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Hergé : Le dehors et le dedans du secret
François Sirois
Introduction
Depuis les fines études de Serge Tisseron (1985, 1992), la question du secret dans la vie et
l’œuvre d’Hergé a pris une place centrale dans la compréhension de l’univers imaginaire, non
seulement celui de la famille de papier des vingt-quatre albums de Tintin, mais encore dans la
mise en place d’un diptyque élaborant le destin psychique du désir et de la réalité. À cette fin,
les différences entre les configurations psychiques du roman familial, issu du désir interne, et
celles du secret, issu d’une réalité externe occultée dans la psyché seront abordées.
Le secret
Assouline (1996, p. 25) présente ainsi la question : « Georges Rémi, lui, ne semble jamais
s’être remis d’être de grand-père inconnu ». Après s’être cachée à Anderlecht, Marie
Dewigne, sa grand-mère paternelle, accouche de deux jumeaux, Léon et Alexis, nés de père
inconnu. Elle avait été jusque-là femme de chambre d’une comtesse dont le mari aura été
ambassadeur près de la couronne des tsars de Russie. La comtesse élèvera les jumeaux dans
son domaine avec ses propres filles. Ils viennent d’une très grande famille, chuchote-t-on. Si
le comte en avait été le père, il est difficile de comprendre pourquoi la comtesse les aurait
gardés si près, sinon pour faire honneur à quelqu’un. On sait par ailleurs que Léopold II, fils
du roi Léopold Ier, et roi des Belges depuis 1865, âgé de 47 ans à la naissance des jumeaux,
était un habitué des lieux. Onze ans plus tard, Marie Dewigne sera mariée à Philippe Rémi, un
ouvrier-imprimeur plus jeune qu’elle de 10 ans ; il reconnaîtra les enfants qui porteront son
nom et qui seront alors élevés par ce couple sans autre enfant. Georges, le fils d’Alexis Rémi
naît en 1907. Il crayonne partout et tout le temps et adoptera en 1924, à 17 ans, son nom de
plume, Hergé (R.G.), pour illustrer une revue scoute belge, avant d’arriver au Petit Vingtième.
Il n’y a qu’un pas pour suggérer que les Dupond et Dupont, ainsi que les jumeaux
Halambique du Sceptre d’Ottokar ont été inspirés par les jumeaux Rémi qu’on disait d’une
ressemblance inouïe. Dans cette histoire alambiquée, Tintin finit par rencontrer le Roi pour
sauver son royaume. L’album raconte l’histoire d’un Anschluss raté, cinq mois après mars
1938. Durant la guerre, Hergé reste un supporteur du roi Léopold III, resté en Belgique et
critiqué, comme Hergé, pour ses accommodements ; il fait porter au Palais Royal ses albums
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pour les princes Beaudoin et Albert. Il sera toujours étroitement intéressé aux questions
techniques d’impression de ses albums, ce qui l’amènera dans de nombreuses tractations avec
Casterman. Plus tard, lors de la mise sur pied des Studios Hergé en 1950, il s’adjoindra un
secrétaire (Assouline, p.450) issu d’une lignée aristocratique très liée à la famille royale.
On doit à Tisseron (1992) d’avoir vu dans le dessin de Hergé une forme d’expression de ce
qui ne se dit pas. Par des rapprochements avec l’image du rêve d’une part, et avec les
hiéroglyphes, à la fois idéogrammes et phonogrammes d’autre part, Tisseron examine le
rapport du texte (le phylactère) au dessin (la case). Il note les répétitions des images et les
basculements entre le texte et l’image. Trois aspects sont explicités à cette fin ; dans le texte,
le passage du narratif au métaphorique (les jurons du capitaine); dans le dessin, lorsqu’un mot
est mis en image sans nécessité narrative (irruption d’un signe dans un texte); dans l’action,
lorsque qu’un geste se substitue à la parole, comme les moineaux pointés du doigt par la
victime des frères Loiseau.
