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Clment Morier
Du politique comme dimension morphologique : la thorie des catastrophes et la
question des formes de socit
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MORIER CLEMENT. Du politique comme dimension morphologique : la thorie des catastrophes et la question
des formes de socit, sous la direction de Jean-Paul Joubert. - Lyon : Universit Jean Moulin (Lyon 3), 2015. Disponible sur : www.theses.fr/2015LYO30056
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Document diffus sous le contrat Creative Commons Paternit pas dutilisation commerciale - pas de modification : vous tes libre de le reproduire, de le
distribuer et de le communiquer au public condition den mentionner le nom de lauteur et de ne pas le modifier, le transformer, ladapter ni lutiliser des fins
commerciales.
http://www.theses.fr/2015LYO30056
THSE
Pour obtenir le grade de Docteur en Droit,
Mention Science Politique
Clment MORIER
DU POLITIQUE COMME DIMENSION
MORPHOLOGIQUE :
La thorie des catastrophes et la question des formes de socit
Prsente et soutenue publiquement
Le 30 novembre 2015 lUniversit Jean Moulin Lyon 3
Jury :
Camille FROIDEVAUX-METTERIE, Professeure lUniversit de Reims Champagne Ardenne
Jean-Vincent HOLEINDRE, Professeur lUniversit de Poitiers (Rapporteur)
Jean-Paul JOUBERT, Professeur lUniversit Jean Moulin Lyon 3 (Directeur de recherche)
Bruno PINCHARD, Professeur lUniversit Jean Moulin Lyon 3
Jacques VIRET, Professeur agrg du Val de Grce, Ministre de la Dfense (Rapporteur)
III
REMERCIEMENTS
Mes remerciements principaux vont mon directeur de thse, le Pr. Jean-Paul Joubert, pour sa
confiance et son soutien indfectible, sans quoi cette recherche naurait pu ni voir le jour, ni
prendre corps, ni aboutir.
Ensuite, je remercie Jacques Viret, pour son apprentissage patient, son coute et sa gentillesse,
ainsi que son extrme disponibilit devant mes demandes toujours rptes den savoir plus
Trop peut-tre ? Prends le temps de digrer dj, et nous en reparlerons quand tu auras
mieux assimil : Ses remarques sont sapientiales ! Elles me resteront. Il a su mouvrir une
voie que je naurais peut-tre jamais rencontre ni explore, si nous ne nous tions pas
connus.
Je remercie galement Bruno Pinchard de nous avoir fait part, ses tudiants ainsi qu moi,
des enjeux considrables de la pense de Ren Thom tout en les connectant lhistoire de la
philosophie, cela au travers de son enseignement dune acuit rare.
Je tiens aussi remercier les autres membres prsents mon jury, pour leur attention, leur
disponibilit, ainsi que pour avoir pris lengament de lire ce travail, de le commenter, de le
critiquer, et de minstruire de leur savoir afin de le corriger, et ainsi de le perfectionner.
Je remercie lquipe de recherche et administrative du CLESID au complet, pour la rigueur et
le grand srieux dans lequel jai pu voluer durant ces 6 annes. Je noublie pas ric Petit,
gardien dun savoir-faire graphique et ditorial qui fait honneur lUniversit Jean Moulin.
Enfin, des remerciements plus personnels sont adresss ma famille, mes amis, que je ne
peux tous convoquer ici, mais qui savent bien combien je leur dois.
V
ma mre et mon pre, pour hier, et aujourdhui encore
Clara, pour aujourdhui, et demain jespre
Enfin, Jacques, un ami cher. Insigne mentor.
VII
Ce serait une erreur de croire que la grande querelle qui, dans ces derniers temps, sest mue entre
Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, reposait sur une innovation scientifique. Lunit de composition
occupait dj sous dautres termes les plus grands esprits [] Mais la Nature a pos, pour les
varits animales, des bornes entre lesquelles la Socit ne devait pas se tenir. [] Lanimal a peu de
mobilier, il na ni arts ni sciences ; tandis que lhomme, par une loi qui est rechercher, tend
reprsenter ses murs, sa pense et sa vie dans tout ce quil approprie ses besoins.
Honor de Balzac,
Avant-propos de La Comdie humaine
1
SOMMAIRE
INTRODUCTION ........................................................................................................ 3
PARTIE I DE LA CONSIDRATION DES FORMES COMME VOIE
DINTELLIGIBILIT DES FORMES DE SOCIT : VERS UN
MORPHOLOGICAL TURN .......................................................................................... 37
TITRE I LA QUESTION DU TENIR ENSEMBLE DU NIVEAU HUMAIN-SOCIAL SAISIE
PARTIR DE LA NOTION DE FORME ...................................................................................................... 43
TITRE II LA QUESTION DES FORMES DE SOCIT ET LE PROCESSUS DE LA THORIE
DES CATASTROPHES : VERS DES MCANISMES COMMUNS ..................................................... 119
PARTIE II DE LA LOGIQUE DU POLITIQUE COMME SYSTME
DYNAMIQUE : VERS LA DIVISION MORPHOGNE DE LESPACE COLLECTIF
................................................................................................................................................ 187
TITRE III CHANGEMENT DE PARADIGME ET RENOUVEAU DU POLITIQUE : DE
QUELQUES RVISIONS PISTMOLOGIQUES EN SCIENCES SOCIALES ............................... 193
TITRE IV LE SYSTME DYNAMIQUE : LE POLITIQUE COMME SCHME GNRATEUR
DE LESPACE SOCIAL ............................................................................................................................. 255
TITRE V DE LA LOGIQUE DU POLITIQUE VERS LA LOGIQUE DE LAUTONOMIE : LE
CONFLIT ET LA DIMENSION STRUCTURALE EN THORIE DES CATASTROPHES ............. 309
PARTIE III DES MODES DE STRUCTURATION DE LEXISTENCE
COLLECTIVE : VERS LES DIMENSIONS DUN PROCESSUS MORPHOLOGIQUE
................................................................................................................................................ 371
TITRE VI LE CONCEPT DAUTONOMIE EN REGARD DE SON ENVERS ................................ 379
TITRE VII PROCESSUS MORPHOLOGIQUE ET HISTOIRE ........................................................ 439
TITRE VIII DES CRISES DANS LE PROCESSUS DE LAUTONOMIE VERS LA POURSUITE
DU DPLOIEMENT MORPHOLOGIQUE : ESQUISSE DUNE POSSIBILIT POUR
LAUTONOMIE .......................................................................................................................................... 507
CONCLUSION ....................................................................................................... 605
3
INTRODUCTION
La force et la nouveaut de la redfinition de la condition collective amene par lorientation vers le
futur portent avec elles la croyance que la structuration politique relve dun hritage archaque en
voie dtre dpass. Cette illusion de perspective eut longtemps laspect de la foi dans une rvolution
grce laquelle adviendrait une socit pleinement sociale, c'est--dire dlivre de la contrainte
tatique. Elle revient aujourdhui sous laspect de la promesse dune conscration de lindividu grce
au march et au droit qui rduirait lappareil de la puissance publique une gouvernance inoffensive.
De la ncessit de faire ressortir, en regard de ces mirages, le caractre constitutif de la mise en
forme politique des communauts humaines. 1
Leffacement de lhistoire comme dimension structurante des modalits de lexprience
collective, tant dans laction politique que dans la rflexion thorique, semble grandissant
dans les socits post-modernes. Par contrecoup, corrlativement, les appels aux transferts de
paradigmes, linterdisciplinarit, la modlisation scientifique anhistorique dans les
sciences humaines et sociales vont eux aussi croissants2. La profondeur historique,
lorientation vers lavenir des projets politiques comme dimensions propres la prise en
charge de la chose commune et lorganisation de ltre-ensemble, laisseraient place une
naturalisation du social3.
La tendance la naturalisation prne la dcouverte des mcanismes sociaux
scientifiquement apprhendables, dont le cognitivisme pourrait fournir les clefs lmentaires
ainsi que le concept transdisciplinaire du rseaux 4. Un constructivisme social et un
normativisme juridique5 croissant appuient ces dmarches. Enfin, le paradigme de
lutilitarisme conomique vient verrouiller la perspective, par la recherche de modles
1 Marcel GAUCHET, Les figures du politique , in Marcel GAUCHET, La condition politique, Gallimard,
Paris, 2005, p. 9-43. Citation p. 9-10. 2 Sur les questions de linterdisciplinarit, cf. notamment Michel OFFERL, Henry ROUSSO, (dir.), La fabrique
interdisciplinaire : Histoire et science politique, Presses universitaires de Rennes (PUR), Rennes, 2008 ; Marcel JOLLIVET, Sciences de la nature, Sciences de la socit : Les passeurs de frontires, CNRS ditions, Paris, 1992 ; Immanuel WALLERSTEIN (dir.), Ouvrir les sciences sociales : Rapport de la commission Gulbenkian, Descartes & Cie, Paris, 1996 ; Yan BRAILOWSKY, Herv INGLEBERT (dir.), 1970-2010 : Les sciences de lhomme en dbat, Presses Universitaires de Paris Ouest, Paris, 2013 ; enfin, sur la question plus gnrale de la modlisation dans les sciences sociales, cf. Jean PETITOT, Nature et enjeux de la modlisation en sciences sociales , Le Genre Humain, n 33, 1998, p. 75-102. 3 Sur le naturalisme dans les sciences sociales, Cf. Grald BRONNER, Romy SAUVAYRE (dir.), Le
Naturalisme dans les sciences sociales, Hermann, Paris, 2011. 4 Se rfrer ici aux travaux du CAMS, le Centre dAnalyse et de Mathmatique Sociale de lcole des Hautes
tudes en Sciences Sociales. 5 Cf. lintroduction louvrage de Marcel GAUCHET, La dmocratie contre elle-mme, Gallimard, Paris, 2002.
Du politique comme dimension morphologique
4
scientifiques de rgulation, tant dune socit forme datomes individuels que du march
globalis de leurs changes quantifiables6. conomie, individualisation et droit prennent le
pas sur le politique, la dimension symbolique et collective, lhistoire, comme nouveaux
paradigmes de comprhension de ltre-en-socit, et modles gnraux de la coexistence.
