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UNIVERSIT DU QUBEC MONTRAL
LA CONNAISSANCE DE SOI DANS L'ALCIBIADE MAJEUR DE PLATON
MMOIRE PRSENT
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DE LA MATRISE EN PHlLOSOPHTE
PAR
SOPHIE TREMBLAY
JUILLET 2009
UNIVERSIT DU QUBEC MONTRAL Service des bibliothques
Avertissement
La diffusion de ce mmoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a sign le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles suprieurs (SDU-522 - Rv.01-2006). Cette autorisation stipule que conformment l'article 11 du Rglement no 8 des tudes de cycles suprieurs, [l'auteur] concde l'Universit du Qubec Montral une licence non exclusive d'utilisation et de publication de la totalit ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pdagogiques et non commerciales. Plus prcisment, [l'auteur] autorise l'Universit du Qubec Montral reproduire, diffuser, prter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entranent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] [ses] droits moraux ni [ses] droits de proprit intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la libert de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possde un exemplaire.
REMERCIEMENTS
Je dois tout d'abord remercier M. Georges Leroux, professeur mrite au
dpartement de philosophie de l'Universit du Qubec Montral, qui a accept de diriger ce
mmoire de matrise. Il a toujours su commenter mon travail de manire claire et pertinente;
sa prsence, sa confiance et ses encouragements me furent indispensables tout au long de
mon travail de rdaction. Je remercie galement Mme Sara Magrin et M. Claude Panaccio,
tous deux professeurs au dpartement de philosophie de l'UQM, qui ont accept de lire, de
commenter et de discuter mon travail avec gnrosit et rigueur.
Un merci particulier mon conjoint tienne Poulin et ma fille Alice qui m'ont
accord beaucoup de leur temps. Ils m'ont tous deux supporte par leur amour et leur grande
patience tout au long de la ralisation de ce mmoire. Je remercie mes parents Gatan
Tremblay et Pauline Guimond qui m'ont toujours montr la voie de l'ducation et qui m'ont
inconditionnellement appuye dans mes choix. Ils furent des sources d'encouragement
intarissables toutes les tapes de mon travail.
TABLE DES MATIRES
RSUM....................................................................................................................... V
INTRODUCTION .................................................................................................. 1
CHAPITRE 1- LA QUESTION DE LA CONNAISSANCE DE SOI DANS L'ALCIBIADE . 9
1.1 La connaissance de soi chez Platon 10
1.2 La connaissance de soi dans l'Alcibiade 14
1.3 Le cadre dramatique de l'Alcibiade 18
1.4 Le caractre apologtique de l'Alcibiade 27
1.5 Conclusion 30
CHAPITRE 2 - L'IDENTIFICATION DU SOI 33
2.1 Le soi comme me (124b-132c) 33
2.2 Le prdicat d'hgmonie de l'me sur le corps 38
2.3 chec et limites du prdicat d'hgmonie .40
2.4 Les gains philosophiques acquis par l'utilisation du prdicat
d'hgmonie de l'me 44
2.5 Conclusion 51
CHAPITRE 3 : LE SOI-MME LUI-Ml\!IE 56
3.1 La vue chez Platon 58
3.1.1 Le fonctionnement de la vue dans le rime 59
3.1.2 Le terme 0'1'1
lV
3.3 Regarde-toi toi-mme 73
3.3.1 L'autre que soi 75
3.3.2 L'me de l'autre et le mme 77
3.3.3 L'il comme copie d'un miroir 80
3.4 Le volet psychique de l'analogie de la vision 83
3.4.1 L'me comme copie du divin 83
3.4.2 Prendre soin de soi 84
CONCLUSION ............................................................................................................. 86
BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................... 90
RSUM
Le prsent mmoire de recherche a pour but d'tudier la question de la connaissance de soi dans l'Alcibiade Majeur de Platon. La question de la connaissance de soi y est souleve lorsque Socrate fait comprendre Alcibiade que le soin de soi est l'atout principal des Grecs en matire de politique et que c'est donc par la connaissance de soi, connaissance ncessaire un bon soin de soi, que l'on devient un bon dirigeant. C'est sur la comprhension de la sentence delphique Connais-toi toi-mme que doit porter l'enqute menant la connaissance de soi. Cette enqute portera plus spcifiquement sur la nature du soi-mme lui-mme et aboutira deux rponses diffrentes mais complmentaires. La premire rponse est que le soi est l'me. Elle est prsente dans le texte par l'entremise de l'utilisation du prdicat d'hgmonie de l'me sur le corps. La deuxime rponse se trouve dans l'analogie de la vision. C'est en effet par l'entremise d'une analogie entre le type d'action que doit poser un il pour connatre son excellence et le type d'action que doit poser l'me pour connatre son excellence que Socrate tente de faire comprendre Alcibiade ce qu'est le soi-mme lui-mme: la partie la plus divine de notre me. Tout au long de notre travail, en plus de faire ressortir l'intrt philosophique des deux rponses offertes concernant la nature du soi-mme lui-mme, nous tenterons d'valuer la pertinence de l'hypothse voulant que J'Alcibiade soit un dialogue apologtique, c'est--dire qu'il ait comme mandat de rhabiliter la figure de Socrate en dmontrant qu'il a tent d'amener Alcibiade l'excellence politique. Dans le chapitre 1 nous procderons une analyse du cadre dramatique l'intrieur duquel se joue le dialogue. Les chapitres 2 et 3 seront consacrs l'analyse des deux rponses donnes la question de la connaissance de soi. L'hypothse apologtique sera quant elle analyse tout au long des trois chapitres du mmoire; nous y reviendrons plus abondamment dans la conclusion. Nous verrons que J'tude de la question de la connaissance de soi dans l'Alcibiade Majeur vient valider l'hypothse apologtique puisque nous pouvons y voir se dployer l'effort de Socrate pour mener Alcibiade vers l'excellence politique.
Mots-cls: Platon; Alcibiade; Connaissance de soi; Ame; Hgmonie; Vision.
INTRODUCTION
Platon fut un virulent critique de la politique de son poque. Dnonant la mort de
son matre, il soutient que la dmocratie est le pire des systmes puisque ceux qui participent
aux prises de dcision ne sont pas des spcialistes de la chose politique. En effet, pour
Platon, la premire condition pour qu'on puisse parler correctement d'un objet, quel qu'il
soit, est la connaissance de ce dernier. Comme tout domaine de l'activit humaine, l'habilet
gouverner dpend de la connaissance de l'objet de la gouvernance: l'tre humain. Or,
Platon constate que les citoyens et les dirigeants les plus puissants ne se connaissent pas et se
mprennent donc sur l'objet du politique, prenant ds lors ncessairement des dcisions dont
la pertinence est hasardeuse.
L'Alcibiade, dialogue dont il sera question dans notre mmoire, pose la question de
la connaissance de soi dans une perspective purement politique. Platon se demande qui sera
le meilleur politicien? Quels seront ses meilleurs atouts? Quelle devra tre sa conduite? Sur
quelles connaissances devra-t-il fonder ses actions? toutes ces questions, nous serions
spontanment tents de rpondre qu'un bon dirigeant doit tre l'coute des autres et des
besoins de la cit, qu'il doit prendre des dcisions justes et favorables l'panouissement du
plus grand nombre et qu'il doit protger la cit en assurant l'honneur et la scurit des
citoyens qui la composent. En bref, il doit se conduire de manire rendre sa cit juste.
Cette rponse est insatisfaisante pour Platon puisque, si l'on suit le principe selon
lequel toute forme d'action doit reposer sur une connaissance, il faut que la question de la
conduite du dirigeant soit retourne vers les objets qu'il doit connatre pour devenir un bon
politicien. Dans son introduction l'Alcibiade, Jean-Franois Pradeau affirme:
La discussion de l'Alcibiade porte sur les conditions psychologiques de l'thique et de la politique, du gouvernement de soi et du gouvernement de la cit. Ces deux sortes de
2
gouvernement, la matrise de soi thique et le commandement politique, ont pour condition la connaissance de leurs objets et de ce qui convient ces objets: afm de se matriser soi-mme, il convient de se connatre soi-mme; afin de gouverner la cit, il convient de la connatre.'
La rponse de l'Alcibiade est donc que pour qu'un humain se conduise avec excellence en
politique, il faut que ce dernier se connaisse lui-mme. Le sujet de la politique et de l'thique
est donc le mme: l'tre humain. Le propos central de notre mmoire portera sur la manire
dont est dploye, dans l'Alcibiade, la question de la connaissance de soi.
Les propos tenus dans l'Alcibiade sont directement lis au thme du gouvernement
de la cit, mais par le biais de l'exigence philosophique du soin de soi, du souci de soi. En
effet, comme Alcibiade se leurre sur ses capacits faire de la bonne politique, comme il
ignore les connaissances les plus fondamentales que doit possder celui qui souhaite diriger
une cit le mieux possible, il doit avouer qu'il porte en lui une grande confusion. Il doit
prendre soin de lui-mme afin d'amliorer la condition dans laquelle il se trouve. Ainsi, dans
l'Alcibiade, celui qui gouverne doit prendre des dispositions particulires par rapport lui
mme et ne pas compter sur ses qualits naturelles. Il doit ncessairement passer par une
recherche qui lui permettra de dcouvrir la nature des changements qu'il doit oprer sur lui
mme. Cette recherche doit le mener la connaissance de soi puisqu'elle est la seule qui
puisse nous indiquer comment nous devons prendre soin de soi.
Comme nous le verrons, les rponses qu'offre l'Alcibiade la question de la
connaissance de soi sont le rsultat d'une analyse du prcepte delphique Connais-toi toi
mme. Nous disons les rponses puisque l'enqute que Socrate et Alcibiade entreprennent
dans le dialogue se solde l'aide de deux rponses distinctes mais complmentaires pour
ceux qui recherchent la nature du soi. En effet, ce dialogue exprime tout d'abord assez
clairement ce qu'est l'tre humain: l'me. C'est la premire rponse. Il prcise par la suite
qu'il ne suffit pas d'identifier l'me, mais bien galement d'en scruter la nature afin de bien
orienter les activits qui nous mneront vers Je soin que nous prendrons de nous-mmes.
Cette recherche mne l'identification de la partie divine de l'me par laquelle l'tre humain
1 Pradeau, Jean-Franois (2000). Introduction l'Alcibiade, In Platon. Alcibiade, GF Flarrunarion, Paris, p. 9.
3
rflchit. Il s'agit de la deuxime rponse. Ces deux rponses feront l'objet des deux
derniers chapitres de notre mmoire.
Plus spcifiquement, le prsent mmoire se divise en trois chapitres qui visent tous le
mme but: comprendre comment s'labore la question de la connaissance de soi dans
l'Alcibiade. De manire gnrale, le premier chapitre nous servira expliquer comment la
question de la connaissance de soi est mise en contexte dans le dialogue. II nous permettra de
dterminer le cadre l'intrieur duquel se joue le questionnement du dialogue. C'est dans ce
chapitre que nous tenterons de comprendre l'originalit de l'Alcibiade dans son traitement de
la question de la connaissance de soi. Nous procderons alors une comparaison entre le
Protagoras, le Charmide, le Philbe et l'Alcibiade. Nous utiliserons galement le premier
chapitre pour tenter de comprendre J'apparition du Connais-toi toi-mme dans Je dialogue.