Avatars de Hergé ; Tintin, Haddock et Tournesol
Lorsqu’on aborde l’ensemble de l’œuvre de Hergé par ses albums extrêmes, Au pays des
Soviets (1930) et L’Alphart posthume inachevé, on constate que dès la première image de ce
premier album Hergé annonce les avatars de Tintin. Lorsque Hergé confie en 1975 à Sadoul
que : « Tintin (et tous les autres) c’est moi » (p.45), on peut penser que Hergé illustre et
incarne diverses facettes de lui-même dans ses principaux personnages. Le César de
L’Alphart, qui est la momification plastique finale à laquelle Tintin est destiné, suggère que
Tintin représente l’enfant-roi. Hergé sera le César de la bande dessinée durant trente ans
jusqu’à l’arrivée d’Astérix. Cet enfant idéal tout-puissant est particulièrement imagé dans Au
pays des Soviets. Tintin n’est qu’un profil presque sans visage ; il fonctionne dans
l’omnipotence dont le comique se nourrit de l’invraisemblance, dans un univers clivé entre
bons et méchants, au climat paranoïde de menace constante. Son seul appui provient de son
alter ego canin qui agit comme signe distinctif de l’omnipotence par procuration,
caractéristique de la petite enfance. Il est rapidement accusé d’un crime qu’il n’a pas commis ;
« Nous voilà au secret », confie-t-il dans son cachot (p. 4) avant qu’apparaissent fantômes
(p.39) et squelettes dans le placard (p. 97). Ces aspects primitifs du premier album seront peu
à peu vernis sous des aspects d’ingéniosité et de débrouillardise et insérés dans un fond plus
réaliste. Toutefois, le comique de situation qui les meut gardera cet esprit de toute-puissance,
la marque de commerce du charme de Tintin qui se nourrit des nostalgies de la petite enfance.
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Haddock, né durant la guerre (Le Crabe aux pinces d’or, 1941), est un collaborateur Ad hoc
de Tintin. C’est le H de L’Alphart qui est aussi le H de Hergé devenu œuvre d’art, aussi
« collaborateur » au journal Le Soir durant l’occupation. Même si Assouline suggère que
Hergé puisse s’être inspiré de son frère Paul, « un officier qui aimait à provoquer son
entourage en s’exprimant dans une langue de soudard » (p. 252), on peut penser que c’est un
autre aspect de Hergé, celui de l’enfant tourmenté, déconcerté, coupable, à la recherche d’un
objet mal identifié. Haddock est un grand émotif, aux fluctuations d’humeur marquées, tour à
tour exalté et dépressif, muni au départ d’une prothèse éthylique dont on cherchera peu à
peu à l’éloigner. Ce qui n’était qu’esquissé dans Le sceptre d’Ottokar peut être mis en scène
et en image dans Le Secret de la licorne pour permettre à Hergé de transposer son secret de
famille dans l’évocation de l’ascendance du chevalier de Hadoque. Tisseron (1992) remarque
que : « le père illustre du chevalier de Hadoque n’est-il jamais représenté ?» (p. 62).
La trilogie des avatars se complète avec Tournesol, qui apparaît en 1945 dans Rackham le
rouge, la suite du Secret de la licorne. Selon Assouline, il a quelque chose du père de Hergé,
Alexis, « par sa galanterie d’un autre âge, sa manière de considérer les dames comme des
choses un peu fragiles » (p. 303). Cette image du savant un peu fou, distrait et sourd, toujours
dans un registre autre que celui où on l’aborde, interagit constamment avec Haddock. Leurs
efforts combinés vont leur permettre de retrouver « la vie de château », à Moulinsart. La
boucle est bouclée. Tournesol est précédé de nombreux précurseurs, depuis l’égyptologue des
Cigares du pharaon, le sigillographe du Sceptre d’Ottokar et le professeur Calys de L’Étoile
mystérieuse. Ce personnage, c’est l’enfant curieux, imaginatif, inventif qui travaille sa pensée
par ses recherches infantiles, ce qu’Haddock exprime dans ses sursauts émotifs. Tournesol
transpose dans la réalité les plus extravagantes suppositions, alors que le capitaine masque
dans ses imprécations ce qu’il ne peut formuler. Notons ici que Tintin n’a qu’un prénom,
alors que Archibald Haddock et Tryphon Tournesol portent chacun nom et prénom. Cette
boucle bouclée permet de compléter la famille de papier par le déploiement de la Castafiore,
la chaste fleur dont les bijoux font un album en 1963. Apparue dès Le sceptre d’Ottokar
(1939) avec un accompagnateur effacé qui la suit comme son ombre, elle devient l’actrice au
centre de la seule aventure domestique des œuvres de Hergé. Tintin, Haddock et Tournesol
partiront à sa recherche dans le dernier album paru, Tintin et les Picaros (1976). Sans
reprendre les analyses de Tisseron (1992, p. 35), posons qu’elle figure vraisemblablement la
représentation de la grand-mère paternelle, privée des ses jumeaux bijoux.