Comment fonctionne le faire socit , action pouvant tre comprise pourtant comme
rvlatrice de la spcificit qualitative du niveau humain-social 7 ? Comme un ordinateur,
un rseau de neurones, un march conomique ?8
Pourtant, les propositions dinterdisciplinarit, dont le trait est ici grossi pour faire
ressortir lenjeu, ne peuvent-elles pas contribuer travailler la question du politique, entendu
ici au sens englobant comme mode dorganisation dune forme de socit ?
Une science politique ne se dfinit-elle que par lirrductibilit du politique et de
lhumain, objets trop spcifiques9 pour tre vraiment susceptibles de modlisation
scientifique, laissant alors place la philosophie ? Ou bien la rsorption de la modlisation
dans une systmique sociale (versant holiste) ou une thorie des jeux ou du choix rationnel
(versant individualiste) finirait-elle de faire disparatre la spcificit symbolique du pouvoir,
du conflit, de la dimension historique et de lidentit collective, comme dispositifs
organisateurs des espaces humains-sociaux10
? Le versant qualitatif ou hermneutique de
lhumain et de son mode dtre politique fait face au versant quantitatif de la science
moderne, et toute approche scientifique en thorie politique semble osciller entre ces deux
attractions.
6 Pour une critique de lutilitarisme en sciences sociales, cf. Alain CAILL, La dmission des clercs : La crise
des sciences sociales et loubli du politique, La Dcouverte, Paris, 1993 ; Alain CAILL, Splendeur et misre des sciences sociales : Esquisses dune mythologie, Droz, Paris, 1986 ; cf. pour une discussion des implications pistmologiques de la modlisation base sur le modle conomique : Philippe VAN PARIJS, Le modle conomique et ses rivaux : Introduction la pratique de l'pistmologie des sciences sociales, Droz, Genve, Paris, 1990. 7 Nous reprenons cette expression rencontre dans les travaux de M. Gauchet. Cf. Marcel GAUCHET, Vers
une anthroposociologie transcendantale , in Jacques ARNES, Alain CAILL, Marc CHEVRIER et al., Lanthropologie de Marcel Gauchet analyse et dbats : Colloque des 14 et 15 octobre 2011 au Collge des Bernardins, d. Lethielleux, Paris, 2012, p. 219-36. 8 Loutrecuidance na pas encore atteint la comparaison avec lADN. Les sociobiologistes nen sont pas l. Pas
encore. Nanmoins, lvaluation du phnomne humain-social sous langle dun biologisme saisi selon un atomisme logique reste le programme du posthumanisme ou du transhumanisme. Cf. Gilbert HOTTOIS, Jean-Nol MISSA, Laurence PERBAL (dir.), Encyclopdie du trans/posthumanisme : Lhumain et ses prfixes, Vrin, Paris, 2015 ; pour un exemple darticulation du fait humain-social aux neurosciences couples au modle conomique, cf. Christian SCHMIDT, Pierre LIVET, Comprendre nos interactions sociales : Une perspective neuroconomique, Odile Jacob, Paris, 2014. 9 Autour de la pluralit des approches et des objets, cf. Lucien SFEZ (dir.), Science politique et
interdisciplinarit, Publications de la Sorbonne, Paris, 2002 ; Bernard VOUTAT, La science politique ou le contournement de lobjet , Espace Temps, vol. 76, 2001, p. 6-15 ; sur la question de lobjet et des modalits qui organisent sa dlimitation, cf. Jean LECA, Le reprage du politique , Projet, n 71, 1973, p. 11-24 ; consacre P. Manent, cf. la rcente intervention : Jean-Vincent HOLEINDRE, Quelle science politique ? , in Giulio DE LIGIO, Jean-Vincent HOLEINDRE, Daniel J. MAHONEY (dir.), Le politique et lme : Autour de Pierre Manent, CNRS ditions, Paris, 2014, p. 35-49. 10
Lexpression est de M. Gauchet ; nous la reprenons dans ce travail.
Introduction
5
Cette notion de mode dtre politique est issue du vocabulaire de Marcel Gauchet11
: elle
vient souligner la ncessit dans la thorisation sociale et politique de prendre en
considration la spcificit du niveau humain-social partir de sa condition politique 12
.
Est-ce que cette condition politique nest pas le moyen de comprendre ce mcanisme du
faire socit ?
Ds les annes soixante-dix se dessine, dans la pense franaise, une tendance trs forte, aux
expressions multiples, qui vise renouer avec une comprhension du politique comme lieu de
totalisation de la socit et comme matrice du sens. Cette rhabilitation slabore la fois contre
le marxisme et une partie des sciences sociales, mais aussi contre la dvaluation morale du
politique que dploient certaines critiques du totalitarisme. 13
Dans cette perspective14
visant redonner au politique son importance structurante 15
,
lhistorien du politique, Pierre Rosanvallon, voque dans son discours inaugural au Collge de
France, la dichotomie ncessaire entre le politique et la politique16
, dans linterrogation autour
du mode dexistence de la dimension du commun :
En parlant substantivement du politique, je qualifie ainsi tant une modalit dexistence de la
vie commune quune forme de laction collective qui se distingue implicitement de la politique.
[...] tout ce qui constitue une cit au-del du champ immdiat de la comptition partisane pour
lexercice du pouvoir, de laction gouvernementale au jour le jour et de la vie ordinaire des
institutions. 17
Cette question autour des modalits dexistence de la vie commune relve ainsi du
fonctionnement du politique par rapport au lieu circonscrit dans les socits contemporaines
dexercice de la politique. Cette pense du politique a bnfici en France dune forte
11
Marcel GAUCHET, Vers une anthroposociologie transcendantale , art. cit. 12
Marcel GAUCHET, La condition politique, op. cit. 13
Yves COUTURE, Pense du politique, philosophie de lhistoire, et philosophie politique in Jacques ARNES, Alain CAILL, Marc CHEVRIER et al., Lanthropologie de Marcel Gauchet, op. cit., p. 49-67. Citation p. 50-1. 14
Autour du dbat sur lobjet de la science politique, apprhend partir de son partage entre comprhension extensive et restrictive, cf. les travaux de Daniel GAXIE, Sur quelques concepts fondamentaux de la science politique , in Dominique COLAS, Claude MERI (dir.), Droit, institutions et systmes politiques : Mlanges en hommage Maurice Duverger, PUF, Paris, 1987, p. 595-612 ; 15
Ibid., p. 51. 16
Cf. pour une interrogation diffrente autour de lobjet de la discipline de la science politique, issue de la sociologie politique : Pierre FAVRE, Retour la question de lobjet ou faut-il disqualifier la notion de discipline ? , Politix, n 29, 1995, p. 141-157. 17
Pierre ROSANVALLON, Pour une histoire conceptuelle du politique : Leon inaugurale au Collge de France faite le jeudi 28 mars 2002, Seuil, Paris, 2003, p. 14.
Du politique comme dimension morphologique
6
impulsion autour de lcole de Hautes tudes en Sciences Sociales (EHESS), partir dun
groupe de rflexions comprenant notamment, outre P. Rosanvallon ou M. Gauchet, des
penseurs comme Claude Lefort, Cornlius Castoriadis, Pierre Manent18
. Ceux-ci constituent
progressivement une rflexion qui tente de penser en bloc le politique, comme le lieu de
laction de la socit sur elle-mme 19
, danalyser la faon dont le social sinstitue
historiquement dans lexprience politique 20
. Le politique est alors une certaine exprience
de la coexistence. Ces penses du politique se dmarquent de travaux plus locaux dans le
domaine de la science politique, pouvant ainsi venir sy joindre pour les complter :
les politologues classiques se proccupent surtout dtudier les comportements politiques,
danalyser les forces en prsence, de sonder lopinion, dinterprter le rsultat des scrutins.
Lapproche est principalement de nature sociologique, moins souvent proprement thorique 21
.
Cette comprhension vise la constitution dun champ de travail partir du problme global
du politique, et non pas partir des disciplines de la spcialisation universitaire 22
:
Elle [loriginalit de cette approche] consiste ne pas sparer la faon dont la philosophie se
donne comme moment de rflexion et de formalisation des questions du prsent, et la manire
dont lhistoire apparat comme la scne o sinvente et se rpte en mme temps la question de
linstitution sociale. 23
La sphre du politique ainsi comprise devient le lieu darticulation du social et de sa
reprsentation 24
. Cette articulation problmatique qui noue linstauration dun espace social
sa dimension politique est donc reprendre, en sappuyant sur les jalons dj poss. Une
question centrale de toute thorie sociale reste celle du faire socit : comment les socits
humaines tiennent-elles ensemble ?
18
Pour une recension plus complte de ce mouvement et des principales publications des auteurs, cf. Pierre ROSANVALLON, Le politique , in Jacques REVEL, Nathan WATCHEL (dir.), Une cole pour les sciences sociales : De la VI
e section lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales, Les ditions du Cerf, Paris, 1996,
p. 299-311. Autour du renouveau de lhistoire politique, nous pouvons consulter le chapitre 14 de Guy BOURD, Herv MARTIN, Les coles historiques, Seuil, Paris, 1997 (1
re d. 1983), p. 363-394.
19 Ibid., p. 306.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 307.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 308.
Introduction
7
Par larticulation problmatique et dynamique entre la dimension individuelle et collective,
prcisons que cette question est laporie fondatrice des sciences historiques, sociales et
politiques, par distinction davec les sciences de la nature25
. Dans son trait sur lhistoire de la
sociologie, Pierre-Jean Simon souligne que ce questionnement sera celui du projet mme de la
sociologie, au sens large du terme :
Comment la socit est-elle possible ? Quest-ce qui tient ensemble une socit, quest-ce qui
constitue le lien social ? Plus prcisment, comment un ordre social durable peut-il se
reconstituer : par un retour la stabilit dautrefois, une restauration ? ou par lclosion, au-del
de rvolutions plus radicales, de nouvelles solidarits ? ou dans la permanence assume du
changement ? partir des rponses donnes ces questions se sont constitus les grands
systmes idologiques qui ont domin aux XIXe et XX
e sicles : conservatisme, nationalisme,
socialisme, libralisme. Et en mme temps, dans la mouvance de ces idologies, sest constitu
le projet scientifique de la sociologie. 26
Les rponses ces questions du faire socit peuvent tre classes en trois catgories :
i) Lapport des sciences exactes et de la systmique : les socits sont des systmes
sociaux, et il faut chercher lvolution de leurs mcanismes de stabilisation et de
leurs modalits de production partir des outils issus des mathmatiques, de la
physique ou de la biologie.
ii) Lapport de la sociologie : les socits ont des morphologies sociales, formes de
socialit ou de solidarit sociale qui permettent de comprendre les rorganisations
des reprsentations et des modalits de liaison entre agents sociaux.
