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Biographie
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Sommaire
01. Le grand absent .............................................................. 702. Cette femme à qui il doit tout ........................................ 2703. L’idole des jeunes ........................................................... 5104. Les secrets d’une longévité hors norme :
regards croisés .............................................................. 6305. Johnny, entre enfer et paradis ....................................... 8306. Johnny, le miraculé ....................................................... 10707. Johnny, le fl ambeur ........................................................ 13108. Toutes les femmes de sa vie .......................................... 15109. Laeticia : ange ou démon ? ............................................ 17910. Le dernier round ............................................................. 211
L’abécédaire indiscret de J. H. ............................................. 225La discographie de J. H. ....................................................... 269
7
1
Le grand absent
20 novembre 1989, cimetière de Schaerbeek, en
périphérie de Bruxelles, patrie de Jacques
Brel : en ce lundi, les larges allées du grand
cimetière communal sont désespérément désertes. Seuls
quelques Japonais se recueillent sur une tombe voisine,
celle de René Magritte, le peintre surréaliste belge.
Parcelle 10, pelouse 16, tombe 33 : dans la lumière
automnale, un homme s’avance seul derrière le cercueil
de son père. Vêtu d’un jean noir et d’une ample veste
grise, il remonte nerveusement son col, le regard dissi-
mulé derrière une paire de lunettes noires. Les rares
témoins présents ce jour- là diront plus tard avoir aperçu
des larmes couler sur son visage émacié.
Cet homme, c’est Johnny Hallyday – Jean- Philippe
Smet de son vrai nom –, venu assister aux funérailles de
son père, Léon Smet, mort à l’âge de quatre-vingt-
un ans. Pour permettre au chanteur d’être présent, l’en-
terrement a été retardé. L’artiste est arrivé à bord d’une
BMW, accompagné d’Adeline Blondieau, dix-huit ans,
le regard bleu acier et la chevelure noir corbeau – sa
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Johnny, l’incroyable histoire
compagne de l’époque – et de ses quatre gardes du
corps. Peu de journalistes ont fait le déplacement et ils
sont maintenus à distance.
Johnny est épaulé par ses proches, mais il se sent
pourtant plus seul que jamais face au fantôme de cet
homme qui l’aura hanté toute sa vie… même s’il n’aura
fait que l’entrevoir à quelques reprises. L’un des rares
témoins présents ce jour- là raconte : « Il n’est resté
qu’une ou deux minutes face au cercueil mais, en rega-
gnant sa voiture, il paraissait complètement effondré.
Adeline l’a pris par la taille pour le soutenir 1. »
Ce jour de grande solitude a profondément marqué
Johnny, comme il le racontera beaucoup plus tard :
« Quand je suis allé à l’enterrement de mon père à
Bruxelles, il n’y avait personne. Je ne sais pas s’il avait
des amis, mais personne n’est venu. J’étais tout seul der-
rière le corbillard. Ça m’a fait peur. Je n’ai pas envie
qu’il y ait des milliers de gens à mon enterrement, mais
personne, c’est quand même terrible ! Je me suis dit :
“Heureusement que j’y suis allé, sinon il n’y aurait eu
vraiment personne.” Vous vous rendez compte ? Personne
pour vous emmener au cimetière, personne pour vous
accompagner dans la terre 2… » Dernier acte dans la vie
d’un père terriblement absent mais pourtant si présent.
Cette figure paternelle n’a eu de cesse, en effet, de
poursuivre Johnny. L’homme mais aussi l’artiste. Elle a
nourri les paroles de ses chansons, alimentant ces fameux
mythes « hallydéens » qui ont toujours saisi aux tripes un
1. Entretien avec Eddy Przybylski, journaliste belge du quotidien La Dernière Heure, juin 2011.2. Psychologies Magazine, avril 2006.
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Le grand absent
public fasciné par son héros, écorché vif… On ne compte
plus les textes qui, dans sa discographie, ont souligné
l’absence du père : souvenons- nous de « Je suis né dans
la rue 1 », en 1969 : « Je n’ai pas eu de père / Pour me
faire rentrer le soir / Et bien souvent ma mère / Travaillait
pendant la nuit / Je jouais de la guitare / Assis sur le
trottoir / Le cœur comme une pierre / Je commençais
ma vie. »
Cette absence et ce manque originels ont peu à peu
contribué à forger l’image d’un homme sans racines,
voué à se faire tout seul, loin de l’affection et de la pro-
tection paternelles : « Je ne suis pas né milliardaire /
Mais pas moi / Non pas moi / Je suis le fils de per-
sonne. » (« Fils de personne 2 »)
Pour avancer, Johnny n’a eu d’autre choix que
d’« inventer » la figure paternelle, une figure idéalisée
qui lui permettra de devenir cet autodidacte, solide et
fragile à la fois : « Je l’ai inventé tout entier / Il a fini par
exister / Je l’ai fabriqué comme j’ai pu / Ce père que je
n’ai jamais eu. » (« À propos de mon père 3 »)
En novembre 2010, alors que Johnny est hospitalisé
au Cedars- Sinai Hospital et plongé dans un coma artifi-
ciel, l’ombre du père surgit à nouveau, comme il l’a
confié à son ami, l’écrivain Daniel Rondeau 4 : « Dans la
nuit, on m’a donné de la morphine. Le médecin m’a
raconté plus tard que j’avais appelé mon père toute la
1. Album Rivière… ouvre ton lit, Philips, 1969. Paroles : Long Chris. Musique : Micky Jones et Tommy Brown.2. Album Flagrant délire, Philips, 1971. Paroles : Philippe Labro. Musique : John Fogerty.3. Album Rock’n Slow, Philips, 1974. Paroles : Michel Mallory. Musique : M arcel Benois.4. Le Journal du Dimanche, novembre 2010.
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Johnny, l’incroyable histoire
nuit. “Papa, viens me chercher. Papa…” Étonnant, tout
de même. Tu connais mes rapports avec mon père. Il
m’a laissé tomber quand j’avais six mois. Ma mère était
mannequin cabine chez Lanvin. Elle travaillait toute la
journée. Un soir, elle est rentrée chez nous, rue de
Cluzel, dans le IXe arrondissement de Paris, et l’on m’a
trouvé seul, simplement protégé par une couverture, sur
le plancher. Mon père avait vendu mon berceau, ses tic-
kets d’alimentation, et il était parti […]. Pourquoi dans
mon délire ai- je appelé mon père ? Peut- être finalement
parce que j’ai pensé à la personne qui m’a le plus man-
qué. […] J’aurais pu appeler ma mère qui a passé les
dernières années de sa vie à Marnes, mais non, c’est lui
que j’appelais : “Papa, viens me chercher…” »
Mais qui était donc ce Léon Smet ? Pour mieux com-
prendre Johnny, il convient de s’attarder un peu sur
cette figure paternelle, cet artiste « complet », à la fois
danseur, acteur et réalisateur, qui aura brûlé sa vie à
force d’errances et d’alcool, pour la finir à l’état de
quasi- clochard. Un marginal, parti subitement sans lais-
ser d’adresse, en abandonnant sa femme et son enfant
de huit mois : « Mon père, c’était un peu le sujet tabou.
Quand je posais des questions, on me disait : “On t’ex-
pliquera. Mais on ne m’expliquait jamais…” 1. »
Impossible d’appréhender la trajectoire intime du
rocker sans s’appesantir sur ce drame qui a fondé sa vie.
Cet abandon originel et toutes ces questions restées
sans réponse. Ajoutez à cela le contexte des années
1940, sur fond de guerre, d’Occupation et de secrets de
famille, et vous prendrez la mesure du mythe qui entoure
1. Canal+, « La nuit Hallyday », 11 juin 1993.
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Le grand absent
l’incroyable histoire de Johnny Hallyday, ce « vagabond
du rock », comme il aime à se qualifier, qui n’a cessé de
chanter la solitude, parfois jusque dans la caricature.
« L’enfance de Johnny a été cabossée. Quand on a vécu
ce qu’il a vécu, forcément, le regard sur la vie change,
forcément. Il a toujours eu en lui une pulsation malheu-
reuse. Et cette part de lui qui le pousse souvent à se
réfugier dans l’extrême jouissance, n’est, je pense, que
l’expression de ce combat contre la tristesse 1 », glisse le
journaliste Patrick Poivre d’Arvor, un complice de
longue date du chanteur.
La plus grande star de la chanson française des cin-
quante dernières années aurait- elle seulement percé si
elle avait été élevée dans une famille traditionnelle et
avait fréquenté les bancs de l’école comme tous les
autres gamins de son âge ? Il est permis d’en douter.
Revenons- en à Léon Smet. C’était donc d’abord un
artiste, un vrai. Né en 1908 dans la commune bruxel-
loise de Schaerbeek, ce beau garçon au charisme canaille
est diplômé du Conservatoire de Bruxelles, section art
dramatique. C’est d’ailleurs avec un numéro de danse,
de jonglage et de clown, qu’il connaît ses premiers suc-
cès dans la capitale belge. Quelques années plus tard,
on le remarque aussi (sous le nom de Jean- Michel Smet)
dans le rôle titre de Monsieur Fantômas, un film en noir
et blanc de vingt- quatre minutes, une curiosité que l’on
peut encore découvrir à ce jour sur Internet.