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Ce qui intéresse ici le psychanalyste à travers les albums de Hergé, trop rapidement esquissés
à travers les principaux personnages, trop rapidement présentés, c’est l’organisation
psychique qui oppose, d’un côté, le développement du roman familial issu du désir et, de
l’autre, le destin interne du secret d’une réalité occultée. Le dedans et le dehors du secret. Le
dedans du désir exprimé dans le fantasme ; le dehors de la réalité enfermée dans la psyché.
Le roman familial : le dehors du dedans
La transformation du capitaine Haddock est assez remarquable depuis les tristes débuts du
Crabe aux pinces d’or où le capitaine a perdu le commandement de son bateau aux mains de
son lieutenant Allan jusqu’à l’épopée de son ascendance dans Le secret de la licorne. Hergé y
consacre plus de 20% de l’album (pp. 14-26) dans une sorte de très longue parenthèse à
remonter le temps. Dans une excitation particulière, Haddock y met en scène un long récit de
son ascendance remontant au chevalier de Hadoque. Cet illustre chevalier fut doté par Louis
XIV, le roi-soleil, du château de Moulinsart en reconnaissance de services, mais l’acte de
dotation fut perdu dans ce qui devint le trésor de Rackham le rouge, retrouvé avec
l’adjonction de Tournesol (tourné vers le soleil). Le diptyque qui suit ces deux albums conduit
encore la trilogie hergéenne vers la royauté des Incas. Cette figuration peut apparaître comme
le déploiement du fantasme du roman familial.
On sait que le déploiement de ce fantasme est un étai pour permettre à l’enfant de se séparer
de ses parents, de prendre une distance face à leur autorité. Les représentations d’un
remaniement de la filiation procèdent d’une ambivalence à l’égard des parents et des
déceptions liées au complexe d’Œdipe, alimentées par les petites insatisfactions de la vie
courante. Freud (1908) souligne la nostalgie d’un temps antérieur qui imprègne ces
constructions élaborées pour amorcer un dégagement des liens familiaux. Il en distingue trois
versions. Dans la première version, l’enfant s’imagine avoir d’autres parents, plus nobles,
d’un rang social plus élevé, dénigrant ainsi le père, en exaltant les ancêtres, ou de le réduire à
l’enfant de son propre père ; le mettre sur le même pied que lui. Cette première version
apparaît dans Le sceptre d’Ottokar. Tintin sauve le roi de Syldavie en recouvrant son sceptre
volé et devient le premier étranger à être décoré de l’ordre du Pélican Noir, une forme
d’adoption par le roi. Changer de père. Dans Le secret de la licorne, l’exaltation de
l’ascendance sert à déployer non seulement le secret du désir mais encore à établir l’existence
d’un secret. Dans une deuxième version, l’enfant prête des aventures à sa mère ; cette version
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est animée par la Castafiore, depuis sa présence discrète dès Le sceptre d’Ottokar, son
accointance avec Rastapopoulos dans Coke en stock, jusqu’au déploiement des Bijoux de la
Castafiore où les rumeurs sont plus explicitement développées. Dans une troisième version,
l’enfant bâtardise sa fratrie ; version supportée par les personnages des Dupond et Dupont,
bouffons inoffensifs et encombrants dont la principale caractéristique est de tomber
constamment, peut-être une évocation de l’inhabileté motrice des tout petits.
Chez l’artiste, Greenacre (1958) a soutenu le caractère solitaire de l’enfant, sa perception
d’une différence quelconque, sa propension à se soutenir par le fantasme jusqu’à ce qu’il
puisse commencer à se réaliser dans l’œuvre. On sait peu de choses sur l’enfance de Hergé.
Un milieu familial terne et gris. Il confiera à Sadoul (1975, p. 11) : « J’ai été, paraît-il, un
enfant insupportable. » qu’on contenait en lui donnant un crayon et du papier. Enfant
observateur, bon élève, qui crayonne et dessine très tôt et de plus en plus ; sa mère l’amène
souvent au cinéma, Chaplin, Keaton. Il dira plus tard que ses albums sont comme des films.
