’annéesuivante.Cetouvrage,quiauraitbarréauxHadjouthlesabordsdeBlida,ettenulesBni-Sa-lahenbride,offraitpresquelesmêmesavantagesquel’occupationdelaville,sansprésenterlesmêmesin-

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convénients.Maislàilrencontralamêmeoppositionde lapartdeceuxàqui il avaitdemandé leuravis.Cessant,dèslors,deluttercontrelesobstaclesqu’ilrencontraitàchaquepasdansleshommesetdansleschoses, le Gouverneur abandonna son projet, et ra-menasestroupesàBou-Farik. Avant de quitter Blida, le Gouverneur généralavait nommé Mosthafa-ben-Ech-Chergui Hakem delaville. Le24mai,lesHadjouths’étantprésentés,aunom-brede300environ,envuedublockhausdesOulad-Iâïch(1),dontlefeudonnaitl’éveilaucapitaineBousca-ren(2),quicommandaitàBni-Mered,pointoùiln’existaitalors qu’un simple blockhaus, cet officier marchait aus-sitôtcontreeux,leschargeaitavecsonintrépiditéordi-nairejusqu’envuedeBlida,etlesmettaitendérouteaprès leur avoir tué une dizaine de cavaliers. LegénéralBugeaudsignait, le30mai1837, letraitéditdelaThafnaavecl’ÉmirAbd-el-Kader. Commeilétaitfaciledeleprévoir,l’Émiretsesagentsnesecroyaientpasliéslemoinsdumondeparce traité, et ils profitaient largement, et fort habile-ment,del’obscuritéetdel’ambiguïtédesarédactionpourmarcheràpiedsjointssurlesarticlesqu’ilneleur_______________ (1)EmplacementsurlequelaétébâtilevillagedeDalmatie. (2)Devenugénéraldebrigade,etblessémortellement,le4décembre1852,dansunereconnaissanceautourdeLa-ghouath.

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convenaitpasd’observer.C’estainsiquelefrèredel’Émir,El-Hadj-Mosthafa,dontilavaitfaitsonkha-lifa de Médéa, alla jusqu’à faire acte d’autorité surBlidaetsonterritoire,qui,pourtant,nousétaienttrèsclairementgarantisparl’article2,ainsiconçupourcequiconcernaitlaprovinced’Alger:

«LaFranceseréserve: Danslaprovinced’Alger: Alger,leSahel,laplainedelaMitidja,bornéeàl’estjusqu’àl’ouedKaddara,etaudelà;ausud,parlapremièrecrêtedelapremièrechaîneduPetit-At-las jusqu’à laChiffa, enycomprenantBlida et son territoire;àl’ouest,parlaChiffajusqu’aucoudeduMazafran, et, de là, par une ligne droite jusqu’à la mer,renfermantColéaetsonterritoire;demanièreàcequetoutleterraincomprisdanscepérimètresoitterritoirefrançais.»

Cekhalifaallamêmejusqu’àexigerl’impôtdelapopulationdeBlida.Mohammed-ben-Aïça-El-Be-rkani,quisuccédaàEl-Hadj-Mosthafadanslekhali-falikdeMédéa,continua,malgrénosréclamations,àéleverdesprétentionssurBlida. Cette ville était devenue, en outre, le rendez-vous habitueldesvoleursquiinfestaientnotreterritoire;ilsyétaientbienaccueillis,etyvendaientpubliquementles produits de leurs brigandages. Lorsqu’on faisaitdesobservationsauxhabitantsausujetdecefâcheux

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étatdechoses,ilsrépondaientqu’étantfaiblesetdé-sorganisés,ilssetrouvaientdansl’impossibilitédelefairecesser. Le Hakem Mosthafa-ben-Ech-Chergui mettaitunetellemollesseàfaireexécuterlesordresdel’auto-ritéfrançaise,qu’ilnepouvaitrienobtenirdesesad-ministrés.Aussifut-ildestituédanslesderniersmoisde1837,etremplacéparAbdel-Kader-El-Guerid,le-quelcédaitlui-mêmebientôtsaplace,enavril1838,àMohammed-ben-Amarouch. FatiguéedecesréponsesévasivesdesBlidiens,l’autorité française finit par prescrire aux habitants de s’organiserenmiliceurbaine,d’établirdespostesdesûreté, et d’interdire l’entrée de leur ville aux genssuspects. LeshabitantsdeBlidaavaientàpeinereçucettecommunication, qu’ils envoyaient une députation àl’Émirpourseplaindredelamesure;peudetempsaprès,onrecevaitàAlgerunelettremenaçanted’Abd-el-Kader,quiengageaitl’autoritéfrançaiseàcesserdes’occuperdegensqui,évidemment,nevoulaientpasdesChrétiens(1). Enprésencedecetintolérableétatdechoses,lemaréchalValéeavaitdécidél’occupationdeBlida.Le3mai1838,ilétaitdevantcettevilleavectroisrégi-mentsd’infanterie,le24e,le47eetle48edeligne,et il en prenait immédiatementpossession.Mais ce_______________ (1)Annales algériennes.—PELLISSIERDEREYNAUD.

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n’étaitquele7févriersuivant,c’est-à-direen1839,quenostroupesdevaientyêtreinstallées. Le Hakem Mohammed-ben-Amarouch étaitmaintenuprovisoirementdanssesfonctions,lesquel-les,nécessairement,avaientététrèsamoindries,etnes’exerçaientplussurlesindigènesdelavillequesousladirectionduCommandantsupérieurdeBlidaetduCamp-Supérieur. Nousavonsindiqué,danslechapitreVIdecesRécits, lescausesqui, en s’opposantà l’installationimmédiate de nos troupes dans la ville, avaient dé-terminélacréationdesdeuxCamps(leSupérieuretl’Inférieur).Nousyrenvoyonsdonclelecteur. DujourdelaprisedepossessiondeBlida,3mai1838,aumoisdejuillet1839,ilyeutunesortedetrê-ve — assez incomplète pourtant — résultant du traité boiteuxdelaThafna,trêvequevintfairecesserl’ex-péditiondesBiban(lesPortesdeFer),dontlepassagefuteffectuéle28octobre1839,endonnantàl’Émirleprétextequ’ilcherchaitd’amener larupturedecetraité.Nousvenionsdeleluifournirparlaviolationd’unterritoirequ’ilregardaitcommesien,etavecunesortederaison;carilétaitbienaudelàdulopinquenousnousétionsréservé,parcetraité,danslaMtidja. Nousavonsvu,d’ailleurs,danslapremièrepartiedecesRécits,quelapaixn’avaitguèreétéquerela-tive,etquelesimpatientsHadjouth,dontelleruinaitl’honnête industrie, n’avaient point cessé leurs vols

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surlestribusdelaplainesetque,dèsle22juillet1839,cesécumeursdelaMtidjaavaientreprisleshostilités,sansdoutepourserefairelamainetseprépareràlagrande razia. Nous avons raconté, dans les chapitres précé-dents,touteslesaffairesdesangquionteupourthéâ-treBlidaetsonterritoiredansunrayondedixkilo-mètres,terrainembrassant,aunord,l’outhan (district)desBni-Khelil,et,ausud, lescrêtesdesmontagnesdesBni-Salah;limité,àl’est,parl’ouadEl-Harrach,etàl’ouest,parl’ouadEch-Cheffa. Aussi,nereviendrons-nouspassurcesaffreusesetsanglantesjournéesdemassacresetdetueries,surcesjournéesdedécapitationsetd’horriblesmutilationsquimarquèrentlessixderniersmoisdel’année1839.NoussavonscequenouscoûtèrentlesÉdensquenousadmironsaujourd’hui,etquellesluttesilnousafallusoutenirpourarriveràdomptercesfortesracesarabesetkabilesquinousdisputaient le solafricain.Aprèsavoirlucespagesdebonnefoi,onreconnaîtra,nousl’espérons, que l’armée qui a accompli cette magnifi-queetgrandeœuvrealargementméritédelaPatrie. Enmars1841,lesBni-Salahquihabitaientlapar-tie de leur montagne située entre Blida et Tala-Izid, ontabandonnécemassifdepuisl’établissementd’uncampsurcedernierpoint.Touslesgourbisoumaisonsdes douars des Sâouda et de Tizza avaient, d’ailleurs, étéincendiésparnosdétachementslorsdelapremièrereconnaissancequiavaitétéfaitele5juillet1840.