Dans le milieu bruxellois des années 1930, le beau et
brillant Léon, marié en premières noces à une certaine
1. Entretien avec Patrick Poivre d’Arvor, 15 janvier 2012.
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Johnny, l’incroyable histoire
Nelly Debeaumont, a la cote. Au Trou Vert, le cabaret
qu’il vient d’ouvrir et où se presse l’avant- garde locale,
on parle anarchisme et surréalisme. Les femmes affluent,
attirées par ce séducteur à la forte personnalité. Claude
Étienne, ancien directeur du théâtre du Rideau à
Bruxelles, le décrit en ces termes : « Il avait un certain
talent, de la présence, une gueule et un visage viril. Il
faisait même un peu mauvais garçon. Il avait une belle
voix et une conviction très grande 1. » Un portrait qui
n’est pas sans rappeler le futur Johnny Hallyday…
Mais ce poète de l’« ailleurs » se rêve un plus grand
destin. Début 1939, il met le cap sur Paris, accompagné
de sa nouvelle femme, Jacqueline, épousée tout aussi
promptement que la première. Il y lance une troupe de
théâtre. Sans succès. Qu’importe ! Dans les cabarets où
il cachetonne, le Bruxellois se distingue. C’est ainsi qu’il
croise et bluffe des débutants qui deviendront célèbres,
comme Mouloudji dont il devient l’ami, ou Reggiani
qui, bien des années plus tard, n’a rien oublié de ce
drôle d’énergumène qui se « levait à midi », « passait ses
journées à errer dans les rues » et qui, « la nuit, ne quit-
tait jamais le cabaret avant la fermeture » : « Quel
homme ! Il disait des textes du poète Henri Michaux
qu’il présentait avec un talent exceptionnel. Mais ça ne
m’étonne nullement qu’il soit devenu un vagabond. Il
était déjà « vagabondeux ». Malgré cela, il attirait les
femmes. Il avait les yeux bridés et l’on peut dire, en le
regardant bien, qu’il ressemblait à Johnny Hallyday. Cet
homme a probablement mal agi avec son fils, mais moi,
je le considérais comme un grand artiste. Et l’individu
1. Dans Jean-Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, Johnny Hallyday, histoire d’une vie, Fayard, 1990 (nouvelle édition enrichie en 2009).
13
Le grand absent
que j’ai connu était charmant, adorable et animé d’une
extraordinaire tendresse 1. »
En 1940, Léon Smet est rattrapé par l’histoire et les
démons de l’alcool. Alors que les spectres de l’Occupa-
tion et de la Seconde Guerre mondiale se profilent, le
cabaret doit fermer. L’artiste errant, incapable de se
fixer, se découvre un penchant pour l’alcool. Il peut
toutefois compter sur le soutien sans faille de sa sœur
aînée, Hélène Mar, installée non loin de là, rue de la
Tour-des-Dames, avec son mari, Jacob Mar, et leurs
deux filles, Desta et Menen.
C’est cette « deuxième » famille qui, plusieurs années
plus tard, accueillera le petit Jean- Philippe Smet. Un
clan bientôt entaché par l’ombre de la collaboration.
Cette donnée historique, bien souvent occultée dans la
légende officielle de Johnny, marquera pourtant la petite
enfance de la future légende du rock.
Au centre de cet épisode se trouve Jacob Mar, un
homme au parcours romanesque, ponctué de mystères et
de zones d’ombre, qui épouse la Bruxelloise Hélène Smet
en 1923. Né d’un père allemand – pasteur protestant – et
d’une mère éthiopienne, ce métis grandit en Éthiopie et,
par son ascendance maternelle, est un authentique prince
d’Abyssinie. Contraint de quitter son pays en guerre, c’est
avec un titre honorifique de conseiller d’État qu’il gagne
l’Europe, à Paris d’abord, puis à Bruxelles, où il prend la
direction d’une société d’import- export. Il exerce parallè-
lement la charge de consul honoraire d’Éthiopie. Cet
homme d’affaires bien élevé, portant beau et parlant neuf
1. Cité par Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, Les éditions de l’Arbre, 2010.
14
Johnny, l’incroyable histoire
langues, a donc tout du « notable » respectable, apprécié
pour son humour et son caractère affable.
Sa situation est pourtant fragile, sur fond de crise éco-
nomique (le krach de 1929 est passé par là), de déclas-
sement et de guerre (italo- éthiopienne d’abord, puis
européenne). En 1940, alors que la Seconde Guerre a
commencé, les choses se compliquent encore. Jacob
Mar, en raison de ses origines allemandes, est interné au
camp des Milles, près d’Aix- en- Provence 1, comme plu-
sieurs milliers de ressortissants allemands et autrichiens…
Il y passe quelques mois avant d’être libéré. Qu’arrive-
t-il ensuite ? Le mystère demeure mais, peu de temps
après, Jacob Mar fait ses débuts sur Radio Paris, deve-
nue un instrument de la propagande nazie dès juillet 1940,
dans une émission baptisée « Le quart d’heure colonial ».
Que faut- il voir dans sa démarche ? Une vraie volonté de
servir les intérêts allemands ? L’impossibilité de se sous-
traire à une demande des nouvelles autorités, eu égard à
sa nationalité ? La stratégie d’un rentier déclassé sou-
cieux de survivre dans une capitale rationnée ? Le fait est
que, pendant cinq ans, il vante sur les ondes le bien-
fondé de la doctrine nationale- socialiste, ce qui lui vau-
dra d’être arrêté au lendemain de la guerre. Si l’ombre
des heures noires de l’histoire plane sur le personnage, la
situation semble toutefois plus complexe qu’il n’y paraît,
comme le suggère le journaliste Eddy Przybylski 2 qui, au
début des années 1980, a mené une longue enquête de
voisinage, près de l’appartement familial de la Tour-des-
Dames, à Paris : « C’est un de ces nombreux condamnés
qui mériteraient sans doute que leur procès soit refait.
1. Journal Combat du 6 décembre 1946.2. Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, ouvr. cité.
15
Le grand absent
Si, pour des raisons particulières, Jacob Mar a bien tra-
vaillé pour les Allemands, il a en parallèle couvert des
résistants notoires qui vivaient dans son quartier, comme
j’en ai recueilli le témoignage. » Il n’en demeure pas
moins que, en ce début des années 1940, Jacob Mar sert
bien la propagande de l’occupant nazi, qu’il en tire un
revenu appréciable en ces temps de disette, et qu’il en
fait même profiter ses proches… à commencer par un
certain Léon Smet, artiste à la dérive venu frapper à la
porte de sa sœur, Hélène.
Léon, qui avait toujours défendu des idées de gauche,
se met à flirter avec les médias allemands d’occupation,
en l’occurrence avec la Fernsehsender Paris, une chaîne
de télévision lancée spécialement à destination des sol-
dats germaniques soignés dans les hôpitaux. Tous les
jours, depuis un ancien dancing de la rue Cognacq- Jay
transformé en studio de télé, on y organise des jeux, on
y chante, on y déclame des vers. Du divertissement avant
l’heure, façon spectacle vivant, pour réconforter le moral
des troupes. On y croise des figures connues : Mouloudji,
par exemple, ou encore le comédien Jacques Dufilho,
ami de Léon Smet. Le boxeur Georges Carpentier y dis-
pense des conseils de crochets et d’uppercuts tandis que
le « mousquetaire » Henri Cochet y donne des cours de
tennis en direct. Il y a aussi Serge Lifar, maître de ballet
à l’Opéra de Paris, et proche de Desta et Menen, les
filles de Jacob et Hélène Mar, toutes deux danseuses
classiques. La Fernsehsender, c’était d’abord une bonne
planque, synonyme de travail bien payé… et qui pouvait
avoir son utilité puisque, à l’époque, le directeur de cette
télé expérimentale distribuait des certificats pour échap-
per au Service du travail obligatoire en Allemagne
16
Johnny, l’incroyable histoire
(STO). Plus d’une centaine de personnes au total y ont
émargé. Léon Smet s’y sentait dans son élément : « Je
pouvais aider les jeunes artistes qui travaillaient avec
moi, leur donner des conseils, les guider dans leur choix
des textes. » Cet épisode trouble pourrait paraître anec-
dotique. Il aura pourtant une incidence importante dans
l’enfance de Johnny qui déclarera plus tard, dans l’une
des rares interviews évoquant ce sujet sensible : « Ils ne
m’envoyaient pas à l’école, par peur des représailles,
parce que le prince avait été collabo, et que ça se savait
un peu dans le quartier, en bas de la rue Blanche. Quand
j’ai eu l’âge de comprendre, ça m’a choqué 1. »
C’est dans ce contexte tourmenté des années 1940
que Léon Smet croise le chemin d’Huguette Clerc. Il est
alors séparé de sa deuxième épouse et vivote, partagé
entre un hôtel situé à deux pas du Bateau- Lavoir de
Picasso et les visites à sa sœur Hélène. Il a trente- quatre
ans lorsqu’il pousse la porte de la boutique de Mlle
Clerc, au pied de la butte Montmartre, avec en main les
tickets de rationnement de sa sœur. Avec son bagout de
showman, son regard bleu comme les océans et sa veste à
carreaux, le beau parleur ne tarde pas à séduire la jolie
crémière, qui deviendra plus tard mannequin cabine. Sur
le papier, pourtant, tout les sépare. Huguette Clerc a
quitté l’école à seize ans pour devenir coiffeuse, mais,
atteinte de pleurésie, elle n’exercera jamais. Foncièrement
gentille, voire naïve, elle ne résiste pas à la cour assidue
de cet homme fantasque qui l’emmène au théâtre, lui fait
découvrir l’agitation parisienne, et lui promet de divorcer
très vite de sa précédente femme pour l’épouser. Les
1. Libération, 5 mars 2011.
17
Le grand absent
deux amoureux s’installent dans un meublé et entament
une surprenante mais bien réelle histoire d’amour, cou-
ronnée par la naissance d’un petit garçon.
Nous sommes le 15 juin 1943. Il est cinq heures du
matin 1 lorsqu’un car de police secours s’arrête devant le
domicile du couple, près de Pigalle, et emmène Huguette
jusqu’à la pimpante clinique Marie- Louise. C’est aux
environs de treize heures que vient au monde Jean-
Philippe, joli bébé de 3,5 kilos, né sous le signe des
Gémeaux. Son prénom a valeur de symbole : Jean,
comme Jeanne, le prénom de la maman d’Huguette.