Nous esprons y parvenir par une description des lments formant le cadre dramatique du
dialogue. Ce mme chapitre nous servira finalement mettre en place les lments
thoriques ncessaires l'analyse des rponses offertes la question du soi-mme lui-mme
que nous proposons de mener terme dans les deux autres chapitres du mmoire. Le premier
chapitre servira donc de prambule aux deux autres chapitres du mmoire.
Le deuxime chapitre prsentera les rsultats de notre analyse concernant la premire
rponse que le dialogue offre la question de la connaissance de soi. Comme nous le
verrons, dans l'Alcibiade, le soi est l'me. Nous tenterons de dterminer la valeur de cette
rponse en analysant la valeur philosophique du prdicat d'hgmonie de l'me sur le corps
qui permet aux interlocuteurs d'identifier le soi l'me. Pour ce faire, nous tournerons
notamment notre attention vers l'interprtation propose par Jacques Brunschwig.
Le troisime chapitre nous permettra de dterminer comment nous devons
comprendre la deuxime rponse la question de la connaissance de soi. Cette rponse se
trouve dans le clbre passage du dialogue o Socrate compare l'activit de l'me l'activit
d'un il. Nous prsenterons plusieurs types d'analyse pour comprendre ce passage que nous
nommerons l'analogie de la vision. Nous procderons une analyse de certains termes (Olpl
4
informations serviront finalement comprendre le message que Socrate tente de transmettre
Alcibiade travers l'analogie de la vision. Tout au long de notre travail, nous nous servirons
de la traduction de Chantal Marbuf et Jean-Franois Pradeau2
Chacun de ces chapitres nous permettra donc de mieux comprendre la nature du
message offert par Platon dans l'Alcibiade, mais galement de discuter une hypothse de
lecture que nous tenterons de mettre l'preuve: l'hypothse de Louis-Andr Dorion3 selon
laquelle l'Alcibiade a comme mandat de rhabiliter la figure de Socrate, lui confrant le titre
de dialogue apologtique. Rappelons que Socrate a t accus de corrompre la jeunesse,
d'introduire de nouvelles divinits et de renier les dieux de la cit4 Alcibiade est un disciple
maudit de Socrate. Socrate tente pourtant de l'aider devenir meilleur et Alcibiade se prte
aujeu. Platon a-t-il crit ce dialogue dans le seul but de redorer l'image de son matre? Nous
verrons en effet que, non seulement, le contexte dialogique nous permet de croire sa
validit, mais aussi que les types de rponses donnes sur le soi nous permettent de croire
un dialogue apologtique.
Les questions relatives la connaissance de soi, aux qualits que doit possder un
bon dirigeant politique, sont trs importantes dans l'uvre de Platon. Comme nous le
verrons, les rponses de l'Alcibiade concernant le lieu o volue l'me humaine, ainsi que
celle concernant sa nature ne sont ni originales, ni mieux expliques qu'ailleurs dans l'uvre
de Platon. Pourquoi donc avoir crit ce dialogue? Qu'est-ce qu'apporte ce dialogue
platonicien que ses autres crits n'apporteraient pas?
Du point de vue de la structure narrative, il est noter que l'Alcibiade n'est pas un
monologue par lequel seraient mis en vidence des points de doctrine en vue d'une
dmonstration argumentative. II s'agit plutt d'un dialogue direct: c'est--dire que le lecteur
2 Marboeuf, Chantal et Pradeau, Jean-Franois (2000), Platon. Alcibiade, GF Flammarion, Paris, 245 pages. J L'hypothse apologtique de Louis-Andr Dorion est exprime dans son introduction au Charmide (Dorion, Louis-Andr (2004), Platon. Charmide et Lysis, GF Flammarion, Paris, 317 pages). Nous l'expliquerons dans le chapitre 1. 4 Sur le procs de Socrate et sur la nature de ses chefs d'accusation voir l'Apologie de Socrate (24 b-c).
5
assiste un entretien entre Socrate et Alcibiade5. Or, selon la place qu'on donne
l'Alcibiade dans l'uvre de Platon, nous pouvons penser, qu'en plus de son caractre
apologtique, il est une des premires mises en forme de la thorie des philosophes rois de
Platon. La question de notre rapport soi est ici mise en relation avec le rle que nous
devons occuper dans une organisation citoyenne. Nous tenterons de traiter cette hypothse
en voyant comment l'Alcibiade peut tre l'lan partir duquel se sont labors des dialogues
plus substantiels, comme la Rpublique par exemple. Nous essaierons donc de faire ressortir
les points de doctrine de J'Alcibiade qui pourraient tre les premiers balbutiements d'une
dfinition plus prcise et plus substantielle de ce qu'est l'me humaine telle que dcrite
ailleurs dans l'uvre de Platon.
Avant de plonger dans le premier chapitre, il nous semble essentiel de discuter encore
un point. Depuis le 19" sicle, l'tude de l'Alcibiade est invitablement lie celle de son
authenticit. En effet, on sait que la question de l'authenticit du dialogue proccupe et
divise les spcialistes de Platon et les commentateurs de l'Alcibiade. Nous ne pouvons nous
soustraire cette question et c'est pourquoi nous prfrons prciser notre position ds
maintenant puisqu'elle nous permettra de spcifier le traitement que nous ferons des thmes
proposs dans ce dialogue et de leur place l'intrieur de l'uvre de Platon. Nous pourrons
ainsi tablir les assises partir desquelles s'tablira notre rflexion et sur lesquelles nous
structurerons les diffrentes hypothses interprtatives dont nous ferons tat dans notre
mmoire.
N'tant pas en mesure d'offrir une position originale sur cette question, nous croyons
qu'un rsum des arguments qui soutiennent les hypothses de l'authenticit et du caractre
apocryphe de J'Alcibiade nous permettra d'adopter une hypothse de travail claire et raliste.
5 C'est Monique Dixsaut dans son introduction au Phdon qui propose cette classification des dialogues en trois catgories: dialogues directs, dialogues raconts, exposs (Dixsaut, Monique (1991), Platon. Phdon, GF Flammarion, Paris, p. 30). Elle n'inclut pas l'Alcibiade dans ce tableau, probablement cause du doute planant sur son authenticit, mais si nous devions le classer, il est clair qu'il trouverait sa place dans la catgorie des dialogues directs.
6
Pour Je faire d'une manire prcise, actuelle et concise, nous suivrons ici la synthse offerte
par Jean-Franois Pradeau dans la deuxime dition de son introduction l'Alcibiade6.
Selon ce dernier, depuis [la contestation de l'authenticit de l'Alcibiade par F.
Schleiennacher], la question est rgulirement dbattue chez les spcialistes, qui s'accordent
le plus souvent pour reconnatre l'Alcibiade un trange statut d'exception, celui d'un
dialogue apocryphe, mais non pas anachronique.7 D'un ct, les arguments utiliss pour
soutenir l'hypothse du caractre apocryphe du dialogue peuvent se rsumer en cinq points
prcis: 1) en opposition aux formes gnralement circulaires des entretiens socratiques, la
forme du texte de l'Alcibiade est dogmatique; 2) son style littraire l'loigne des uvres de
jeunesse pour le rapprocher des uvres de maturit; 3) Je lecteur assiste plus une
dmonstration socratique qui se rapprocherait plus d'un expos pdagogique que d'un
dialogue; 4) le dialogue a un caractre abstrait inhabituel; 5) l'Alcibiade rpond toutes les
questions que les interlocuteurs soulvent. D'un autre ct, les arguments servis pour rtablir
le caractre authentique du dialogue consistent en une rfutation des arguments numrs ci
haut. Pour ce faire, Pradeau propose de classer l'Alcibiade comme un dialogue de transition
prs du Gorgias et non comme un dialogue de jeunesse. Il carte ainsi l'argument 2 selon
lequel l'Alcibiade ne serait sans doute pas un dialogue de jeunesse. Par la suite, selon lui,
une lecture attentive suffit dmontrer qu'il y a des retournements, des hsitations et des
difficults irrsolues dans le dialogue ce qui fait qu'Alcibiade n'a pas que le rle
d'approbateur8; il dmonte ainsi les arguments 1, 3 et 5. En ce qui concerne l'argument 4,
Pradeau rpond que la recherche de l'Alcibiade est celle du soi, objet prcis qui constitue tout
tre humain et qui annule l'aspect abstrait soulign par les dtracteurs ne son authenticit.
Comme aucun des arguments avancs ne semble incontestable d'un point de vue
philologique ou historique9, nous penchons en faveur de la position de Pradeau en affirmant
avec lui que la question de J'authenticit est finalement davantage une affaire d'impression
6 Ibid., pp. 24-29. 7 Ibid., p.25. 8 l'appui de Pradeau, voir, par exemple, toute la section allant de 107c 109b o Alcibiade tente d'expliquer ce sur quoi il pourra conseiller les Athniens. 9 Voir aussi l'appendice de Monique Dixsaut dans Le naturel philosophe: Tout dans le dialogue est platonicien, mais trop (00'] (Dixsaut, Monique (2001), Le naturel philosophe, Vrin, Paris, p. 377).
7
ou de sentiment, dans la mesure o tous les lecteurs reconnaissent l'intrt du texte et sa
valeur platonicienne 10, et prendrons pour notre prsent travail le point de vue selon lequel
on doit prendre la mesure du contexte puis de la porte philosophique de ce texte en le
rapportant aux dialogues qui partagent avec lui un certain nombre de proccupations et de
problmes. Il Nous considrerons donc que le contenu du dialogue s'intgre sans
contradiction l'uvre de Platon.
Jean-Franois Pradeau est partisan de l'authenticit et soutient que l'Alcibiade a t
crit l'poque du Gorgias. La recherche qu'entreprend l'Alcibiade s'inscrit dans le dbat,
indistinctement thique et politique, qui occupe l'essentiel des dialogues platoniciens
antrieurs la Rpublique et, plus prcisment, du point de vue des questions et des termes
qui sont les leurs, l'ensemble plutt homogne que constituent l'Euthydme, le Mnon et le
Gorgias. 12 En effet, certaines des rponses offertes par l'Alcibiade la question de
l'excellence et des moyens d'atteindre l'excellence ont dj t tablies dans d'autres
dialogues comme le Lachs et l'Hippias mineur. Ces rponses peuvent se rsumer en deux
points principaux: 1) il est ncessaire de gouverner notre conduite de telle sorte qu'on
puisse atteindre une forme particulire ou une autre d'excellence; 2)
8
Cette hypothse de Pradeau ne fait pas l'unanimit. En effet, aucun auteur ne peut
aujourd'hui confirmer un moment de rdaction, ni attribuer un auteur dfinitif l'Alcibiade.