Engagé tôt dans le scoutisme, il peut y publier ses premiers dessins dans la revue du
mouvement. Hergé trouvera un mentor qui croira en son talent en l’abbé Wallez placé à la tête
du Petit Vingtième en 1924. Un père plus effacé, travaillant dans la confection de vêtements
pour enfant, qu’il dessine à son fils qui s’identifiera à ce trait. Souvenir possible du père des
vêtements d’exception choisis dans sa propre enfance par la comtesse. La trilogie de ses héros
porte toujours les mêmes vêtements. Si Tintin est le scout dans l’action et Tournesol l’enfant
soumis et docile replié dans ses pensées, il revient à Haddock de s’exprimer. Le secret de la
licorne met en scène une quête, celle des origines, étonnamment élaborée et qui semble
prendre une place disproportionnée dans cet album. Tisseron (1985) note toutefois que
certains aspects de cette mise en scène semblent déborder le simple cadre du roman familial,
comme le report de la filiation royale dans la génération grand-paternelle et le dénouement
dans l’évocation de la tristesse maternelle. On pourrait ajouter l’exaltation particulière de
Haddock qui à la fois raconte une histoire et la met en scène, en se superposant dans le
tableau de l’ancêtre (p. 25) qu’il défonce dans son excitation : figuration d’une identification.
Dès lors se mêlent le refoulement du désir interne et le refoulement de la réalité externe.
Le secret de famille : le dedans du dehors
Dès 1985, Tisseron évoquait la question du secret, particulièrement à propos du Secret de la
Licorne. Trop patent dans le titre, comme La lettre volée, il s’évapore dans les dédales de
l’intrigue. Au tout début, Au pays des Soviets, le fantôme (p. 39) fait son apparition tout
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comme les squelettes dans le placard. Selon Tisseron (1985), Haddock est hanté par le
fantôme du chevalier, son ancêtre. Qu’est ce que ce fantôme dans la psyché ? Si le dessin a
été, dès le jeune âge, une façon pour Hergé de figurer quelque chose, au-delà d’une simple
imitation du geste paternel, c’est une quête de représentation qui n’est allée qu’en
s’intensifiant dans la mise en place d’un héros qu’il faisait sortir de lui. Sa créativité est un
processus d’expulsion qui justement se tarira après Les bijoux de la Castafiore. Il confiera
alors qu’il hait Tintin (Assouline, p. 600), qu’il ne l’aime plus. L’Alphart nous suggère qu’il
s’est identifié à ce héros ; lui-même connaît des périodes dépressives avant d’avoir franchi
cette étape dans sa production. Le fantôme est produit par : « les défunts qui, de leur vivant,
ont été frappés de quelque infamie ou qui auraient emporté dans la tombe d’inavouables
secrets » (NF, p.426). Cette occultation d’une partie de la vie d’un objet aimé crée une lacune
qui peut se transmettre. Lacune dans le dicible qui devient une hantise comme « témoignage
de l’existence d’un mort enterré dans l’autre » (NF, p. 430). Jusqu’à ce que ce corps étranger
puisse être expulsé d’une quelconque façon ; soit en étant nommé, construit ou produit dans
l’œuvre d’art. On ne peut interpréter le fantôme, selon Nicolas Abraham, il faut le construire
par déduction. Pour cet auteur, le travail du fantôme recouvre la présence de l’instinct de
mort ; il n’aurait pas d’énergie propre, il fait œuvre silencieuse de déliaison, il est source de
répétitions indéfinies. Une des façons d’arriver à identifier le fantôme est de détecter
comment cet objet caché, occulté, encrypté dans la psyché d’un autre modifie cet autre dont le
Moi est comme déguisé sous les traits de l’objet (Freud, 1915, p. 270), comme dans la
mélancolie. L’objet occulté porte le masque du Moi du sujet cryptophore. C’est
l’identification endocryptique (IE, p.298). Sorte de mélancolie froide, dont les épisodes
d’après-guerre de la vie d’Hergé semblent témoigner. Tout autant que son identification à
Tintin, au destin de César de la bande dessinée qu’il se constitue. C’est en démultipliant ses
avatars que Hergé est parvenu à expulser son fantôme, spécialement par l’intermédiaire de
Haddock, et, par ce biais, à formuler le rapport de celui-ci à la cantatrice, cette figure froide
envers qui subsiste une agressivité occulte, sûrement, sinon la sienne, celle du père de Hergé
envers sa propre mère. Selon Abraham et Törok, c’est une configuration favorable à
l’ouverture de la crypte et à l’expulsion du fantôme. On comprend alors la chute de la
productivité de Hergé après Les bijoux de la Castafiore et sa haine de Tintin.