Quant à Philippe, c’est un prénom très en vogue dans
ces années où l’État français est aux mains du maréchal
Pétain.
Le bonheur semble assuré, mais c’est sans compter
avec la cruelle désillusion qui attend la jeune maman de
vingt- deux ans à son retour de la maternité. Lorsqu’une
semaine après la naissance, son couffin sous le bras, elle
franchit les portes de son foyer, c’est pour constater que
Léon Smet, pourtant si ému à la clinique, a profité de
son absence pour vendre la layette et le lait du
nouveau- né. Un épisode presque tragi- comique, mais
annonciateur de l’enfance hors norme du rocker, certai-
nement pas « né dans la rue », comme le veut souvent la
légende, mais qui n’aura pas pour autant goûté à la sta-
bilité tranquille d’un foyer bourgeois…
Dans les mois qui suivent la naissance de Jean-
Philippe, la situation ne s’arrange guère entre Léon et
1. Les circonstances de l’accouchement sont racontées par Huguette Clerc à Jean- Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, dans Johnny Hallyday, histoire d’une vie, ouvr. cité.
18
Johnny, l’incroyable histoire
son épouse. Le fantasque Belge se perd de plus en plus
dans la boisson, disparaît et réapparaît, au gré de ses
fréquentations. Huguette, désemparée, trouve refuge
chez sa belle- sœur Hélène, atterrée par l’inconstance de
son frère. Ironie tragique : le couple ne se recroise que
quelques mois plus tard… devant monsieur le maire.
Huguette – soutenue par sa belle- sœur – a convaincu
Léon d’accepter de se marier, pour que l’enfant ne soit
pas déclaré naturel… Elle veut lui éviter cette honte
suprême, tare sociale qu’elle connaît bien puisqu’elle-
même a été déclarée « fille naturelle », après que sa mère
eut refusé de se marier avec son « fiancé », un soldat
américain basé en France…
Quelques mois passent et Léon Smet disparaît, pour
de bon cette fois. Drôle de début dans la vie, décidé-
ment, pour Jean- Philippe Smet… Pourquoi son père
Léon a- t-il ainsi définitivement quitté le cercle familial ?
Pour les beaux yeux d’une belle de passage, une fois de
plus ? Ou tout simplement pour fuir ? C’est ce que sou-
tient Eddy Przybylski 1 : « C’est la thèse la plus probable
pour moi. Il a cherché à fuir Paris par crainte de repré-
sailles du fait de son travail à la Fernsehsender. Certains
de ses ex- collègues connaissaient des soucis avec le
Comité national d’épuration. Comme Serge Lifar,
notamment. Lui a sans doute préféré prendre les
devants, par précaution. Rien à voir à mon avis avec ce
fameux grand reportage qu’il serait parti faire en Espagne
au bras d’une journaliste fraîchement rencontrée comme
le voudrait une certaine légende… » Et, de fait, si Eddy
Przybylski retrouve sa trace en Espagne dans ces années
1. Entretien avec Eddy Przybylski, juin 2011.
19
Le grand absent
d’après- guerre, ce n’est pas dans la rubrique spectacle,
mais dans celle des faits divers puisque l’homme est
arrêté, puis expulsé pour vol et escroquerie, comme en
témoigne le consul de Belgique d’alors. C’est le début
de sa vraie déchéance sociale.
Désormais mère célibataire, Huguette pense qu’elle a
fait ce qu’il fallait faire en donnant un nom de famille à
son fils. Mais elle se heurte vite à la dure réalité du quo-
tidien : seule, courant après les contrats de mannequin,
elle doit régulièrement s’éloigner de Paris et manque de
temps pour s’occuper de son jeune enfant, ce qui n’est
pas sans conséquence. On frôle même la catastrophe
lorsqu’elle confie Jean- Philippe à un couple de paysans
normands, et qu’il avale quelques paillettes de soude
caustique. Il s’en sort finalement avec une grosse brû-
lure à l’œsophage et à la gorge qui l’empêchera de
gazouiller pendant plusieurs jours, et sera à l’origine
d’un zézaiement tenace qui le poursuivra de longues
années…
C’est dans ce contexte tourmenté que s’impose Hélène
Mar, la sœur aînée de Léon Smet et tante du jeune Jean-
Philippe. C’est une ancienne artiste, elle aussi, autrefois
actrice de cinéma muet. D’un grand courage, cette maî-
tresse femme, la cinquantaine, mène sa petite famille à
la baguette, au risque de paraître autoritaire et manipu-
latrice, ce que Johnny Hallyday contestera vigoureuse-
ment : « On a dit tout et son contraire concernant les
relations entre ma mère et ma tante, surtout à propos
des circonstances de mon “adoption” par la famille Mar.
[…] Ma tante Hélène n’a jamais monté de complot – pas
plus qu’elle n’a intrigué – pour m’arracher à ma mère.
De même, Huguette n’a jamais voulu m’abandonner ni
20
Johnny, l’incroyable histoire
me confier à l’Assistance publique. Le processus de ma
prise en charge par Hélène Mar – femme de cœur – est
beaucoup plus compliqué et essentiellement dû aux rigu-
eurs d’une époque difficile et troublée. […] Encore une
fois, cet après- guerre était financièrement dramatique.
On ne vivait pas. On survivait 1. »
Par protection et aussi peut- être pour réparer les
fautes de son frère, tante Hélène se propose en tout cas
de veiller sur le petit Jean- Philippe, un chérubin qui
trouve très vite ses aises dans l’appartement de sa nou-
velle famille, situé rue de la Tour-des-Dames, dans le
quartier de la Trinité. L’époux d’Hélène, Jacob Mar,
prend aussitôt ce nouveau fils sous son aile et le sur-
nomme Pipo, sans qu’on sache pourquoi. Il l’émerveille
par ses récits fabuleux.
Un an plus tard – nous sommes en 1945 –, une autre
déchirure éloigne radicalement Jean- Philippe de sa vraie
mère. Jacob Mar, du fait de ses fonctions sur Radio Paris,
est accusé de collaboration, arrêté et enfermé en atten-
dant son procès. Il écope de cinq ans de prison.
En 1946, Hélène choisit de s’exiler à Londres, où ses
filles – Desta et Menen – ont décroché un contrat de
danseuses étoiles à l’International Ballet. Toute la
famille – Jean- Philippe Smet compris – embarque pour
la Grande-Bretagne tandis qu’Huguette reste à Paris.
Officiel lement, c’est l’affaire de quelques semaines. La
maman ignore alors que cette parenthèse londonienne
durera quatre ans et que, en acceptant ce compromis, elle
laisse son fils partir pour toujours.
1. Johnny Hallyday, Destroy, volume 1, Michel Lafon, 1996.
21
Le grand absent
En ce petit matin du printemps 1946, c’est donc un
enfant d’à peine trois ans qui, sous la protection de sa
famille d’adoption, débarque à la gare Victoria, au cœur
de Londres. Pour passer la frontière, à Douvres, on a
dû lui bricoler un faux passeport. La loi exigeait en effet
une autorisation parentale et son père restait bien sûr
introuvable. Ce faux document l’accompagnera ensuite
dans ses multiples voyages, jusqu’à l’âge de seize ans…
À Londres, la famille investit une chambre du Saint
Martin Hotel, sur Lane Street, au confort très sommaire.
Le quotidien de ces exilés, contraints de se tasser dans de
modestes pensions, est très précaire. Il remplit pourtant
d’une vraie chaleur affective les premières années de
Johnny : « À trois ans, je suis un petit marginal partageant
avec ma tendre famille d’adoption les joies et les infor-
tunes de la vie, les piaules minables et glacées dans des
hôtels de misère. C’est le temps de la débrouille, du mar-
ché noir et du trafic de tickets d’alimentation. Ma tante
mène les siens à la baguette avec un courage admirable.
Le soir, elle garde les gosses des bourgeois ; le jour, elle
m’apprend le chant et la musique. Avant même de savoir
lire, je connais par cœur la méthode de solfège Lemoine.
[…] Comme les enfants de la balle et les mômes malades,
je suis des cours par correspondance et parle l’anglais de
la rue », raconte- t-il dans son autobiographie 1. Et c’est
aussi avec beaucoup d’enthousiasme et de curiosité qu’il
découvre le monde du spectacle et participe – côté cou-
lisses – aux représentations de ses cousines.
Mieux, il fait même officiellement ses débuts sur scène
le temps d’une courte apparition dans une adaptation
1. Ibidem.
22
Johnny, l’incroyable histoire
anglaise de Caligula, la pièce d’Albert Camus. Il a alors
cinq ans et joue un petit enfant noir. Bien des années
avant Chicken, le rôle de mulâtre qu’il a tenu fin 2011, à
Paris, dans Le paradis sur terre, la pièce de Tennessee
Williams.
En 1948, dans ce tableau londonien à la Oliver Twist, et alors que le jeune Jean- Philippe n’a plus de nouvelles
de son père depuis longtemps, va se produire un événe-
ment décisif dans la vie du futur Johnny : la rencontre
avec Lee Ketcham, un danseur originaire de l’État de
l’Oklahoma, qui se fera bientôt appeler Lee Halliday, ins-
pirant son nom d’artiste à l’une des plus grandes stars
françaises des cinquante dernières années… Oklahoma,
c’est aussi le titre de la revue qu’il joue à l’époque avec
succès sur les boulevards. Comme la famille Mar, il habite
le même hôtel délabré sur Lane Street. Les circonstances
de la rencontre ont été relatées à maintes reprises. Ce
jour- là, Lee aurait ouvert le robinet de gaz de son chauffe-
eau et craqué une allumette, provoquant ainsi une énorme
explosion. Au milieu des gravats et dans la panique géné-
rale, Jean- Philippe serait alors apparu pour relever le
blessé. Héroïque, s’il en est, même si l’on ignore la part
de légende dans cette histoire.
