Le Matin Dimanche «Je voudrais une sonorité tellement riche … Revaz_Matin...«Il y a encore...

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  • Le Matin Dimanche | 23 juillet 201738 Culture

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    «Je voudrais une sonorité tellement riche qu’elle tournoie»Violoncelle Estelle Revaz construit méthodiquement sa carrière. Après des études à Paris et à Cologne, la jeune Valaisanne vit à nouveau en Suisse, et elle joue beaucoup cet été dans la région.

    L es artistes suisses ont la ré-putation d’être des grandstimides. Des humbles, desmodestes, dépourvus del’assurance de ceux qui ontgrandi dans les systèmesultracompétitifs de payscomme la Russie, la France ou les États-Unis. Ce n’est pas vrai de la violoncellisteEstelle Revaz. C’est une extravertie au verbeclair, active sur les réseaux sociaux, aimantpromouvoir son travail, contrôlant les cho-ses avec aplomb – demandant, par exemple,de relire les citations de notre interview.Dans le monde souvent feutré du classique,ce n’est pas monnaie courante.

    C’est aussi qu’Estelle Revaz, née en1989, a été faite au feu. Sa famille quitte leValais lorsqu’elle a 10 ans pour s’installer àParis, où le père travaille sur une thèse d’ha-bilitation à la Sorbonne, dans les lettres clas-siques. Elle joue du violoncelle depuis ses6 ans, mais c’est dans la capitale françaiseque son talent frappe les esprits et qu’elleentre dans une filière musicale de pointe.«Un choc culturel», se souvient-elle. Si bienque lorsque la famille doit rentrer en Suisse,Estelle reste seule à Paris. Elle a 15 ans, ha-bite une chambre de bonne et, pour réserverun maximum de temps au violoncelle, pré-pare son bac par correspondance. «Pendantplusieurs années, le seul adulte que j’ai cô-toyé régulièrement était mon professeur devioloncelle. J’ai le souvenir d’une périodedifficile, mais où j’ai beaucoup appris. Tou-tes ces tâches d’adulte: payer les factures,appeler le plombier… pas simple à 15 ans.»

    L’élitisme françaisMais tout ce qui ne tue pas rend plus fort: Es-telle Revaz est adepte de Nietzsche. «Ma vieaurait été très différente si je n’avais pas faitce choix», constate-t-elle. Cela dit, la for-mation musicale française a ses limites. «Lesystème est très tracé, les étapes s’enchaî-nent. Il est aussi très élitiste, en misantbeaucoup sur la précocité du talent. Imagi-nez qu’il n’y a que six classes professionnel-les de violoncelle pour toute la France, qua-tre au Conservatoire de Paris, et deux àLyon! Et la limite d’âge pour le concoursd’entrée à Paris est fixée à 21 ans. Alors oui,on est très bien préparés pour les concours,par exemple. Apprendre un concerto en untemps record pour une compétition ne nousfait pas peur.»

    Alors qu’en Allemagne, c’est différent.«Personne ne songerait à mettre une datebutoir à l’apprentissage d’une œuvre: l’ob-jectif est de la jouer bien.» Et l’Allemagne,Estelle Revaz sait de quoi elle parle: à20 ans, elle rencontre celle qui deviendrason mentor, Maria Kliegel, l’une des raresfemmes à avoir fait une carrière avec cet ins-trument au XXe siècle. Coup de foudre. Ellela suit à Cologne, y travaille six ans et passedeux masters. «En Allemagne, j’ai pu déve-lopper ma personnalité. Ce n’est pas unmoule. L’école française vous formate, elleinsiste sur la maîtrise des styles. Le dévelop-pement de l’expression singulière est plusstimulé en Allemagne.»

    À ces études se sont superposés rapide-ment les éléments qui construisent une car-rière: concours, prix, bourses, concerts, radioset télés. Elle a reçu toutes sortes de soutiens, de la Ville de Genève comme de l’État du Va-lais, qui lui permettent de vivre de la musique,ce qui n’est pas commun à un tel âge.

    Elle avance avec méthode. Elle a publiéun premier album avec orchestre en 2015,«Cantique», avec entre autres la créationd’une œuvre du compositeur bâlois Andreas

    Pflüger inspirée par des tableaux de grandspeintres suisses. La pièce lui est dédiée. Enmars, elle a récidivé avec «Bach & Friends»,pour violoncelle seul, nouveau mélange desgenres entre l’ancien et le moderne, le pèreBach côtoyant des pièces de grands compo-siteurs du XXe siècle, de Berio à Ligeti.

    Cette ouverture à des œuvres contempo-raines ne court pas les rues, elle non plus.Plaisir ou devoir? «Un plaisir, complète-ment. Mais une responsabilité, aussi. Cellede créer le répertoire de demain. À l’époquede Mozart, les musiciens jouaient tout ce quise composait et la postérité a fait le tri. À no-tre tour de jouer ce qui s’écrit aujourd’hui, etl’avenir choisira.»