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Ilétaitdangereuxnéanmoinsdes’engagerentreBlida et les postes de Tala-Izid et de Djamâ Ed-Draâ sansescorte. Le29novembre1841,desdétachementsdecespostes faisaient une razia dans la montagne ; nos sol-datsrevenaientchargésdeviande,etpoussantdevanteuxdesagneaux,desmoutons,deschèvresetdesche-vreaux. Le11décembredelamêmeannée,uneexpédi-tionétaitdirigéedanslamontagnedesBni-SalahparlegénéralDuvivier:oncomptaitsurprendre,parunemarche de nuit, un rassemblement assez nombreux qui s’était formédans la fractiondesAmchach, surlessommetsdumassifsalahien. Le Hakem Sid Kaddour, qui avait remplacé,depuis quelques jours seulement, Mohammed-ben-Amarouch,servaitdeguideàlacolonne,quivenaitdes’arrêter,etquiavaitplacésessentinelles. SidKaddour,quis’étaitportéenavantpourre-connaîtrelarouteàsuivre,rentraitàlacolonnepourrendrecomptedesamissionaucommandantdel’ex-pédition, lorsqu’unesentinelledu33ede ligne,malinstruitedelaconsigne,mettaitenjouelemalheureuxHakemetletuait. Nousperdionslàunhommeénergiqueetdesplusdévouésàlacausefrançaise. Parsuitedecemalheureuxaccident,l’expéditionnedonnapastouslesrésultatsqu’onenattendait.

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LasuccessionduHakemSidKaddourétaitdon-néeàBaba-Mahammed-Yourek,vieuxTurkàlamaindefer,etqui,déjà,avaitrendudevigoureuxservicesànotrecause. Nousreparleronsplusloindecetropénergiquefonctionnaire. LedernieractedelaconquêtedeBlidaseterminele9juin1842,aumomentoùlesBni-Salah,lasd’uneguerre de douze ans qui avait anéanti les forces viriles deleurénergiqueetvaillantetribu,enfurentréduitsànousfaireleursoumissionetànousdemanderlapaix. Les tribus voisines, les Bni-Misra, les Mouzaïa suivent l’exempledesBni-Salah,voiremême les fé-rocesHadjouth,qui,souslaconduitedeBou-Tseldja,viennentnousdemanderl’aman.LapaixestfaitedanslaMtidjaetdanslesmontagnesquilalimitentausuddeBlida,etleskakisdestribussoumisesvontrecevoiràAlgerleurinvestiture.Cavaliersdelaplaine,—dumoins,cequ’ilenreste,—etfantassinskabilsdelamontagne,vontreprendrelapiocheetlacharrue,etre-demander à la terre, après douze années de son repos, lesélémentsnécessairesàlareconstitutionmatérielleetaurepeuplementdeleurstribus,déciméesparlaguerreetpartouteslesmisèresquiensontlesconséquences. LaMtidja,cette« mère du pauvre,»cette«en-nemie de la faim,»commeonlanommaitavantnous,n’était plusqu’un infect et affreuxmakisdebrous-saillesetdehautesherbesépaisses,enchevêtrées,inex-

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tricables,servantd’embuscadesàlamortetàtouteslesimpuretésdelaterre,etilesttempsquelecoloneuropéensechargedel’expurger,aurisquedesavie,etdeluirendrelasanté.Ceseraunenouvelleguerreàentreprendre,guerrequiserad’autantplusterrible,que,cettefois,ceseracontreunennemiinvisiblequ’illuifaudralutter. Quand nous avons pris possession de Blida, lavilleétaitdans leplusaffreuxétatdemalpropreté ;ellen’étaitqueruineetinfection.Laplupartdesmai-sonsrenverséesparletremblementdeterrede1825n’avaientéténirelevées,nidéblayées;aussi,laville,avecsesnombreuxtumuli,semblait-elleunenécropolemixtedanslaquellemortsetvivantsséjournaientcôteàcôte.Cequecetimmensedéblainouscoûtad’exis-tencesdesoldats,nulnesauraitledireaujourd’hui;car,ilenrestepeu—s’ilenreste—decesvaillantsnettoyeurs,quisuccombaientobscurément,sansgloi-re,etaveccettenotepresqueinfamantepourunsol-dat:«décédé»encampagne. Ungrandnombredemaisonsetdejardinssetrou-vantdansunétatd’abandoncomplet,soitparsuitedemortoud’émigrationdeleurspropriétairesindigènes,unarrêtéduGouverneurgénéral,endatedu1erocto-bre1840,yappellequelquesfamilleseuropéennes,quifurentlenoyaudelanouvellepopulationdeBlida. Danslecourantdelamêmeannée,leshabitantsdecettevillesontemployésàlaconstructiondesonenceinte. On s’occupe également des travaux de la

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citadelle,laquelleserauneespècedecampretranchédéfendu,d’uncôté,parunépaulement,et,del’autre,pardespalissades. Lavilleestdiviséeendeuxparties: lequartiermore,affectéauxindigènes,estconsignéàlatroupeetauxEuropéensducoucherauleverdusoleil. Onchoisitunepartiedelavillepourenfaireunquartiermilitaire,etonyconstruittoutd’abordunba-raquementpour200hommes;onamélioreuncertainnombredemaisonspouryétablirunmillierd’hom-mes. Les officiers sont logés dans des maisons mores-quesquiontétémisesenétat.Onconstruit,enoutre,unhôpitalpour300malades,etdesécuriespour280chevaux. Dès1839(décretdu4novembre),lamaisondite«Dar Ibrahim-Ar’a »étaitaffectéeàl’Hôtel-de-VilledeBlida. Le4novembre1840,lamosquéedeSidiAhmed-el-Kbirestréservéeaucultecatholique.LeDjamâ(mos-quée) Sidi-Baba-Mahammed, ou de Bab El-Dzaïr, est convertiencaserned’infanterie:onpeutylogerde50à 300 hommes. Enfin, les Djamâ Et-Terk et Sidi Mo-hammed-ben-Sâdounsontlaissésaucultemusulman. Ilétaitcréé,le3mars1840,parlessoinsdugénéralDuvivier,unesortedemilicesecomposantde200in-digènesarmés,qu’onemployaitàlagarded’unepartiedesmursdelavilleetàcelledelabanlieue;ilsrece-vaient,pourindemnitédeceservice,unerationdepain

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quotidiennedupoidsd’unkilogramme.CeshommesétaientplacéssouslesordresduHakemdelaville.Il existe, autour de Blida, à la fin de 1841, 250 hecta-resd’orangeriesetdejardinsenculture. Alamêmedate,lapopulationdeBlidaestde:

Européens...............................................175 Musulmans.............................................270 Juifs.........................................................113 Total:......................................................558

En1837,c’est-à-direunanavantnotreprisedepossession,lapopulationétaitde3,000âmesenviron,Turks,Kouloughlis,MusulmansetJuifs.Ellehabitaitgénéralementsesjardins,àcausedumauvaisétatdanslequelsetrouvaientlesmaisonsdelaville,dontungrandnombre,nouslerépétons,étaientrestéesdansl’étatoùlesavaitlaisséesletremblementdeterrede1825. Parsaposition,Blidaestdevenuelepointdedé-partdetouslesmouvementsmilitairesayantpourbutdesopérationsdanslesudetdanslesud-estdeladi-visiond’Alger.Onluiassigneunegarnisonde4,835hommes. LavilledeBlidaestérigéeenCommissariatcivilpararrêtéministérieldu26mai1841.Letitulairedecettefonction,M.Pécoud,remplacel’Adjointciviloucommandantmilitaire,quiétaitchargédel’adminis-trationdesquelquescolonsoucantiniersqu’avaitatti-résàBlidalaconcentrationdenombreusestroupes.