Cet épisode marque en tout cas l’entrée en scène de
Lee Ketcham dans la tribu Mar. Cet Américain, bavard et
enjoué, a tout du vrai cow- boy, tout droit sorti d’un film
de John Wayne, avec sa chemise à carreaux, ses bottes
pointues et son stetson. Jean- Philippe s’est enfin trouvé un
modèle masculin, un premier héros, qui lui raconte des
histoires de cow- boys et d’Indiens et qui, cerise sur le
gâteau, lui offre même ses premières virées à moto. Lee
possède en effet une grosse Royal Enfield, sur laquelle il
23
Le grand absent
lui arrive aussi, à l’occasion, d’emmener les deux cousines
françaises – Desta et Menen – avec qui il sympathise très
vite. Plus particulièrement avec Desta, qui deviendra sa
fiancée puis, quelques années plus tard, sa femme.
Le trio de saltimbanques s’accorde même autour d’un
projet commun : regagner Paris et monter un trio de
music- hall. Les deux ballerines sont enthousiastes.
Hélène aussi, qui donne sa pleine bénédiction. Voilà
comment, en 1949, ce beau petit monde fait ses valises.
La famille Mar part en train, Lee en moto. Retour rue
de la Tour-des-Dames. Jean- Philippe Smet a six ans. Il
ignore toujours où se trouve son père et ne fait
qu’entr’apercevoir sa vraie mère. Une troisième vie,
déjà, commence pour lui, tout aussi mouvementée que
les deux premières. Après son enfance chaotique et la
virée londonienne, Jean-Philippe, au lieu d’aller à l’école
comme tous les enfants de son âge, sillonne bientôt
toutes les routes d’Europe aux côtés de cette famille de
saltimbanques décidément hors norme. Une bonne par-
tie de l’incroyable destinée de Johnny s’amorce déjà,
pré- écrite par Hélène : Jean- Philippe sera une « star »,
car la vieille dame le jure déjà à la cantonade : « Ce p’tit-
là, il est terrible… »
Dans ce destin déjà bien en marche, qu’est- il advenu
de Léon Smet, le père biologique ? Peu de choses, mal-
heureusement. Après la guerre, on perd sa trace. Le jour-
naliste Eddy Przybylski qui a longuement interviewé Léon
Smet à la fin de sa vie, a essayé de reconstituer son itiné-
raire 1 : « Il s’est exilé en Espagne. Là- bas, il a commis ses
premiers larcins, quelques vols et escroqueries diverses
1. Entretien avec Eddy Przybylski, juin 2011.
24
Johnny, l’incroyable histoire
qui lui ont valu d’être expulsé. Il aurait aussi un temps
exercé un emploi de chef de production à Radio Alger.
Mais, dès la fin des années 1940, il est revenu à Bruxelles.
Et cette fois, c’en fut bien fini de sa carrière d’artiste.
L’homme a basculé définitivement dans l’alcool, les filou-
teries en tout genre et le vagabondage. »
C’est au début des années 1960, alors que Johnny
connaît la célébrité, que Léon se rappelle à son bon sou-
venir, et de façon pour le moins inattendue. Léon le
déserteur décide en effet d’attaquer son fils en justice
pour obtenir une pension alimentaire. En vain : il perd
son procès.
Le mauvais scénario se répète en 1965, alors que
Johnny effectue son service militaire en Allemagne. Il
raconte 1 : « Un jour, un gradé vient me voir : “Soldat
Smet, votre père vous attend devant l’entrée principale !”
Mon père ? Qu’est- ce que c’est que cette galère ? Mon
père, je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais vu. Tout ce
que je sais de lui, c’est qu’il m’a abandonné quand j’avais
huit mois. Je refuse d’y aller. “Soldat Smet, c’est un
ordre !” J’y vais. Je traverse la cour. Le planton ouvre le
portail… J’aperçois un grand type pas rasé, vêtu d’un
long manteau. Il a l’air fatigué. On se regarde. Il porte un
paquet sous le bras. En s’avançant vers moi, il enlève le
papier et sort un ours en peluche. Il me serre dans ses
bras en disant : “Mon fils !” Soudain, cinq ou six photo-
graphes, dissimulés derrière une voiture, font irruption et
nous mitraillent. Après vingt et un ans d’absence, Léon
Smet, mon père, avait vendu cinq mille francs à Ici Paris les retrouvailles avec son fils devenu star. Sans un mot,
1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.
25
Le grand absent
j’ai tourné les talons. Toute ma vie, j’avais rêvé de
retrouver mon père. Maintenant, il me faisait honte. »
L’épilogue de cette impossible rencontre se produit
quelques années plus tard, comme le raconte Johnny 1 :
« J’avais appris que mon père vivotait chez les uns, les
autres. J’ai décidé de l’aider, mais ce n’était pas facile. Je
l’ai fait venir à Paris. Je l’emmène chez Cerruti où je lui
paye trois beaux costumes, un chapeau, des chemises et
des cravates. Lui qui dormait à l’Armée du Salut, je lui
prends un appartement. La nuit même, il y met le feu
pour retourner dormir à l’Armée du Salut ; et le lende-
main, il retourne chez Cerruti pour essayer de revendre à
moitié prix les costumes que je lui avais achetés. Je me
suis dit : “Il n’y a rien à faire”, et j’ai baissé les bras. »
À maintes reprises, Johnny aura donc tenté de renouer
avec ce père absent et de l’aider, mais en vain. Il finit
même par renoncer à lui verser directement de l’argent et
préfère lui payer sa pension dans une maison de retraite,
à Bruxelles. C’est là que Léon a passé les dernières
années de sa vie, mi-clochard, mi-voleur. Alors que pour
la énième fois il venait d’être surpris en train d’essayer de
voler des bouteilles de vin rouge, dans un magasin de
quartier, il eut ces mots : « Dans ma maison de retraite,
le verre est tout petit quand il y a du vin à table. Alors… »
Léon Smet pouvait- il vraiment être sauvé ?
Du côté maternel, l’éloignement semblait moins iné-
luctable. Pendant l’exil de la famille Mar en Grande-
Bretagne, Huguette recevait régulièrement à Paris des
lettres lui annonçant que l’heure du grand retour de
1. Ibidem.
Johnny, l’incroyable histoire
Londres était encore repoussée. Un week- end, elle avait
rejoint son fils pour l’embrasser : il ne l’appelait déjà
plus maman. Elle était revenue sans lui car sa priorité
restait de trouver du travail. Grâce au poète Paul Eluard,
croisé lors d’un dîner, son horizon professionnel se
dégagea enfin. De grands couturiers firent appel à elle
et elle renoua enfin avec le bonheur grâce à sa rencontre
avec un publicitaire, Michel Galmiche, qu’elle épousa et
avec qui elle eut deux beaux enfants. Détail cocasse
– quand on sait les démêlés que connaîtra plus tard
Johnny avec le fisc – : ses deux demi- frères devinrent
par la suite contrôleurs des impôts !
Des années plus tard, alors que le jeune Jean- Philippe
avait neuf ans, Huguette confiera avoir essayé de le
reprendre : « Je voulais qu’on s’occupe de lui… Je suis
allée voir Mme Mar pour lui dire qu’on voulait le récu-
pérer. La rencontre a été cordiale. Mais Mme Mar s’est
montrée très persuasive. Elle a dit qu’il fallait d’abord
penser à sa carrière 1. » Résignée, Huguette s’est installée
à Montélimar, ne voyant plus que de loin en loin ce fils
en route vers le succès. Maigre consolation…
Pourtant, le fil n’était pas coupé. À la fin de sa vie, au
début des années 2000, Huguette renoue avec Johnny,
avec qui elle entretient à nouveau une relation forte. Le
chanteur l’invite systématiquement à ses premières et
l’accueille même un temps dans sa maison de Marnes- la-
Coquette, avant sa disparition en 2007. À Joy, sa
deuxième fille, il a d’ailleurs donné pour deuxième pré-
nom Huguette…
1. Dans Jean-Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, Johnny Hallyday, histoire d’une vie, ouvr. cité.
27
2
Cette femme à qui il doit tout
L ondres, août 2011. Une grande bâtisse blanche en
lisière d’Hampstead Heath, quartier cossu de la
capitale britannique.
C’est ici que nous avons rendez- vous avec Lee
Halliday, l’homme qui fut tout à la fois le cousin, le
grand- frère et le père adoptif de Johnny Hallyday, « la »
figure masculine qui aura comblé le vide immense laissé
par la disparition de son vrai père, Léon Smet.
Sacré personnage que ce Lee Ketcham Halliday,
vieux lion fatigué, à la fois affable et méfiant, qui vit à
présent avec sa quatrième épouse à Londres, dans un
appartement en rez- de- jardin. Et quelle surprise de le
voir ainsi ressurgir du passé !
Lorsque nous l’avons appelé pour solliciter une entre-
vue, Lee nous a immédiatement surpris en formulant
cette étonnante requête : « Pourriez- vous m’apporter
deux boîtes de boules Quies ? » Conscient d’avoir
piqué notre curiosité, il s’explique avec un détache-
ment très british : « Ici, à Londres, je n’en trouve pas…
28
Johnny, l’incroyable histoire
Savez- vous que ces petites boules de cire m’ont sauvé
d’une surdité certaine ? Avec tous les décibels que j’ai
dû subir dans ma vie, rendez- vous compte, j’aurais pu
devenir sourd ! »
Lee, le fidèle. Celui qui a offert sa première guitare élec-
trique à Johnny, quand il avait quinze ans, une Jacobacci
Ohio en bois, à six cordes. Le conseiller avisé qui va suivre
la carrière de l’artiste pendant de longues années, bien au-
delà de l’enfance. Celui enfin qui inspire au jeune Jean-
Philippe Smet, un soir des années 1950, l’idée géniale de
prendre le nom d’artiste de Johnny Halliday…
« Ok, venez. Qui peut bien encore s’intéresser à toutes
ces vieilles histoires de toute façon ? » lâche dans le com-
biné le vieil homme de quatre- vingt- quatre ans, du fond
de son terrier londonien.