S’il y a dans l’œuvre de Hergé un maillage étroit entre le déploiement du roman familial et le
dévoilement du secret familial, il devient intéressant d’en situer les articulations. Smirnoff
(1976) les formule ainsi : « Le lien du roman familial et du secret est attesté par leur
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structure : ce que le secret protège se retrouve sous sa forme inversée dans le roman familial.
Là où le secret s’écarte du roman, c’est dans l’incapacité du sujet à se satisfaire d’une
dénégation. Un souci commun sous-tend l’un comme l’autre : la récusation de la véritable
filiation » (p. 38). La fable du roman est destinée à être racontée, le secret de l’inavouable doit
rester d’abord tu, ultérieurement occulté et insu. De secret conscient, à la première génération,
il devient énigme inconsciente par la voie d’un mensonge transmis, un deuteron pseudo de
type criminel là où l’élément de réalité à cacher est vécu comme un délit, une faute, ou une
infamie, masqué par la honte, alors que le roman familial est un proton pseudo, de type
hystérique, masqué par le refoulement. Chez les deux il s’agit d’un secret ; « chez le névrosé
vis-à-vis de sa propre conscience, chez le criminel uniquement vis-à-vis de vous » (Freud,
1906, p. 23). « Le secret comme tel n’est pas interprétable, il ne peut s’agir que d’un
dévoilement », rappelle Smirnoff (1976). C’est justement dans la mesure où le secret transmis
peut s’hystériser dans la psyché de qui l’a reçu à son insu qu’il peut être démasqué et dévoilé.
Ce destin psychique requiert d’abord un lien d’amour entre le menteur et le menti, justement
constitué par cette identification endo-cryptique. Cette identification de type narcissique est
un incorporat de la névrose de quelqu’un d’autre qui peut rester longtemps silencieux à moins
d’être activé. Le moi modifié par cette identification conserve ou représente quelque chose de
l’objet perdu. Dans le cas d’espèce ci-haut, il est vraisemblable que le roman familial ait servi
de catalyseur pour mobiliser cette identification endo-cryptique. La pièce manquante est celle
de savoir si Hergé savait ou non, et quoi au juste. Il dira à Peeters que son père était orphelin
(p. 27). Sinon qu’il ait pu repérer une énigme dans sa filiation sans connaître exactement les
faits, masqués par quelque détail insolite.
Le fait insolite
Une analyse serrée de la structure narrative des albums de Hergé par Nattiez (2016) a bien
montré la symétrie de construction des albums dits canoniques, de L’Oreille cassée aux
Bijoux de la Castafiore. Sont exclus les trois premiers albums de jeunesse et les deux derniers
publiés dans lesquels la position de Tintin face aux événements est différente. La structure est
mise en place dans les deux albums charnières que sont Les cigares du pharaon et Le lotus
bleu. Elle sera constante jusqu’aux deux derniers albums déviants publiés. L’aventure prend
racine dans la vie quotidienne située au début de l’album. « La situation initiale prend fin
lorsque Tintin est détourné de son quotidien, de sa promenade, de son repos par une
information ou un fait d’apparence anodine qui vient éveiller sa curiosité et créer une
coupure » (Nattiez, p. 193). Ce fait anodin apparait comme la condition nécessaire mais non
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suffisante du déclenchement de l’aventure. Le fait insolite est la figuration de l’énigme et
prépare l’intrigue. L’engagement de Tintin qui le fera basculer dans l’aventure est signalé
dans un second temps par un graphisme spécifique (il se met à courir) ou par une phrase-
signal du type : « tout cela semble bien mystérieux ».
Ce fait anodin dans la vie de Hergé concerne peut-être une habileté de son père : « J‘étais
émerveillé par la virtuosité avec laquelle il pouvait dessiner un costume marin » (Peeters, p.
27). Le fait anodin a valeur de formation intermédiaire, comme ces pensées intermédiaires qui
conduisent éventuellement à l’interprétation du rêve. Un fait anodin dans l’œuvre de Hergé
est celui de la refonte de L’île noire, après l’apparition des Bijoux en 1963. Une troisième
version, cette fois non plus une mise en couleur, mais un travail de bénédictin qui pallie la
panne d’inspiration et les indécisions suite à la parution des Bijoux de la Castafiore en 1963.