C'est pourquoi nous le comprendrons en lien avec l'ensemble des dialogues platoniciens qui
peuvent apporter du sens notre enqute. De plus, puisque la plupart des commentateurs et
philologues s'entendent pour affirmer que selon l'hypothse o ce dialogue n'est pas de
Platon, l'auteur est un proche de Platon, nous pouvons conclure que les propos tenus dans
l'Alcibiade sont conformes la thorie de ce dernier, nous utiliserons le nom de Platon pour
dsigner l'auteur de J'Alcibiade. Nous procderons donc dans un rapport direct avec l'uvre
de Platon dans notre tude du Connais-toi toi-mme dans l'Alcibiade.
CHAPITRE 1 - LA QUESTION DE LA CONNAISSANCE DE SOI DANS L'ALCIBIADE
Je ne suis pas encore capable, comme le demande l'inscription de Delphes, de me connatre moi-mme; ds lors, je trouve qu'il serait ridicule de me lancer, moi qui fait encore dfaut cette connaissance, dans l'examen de ce qui m'est tranger.
Platon. Phdre 22ge6-7.
Le thme de la connaissance de soi est abondamment trait dans l'uvre de Platon.
En tant que philosophe, il recherche la connaissance de ce qu'est l'tre humain et non pas la
connaissance de chaque sujet individualis. II ne propose pas de grille qui puisse pennettre
chacun d'analyser sa personnalit afin de comprendre son originalit, mais bien une
dfmition qui rendrait compte de ce qu'il y a de commun entre tous les tres humains, de ce
que nous partageons tous du fait de notre appartenance une mme espce. Il explore donc
ce domaine de connaissance d'un point de vue universel.
Plusieurs dialogues de Platon traitent du thme de la connaissance de soi. Nous
diviserons ces dialogues en deux catgories: ceux qui traitent du thme de la connaissance de
soi en se rfrant explicitement la sentence delphique l5 Connais-toi toi-mme
(Protagoras, Charmide, Philbe, Alcibiade) et ceux qui traitent du thme de la connaissance
15 Les prceptes delphiques que pouvaient lire ceux qui se rendaient au temple d'Apollon afin de consulter l'oracle sont des formules dont le sens fut longuement mdit par nombre de philosophes. Le Connais-toi toi-mme est sans doute celui dont la signification fut la plus recherche et dont la postrit fut immense. Pour les Grecs, il engageait le consultant regarder en lui-mme ce qu'il voulait savoir de l'oracle. Le sens qui apparat dans les textes les plus anciens est une invitation se reconnatre mortel et non dieu (Courcelle, Pierre (1974), Connais-toi toi-mme de Socrate saint Bernard, Tome l, tudes Augustiniennes, Paris, p. 12). Chez Platon, toutefois, son sens est diffrent puisqu'il engage ici la rflexion philosophique qui mnera l'homme se voir, non comme le divin, mais comme un tre dont l'me a quelque chose de divin: la rflexion.
10
de soi sans faire de mention directe de la sentence delphique. En effet, comme nous le
verrons, certains dialogues qui citent directement la sentence delphique n'approfondissent pas
le thme de la connaissance de soi, et d'autres dialogues - la Rpublique par exemple - dans
lesquels est labore la philosophie de Platon sur le thme de la connaissance de soi ne font
pas rfrence la recherche du sens attribuable au Connais-toi toi-mme. Nous traiterons
ici des dialogues qui, comme l'Alcibiade, font une mention directe du Connais-toi toi
mme.
1.1 La connaissance de soi cbez Platon
L'importance de la sentence delphique l'poque de Platon n'est plus dmontrer.
La formule Connais-toi toi-mme que l'on pouvait lire lorsqu'on se rendait consulter
l'oracle de Delphes est l'inspiratrice d'une longue tradition de questionnements et de
rflexions sur ce qu'est l'nomme en lui-mme. Comme le dit Pierre Courcelle dans son
analyse dtaille de l'histoire de cette maxime: c'est sur une anthropologie que dbouche
normalement la connaissance de soi.16
La fortune de cette formule anonyme fut si riche qu'elle a travers les poques de
l'Antiquit jusqu' nos jours par l'intermdiaire des diverses interprtations qu'on en fit.
Tout d'abord reue comme une invitation ne pas confondre la nature humaine avec la
nature divine, la sentence devient chez Platon, comme en tmoigne entre autres l'Alcibiade,
une prescription non pas religieuse mais philosophique que doit suivre celui qui dsire
gouverner la cit de la meilleure faon qui soit. C'est Platon qui offre donc le premier - par
le biais de l'activit rflexive philosophique et en identifiant la partie divine de l'me
humaine comme le noyau identitaire du dirigeant politique - une porte politique au
Connais-toi toi-mme. Voyons comment les dialogues de Platon qui mentionnent
intgralement le Connais-toi toi-mme l'utilisent. Ceci nous permettra de cibler les
particularits de l'Alcibiade en ce qui concerne le traitement qu'il offre de cette question.
L6 Ibid., p. 7.
Il
Dans le Protagoras (342 d), le Connais-toi toi-mme sert d'exemple de sentence
de sagesse concise et attribue aux sept Sages.
Ces sages s'tant rassembls offrirent en commun Apollon les prmices de leur sagesse et fIrent graver sur le temple de Delphes ces maximes qui sont dans toutes les bouches: Connais-toi toi-mme et Rien de trop. Mais pourquoi rapport-je tout ceci? C'est pour vous faire voir que la manire des anciens sages tait caractrise par une sorte de concision laconique. 17
Comme en tmoigne cette citation, le Protagoras n'offre pas de signification particulire la
sentence delphique. Elle est ici utilise comme un bon exemple de concision. Il ne nous
instruit pas sur les recommandations, les conseils ou les ordres que la sentence prescrit aux
hommes. Le sens que Platon attribue au Connais-toi toi-mme est plutt prsent dans le
Charmide, le Philbe et l'Alcibiade. Ces trois dialogues, comme nous le verrons maintenant,
n'offrent toutefois pas tous la mme profondeur dans le traitement du sens que l'on peut
attribuer la sentence delphique.
Dans le Charmide (164 d-e), le Connais-toi toi-mme est compris dans son
identit avec la sagesse (O"W J8 :
J'irais mme jusqu' dire que c'est prcisment se connatre soimme que consiste la sagesse, d'accord en cela avec l'auteur de l'inscription de Delphes. [00'] C'est ainsi que le dieu s'adresse ceux qui entrent dans son temple, en des termes diffrents de ceux des hommes, et c'est ce que pensait, je crois, l'auteur de l'inscription: tout homme qui entre il dit en ralit: Sois sage. Mais il le dit, comme un devin, d'une faon un peu nigmatique; car Connais-toi toi-mme et Sois sage, c'est la mme chose, au dire de l'inscription et au mien. Mais on peut s'y tromper: c'est le cas,je crois de ceux, qui ont fait graver les inscriptions postrieures: Rien de trop et Cautionner, c'est se ruiner. Ils ont pris le Connais-toi toi-mme pour un conseil et non pour le salut du dieu aux arrivants,
17 Chambry, mile (1967), Plalon. Prolagoras, Garnier-Flammarion, Paris, p. 73-74. 18 Courcelle, Pierre, op. cil., p. 16.
12
puis, voulant offrir eux-mmes des conseils non moins salutaires, ils les ont consacrs dans ces inscriptions. J9
Ce passage offre par association d'ide une clarification du sens que peut recouvrir le
prcepte delphique. Platon en reconnat le caractre nigmatique et comme dans l'Alcibiade
il associe la connaissance de soi la sagesse. En effet, il affirme en 167a: En ralit, donc,
tre sage, la sagesse et la connaissance de soi-mme, c'est savoir ce qu'on sait et ce qu'on ne
sait pas. Mais ce faisant il ne rgle pas la question laquelle le Charmide s'attarde: qu'est
ce que la sagesse? Puisque si se connatre et tre sage sont des acquis similaires, aucun
passage n'indique clairement ce qu'est le soi et comment on peut en connatre la substance.
De plus, le Charmide ne rgle pas la question de l'attitude commande par celui qui est sage.
C'est dans l'Alcibiade qu'on trouve la rponse cette question. Celui qui veut se connatre
peut le faire par la rflexion. Nous reviendrons dans notre dernier chapitre sur l'ide de la
rflexion comme attitude de sagesse politique.
Dans le Philbe (48c)20, c'est travers l'valuation des consquences dont peut ptir
celui qui ne se connat pas lui-mme qu'apparat le Connais-toi toi-mme.
C'est en somme une espce de vice qui tire son nom d'une habitude particulire, et cette partie du vice en gnral est une disposition contraire celle que recommande l'inscription de Delphes. - C'est du prcepte: Connais-toi toi-mme, que tu parles, Socrate? [... ] N'est-ce pas une ncessit que tous ceux qui ne se connaissent pas eux-mmes soient dans cet tat d'ignorance par rapport trois choses? - Comment cela? - En premier lieu, par rapport aux richesses, quand ils se croient plus riches qu'ils ne sont rellement. - Il ya en effet beaucoup de gens qui ont cette illusion. - Il Y en a encore davantage encore qui se croient plus grands et plus beaux qu'ils ne sont et qui, pour tout ce qui regarde le corps, s'attribuent des qualits suprieures celles qu'ils possdent rellement. - Assurment. - Mais les plus nombreux de beaucoup sont, mon avis, ceux qui s'illusionnent sur la troisime espce d'ignorance, celle qui
19 Chambry, mile (1967), Platon. Premiers dialogues - Charmide, GF-F1ammarion, Paris, 1967, pp. 287-288. 20 Pradeau, Jean-Franois (2002), Platon. Philbe, GF Flammarion, Paris, pp. 182-185.
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a trait aux qualits de l'me, et qui se figurent tre plus vertueux que les autres, alors qu'ils ne le sont pas. - Cela est certain. - Et parmi les vertus, n'est-ce pas la sagesse que la foule s'attache de toute manire et se remplit par l de querelles et d'illusions sur ses lumires? - Sans contredit. - Si l'on appelle cet tat d'me un mal, l'expression sera juste. Trs juste.
Trois affections principales peuvent atteindre ces ignorants qui se fourvoient eux
mmes en s'illusionnant sur la quantit de biens qu'ils possdent, sur leur qualit physique et
sur leur intelligence et la qualit de leur jugement moral. la lecture du passage cit, nous
pouvons penser que ce qui dfinit ce que nous sommes s'tend non seulement notre me,
mais galement notre corps et nos biens matriels. Comme nous le verrons plus loin,
cette interprtation du Connais-toi toi-mme est reprise dans l'Alcibiade, mais pas comme
interprtation de la sentence delphique. En effet, comme nous le verrons sous peu,
l'Alcibiade donne une interprtation diffrente du Connais-toi toi-mme, mais un des
passages cls du dialogue (128d-130c) rintroduit cette ide de l'anthropologie triple: moi
(me), ce qui est moi (corps), ce qui est ce qui est moi (ce dont mon corps se sert).2\
Avant de voir comment se prsente le Connais-toi toi-mme dans l'Alcibiade,
notons seulement que dans le Charmide et le Philbe, deux sens diffrents mais
complmentaires sont offerts au Connais-toi toi-mme. Le Charmide offre un sens
philosophique et moral la connaissance de soi, tandis que le Philbe en offre un sens plus
gographique en ce sens qu'il situe le lieu du soi et de ses diffrentes expressions
identitaires. Ces deux sens peuvent se complter puisque si nous voulons, d'une part tre
sages en nous connaissant nous-mmes, encore faut-il galement connatre ce que nous
sommes afin de pouvoir l'arrimer la sagesse. Dans l'Alcibiade, ces deux sens sont traits.