Qui se souvient encore en effet de ce fringant dan-
seur américain de l’après- guerre ? Sur Internet, une
rumeur de fans le donnait pour mort, ou reclus en
ermite au fin fond des États- Unis. Il serait soi-disant
fâché avec Johnny. La réalité est bien différente.
Interrogé sur ces rumeurs, Lee Halliday s’explique :
« Ces histoires de brouille sont des fadaises. Nous
sommes toujours en contact et nous nous parlons
régulièrement, même si, hélas, c’est souvent à l’occa-
sion de la disparition d’un être cher. Il y a deux ou
trois ans, j’ai passé quelques jours chez lui à Paris. Et
récemment encore, il m’a proposé de passer dans sa
villa de Los Angeles. Vivre en famille dans sa nouvelle
maison semblait le combler et il voulait que je vienne
voir ça. Mais les voyages, hélas, me sont aujourd’hui
interdits. » Leur dernier contact remonte au mois
29
Cette femme à qui il doit tout
d’août 2011, à l’occasion du décès de l’ex- épouse de
Lee, Desta, cousine de Johnny.
Quel parcours commun a ainsi façonné la complicité
des deux hommes ? La durée d’abord, comme le rap-
pelle Lee Halliday : « Nous avons quand même vécu
trente- cinq ans ensemble ! Entre nous, il y aura toujours
un lien indéfectible. J’ai cessé d’être son manager une
première fois à la fin des années 1960. Il lui fallait alors
du sang neuf. Mais je suis resté dans le circuit des mai-
sons de disques, en tant que directeur artistique. À cette
époque, je me suis occupé notamment d’Herbert
Léonard et de William Sheller. À la fin des années 1970,
j’ai retravaillé ponctuellement avec Johnny qui me l’avait
demandé. Et puis j’ai décidé de changer de vie, de quit-
ter définitivement le show business. Basta ! J’avais gagné
assez d’argent. J’avais fait le tour… »
À cette époque, alors divorcé de Desta, la fille d’Hélène
et de Jacob Mar, le cow- boy Lee rentre dans son
Amérique natale et s’installe dans une petite ferme de
l’Illinois. Mais il s’y sent comme un « étranger dans son
propre pays », et remet le cap sur Londres, cette ville
qu’il adore. Ce retour dans ce coin de la vieille Europe
est comme un retour aux sources, teinté de nostalgie.
Sur son ordinateur portable, des photographies sur-
gies du passé. Celles des enfants qu’il a eus avec Desta :
Michael, qui vit toujours en France, et Carol, sa fille
ethnologue qui travaille aujourd’hui pour l’Unicef, à
Addis- Abeba. Et puis Johnny, bien sûr. « Un gamin ren-
fermé qui ne se dévoilait jamais complètement », se sou-
vient Lee. On sent l’émotion pointer lorsqu’il évoque
ces années où la gloire est venue frapper à la porte de
30
Johnny, l’incroyable histoire
cette famille si atypique. « Si le succès de Jean- Philippe
a été fulgurant, cela faisait quand même une bonne
dizaine d’années qu’on y travaillait, et moi le premier. »
Un succès qui n’est donc pas arrivé par hasard. C’est
là une caractéristique essentielle de l’ascension de Johnny
Hallyday, comme le souligne le journaliste Eddy
Przybylski 1 : « Dans ce tournant des années 1950 et
1960, son triomphe n’a en fait rien de “spontané”.
Même si ses fans justifient souvent leur amour incondi-
tionnel par cette phrase entendue mille fois : “Johnny, il
nous ressemble vraiment. Il est comme nous…”, ce n’est
qu’une pure fiction. En réalité, Johnny n’a absolument
rien de normal, on pourrait même carrément le considé-
rer comme un extraterrestre. Depuis sa prime enfance,
tous les personnages qui ont gravité autour de lui ont eu
un destin de personnage de roman. Roman dont il est
lui- même devenu le héros. S’il arrive ainsi au sommet
de la gloire dès le début des années 1960, presque
encore adolescent, ce n’est donc absolument pas le fruit
du hasard. Il y a derrière tout cela une véritable straté-
gie, élaborée de longue date par son entourage. »
Il est frappant de constater à quel point Johnny
Hallyday a été « programmé » depuis l’enfance pour
devenir une star. Sa vocation, il ne l’a pas choisie, on l’a
choisie pour lui !
Repartons des débuts : la naissance du chanteur en
1943. Une année placée sous le signe du double aban-
don de ses parents naturels, dans le contexte troublé de
la guerre et de l’Occupation. C’est là qu’apparaît la
1. Entretien avec Eddy Przybylski, juin 2011.
31
Cette femme à qui il doit tout
femme providentielle, tante Hélène, la femme de Jacob
Mar, qui recueille cet enfant sans famille. Dès ce
moment, elle n’a qu’une obsession en tête : lui construire,
pierre par pierre, un destin d’artiste- star. Pourquoi ?
Parce qu’elle-même avait la fibre artistique. Et aussi
parce qu’une vieille gitane lui aurait confié un jour
qu’une étoile étincelante illuminerait la destinée de la
famille Mar…
À son grand désespoir, ce ne fut pas Léon Smet, ce
petit frère qu’elle avait quasiment élevé après le décès
de leur père et à la destinée duquel elle avait longtemps
cru. Et, malgré leurs qualités de danseuses, ce ne furent
pas non plus Desta et Menen, ses filles.
Non, ce fut… Jean- Philippe Smet, ce petit garçon
attachant à qui elle consacrera vingt ans de sa vie.
Comme le confirme Lee Halliday 1 : « Dans cette drôle
de tribu à quatre que nous formions, je jouais le rôle de
chef de famille. J’assurais l’entretien de l’enfant et de sa
tante, qui était ma belle- mère. Mais c’est elle qui s’oc-
cupait vraiment de lui au quotidien, sans jamais relâcher
son attention. Si Johnny est devenu une star, c’est
d’abord à cette femme qu’il le doit. Elle avait une vision,
un but ultime dont elle ne s’est jamais détournée. Elle
est allée jusqu’au bout. Johnny le sait bien… »
Juillet 1949. Après quatre années passées à Londres,
la famille Mar revient s’installer à Paris. Pour tous, le
choc est rude. Au n° 13 de la rue de la Tour-des-Dames,
Jacob Mar, mari d’Hélène, oncle de Johnny et chef de la
famille, vient tout juste de sortir de prison. Il n’est plus
1. Entretien avec Lee Halliday, août 2011.
32
Johnny, l’incroyable histoire
que l’ombre de lui- même. À court d’argent, le « prince »,
comme on le surnomme, a été contraint de vendre son
appartement de quatre pièces à la voisine couturière, et
de se replier dans son deux- pièces sur cour. L’espace est
étroit, le confort précaire. Il n’y a pas de salle de bains,
ni même de douche. On se lave à l’éponge, dans un
baquet. Le reste de la toilette, c’est une fois par semaine,
aux bains municipaux. L’atmosphère de la maisonnée
est donc pesante. Jacob, vieil homme impotent, n’est
pas forcément la personne la plus joyeuse de la terre. Il
passe ses journées dans son fauteuil, une canne à
la main.
Comme le racontera plus tard Johnny 1 : « Une rela-
tion bizarre va s’établir entre le “prince” et moi. Jacob
Mar, presque paralysé et diabétique, n’a pas droit aux
aliments sucrés. Chaque fois que nous sommes seuls, il
m’appelle :
— Pipo, donne- moi du chocolat ! Pipo, apporte- moi
un verre de vin !
Si je n’obéissais pas, il me menaçait de sa canne.
Alors, je m’exécutais. Il est mort presque trois ans plus
tard […]. Une réflexion entendue dans la famille m’a
fait croire que c’est moi qui l’avais tué en cédant à ses
envies de vin et de sucreries. Ce terrible sentiment de
culpabilité me poursuivra pendant des mois… »
Même écho critique du côté de Lee Halliday, pour
qui l’arrivée à Paris ne fut pas des plus simples. Il était
devenu « malade, acariâtre et hautain 2 », écrira- t-il à
1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.2. Lee Halliday, Lee Hallyday [sic] raconte Johnny, Michel Lafon, 2000 (pre-mière édition en 1964).
33
Cette femme à qui il doit tout
propos de Jacob Mar, son beau- père, avec lequel il
refuse de cohabiter. Devenu le nouvel homme fort de la
famille, Lee décide de s’installer dans une chambre, à
quelques encablures de là.
À cette époque, la priorité absolue de Lee est de
décrocher des contrats. Pour cela, il compte beaucoup
sur ce spectacle de danse qu’il a mis au point à Londres
avec Desta et Menen. Un numéro qui dure à peine un
quart d’heure. Le trio apparaît sur fond de Danse du sabre de Katchatourian, puis Lee exécute, seul, une
danse russe, laissant ensuite les deux cousines enflam-
mer l’assistance avec un french cancan endiablé. Un
blond au milieu de deux brunes, un final bondissant
mélangeant cancan et danse russe : l’effet est saisissant !
Il repose sur la vitesse d’exécution avec, en coulisses,
plusieurs changements de costume qui doivent se faire
en une poignée de secondes.
Le spectacle est fascinant pour le jeune Jean- Philippe,
qui donne parfois un coup de main. Du haut de ses six
ans, le petit garçon est subjugué par ce cousin « sensas »
qu’il présente bientôt comme son frère américain.
Quelques années plus tard, il poussera même le men-
songe jusqu’à s’inventer un père américain auprès des
journalistes ! Plus que tout, il aime le music- hall : l’in-
tensité de la scène, les lumières, l’ambiance des cou-
lisses, ces numéros fignolés à l’infini, ces applaudissements
qu’il faut arracher de haute lutte au public tous les soirs.