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Ainsiquenousl’avonsditplushaut,lafonctiondeHakemavaitétémaintenue,etétaitentréedanslacom-positiondesnouveauxrouagesadministratifsalgériens. Nous avons dit plus haut que c’était le Turk(1)Baba-Mahammed-Yourek qui avait succédé, en dé-cembre 1541, au malheureux Hakem Sid Kaddour,tué par accident lors de notre dernière razia dans la montagnedesBni-Salah. Nousallonsdirequelquesmotsdecepersonna-ge, qui était légendaire chez les vieux Blidiens, et au sujetduquellekahouadjiduCaféduHakem(2)decetemps, El-Hadj-Mosthafa-Karaman, son admirateurpassionnéetsoncompatriote,ne tarissaitpasd’élo-ges.Baba-Yourekétaitbien,eneffet,letypeleplusoriginal et le mieux réussi desTurks du temps desPachasdelaRégenced’Alger. Baba-Mahammed,surnomméYourek,dunomdesonpaysd’origine,avaitd’abordservidanslaMiliceturkeenqualitéd’iouldach,puisilétaitdevenuKaïdEs-Sebt.C’étaitunintrépidesoldat,unguerrierdelavieilleroche,untéméraireachevé,fortetbrutalcom-meunTurkqu’ilétait,etnerechignantjamaisquandil_______________ (1)UngrandnombredeTurksavaientéchappéaudé-cretd’expulsionqu’avaitprononcécontreeuxlemaréchaldeBourmont,lequelattribuaitl’insuccèsdesonexpéditionsurBlidaauxintriguesdeceuxdecesTurksquihabitaientcetteville. (2) Ainsi nommé parce qu’il touchait à, l’ancienneHakouma(salled’audience)duHakem.

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avait l’occasiondeprononcerlapeinedelabaston-nadeoudelafalaka(1)contreunArabe,unKabilouunJuif. Ilprésidaittoujoursàl’exécutiondesesjugements;car il tenait à ce que cette besogne judiciaire fit bien et correctementfaiteparlesagentsquienétaientchargés._______________ (1) Pour la justice du Hakem ou celle du Mezouar, on employait la falaka, ou bien la bastonnade sur les fesses ducondamné.Pourlesupplicedelafalaka,c’étaientleschaouchsdecesfonctionnairesquil’administraient:onplaçaitlepatientsurledos—entraversdelarue;—onl’entravaitdesdeuxpieds,onluiélevaitlesjambesàunehauteurconvenable,et,avecunkedhib(baguetted’olivier)de1m50delongueur,onlui appliquait sur la plante des pieds le nombre de coups fixé. Quand le nombre de coups à distribuer était élevé, leschaouchssemettaientdeux,etfrappaientalternativementetencadencelapartieducorpsquidevaitservirdethéâtreàl’exé-cution.Untroisièmechaouch,ouleHakemlui-même,quandil n’avait pas confiance en son chaouch, comptait les coups sur sonchapeletàraisond’ungrainpourdeuxcoups. Quand,aprèsl’exécution,lepatientétaitincapabledes’enretourner chez lui, on l’y faisait transporter — en lui laissant le soin,bienentendu,depayerlesporteurs,—pardeshommesrequispourceservice.Pour lebâton, lesTurksl’appliquaientdelamanièresuivante:onétendaitlepatientàplatventre;unchaouch,oulepremiervenu,s’asseyaitsursatête,etunautresursespieds,etuntroisièmeetunquatrièmeluiappliquaientlenombredecoupsvoulusavecdeskedhibnoueux.L’opérationterminée,lecondamnéserelevait,s’illepouvait;àlarigueur,onl’yaidait,etilréintégraitsondomicile,où,delongtemps,ilneluiétaitpossibledes’asseoirquesurlesgenoux,ousurleventre.

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Ilétaithorriblementjuste;aussi,quandilavaitpro-noncécentcoupsdebâton,iln’auraitpasvoulu,pourtouslestrésorsdelaterre,qu’ilenfûtserviundemoinsaupatient.Ilsemontraittoujoursterribleàl’égarddeseschaouchsquand,pardistraction,ilsavaientoubliélenombredecoupsdéjàadministrés,etlorsque,parsuitedeceregrettableoubli,ilsétaientobligésdere-commencercommesiderienn’était. L’existencedeBaba-Mahammedavaitétédesplusaventureuses,etsoncorps,criblé,hachédeblessureset d’estafilades comme celui d’Antar fils de Cheddad, eûtbiencertainementexcitél’admirationdelaravis-santeetmalheureuseAbla,laquellen’eûtpasmanquéde lui répondre comme elle le fit à Antar lui deman-dantpourquoielleriaitenvoyantsontorsenu: —«Jeris,dit-elle,envoyantsurtoncorpslestracesdeblessuresauxquellesdeséléphantsn’eussentpasrésisté.» LatêteetlevisagedeBaba-Yourekétaienttelle-mentlabourésdecoupsdesabreoudeyathaghan,quesonhaffaf (barbier) avait une peine infinie à en fouiller lessillonsetlesravinsavecsonmous(rasoir),pourenmoissonnerlespoilsdebarbequiydissimulaientleurprésence. Élevédanslesprincipeslesplusottomans,You-rek-Mahammedétaitexcellentavecceuxdesesadmi-nistrésqui,pourlui,étaientlesbons;mais,parexem-ple,ilétaitterribleetimpitoyablepourceuxqu’ilnerangeaitpasdanscettecatégorie.

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PlusieursplaintesavaientétéportéesàAlgerausujetdesonextrêmesévérité,etl’Autoritésupérieure,toutenrecommandantd’éviteravecleplusgrandsointoutcequipourraitfroisserlasusceptibilitéd’unhom-me qui nous avait servis avec dévouement et fidélité, avaitengagélegénéralDuvivieràluifairequelquesobservations ayant pour but de l’amener à apporterquelques adoucissementsdans samanièrede traitersesadministrésindigènes,etàserapprocherauplusprèsdesidéesfrançaisesenmatièredechâtiments. Pourquiconnaissaitlarudesseetletout-d’une-pièceduterribleHakem,lacommissionétaitdélicate,et exigeait beaucoup de tact de la part de celui quiétait chargé de lui faire cette communication. Quoiqu’ilensoit,legénéralDuvivier,quicommandaitàBlida,s’enacquittadumieuxqu’ilput.Maisauxpre-mièresparolesqueluiadressalegénéralsurcesujetépineux,Mahammed-Yourek,quisavaitcomprendreàdemi-mot,vitdesuitedequoiils’agissait.Unins-tant, son visage haché en zigzags sembla se dilater par l’effet de l’afflux du sang, et ses yeux s’injectèrent d’une sécrétion jaune foncé.Yourek, à ce moment,étaitloind’êtrebeaud’unebeautéparfaite.Maisilseremitbientôt,etc’estàpeinesilegénérals’aperçutdel’impressionqu’avaitproduitesonobservationsurl’espritdesonHakem. Yourekneréponditrien;mais,uninstantaprès,ilpriaitlegénéralDuvivierdevouloirbienl’accom-