21 Il est intressant de noter que nous pouvons tablir une corrlation entre cette tripartition identitaire et l'anthropologie triple propose dans J'Alcibiade qui permet Socrate et Alcibiade de distinguer entre trois objets de nature et de fonction diffrente: moi, ce qui est moi, ce qui est ce qui est moi.
14
1.2 La connaissance de soi dans )'Alcibiade
Dans l'Alcibiade, le Connais-toi toi-mme apparat dans la Fable Royale (l20e
124b).
Vraiment, ne semble-t-il pas honteux que les femmes de nos ennemis jugent mieux de nous que nous-mmes, des qualits qu'il nous faut pour entreprendre quoi que ce soit contre eux? Mais, trs cher, laisse-toi convaincre par moi et l'inscription de Delphes CONNAIS-TOI TOI-MME que ce sont eux tes rivaux et non pas ceux que tu crois. Et nous ne pouvons l'emporter sur rien d'autre que par le soin et par la technique. Si tu te prives de ces choses, tu te priveras aussi d'un nom chez les Grecs et les Barbares, ce que tu me sembles dsirer comme personne au monde.
Voil ce qu'un chef de cit doit comprendre du Connais-toi toi-mme : ses rivaux ne sont
pas les individus qu'il dirige, mais bien les chefs des autres cits. Mais la mention du
prcepte delphique n'a pas que cette seule implication dans le dialogue. En effet, le
Connais-toi toi-mme a ici une double fonction: il sert, d'une part, de ligne d'arrive une
discussion servant dmontrer Alcibiade que ce sur quoi il fonde ses capacits bien
diriger les athniens - la richesse, la beaut, la popularit - ne peut pas lui servir pour faire de
la bonne politique et, d'autre part, de point de dpart l'enqute que mneront Socrate et
Alcibiade sur ce qu'est le soi-mme lui-mme; le reste du dialogue sert en effet traiter de la
question de la connaissance de soi et, par ricochet de la manire dont on doit prendre soin de
soi-mme22 Nous reviendrons sur la question de l'ignorance d'Alcibiade dans la partie 1.3
du prsent chapitre.
Voyons maintenant comment sont traits conjointement le thme de la connaissance
de soi et celui de la bonne politique dans l'Alcibiade et ailleurs chez Platon. Ces deux thmes
sont souvent traits dans un mme lan puisque comme va l'tablir l'Alcibiade, l'thique et
22 Comme nous le verrons dans les chapitres 2 et 3, la rponse des interlocuteurs ces questions s'laborera de deux manires: on connatra, d'une part, le lieu gographique de l'me par la mise en place du prdicat d'hgmonie de l'me qui permet de la distinguer du corps et on identifiera, d'autre part,la partie divine de l'me humaine comme Je noyau ontologique identitaire de l'homme politique par l'analyse de l'analogie de la vision.
15
la politique exigent la fois un ensemble de connaissances et une forme d'attention soi
comme aux autres, de matrise de soi et des autres. Ce sont l les deux versants
indissociables d'une conduite humaine qui se propose d'accder l'excellence.23 En effet,
la condition de l'thique et de la politique est encore psychologique au sens o, pour se
matriser soi-mme et pour gouverner la cit, il faut adopter l'gard de soi-mme une
certaine attitude, prendre certaines dispositions.24 Le mlange entre thique et politique
n'est pas propre l'Alcibiade et a t labor d'une autre manire que dans notre dialogue
l'intrieur de l'uvre de Platon.
C'est sans aucun doute dans la Rpublique que Platon tablit et explique le lien
profond et indissociable qu'il suppose entre l'organisation de la nature humaine et
l'organisation de la cit. Nous rfrons ici la thorie des philosophes rois25 . En effet, dans
la Rpublique Platon recherche la clef d'une vie bonne et juste entre les hommes par Je biais
d'une rforme de la cit dont les diffrentes composantes doivent tre structures selon le
mme schma organisationnel que l'on retrouve, du moins potentiellement, en chaque tre
humain26. Comme l'tre humain est la matire premire du politique, Platon prtend que
c'est en organisant la cit conformment la nature de son me qu'il pourra vivre le mieux
possible puisque de la manire la plus naturelle qui soit. La connaissance de l'me (le soi de
l'Alcibiade) et celle de la bonne politique servent donc bien organiser, c'est--dire
conformment leur nature, les diffrentes parties qui les composent puisqu'elles ne
s'harmonisent pas spontanment selon des rapports adquats. Afin d'obtenir une meilleure
comprhension de ce que Platon entreprend comme dmarche dans la Rpublique, prsentons
23 Pradeau, Jean-Franois, op. cil., p. 10. 24 Ibid. 25 L'me humaine est tripartite. Le commandement que nous pouvons exercer sur nous-mmes ressemble l'exercice politique par lequel un groupe d'individus rflchis doit gouverner, par le contrle et le commandement, d'autres individus moins rflchis. L'me doit gouverner le corps; une personne rflchie doit gouverner la cit. C'est pourquoi la dmocratie est si critiquable: elle ne hirarchise pas les individus qui la composent selon des rapports de dominations naturels, mais laisse chacun la chance de dominer la vie publique. 26 L'tre humain platonicien est divis en deux parties distinctes: un corps et une me. Seule leur union compose l'tre humain: un corps sans me est un cadavre et une me sans corps ne saurait se manifester au monde sensible. Ces deux parties sont systmatiquement hirarchises. L'me domine le corps puisqu'elle le contrle.
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rapidement la thorie de l'me platonicienne; nous nous doterons du mme coup d'un bagage
thorique essentiel une bonne comprhension de l'Alcibiade.
Nous dcrirons tout d'abord les diffrentes parties de l'me, expliquerons brivement
ses diffrentes fonctions et prsenterons finalement la situation de l'me incarne dans le
corps d'un tre humain sur terre. L'me humaine a deux espces: mortelle et immortelle.
Ces deux espces contiennent en tout trois parties. Ces trois parties sont le lot de l'me
humaine: quand elle rside dans un corps, l'me humaine comprend trois parties.27.
L'espce immortelle comprend la partie rationnelle (vo;) de l'me. Cette dernire doit
dominer les parties dsirantes (Em8uIlT)'nKov) et nergiques (9DjlO;) qui composent toutes
deux l'espce mortelle de cette mme me. Pour Platon, les meilleurs individus seront ceux
qui pourront contrler leurs dsirs et leur ardeur vitale par une activit consciente et
rationnelle du vo;. Or, toutes les mes humaines ne sont pas bien ordonnes. Certaines sont
domines par l'Em9DjlflTIKOV et d'autres par le 9DjlO;. Les talents naturels des tres humains
varient en fonction de la partie dominante de leur me28.
L'me humaine a galement deux grandes fonctions: une fonction psychique et une
fonction somatique. La fonction somatique comporte deux sous-fonctions: une fonction
motrice (l'me meut le corps) et une fonction sensitive (l'me mortelle reoit les sensations
pour les transmettre l'me immortelle qui les transformera en connaissance). La fonction
psychique de l'me comprend quant elle trois sous-fonctions: une fonction cognitive
(l'me immortelle transforme les donnes du monde sensible en connaissance), une fonction
rflexive (qui permet l'tre humain de dominer les deux parties mortelles de son me par sa
partie immortelle) et une fonction contemplative (l'me humaine peut s'lever vers une
contemplation des perfections).
27 Brisson, Luc (1997), Perception sensible et raison dans le Time, In Interpreting the Timaeus
Critias, Academia Verlag, Sankt Augustin, p. 308. 28 Nous faisons videmment ici rfrence la thorie des philosophes rois. C'est en effet dans la Rpublique que Platon insistera sur Je style de vie comme facteur influenant sur l'me. Ceux dont la partie rationnelle domine deviendront des chefs de cit.
17
Selon Anne Merker, la situation de l'me humaine est celle d'une exile. L'me
humaine participe de deux mondes diffrents: d'un monde mortel et sensible et d'un monde
immortel et intelligible. Elle vit sur terre en s'incarnant dans un corps mais cet habitat n'est
pas sa demeure originelle. L'me humaine provient d'un monde divin et aspire y retourner.
Cette situation d'exil condamne l'me vouloir vivre, vouloir s'intgrer, dans un monde
qui n'est pas Je sien mais galement vouloir retourner vers sa patrie originelle. Cet exil cre
donc en elle un double dsir: 1) le dsir-amour (ers) par lequel elle dsire un objet prsent
et corporel et 2) le dsir-regret (pothos) par lequel elle dsire, par nostalgie, retrouver le divin
antrieur sa vie terrestre. Pour Merker, le dsir-regret est le cur, la substance, l'toffe,
du dsir-amour, ers, qui est la forme que prend le dsir-regret quand celui qui l'prouve
reste dirig vers l'objet sensible, alors que son vritable objet est l'ensemble des tants
intelligibles, accessibles au seul intellect de l'me.29 Sur cet tat d'exil Merker ajoute:
Ce que nous avons appel l'exil n'est pas qu'une localisation de l'me dans un corps qui lui est tranger; c'est une situation dans laquelle des conditions de vie lui sont offertes, et dans laquelle elle doit elle-mme conqurir un nouvel exil constitu par une vie juste, reposant sur une matrise du corps et de l'espce mortelle qui lui est associe, et dans laquelle elle est dfinitivement mise l'preuve.3o
L'me humaine incarne est loin de sa demeure originelle et peut tre trouble par cet
loignement et par les nouvelles conditions de vie dans lesquelles elle se meut: la sensation,
le plaisir et le dplaisir, les autres passions31. Cette situation de trouble explique pourquoi
certains tres humains ressentent la nostalgie d'un tat perdu, d'un tat meilleur que celui
dans lequel se vit son incarnation dans le corps. Ce sentiment de nostalgie, ou de regret
d'une situation antrieure, motive l'me retrouver sa nature originelle. Or, cette patrie
perdue peut se retrouver aprs la mort du corps, mais galement lorsque le corps vit en tant
anim par l'me. Pour retrouver l'tat originel pendant sa vie sur Terre, l'me de l'tre
humain ne doit pas se laisser dominer par les lments troublants qui s'installent en elle
29 Merker, Anne (2003), La vision chez Platon et Aristote, Academia Verlag, Sankt Augustin, vol. 16, p.12. 30 Ibid., p. 13 31 Ibid., p. 14
18
lorsqu'eUe s'incarne, mais elle doit plutt les dominer. C'est seulement par cette domination
de l'me sur le corps qu'elle pourra retrouver sa nature perdue, une nature qu'elle a laisse
derrire elle lors de la naissance. L'me humaine est donc, en mme temps, prte subir des
preuves et apte les vaincre.