Deux ans de travail aux Studios pour rendre le décor de l’histoire conforme aux détails de la
réalité anglaise. Citons Assouline : « À ceux qui en doutaient encore, Hergé signifie par là
qu’il préfère de loin sacrifier la mythologie au profit de la réalité. Acculé à un dilemme, il
prendra toujours le parti de la clarté contre celui du mystère » (p. 612), …dans son œuvre. Cet
exemple illustre quelque chose de la quête de son auteur pour rectifier l’histoire (history) en
modifiant le décor du récit (story), mais avec un tel acharnement de précision ! Ce contre-
investissement n’est à comprendre qu’en regard de ce qui a été accompli dans Les bijoux : la
mise à jour d’une complicité avec un personnage féminin. On sait qu’après cet album Hergé
ne produira plus par nécessité intérieure mais par pression extérieure pour satisfaire ses
lecteurs, son éditeur, sa légende ; par devoir alors qu’il a simplement le goût de vivre et de
profiter de la vie. Nattiez a bien mis à jour la position différente de Tintin dans les deux
derniers albums publiés, qu’il a qualifié de déviants : le fait anodin n’entraîne pas
l’engagement délibéré de Tintin, le basculement dans l’aventure est indépendant de la volonté
de Tintin, posé comme plus passif. Dans Les picaros, c’est Haddock qui mène la situation.
Cette coupure ouvre une porte sur la question de cette complicité mise à jour dans Les bijoux.
Et comment la question de la transmission du secret peut être comprise par cet intermédiaire.
La transmission : du négatif à l’idéal
Retournons au secret avant d’aller vers sa transmission. Ce qui singularise Les bijoux, c’est
d’être le seul album où l’aventure ne mène pas les héros vers un ailleurs ; l’aventure est dans
l’ici du quotidien, à l’intérieur du domus, une aventure de sédentaires, une aventure intérieure.
La Castafiore a rejoint les appartements de Moulinsart alors qu’elle n’y réside pas d’emblée.
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Si dans La licorne le diptyque était secret/trésor, dans Les bijoux il devient secret/bijoux.
Dans les deux albums, c’est par la perte, figurée comme vol, que l’énigme s’actualise. Vol –
polysémique- d’un oiseau dans ce cas, évoquant le « rossignol milanais », la Castafiore. Celle
qui n’habite pas le château a volé les bijoux - de la couronne - ; figure possible de Marie
Dewigne, la mère du père de Hergé, qui aurait « volé » les jumeaux à la comtesse onze ans
après leur naissance, après s’être fait voler ses enfants au berceau ; elle s’est absentée pour
revenir comme une étrangère. Conjectures dont on a peu de traces dans la vie très secrète du
père de Georges Rémi. Le vol est aussi une fugue. Dans Les bijoux, le vol de l’émeraude vient
d’en haut ; il vient de haut. Pour Georges Rémi, la grand-mère est devenue l’émeraude
perdue, absente, décédée six ans avant sa naissance. Khan (1974) a fait remarquer qu’une
personne peut se cacher dans des symptômes ou s’absenter dans un secret. Ce secret est utilisé
comme un espace potentiel pour préserver une relation perdue ou un objet manquant. La
Castafiore peut donc à la fois être cette comtesse (froide ?), cette femme du monde, qui a
élevé son père dans son château jusqu’à l’adolescence, cette Marie Dewigne qui a disparu
pour cacher une faute, puis est réapparue mariée en blanc à un jeune inconnu qui a légitimé
les enfants, après la cassure de la vie de château ; après la chute. Chutes dans l’escalier qui
sont si nombreuses dans Les bijoux. Le secret concerne la filiation, l’identité du vrai père du
père de Hergé, qu’on dit orphelin sans plus. Publiquement, Hergé endosse cette version,
complice du secret. Assouline (p. 26) laisse entendre qu’il possède une autre version, sans
plus, une sorte de demi-vérité (« sa famille vient de Chaumont-Gistoux ») qu’il tient sans
doute de son père qui a vécu au domaine de Chaumont-Gistoux jusqu’au début de
l’adolescence.