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pagnersurlarouted’Alger,oùs’exécutaientalorsdestravauxsousladirectionduserviceduGénie.Legé-néralyconsentit,etilspartirent. Apeineavaient-ilsfranchilaported’Alger,queleHakemquittaitlegénéral,pénétraitdanslesproprié-tésparticulièresquibordaientlechemin,etsemettaitàcueillirdes fruits sansyavoirétéautorisépar lespropriétairesdecesjardins. Levoyantprolongercettesingulièreoccupation,à laquelle il ne comprenait rien, le général finit par le rappelerpourqu’illuiendonnâtl’explication.Illuifaisaitaussitôtdesremontrancessursonopération,luidisantqu’iln’étaitpasconvenabledequitterainsilescheminspours’introduiredanslespropriétésprivées,etycauserainsidesdégâtsetdesdommagesàleurspropriétaires. LeHakem revint aussitôt auprèsdugénéral, etlui fit la réponse suivante : « Tu le vois, on a tort de critiquermesactes;car,toi-même,tuviensd’abonderdansmonsens,etdemedonnerraisonenmerepro-chantd’avoirquittéledroitchemin.Moi,jenesévisjamaisquecontreceuxquiagissentcommejeviensdelefaire.Ceuxquines’enécartentpasn’ontrienàredouterdemoi.» Unautrejour,Yourek-Mahammedétaitassisde-vant sa Hakouma, et causait avec le Kahouadji El-Hadj-Mosthafa-Karaman,lorsquevintàpasser,sansluidonnerlesalut,unjeuneJuifd’Algertrèsélégam-mentvêtu.Reconnaissantquecepassantétaitétran-

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geràlaville,sans,toutefois,soupçonneràquellereli-gionilappartenait,leHakeml’appela,etluiditensecontenantlepluspossible:«Pourquoi,monenfant,passes-tuainsidevantmoisansmedonnerlesalut?Je tepardonne ; car, sansdoute, tu as agi ainsi parignoranceouparinadvertance....Quies-tu?» —«Celaneteregardepas,»répondait leJuifinsolemment,etilcontinuaitsonchemin. —«VoilàunAlgérienbienimpoli,»faisaitre-marquer leHakemàEl-Hadj-Mosthafa.Maiscelui-ci,quiavaitreconnu,àsonaccent,quelepassantétaitunJuif,nemanquaitpasd’éclairerleHakemsursanationalitéenluidisant:«Cetinsolentn’estpasunMusulman,ôSidi!c’estunIhoudi. —«Iahoudou!(1)unJuif!....s’écriaBaba-You-rekenbondissantsursachaise.Qu’onleramènesur-le-champ!» LeJuiffutramené,et,séancetenante,leHakemlui fit appliquer deux cents coups de bâton ; après quoi,onlechargeasurunecharrettequipartaitpourAlger. Troismoisplustard,Mahammed-Yourekpassait,avecEl-Hadj-Mosthafa,quil’avaitaccompagné,dansunedesruesd’Alger,lorsque,tout-à-coup,s’élançantdufondd’unepetiteboutique,unJuifvints’abattre_______________ (1)TouslesTurksdecetteépoquearticulaientl’arabe,qu’ilsdédaignaientd’apprendre,de lafaçonlaplusrude-mentfantaisiste.

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sur la main du Hakem, qu’il couvre de baisers. —«Quies-tu?»luidemandaBaba-Yourek.«Sidi,ré-ponditl’enfantd’Israël,jesuisceJuifàquituasfaitdonner,ilyaquelquesmois,deuxcentscoupsdebâ-tonàBlida...Bénisois-tu;cartum’asramenédanslebonchemin,ettum’asfaitcomprendrequel’âneseul renie son origine. » — « Ah !... fit tranquillement le Hakem. C’est bien ! c’est très bien!... Dieu soitlouédet’avoirfaitretrouvertonesprit,ôJuif!...Vaenpaix!» Nousétionsloinalorsdelanaturalisationenblocdesenfantsd’Israël. MaisilétaittroptardpourqueBaba-Mahammed-Yourek modifiât sa manière de servir, et pour que lion sefîtmouton.MonDieu!saméthodeavaitpeut-êtredubon;ellen’avaitqu’uninconvénient,celuid’êtreunpeudémodée.Baba-Yourekétaitundeceshom-mesquisemblentavoirétécréésspécialementpouruneépoquedéterminée,etquidoiventfatalementdis-paraître,d’unemanièreoud’uneautre,dèsqueleri-deaus’estbaissésurladernièrescènedurôlequ’ilsavaientétéappelésàjouersurlaterre. Le Hakem Baba-Mahammed-Yourek se retiraitdonc en 1843, après nous avoir servis fidèlement, loyalement et vigoureusement; mais, nous le répé-tons, son temps était passé, et la paix l’avait rendudésormaisimpossible. L’annéesuivante,c’est-à-direen1844,Baba-Ma-hammedpartaitpourlepèlerinagedeLaMekke,d’où

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ilnerevenaitpas.Ilmourut,dit-on,dans leCheurg(l’Est). IlavaitétéremplacéparMohammed-ben-Sakkal-Ali,lequelconservasesfonctionsdeHakempendantdouze ans, c’est-à-dire de 1843 jusqu’à la suppression del’emploien1855. Ben-Sakkal-AliétaitunKouloughlideBlida:ilavaitétéiouldachpendantdix-huitans,c’est-à-direde1812à1830.IlavaitfaitdesnoubaougarnisonsdansleCheurg(l’Est)etdansleR’arb(l’Ouest),Constan-tine,TlemsenetOran;ilavaitfaitégalementdesme-halla (colonnes) dans l’Est et dans l’Ouest pour larentréedel’impôt. Ben-Sakkal-Aliétaittoutl’opposédeBaba-You-rekdanssamanièred’administreretdetraiterlesin-digènes:ilétaitbon,maisfermepourtantquandillefallait;ilusaitrarement,àleurégard,deschâtimentscorporelsquiétaientdesacompétence.Ilestvraidedire qu’il était Blidi et fils de Turk seulement, et que letempsdesrigueursqu’exigeaientlespremièresan-nées de notre occupation, était allé rejoindre celuideladominationturke.Dureste,nousavionsprislahautemainsurl’administrationdesindigènes,etlespouvoirs du Hakem se réduisaient peu à peu, et demanière à faire bientôt de cette fonction du régimequenousavionsremplacé,unevéritablesinécure. Ben-Sakkal-Ali, très respectueux à l’égard desfonctionnaires civils ou militaires français, était es-timédetous,ettrèspopulaireparmilesindigènes.

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Enfin, la fonction de Hakem ayant été supprimée en 1855, Mohammed-ben-Sakkal-Ali, le quatorzième desfonctionnairesdecetordreemployésàBlidade-puis 1830, était admis à la retraite, après treize ans de bonsservices,avecunepensionde600francs. C’étaitladernièrepierrequisedétachaitdufron-ton de l’édifice élevé par Kheïr-ed-Din, le premier Pa-chaetlefondateurdelaRégenced’Alger. NousarrêtonsnotreœuvreavecladisparitiondudernierdesHakem;lasuppressiondecetemploiclôt,eneffet,lalonguepériodedurégimeturk.Apartirdecemoment,nousentronsfranchementdanslapériodefrançaise,celledelaColonisation,laquellenousnousréservonsde traiter,ainsiquenous l’avonsditdanslapréfacedecetouvrage,etenremontantàl’année1839, celle de l’occupation définitive de Blida. Cettepartiedenotretravail,dontnousavonstousles éléments, aura pour titre « Blida moderne, » etseraconduitejusqu’ànosjours. Nousvoulonscependant,avantdeclorelelivredenos«Récits,»rappelerundecesphénomènesgéo-logiquesqui,pendantlapériodeturke,vinrentfrappersisouventetsidésastreusement«la Petite Rose»delaMtidja.Cettefois,nousn’emprunteronspasnotre«Récit»àlatradition;nousentraiteronsentémoinoculaire,entémoinayantétudiéetsuiviattentivementet curieusement toutes les phases du terrifiant phéno-mène;nousvoulonsparler du tremblementde terrede1867