Ces informations sur l'me humaine serviront mieux analyser l'enqute mene par
Socrate et Alcibiade sur le sens du Connais-toi toi-mme. Mais pour bien comprendre le
sens que nous devons accorder aux rponses fournies par cette enqute, nous devons
maintenant comprendre le contexte dans lequel cette dernire apparat. Nous ferons donc
maintenant ressortir les lments dramatiques importants du dialogue : nature des
personnages, nature de la discussion entre les deux interlocuteurs, contexte historique dans
lequel nous devons comprendre le dialogue.
1.3 La cadre dramatique de l'Alcibiade
La figure de Socrate est celle de l'ducateur. L'ducation qu'il offre s'oppose
fondamentalement celle de certains sophistes de l'poque qui transmettent fort prix l'art
de manipuler l'opinion des foules par J'entremise de la rhtoriqu2. Socrate souhaite faire
32 Les structures sociales de la Grce de Platon sont fondes sur un idal dmocratique port par les grands idaux d'galit et de libert desquels dpendent les principes de responsabilisation et de participation du citoyen aux dbats dont l'issue mne l'organisation du cadre dans lequel la vie humaine se joue. Contrairement aux lois de la nature qui imposent par ncessit les structures de l'environnement naturel aux tres humains, la vie humaine politique s'organise partir de conventions construites par des citoyens libres qui usent de leur langage afm de parvenir un accord commun et majoritaire partir duquel seront dfmis le juste, le bien, le beau, l'avantageux et le bon, dfinitions qui deviendront les principes phares partir desquels s'laboreront les lois et les grandes structures sociales de l'poque. Ainsi, la rsolution d'un conflit portant sur des objets dont la connaissance ne fait pas consensus au sein d'une mme assemble de citoyen doit se rsoudre en ralliant une majorit d'individus convaincus de la justesse d'une position. La persuasion peut s'oprer sur diffrents plans: sur celui de l'illusion de savoir, ou sur celui de la vrit. Les sophistes savent comment manipuler les foules par la rhtorique et par l'image pour les rendre leurs positions, peu importe la valeur de ces dernires. Ce sont les matres du savoir: ils le produisent et le modifient selon les besoins du moment. Cette attitude relativiste mne des absurdits et des contradictions qui peuvent tre dbusques au prix d'un examen critique soutenu par un effort de rflexion. La plupart des compatriotes de Platon se laissent persuader par les dmonstrations sophistiques et dtruisent ainsi, par leur attitude servile, les
19
voluer les jeunes gens qu'il ctoie vers la vrit, vers la justice en les dtournant, grce
leur propre consentement, de l'illusion de vrit dans laquelle baigne la cit dmocratique.
Comme on l'apprend dans l'Apologie de Socrate (30 abi3 et comme le remarque Louis
Andr Dorion: De son propre aveu Socrate se mle des affaires de tout le monde en
exhortant sans cesse ses concitoyens sa proccuper davantage de leur me, et des moyens
de la rendre la meilleure possible, que de leur corps et de leur fortune.34 Ainsi va sa relation
avec ses amoureux, ses disciples et l'ensemble de ses concitoyens. Vritable canalisateur du
soi, Socrate mne ses interlocuteurs passer de la double ignorance (ne pas savoir qu'on ne
sait pas) la simple ignorance (
20
dialogue, Socrate n'a pas t retenu par son dmon lorsqu'il a voulu se rendre discuter avec
Alcibiade. Le temps de la rflexion tant termin, il est temps de passer l'action. C'est le
moment opportun de discuter avec Alcibiade sur ses ambitions politiques, de lui permettre de
rencontrer la vrit sur ses relles aptitudes faire de la bonne politique39.
Le personnage d'Alcibiade est bien connu et plusieurs se sont intresss sa
biographie. Alcibiade est n vers -450 et est mort en -404. Nous savons qu'il fut un
athnien d'exception. Il fut J'aim de Socrate. Le jeune Alcibiade est orphelin et confi
Pricls, son tuteur et parent, puisqu'ils sont tous deux issus de la mme famille forte et
puissante: les Alcmonides. Bien qu'il soit l'an de Platon, le personnage d'Alcibiade
apparat plusieurs fois dans son uvre; outre l'Alcibiade, il apparat dans le Banquet40 et dans
le Protagoras41 , ce qui en fait le personnage le plus prsent des textes platoniciens, aprs
Socrate, il va sans dire. Il fut un personnage politique important.
Aux yeux de ses contemporains, de ses successeurs (n en 428427, Platon appartient la gnration suivante) comme des biographes ou des historiens ultrieurs, il est la figure qui semble avoir incarn au mieux la priode qui vit Athnes passer de l'apoge d'un rgne sans partage sur le monde grec aux ruines de la dfaite et de l'occupation, la fin de la guerre du Ploponnse (qui s'achve prcisment en 404, lorsque Athnes se soumet Sparte).42
Dans le dialogue, Alcibiade n'est pas encore impliqu au niveau politique. Il songe
se lancer en politique, mais ce projet n'est pas encore concrtis. La date de l'entretien est
39 Loin de freiner les ambitions politiques de Charmide, comme il invite Alcibiade, Euthydme et Glaucon rfrner les leurs, Socrate l'exhorte au contraire embrasser sans plus tarder la carrire politique. Dans tous ces cas, Socrate joue le rle d'un vritable catalyseur, c'est--dire qu'il est celui qui rvle les individus eux-mmes: face des interlocuteurs qui se mconnaissent eux-mmes, il intervient pour leur rvler tantt leur ignorance ou leur incomptence (Alcibiade, Euthydme, Glaucon), tantt leurs aptitudes (Charmide). (Dorion, Louis-Andr, op. cit., p. 57.) 40 [ ... ] il [... ] a environ trente-cinq [ans] lorsqu'on le retrouve, ivre et toujours pris de Socrate, dans le Banquet. Dans ce dialogue o il fait d'une certaine manire ses adieux Socrate (la scne se passe aux environs de 416), Alcibiade est son apoge, la veille de la mutilation des Herms et de l'expdition en Sicile. (Pradeau, Jean-Franois, op. ct., p.19.) 41 II a quinze ans ou un peu plus, l'ge de la premire barbe, lorsqu'il prend part la discussion du Protagoras. (Ibid., p.19.) 42 Ibid., p.l5-16.
21
gnralement situe autour de -432 alors que l'ducation d'Alcibiade est termine. Nous
nous situons donc une priode charnire de son existence puisque ce dernier doit faire des
choix dcisifs pour sa vie. Il n'est plus un adolescent, il est maintenant un citoyen duqu qui
doit dfinir pour lui-mme son rapport la politique. Comme il est indiqu dans le dialogue,
Alcibiade crot s'y connatre en politique puisqu'il pense possder les qualits ncessaires
pour bien gouverner. Or, le portrait que Socrate dresse de lui: riche, beau, admir, etc. nous
porte tout d'abord de croire qu'il a tout pour lui. Mais la vrit est que ce portrait flatteur
n'est pas exhaustif puisqu'il a pour but de rvler, par contraste, les manques d'Alcibiade.
Son identit est superficielle et ne s'attache qu' l'apparence. Alcibiade doit tre duqu s'il
veut pallier ce manque. Or, comme son ducation est maintenant termine, Alcibiade se voit
offrir une dernire chance de recevoir l'enseignement de Socrate.
Il est connu que Socrate et Alcibiade entretenaient un amour l'un pour l'autre.
L'importance de cet amour est perceptible tout au long du dialogue. En effet, le dialogue
dbute (103a) et se termine (135de)43 par des rfrences l'amour qui unit Socrate
Alcibiade. Socrate soutient toutefois que l'amour qu'il porte Alcibiade est diffrent de
celui ressenti par ses autres amoureux (104c)44. Le sien est un amour qui s'attarde l'me
d'Alcibiade et non son corps, ses richesses ou sa puissance. Alcibiade souhaite concrtiser
des projets politiques trs ambitieux et Socrate dclare:
Cher fils de Clinias et de Dinomach, il est impossible que tu ralises tous tes projets sans moi, si grande est la puissance que je pense exercer sur tes affaires et sur toi. C'est pourquoi, je crois, le dieu ne me laisse pas depuis si longtemps dialoguer avec toi. J'ai attendu sa permission. Car de mme que tu mets ton espoir dans la cit, lui dmontrant que tu es pour elle de la plus grande valeur et que tu pourras exercer sur-le-champ tout le pouvoir, de mme j'espre exercer la mme puissance sur toi, t'ayant dmontr que je suis d'une trs grande valeur pour toi et que ni ton tuteur, ni un
43 Ah mon bon, mon amour ne se distinguera donc pas de celui de la cigogne; il aura fait clore en toi un amour ail qui son tour s'occupera de lui. (135de) Les plumes des ailes sont celles d'une me qui s'lve vers la contemplation des vrits les plus hautes. 44 Voil pourquoi je sais bien que tu t'tonnes de ce que j'ai toujours en tte de ne pas te dlivrer de mon amour et de l'espoir dont je me nourris pour persister lorsque les autres ont fui. (104c)
22
parent, ni personne d'autre n'est capable de t'accorder la puissance que tu dsires, si ce n'est moi, en accord bien sr avec le dieu. (lOSde)
Ainsi, la proposition de Socrate Alcibiade est une dernire chance de s'duquer, de
prendre en charge la partie de son ducation qui est dficiente, celle que ses matres n'ont pas
su former puisque trop impressionns par sa beaut et sa puissance45. Socrate est diffrent
des autres, il est celui qui l'duquera le plus ce qu'il dsire tre. II met en place de
nouveaux critres du politique. En effet, contre l'usage qui voudrait que le successeur de
Pricls prenne la parole lorsqu'il en a l'ge et le dsir, Socrate met au commencement de
cette carrire toute trace une condition: le jeune hritier devra parler la tribune et
intervenir dans une dlibration en connaissance de cause.46 Michel Foucault abonde
galement en ce sens en nous disant que dans l'Alcibiade, le souci de soi s'imposait en
raison des dfauts de la pdagogie; il s'agissait ou de la complter, ou de se substituer elle;
il s'agissait en tout cas de donner une formation.47
Si l'on suit le plan du dialogue que propose Jean-Franois Pradeau48, le thme de la
connaissance de soi n'est trait que dans les parties 6 et 7 du dialogue (124b-135e). Or, la
lecture du texte, il apparat que les cinq premires parties de l'Alcibiade (l 03a-124b) forment
une sorte de long prambule la mise en place - dans le contexte d'une rflexion sur le
politique - de la question du souci de soi, et de celle de la connaissance de soi. Pour bien
dmontrer en quoi ces deux questions peuvent tre considres comme l'aboutissement de la
45 Pradeau, Jean-Franois, op. cit., p.31. 46 Ibid., p. 34-35. 47 Foucault, Michel (2001), L'hermneutique du sujet, ln Dits et crits: /976-1988, vol. II, Gallimard, Quarto, Paris, p. 1176. 48 Jean-Franois Pradeau propose de diviser le dialogue de l'Alcibiade en 7 parties distinctes entre elles par les sujets dont elles traitent: 1. La rencontre de Socrate et d'Alcibiade (1 03a-1 06c); 2. Examen des comptences d'Alcibiade (106c-109b); 3. Qu'est-ce que le juste? (l09b-116e): 3.1 Ignorance d'Alcibiade en la matire (l 09b-113c), 3.2 Le juste est l'avantageux (l13c-1 16e); 4. Les espces de l'ignorance (1 16e-119a) : 4.1 Connaissance et espces d'ignorance (116e-118b), 4.2 L'ignorance en politique, de Pricls Alcibiade (118b-119a); 5. Les vritables rivaux politiques d'Alcibiade (119a
124b); 6. Comment pouvons-nous devenir meilleurs? (l24b-127d); 7. Qu'est-ce que prendre soin de soi-mme? (l27e-135e): 7.1 Soi-mme et ce qui nous est propre (1 27e-128d), 7.2 Qu'est-ce que soi
mme? (128d-132b), 7.3 Comment prendre soin de soi-mme? (132b-135e). Voir son Introduction l'Alcibiade (Pradeau, Jean-Franois, op. cit., p. 14).