25
Ren Thom, en considrant les travaux de Grald Holton, a propos lide que toute science repose sur une aporie fondatrice de son domaine, vritable moteur pour la recherche. Cf. Ren THOM, Thmes de Holton et apories fondatrices , in Jean PETITOT (dir.), Logos et Thorie des Catastrophes : partir de luvre de Ren Thom, Patio, Genve, 1988, p. 285-295. Prcisant notre dichotomie entre niveau individuel et collectif partir de la question de la stabilit (permanence / changement), il note que, pour la sociologie : cest lopposition entre la permanence de la socit en particulier, la structure du pouvoir et la fluence continuelle des individus qui fait problme. Ibid., p. 294-5. 26
Pierre-Jean SIMON, Histoire de la sociologie : Tradition et fondation, PUF, Paris, 2008 (1re
d. 1991), p. 195.
Du politique comme dimension morphologique
8
iii) Lapport du politique : les socits sont des formes politiques27 dont ltude des
modifications du mode de reprsentation et dapplication du pouvoir, permet
dexpliquer leur transformation dans la dure.
partir de ces trois catgories, un problme se dessine, au travers duquel un questionnement
peut merger. Il convient donc avant tout de clarifier le positionnement de ce problme.
1) Position du problme
De ces trois catgories, elles-mmes intrieurement multiples et diversifies, la question du
tout suprieur la somme des parties reste nodale :
i) Un systme social ou un systme politique consiste en un ensemble dinteractions
entre lments constitutifs qui a des effets dmergence et de contraintes propres
au niveau du systme ; ce niveau ne se rduit pas aux lments en relation
lintrieur du systme.
ii) Poser lexistence de modes diffrencis de socialit est une recherche qui consiste
reprer aussi prcisment que possible ce qui fait tenir ensemble les socits
humaines 28
, apprhendes comme des touts dont le niveau dexistence
indpendant nest pas rductible celui des membres qui les constituent.
iii) Enfin, une socit politique sattache interroger la structure du rgime ou
politeia, selon un ensemble de principes gnrateurs des relations que les
hommes entretiennent entre eux 29
qui organise un certain type de lien et de
rapport social, indpendamment des termes du rapport.
Toutefois, le tout ne simpose pas extrieurement aux parties, et les individus ne sont pas
rductibles aux parties dun tout, mais ces perspectives posent la question des conditions
27
Au sens de rgime ou de politeia. Cf. Claude LEFORT, Essais sur le politique XIXe-XX
e sicles, Seuil, Paris,
1986. 28
Jean BAECHLER, Les morphologies sociales, PUF, Paris, 2005, p. 4-5. 29
Claude LEFORT, Essais sur le politique XIXe-XX
e sicles, op. cit., p. 8.
Introduction
9
dmergence dun niveau macroscopique, phnomnologiquement descriptible et indpendant
du niveau de ses lments constitutifs.
En dautres termes, ces rflexions invitent poser la question de la forme. Nous
pouvons ds lors nous demander si la question du tenir ensemble des objets sociopolitiques ne
renverrait pas aux principes de mise en forme dun objet dynamique spcifiquement humain-
social. Ces trois catgories signalent la ncessit dune interrogation thorique autour des
formes de socit, de leur instauration et de leurs modifications au travers de la dure
quelles soient envisages comme systmes politiques, morphologies sociales, ou politeia. La
notion de forme, ou de morphologie, entre dans un rapport constitutif avec une interrogation
sur les modalits de base par lesquelles une socit tient ensemble : des rponses sont venues
depuis la systmique, la sociologie et la thorie politique, dont chacune permet denvisager
une partie dun questionnement plus gnral.
Ce questionnement est le suivant : comment comprendre les modalits
morphologiques du tenir ensemble des collectivits humaines-sociales, et en quoi de telles
modalits peuvent rendre compte des manifestations historiquement diffrencies du mode
dtre politique du niveau humain-social ?
Ce questionnement peut tre clair par trois catgories de rponse, que nous
prsenterons dans le point (2) suivant. Toutefois, chaque perspective ne procure quun
clairage partiel ce questionnement (3) : ces rponses comportent des insuffisances, dont
lanalyse permet denvisager les apports possibles quune problmatique de la forme peut
produire (4). Selon larticulation obtenue, nous pourrons fournir notre tour un
positionnement de recherche (5), et organiser la dmarche mme de dvelopper ce
positionnement (6).
2) Les jalons dj poss
a) Les apports de la perspective systmique
Une tentative de rponse au problme que nous nous posons est apporte par le paradigme de
la systmique sociale, ainsi que par lapplication de la thorie gnrale des systmes30
lanalyse du fonctionnement du systme politique. Les collectivits tiennent ensemble parce
quelles sont des systmes, dont la dfinition gnrale est celle dun ensemble dlments
30
Ludwig Von BERTALANFFY, Thorie gnrale des systmes, Dunod, Paris, 1993 (1re
d. 1968).
Du politique comme dimension morphologique
10
interdpendants en interactions, ensemble autorgul par des boucles de rtroaction ou
feedback qui assurent la stabilit de son objet31
. Les proprits caractristiques de la pense
systmique sont celles dune pense holistique :
il faut cesser de penser les choses en termes de causes effets et introduire des boucles de
rtroaction ; lobjet a tendance se dissoudre pour tre pens en termes de relations ; le Tout est
plus que la somme des parties 32
.
La dmarche gnrale de la pense systmique consiste isoler un certain nombre
dlments n, en privilgiant certains types de relations qui vont confrer ce systme une
relative autonomie par rapport un ensemble dlments plus vaste N 33
. Ainsi, Jean-Claude
Lugan en propose une dfinition lmentaire :
Un systme peut tre considr comme un ensemble dinteractions privilgies entre des
lments, des acteurs ou des groupes dacteurs et leurs produits : effets, actions, processus. Ces
interactions peuvent conduire des interrelations qui vont tre lorigine dune certaine
permanence du systme et la manifestation de son existence, c'est--dire dune autonomie
relative par rapport ses environnements. Les combinaisons variables de ces interactions selon
les conjectures et les stratgies conduisent lmergence de processus qui inscrivent le systme
dans une dimension la fois dynamique et temporelle. Les interactions entre ces processus sont
plus ou moins en phase avec la tlonomie (objectifs) du systme. 34
Outre le fait que le systme puisse contenir des sous-systmes rvlant des processus plus
troitement lis entre eux par rapport au reste, la question de la stabilit est centrale pour ce
mode systmique du tenir ensemble des lments. Elle est aborde partir de la considration
dinput et doutput, c'est--dire selon les changes que le systme produit avec ses
environnements 35
afin de se prenniser et de sadapter 36
. Do la transformation du
systme par son environnement, en mme temps quil le transforme 37
. Ainsi, lauteur note
31
Cf. Jean-Claude LUGAN, La systmique sociale, PUF, Paris, 2006 (1re
d. 1979). 32
Ibid., p. 10. 33
Ibid., p. 32. 34
Ibid., p. 38. 35
Ibid. 36
Ibid. 37
Ibid. Pour un approfondissement de cette dernire ide, cf. Edgar MORIN, Introduction la pense complexe, Seuil, Paris, 2005 (1
re d. 1990).
Introduction
11
que la pense systmique a eu des ramifications dveloppes au sein de plusieurs disciplines :
mathmatiques38
, physique, cyberntique, biologie, science sociale39
et psychologie sociale.
Ses avantages rsident dans le fait denvisager une approche interdisciplinaire visant
des questions transversales ces domaines, afin de traiter de la stabilit et de la mise en forme
phnomnale des objets dtude de ces disciplines. Son apport permet daider la rflexion
autour des modalits dynamiques du tenir ensemble des collectivits humaines-sociales.
Si cette notion de systme est une heuristique 40
commune plusieurs disciplines,
la question relative aux modalits du tenir ensemble des objets sociaux, a obtenu des rponses
qui ont en revanche t produites partir de la discipline sociologique elle-mme.
b) Les apports de la perspective des morphologies sociales
La question des modalits du tenir ensemble dune socit et de leur volution recoupe le
projet sociologique des pres fondateurs de cette discipline. Par exemple, Claude-Henri de
Rouvroy, comte de Saint-Simon, tentait de dlimiter, dans son trait De la physiologie
applique lamlioration des institutions sociales de 1813 une physiologie sociale dont
lobjet spcifique est : ltre social, qui nest pas un simple agrgat, une simple addition et
juxtaposition dindividus, mais une ralit sui generis 41
. Georg Simmel posera de son ct
la question propre llaboration dune sociologie formelle : comment les formes sociales
se maintiennent ?42
linverse dune recension qui dpasserait le cadre de cette tude, soulignons plus
simplement que la question des formes de socit a t interroge en montrant la particularit
du nouveau mode de liaison sociale que la modernit entranait, selon une dichotomie, entre
38
Il souligne par exemple que dans le cadre des mathmatiques, la systmique sest dploye en plusieurs sous-spcialits : 1. La thorie des compartiments. 2. La thorie des graphes et des rseaux. 3. La thorie de linformation dE. Shannon et W. Weaver. 4. La thorie des catastrophes de R. Thom. 5. La thorie des jeux dO. Morgenstern et la thorie de la dcision qui complte la thorie des jeux. Jean-Claude LUGAN, La systmique sociale, op. cit., p. 13-4. On pourra consulter : Oskar MORGENSTERN, Theory of Games and Economic Behaviour, Princeton University Press, Princeton, 1947 ; Claude E. SHANNON, Warren WEAVER, Thorie mathmatique de la communication, Retz, Paris, 1975 (1
re d. 1949) ; cf. les prcisions des apports des
diffrentes thories mathmatiques la modlisation dans Jacques VIRET, Les mathmatiques et les modlisations , in Thierry BALZACQ, Frdric RAMEL (dir.), Trait de Relations Internationales, Presses de Sciences Po, Paris, 2013, p. 373-410 ; Daniel PARROCHIA, La forme des crises : Logique et pistmologie, Champ Vallon, Seyssel, 2008. 39
Cf. dans une inspiration systmique : Alain TOURAINE, Production de la socit, Seuil, Paris, 1973 ; Erhard FRIEDBERG, Le pouvoir et la rgle : Dynamiques de laction organise, Seuil, Paris, 1993. 40
Jean-Claude LUGAN, La systmique sociale, op. cit., p. 32. 41
Pierre-Jean SIMON, Histoire de la sociologie : Tradition et fondation, op. cit., p. 201. 42
Selon le titre ponyme de son tude parue en 1896-1897 dans LAnne sociologique. Cf. Georg SIMMEL, Sociologie et pistmologie, PUF, Paris, 1981. Cf. aussi louvrage : Frdric VANDENBERGHE, La sociologie de Georg Simmel, La dcouverte, Paris, 2009. Ce dernier pose mme la question de savoir sil faut parler de morphologie ou de morphogense chez ce dernier.