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Nos lecteurspourrontainsiétablir lacomparai-sonentrecettedernièreconvulsiondusoletcellede1825,dontnousavons,plushaut,racontélesterriblespéripéties.Nousnousborneronsàreproduirelesno-tesquenousavonsprisespendantl’observationetladuréeduphénomène. C’estainsiquenous racontions,quelques joursaprèsl’événement,lespéripétiesdutremblementdeterredeBlida: «Aprésentquelepoulsdelaterres’estunpeucalmé, nous allons essayer de dire nos impressionspendantlaterriblejournéedu2janvier1867,etcel-lesquilasuivirent.Septheuresdumatinontsonnéàl’horlogedeBlida....Ilpleut,etlesgensquiviventdelaterreenremercientlesdieux;carCybèle,lanourri-cedeshumains,asoif.L’espoirrenaît,lecouragedescultivateursserelève:1867«a les éperons verts,»selonl’expressionarabe. Toutàcoup,unroulementsinistresefaitenten-dre dans l’ouest; les oiseaux fuient avec la rapiditéde la flèche en jetant un cri aigu ; un bruit souterrain, pareilàceluidelointainesdétonationsd’artillerie,ouaufracasdelourdesvoiturestraînéessurunpavéru-gueux, grondebientôt sousnospieds; il résonne, ilestsaccadécommeleséclatsdutonnerre; ilretentittumultueusementcommesidesmassesderochesvi-trifiées se brisaient dans des cavernes souterraines; un souffle chargé de soufre passe sur la ville, puis le sol oscille, il se gonfle, il ondule ; la ligne de propagation

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s’allongedel’ouestàl’est,etparallèlementàlachaîneduPetit-Atlas;laterresemblesesouleverenvaguessolides; l’oscillation est horizontale; on sent aussi de latrépidation,commesilacroûteterrestreétaitcho-quéedebasenhaut:c’estunesériedecommotionset de secousses précipitées. Les constructions , fu-rieusementébranlées,craquentcommeunnavirequise plaint des tourments que lui inflige la tempête ; lesboissedéchirentengémissant,lesplafondsgrin-cent,lespoutressedéchaussent,lesportesgrimacent,lesplanchersglissentcommedestiroirs,lesvitressebrisent et volent en éclats, les baies se fendent, lesmurailles se disjoignent aux angles et s’ouvrent enbâillantcommelesmâchoiresd’unanimalgigantes-que;lescloisons,brutalementsecouées,sefendillent,segercent,secrevassentetperdentleuraplomb,lesterrassesbéentetlaissentvoirunlambeaudecielgri-sâtre, lesplâtress’exfolientenlamellessquameuseset volent dans l’air comme des flocons de neige, les tenturessedéchirentdehautenbascommelevoiledutemple.Lessecoussescontinuentfurieuses,impi-toyables;c’esttoujoursduroulisetdelatrépidation;les secondes sont des éternités ! Nous sentons le fléau courirsousnospieds;laterresembleuncorpsmou,uneoutre;onyenfonceet l’on rebondit, le sol fuitetserelève.Lesmeublesseheurtentsourdement,lesverres se choquent et vibrent comme à la fin d’un fes-tindeviveursavinés,lesvasesdemétalcarillonnent

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uncharivariàrythmefébrile,lessonnettessonnent,les cloches tintent lugubrement, les glaces se déta-chent,serenversentetsebrisent, lesporcelainesetlafaïencecastagnettentetsefêlent.Toutcriesoncriet rend le son qui lui est propre. On dirait que lesterrasses, prises d’un mouvement nerveux, roulentdessacsdenoix.Lescolonnesdesmaisonsmores-ques,vigoureusementébranléesparuneforceinvisi-ble,rappellentSamsonsevengeantdesPhilistinsens’ensevelissant aveceux sous les ruinesde la salledufestin.Laterresembles’étireretfairecraquersesmusclescommeungéantaprèsunlongsommeil.Lesmurs extérieurs se lézardent en signes bizarrement sinistres;cesontdeslignesserpentantdufaîteàlabase comme des fusées d’artifice, ou des crémaillè-res zigzaguant comme des éclairs sur un ciel noir ; les crevassesirradientcommelescassuresoulesfêluresd’unevitre,oucommeles tentaculesd’unpoulpe ;les corniches se détachent et tombent sourdement,lespignons s’émiettent et formentun tourbillondepoussière jaunâtre, les tuiles volent en sifflant, les cheminées vacillent comme un homme ivre ; elleshésitent, chancellent et s’abattent; quelques-unes,commebernéesparlasecousse,restentdeboutaprèsavoirtournésurelles-mêmes. Lesconstructions,pimpantesetd’uneblancheurimmaculéeiln’yaqu’uninstant,montrentàprésentleursquelettedebois;despoutrestiennentsuspendusà

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leurmoignondeslambeauxdetenture;despansdemursedétachentcommeundécordethéâtre,etlaissentvoir les entraillesdesmaisons; lesminarets s’incli-nent,seredressentetsedécouronnent,lesclochetonsdel’églises’agitentsurleursbasesetsedisloquent;l’undescadransestprécipitésurlesol;l’horloges’ar-rêteetmarquel’heurefatale—7heures15minutes— du passage du fléau. Il pleut des pierres, des tuiles, desbriques;c’estunchaos,unculbutis,unfouillisdedébrisquis’entrechoquentetserompent;c’estunechoréedeconvulsionnairesoùtoutdanse,trépigneetva rouler exténué ou comminué !Tout semble prisd’un délire vertigineux; les arbres eux-mêmes sontagitésetseplaignent,et lefrissondesfeuillesn’estqu’unmystérieuxetglacialsusurrement. Pendantcesconvulsionsd’épileptiquedelaterre,toutseheurte,secontourne,sedisjoint,seréunit,serejoint,sedéchire,sebrise; toutsesépareetsere-cherchepoursequitterdenouveau;lesolestcommeunlionfurieuxquisecouesacrinièreenrugissant ;c’estledésordredudernierjour;Dieuexécutesame-nace:«Jesaisirailaterrecommejeleferaisd’unnidd’oiseau,etjelabriseraiaveclacouvée!»Plusieurspersonnessontrenverséesparlaviolencedelacommo-tion.C’estcommeunehouledelamer,etl’onenalesétourdissements;désordresplendideoùlaviedetousestenjeu!momentterribleoùunepopulation,pleinede jeunesse et de santé, peut, en quelques instants,

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n’êtreplusquedelabouehumaine!Lamortestpar-tout;ellenousétreint:elleestsurnostêtes,sousnospieds;elleestdevant,derrièrenous;elleestànotredroite,ànotregauche.C’est làdudrameaumoins,etdevantlequelpâlissentlesbelleshorreursdenotrethéâtre!Chaqueanimal jettesoncridefrayeur : lechienglapit sanotedemorten fuyant, leschevauxsouillentàseromprelesnarines,etbrisentleursliens.La terreur est chez tous et partout : la population — dontlestroisquartsétaientaulit—fuitsesdemeureséperdue,affolée,prisedevertige,etdanslecostumeoù le fléau l’a surprise : des femmes serrant leurs en-fants dans leurs bras, des jeunes filles s’échappent, parlapluie,àpeinecouvertes,échevelées,lespiedsnus ; — la conservation d’abord, la pudeur après ;—leshommesnesontpasplusvêtus.Tous lesen-fants crient ; lesMusulmans sont résignés, lesMo-resquesaussi ;maiselles lèvent leursmainsvers leciel,etcherchentàdésarmerDieu!LesJuifs,fousdeterreur, implorent Jéhovah ; les Juivesglapissent etpoussentdessonsinarticulés.Chacuns’adresseàsonDieu.Lesfauxsuperbessecourbentetsefontpetitsdanscesterriblesinstants;onfaitmentalementdesvœuxque,ledangerpassé,onoubliera. Pauvrechoseque l’homme!Devant lapeur, iln’estplusniclasses,nirangs,ninationalités,niini-mitiés,ni sexesmême ; ledangernivelle toutes lestailles:c’estlerègneéphémèredelafraternitéetdel’égalité; mais que la terre ne prenne son assiette,