À la première génération, le secret est partagé et tu consciemment. Le fils Alexis
probablement ne sait pas plus, sinon une cassure problématique à l’adolescence. Le fils du fils
va recréer la vie de château tant pour sa famille de papier que dans sa vie propre, à l’aise du
succès de son œuvre. Donc retrouver imaginairement quelque chose que le père a perdu. On
sait que le père a marié une femme triste, dépressive, dont Hergé a peu parlé, et qui est morte
jeune, en 1946 ; figure probable de la propre mère de son père, écrasée par la réalisation de
son désir cher payé. Mais cet objet perdu, la relation au père figurée par la vie de château, a
été conservé par Hergé, par l’intermédiaire probable d’une identification au désir du père. Le
négatif de la perte s’est mué en idéal à atteindre. Cet idéal, c’est l’espace du secret. Cet espace
recouvre autant le désir de Marie Dewigne, perdant ses enfants non reconnus devenus les
bijoux de la comtesse, que le désir du père, perdant sa vie de château sans comprendre. C’est
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donc par l’intermédiaire d’un lien au père, par l’identification hystérique à ses intérêts et ses
habiletés (le dessin) que Hergé aurait pu conserver cryptiquement le secret véhiculé par les
cassures dans la vie du père, notamment l’ignorance de son propre père. Si cette conservation
passe par l’élaboration d’une identification endocryptique de type narcissique, elle ne peut
s’être mise en place, initialement, que par la détection du désir insatisfait du père,
possiblement figuré par le mariage de celui-ci, donc à travers la mère, et, subséquemment, par
une identification à l’idéal insatisfait du père, conservé par le fils comme projet de vie.
L’identification endocryptique est une identification à un objet/personne qui n’est pas connu
personnellement du sujet, à un ancêtre. Ce qui est faute à la première génération devient
trauma à la seconde, pouvant être soit répété, soit réparé à la troisième. La faute est expiée ou
cachée à la première génération. Le trauma/trou qu’elle laisse à la suivante laisse peu de place
à une formation intermédiaire de compromis pouvant servir de plateforme pour dénouer
l’enjeu. Sinon que de refiler l’annonce d’un idéal perdu ou inatteignable en héritage à la
troisième génération. Mais c’est malgré lui et à son insu que l’enfant devient le dépositaire
des enjeux narcissiques des parents. Ce dépôt reste silencieux, peut le demeurer si le lien
pulsionnel est fragile, défectueux ou négatif ; il ne sera alors que répercuté dans la répétition
sans être déployé plus avant. Qu’est-ce qui aurait pu activer chez Hergé cette identification
silencieuse ? Il semble que le lien au père ait été plus fort que celui avec la mère. Pour le
reste, seules de simples conjectures sont disponibles. Une part du secret reste partagée
tacitement. Il nous manque de ces détails, comme faits insolites, tels ceux que De Mijolla
(1975) a retracés pour étayer l’identification inconsciente de Rimbaud à son père disparu
lorsque le poète avait six ans et pouvant expliquer en partie sa désertion précoce de la
littérature pour suivre le destin aventureux et fantasmé de ce père occulté par sa mère.
Conclusion
Certes, le talent de Hergé se manifeste tôt et il poursuit dans cette voie de façon autodidacte
sans poursuivre de formation, sous la seule poussée de son inclination. Ce plaisir propre de
dessiner qui lui appartient, Hergé l’a peut-être appuyé initialement sur l’imitation du plaisir du
père, mais il est rapidement nourri par une autre énergie, figurée par le consensus parental de
lui fournir ce mode de satisfaction pour « le rendre supportable » en société dans son enfance,
et véhiculant une aspiration narcissique à ce qu’il devienne « quelqu’un ». Un quelqu’un
quelconque qu’on ne connaît pas tellement, resté caché derrière son héros. Il deviendra selon
son secrétaire le Roi-soleil de la bande dessinée. Hergé a matérialisé son identification
probable au géniteur imaginé de son père. Il est devenu le roi que son père n’a pas connu. Il se
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figurera comme un César dans L’Alphart à travers le destin momifié de la disparition de
Tintin qu’il amène avec lui dans la tombe, sans autre enfant que ce héros de papier ; héros
parthénogénique, né dans sa tête ; lui qui aurait été stérile suite à un traitement radio-
thérapeutique (Assouline, p. 655). Héros octogénaire qui a fait et continue à faire le bonheur
des enfants, et de ceux qui l’ont été.
Références
Abraham, Nicolas, Maria Törok (1987). L’écorce et le noyau. Champs Flammarion, Paris.
Dont - Notations sur une métapsychologie du secret (MS), pp. 253-258 ;
- Notations sur l’identification endocryptique (IE), pp. 296-317 ;
- Notules sur le fantôme (NF), pp. 426-433.
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