Du politique comme dimension morphologique
12
autres conceptualisations, distinguant communaut et socit, partir de luvre de
F. Tnnies, ou formes diffrencies de solidarit, dans lapproche durkheimienne43
. Par
rapport F. Tnnies, M. Gauchet note :
Entre communaut et socit, il ne sagit plus simplement dune diffrence portant sur le
contenu prdominant de lactivit sociale, il sagit dune diffrence portant sur le mode dtre de
ltablissement humain, sur la forme globale des relations entre les tres. La communaut
renvoie labsorption des tres dans une unit organique structure par la coutume, les liens du
sang et lesprit du devoir, alors que la socit correspond la coexistence extrieure entre des
tres dont les rapports sont gouverns par lintrt et la raison, par largent et lorganisation. 44
Les travaux autour des formes de socialit ont t approfondis par Jean Baechler notamment,
dans son tude des morphologies sociales. Les formes de socialit dans leur polarit, ont t
repenses :
Lanalyse des morphologies sociales reprend le projet lanc par mile Durkheim dans sa
thse, De la division du travail social (1893). [] Durkheim avait cru pouvoir retenir deux
modes seulement de solidarit. La solidarit mcanique reposerait sur la juxtaposition de
segments interchangeables, alors que la solidarit organique serait lintgration fonctionnelle
de parties dans des touts. 45
Cet approfondissement vise faire droit la multiplicit des modes de socialisation comprise
sous lappellation durkheimienne de solidarit mcanique , dans le but notamment de ne
pas produire une dichotomie rductrice des autres formes que celle spcifiquement moderne,
que J. Baechler attribue la morphologie nation 46
. Il prend en charge la reconstitution du
concept de grgarit au niveau humain par sa subdivision en trois modes constitutifs
sociabilit, socialit et sodalit :
la sociabilit, qui fait communiquer les acteurs individuels et collectifs et leur permet
dchanger, de partager et dexplorer ; la socialit, qui assure la cohrence et la cohsion des
43
Autour de cette question, cf. Robert NISBET, La tradition sociologique, PUF, Paris, 2006 (1re
d. 1984). 44
Marcel GAUCHET, Lavnement de la dmocratie : La crise du libralisme (1980-1914), tome II, Gallimard, Paris, 2007, p. 113. 45
Jean BAECHLER, Les morphologies sociales, op. cit., p. 4-5. Pour une perspective axe sur la forme matrielle des socits, cf. Maurice HALBWACHS, Morphologie sociale, Armand Colin, Paris, 1970 (1
re d. 1938).
46 Jean BAECHLER, Les morphologies sociales, op. cit., p. 35-40.
Introduction
13
socits humaines, en leur imprimant des morphologies, la sodalit, qui organise et institue les
acteurs individuels en acteurs collectifs, appels groupes, capables dagir, de connatre et de
faire collectivement dans les diffrents ordres. 47
Il relve ainsi au moins huit formes de socialit : la bande, la tribu, la cit, les castes, la
fodalit, le march-centre chinois, la ville-capitale dAsie Antrieure et la nation. Il les
nomme des morphologies sociales , c'est--dire des formes de socialit qui sont des
manires de faire tenir ensemble une socit. Ce niveau morphologique doit tre compris dans
ses relations avec un second niveau, politique, que lauteur nomme une politie :
groupe humain, dfinissant, vers lintrieur, un espace social de pacification tendancielle pour
ses membres et, vers lextrieur, un espace social de guerre virtuelle ; vers lintrieur, la politie
est lespace des activits humaines, sur lequel les acteurs sefforcent de runir les conditions de
leurs humanisations respectives ; vers lextrieur, la politie est un acteur collectif sur une
transpolitie 48
.
Sans rentrer ici dans la logique prcise de ce fonctionnement dj dcrite ailleurs49
, nous
pouvons en souligner cependant certains avantages : la prcision conceptuelle des modalits
de la grgarit ; la diffrenciation sociologique des modes de socialit antrieurs la nation
moderne ; la lecture stratgique des cots et des bnfices de chaque morphologie sociale ;
lclairage des interactions problmatiques entre le niveau des morphologies et celui des
polities ; enfin, la distinction conceptuelle dune dimension objective de production de la
socialit nomme mode de cohrence et dune dimension subjective nomme
mode de cohsion , qui associe des passions, des intrts et des reprsentations50
.
La question des modalits dynamiques du tenir ensemble des collectivits humaines-
sociales a t, enfin, le fruit dun questionnement plus directement politologique et thorique,
partir dune rflexion autour de linstitution symbolique du social en des formes de socit
politique.
47
Ibid., p. 202. 48
Ibid., p. 203. Pour une tude de cette notion de politie, cf. notamment Jean BAECHLER, Dmocraties, Calmann-Lvy, Paris, 1985. 49
Nous renvoyons notre prcdente tude, Clment MORIER, Taking a geometric look at the socio-political functioning schemes of the living. Catastrophe theory and theoretical sociology, Acta Biotheoretica, vol. 61, n 3, 2013, p. 353-365. 50
Jean BAECHLER, Les morphologies sociales, op. cit., p. 41-111.
Du politique comme dimension morphologique
14
c) Les apports de la perspective des formes de socit politique
Dans cette perspective dinterrogation des mcanismes gnrateurs dune forme de socit
politique, il sagit de partir de la notion de rgime politique, au sens fort du terme politeia.
Cette perspective plus globale est celle initie par C. Lefort51
partir dune dmarche
phnomnologique, reprise notamment par M. Gauchet dans une dmarche davantage
historique. Elle fait droit la mise en forme de la coexistence entre individus, partir du
mode de reprsentation et dorganisation du pouvoir, c'est--dire partir de son rgime :
rgime, ou, disons plutt, puisque le mot sest us, par une certaine mise en forme de la
coexistence humaine. En dautres termes, si le politique ne savre pas [] localisable dans la
socit, cest pour cette simple raison que la notion mme de socit contient dj la rfrence
sa dfinition politique ; cest pour cette simple raison que lespace nomm socit nest pas
concevable en soi, comme un systme de relations aussi complexe quon puisse limaginer ; que
cest linverse, son schma directeur, le mode singulier de son institution, qui rend pensables
(ici et l dans le pass ou dans le prsent) larticulation de ses dimensions et les rapports qui
stablissent en son sein entre les classes, les groupes, les individus comme entre les pratiques,
les croyances, les reprsentations. 52
Cette perspective thorique vise ainsi reconnatre un schma directeur dune forme de
socit, dans lopration de son institution : celle-ci exprime la manire dont sarticulent
et sagencent les rapports sociaux qui la constituent comme socit ; la faon dont la socit
sorganise collectivement partir dun fondement qui lgitime cette organisation, un
foyer de lautorit lgitime 53
.
dfaut de cette rfrence primordiale un mode dinstitution du social, des principes
gnrateurs, un schma directeur, qui commandent une configuration non seulement spatiale
mais temporelle dune socit, on cderait la fiction positiviste, on ne saurait viter de mettre
51
Outre les travaux de lauteur, nous pouvons consulter les clairages apports sur son uvre dans Claude HABIB, Claude MOUCHARD (dir.), La Dmocratie luvre : Autour de Claude Lefort, ditions Esprit, Paris, 1993 ; Hugues POLTIER, Passion du politique : La pense de Claude Lefort, Labor et Fides, Genve, 1998 ; Esteban MOLINA, Le dfi du politique : Totalitarisme et dmocratie chez Claude Lefort, L'Harmattan, Paris, 2005 ; Bernard FLYNN, The Philosophy of Claude Lefort : Interpreting the Political, Northwestern University Press, Evanston, 2005. 52
Claude LEFORT, Permanence du thologico-politique , in Claude LEFORT, Essais sur le politique XIXe-
XXe sicles, op. cit., p. 275-329. Citation p. 281. Cet article a t initialement en 1981 publi dans le n 2 de la
revue Le temps de la rflexion. 53
Marcel GAUCHET, La dette du sens et les racines de ltat. Politique de la religion primitive , in Marcel GAUCHET, La condition politique, op. cit., p. 45-89. Citation p. 70. Cet article a t initialement publi en 1977 dans le n 2 de la revue Libre.
Introduction
15
la socit avant la socit, en posant comme lments ce qui nest saisissable que depuis une
exprience dj sociale. 54
M. Gauchet et C. Lefort ont travaill sur la mise au jour dune logique du politique comme
logique centrale55
dans lorganisation de la forme des collectivits : sa centralit ne rside pas
tant en ceci que la propagation de ses contenus sur les autres secteurs y est forte, mais centrale
puisque constitutive de lespace social comme tel56
.