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adieuceschimèresaprèslesquellesnouscouronsde-puissilongtemps. Quededouloureuxépisodes,quedescènesdra-matiques,terriblesontdûsepasserentrecesmuraillesmenaçantes, sous ces terrasses prêtes à s’effondrer,surcesplanchersfuyantsouslespieds!Quellespen-séeseffrayantesontdûsurgirdanscescerveauxquelamortvabriserpeut-être!Qued’examensdeconscien-cepeusatisfaisantspourlescroyantsd’occasion! Dix secondes ont suffi pour mener à fin les terri-fiantes péripéties du drame dont nous venons de pein-drel’imparfaittableau.Toutelapopulationestdehors,surlesplacespubliques;l’inquiétudeestsurtouslesvisages;onsechercheavecanxiété,onserencontre,ons’embrasse,onseserrelamain,onseracontelesdangersqu’onacourus. Généralement,onenaétéquittepour lapeur ;pourtant, quelques-uns y ont laissé leur raison; lescheveuxdecertainsautresontblanchisoudainement;il en est aussi qui les ont complètement perdus. Chez tous,lesangfrappeàcoupsredoublésauxparoisdesartères,lepoulsesténorme.C’estàcroirelessecous-sesincessantes.Onalemaldemer. Chacunavu,pendantetaprèslacrise,deschosesétranges, bizarres : des flammes violacées, par exem-ple, illuminantlescrêtesdesmontagnes,desglobesde feu s’éteignant dans une détonation formidable,desphosphorescencescourant sur le sol comme les

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serpentsdesmagiciensduPharaon,desversluisantssuésparlaterre,deschatsnoirsdégageantdel’électri-cité;d’autresontvulacroûteterrestreseconcasserenmosaïquesousleurspieds;ilenestaussiquipréten-dentavoirremarquédescaractèresdefeutracéssurlesmuraillesparunemaininvisiblecommeaufestinde Balthazar; des montagnes des Bni-Salan se seraient ouvertesàleursommetetfenduesjusqu’àleurbase;desmassesdeterres’enseraientdétachéesavecfra-cas ; une fissure, pareille à celle qui engloutit Coré, DathanetAbiron,seseraitproduiteducôtédel’Oua-djer,etauraitvomidufeu,desvapeursetdestorrentsd’eausulfureuse;lessourcesthermalesdeHammam-Rir’aauraientcrachédusangetdelaboue;d’autressourcesseseraienttariesinstantanément;desrochers,fracturésparlacommotion,auraientrouléaufonddesabîmesenrenversantetenbrisanttoutsurleurpas-sage:desdéchirures,descrevassesbéantesauraientmenacéd’engloutirdesvillagesentiers;desdégage-ments de gaz se seraient enflammés au contact de l’at-mosphère,etauraientéclairéleZakkaràgiorno;desvibrationsintenses,répétéesdanslesilencedesnuits,faisaientsongerausièged’unevilledeguerre;unvol-canseseraitouvert,onnesavaitoù,etcettenouvelleétaitbienaccueillieparlapopulation,quiyvoyaitletermedesesmaux;car lessavants luidisaientquelesvolcansenactivité sontcomme les soupapesdesûreté par lesquelles s’échappent les fluides dont la

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tension,lorsquecessoupirauxcessentdefonctionner,détermine l’ébranlement, le soulèvement et la dis-locationdescouchesdel’écorceterrestre.Ettoutlemondeenétaitrassuré.Malheureusement,onrecon-nut bientôt que ce n’était qu’un faux bruit. Enfin, un grand nombre de personnes se flattaient d’avoir dé-couvertdessignesinexplicablesdansleciel. Après la première secousse, les plus hardisétaientrentrésdansleursdemeurespours’habiller,oupouryprendrelesvêtementsdeleursfemmesoudeleursenfants;maisunsecondébranlement,trèscourtd’ailleurs,quiseproduisitquelquesminutesaprèslepremier,lesenavaitchassésdenouveau.Lesfemmesachevèrentaumilieudelarueleurtoiletteinterrom-pue.Desmaladesfurentévacuésdeleurshabitationsetapportés,malgrélapluie,surlesplacespubliques.Trois autres secousses, qui se firent successivement sentirà8heures6minutes,à9heures10,età9heu-res 30 minutes, achevèrent de ruiner la confiance que quelquestenacesparaissaientavoirdanslasoliditédeleurshabitations.Laplupartdesmaisons,fortementdégradéesparcettedernièresecousse,durentêtredé-finitivement abandonnées. Les prisons furent vidées, et les troupes d’infanterie quittèrent leurs casernes,devenues inhabitables, pour aller camper en dehorsde la porte Bizot ; les malades de l’Hôpital militaire furentétablis,aussibienqu’onleput,danslescoursdecetétablissement.

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Desprélarts furent tendus sous lesarbresde laplaced’Armespourabriter,provisoirement,contrelapluielesmalheureuxdont lesmaisonsnepouvaientplusêtrehabitéessansdanger.Detempsentemps,uneportequisefermait,unevoitureroulantsurlemaca-damdesruesvenaientjeterl’effroidanslesgroupesseracontantleursimpressions,etyproduiredespani-quesinsensées. On ne s’abordait plus que par ces paroles :« L’avez-vous ressentie celle-là ?... J’espère qu’elle étaitsolide!»Lesgensnerveuxprétendaientmêmequelaterrenecessaitdefrissonner. La nouvelle de la destruction de Mouzaïaville, qu’apportaitungendarmeverslesdixheuresduma-tin, n’était pas de nature à rasséréner les Blidiens ;maisl’autoritélocales’occupaitactivementdeprendredesmesurespourpourvoirauxmoyensdedonnerdesabrisàunepopulationmenacéedepasserunenuitplu-vieusesoussesparapluies.DestentesdecampementavaientétédemandéesàAlger,etonlesattendaitdansla journée.Lesoir, chacunsecasacomme il leput,lesunssousdestentesdel’Administration,oudanslecampdesTirailleurs, lesautresdansdesvoituresousousdeshangars.Cefutnéanmoinsunemauvaisenuitpourleplusgrandnombre,etlapluie,quinecessaitdetomber,n’embellissaitpaslasituation. Des secousses intermittentes, accompagnéesdegrondementssouterrainsoudedétonationslointaines,

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furentressentiespendantcettenuitdu2au3. Le lendemain,Blidan’étaitplusqu’uncamp ;lesplaces,lesboulevards,lesterrainsdelaRemonteétaienthérissésdetentesoudebaraques;lesservi-cespublics,installéssurlaplaced’Armes,fonction-naient immédiatement ; une ville de toile s’élevaitdans lesblancsde lavilledepierreoudepisé ; leproblèmede la fusionétaitmêmeàpeuprès réso-lu :Chrétiens,Musulmans, Israélites, réunispar lacommunautédudangeretparlanécessité,habitaientsouslamêmetoile. La population blidienne s’était déjà faite à cenouveaugenred’existence;dèslesoirdu3,l’accor-déon français, la guitare espagnole, la flûte arabe, le violonisraéliteretentissaientjoyeuxsouslestentes;onychantaitcommedanslesjoursdefête.Parfois,untressaillementdusolvenaitinterromprebrusque-mentcetteharmonie,etrappeleràceuxquil’avaientoubliéquelecourrouxdelaterren’étaitpointcalmé,etqu’ilsseréjouissaientsurunvolcan. Leséruditsse racontaientaussi lesépisodesdutremblementdeterrequiavaitdétruitBlidaen1825;ilsfaisaientremarquercettesingulièrecoïncidencedequantièmedumoisetdejourdelasemaine.Cefut,eneffet,le2mars,etunmercredi,quela Petite Rose de la Mtidja écrasa sous ses ruines les trois quartsde sa population. On faisait mille réflexions plus ou moinsgaiessurquelquesarticlesd’unencouragement

