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Dimanche 5 décembre 2004
CONFERENCE 2
SINGULARITE ET VERITE
1. Devenir-Sujet
Une éthique philosophique qui propulse le sujet contre lui, qui exige de
lui que, dans son impuissance, il se réfère à lui, réfute la naïveté
mystique et hyper-rationnelle. Elle insiste sur la nécessité de se justifier
devant soi. Elle insiste sur la nécessité non morale du sujet “ de décider
et de penser en son propre nom devant l’inhumain ” pour réaliser le
drame de sa liberté excessive.
“ Quelle est notre éthique, comment produisons-nous une existence
artistique (éthique et esthétique), quels sont nos processus de
subjectivation qui ne se réduisent pas à nos codes moraux ? ”, demande
Deleuze avec Foucault.1 Cette question implique une série d’autres
questions : la question du nom, du “ en son propre nom ” aussi bien que
la question du sujet, d’un sujet nouveau et autre, auquel ni Deleuze, ni
Foucault, ni Derrida ne veulent donner l’ancien nom de sujet universel,
transcendantal, autonome, conscient etc. Elle implique la question de
responsabilité face à ce que la responsabilité rend impossible, complique
ou empêche : la morale, la religion, la loi.
Elle évoque une existence qui se concevrait elle-même, qui se réaliserait
dans un acte de autopoiese artistique. Elle pose donc la question du
“ devenir ” du sujet et est portée par la conviction que la subjectivité
constituée au cours de processus de subjectivation ne forme une
permanence responsable qu’en tant que processus de genèse : le sujet
doit à nouveau disparaître, puis réapparaître, pour disparaître à
nouveau. La subjectivité n’existe que sous la forme d’un devenir qui
accompagne la genèse de tout sujet, la défie et la déstabilise.
Même s’ils ne génèrent ou ne confirment ni le sujet personnel ni un autre
sujet identitaire quelconque (dans un sens classique), les processus de
subjectivation visent à la possibilité d’un nom propre qui définisse l’agent
et le porteur d’actes responsables. Car décider et penser en son propre
nom ne signifie pas moins qu’être responsable. Deleuze voit l’une des
leçons essentielles de la pratique philosophique politique de Foucault le
fait que personne n’a le droit de parler au nom de l’Autre.
Le “ sujet ” doit décider et il doit agir. Il choisit ce qu’il choisit en face de
ce que Derrida appelle le pire et le plus pire. En son propre nom. C’est-
à-dire au nom d’une liberté qui est sa liberté de responsabilité,
inaliénable et incessible.
L’idée d’un “ retour de l’éthique ” ne peut être évoquée que dans ce
sens : tant qu’il en va de la question de responsabilité de l’individu en
tant que sujet, en tant que force politique singulière et autorité de
décision. Cette question ne permet de contester ni la rationalité, son
urgence, sa nécessité, ni la confrontation, inévitable et indispensable, au
sens profond, du sujet rationnel avec une sorte de vertige qui n’est peut-
être rien d’autre que le délire du rationnel lui-même.
1 Gilles Deleuze, “ Ein Porträt Foucaults ” (Michel Foucault), Unterhandlungen (Pourparlers) 1972-
La reconstitution du sujet ne devrait être facilitée ni par le désamorçage
de sa consistance logique, ni par la dédramatisation d’une hyperbole qui
ne se contente pas de s’opposer simplement à cette consistance. Le
sujet ne peut être que l’instance d’un conflit irréductible. Il articule le
conflit d’au moins deux ordres, le transparent et le opaque, l’évidence
lucide et son obscurcissement dans l’expérience de l’imprévisible, de
l’événement, de la surprise, de l’inconscient et de la contingence.
2. Décision et folie
Derrida distingue trois apories du politique ou de la décision : 1.
“ L’épochè de la règle (chaque vraie décision est toujours aussi sans
règle, doit toujours aussi “ se passer de règle ”), 2. “ L’épreuve de
l’indécidable ” (il n’y a pas de décision sans l’indécidabilité qui lui est
immanente), 3. “ L’urgence, qui obstrue l’horizon du savoir ” (pour qu’il y
ait décision, l’élucidation de ses conditions doit être finie, c’est-à-dire
limitée et insuffisante. Il n’y a pas de décision qui ne soit aussi
précipitée).2
La dimension politique qui est la dimension d’une telle décision ( un
mouvement finalement incontrôlé et dément du sujet), ne peut être
identifiée à l’Etat et à sa sédentarité. Dans l’Etat, le pouvoir de décision
autonome se fige, l’Etat est apolitique dans ce sens bien particulier.