L tablissement humain-social 57
ne se constitue pas dans un premier temps, se
dotant dun systme de pouvoir dans un second temps, mais se constitue au travers dun ple
de pouvoir qui le met en mesure de sapprhender comme un tout cohrent sur lequel il est
une prise possible58
. Ainsi, la mise en forme dune socit , au sens gnral de collectivit
humaine-sociale, est dans la dpendance dune division : la socit sinstitue au travers du
politique selon une mise en rapport interne par laquelle elle se produit comme socit.
le lieu depuis lequel la socit est capable de se penser, de se pourvoir de sens et dagir sur
elle-mme est hors de la socit. Par scission constitutive de la socit [] il faut entendre
sgrgation premire dun point de vue du pouvoir. 59
La socit humaine, diffrente en cela dautres niveaux dorganisation biologique, par
exemple, est dans la ncessit de se produire 60
et de se dfinir 61
de son propre
mouvement, de sappliquer elle-mme 62
au travers des agents qui la constituent, dots
dune disposition deux-mmes 63
qui les met en mesure de vouloir leur socit 64
.
54
Claude LEFORT, Permanence du thologico-politique , art. cit., p. 281. 55
Cf. les trois ouvrages de M. Gauchet : Marcel GAUCHET, Lavnement de la dmocratie : La rvolution moderne, tome I, Gallimard, Paris, 2007 ; Marcel GAUCHET, Lavnement de la dmocratie : La crise du libralisme (1980-1914), op. cit. ; Marcel GAUCHET, L'avnement de la dmocratie : l'preuve des totalitarismes (1914-1974), tome III, Gallimard, Paris, 2010. 56
Une proximit de point de vue se trouve dans : Jean BAECHLER, Nature et histoire, PUF, Paris, 2000, p. 46-9. 57
Expression issue de M. Gauchet. Cf. Marcel GAUCHET, Vers une anthroposociologie transcendantale , art. cit. 58
Cf. Marcel GAUCHET, Politique et socit : la leon des sauvages , in Marcel GAUCHET, La condition politique, op. cit., p. 91-180. Cet article a t initialement publi en 1975 et 1976 respectivement dans le n 10-11 et n 12-13 de la revue Textures. 59
Marcel GAUCHET, La dette du sens et les racines de ltat. Politique de la religion primitive , art. cit., p. 64. 60
Marcel GAUCHET, Vers une anthroposociologie transcendantale , art. cit., p. 227. 61
Ibid. 62
Ibid. 63
Marcel GAUCHET, Les tches de la philosophie politique , in Marcel GAUCHET, La condition politique, op. cit., p. 505-557. Citation p. 554-5. Cet article a t initialement publi en 2002 dans le n 19 de la Revue du MAUSS.
Du politique comme dimension morphologique
16
La socit est comprendre et changer : voil ce quimporte dans lespace humain la
dimension du pouvoir. Nest-ce pas aprs tout ce qui fait la diffrence radicale de la socit
humaine et des socits animales ? Car lindividu humain nest pas que dans sa socit comme
un rouage dans un mcanisme. La socit est en outre pour lui, c'est--dire quil a prise
immdiate sur son organisation, quelle lui apparat demble comme sollicitant linterprtation,
llucidation ou la discussion, c'est--dire enfin quil la sait modifiable. 65
La socit appelle un travail dautoconstitution et dautodfinition66
: elle a se faire
tre 67
et dcider de ce quelle doit tre 68
. Ainsi, le social nest pas un fait une fois
pour toutes donn, comme surgi dun enchainement de causes extrinsques. Il se donne lui-
mme 69
:
le social se produit dans llment du sens, au travers de repres symboliques qui non
seulement indiquent aux hommes quils appartiennent une socit, mais qui dfinissent trs
prcisment les modalits intelligibles de leur rapport la socit. 70
partir de cette mise en rapport un ple de pouvoir, que nous pouvons prciser comme
tant ncessaire leur mise en forme, il devient possible de fournir une lgitimit renouvele,
selon une lecture demble politique, ltude de la dichotomie polaire envisage
prcdemment dans le champ sociologique. Il existe une opposition typique entre la forme des
socits dites htronomes, qui sorganisent de manire holiste et dont le fondement du
social est dans le tout prexistant aux parties, et socits dites autonomes, dont le fondement
du social rside dans les individus pralablement dlis et formant contractuellement le tout
politique par lexercice de leur volont71
. Dans cette perspective, il est possible dinterroger
les changements de repres qui prsident cette transformation entre formes de socit.
Les avantages de cette entre par le politique sont pluriels : considrer directement le
rapport politique dans lapprhension du tenir ensemble des collectivits ; mettre jour les
64
Ibid., p. 555. 65
Marcel GAUCHET, Lexprience totalitaire et la pense de la politique , in Marcel GAUCHET, La condition politique, op. cit., p. 433-464. Citation p. 455. Cet article a t initialement publi en 1976 dans le n 7-8 de la revue Esprit. 66
Marcel GAUCHET, Les tches de la philosophie politique , art. cit., p. 554. 67
Ibid. 68
Ibid. 69
Marcel GAUCHET, La dette du sens et les racines de ltat. Politique de la religion primitive , art. cit., p. 74. 70
Ibid. 71
Cf. Marcel GAUCHET, Lavnement de la dmocratie : La rvolution moderne, op. cit.
Introduction
17
relations et les rapports entre agents sociaux selon llment du sens dans lequel se met en
forme le niveau humain-social ; impliquer le rapport au pouvoir et louverture lhistoire
dans la constitution du niveau dexistence des socits ; considrer la notion de division
interne et de mise en rapport comme productrice dune dimension dinstitution du social.
Ces trois perspectives, systmique, sociologique et politique, apportent chacune un clairage
particulier sur le questionnement initialement pos, mais ont cependant chacune aussi des
points thoriques laisss hors de leur interrogation. Il convient de relever ces points, afin de
dextraire la ncessit de notre propre hypothse de travail. Nous formulerons celle-ci en
consquence.
3) Des apports possibles chaque perspective
a) Des limites de la perspective systmique
Examinons ce que la systmique sociale ne permet pas dapprhender autour de notre
questionnement :
i) Cette perspective pose des relations entre composantes du corps social selon le
systme politique en place base de rtroactions et dinteractions multiples72
,
dcelant une complexit dans les systmes sociaux, mais elle ne montre pas la
spcificit de la totalit engendre en terme dinscription ou de dsinscription des
individus dans le lien de socit ; elle ne montre pas la diffrenciation des
configurations historiques des formes sociales, selon le mode darticulation du
pouvoir lensemble social : elle nenvisage ni la sparation possible de linstance
de pouvoir, en regard de la socit libre comme acteur de lhistoire, ni le fait de
lincorporation du pouvoir son corps social ; elle ne montre pas, enfin, de
concept structurant comme celui de division interne , qui puisse servir de
critre ltude des modalits historiquement diffrencies du fonctionnement de
lorganisation collective. Cest--dire, un dispositif de mise en rapport dont la
teneur historique ou religieuse est susceptible de produire des distinctions
capitales : elle spcifie le mode dtre politique des socits dites autonomes, en
72
Cf. entre autres : David EASTON, Analyse du systme politique, Armand Colin, Paris, 1974 (1re
d. 1965).
Du politique comme dimension morphologique
18
regard du mode htronome dorganisation qui lui prexiste. Les systmes sociaux
complexes qutudie la pense systmique sont issus, dj, dune forme
dtermine de lorganisation collective les socits de lhistoire dont nous
pourrions comprendre, avec les outils appropris, la gense et la mise en forme
dynamique.
ii) La systmique pose une vision fonctionnaliste et synchronique, vision fournie par
le motif de la rgulation des objets systmiques, qui ne montre pas la spcificit
du niveau humain-social, en regard dautres niveaux : la systmique a pour
inconvnient dabstraire les spcificits des niveaux biologique, (psychique ?) et
social dorganisation. Or, nous tcherons de montrer que la particularit du niveau
humain-social rside prcisment dans sa condition politique, au travers de
laquelle il nest pas rductible dautres niveaux, et se dtermine de lui-mme les
rgles dun fonctionnement qui ne lui prexiste pas, mais que ce niveau est dans la
ncessit de dfinir. Cette ncessit spcifie le niveau humain-social en regard
dautres comportements biologiques. Cette abstraction de la spcificit des
niveaux produit un fonctionnement bas sur un artificialisme technologique, et le
plus souvent statique. Si laspect dynamique peut toutefois entrer dans ses
considrations, la systmique rend compte dune thermodynamique nergtiste
qui permet dentrevoir des rapports de force dans le domaine politique. Mais, elle
ne montre pas en quoi ces rapports dissensuels sont spcifiquement politiques et
humains-sociaux, ds lors quils portent sur la dfinition lgitime du cadre
collectif, qui tient les individus ensemble dans une mme socit73
.
iii) Ainsi, elle ne prend pas en compte la spcificit du niveau humain-social, comme
tant dans la dpendance du dit systme politique quelle analyse, systme
politique conu comme surajout des individus compris de manire moderne
comme units de fonctionnement interchangeables. Ces units prexistent leur
inscription sociale et symbolique dans une forme de socit qui produit pourtant,
au travers de ses agents sociaux, les conditions de sa rflexivit et de son
apprhension. En cela, la systmique rejoint le paradigme de lutilitarisme
73
Cf. Marcel GAUCHET, De la personne ltre-ensemble in Marcel GAUCHET, Jean-Claude QUENTEL (dir.), Histoire du sujet et thorie de la personne, La rencontre Marcel Gauchet Jean Gagnepain, Presses Universitaires de Rennes (PUR), Rennes, 2009, p. 239-243.