23
premire partie du dialogue, nous reprendrons le plan de Pradeau et ferons ressortir les
lments de chacune des parties qui nous pennettent de soutenir cette hypothse. Nous
verrons que ces informations visent toutes soutenir une mme ide: Alcibiade s'illusionne
sur ses atouts pour gouverner adquatement et sur les connaissances qu'il possde pour
gouverner.
La premire partie (La rencontre de Socrate et d'Alcibiade (1 03a-1 06c vise mettre
en scne les diffrents lments fondamentaux de la relation entre les deux interlocuteurs. En
effet Socrate numre les atouts qu'Alcibiade pense possder: il est beau, important, il
descend d'une grande famille athnienne, il pense avoir sa disposition la puissance de
Pricls. De plus, c'est dans cette partie du texte que Platon expose les ambitions
d'Alcibiade: exercer son pouvoir en Europe et en Asie, ce qui signifie l'poque partout
dans le monde. C'est galement dans cette partie que Socrate met en place, d'un commun
accord avec Alcibiade, la mthode par laquelle il lui permettra de se rendre compte de son
ignorance: l'legkhos. L'Alcibiade est un dialogue du genre maeutique.
Dans la deuxime partie (Examen des comptences d'Alcibiade (I06c-1 09b, Socrate
tente d'valuer les comptences d'Alcibiade et lui fait raliser que puisqu'il n'a pas appris, ni
n'a dcouvert par lui-mme les connaissances par rapport auxquelles il se prtend suprieur,
il ne peut s'avancer en politique. On ne peut parler de ce qu'on ignore. Dans le mme ordre
d'ide et approfondissant cette dmonstration, c'est dans la troisime partie (Qu'est-ce que le
juste? (109b-116e qu'Alcibiade dmontre qu'il ne sait pas ce qu'est le juste et ce qu'est
l'injuste puisqu'il n'arrive pas formuler une dfinition cohrente de chacun d'eux:
comment donc est-il vraisemblable que tu connaisses ce qui est juste et injuste alors que tu
t'gares de cette manire, que tu ne sembles ne l'avoir appris de personne et que tu ne l'as
pas trouv par toi-mme? (l12d)
Alcibiade se rend compte dans la quatrime partie (Les espces de l'ignorance (1 16e
119a du type d'ignorance qu'est la sienne concernant les objets du politique. Socrate
explique Alcibiade la diffrence entre la double ignorance et la simple ignorance:
24
Vraiment, Alcibiade, quel trouble que le tien! J'hsite le nommer, mais puisque nous sommes seuls, il faut en convenir tu cohabites avec l'ignorance la plus extrme. Ce sont ton propre discours et toimme qui t'accusent. C'est pourquoi tu te prcipites vers la politique avant d'tre duqu. Tu n'es pas le seul souffrir de ce mal, mais c'est le cas de la plupart de ceux qui grent les affaires de la cit, sauf quelques-uns et peut-tre ton tuteur Pricls. (1 18bc)
C'est un peu plus loin dans cette partie, en 119ab, qu'est pose pour la premire fois la
question du soin: - Alors que projettes-tu pour toi-mme? Veux-tu rester comme
maintenant ou bien prendre quelque soin? Alcibiade croyant que les hommes politiques
d'Athnes sont ses vrais rivaux, et se dfendant pathtiquement de son tat en utilisant le
sophisme de la double faute, pense que son tat d'ignorance n'est pas si dplorable puisque
ces hommes (les autres Athniens) sont galement dpourvus d'ducation et de prparation.
C'est finalement dans la cinquime partie (Les vritables rivaux politiques
d'Alcibiade (1 19a-124b)) que le Connais-toi toi-mme apparat. Voil ce qu'un chef de
cit doit comprendre: ses rivaux ne sont pas les individus qu'il dirige, mais bien les chefs des
autres cits. Se connatre soi-mme, c'est donc tout d'abord se sortir de l'illusion que ses
rivaux sont des tres dont la puissance et la richesse dpassent largement celles sur lesquelles
Alcibiade fondait sa confiance en lui-mme. S'il veut rivaliser en politique - du moins un
niveau mondial- Alcibiade ne peut l'emporter sur eux par rien d'autre que par le soin et la
technique (124b). Par deux fois, la ncessit de prendre soin de lui-mme pour se sortir de
son ignorance apparat Alcibiade. Pour rivaliser, il ne peut compter que sur le soin qu'il
porte ce qu'il fait et sur le savoir, car ce sont les seules qualits dignes de considration
chez les Grecs. (l23d) Comme Alcibiade ignore les choses les plus importantes (118b), il
doit remdier cela sans tarder. Il doit ainsi prendre soin de lui-mme et commencer par
possder l'objet duquel il doit prendre soin, il doit se connatre lui-mme - pralable
ncessaire celui qui veut exercer la technique qui le mnera vers l'excellence dans le
gouvernement des cits.
C'est ainsi que ce soin que l'on porte soi-mme est au centre de la discussion
puisque si Alcibiade arrive l'intgrer sa vie en acte, il sera son seul avantage politique sur
25
ses rivaux; son excellence se situera en lui-mme et non pas en ce qui lui appartient ou ce
qui appartient ce qui lui appartient, sa technique le touchant directement: ce n'est pas par
le moyen de la mme technique que l'on prend soin de soi-mme et de toutes les choses qui
se rapportent soi. (128d). ce sujet, Jacques Brunschwig crit:
De faon fort paradoxale quand on pense la suite du dialogue et la fortune ultrieure du yvW81 aau'(ov, se connatre soi-mme, ici ( la fin de la fable royale], ce n'est nullement se regarder dans un miroir. Ou du moins, ce n'est pas seulement se regarder dans un miroir: c'est regarder les autres, et notamment ces autres par excellence que sont les ennemis, et se regarder soi-mme dans un miroir pour se comparer eux. L'amlioration de soi-mme par l'bnJleta et la '()(vll est, au moins initialement, prsente Alcibiade comme le moyen indispensable d'accomplir ses projets ambitieux (... ] Il faut connatre ses propres ressources, et celles de l'adversaire potentiel, pour savoir par quel moyen on peut prendre soin de soi-mme et s'amliorer (... ], ce qui veut dire d'abord: accrotre ses propres ressources, mobiliser toutes celles dont on dispose, en tirer tout le parti possible, afin d'augmenter ses chances de succs. On peut dire, bien sr, que Socrate cuei Ile Alcibiade au niveau o celui-ci est susceptible d'tre cueilli : savoir au niveau de son propre systme de valeurs (victoire, renomme, po~voir). E.ncore f~ut~il remar~uer que ~e ~rc~fte delphique se prete, au moms provISOirement, a cette operation.
La question qui ressort ici est donc celle du soin de soi menant l'amlioration de
soi-mme. C'est le soin de soi, le souci de soi (epimeleia heautou), qui constitue la seule des
forces relles d'Alcibiade sur ses rivaux.
Le terme de epimeleia ne dsigne pas simplement une attitude de conscience ou une forme d'attention qu'on porterait sur soimme; il dsigne une occupation rgle, un travail avec ses procds et ses objectifs. (... ] Il faudra donc comprendre quand les philosophes et moralistes recommanderont de se soucier de soi (epimelesthai heaut) qu'ils ne conseillent pas simplement de faire attention soi-mme, d'viter les fautes ou les dangers ou de se tenir l'abri. C'est tout un domaine d'activits complexes et rgles qu'ils se rfrent. On peut dire que, dans toute la philosophie antique, le souci de soi a t considr la
49 Brunschwig, Jacques (1996), La dconstruction du Connais-toi toi-mme dans l'Alcibiade Majeun>, In Recherche sur la philosophie et le langage, p. 63.
26
fois comme un devoir et comme une technique, une obligation fondamentale et un ensemble de procds soigneusement labors.50
Il ne s'agit pas d'tre prvoyant, ou d'viter certaines consquences, comme nous pourrions
J'entendre aujourd'hui. notre poque, prendre soin de soi, faire attention soi consiste
rester en scurit, ne pas prendre de risque, tre attentif ses besoins et ses dsirs pour les
combler avant de souffrir d'un manque. Bref, de ragir avant que les consquences ngatives
de quelques vnements nous frappent. Nous pourrions parler d'un souci par la ngative, au
sens o il s'agit d'viter. Le souci de soi dont il est question dans l'Alcibiade est compris au
sens d'une qute, d'une recherche positive qui nous permettra de s'offrir plus que ce que
nous possdons dj, et ce mme si nos possessions semblent dj suprieures celles de la
majorit de nos contemporains. Alcibiade possde beaucoup de richesses, il est beau, il est
puissant; mais il doit s'offrir plus. Il doit s'offrir le souci de lui-mme par lequel, et
seulement par lequel, il pourra faire de la politique le domaine de son excellence. C'est ce
soin de soi qui fera d'Alcibiade un chef digne de ses vritables rivaux. Le soin de soi est
donc ici compris au sens d'une tape qui doit mener s'occuper des autres. Le retournement
qu'il doit effectuer sur lui-mme lui permettra de connatre comment bien agir et interagir par
la dcouverte de ce qu'il est. Ainsi, le soin qu'il portera sur lui-mme n'a pas pour but
qu'Alcibiade devienne pour lui son propre projet. En effet, le divin qu'il trouvera en lui
mme lui servira d'horizon pour agir l'extrieur de lui et non pas sur lui51 . Ce qu'il est, le
soi qui est le sien ne changera pas, c'est le soin et l'attention qu'il porte au soi qui le
transformera et fera de lui quelqu'un d'excellent. Dans le mme sens, Jacques Bels nous
explique que le projet platonicien ne vise en aucune manire raliser un quelconque succs
extrieur. [... ] Platon condamne un discours qui n'a d'autres utilits que le paratre.52 L
encore, le discours de l'Alcibiade est conforme ces affirmations: Alcibiade veut le pouvoir
50 Foucault, Michel, op. cil., p. 1174. 51 Michel Foucault nous explique que chez Platon la vrit du soi est en nous, nous ne pouvons pas la recevoir d'un autre. En comparaison, chez Plutarque ou chez Snque, la vrit s'intriorise en nous, elle ne se dcouvre pas: dans une pratique comme celle-l [l'absorption d'une vrit donne par un enseignement, une lecture ou un conseil], on ne retrouve pas une vrit cache au fond de soi-mme par le mouvement de la rminiscence; on intriorise des vrits reues par une appropriation de plus en r:lus pousse. (Ibid., p. 1180).