C’est de ce monde si particulier du spectacle, qui sera le
sien pendant toute son enfance, qu’il tire sans doute ce
fameux instinct, ce côté « bête de scène » que tous ceux
qui ont travaillé avec lui ont unanimement salué.
Comme le martèle Lee Halliday : « Le secret de la
34
Johnny, l’incroyable histoire
longévité de sa carrière artistique et de son succès, c’est
cette imprégnation de la scène qu’il a développée durant
toute son enfance. Il a tout observé, tout assimilé.
Comment jouer avec le public. Comment donner
chaque soir le sentiment de mettre son existence en jeu,
de vivre un moment unique. C’est la condition à rem-
plir si l’on veut être meilleur que les autres, décrocher
succès et fortune. Y compris les jours où l’on est blessé
ou malade 1… » Au début des années 1960, ce n’est pas
seulement un vague blouson noir à la mode du jour qui
triomphe, c’est d’abord un enfant de la balle, formé à
l’école de l’ancienne génération, celle du music- hall…
L’autre école, la communale, Johnny n’y mettra
presque jamais les pieds. C’est sa voisine institutrice,
Mme Mathieu, qui se charge de son éducation. Parfois,
c’est l’intraitable Hélène Mar qui prend le relais, parti-
culièrement sourcilleuse dès qu’il s’agit de surveiller
l’assiduité du jeune écolier, inscrit à des cours par cor-
respondance. Il faut dire que la famille passe alors l’es-
sentiel de son temps en tournée, loin de Paris, en France
ou à l’étranger. Partout où les emmène la Traction
Citroën de Lee.
Dans le domaine de l’éducation artistique, en
revanche, le petit Jean- Philippe est plutôt en avance. Il
est à bonne école. À peine sait- il lire et écrire que déjà
le solfège n’a plus beaucoup de secrets pour lui… Dans
la légende familiale, celle racontée par Lee Halliday 2, le
petit Jean- Philippe émet pour la première fois le souhait
de devenir chanteur à six ans, après avoir entendu
1. Entretien avec Lee Halliday, août 2011.2. Lee Halliday, Lee Hallyday [sic] raconte Johnny, ouvr. cité.
35
Cette femme à qui il doit tout
Montand chanter « Les feuilles mortes ». En attendant,
c’est au violon qu’il joue ses premiers airs. La guitare,
ce sera pour plus tard… Il danse aussi, car sa tante le
destine alors à une carrière de danseur classique. Il lui
arrive même d’accompagner ses cousines lorsqu’elles
vont faire des pointes et des entrechats à l’Opéra de
Paris. Johnny Hallyday, petit rat de l’Opéra, un scoop ?
Il finira tout de même par renoncer à se présenter au
concours d’entrée.
Jamais son éducation artistique n’a été négligée. « À
l’étranger, lorsqu’on arrivait dans une capitale euro-
péenne, se souvient Lee, la première préoccupation de
sa tante était de lui trouver un professeur de musique
ou de danse, même si ce n’était que pour quelques
semaines. Chaque fois, elle nous répétait invariablement
que le professeur avait trouvé l’enfant exceptionnel. Elle
le faisait également travailler elle- même tous les jours 1. »
Ainsi, pendant toutes ces années, tante Hélène fait
tout pour que son neveu ne passe pas à côté de son des-
tin d’artiste, c’est une obsession… Elle brûle chaque
dimanche un cierge à l’église et va jusqu’à invoquer cet
argument pour convaincre sa belle- sœur Huguette, la
maman naturelle du petit Jean- Philippe, de ne pas
reprendre l’enfant. Cette dernière témoigne, dans les
années 1980, en parlant d’Hélène 2 : « Elle m’a dit : “Si
tu le récupères et que tu le mets en nourrice, il ne pourra
plus faire tout ça…” » Huguette se résigne : « Jean-
Philippe avait neuf ans. Il m’a dit : “Retourne- toi, ne
regarde pas, je vais te chanter quelque chose.” Quand il
1. Ibidem.2. Cité par Jean- Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, Johnny Hallyday, histoire d’une vie, ouvr. cité.
36
Johnny, l’incroyable histoire
a eu fini de chanter, je me suis retournée et il était rouge
comme une tomate, plein d’émotion. J’ai craqué. Je me
suis dit que si je le reprenais à Hélène Mar, je risquais
de lui faire rater sa vie. » Une fois encore, Hélène a
imposé ses vues… « C’était une finaude, elle savait bien
entortiller les gens », avoue également Huguette, dans
cette unique interview.
Hélène Mar devient ainsi la tutrice officielle de son
neveu. La suite coule presque tout naturellement, mal-
gré quelques à- coups. En 1951, la famille passe plus
d’un an et demi en Italie, après avoir été arnaquée par
un organisateur véreux. Un coup du sort qui va pour-
tant faire basculer leurs vies. Celle de Johnny d’abord
qui, lassé du violon, échange son instrument contre une
guitare. La petite histoire veut qu’il ait troqué sa pre-
mière guitare auprès d’un fils de clown ! La vie du clan
aussi finit par se désagréger. Menen, une des filles
d’Hélène, s’enfuit au bras d’un chef d’orchestre améri-
cain croisé sur place dont elle s’est amourachée…
emportant avec elle les costumes et les partitions de leur
numéro. Menen mourra quelques années plus tard, dans
des circonstances tragiques, en mettant fin à ses jours.
En attendant, Lee et Desta se retrouvent le bec dans
l’eau. Pour survivre, ils doivent monter en urgence un
autre spectacle. Ils se cherchent alors un nom de scène.
Lee finit par trouver 1 : « Je me souvins alors du docteur
qui m’avait mis au monde. Il était généreux, il avait tou-
jours suffisamment d’espoir, de chance et d’argent.
J’avais le pressentiment que cet homme, qui protégeait
ma famille en Oklahoma, me porterait bonheur si je me
1. Lee Halliday, Lee Hallyday [sic] raconte Johnny, ouvr. cité.
37
Cette femme à qui il doit tout
plaçais sous sa protection. Je choisis donc son nom
(John Halladay, en réalité) pour renaître… » Le nom
« Halliday’s » (orthographié alors avec un « i ») apparaît
pour la première fois officiellement sur une affiche…
Un nom destiné à porter chance : de fait, la carrière
du danseur yankee repart en beauté avec un numéro de
danse acrobatique. Et les engagements pleuvent à nou-
veau. Non seulement les Halliday’s vont se refaire, mais
ils vont même décrocher un contrat de deux ans à La
Nouvelle Ève, un grand cabaret de Pigalle. Bien loin de
ces petits villages italiens où les poules venaient parfois
interrompre leur spectacle.
Retour donc à Paris, où Jacob Mar vient de s’éteindre.
Si Jean- Philippe ne fréquente toujours pas l’école du
quartier, il y mène pour la première fois une vie presque
réglée.
Desta et Lee travaillent la nuit. Jean- Philippe et sa
tante se lèvent tôt le matin. Il y a d’abord l’étude, tou-
jours par correspondance. Il y a aussi le marché de la
rue des Martyrs, les premiers westerns au cinéma de
quartier, les premières chansons de Georges Brassens à
la radio. Il aime notamment écouter « Le petit cheval
blanc ». De Georges Brassens, Johnny Hallyday dira
plus tard : « Je voyais en lui l’image du père idéal. Avec
son chat, sa pipe, sa moustache et son éternel pantalon
de velours, le grand Georges incarnait la sécurité. Il était
rassurant 1. » Durant cette période, le jeune Jean- Philippe
multiplie les leçons qui le font courir aux quatre coins
de Paris. À la guitare classique et au chant vient
1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.
38
Johnny, l’incroyable histoire
désormais s’ajouter la comédie. Sa tante ne cesse de lui
répéter qu’il est magnifique, qu’il connaîtra un destin
exceptionnel, au risque parfois de paraître un peu folle.
Un destin, d’accord. Mais lequel ? Le petit prodige
n’a même pas encore mué lorsque sa tante décide de
l’envoyer chez Maurice Chevalier, dans sa propriété
près de Paris, à Marnes- la- Coquette. Le grand artiste
juge prématuré de se prononcer sur les capacités du
jeune garçon. Johnny se souvient encore aujourd’hui de
cet illustre personnage 1 : « Le cuisinier nous avait pré-
paré des pâtes au beurre avec du gruyère dessus. À la
fin du repas, le maître d’hôtel vient demander à Maurice
Chevalier s’il peut servir le fromage. Le roi du music-
hall le regarde interloqué : “Voyons, Ernest, vous n’y
pensez pas ? Le fromage, nous l’avons déjà eu avec les
pâtes !” Cette réplique est restée gravée dans ma
mémoire avec autant de force que son fameux conseil :
“Petit, tu soignes ton entrée et ta sortie de scène. Entre
les deux, tu chantes !” » Pense- t-il toujours à Maurice
Chevalier lorsque, bien des années plus tard, lors d’un
méga- concert au Stade de France, il met en scène son
arrivée par les airs, en hélicoptère ou lorsque, pour sa
tournée « Jamais seul », il décide de faire son entrée
juché sur une boule géante en métal ?
En attendant, le jeune garçon rêve surtout de devenir
comédien. Il prend des cours de théâtre et tourne dans
quelques films publicitaires qu’on peut retrouver sur
Internet, notamment un pour la Samaritaine. Il apparaît
également à la télévision, dans une émission pour les
enfants, où il interprète un succès d’Yves Montand.