Introduction
19
conomique en science sociale : elle ne tient pas compte des modifications
possibles affectant les formes de rflexivit de la dimension collective,
modifications inities depuis sa constitution spcifiquement moderne au sein
dune dimension historique.
iv) De ce fait, la systmique ne prend pas en compte une donne irrductible du
niveau humain-social, sa possibilit douverture lhistoire : elle ne dit rien sur ce
milieu tout fait spcifique de lhistoricit74
. Elle se tait quant aux possibilits,
pour les socits, de se poser dans une disposition temporelle bloquant la
dimension historique dans une structure de lorigine. De mme, linverse, elle ne
rend pas compte de la possibilit de retourner cette disposition temporelle : or, un
tel phnomne permet louverture dun rapport une temporalisation interne,
active, transformant de lintrieur son objet, et les conditions de rflexivit qui le
dfinissent.
v) La vision fonctionnaliste et technologique de la rgulation des systmes politiques
positifs, tend conduire vers une naturalisation du domaine politique : cette vision
ne peut comprendre linstauration dun monde commun travers par une histoire,
laquelle les agents sociaux sidentifient. En cela, ils peuvent sapproprier la
dimension de ltre-ensemble quils forment au sein dune communaut
spcifiquement humaine, et non plus animale. Les socits humaines se donnent
des rgles de lintrieur et un pouvoir sur elles-mmes : la systmique ninterroge
pas le phnomne du pouvoir dans sa dimension de production dun espace social,
mais pose le pouvoir comme un rapport de force qui ne distingue plus animalit et
humanit.
vi) La systmique consiste en une approche transdisciplinaire partir de la notion de
systme, dont lide est la considration dun tout qui a des effets de cohrence
par rapport au comportement de ses parties constitutives. Cette ide en soi
ncessaire, reste insuffisante pour comprendre la teneur sociale et symbolique de
socits organises de manire holiste , et le retournement moderne de socits
individualistes .
74
Exception faite de la perspective dA. Touraine.
Du politique comme dimension morphologique
20
vii) Les thories systmiques nont pas de propositions autour du fondement de la
lgitimit du pouvoir, ni encore moins sur un basculement possible du fondement
du social, quelles ninterrogent pas. Elles ignorent les incidences pourtant
dcisives dun tel basculement, dans les domaines les plus divers de la thorie
sociale : ces incidences se ressentent en termes de structure sociale, dorganisation
du pouvoir, douverture lhistoire, ainsi que sur la dimension du commun entre
membres dune socit. Cest toute la forme de la socit qui est engage dans une
transformation dynamique.
viii) Elles prsupposent enfin la totalit systmique dj organise et en
fonctionnement, sans se proccuper de la gense de sa configuration autorgule.
Lautorgulation est pose avant de comprendre la mise en place de cette
autorgulation elle-mme.
Pour toutes ces raisons, il conviendra de reposer la problmatique de lholisme et de
lindividualisme, structurante dans lapproche des sciences sociales et politiques, partir de
leur articulation dynamique : cette articulation dynamique seffectue au sein dune
modification interne de la forme elle-mme, comme forme de lorganisation collective dun
espace humain-social.
De plus, la spcificit des objets inscrits dans un rapport historique et politique quant
lidentit de ce quils sont, et quant la figuration quils se donnent dun avenir commun, est
difficilement apprhendable dans lanalyse systmique. Or, ce rapport au temps est dcisif
dans ce que nous avons nomm les formes diffrencies du tenir ensemble des
collectivits. Cest pourquoi cette perspective peut tre approfondie.
b) Des apports possibles la perspective des morphologies sociales
Lapprhension des formes de socialit, si elle nous rend sensible cette notion de forme au
niveau humain-social, peut tre enrichie partir des points suivants :
i) La sparation du niveau morphologique et du niveau de la politie clarifie la
problmatique, en permettant de diffrencier laspect dual des formes de la
socialit durkheimienne, en une multiplicit de morphologies sociales distinctes
Introduction
21
tribu, cit, fodalit, etc. Cependant, nous pouvons faire lhypothse suivante
partir des travaux gauchtiens : la reconnaissance dune uniformit de lconomie
symbolique du pouvoir, propre la forme dorganisation htronome, peut
clairer larticulation des rapports sociaux et des reprsentations, agences au
travers de ces rapports, la position du foyer de lautorit lgitime 75
. Or, les
reprsentations relvent de la dimension subjective de cohsion de la forme de
socialit, dcrite notamment par J. Baechler. En cela, nous pourrions travailler ces
articulations comme des modalits de la mise en forme du lien social. Les
considrations morphologiques et politiques trouvent l un point de rencontre,
dans lclairage des secondes par les premires, do la ncessit dune tude
approfondie des thories morphologiques en tant que telles76
.
ii) De plus, la sparation du niveau de la politie, si elle est clairante pour une lecture
stratgique du phnomne du pouvoir77
, saisit de manire indirecte la faon dont
une socit sinstitue dans une dimension cohrente de collectivit, ayant du
pouvoir sur son organisation : lanalyse gauchetienne peut aider comprendre que
le report de ce pouvoir, partir de lextriorit religieuse, renvoie une
neutralisation de la capacit dauto-institution 78
ou de disposition de soi,
propre au niveau humain-social. La question du pouvoir peut tre traite comme
une spcificit humaine-sociale, active dans linstauration dune dimension du
commun entre membres dune mme collectivit. Cette dimension du pouvoir
vhicule pour cela la reprsentation dun fondement duniversalit, qui rend
ncessaire le mode dorganisation des rapports sociaux qui constituent cette
socit. Or, selon le rapport de sa position lgard de lensemble social, la
figuration transcendante du fondement peut vider de sens toute perspective de
conflit sur la forme rendue ncessaire du lien social. Le pouvoir trait comme
une relation dimposition entre volonts, autrement dit, peut tre enrichi dans sa
conceptualisation, par ltude de ses effets sur la forme globale de la socit.
75
Cf. Marcel GAUCHET, Le dsenchantement du monde : Une histoire politique de la religion, Gallimard, Paris, 1985. 76
Cf. notre partie I. 77
Cf. Jean BAECHLER, Le pouvoir pur, Calmann-Lvy, Paris, 1978 ; cf. galement ltude de Philippe BRAUD, Du pouvoir en gnral au pouvoir politique , in Madeleine GRAWITZ, Jean LECA, Trait de science politique : Vol. I, PUF, Paris, 1985, p. 335-393. 78
Cf. Marcel GAUCHET, Vers une anthroposociologie transcendantale , art. cit.
Du politique comme dimension morphologique
22
Inversement, travailler sur la notion de forme peut enrichir son tour le
mcanisme du pouvoir.
iii) Une interrogation thorique sur la notion de forme et de morphologie permettrait
de rendre compte de leffectivit de certaines dimensions de base, selon lesquelles
se dploie la production de lunit collective dans un espace humain-social. La
perspective de la sodalit , qui organise et institue les acteurs individuels en
acteurs collectifs 79
, bnficierait en cela dune perspective approfondie autour
du mcanisme prcis de linstitution politique.
iv) Dans ltude de la mise en forme de la dimension collective saisie partir dune
division interne, nous retrouvons comme nous lavons soulign, un intrt
thorique approfondir une dichotomie dans les modes dorganisation du social.
Cette dichotomie seffectue en fonction de la position du fondement du pouvoir :
le fait que sa lgitimit soit dfinie en termes transcendants, ou en termes
immanents et historiques, rend compte dun processus dautonomisation des
collectivits humaines-sociales qui sextraient dun mode htronome. En cela au
moins, cette dichotomie ouvre une voie la comprhension dun rgime
diffrenci de la temporalit collective. Insrer ltude de ces rgimes pourrait tre
une variable approfondir dans ltude des morphologies sociales.
Ainsi, les analyses des formes htronomes et autonomes de lorientation collective peuvent
nous servir de point dapplication dans ltude des modalits morphologiques du tenir
ensemble des collectivits. Cest pourquoi elles seront privilgies dans ce travail. Toutefois,
une entre spcifique partir de la notion de forme ne pourrait-elle pas approfondir, son
tour, lapport de cette perspective politique dans le questionnement du tenir ensemble ?
79
Jean BAECHLER, Les morphologies sociales, op. cit., p. 202.
Introduction
23
c) De lapprofondissement de la perspective des formes de socit
politique
La tentative de restitution du mode du tenir ensemble des tablissements collectifs selon le
prisme du politique, laisse quant elle ouvertes certaines questions, qui peuvent tre
travailles galement :
i) Cette perspective met en avant la ncessit, pour les agents organiss en
collectivits, de disposer de soi, de se dfinir, de sexpliquer et solliciter le sens de
lorganisation du fait collectif80
: il faut exister collectivement et justifier cette
existence collective dans ses finalits, la justifier dans son fonctionnement
lgitime, partir de la position dun fondement-source des raisons qui prsident
cette organisation. Mais cette disposition de clivage entre lespace social et son
fondement, si elle apparat comme une articulation dcisive sa ncessaire mise
en rapport, est le plus souvent apprhende sur le mode de la philosophie : elle est
une articulation un dehors chez C. Lefort, articulation entre visible et
invisible chez M. Gauchet, o reconnatre notamment les leons
phnomnologiques de Merleau-Ponty81
. Or cette mme phnomnologie
sintresse la notion de pli 82
qui elle, provient dune discipline
mathmatique : la topologie. Ainsi, ce mcanisme du clivage interne, en marge de
lexplication philosophique, ne pourrait-il nous renvoyer un procd
morphologique apprhendable scientifiquement ?
ii) Cette mdiation avec un foyer de sens, si elle est constitutive de linstitution de la
dimension collective, pourrait selon nous tre saisie comme processus de mise en
80
Cf. Marcel GAUCHET, Politique et socit : la leon des sauvages , art. cit., p. 119. 81
Maurice MERLEAU-PONTY, Le visible et linvisible, Gallimard, Paris, 2006 (1re
d. 1964). 82
Cf. les tudes runies dans Grgory CORMANN, Sbastien LAOUREUX, Julien PIRON (dir.), Diffrence et identit : Les enjeux phnomnologiques du pli, Georg Olms Verlag, Hildesheim, 2006 ; dans son cours de 1931 sur le livre thta de la Mtaphysique dAristote, Heidegger voque quant lui le motif du pli multiple du plissement de ltre de ltant . Cf. Martin HEIDEGGER, Aristote, Mtaphysique 1-3 : De lessence et de la ralit de la force. Cours 1931, Gallimard, Paris, 1991, p. 23 ; autour du pli et de son usage philosophique, nous pouvons nous reporter galement Gilles DELEUZE, Le pli : Leibniz et le baroque, Les ditions de Minuit, Paris, 1988 ; Jacques DERRIDA, La dissmination, Seuil, Paris, 1993. Deleuze consacre un chapitre entier ltude des implications de la notion de plissement dans la pense de Foucault, dans Gille DELEUZE, Foucault, Les ditions de Minuit, Paris, 2004 (1
re d. 1986), p. 101-130. Autour de la notion de ddoublement, partir de
la philosophie de Vico, cf. Bruno PINCHARD, La raison ddouble : La fabricca della mente, Aubier, Paris, 1992. En conclusion, toutes ces perces autour du pli et du ddoublement dun objet, rendent compte de mcanismes dorganisation fondamentalement morphologiques qui ne sont pas, excepts pour la dernire uvre, ressaisis dans leur proprit, et penss en tant que tel, comme structure dynamique organisatrice de leur objet.