2 Ibid., p. 129.
27
politique mais ne compte pas sur les bons attributs, ceux-ci devant tre recherchs dans la
rflexion deux et non pas dans les richesses ou quelques autres biens matriels, incluant la
beaut ou la force du corps. Jacques Bels ajoute que tout l'effort de Platon vise en effet
faire admettre que l'me doit tendre vers la permanence. travers l'activit de connaissance,
elle russit cette conversion qui l'ouvre ce qu'elle est essentiellement.53
1.4 La caractre apologtique de l'Alcibiade
Le choix des interlocuteurs de l'Alcibiade n'est sans aucun doute pas arbitraire.
Plusieurs hypothses tentent de l'expliquer. L'une d'entre elles est propose par Antonia
Soulez-Luccioni. Cette dernire soutient que les intentions de Socrate ne sont pas
compltement dsintresses en ce qui concerne Alcibiade. Elle suppose qu'il veuille
rendre Alcibiade l'vidence de leur amour. [00'] Socrate est l pour faire dtourner
Alcibiade de ses ambitions prsentes. Cette tche exige qu'il lui propose un autre objectif,
meilleur, s'il veut raliser, en son compagnon, la conversion pratique qu'il souhaite.54 Cette
interprtation est intressante et semble vidente pour peu qu'on se questionne sur le choix
des interlocuteurs. Socrate souhaite en effet oprer une conversion, il ne s'en cache pas, au
contraire. En effet, si Socrate russit arrter Alcibiade, c'est en le sduisant, en intressant
son dsir et son ambition. L'histoire est connue et l'on sait que Socrate n'aura pu
interrompre qu'un instant la marche d'Alcibiade55. C'est cause de l'chec de Socrate que
cette interprtation doit tre approfondie et soutenue par une hypothse qui nous parat
beaucoup plus intressante parce que mieux toffe, celle du caractre apologtique du
dialogue.
53 Bels, Jacques (1987), Du soin de l'me au soin du corps, In Revue des tudes grecques, Tome C, ditions des Belles Lettres, Paris, p. 131. 54 Soulez-Luccioni, Antonia (1974), Le paradigme de la vision de soi-mme dans l'Alcibiade majeun), In Revue de Mtaphysique et de morale, Paris, p. 219. 55 Pradeau, Jean-Franois, op. cit., p. 33.
28
En effet, Louis-Andr Dorion propose, dans son introduction au Charmide que
l'Alcibiade, tout comme le Charmide et le Lysis56, est un dialogue apologtique57 dont un des
buts serait de redorer l'image de Socrate face aux accusations de crimes pour lesquelles il fut
reconnu coupable et condamn mores. Cette hypothse vient approfondir celle prsente
ci-haut et selon laquelle Socrate souhaite rendre Alcibiade l'vidence que seul son
amoureux peut l'aider raliser ses ambitions. Une dmarche apologtique est l'uvre
dans l'Alcibiade, mais de manire beaucoup plus vidente que dans les autres dialogues
puisque toute la premire partie de l'entretien consiste faire reconnatre Alcibiade que s'il
ne se connat pas, il n'est pas sage et ne peut pas se lancer en politique, puisque la sagesse est
la seule vertu sur laquelle il puisse vritablement compter pour diriger adquatement la cit
athnienne.
L'histoire de la mort de Socrate est amplement connue et tous les lecteurs de Platon
reconnaissent que l'uvre de ce dernier a t profondment influence par cet vnement.
Socrate n'a certes pas russi amener tous les jeunes qui l'ont frquent sur la voie de la vie
bonne et juste, et en ce sens, sa relation avec Alcibiade est un chec pour Socrate pu isque ce
dernier n'aura pas opr d'une manire suffisamment convaincante les transformations
intrieures ncessaires l'excellence. Or, notre dialogue est loin de laisser prsager ce
56 En effet, dans son avant-propos la prsentation et la traduction du Charmide et du Lysis, LouisAndr Dorion affinne que comme Socrate fut accus d'avoir corrompu les jeunes gens [Cf. Apol. 24b], le Lysis et le Charmide peuvent tre lus, dans une perspective apologtique, comme des tentatives de montrer quel point l'influence de Socrate tait bnfique aux jeunes gens. (Dorion, Louis-Andr, op. cil., p. 12). 57 La dimension apologtique de l'Alcibiade ne fait aucun doute, pour peu qu'on se rappelle que Socrate a t accus d'avoir t le matre d'Alcibiade [Cf. Xnophon, Mm.l2,12.], dont la politique, en particulier l'expdition de Sicile, a t funeste Athnes; or la mise en scne imagine par Platon a pour effet de montrer que Socrate, lors de sa toute premire conversation avec Alcibiade (1 3a-b), a en fait cherch le dissuader de faire de la politique sous prtexte qu'il ne se connaissait pas lui-mme. (Ibid., p. 55.) 58 Ce qui est intressant est que les deux interlocuteurs de Socrate dans le Charmide, Charmide et Critias, furent tous deux des compagnons de Socrate et tous deux impliqus dans le rgime tyrannique des Trente; dans ce dialogue Socrate leur demande de dfinir la sagesse. Cet entretien sur la sagesse des disciples avec leur matre aurait comme fonction de disculper Socrate d'avoir corrompu la jeunesse. En effet, sans tenter de les dissocier de Socrate ou de rhabiliter la figure de Critias et Charmide, Platon aurait plutt tent de dmontrer, par le caractre aportique du dialogue, que Charmide et Critias ne savent pas en quoi consiste la sagesse et qu'ils ne sont pas encore, pour cette raison, habilets gouverner. (Ibid., p.21.).
29
constat d'chec historique. Tout au long de l'entretien, Alcibiade souhaite si ardemmene9
oprer en lui les transformations ncessaires qu'on ne peut douter de sa bonne foi et de son
dsir de se laisser duquer par Socrate.
Louis-Andr Dorion soutient sa position en affirmant tout d'abord que la dfinition
de la sagesse en termes de connaissance de soi est familire aux lecteurs de Platon, puisqu'on
la retrouve dans plusieurs dialogues [Ale. 131 b, l33c; Time 72a; Philbe 19c; [Platon]
Rivaux 138a] et que [ ... ] l'assimilation de la sagesse la connaissance de soi nous situe
d'emble dans un contexte apologtique.60
De plus, dans notre dialogue, Socrate soumet Alcibiade l'legkhos.
L'legkhos auquel il [Socrate] soumet ses interlocuteurs lui pennet de prendre en mme temps la mesure de son savoir et de son ignorance sur les sujets qui font l'objet de la discussion. La connaissance de soi ne s'acquiert pas la faveur d'une introspection conduite dans la solitude, mais l'occasion d'un change dialectique et d'un examen poursuivi en commun. Si la sagesse consiste en la connaissance de soi, et que celle-ci n'est rien d'autre que la reconnaissance de son ignorance, c'est par un effet immdiat que l'legkhos engendre une vertu. [... ] Le succs de l'legkhos, eu gard la connaissance de soi, apparat toutefois assez limit, puisqu'il est plutt rare que l'legkhos ait pour rsultat d'assagir les interlocuteurs de Socrate.6J
Alcibiade se laisse totalement et mme facilement convaincre par Socrate qu'il est ignorant
en ce qui concerne l'objet de la politique parce qu'il n'est pas apte la dfinir. JI est donc
sensible cet legkhos et reconnat son ignorance, obtenant ainsi le pralable ncessaire
toute progression vers la connaissance. Par l'legkhos, Socrate cherche mener ses
interlocuteurs une meilleure connaissance d'eux-mmes. On sait qu'il fut accus de
corrompre les jeunes, dont Alcibiade. Louis-Andr Dorion affinne que l'Alcibiade aurait
comme but de dmontrer que Socrate ne corrompait pas, mais bien qu'il amliorait, qu'il
59 La chose est entendue: je vais ds prsent commencer prendre soin de la justice. (Alcibiade, 135e dans Marbuf, Chantal et Pradeau, Jean-Franois, op. cil., p. 192). 60 Dorion, Louis-Andr, op. cil., p.54. 61 Ibid., p. 63.
30
rendait plus excellent. Un des chefs d'accusation de Socrate serait donc rfut dans le
dialogue.
Une autre raison qui incite Louis-Andr Dorion croire que l'Alcibiade, si on le
compare avec le Charmide, est apologtique est la datation dramatique des dialogues.
Comme nous en avons fait mention plus haut, la discussion laquelle on assiste dans
l'Alcibiade a lieu environ en 432 av. J.-c., date qui coYncide avec le dbut de la guerre du
Ploponnse (431-404). Le Charmide raconte quant lui une discussion s'tant droule
avant que Potide soit assige par les Athniens de -432 -429. Louis-Andr Dorion
constate alors:
Il ne s'agit peut-tre que d'une coYncidence, mais il est nanmoins troublant de constater que Platon a choisi le contexte du dbut de la guerre du Ploponnse pour situer deux entretiens au cours desquels Socrate s'entretient de la sophrosun et de la connaissance de soi avec des disciples maudits auxquels on a reproch d'avoir trahi la cause d'Athnes pendant ou la fin de cette guerre. Comment ne pas croire que ce dtail de mise en scne est un indice, parmi d'autres, de la vise apologtique de ces deux dialogues?62
Comme nous pouvons le constater, Louis-Andr Dorion avance son hypothse
apologtique suite une analyse trs gnrale du dialogue. Nous tenterons d'approfondir, ou
plus prcisment de dtailler cette hypothse en essayant de voir en quoi les conclusions
auxquelles nous arriverons dans les moments subsquents de ce chapitre et dans les deux
autres chapitres de notre mmoire la confirment ou l'infirment.
1.5 Conclusion
Nous l'avons vu, tout le texte du dialogue s'tendant de 103a 124b permet
d'introduire la question de la connaissance de soi. Au point o nous en sommes dans notre
analyse du dialogue, Alcibiade accepte de prendre soin de lui: mais quoi faut-il
62 Ibid., p. 34.
31
s'appliquer avec soin, Socrate? Peux-tu me l'expliquer? Il me semble qu'il y a dans ce que
tu dis plus de vrit que nulle part ailleurs. (124b) Les autres parties de notre travail nous
serviront analyser les rponses offertes la question de ce dont on doit prendre soin.