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douteuxparlesquelscertainsjournauxavaiententre-prisdedémontrer,pardesexemplessaisissants,queletremblementdeterrequinousdésolaitpouvaitparfai-tementdurerquatreoucinqmoisetplus,etcelaavecdes alternatives de secousses terribles ou anodines,d’effrayantsébranlementsoudefrissonsberceurs. Certes,ydisait-on,nousnesommespasdesplusàplaindre;car l’ons’abonneraitvolontiersàn’êtreenglouti que tous les quarante-deux ans.Toutes lesautresrégionsenvieraientnotrechance.»Heureuse-mentquelesauteursdecesarticlesàdonnerlachairdepouleàJean-Bart,ignorentquecetremblementde1825aduréjusqu’en1829;autrement,ilseussentétécapablesdel’écrire.Quantànous,nouscroyonsde-voirfairecerenseignementdanslacraintedesemerdanslapopulationuneffroiinutile.Néanmoins,nousvoudrions que la leçon profitât aux propriétaires pré-sents et futurs, et qu’à l’avenir, ils fissent construire dansdesconditionsdesécuritéplusenrapportaveclaconstitutiondusolsurlequelBlidaestassise. En résumé, siBlidaaunpeuvieilli etprisdesridesdans la journéedu2 janvier,ellepeutêtre fa-cilementrajeunieparladécapitationdecellesdesesmaisons de Damoclès, — dont quelques-unes sonthautes à défier Babel, — qui, construites en galets de rivièreetavecdumortiersanschaux,nesauraientte-nircontreunenouvellebrutalitédelaterre. L’agitationn’avaitcessédesemanifester,mais

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àdesintervallesplusoumoinsrapprochés,pendantlajournéedu3.Cen’était,àvraidire,quedesfrémisse-mentsparaissantavoir toujoursleurpointd’originedansl’Ouest;aussi,quelquespersonness’étaient-el-lesdécidéesàrentrerdansleursdemeuresdélabrées: deux secousses successives assez violentes vinrent, àuneheuretroisquartsdelanuitdu3au4,troublerleurquiétudeetlespousserdenouveausurlesplacespubliques.Lapluien’avaitpasdiscontinuédetom-ber. Quelques-uns des fuyards, sous l’influence d’une hallucination ou d’un effroi assez caractérisé, étaient persuadés que la terre brasillait sous leurs pieds etqu’ils marchaient dans le phosphore. Vers quatreheuresdumatin,unébranlementcourt,maisintense,chassa définitivement de leurs habitations ceux que lapluieoul’ignorancedudangeryavaitmaintenus.Ilsdurentserésigneràallerprendreleursbivouacssurlaplacepublique. Lesjournéesdes4,5et6nefurenttroubléesqueparquelquestressaillementssansimportance,quipa-raissaientêtrelesdernièresconvulsionsintestinesdenotre fougueuseplanète.Lemoral de la populationétait remonté et la confiance revenue : on s’occupait de mastiquer ses lézardes, d’effacer ses rides, et de mettre dudiachylonsursesgerçures.Avecunpeudeblancsur le tout, les propriétaires pouvaient parfaitementse persuader que leurs maisons n’avaient pas souf-fert,etqueletremblementdeterredu2janviern’était

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qu’unrêve,uncauchemar;maisle7,àcinqheuresetdemiedusoir,unebrusquecommotion,précédéed’ungrondementsouterrainaccourantdel’ouest,vintavertir les confiants que le phénomène n’avait pas en-coreditsonderniermot.Lesmaisonssevidèrentunetroisièmefois,etceuxquiavaientessayédes’yréins-tallersedécidèrentfranchementàcamper. Depuis le 7, on n’a plus compté que quelquesvibrationsquin’ont rien ajouté auxdégâtsproduitsparlessecoussesantérieures.Cesmouvementsdusoln’ontguèrepoureffetquedetenirlapopulationsurl’œil,etdeluiprouverquelaterresouffreencoredesonmald’entrailles. Aujourd’hui—etcelan’a rienderassurant—lesmaisonslesplusmaltraitées,cellesqui,parsuitede lapertede leurs aplombs,n’ontplusqu’une so-lidité douteuse, sont pourvues de béquilles, d’étan-çons,d’étrésillons;onacommencéladémolitiondesconstructionsmenaçantruine,ledérasementdecellesquisontcondamnéesàladécapitation,etlaconsolida-tiondesautres.Lesmurssontrattachéspardestirantsetdesbaiessoutenuespardessupports.Ainsimunied’attelles,Blida,lapauvreestropiée,nesembleplusqu’uncul-de-jatte;maiselleestjeune,elleestvigou-reuse,elleadumoral.Viennepromptementunintelli-gentrebouteurpourreplacersesmembresdisloqués,etlavilleauxfruitsd’or,unmomentmorne,tristeetabattue,reprendrabientôtsescharmeset lesattraits

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quinouslafaisaienttantaimer.Oublionsnosmaux,maisnonlaleçon.Pourquoinousdécouragerquanddéjàlesoiseauxchantentleursamoursdansnosjar-dins,etquelesorangersnousjettentàprofusionleursplusdélicieuxparfums?Lascienceditd’ailleursqu’iln’estaucuneportiondelasurfaceduglobe,soitconti-nentale,soitocéanique,quinesoitexposéeauxtrem-blementsdeterre;nousavoueronspourtantavecellequecertainesrégionsysontplussujettesqued’autres.Quoiqu’ilensoit,noussommesavertis.»

FIN

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TABLEDESMATIÈRES

CHAPITRE XVI. Les Oulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir. — Une Zaou-ya.—LesmiraclesdesOulad-Sidi-El-Arouci,descendantsdeSidiAhmed-el-Kbir.—LesSépulturesdesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir.—LaZiaraauTombeaudeSidiEl-Kbir.—LepèlerinageannuelauTombeaudusaintMarabouth...................................................... 1CHAPITRE XVII. Le versant oriental du Djebel des Bni-Salah. — SidiEl-R’eribetleTaureauduMisraouï.—LarégiondesCèdresetlePicdeSidiAbd-el-Kader-el-Djilani.—LeMekamdeSidiAbd-el-Kader-el-Djilani.—LeTombeaudeLellaImmaTifelleut............ 41CHAPITRE XVIII. Le Pic de Sidi Abd-el-Kader-el-Djilani. — Pa-norama des trois zones concentriques entre les Hauts-Plateaux et la mer.—L’Atlasdanslaprovinced’Alger.—Lesvalléesdel’ouadTargaetdel’ouadEl-Merdja.—Lebassindel’ouadCheffa.—Lepays et la tribu des Mouzaïa. — Les marabouths Mohammed-ben-FekiyeretMohammed-ben-Bou-Rekâa........................................... 87CHAPITRE XIX. Conséquences funestes de la rupture du traité de laThafna.—LesArabessepréparentàlaguerre.—OccupationduCampdel’OuadEl-AllaïgetdesblockhausdelarivedroitedelaChiffa.—ReprisedelaguerreauxtroupeauxparlesHadjouth.—AffairesdesangautourduCampdel’OuadEl-Allaïg.—Lecom-mandantRaphel.—IldonnedansunpiègequiluiesttenduparBra-him-ben-Khouïled,etilytrouvelamort.—Déclarationdeguerredel’EmirAbd-el-Kader.—Massacredel’escorted’unconvoiàMokthâ-Mekhlouf. — Désastre de l’Ouad El-Allaïg. — Belle défense dublockhausd’Aïn-el-Amara.—DévouementducaporalBourdis.—LaglorieusejournéeduHaouch-Mebdouâ(lesCinqCyprès)........... 115CHAPITRE XX. L’étymologie et la signification de l’expression « El-Blida.»—Sesoriginesselonlessavantsetlespoètes.—Quel-quesaudacieuxhistoriensprétendentque,qu’elleadesorangers,elledoitinfailliblementavoirétéleJardindesHespérides—Hy-pothèsesurl’originedelasourcedeSidiAhmed-el-Kbir.—Blidacalomniée.—OriginerécentedeBlida.—ElleestfondéeparAh-med-el-Kbir,quilapeupledeMores-Andalous.—Lesbasesd’unevillearabe:unemosquée,unfourbanaletuneétuve.—Blidapro-gresserapidemententrelesmainsdesAndalous.—Ilsintroduisentlaculturedel’oranger........................................................................ 153