Du politique comme dimension morphologique
24
forme interne lespace collectif. Il y a un pouvoir de formation et un pouvoir de
structuration morphologique questionner. Or, dans cette entre par le politique,
cette notion de forme nest pas interroge comme telle, ni dans ses dimensions
intrinsques, ni plus largement comme mcanisme dorganisation interne dun
objet en dploiement. Cette forme traduit-elle une opration prcise par laquelle
se dploie son objet, social ici, opration susceptible en retour dinterroger le
politique dans sa dimension morphologique ?
iii) Poser le social dans sa part rflchie, et dans la ncessit o il se trouve dinstituer
ses propres conditions dintelligibilit, de normativit, par lesquelles il se donne
pouvoir sur soi, nous invite dceler la prsence dun certain travail, au sens dun
dynamisme interne en activit : cette ncessit pour le social de se dfinir, de se
constituer de lui-mme les modalits de sa reprsentation et de son
fonctionnement, restitue un mouvement interne de formation qui nest pas
interrog dans sa spcificit, ni dynamique, ni morphologique. Si nous posons que
le social se fait tre selon une forme politique, linverse, la forme semble bien
tre le moyen dynamique au travers duquel la dimension sociale se constitue
intrieurement : ne pouvons-nous pas interroger plus finement cette architecture
morphologique, qui parat tre inhrente au mouvement qui instaure cette
dimension ? Pour ce faire, il faudrait puiser dans le dialogue avec les auteurs et les
thories ayant profondment travaill cette question des formes, comme
organisation dynamique de phnomnes, dans les domaines les plus divers83
.
iv) De mme ce mouvement, ou cette activit, se dploie au travers dune
diffrenciation interne cet espace, diffrenciation qui le clive et produit les
conditions de sa phnomnalisation : il se met en rapport avec lui-mme, et peut
sapprhender. Cet aspect phnomnal doit tre interrog comme tel, et non pas
comme moment second un espace social dj form. Or, la notion de forme ne
sattache-t-elle pas prcisment rendre compte dun procd objectif de la
phnomnalisation des objets ? Un objet se constitue comme tel pour un
observateur, partir dun mouvement dapparition qui pourrait tre interrog lui-
83
Cest pourquoi nous tcherons dentrer en dialogue avec des penseurs, le plus souvent mconnus dans les sciences sociales et politiques, do un aspect dinterdisciplinarit intrinsque notre recherche. Cf. notre partie I.
Introduction
25
aussi plus finement dans ses mcanismes de production. De manire intuitive,
nous pouvons remarquer que des formes phnomnales apparaissent par
distinction du fond, duquel elles se dtachent. Si lespace social se met en forme
au travers de sa dimension politique, celle-ci pourrait-elle renvoyer une telle
procdure phnomnologique, qui ne soit pas seulement philosophique, mais
plutt dcele scientifiquement comme morphologique ?
v) Le social se phnomnalise : il advient lui-mme au travers de ses agents
sociaux qui se le reprsentent et sen figurent le fonctionnement. Ils se
lexpliquent et en justifient lorganisation. Ce fonctionnement doit tre fond dans
sa lgitimit, du fait que les individus ne sont pas rductibles aux parties dun
tout84
: tant dous dintriorit rflexive, ils ont une capacit dindpendance et
de dsappartenance qui leur permet dinterroger le fait collectif, et possiblement
de remettre en question la lgitimit de son ordre85
. Ds lors, comment
comprendre les procdures de stabilisation qui font tenir ensemble une
collectivit, travaille par linstabilit conflictuelle86
? Linstabilit peut-elle tre
source dun mode de stabilisation particulier pour lequel elle serait motrice ? Nous
sommes renvoys, par ces questions de motricit, dinstabilit et de stabilisation,
une comprhension dynamique qui ncessiterait dtre prise pour point de dpart
thorique cette perspective politique, et travaille dans ses mcanismes internes.
Est-il possible de dgager des outils spcifiques pour son analyse ?
Nous comprenons, par ces points laisss hors du champ de la perspective politique, que celle-
ci peut tre travaille et rinterroge dans une voie qui, si elle en pointe la fcondit possible,
nest pourtant pas suffisamment exploite. Le tenir ensemble des collectivits apprhendes
84
On retrouve cette ide galement dans : Marcel GAUCHET, Les tches de la philosophie politique , art. cit., p. 555. 85
Sur lindividu libre, non dtermin et potentiellement conflictuel, cf. Jean BAECHLER, Nature et histoire, op. cit. ; pour une rflexion sur la notion de conflit, cf. Julien FREUND, Sur deux catgories de la dynamique polmogne , Communications, n 25, 1976, p. 101-112 ; Julien FREUND, Sociologie du conflit, PUF, Paris, 1983 ; ainsi que le classique, traduit par J. Freund : Georg SIMMEL, Le conflit, Circ, Paris, 2003 (1
re d.
1992). 86
Dans une perspective de philosophie politique, la dimension du conflit est lobjet dune considration renouvele au travers de luvre de Machiavel. Cf. parmi dautres, Thierry MNISSIER, Machiavel ou la politique du centaure, Hermann, Paris, 2010 ; Serge AUDIER, Machiavel, conflit et libert, Vrin, Paris, 2005 ; Serge AUDIER, Raymond Aron : La dmocratie conflictuelle, Michalon, Paris, 2004 ; cf. galement les travaux autour du moment machiavlien , entre autres : John Greville Agard POCOCK, Le moment machiavlien : La pense politique florentine et la tradition rpublicaine atlantique, PUF, Paris, 1997 (1
re d. 1975). S. Audier met
en avant la possibilit dun moment machiavlien franais insistant davantage sur la centralit du conflit, cf. Serge AUDIER, Machiavel, conflit et libert, op. cit., p. 7-34. Il sappuie notamment et significativement sur le travail de C. Lefort : Claude LEFORT, Le travail de luvre Machiavel, Gallimard, Paris, 1986 (1
re d. 1972).
Du politique comme dimension morphologique
26
par lentre du politique, fait entrevoir la ncessit dune nouvelle problmatisation, celle
contenue prcisment dans lclairage quapporterait un travail spcifique autour de la notion
de forme.
4) Des difficults saisir la notion de forme politique :
lapport morphologique
Dans loptique de la perspective politique, les questions relatives au sens de la dimension
collective renvoient la vise hermneutique : il faut prendre en compte la part phnomnale
comme lie intrinsquement lorganisation collective. Cette perspective du sens sassigne
dune vise comprhensive de la conduite et de la rflexivit des agents sociaux, ainsi que des
modalits de la mise en sens de la dimension collective.
Or, cette mise en sens relve dun principe de mise en forme de la socit par elle-
mme, et non depuis un autre niveau dorganisation, qui la dterminerait dans son
dploiement : elle relve dune forme quelle se donne dans le mouvement qui linstaure, en
tant que collectivit cohrente pour les agents sociaux qui la constituent, mais qui est tout
autant forme globale de lagencement des rapports entre individus et groupes, et forme de leur
inscription dans le tissu collectif. Lapprhension globalisante du politique se confronte ainsi
un problme de clarification du concept de forme et de ce quil implique. P. Rosanvallon
souligne ce titre :
Le politique [] correspond la fois un champ et un travail. Comme champ, il dsigne le
lieu o se nouent les multiples fils de la vie des hommes et des femmes, celui qui donne son
cadre densemble leurs discours et leurs actions. Il renvoie au fait de lexistence dune
socit qui apparat aux yeux de ses membres comme formant un tout qui fait sens. En tant
que travail, le politique qualifie le processus par lequel un groupement humain, qui ne compose
en lui-mme quune simple population, prend progressivement le visage dune vraie
communaut. Il est de la sorte constitu par le processus toujours litigieux dlaboration des
rgles explicites ou implicites du participable et du partageable qui donne forme la vie de la
cit. 87
Il sagit bien dune mise en forme, qui se ralise au travers du processus dinstitution politique
du fait collectif.
87
Pierre ROSANVALLON, Pour une histoire conceptuelle du politique, op. cit., p. 12.
Introduction
27
Au-del de la saisie des dterminations culturelles et sociales, des variables conomiques et
des logiques institutionnelles, la socit ne peut tre dchiffre en son ressort essentiel que si
lon met au jour le centre nerveux dont procde le fait mme de son institution. 88
Selon cette pense du politique, un espace social sinstitue et se fait tre comme un ensemble
de significations symboliques disposant dun pouvoir sur soi, capable de sorganiser comme
une totalit collective, de se changer, au sein dun travail permanent de constitution et de
reconstitution89
.
Il est ainsi historique en ce sens trs prcis quil peut se transformer de lintrieur au
moyen, dune part, de prises sur les modalits de son organisation collective, partir dun
foyer de pouvoir, et dautre part, selon une capacit rorganiser la nature des contenus
symboliques qui assurent une lgitimit ce pouvoir.
Le pouvoir est certes ple de la contrainte ou monople webrien de la violence
lgitime90
, mais il est tout autant monople de la parole lgitime ; et celui-ci est son tour
ordonn par le monople de la signification valide. 91
la base de linstitution politique des
socits existe donc une potentialit disponible, dont lutilisation assure lespace social,
considr comme totalit collective, une capacit tant de coercition que de significations
intriorises par les individus.