1. Ibidem.
39
Cette femme à qui il doit tout
Mieux encore, il est engagé comme figurant en 1954
pour tourner dans le film d’Henri- Georges Clouzot
Les diaboliques. Il s’agit d’une adaptation du roman de
Boileau-Narcejac avec, dans les rôles principaux, Simone
Signoret et Paul Meurisse. Malheureusement, la plupart
des scènes que Johnny a tournées sont finalement cou-
pées au montage… Mais il ne se décourage pas pour
autant : « J’ai toujours cultivé le mensonge comme un
art très rare. Non pour le plaisir de mentir, mais surtout
pour inventer des histoires et voir si les grands y
croyaient. Comme un acteur. En vérité, je rêvais d’être
comédien 1. » « Cette obsession de faire carrière au
cinéma ne l’a plus jamais quitté », confirme Lee 2.
À l’aube de l’adolescence, c’est pourtant dans le
domaine musical qu’il va trouver sa voie. Il en est encore
à gratouiller quelques accords sur sa guitare, afin de se
constituer un semblant de répertoire, qu’il est déter-
miné à défendre sur scène le moment venu. Évidemment,
parmi ces morceaux figurent « Jeux interdits », ainsi que
« Les cavaliers du ciel », « Les cadets de Gascogne » et
« L’abeille et le papillon », d’Henri Salvador.
L’occasion de se produire sur scène se présente fina-
lement plus vite que prévu. Jean- Philippe Smet n’a en
effet que douze ans lorsqu’il interprète trois chansons,
au mois de mai 1955, dans un cabaret de Cologne, pro-
fitant d’un changement de costumes des Halliday’s.
Un an plus tard, il renouvelle l’expérience à
Copenhague. Deux fois par jour pendant trois semaines,
il monte sur scène, coiffé d’une toque de trappeur en
1. Ibidem.2. Entretien avec Lee Halliday, août 2011.
40
Johnny, l’incroyable histoire
raton laveur pour chanter « La ballade de Davy
Crockett », gros succès d’Annie Cordy. Il porte une
tenue de petit cow- boy envoyée par les parents de Lee
depuis leur Oklahoma natal : pantalon noir et chemise
western à col large. Johnny a raconté plus tard cette
première véritable expérience de la scène : « Soudain, le
trac, celui qui va devenir mon “meilleur ennemi” me
frappe par surprise. Le trou noir. Je n’ai que cinquante
pas à franchir, mais pour moi, c’est le vide, un précipice
insondable. J’ai mal au cœur, envie de pleurer, une peur
à crever […]. Horreur absolue : les paroles de mes chan-
sons se sont mystérieusement envolées. Et puis d’un
coup, je me suis souvenu du slogan que répète sans
cesse ma cousine Desta, une règle ultime de survie :
“Plutôt crever que d’arrêter !” » Alors, le public a
applaudi. Et en a redemandé. […] Et a encore applaudi
pendant trois semaines. À la fin du contrat, le directeur
de l’Atlantic Palace m’a remis une grosse boîte de cho-
colats et une petite enveloppe avec des billets à l’inté-
rieur. Mon premier vrai cachet de chanteur ! Cet argent,
je l’ai donné à ma tante Hélène, fier de pouvoir enfin
participer au budget de ma famille 1… »
Un vrai musicien est en train de naître. L’un de ses
musiciens, Michel Mallory, tient d’ailleurs à rétablir
cette vérité : « Johnny est un bon guitariste ! Je sais que
certains pensent qu’il ne fait que semblant de jouer sur
scène, mais c’est totalement faux 2. » Devenu accro à son
instrument, qu’il trimballe sur son épaule jusqu’au
square voisin de la Trinité, notre apprenti musicien a
définitivement renoncé au classique et improvise mainte-
1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.2. Michel Mallory, Johnny, vingt ans d’amitié, Archimbaud, 1994.
41
Cette femme à qui il doit tout
nant librement. C’est alors qu’il entend pour la première
fois ce nouveau courant musical qui débarque des États-
Unis : le rock’n’roll. La grande affaire de sa vie.
Une musique incarnée par le visage et le déhanché
d’Elvis Presley. Johnny le découvre en 1958, dans son
cinéma de quartier. Le film s’appelle Amour frénétique (Loving You en VO) et le King y incarne un personnage
dénommé… Deke Rivers. Johnny évoquera par la suite
l’impact immense ressenti devant ces images en
musique : « Le même choc que pour James Dean dans
La fureur de vivre. La même intensité que dégageait
Marlon Brando dans Sur les quais. […] La certitude
aveuglante que moi aussi je suis né pour chanter du
rock’n’roll. Elvis me montre la voie, me désigne l’ouver-
ture par où je dois passer si je veux m’imposer.
Désormais, j’ai trois alliés, trois héros, trois modèles.
Avec Dean, Presley et Brando, je tiens les personnages
clés de ma vie 1. »
Le compte à rebours peut commencer. Moins de trois
ans plus tard, Johnny sera une star…
Le rock monopolise désormais toute son énergie, et
toutes ses journées. Les parents de Lee lui envoient des
disques sortis aux États- Unis. Il en récupère également
auprès de soldats américains basés à Paris, contre force
bouteilles de calva. Chez lui, devant le miroir de son
armoire, il imite Elvis, guitare à la main. Quand il sort,
il fait le blouson noir avec sa bande de copains du square
de la Trinité. On y croise Jacques Dutronc, un voisin.
Des petits gars qui veulent se la jouer façon Fureur de
1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.
42
Johnny, l’incroyable histoire
vivre avec leurs chaînes de vélo et leurs poings améri-
cains. Ils se frottent aux Sactos, leurs homologues du
Sacré- Cœur. Un voyou, Johnny ? À l’époque, il est vrai
qu’il excelle dans deux disciplines : le vol de Vespa et le
chapardage de disques. C’est d’ailleurs en glissant une
pochette sous son blouson qu’il fait la rencontre d’un
certain Claude Moine, futur Eddy Mitchell. Ce dernier,
alors jeune employé d’assurances, a la manie d’appeler
tout le monde « Small », soit « Petit » en anglais. Vexées,
ses victimes se vengent en l’affublant en retour du sur-
nom de Schmoll. Johnny et Eddy ont vite fait de deve-
nir les meilleurs amis du monde. Mais c’est avec
Christian Blondieau, futur père d’une petite Adeline,
qu’il passe le plus clair de son temps. Christian est
comme lui un garçon cool, rock’n’roll. Ensemble, ils
écument les rayons de fringues western, toujours en
quête d’une veste à franges ou d’une chemise à car-
reaux. Plus tard, Christian se fera appeler Long Chris.
Mais pour l’heure, son surnom, c’est… Elvis. Il a fait
coller les cinq lettres, en gros, sur son blouson…
C’est à cette époque de montée en puissance de l’in-
fluence de la musique anglo- saxonne qu’un nouvel éta-
blissement « branché » ouvre sur les boulevards. Cet
établissement qui reste dans la mémoire de toute une
génération s’appelle le Golf Drouot, un club de jeunes
qui va vite attirer une foule de fidèles. La raison de ce
succès rapide ? Non pas l’insolite golf miniature qui lui
a donné son nom, mais plutôt le design dernier cri de
son juke- box de cent disques. L’endroit devient le bas-
tion de cette nouvelle avant- garde musicale. On y croise
plusieurs visages qui se feront un nom plus tard dans le
rock ou le yé- yé. Très vite, Jean- Philippe Smet en
43
Cette femme à qui il doit tout
devient l’un des piliers. Et tant pis si, pour entrer, il faut
s’acquitter d’un droit de cents francs de l’époque et si
une tenue correcte y est exigée. Même l’intraitable
Hélène Mar le laisse passer ses après- midi au Golf, alors
qu’il a seize ans à peine. Elle se permet quand même
d’appeler la direction pour lui faire dire que le « petit »
doit être impérativement rentré à vingt heures 1.
C’est dans un autre club situé non loin de là, le Club
des Panoramas – une salle de danse un peu vieillotte
recyclée en lieu pour les jeunes –, que notre apprenti
rocker saisit enfin l’occasion de tester son charisme de
chanteur sur un direct live. Il attrape une guitare et
reprend un titre d’Elvis : « Party ». Coup d’essai, coup
de maître : les filles écarquillent les yeux, fascinées. On
peut parler d’un « effet Johnny » immédiat, qui se
confirme les semaines suivantes, dans la même salle.
En coulisse, Lee Halliday s’active pour « vendre » son
Elvis à la française à tout son carnet d’adresses. Avec
Desta, ils ont renoncé à leur carrière, sa femme en est
même réduite à donner des séances de strip- tease pour
faire bouillir la marmite. Lee, de son côté, vend des
assurances aux soldats américains. Tous leurs espoirs
reposent donc désormais sur Jean- Philippe. En accord
avec Lee, le jeune homme a opté pour une stratégie
consistant à reprendre des tubes américains dans la
langue de Molière.
Il faut, dans un premier temps, remplir une condition
préalable à toute sortie de disque : trouver à Jean-
Philippe un vrai nom de chanteur, à consonance plus
1. Henri Leproux, directeur du Golf Drouot, dans Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, ouvr. cité.
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Johnny, l’incroyable histoire
scénique, et de préférence anglo- saxonne, que celle de
son état civil. Autour de la table, avec Lee, Christian
Blondieau et l’incontournable Hélène Mar, ils cogitent.
Jean- Philippe Smet aurait- il fait la même carrière sous le
pseudonyme « John- Phil » ou « Johnny Rock », comme
cela fut envisagé ce soir- là dans le feu de la discussion ?
Dès le lendemain, Johnny Halliday (avec un « i ») exis-
tait officiellement.
Deuxième étape : lui trouver des contrats. Malgré
quelques cuisantes déconvenues, tout s’enchaîne très
vite.
En 1959, l’apprenti chanteur s’associe à un certain
Philippe Duval, un guitariste rock. À l’époque, c’est
encore une espèce rare ! Avec lui, Johnny se produit sur
des petites scènes, sans batteur, avec en tout et pour
tout un ampli, un projecteur et deux guitares. Le duo
écume les brasseries et les restaurants. Exercice difficile
que de séduire une clientèle qui s’est déplacée pour
dîner, et non pour écouter deux braves jeunes gens
essayant de singer Elvis Presley et Bill Haley !