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CHAPITRE XXI. Les premiers temps de Blida. — Les Mores-Andalousy introduisent laculturede l’oranger,et leursystèmed’irrigations.—CausespremièresdelaprospéritédeBlida.—LadescendancedeSidiAhmed-el-Kbir,et ledondesmiracles.—Fondationdel’Étatturksurlacôtealgérienne.—Baba-Arou-dj et sa politique. — Kheïr-ed-Din, le premier Pacha élu de laRégenced’Alger.—CréationdelaMiliceturke.—OrganisationduGouvernementdesPachas,etsonfonctionnement.—Sescir-conscriptionspolitiqueset administratives.—OrganisationdestroisBeyliksdeTithri,d’OranetdeConstantine.—LeMakh-zen. — Blida, ville de plaisance des Turks et des Raïs, ou pirates. —L’outhandesBni-Khelilet laHamada,ouquartierdeBlida.— Les Juifs et les Mzabites. — Une nuit de trois siècles. — Tous les fléaux, les sauterelles, la famine, la peste et les tremblements deterre,s’abattentsurBlida.—PhysionomiedeBlidaavantlaconquête. — La patrouille du Mezouar. — Le tremblement de terrede1825,etladestructiondeBlida......................................... 171CHAPITRE XXII. Physionomie de Blida au siècle dernier. — Sesportes.—Sonenceintedemaisons.—Sesconstructionsetses édifices remarquables. — Ses mosquées, ses mesdjed, et ses kebab.—Parcoursetdescriptiondesonpérimètre.—Lesruesdel’ancienneBlidaetlesMores-Andalous.—AtraverslesruesdeBlida.—Lesdiversquartiers,etlesprofessionsquiyétaientexercées.—Lesmarchandsstationnairesouenboutiques,etlesambulants.—L’architecturemoresque.—Lamaisonmoresqueousarrasine.—LapopulationdeBlida.—LesJuifs.—Travauxagricoles ou horticoles des Blidiens. — Leur nourriture. — Levendredi,jourconsacré.—Blidaextérieureetsabanlieue.—Savégétation.—Leschemins,sentiersetvoiesdecommunication.—Lesbradj(maisonsdanslesjardins)remarquables.—LebordjdeYahïa-Ar’aetsesjardinsd’orangers.—Renseignementssurcepersonnage.—Ilsubit,danssamaisondeBlida,etparl’ordreduPachad’Alger,lesuppliceducordon............................................. 291CHAPITRE XXIII. Entrée dans la période historique (1830). — PremièreexpéditionsurBlida,etsesconséquences.—LeHakemdeBlida,sespouvoirsetsesmoyensderépression.—Sontraite-mentetceluidesesagents.—LesHakemdeBlidade1830à1855.—Lapériodedel’anarchieàBlida,etlatyranniedesBni-Salah.— Première marche du général Clauzel sur Médéa. — Combats en avant de Blida. — Prise de la ville. — Le Général en chef

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ylaisseunegarnison.—MassacredecinquanteCanonniersetde deux officiers en convoi de munitions dans la Mtidja. — El-Haoucin-ben-Zamoum réunit 6,000 Kabils dans les montagnesdesBni-Salah,ets’apprêteàattaquerBlida.—Attaquedelavil-le,danslaquellelesKabilspénètrentpardesbrèchesqu’ilsontpratiquéesdanssesmurailles.—Combatsfurieuxdanslesrues,etvigoureusedéfensedelagarnison.—RetraitedenossoldatssurlaMosquéedelaPorted’Alger.—LestratagèmeduMoued-den Mohammed-bel-Bahari, et le Colonel Rullière. — DeuxcompagniesdeGrenadierssortentdelaMosquéesansavoirétéaperçues,rentrentdanslaplaceparlesbrèches,etprennentlesKabilsàrevers.—MéprisedesKabils,qui,croyantavoiraffaireàl’avant-gardedelacolonnedeMédéa,s’enfuient,prisdepani-que,danstouteslesdirections.—Nossoldatsenfontungrandcarnage.— Retour sur Blida du corps expéditionnaire de Mé-déa.—HorribleaspectdelavilledeBlida,laquelleestjonchéede cadavres. — Le général Clauzel renonce à l’occupation de cepoint.—SidAhmed-ben-Sidi-Ahmed-ben-IoucefestnomméHakemdeBlida, etKhalifades tribusvoisines.—L’Ar’adesArabes, Hamdan-Bou-Rkaïb, envoie au général Clauzel la tête du MoueddeniMohainmed-bel-Bahari,têtequ’ilprétendêtrecelled’unennemiacharnédel’autoritéfrançaise.................................. 355CHAPITRE XXIV. Incursion du général Berthezène dans les montagnesdesBni-Salah.—Blidaprendpartausoulèvementfo-mentéparlemarabouthSidEs-SâdietBen-Zamoum.—Legéné-raldeRovigofrappeBlidad’unecontributionde600,000francs.—ExpéditiondugénéraldeFaudoassurBlida.—SacdelavilleetduvillagedesOulad-Sidi-Ahmed-el-Kbir,oùs’estréfugiée,sapopulation.—DestitutionduHakemMohammed-ben-Ech-Cher-gui, et son remplacement par Sid Ben-Ioucef-Abou-Izar. — Les MembresdelaCommissiond’Afriquemanifestentl’intentiondevisiterBlida.—Enprésencedel’attitudehostiledesBni-Salah,laCommissionn’insistepas.—LeGouverneurgénéralComted’Erlon veut donner un khalifa à Blida. — Le lieutenant-colo-nelMarey,àlatêted’unefortecolonne,conduitàBlidaleMoreMosthafa-ben-El-Hadj-Omar,nomméàcettefonction.—Lapo-pulationnel’acceptepas,etlacolonneleramèneàAlger.—Lecholéra à Blida. — Le Hakeim Abou-Izar est renversé et remplacé parSidAhmed-oulid-Sidi-El-Djilali,qui,lui-même,estcontraintdecédersaplaceàMecâcoud-Bach-Saïs.—LesBni-Salahetles

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Bni-Meçâoud organisent un fiï (pillage) sur les Juifs de Blida. — LemarabouthSidi-Bel-Kacem-oulid-Sidi-El-AaïlescouvredesaprotectionetlesdélivredesmainsdesBni-Salah.......................... 383CHAPITRE XXV. Le général de Brossard pousse une recon-naissancedans lesmontagnesdesBni-Salah, qui le reçoivent àcoups de fusil. — Séjour du général devant Blida. — Les Ha-djouth viennent attaquer son camp ; les Chasseurs les chargentvigoureusement, et en débarrassent ainsi la colonne. — Le gé-néralRapatelvientfairereposersacolonnedevantBlida.—LeHakemMecâoud-Bach-Saïsnes’étantpasprésenté,legénéralfaitcanonnerlaville.—Ilestdestituéparl’autoritéfrançaise.—LapopulationdeBlidaenvoieunedéputationàAbd-el-Kader,quiestvenus’établiràMédéa.—L’article2dutraitédelaThafna.—LeHakemMosthafa-ben-Ech-Cherguiestdestitué.—Nouslerem-plaçonsparAbd-el-Kader-El-Guerid,lequelestobligédecédersaplace,peudetempsaprès,àMohammed-ben-Amarouch.—Prisede possession définitive de Blida. — Occupation effective de la ville.—ExpéditiondanslesmontagnesdesBni-Salah.—LeHa-kemSidKaddour,quiaremplacéMohammed-ben-Amarouch,esttuéaccidentellementparunedenossentinellesdansunedecesexpéditions.—IlestremplacédanssesfonctionsdeHakemparBaba-Mahammed-Yourek. — Soumission des Bni-Salah et desHadjouth.—AspectdeBlidaaumomentdelaprisedeposses-sion.—Samiseenétatd’êtrehabitée,etlenoyaudesapremièrepopulationeuropéenne.—LeHakemBaba-Mahammed-Yourek.—NepouvantsefaireaudouxrégimeadministratifdesChrétiens,Baba-Youreksedémetdesesfonctions,ets’envaenpèlerinageàLaMekke.—IlestremplacédanssonemploiparMohammed-ben-Sakkal-Ali,ledeynierHakemdeBlida.—Letremblementdeterrede1867.............................................................................. 399TABLEDESMATIÈRES............................................................... 437

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