Rancière : “ On désigne en général par politique l’ensemble des
1990, p.165.2 Cf. Jacques Derrida, Gesetzeskraft. Der “ mystische Grund der Autorität ”, (Force de loi : le
fondement mystique de l’autorité) Frankfurt a.M. 1991, p. 46-59.
processus au cours desquels s’accomplissent l’union et l’accord des
communautés, l’organisation des pouvoirs, la répartition des positions et
des fonctions et le système de légitimation de cette répartition. Je
propose de donner un autre nom à cette répartition et au système de ces
légitimations. Je propose de les nommer Police. ”3
L’Etat est cette machine de l’auto-légitimation, c’est-à-dire dans la
terminologie de Rancières : la Police. (Rancière lui-même fait une
distinction entre Etat et Police !). Il est indifférent dans son intérêt. Il “ est
indifférent ou hostile à l’existence d’une politique visant à la vérité.(…)
De par son essence même, l’Etat reste indifférent à la justice. Et
inversement, toute politique, considérée comme une pensée in actu,
provoque, selon son intensité et sa durée, de sérieux désordres dans
l’Etat. ”4 Son indifférence face à la justice (face à ce que Badiou appelle
l’“ axiome égalitaire ”) rend l’Etat apolitique. Il tire sa souveraineté de
cette apoliticité substantielle, de l’administration sans sujet de la situation
établie.
Le sujet est responsable d’une justice éventuellement nouvelle, d’un
axiome de justice. Il pratique sa vérité en se faisant le porteur singulier
de décisions universelles. Il décide de décisions qui impliquent un
moment d’impondérabilité et d’indécidabilité :
“ Une décision juste, équitable, est toujours nécessaire immédiatement,
directement, “ right away ”. Elle ne peut pas se permettre de se procurer
au préalable une information infinie, la connaissance illimitée des
3 Jacques Rancière, Das Unvernehmen. Politik und Philosophie, (La Mésentente: politique etphilosophie) Frankfurt a.M. 2002, p.39sq.4 Alain Badiou, “ Wahrheiten und Gerechtigkeit ”, R.Riha, Politik der Wahrheit, p.58sq.
conditions, des règles, des impératifs hypothétiques susceptibles de la
justifier. Même si elle disposait de telles connaissances, même si elle
prenait le temps de les assimiler, l’instant de la décision, cet instant en
tant que tel serait tout de même un instant final d’urgence et de
précipitation ; du moins si l’on présume qu’il ne peut être, qu’il n’a pas le
droit d’être, la conséquence ou l’effet de ce savoir théorique ou
historique, de cette réflexion ou de cette considération et qu’il représente
toujours une interruption de la réflexion cognitive d’un point de vue
juridique, éthique ou politique, qui doit et qui devrait la précéder. L’instant
de la décision est, comme l’écrit Kierkegaard, une folie. ”5
Le sujet est le sujet de cette folie, l’agent d’une impuissance, qui exige
de lui pour ainsi dire l’impossible. Il agit sans pouvoir garantir la raison et
le telos de son acte. Il risque une précipitation substantielle qui
singularise à l’infini chacune de ses impulsions : “ Car la singularité se
trouve en fait toujours là où la décision a lieu, et chaque décision est
finalement en tant que vraie décision une décision unique. A vrai dire, il
n’y a pas de décision en général et ce qui introduit une vérité, ou ce qui
engage à une vérité, ou ce qui s’appuie sur un point fixe, appartient à
l’ordre de la décision, fait déjà toujours partie de l’ordre de la
singularité. ”6
Parler du sujet, soit pour en déconstruire la forme moderne et les
attributs traditionnels (conscience de soi, liberté, souveraineté,
autonomie etc.) en évoquant sa folie transcendantale, soit pour le
confronter à son engagement impérieux de porter un jugement, de
prendre une décision fondée sur un raisonnement rationnel, exige de
5 Jacques Derrida, Gesetzeskraft, (Force de loi) p. 54.
considérer le sujet comme lieu du conflit indécidable entre décision et
indécision, autonomie et hétéronomie, précipitation et ralentissement.
J’appelle ce conflit guerre de la différance.
3. Deux souverainetés
Avec la notion de différance, Derrida n’entend pas le simple renvoi à plus
tard de la décision, la limitation et le fini de l’horizon du savoir. La
différance désigne le conflit de ce renvoi avec l’urgence (de la décision),
de sorte que l’on peut dire que le renvoi implique sa propre urgence, de
même que l’urgence implique son propre renvoi. Un malentendu connu a
conduit à faire de Derrida le philosophe de la simple indécision et de la
dépolitisation post-moderne. Ce malentendu, qui résulte d’une lecture
précipitée de Derrida, peut constituer un argument positif en faveur de
l’éthique déconstructive de la lecture liée à la cause du renvoi. En même
temps, il ne faudrait pas oublier que, dans les différentes phases de la
pensée de Derrida l’urgence, l’impossibilité de renvoyer à plus tard et la
précipitation n’apparaissent pas seulement comme un “ mal
nécessaire ”, mais comme les caractéristiques structurelles de
l’exagération vectorielle, de l’hyperbolicité du sujet (philosophique et
déconstructif), Derrida ne parlant pas de sujet !