Le déclic se fait au Robinson Moulin Rouge, un dan-
cing géré par un certain André Pouce, qui n’avait alors
pas encore tourné pour le cinéma. Johnny et Philippe y
jouent le samedi soir et le dimanche après- midi, en
mode soirée dansante. C’est là que les deux jeunes
musiciens ont une sorte de révélation : le rock, ça sert
d’abord à danser. À partir de là, tout devient possible.
Philippe Duval se souvient néanmoins d’un Johnny très
stressé 1 : « Johnny qui était très superstitieux, avait un
1. À Daniel Lesueur, pour Jukebox Magazine, novembre 2000.
45
Cette femme à qui il doit tout
trac de fou et faisait son signe de croix avant de se pré-
senter sur scène. Il était totalement perturbé. »
Quelques semaines plus tard, c’est tout aussi trem-
blant que Johnny assiste à l’Olympia au concert de Gene
Vincent, rocker déjà mythique et considéré comme
maudit depuis qu’il a été victime d’un grave accident de
moto. Dans la salle, à ses côtés, on retrouve Hélène
Mar. Elle a tenu à accompagner son neveu et petit pro-
tégé, qui n’a toujours pas la permission de minuit ! « Je
suis sûre que tu peux faire aussi bien que ce garçon 1 »,
décrète la tante de soixante et onze ans, assurément la
spectatrice la plus âgée de la soirée.
À la fin de l’année 1959, Johnny auditionne pour
Pierre Mendelssohn, dont l’émission de radio « Paris
cocktail » est diffusée chaque samedi à 20 h 40 sur l’une
des trois stations du service public. Mendelssohn est lui
aussi un grand fan d’Elvis Presley. Voilà qui est de bon
augure pour notre rocker débutant alors âgé de seize
ans. Il est convoqué le 30 décembre 1959 au Marcadet
Palace, un grand cinéma parisien, pour une audition en
public diffusée en même temps sur les ondes.
L’événement étant d’importance, des costumes de scène
sont spécialement prévus, et Philippe Duval se vexe
lorsque Lee Halliday lui demande, pour l’occasion,
d’acheter le même costume que Johnny, mais en mat,
alors que le sien était brillant. « Tout à coup, on décré-
tait que je devenais un simple accompagnateur de
Johnny, et non plus la co-vedette. Mon nom ne serait
pas apparu sur l’affiche, bien que nous continuions à
1. Desta Halliday, Johnny Hallyday, l’enfance d’une star, Michel Lafon, 2000.
46
Johnny, l’incroyable histoire
chanter ensemble […]. Il n’y avait pas de raison pour
que je sois mis à l’ombre », regrettera bien des années
plus tard le guitariste 1. Qu’importe. Ce soir- là, c’est en
costume rose cyclamen – il faut se remettre dans le
contexte de l’époque – que le jeune Johnny Halliday
enflamme l’assistance avec « Tutti frutti » et « Viens faire
une party », version française de « Party » de Presley.
Il offre une prestation apparemment convaincante,
puisqu’il est engagé dans la foulée par le Marcadet
Palace pour l’intermède obligatoire que proposent alors
les cinémas entre les actualités et le grand film.
Mais surtout, la prestation radio de Johnny n’est pas
tombée dans l’oreille d’un sourd. Jil et Jan, deux
anciens chanteurs devenus auteurs à succès, le trouvent
excellent et lui conseillent d’enregistrer un premier
titre. Le jeune homme, assez intimidé, leur chante un
air de son cru à la guitare, sur lequel ses nouveaux
admirateurs mettent des paroles. Le résultat de cette
première collaboration donnera le titre « Laisse les
filles ». Le titre est proposé à la maison de disques
Vogue. Et… banco ! Dès son audition, Johnny se voit
proposer un contrat. Mais pas Philippe Duval, à qui
l’on signifie clairement ce jour- là que, pour lui, l’aven-
ture s’arrête là. « On s’est quittés un peu vivement, un
peu rapidement, mais sans s’engueuler. […] Très fran-
chement, je n’avais pas le niveau. Et j’avais l’épée de
Damoclès du service militaire. […] En tout état de
cause, je n’aurais pas pu être avec lui dans son ascen-
sion. Finalement, je n’ai, curieusement, rien regretté »,
témoignera- t-il plus tard 2.
1. À Daniel Lesueur, pour Jukebox Magazine, novembre 2000.2. Ibidem.
47
Cette femme à qui il doit tout
La suite fait partie de la légende. Le 16 janvier 1960,
Hélène Mar signe le premier contrat de Johnny, sans
prendre le temps de prévenir son père ou sa mère. Il fal-
lait faire vite. Et c’est le 12 février – date historique – que
sort très officiellement le premier disque de Johnny. Il
s’agit d’un 45 tours avec quatre titres : « T’aimer
follement », « J’étais fou », « Oh, oh, baby » et « Laisse les
filles ». Sur la pochette, la guitare que tient Johnny est
celle… de Jacques Dutronc. C’est en tout cas ce que rap-
porte Jean- Pierre Huster, frère de l’acteur Francis Huster,
qui joue à l’époque en groupe avec Jacques Dutronc, un
autre gamin de la Trinité : « Quand il a fait ce premier
45 tours, il est venu chez nous, dans le local où nous
répétions, pour nous emprunter nos guitares. Simplement
parce que les nôtres étaient plus belles que la sienne 1. »
Autre détail encore plus révélateur : sur la pochette,
Halliday, le patronyme d’artiste familial, s’écrit désor-
mais avec deux « y ». Une erreur d’imprimeur, paraît- il.
Mais personne ne s’en offusque, car nous sommes en
pleine période de déferlante rock, la musique anglo-
saxonne est reine, et la maison de disques n’en est pas à
un léger mensonge commercial prêt pour vendre son
Johnny. À l’image du texte sibyllin figurant au verso de
la pochette : « Américain de culture française, il chante
aussi bien en anglais qu’en français. » D’ailleurs, cela
amuse énormément le principal intéressé de se faire pas-
ser pour un pur produit américain, parlant à peine le
français…
Pour les journaux, Johnny, acteur- menteur à ses
heures, s’invente de multiples vies. Né dans l’Oklahoma,
1. Cité par Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, ouvr. cité.
48
Johnny, l’incroyable histoire
il prétend même avoir gardé des vaches dans le ranch à
quatre mille cornes de son père américain… Même topo
lors de sa première apparition télévisée, dans l’émission
« L’école des vedettes » – sorte de « Star Ac’ » de
l’époque – où il n’hésite pas à en rajouter dans l’exo-
tisme yankee. D’autant qu’il trouve des complices ce
jour- là : l’affable Aimée Mortimer, présentatrice de
l’émission, et sa marraine du jour, une certaine Line
Renaud, découvrent avec intérêt ce jeune rocker dont le
charme diabolique ne parvient pas à compenser une
absence totale de conversation. Paralysé par le trac, il ne
parvient qu’à bredouiller des « oui » et « non »
embarrassés.
Ce premier disque n’est pas un carton, loin de là. La
profession reste sceptique. « Une pâle copie de ce qui
existe déjà en Amérique », entend- on répéter ici et là. Et
surtout, le titre passe peu en radio. Lucien Morisse,
programmateur musical sur Europe n° 1, mari à l’époque
de Dalida, se laissera même aller à ce commentaire
acerbe sur les ondes : « C’est la première et dernière fois
que vous entendez ce chanteur. » La légende veut même
qu’il ait cassé le disque en direct…
La première apparition de Johnny, chez Aimée
Mortimer, va cependant faire décoller les ventes de son
disque. Johnny est avant tout un showman. Partout où il
apparaît et chante en live, il fait un tabac. Dès qu’il a sa
guitare entre les mains, il paraît comme transfiguré : il
oublie sa timidité, son visage se transforme, il est sou-
dain comme désinhibé, mu par une force sauvage.
L’effet est foudroyant auprès d’un public habitué
jusque- là à des chanteurs engoncés dans leur costume et
nettement plus timorés. La machine est lancée.
Cette femme à qui il doit tout
Les ventes de Souvenirs, souvenirs, son deuxième
disque, grimpent en flèche. En cet été de 1960, Johnny
crée l’effervescence sur la Côte d’Azur, partout où il se
produit, comme au Vieux Colombier, à Juan- les- Pins.
Mais si Johnny atteint le statut d’idole en province, il
se heurte dans la capitale à d’irréductibles sceptiques
qui refusent de baisser la garde. À l’Alhambra, où il se
produit en septembre, la salle est divisée. Les specta-
teurs du balcon sont conquis : ils tapent du pied et
scandent son nom. Mais à l’orchestre, on fait la fine
bouche devant ce chanteur « bruyant », qui semble tout
droit sorti d’un cirque avec sa chemise à dentelles, et
qui en fait des tonnes. « Exhibition de mauvais goût »,
tranche L’Humanité dans son édition du lendemain,
tandis que Le Parisien évoque une « parodie burlesque »…
Simples à- coups dans une ascension fulgurante. Car
quelques mois plus tard, c’est le délire à tous les étages.
Et lorsqu’arrive ce fameux concert du Palais des Sports,
en février 1961, Hélène Mar a gagné. Son petit Jean-
Philippe est sur le point de devenir une idole, la figure
emblématique du rock’n’roll made in France… Et tant
pis si les arbitres des élégances prédisent à ce chanteur
qui se roule par terre un destin d’étoile filante.
Dans ces années 1960, sur fond de prospérité écono-
mique, de guerre d’Algérie et de guerre froide, l’image
juvénile de Johnny symbolise l’élan d’une jeunesse en
quête de liberté et de nouveauté : il sera le visage et la
voix de toute une génération.
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