    Un oiseau voyageurQuand on demande à la musicienne quelleest la sonorité idéale qu’elle recherche, lesimages lui viennent sans effort: «Je veuxque la sonorité raconte quelque chose.Qu’elle soit tellement riche qu’elle tournoie.Comme un fluide magique qui tournerait

    devant nous et qui, à chacun de ses passa-ges, prendrait une texture, une couleur, unscintillement différents. Qu’il y ait une pa-lette incroyable de goûts et d’odeurs, tout enrestant dans la cohérence du récit musical.Je vous parle d’un idéal, bien sûr!»

    Les gens associent souvent le violoncelleà la sensualité. Estelle Revaz y voit plutôt«une matière qu’il s’agit de sculpter».Aucune de ses visions de l’instrument ou dela musique ne répond à des déterminationsentre masculin et féminin. Comme son jeu,qui conjugue très bien l’assurance et la sen-sibilité, l’élan et l’abandon.

    Dans le même esprit, elle n’est pas dé-couragée par le caractère devenu très com-pétitif de la carrière musicale. «Il y a beau-coup de solistes! Auparavant, il y avait troisconcours internationaux de violoncelle, au-jourd’hui il y en a une cinquantaine. Mais ducoup, il y a plus de place pour la créativité. Ily a encore quinze ans, on attendait d’un mu-sicien qu’il joue bien. Aujourd’hui il doit êtreun artiste plus complet, inventif dans ses

    Jean-Jacques Rothjean-jacques.roth@lematindimanche.ch

    Le jeu d’Estelle Revaz conjugue à merveille assurance et sensibilité, élan et abandon.Gregory Batardon

    projets et ses programmes. Par exemple,j’aime bien commencer mes récitals par unecourte présentation des points importants.»

    Estelle Revaz se ressource en Valais,comme tous les Valaisans, mais elle vit entreGenève et Lausanne. Peu importe son an-crage, d’ailleurs, c’est un oiseau voyageur,dont l’existence peut tenir dans une valise.«Je n’ai pas d’objets dont je ne puisse me sé-parer. Cela dit, j’ai toujours été proche dema famille, et j’entretiens le contact à dis-tance, comme avec mes amis. Ça me permetde ne pas me sentir loin lorsque je suis àl’autre bout du monde.»

    Elle travaille énormément son instru-ment, du coup elle peut le faire n’importeoù: «C’est la part artisanale du travail, jesuis dans ma bulle, où que je sois.» Elle lefait avec une passion dévorante. Elle s’estmise au fitness pour avoir une conditionphysique en lien avec le rythme soutenu desa carrière. «Être plus fit, ça permet dejouer plus librement.»

    Elle a même une réputation d’addiction àson instrument. «Effectivement, j’ai un be-soin physique de jouer. Si je ne joue pas unjour, je me sens franchement mal, j’ai mêmedes douleurs… Mais là, pour la premièrefois, je suis partie deux semaines en vacan-ces sans mon violoncelle. Ça me faisait trèspeur, j’ai stressé au début, mais en définitiveça m’a fait du bien. Et j’ai retrouvé mon ins-trument avec un tel plaisir!»

    Mais jouer sans relâche ne suffit pas.L’interprétation repose aussi sur des canauxplus subtils. «Je veux qu’il y ait un sens, queles choses se répondent. Quand je joue leconcerto de Schumann, je vais voir le Rhin,qui a inspiré le compositeur. Ou je lis sa cor-respondance avec Clara Schumann.»

    Et quel impact désire-t-elle avoir sur sesauditeurs? «Je voudrais que leur monde in-térieur s’ouvre à eux de façon naturelle, etqu’ils puissent interpréter selon leur per-sonnalité les émotions que je cherche àtransmettre.»

    Les occasions ne manqueront pas puis-qu’Estelle Revaz se produit la semaine pro-chaine en récital au Festival de Gstaad, dansla série des «Jeunes étoiles», puis à Genève,et enfin à deux reprises lors des RencontresMusicales de Champéry, dans deux triosdifférents, des partenaires avec lesquels ellefait de la musique de chambre depuis déjàdes années.

    Puis à la rentrée, elle s’installera pourtrois ans comme «soliste en résidence»auprès de l’Orchestre de chambre de Ge-nève. Une association qui prévoit aumoins un concert par saison et l’enregis-trement d’un album. On n’a pas fini d’enentendre parler. U

    «Il y a encore quinze ans, on attendait d’un musicien qu’il joue bien. Aujourd’hui, il doit être un artiste plus complet, inventif dans ses projets et ses programmes»Estelle Revaz, violoncelliste

    À écouter$ Album «Bach & Friends», chez Solo Musica/Sony$ Genève, église luthérienne du Bourg-de-Four, le 25 juillet. $ Festival de Gstaad, le 29 juillet à 10 h 30.$ Champéry, Rencontres musicales, les 6 et 10 août

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