Pour garantir la survie de la socit, le politique repose dune part sur la coercition et dautre
part sur lintriorisation par les individus socialement fabriqus des significations par la socit
considre. 92
Dans cette acception, la question de la mise en forme des significations valides se formule
dans une comprhension spcifique du politique : il sagit de lagencement global de la
cohrence du fait collectif, organis morphologiquement pouvons-nous ajouter. Cette
approche permet alors dtablir un pont avec un type dobjectivit spcifique, celui que nous
dsignons comme morphologique prcisment : il concerne la ralit macroscopique de la
88
Ibid., p. 13. 89
Cf. Marcel GAUCHET, Vers une anthroposociologie transcendantale , art. cit. 90
Cf. notamment Julien FREUND, Lessence du politique, Dalloz, Paris, 2004 (1re
d. 1965). 91
Cornelius CASTORIADIS, Politique, pouvoir, autonomie , Revue de Mtaphysique et de Morale, n1, 1988, p. 81-104. Citation p. 90. Nous soulignons. 92
Francesco GREGORIO, Le germe grec dans la philosophie de Castoriadis in Sophie KLIMIS, Laurent VAN EYNDE (dir.), Limaginaire selon Castoriadis : Thmes et enjeux, Facults universitaires de Saint-Louis, Bruxelles, 2006, p. 45-62. Citation p. 52.
Du politique comme dimension morphologique
28
socit comme niveau consistant, dou de mcanisme de mise en forme, de stabilisation, et de
transformation dynamique.
Les sciences de la culture sont coupes93
dune certaine comprhension des sciences de la
nature : celle-ci est base sur le formalisme logique de lidalisme physique des sciences
modernes. Cest la leon que nous pouvons tirer dun penseur qui aura rhabilit la notion
scientifique de forme, le mathmaticien Ren Thom94
. Cet idalisme physique ne semble pas
pouvoir prendre en considration la dynamique interne, gnratrice de lextriorit
phnomnale des objets, rduite par ce formalisme aux relations causales entre termes plus
lmentaires.
Pourtant, cette extriorisation phnomnale rend compte dune structure, dont ltude
peut tre envisage partir dune perspective scientifique : cette structure sentend comme un
processus de formation dynamique de la stabilisation de son objet. Si le politique traite de la
forme de la socit, faisant tenir les individus ensemble, pourrait-il tre clairci dans son
concept par les apports lis aux dcouvertes de R. Thom ? Entrevoir une objectivit et une
effectivit des processus morphologiques, laide des conceptions de ce dernier et des
penseurs qui ont gravit dans son sillage, peut-il approfondir lintelligibilit de ce mode dtre
politique du niveau humain-social ?
Ce mathmaticien franais, autour des annes 1970, a mis au point une liste de figures
sous le nom de thorie des catastrophes (TC), apte rendre compte des discontinuits qui
peuvent survenir dans la ralit macroscopique. Il a insist sur lide que ces discontinuits
adviennent de manire dynamique, et organise un milieu homogne et continu en une forme
munie de bords stables. En effet, ces mcanismes de forme sont un moyen dclairer ce
processus dorganisation par un systme de bords et de frontires, qui diffrencie le
phnomne de lintrieur et opre par sparation.
Il a su reconnatre dans de multiples domaines de la connaissance, lactivit de tels
mcanismes de forme, jusqu rendre Aristote lui-mme, le patronage dune telle forme
de comprhension. Il reconnaissait ainsi la continuit dun arc allant de Goethe, passant par
Leibniz, jusquau Stagirite. Le problme qui na pas manqu de se poser, pour ce gomtre
93
Cf. sur les questions pistmologiques autour des sciences historiques : Jacques REVEL, les sciences historiques , in Jean-Michel BERTHELOT, pistmologie des sciences sociales, PUF, Paris, 2001, p. 21-76. Cf. galement Philippe RAYNAUD, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, PUF, Paris, 1987. 94
Dans son uvre, nous consulterons prioritairement les ouvrages suivants : Ren THOM, Stabilit structurelle et morphogense, Interditions, Paris, 1972 ; Ren THOM, Modles mathmatiques de la morphogense, C. Bourgeois, Paris, 1974 ; Ren THOM, Paraboles et catastrophes, Flammarion, Paris, 1983 ; Ren THOM, Esquisse dune smiophysique : Physique aristotlicienne et Thorie des Catastrophes, Interditions, Paris, 1989 ; Ren THOM, Apologie du Logos, Hachette, Paris, 1990 ; Ren THOM, Prdire nest pas expliquer, Flammarion, Paris, 1991. Nous consulterons galement autour des enjeux scientifiques et philosophiques de la pense morphologique, Alain BOUTOT, L'invention des formes, Odile Jacob, Paris, 1993.
Introduction
29
archaque en pleine modernit (le premier ouvrage de TC date de 1972) fut le suivant : que
faire de la rupture cartsienne avec laristotlisme hylmorphique, et de la coupure
scientifique moderne dont lirruption est concomitante Galile et Newton ? Celle-ci a
permis de mettre en place une science quantitative et contrlable des forces, dlaissant la
connaissance alors dsute dune organisation qualitative de la forme des objets naturels95
.
Passant outre ces difficults, R. Thom produisait une pense morphologique en
linguistique, en biologie, autant de domaines qui dlaissaient la question des formes pour ne
plus penser quen termes de logique purement formelle, gnre par des axiomatiques
arbitraires pour la premire, de combinaisons dagrgats molculaires pour la seconde. Le
comble pour les dcouvertes thomiennes fut lattaque porte sur un point faible jug infaillible
dans son uvre96
: ce type de connaissance ne semble mme pas faire entrer dans ses
considrations, une prdictibilit et une anticipation du temps, que pourtant la puissance de
formalisation des mathmatiques peut produire.
ces critiques relles que nous pourrions incarner de manire ludique de la faon
suivante : Restons srieux ! Soit vous faites des mathmatiques, soit vous nen faites pas ! Si
vous nous produisez des formants97
gomtriques qui nont mme pas une valeur de
prdictibilit, quest-ce que vous faites ? Vous faites de la posie ? , R. Thom avait une
rponse qui pourrait, de la mme manire, se formuler ainsi : Je ne prdis pas
Jexplique ! 98
Deux aspects structurants ressortent de ces mcanismes morphologiques :
i) La posture de la TC consiste concevoir toute forme comme un ensemble de
discontinuits qui organisent un milieu.
ii) La TC est une procdure topologique dtude des formes, de leur dformation et
de leur changement selon un point de vue dynamique.
95
Cf. Bruno PINCHARD, La critique cartsienne des Formes substantielles et la fin du monde archaque , in Jean-Marie LARDIC (dir.), Linfini entre sciences et religion au XVII
e sicle, Vrin, Paris, 1999, p. 37-56.
96 Cf. Ren THOM, Paraboles et catastrophes, op. cit.
97 Des formants, en linguistique, sont des lments de signification transportant leur sens, en principe stable,
dune unit lexicale lautre. Raquel SILVA, Dynamique dnominative et productivit morphologique en imagerie mdicale , in Henri BJOINT, Franois MANIEZ, De la mesure dans les termes : Hommage Philipe Thoiron, Presses Universitaires de Lyon (PUL), Lyon, 2005, p. 381-393. Citation p. 391. 98
En rfrence son ouvrage, Ren THOM, Prdire nest pas expliquer, op. cit. Ces formulations loquentes sont celles que B. Pinchard formula en hommage R. Thom, lors dune confrence que nous avons organis en 2010 lUniversit Lyon 3. Bruno PINCHARD, Ren Thom et la rhabilitation des formes substantielles , confrence non publie donne lUniversit Jean Moulin, Lyon, 14 avril 2010.
Du politique comme dimension morphologique
30
Cette procdure typique de mise en forme peut-elle tre un point de dpart thorique afin
denvisager linstauration de lespace social, ainsi que ses modifications selon un ensemble de
mcanismes morphognes ? Lensemble de ces questions nous permet ds lors de formuler un
positionnement de recherche.
5) Hypothse de travail, problmatique et mthodologie de la
recherche
Ltude des diffrentes perspectives a donn lieu une progressive restriction du
questionnement de dpart autour de la dernire perspective, la perspective politique. Cette
tude visait dlimiter progressivement le contour de ce questionnement, pour en extraire
ainsi une hypothse de travail. Celle-ci est issue du problme que la notion de forme suscite.
Ce problme requiert un travail sur les implications de cette notion, et sur les consquences
quelle peut produire dans ltude du fonctionnement et des transformations du mode dtre
politique dun espace humain-social , ou subjectif-collectif 99
. Cette dernire notion
souligne lintrication des niveaux que lapproche englobante du politique rend ncessaire.
Pour rappel, le questionnent autour duquel nous sommes partis tait le suivant :
comment comprendre les modalits morphologiques du tenir ensemble des collectivits
humaines-sociales, et en quoi de telles modalits peuvent rendre compte des manifestations
historiquement diffrencies du mode dtre politique du niveau humain-social ?
Nous formulons par consquent lhypothse de travail suivante : nous pourrions saisir ce
niveau et son mode dtre politique comme un travail effectif de dimensions morphognes
simples, qui permettrait dexpliquer la mise en forme dun espace subjectif-collectif,
susceptible de connatre une modification interne de ses configurations stabilisatrices.
Cette hypothse contient trois implications :
i) Elle permet de considrer que la notion de forme est dote dune capacit
explicative concernant le fonctionnement des modes de stabilisation collective de
lespace humain-social.
99
Cf. Marcel GAUCHET, Le dsenchantement du monde : Une histoire politique de la religion, op. cit.
Introduction
31
ii) Elle permet galement dextraire de la thorie gauchetienne du politique la
prsence de mcanismes morphologiques, prsidant au fonctionnement de
ltablissement collectif, structur de manire diffrencie selon deux grandes
logiques : la logique htronome et le processus dautonomisation qui sen extrait.
iii) Elle permet enfin de considrer leffectivit dune transformation interne dans le
processus de lautonomisation des collectivits, pour saisir la mtamorphose de
leur mode dtre politique et des modalits du tenir ensemble des collectivits.
Lhypothse de travail rend possible son tour la dlimitation de la problmatique suivante :
en quoi la thorie de catastrophes de R. Thom est susceptible de rendre compte du mode de
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