La sphère de l’Etat délimite l’espace apolitique d’une souveraineté qui,
de manière démocratique ou non, se concentre sur la prévention d’une
décision illégitime (mais il n’y a décision qu’au-delà de la légitimation !),
c’est-à-dire sur sa propre protection en tant qu’autorité de décision
6 Alain Badiou, “ Die gegenwärtige Welt und das Begehren der Philosophie, p.25sq.
exclusive. Ce qui explique que la souveraineté de l’Etat est tautologique.
Elle est auto-affective, tandis que la souveraineté politique implique
l’intervention dans le principe de jouissance étatique. La politique a fait
de l’inclusion de la souveraineté de l’Etat la condition de sa propre
existence en tant que pratique de vérité souveraine, c’est-à-dire de son
combat pour la justice. En effet, l’ “ Etat moderne vise uniquement à
exercer certaines fonctions ou à obtenir un consensus. De par sa
dimension subjective, il se contente de transformer en résignation ou en
ressentiment la nécessité économique, c’est-à-dire la logique objective
du capital, ce qui a pour effet que chaque définition programmatique ou
étatique de la justice lui est totalement contraire : la justice n’est plus
alors que l’harmonisation d’intérêts divers. ”7
Si l’intérêt de la politique, dans la mesure où elle se définit comme la
politique de la vérité au sens de Badiou, se traduit par l’engagement
désintéressé pour la justice au-delà de l’intérêt, pour la justice en tant
qu’axiome, le sujet politique doit s’émanciper de l’autorité de l’Etat.
La responsabilité liée à la souveraineté politique implique que le sujet
politique s’émancipe de la souveraineté étatique qu’il considère comme
la restriction et la normalisation de la responsabilité politique. En
accélérant le ralentissement des rythmes subjectifs d’un besoin
frénétique de justice, l’Etat s’efforce de freiner les forces politiques qui
doutent de son intégrité en tant que machine de distribution et d’égalité.
La distinction des deux souverainetés, la souveraineté étatique et la
souveraineté politique, reflète également le conflit entre le pouvoir
7 Alain Badiou, “Wahrheiten und Gerechtigkeit, p.58. p.31sq, cit. p.37.
territorialisant (ou reterritorialisant) et déterritorialisant du dispositif de
Deleuze. La pensée de la ligne de fuite se présente comme l’alternative
apolitique à l’apolicité du système. Elle montre “ que la politique en tant
que pensée n’est pas liée à l’Etat, qu’on ne peut pas la résumer ou la
saisir dans sa dimension étatique. On peut également avoir recours à
une formule quelque peu grossière pour décrire cet état de fait: l’Etat ne
pense pas. Ceci est une caractéristique propre à l’Etat. ”8
4. Deux libertés
Pour que la souveraineté politique puisse exister en tant que pratique de
la pensée, donc d’agitation ou de déterritorialisation, elle doit se détacher
de l’Etat afin d’installer son propre modèle de justice. Seule cette
émancipation permet au sujet politique de se manifester en tant que
sujet car, en se détachant, il se libère du paradigme étatique et acquiert
la singularité de la souveraineté absolue. Tandis que le pouvoir de l’Etat
est objectivement complet, le pouvoir politique peut être considéré
comme un moment de liberté absolue, c’est-à-dire illimitée, sans que
l’intégration du sujet politique dans la sphère objective de l’Etat et des
coordonnées qu’il administre n’en soit pour autant touchée. Le sujet
politique tire sa souveraineté de la distance qui sépare la liberté absolue
de la liberté objective. Il se constitue en luttant contre l’Etat et la norme
qu’il administre : “ L’Etat est synonyme de souveraineté. Mais la
souveraineté ne règne que sur ce qu’elle peut intérioriser, ce qu’elle peut
assimiler dans l’espace. ”9
8 Alain Badiou, “ Philosophie und Politik ”, R.Riha,, Politik der Wahrheit, p.37.
La souveraineté politique n’exprime au départ rien d’autre que le sujet en
liberté. Un sujet au-delà des polis normatifs, un sujet idiot, hyper-
politique ou apolitique, sauvage et amorphe, qui tente de protéger la
vérité du politique contre les exigences de l’Etat. De même que dans
toute l’ontologie matérialiste de Deleuze, il en va aussi dans la question
du politique vis à vis de l’appareil de l’Etat de rapports de vitesse.
Mais la philosophie ne peut renoncer à l’inconditionnel. Elle a besoin de
l’attrait de l’urgent et du non déconstructible pour résister à la banalité
profonde de la circulation des marchandises, à la communicativité
nihiliste, à l’abstraction monétaire capitaliste et au besoin général de
sécurité aussi bien qu’aux fausses représentations de la sainteté, de
l’Autre irréductible et du divin. C’est pourquoi elle est à la recherche,
comme dit Badiou, d’un “ point fixe ”, d’une vérité incontournable qui soit
le produit d’une affirmation et d'une assertion singulière.
9 Gilles Deleuze/Félix Guattari, Mille Plateaux, p. 494.
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