Comme nous l'avons dit plus haut, pour que ce souci soit efficace et pertinent,
Alcibiade doit connatre ce dont il doit prendre soin: le soi. En effet, la connaissance est
d'abord et toujours connaissance de quelque chose, d'un certain objet. [... ] chaque objet
correspond une connaissance spcifique qui est la condition, la cause de la comptence.63
Or, deux mthodes d'acquisition des connaissances sont mentionnes dans l'Alcibiade. Il
s'agit de l'instruction: apprendre une connaissance par l'enseignement d'un matre; et de la
dcouverte: chercher et dcouvrir une connaissance par soi-mme. Ces deux mthodes
d'acquisition des connaissances excluent d'emble deux ides: celle d'une connaissance
inne et celle selon laquelle on puisse chercher une connaissance que l'on crot possder. En
effet, comme nous le dit Jean-Franois Pradeau : une connaissance ne peut tre qu'acquise,
et il n'y a de recherche et d'acquisition du savoir qu' la condition qu'on ait conscience
d'tre, en une matire quelconque ignorant.64 La premire tape vers l'acquisition d'une
connaissance est donc la reconnaissance de son ignorance. Comme nous venons de le
montrer, cette premire tape a lieu dans le dialogue dans les cinq premires parties telles que
rsumes plus haut.
Le reste du dialogue servira rpondre la question du soi. Nous ne pouvons pas la
comprendre sans s'attarder au texte qui nous est prsent, mais sans aussi s'attarder au
contexte de l'poque. En effet, comme l'explique Jean-Pierre Vernant, chez les Grecs,
l'exprience du moi, du sujet, diffre de la ntre:
Le moi n'est ni dlimit ni unifi: c'est un champ ouvert de forces multiples [... ]. Surtout cette exprience est oriente vers le dehors, non vers le dedans. L'individu se cherche et se trouve dans autrui, dans ces miroirs refltant son image que sont pour lui chaque alter ego, parents, enfants, amis. [... ] L'individu se projette aussi et s'objective dans ce qu'il accomplit effectivement, dans ce qu'il
63 Pradeau, Jean-Franois, op. cil., p. 38. 64 Ibid., p. 35.
32
ralise: activits ou uvres qui lui permettent de se saisir, non en puissance, mais en acte, enrgeia, et qui ne sont jamais dans sa conscience. Il n'y a pas d'introspection. Le sujet ne constitue pas un monde intrieur clos, dans lequel il doit pntrer pour se retrouver ou plutt se dcouvrir. Le sujet est extraverti. De mme que l'il ne se voit pas lui-mme, l'individu pour s'apprhender regarder vers l'ailleurs, au-dehors. Sa conscience de soi n'est pas rflexive, repli sur soi, enfermement intrieur, face face avec sa propre personne: elle est existentielle. L'existence est premire par rapport la conscience d'exister.65
Dans la suite du travail, nous tenterons de dterminer de quelle manire est traite la question
de la connaissance de soi et d'valuer les rponses qui sont prsentes. Nous nous
attarderons deux moments clefs du dialogue: celui de l'apparition du prdicat
d'hgmonie, et celui de l'analogie de la vision.
65 Vernant, Jean-Pierre (1989), L'individu, la mort, l'amour, Gallimard, Folio Histoire, Paris, p. 224225.
CHAPITRE 2 - L'lDENTlFICAnON DU SOI
Et nous affirmons qu'il est ncessaire que tout tant soit dans quelque lieu et occupe quelque place, tandis que ce qui n'est ni sur terre ni quelque part dans le ciel n'est rien.
Platon, Time 52b
La premire rponse offerte la question de la connaissance de soi s'labore en 12ge
l30c, lorsque Socrate et Alcibiade nomment le lieu o se loge le soi: l'me. Dans ce
chapitre, nous prsenterons les gains philosophiques qu'apporte cette rponse, mais nous
tenterons galement de rendre compte des limites auxquelles elle nous confine. Nous verrons
que l'identification du soi l'me est obtenue par l'entremise du prdicat d'hgmonie
(l30a) de l'me sur le corps. C'est l'importance du prdicat d'hgmonie comme lment de
rponse concernant la question de la connaissance de soi qui sera mesure ici. Mais avant de
s'atteler cette tche, nous croyons ncessaire de situer le passage (12ge-130c) qui nous
intresse dans le dialogue. Pour ce faire, nous nous concentrerons sur la prsentation du
modle technique qui le prcde. Nous verrons en quoi il prpare l'installation du morceau
qui nous intresse plus particulirement ici.
2.1 Le soi comme me (124b-132c)
Comme nous l'avons dj montr dans le Chapitre 1, Socrate et Alcibiade se sont mis
d'accord sur le choix de l'lengkhos comme mthode pour organiser la nature de leurs
changes. Cette mthode devait tout d'abord mener Alcibiade prendre conscience par lui
34
mme de son ignorance et de ce dont il doit s'instruire: il confondait ses atouts physiques et
matriels avec les qualits relles d'un bon politicien. Maintenant qu'il sait que ces atouts ne
sont pas suffisants faire de la bonne politique, il doit galement prendre conscience de son
ignorance en ce qui concerne les connaissances qu'un bon dirigeant doit possder. Comme
nous le verrons maintenant, ayant compris que toute sa personne est dpourvue d'excellence
politique, la question du soin de soi deviendra un impratif psychologique indispensable.
Avant d'aborder la question des connaissances d'Alcibiade, les protagonistes du
dialogue se remettent en tte la nature de la mthode qu'ils utilisent. L'lengkos doit encore
agir sur Alcibiade.
Oui, mais c'est ensemble que nous devons chercher de quelle manire nous pourrions devenir meilleurs; en effet, ce que je dis de la ncessit d'tre duqu s'adresse aussi bien moi qu' toi. Il n'y a qu'un point par lequel je diffre de toi. [...] Mon tuteur est meilleur et plus savant que Pricls, le tien. [...] (U)n dieu, Alcibiade, celui-l mme qui jusqu' maintenant ne me permettait pas de m'entretenir avec toi; c'est la foi que j'ai en lui qui me fait dire qu'il ne se manifestera toi que par moi. (l24c)
Socrate a men Alcibiade au fond de son ignorance. Si ce dernier veut maintenant s'en sortir,
il ne peut le faire qu' l'aide de Socrate. Socrate spcifie qu'ils rechercheront ensemble, et
qu'ils trouveront l'aide d'un tuteur plus grand que nature, la connaissance par laquelle ils
dtennineront la manire dont ils pourront devenir meilleurs. Ici donc, non seulement le dieu
n'a pas retenu Socrate d'aller parler Alcibiade comme nous en avions fait mention dans le
premier chapitre, mais il lui pennet aussi de le guider. Seul Socrate est en contact avec le
dieu dont ils ont supposment besoin pour mener tenne la dmarche qu'ils doivent entamer
vers l'inconnu: leur amour est maintenant mdiatis par l'entremise d'un dieu. Ils ne sont
pas deux rechercher les rponses leur question. Il ne s'agit plus ici d'un duo, mais bien
d'un trio, dont un (le dieu) guide les deux autres (Socrate et Alcibiade). Le dieu ira vers
Alcibiade par l'entremise de Socrate. Sur l'importance de la relation entre Socrate et
Alcibiade, notons galement que Socrate insiste encore, juste la suite du passage que nous
35
venons de commenter, sur la ncessit de procder cet change deux: mais il nous faut
examiner la chose ensemble. (124d) Nous reviendrons sur l'importance de cette relation
lorsque nous traiterons de l'chec du prdicat d'hgmonie.
Alcibiade doit tre un homme d'excellence. Voyons quels types de rponses tentent
Alcibiade lorsqu'on lui demande de dfinir cette mme excellence. L'excellence dont sont
privs Socrate et Alcibiade est celle des athniens bons et beaux, et donc rflchis, dans la
pratique des affaires (124e). Ces hommes sont rflchis puisqu'ils sont capables de
commander, dans la cit, des hommes qui vivent dans ces mmes cits et qui sont en
relation avec d'autres hommes. Tous ces hommes ont en partage une mme constitution et se
runissent les uns avec les autres. Cette dfinition ne fait que spcifier le cadre dans lequel se
joue l'excellence qu'ils recherchent: celle du politicien. Elle ne spcifie en rien ce qu'est
cette excellence: quel est son objet, et donc de quelle manire il convient d'agir pour la
rendre effective? La question reste encore sans rponse.
Pour pallier ce manque, Alcibiade mentionne que c'est le bon conseil qui est la
science relative au bon commandement et que c'est par ce dernier que nous pouvons obtenir
la meilleure administration de la cit. (126a) Il soutient galement que c'est l'amiti et
l'accord qui rendent meilleure notre implication politique. Une majorit de citoyens doit
effectivement prendre une dcision commune afin que les dcisions politiques soient
effectives dans une structure dmocratique. En prenant l'exemple de sciences exactes
comme l'arithmtique ou la mesure, Socrate explique qu'il y a accord entre les cits
lorsqu'elles s'appuient sur les mmes techniques puisqu'elles se fondent alors sur un savoir
commun: il n'y a aura qu'une seule rponse possible pour rsoudre une quation puisque le
savoir mathmatique ne diffre pas d'un individu un autre. II doit en tre ainsi pour toute
forme de savoir, qu'il soit mathmatique ou politique.
La structure dialogique semble maintenant entraner une exigence plus haute et plus
grande que celle de la connaissance du simple objet de la technique. Il s'agit galement de
faire la diffrence entre les savoirs techniques et les savoirs moraux. En effet, pour
36
apprcier un savoir technique, on ne fait pas appel une mise l'preuve dialectique, mais
plutt une valuation des uvres produites ou des rsultats obtenus par celui qui prtend
possder la comptence technique.66 Or, la connaissance morale ne s'acquiert pas par la
contemplation du rsultat qui reste toujours invisible. L'apprciation d'un savoir moral doit
se rvler dans l'accord commun que nous avons sur la nature d'une chose. Cet accord doit
rsister l'preuve de la discussion socratique. C'est cette preuve que le reste de
l'entretien sera soumis. L'excellence politique et morale sera montre aux interlocuteurs
lorsque ces derniers seront d'accord sur ce qu'elle est.
Alcibiade affirme alors que les cits sont administres d'une manire juste lorsque
chacun fait ses propres affaires (127c). Or les actions justes devraient faire natre l'amiti.
L'amiti devrait faire natre l'accord. Mais lorsque chacun fait ses propres affaires, les uns
sont tantt ignorants, tantt savants, n'tant pas experts dans les mmes domaines.
L'entretien devient ainsi confus puisque l'accord semble tantt exister, tantt ne pas exister.
Alcibiade affirme: par les dieux, Socrate, je ne sais mme plus moi-mme ce que je dis, et il
est possible que, depuis longtemps et sans m'en tre aperu, je sois dans le plus honteux
tat. (127d) Socrate lui rpond d'emble qu'il doit continuer de dialoguer: rpondre aux
questions, Alcibiade. Si tu fais cela, si le dieu le veut et s'il faut croire mes prdictions, toi et
moi nous deviendro
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